Seconde partie. La création des Lettres
Les techniques
p. 121-261
Texte intégral
1L’étude philologique des Lettres a permis d’inscrire l’histoire de la formation de cette summa dictaminis à partir de la rédaction des documents isolés jusqu’aux étapes successives de leur compilation dans le cadre général d’une dynamique sociale et institutionnelle précise – celle de la chancellerie de Frédéric II, Conrad IV et Manfred. Mais avant de préciser les caractéristiques et le fonctionnement de ce milieu, il faut compléter cette enquête philologique par une analyse des techniques d’écriture mises en œuvre dans la rédaction des documents constitutifs de la somme.
2En effet, seule l’étude de ces pratiques et de la culture littéraire qu’elles mettent en œuvre permet de comprendre l’articulation opérée par les notaires créateurs de la summa entre leurs références théoriques et leurs pratiques – diplomatiques, administratives ou ludiques – d’écriture, en mettant à jour les modalités de création du langage politique exemplaire modélisé dans la forme des Lettres.
3Se dégage ainsi la possibilité de compléter, par une analyse de type rhétorique des lettres-exemplaires, l’étude philologique des Lettres en tant que summa dictaminis, pour reconstituer dans son équilibre initial la dialectique médiévale de mise en pratique des théories rhétoriques par le pouvoir politique. La mise au service d’un discours orienté en fonction d’objectifs politiques précis d’un enseignement relativement abstrait aboutit à la constitution d’un ensemble documentaire original qui vient compléter cette culture théorique en synthétisant la pratique concrète qu’elle a inspirée. Les notaires de la chancellerie de Frédéric II et Conrad IV s’érigent alors en médiateurs indispensables d’un savoir dont ils actualisent les potentialités en l’inscrivant dans une pratique politique qui forme le soubassement de leur autorité sociale et scripturaire.
4L’ensemble considérable de manuels épistolaires, les artes dictaminis, et d’autres traités rhétoriques du xiie et du xiiie siècle préservés, donne en théorie les moyens nécessaires pour mettre en relation la construction rhétorique des lettres qui furent regroupées par Nicolas de Rocca sous le nom de son maître Pierre de la Vigne avec l’ensemble complexe, et parfois contradictoire, de recettes, de préceptes et d’idées que représentait la rhétorique dans l’Italie du xiiie siècle (2.1 Les Lettres de Pierre de la Vigne dans leurs rapports avec l’enseignement et la pratique rhétorique du xiiie siècle). Mais cette remise en contexte pose un certain nombre de problèmes méthodologiques, liés tant à l’hétérogénéité de la production épistolaire regroupée dans les différents livres des Lettres, qu’à l’ambiguïté des relations entre théorie et pratique épistolaire au Moyen Âge (2.1.1. Problèmes méthodologiques). Après une mise au point préliminaire, « l’inscription des Lettres de Pierre de la Vigne dans l’histoire des théories épistolaires aux xiie-xiiie siècles » (2.1.2.) permettra de préciser leur place dans les débats contemporains sur la rhétorique. Il sera alors possible d’esquisser quelques hypothèses sur certaines sources d’inspiration directes et indirectes dans la rédaction des lettres, replacées dans l’histoire des pratiques d’écriture des années 1130-1270 (2.1.3. Les modèles stylistiques des Lettres de Pierre de la Vigne).
5Une fois le cadre théorique et pratique de la création des lettres reconstitué, on tentera de comprendre, par une analyse étayée sur les explications des traités d’ars dictaminis, et particulièrement du Candelabrum de Bene de Florence, quels furent les procédés de construction employés par Pierre de la Vigne, son équipe et ses disciples, et dans quelle mesure ils correspondaient aux prescriptions des artes (2.2. La construction rhétorique). À cette époque, la lettre est un édifice dont la structure obéit à un travail d’organisation syntaxique, sonore et rythmique rigoureux (2.2.1. La lettre comme édifice : l’architecture de la lettre et ses implications musicales). Mais c’est aussi une peinture animée par le travail rhétorique proprement dit, c’est à dire l’adjonction de couleurs rhétoriques (2.2.2. La lettre comme peinture : les colores rhetorici et l’ornatus facilis). C’est enfin un messager, chargé de pallier l’absence de l’expéditeur en rendant accessible au sens du destinataire la majesté du souverain grâce aux techniques de l’ampliatio, amplification du discours par un ensemble de procédés complexes, et la complexité de sa pensée grâce au procédé de la transumptio, allégorisation de la pensée qui met directement en contact la rhétorique avec les cadres de la pensée exégétique médiévale (2.2.3. La lettre comme substitut de la présence et de la pensée impériale : transumptio et ampliatio).
6Enfin, la rhétorique des Lettres entretient des rapports complexes avec la division de sciences médiévales (2.3. La lettre et l’organisation médiévale du savoir). Elle s’appuie en effet à la fois sur les conceptions grammaticales du xiiie siècle, sur la dialectique et sur les sciences du quadrivium (2.3.1. Le trivium ; 2.3.2. L’aristotélisme, la logique et les sciences du quadrivium) pour accroître ses chances de persuasion en se confondant avec la raison. Elle reflète ainsi les aspects traditionnels et plus novateurs de la culture à la cour de Frédéric II. Mais dans ce milieu particulier, l’importance de cette culture linguistique ne saurait être dissociée de celle du droit, science fondamentale dont les liens avec le dictamen des Lettres doivent également être examinés (2.3.2. Les Lettres et le droit : conditions générales d’influence et rapports entre la formalisation stylistique des Constitutiones Friderici secundi et celle des Lettres). La démonstration des répercussions pratiques de ce lien entre droit et dictamen achève de mettre en évidence les implications de la logique de composition des Lettres dans la formation d’un nouveau langage de l’autorité (2.4. Conclusion).
2.1. LES LETTRES DE PIERRE DE LA VIGNE DANS LEURS RAPPORTS AVEC L’ENSEIGNEMENT ET LA PRATIQUE RHÉTORIQUE AU xiiie SIÈCLE
2.1.1. Problèmes méthodologiques
7L’étude de la construction rhétorique des Lettres passe par une contextualisation de la théorie et de la pratique rhétorique dans la culture contemporaine. Elle impose donc une réflexion préalable sur les sources à disposition.
2.1.1.1. L’étude de la mise en pratique des théories rhétoriques dans le dictamen des Lettres : matériel à disposition et bilan historiographique
8Les documents avec lesquels il est théoriquement possible de comparer la structure formelle et les caractéristiques stylistiques des Lettres ne manquent pas. Sur le versant pratique, les Lettres s’inscrivent dans la tradition bien connue des actes de chancellerie des rois de Sicile et des empereurs germaniques. L’étude de cet aspect fondamental de leur genèse, du strict ressort de la diplomatique, ne sera pas prise en compte ici1.
9Sur le versant théorique, la littérature permettant une comparaison entre les idées diffusées dans les écoles d’ars dictaminis et leur mise en pratique dans les lettres est relativement abondante. L’Italie, au xiiie siècle, est le principal centre de l’ars dictaminis, illustré par les œuvres de Boncompagno da Signa, Bene de Florence, Guido Faba et plus tard Brunetto Latini2. Elle exporte ses idées, discutées par Jean de Garlande ou Conrad de Mure3, et dès la seconde moitié du siècle des maîtres en rhétorique qui enseignent tant en France (Laurent d’Aquilée, Jean de Sicile4) que dans l’Empire (Henri d’Isernia)5.
La typologie des lettres dans les Lettres, un premier obstacle à l’analyse rhétorique ?
10Pourtant, l’étude de l’inscription dans leur temps des pratiques stylistiques de la chancellerie sicilienne à l’époque de Pierre de la Vigne reste problématique pour deux raisons.
11La première tient à l’apparente hétérogénéité des textes réunis dans la collection. La majeure partie des lettres contenues dans les trois premiers livres est constituée par des lettres de propagande (qu’on appelera dans cette partie « lettres de persuasion ») émises par l’autorité impériale en direction de différentes entités politiques. Elle fait appel à une conception de la rhétorique argumentative sophistiquée, qui s’inspire dans sa présentation des modèles de l’éloquence classique cicéronienne. Il s’agit là d’un usage politique d’une éloquence qu’on a tendance à analyser en fonction de catégories littéraires6.
12Une fraction des lettres du troisième livre et des lettres de consolation du quatrième livre (« lettres de divertissement ») sont des documents de caractère privé, où la dimension littéraire – liée au caractère de divertissement de la missive – semble primer sur toute autre caractéristique7.
13Enfin, les cinquième et sixième livres sont constitués par des documents officiels, mandats et privilèges (« lettres de forme) », dont la formalisation en fonction de typologies administratives l’emporte sur l’inventivité rhétorique.
14Cette distinction entre trois grands ensembles différents tant par leur fonction que par leurs procédés de composition a amené Hans Martin Schaller à séparer la question du style des « lettres de forme » fournissant des modèles d’actes des cinquième et sixième livres, qu’il a traitée dans la seconde partie de son étude sur la chancellerie de Frédéric II, de celle du style des lettres de persuasion majoritaires dans les quatre premiers livres8.
15Mais cette séparation entre lettres relevant d’un usage normé et compositions plus libres est elle-même problématique. D’une part, elle dépend des cadres méthodologiques établis par la recherche. Une fraction des Lettres relèverait avant tout de la diplomatique, et a été étudiée comme telle par Ladner et Schaller9, dans des enquêtes concernant l’ensemble de la production administrative de la chancellerie de Frédéric II. Une autre, les grandes lettres politiques des trois premiers livres, a été étudiée essentiellement pour son contenu événementiel et idéologique, et la troisième, la correspondance lettrée, participerait plus du jeu littéraire.
16C’est oublier que la composition de ces documents relevait des mêmes personnes, et était théorisée sans distinction radicale de genre par les dictatores contemporains10. Le mélange entre documents relevant d’une pratique d’écriture administrative et communication épistolaire sans formalisation juridique particulière est une constante dans les grandes collections épistolaires italiennes du xiiie siècle. Il indique une conception moins strictement cloisonnée que la nôtre des différences entre ces types de documents11.
17Tout en mettant l’accent dans cette partie sur les procédés de construction rhétorique des « lettres de persuasion », afin de compléter les travaux de Ladner, Schaller et Gleixner sans faire double emploi avec eux12, on tentera donc de comprendre ce qui peut lier des documents a priori dissemblables dans un même processus de création, à partir du cadre rhétorique commun des artes dictaminis.
Second problème : l’inscription de la théorie dans la pratique et la méthodologie du chercheur contemporain
18C’est l’analyse de la lettre médiévale à la lumière de la théorie rhétorique contemporaine qui constitue l’autre écueil méthodologique dans l’étude de la construction rhétorique des Lettres. Les traités rhétoriques sont certes des lieux privilégiés pour comprendre les conceptions de la création épistolaire à l’époque médiévale. Mais les études sur la rhétorique médiévale se sont souvent réduites à une histoire des idées théoriques, et relativement rares sont les tentatives d’étudier en détail la mise en application pratique des théories rhétoriques13.
19Deux ouvrages récents en rapport avec les Lettres de Pierre de la Vigne ont tenté d’avancer dans cette voie. Massimo Giansante, dans une belle étude sur les notaires bolonais et l’idéologie communale au xiiie siècle, a analysé les liens entre la rhétorique de la chancellerie impériale et celle des notaires de cette ville14. Laurie Shepard, dans un petit livre à mon sens moins convaincant, a tenté de comprendre les fondements intellectuels de l’utilisation d’une rhétorique de la persuasion par la papauté et l’empire dans le premier tiers du xiiie siècle (donc avant la rédaction de la plupart des lettres PdV)15.
2.1.1.2. La liaison entre la pratique et la théorie du dictamen chez les penseurs du xiiie siècle
20Mais doit on nécessairement supposer une concordance parfaite entre les théories et la pratique rhétorique ? La présentation des liens entre l’enseignement et la pratique de la rhétorique par trois dicta-tores importants du xiiie siècle italien, Brunetto Latini, Bene de Florence et Richard de Pofi, incite à relativiser le caractère automatique de cette association.
21Dans le célèbre passage de sa Rhétorique où il mentionne le talent de Pierre de la Vigne, Brunetto Latini introduit une nette division entre le rector, théoricien de la rhétorique, et le dictator/orator, qui maîtrise cet art et le met en pratique :
Le rhéteur est celui qui enseigne cette science selon les règles et les commandements de l’art. L’orateur est celui qui, après avoir bien appris l’art, l’utilise pour dire et dicter sur les questions proposées, comme sont les bons orateurs et ‘dictateurs’, et comme le fut maître Pierre de la Vigne, lequel fut pour cela chéri de l’empereur Frédéric second de Rome, et sire de lui et de tout l’empire16.
22Cette division fonctionnelle recouvre la division entre ars et summa présentée dans le premier chapitre17.
23Mais derrière cette séparation typiquement médiévale d’une sphère théorique opposée à la pratique, qui s’observe également pour la musique18, se retrouve aussi, chez certains théoriciens contemporains de l’ars dictaminis, une perception très vive de l’insuffisance de la théorie à orienter la pratique. Le rédacteur d’une des grandes sommes de lettres papales du xiiie siècle dont la compilation est contemporaine des dernières phases de celle des Lettres de Pierre de la Vigne19, Richard de Pofi, aborde ce problème dans la courte introduction qu’il a placée en tête de sa Summa dictaminis, comprenant principalement des lettres d’Urbain IV et Clément IV20. Visiblement peu désireux d’exposer longuement la soixantaine de figures rhétoriques alors apprises dans les écoles, il se justifie dans les termes suivants :
Certes, les maîtres dispensent en fonction (des lois) de la rhétorique (magistri secundum rethoricam) une certaine doctrine des couleurs et un certain enseignement magistral des figures. Mais puisque tout cela ne dépend pas tant de l’art (= de la théorie), que de l’ingéniosité et de l’assiduité à l’étude par lesquels on s’en rend maître, nous n’insistons pas sur cette spécification des couleurs et des figures au cas par cas (...) Et que l’orateur n’hésite pas à ouvrir son âme et ses yeux sur (les sources) dont il pourra tirer de quoi amplifier son discours. Car s’il applique son esprit à trouver ce qui convient à sa matière, les éléments s’en présenteront aussitôt à lui en foule, et grâce à ces derniers, il pourra parler aussi longuement qu’il le jugera bon21.
24Derrière cette opposition entre pratique et théorie, c’est la notion médiane d’usage et d’imitation des modèles pratiques en rapport distant avec la théorie dans le travail d’une chancellerie en activité qui doit guider le chercheur dans son analyse, comme le révèle Bene de Florence dans le Candelabrum :
Rem tria perficiunt : ars, cuius lege regaris,
Trois éléments parfont la chose, l’art, dont les lois doivent te gouverner
Usus, quem serves ; meliores, quos imiteris.
L’usage, que tu dois suivre, les meilleurs, que tu dois imiter.
Ars certos, usus promptos, imitatio reddit
L’art rend l’artiste certain, l’usage le rend prompt, Artifices aptos, tria concurrentia summos22 ».
L’imitation capable, mais c’est la réunion de ces trois choses qui le rend achevé.
25Les limites des analyses concernant la mise en pratique des théories rhétoriques contemporaines peuvent donc être attribuées à un manque de compréhension de la complexité des relations entre la théorie littéraire et la pratique de l’ars23. Ces relations ne passent pas par une dialectique binaire, mais par une dynamique plus complexe, mettant en jeu le triangle formé par la théorie rhétorique, en principe dominante, la pratique administrative, qui ne lui est subordonnée que jusqu’à un certain point, et une zone intermédiaire formée par les usages théorico-pratiques, par une raison pratique du dictamen qui tantôt interfère, tantôt s’accorde avec sa raison théorique.
26C’est cette raison pratique du dictamen, tantôt appuyée sur la théorie des artes, tantôt sur des motivations idéologiques, communicationnelles sans rapport ou en contradiction avec elle, que cette partie devra étudier.
2.1.2. L’inscription des Lettres de Pierre de la Vigne dans l’histoire des théories épistolaires aux xiie et xiiie siècles
27Cette mise en évidence d’un espace intermédiaire pratico-théorique – correspondant exactement à la fonctionnalité des summe dictaminis – entre le domaine des artes et celui de la rédaction administrative ne dispense pas d’une dernière étape dans cette réflexion introductive sur les conditions théoriques d’écriture des Lettres. Il faut en effet tenter de comprendre plus précisément comment s’organise le rapport des rédacteurs des Lettres avec la tradition déjà plus que centenaire de l’ars, en s’attaquant à un dernier problème historiographique concernant la tradition des Lettres, celui de leur mouvance stylistique. On s’apercevra alors que l’attribution d’une nomenclature précise au style des Lettres relève essentiellement d’une incompréhension de la position à partir de laquelle les lettrés médiévaux analysaient les pratiques d’écriture qu’elles reflètent.
2.1.2.1. Le dictamen des origines à 1220
28Rappelons très brièvement quelques étapes précédentes de l’histoire de l’ars dictaminis24, l’art médiéval de la rédaction des lettres en fonction du statut de leur expéditeur et de leur destinataire25. Cette tradition, d’abord attestée en Campanie, au Mont-Cassin, à l’extrême fin du xie siècle, puis à Bologne au début du xiie siècle, fut dès son origine fortement liée au développement de la chancellerie pontificale, mais aussi du droit bolonais.
29Cette alliance entre dictamen et droit était encore active au xiiie siècle, même si la spécialisation croissante des fonctions avait alors conduit à la création d’une ars notarie distincte de l’ars dictaminis. Dès les origines, l’association entre les deux disciplines a fonctionné à la fois au niveau pratique, parce que les notaires et juristes étaient particulièrement intéressés par une technique de codification fiable des documents, mais aussi au niveau théorique, parce que la plus grande partie des textes antiques qui servaient de support à l’étude de la rhétorique avaient pour fondement une réflexion sur les liens entre la rhétorique et la justice qui pouvait servir de matrice aux juristes médiévaux pour leurs propres théorisations du rôle du droit dans la cité26.
30Dans le siècle qui sépare sa création de la jeunesse de Pierre de la Vigne (1185-1205 ?), l’ars dictaminis essaime en France, notamment dans la région d’Orléans, Tours, Meung. Il s’y s’adapte à une société et à des besoins différents de ceux des juristes bolonais, avant d’influencer dans un mouvement contraire l’Italie27 sous sa forme francisée. C’est du moins une vision schématique de la seconde grande phase d’une évolution dans laquelle les interactions entre les différents foyers sont encore mal connues28.
31En France, l’ars dictaminis est étroitement associée à la floraison de l’humanisme du xiie siècle29. Les maîtres « orléanais », pour reprendre le terme générique que leur donneront les Italiens au siècle suivant, ont développé une technique épistolaire dite stylus supremus extrêmement ornée. Le stylus supremus apparaît comme une sorte de variante raffinée du stylus sublimis de la terminologie traditionnelle qui depuis l’Antiquité divisait les styles oratoires en humilis, mediocris et sublimis. Cette complexification des techniques rhétoriques dans les artes dictaminis de la seconde moitié du xiie siècle correspond à la recherche d’une adéquation avec une société en pleine croissance, et est étroitement liée à l’épanouissement de la complexe littérature allégorique prosimétrique ou poétique d’inspiration victorine et chartraine30.
32En France, les artes dictaminis sont en effet complétées par des artes poetrie, qui en sont structurellement très proches31. Ces artes, dont les plus connues sont l’ars poetria de Matthieu de Vendôme et la Poetria nova de Geoffroi de Vinsauf32, arrivent avec les artes dictaminis et les compositions littéraires les plus impressionnantes de la génération précédente dans les studia bolonais et en Italie du nord à la charnière du xiie et du xiiie siècle33.
33Une troisième étape voit la montée en puissance d’un nouvel enseignement italien qui, intégrant les apports de l’ars dictaminis et de l’ars poetrie français, forme une synthèse, illustrée par les noms des grands maîtres actifs à Bologne et en Toscane dans la première moitié du xiiie siècle, Boncompagno da Signa, Bene de Florence, Guido Faba34. Cette nouvelle ligne rhétorique se caractérise par un rejet plus ou moins affirmé des excès rhétoriques orléanais, la promotion des techniques d’ornementation rythmique en vigueur à la Curie, ainsi qu’un début d’adaptation des techniques du dictamen à l’italien, et non plus seulement au latin35.
2.1.2.2. Position des dictatores impériaux par rapport aux grands courants du dictamen
34Comment l’activité rhétorique des notaires impériaux s’est-elle inscrite dans cette dynamique franco-italienne ? Une fois les hypothèses les plus improbables écartées36, on s’est bien accordé pour voir dans ce style orné de la chancellerie des derniers Souabes un résultat de l’évolution de l’ars dans la seconde moitié du xiie siècle, mais une vision plus précise de cette filiation fait encore défaut.
35Il paraît donc logique de chercher des indices sur la place exacte des Lettres dans cette évolution à partir des débats concernant les différentes orientations stylistiques de leurs temps par les théoriciens contemporains de leur formation.
36Les trois générations de théoriciens qui encadrent l’activité du courant notarial campanien correspondent à la montée en puissance du mouvement rhétorique français, très influent à Bologne vers 1160-1200 ; à la génération de rhétoriciens italiens qui s’affirme par réaction à cette influence française (1200-1240/50) ; enfin, à la génération de Brunetto Latini, née vers la fin du règne de Frédéric II, et qui invente les formules de l’humanisme toscan. Malheureusement, pour l’Italie méridionale, on ne possède qu’un témoignage rhétorique d’un représentant de la tradition campanienne, le Tractatus de coloribus rhetoricis d’Henri d’Isernia. Encore ce court traité, qui fournit quelques témoignages de réutilisation de lettres de Thomas de Capoue et de Pierre de la Vigne, mais se contente pour l’essentiel de commenter rapidement chacun des quarante-cinq colores verborum, a-t-il été écrit à Prague, loin des bases d’enseignement initiales des dictatores campaniens37.
37Cet opuscule écrit vers 127538 ne prend un certain relief qu’à la lecture des lettres contemporaines d’Henri d’Isernia. On y apprend par exemple que le style relevé utilisé pour les grandes compositions rhétoriques adaptées à la majesté impériale, pouvait être qualifié de stylus heroicus39, par référence aux épopées antiques.
38Cette mention, pour intéressante qu’elle soit, ne permet pas vraiment d’inscrire les techniques des rédacteurs des Lettres dans la tradition de l’ars contemporaine. Force est alors de se tourner vers les passages didactiques des artes précédant certaines summe dictaminis de la chancellerie papale contemporaines des Lettres de Pierre de la Vigne, les plus proches du milieu d’origine des Lettres, et vers les artes dictaminis d’Italie septentrionale du premier xiiie siècle40.
39Certes, les artes de Richard de Pofi et Thomas de Capoue, de Boncompagno ou Bene, ne font pas directement référence aux techniques de composition de Lettres de Pierre de la Vigne, mais elles abordent un problème au centre de la technique de rédaction des Lettres, et des problèmes de composition et de réception posés par la Somme, celui de l’obscurité. C’est par ce biais qu’il va falloir avancer dans la définition des caractéristiques du style des Lettres, mesurées à l’aune de la tradition contemporaine de l’ars dictaminis.
Le problème de l’obscurité des Lettres et la définition de leur style
40Les compositions de la chancellerie impériale à l’époque de Pierre de la Vigne valurent à ce dernier une solide réputation de virtuosité, mais aussi d’obscurité. Les deux témoignages les plus connus à cet égard sont le pastiche de Dante, qui fait parler Pierre de la Vigne dans son propre style, ce qui témoigne d’une réflexion des générations postérieures sur la technique des Lettres41, et surtout la mention elliptique du juriste bolonais Odofredus, quant à lui strict contemporain de Pierre de la Vigne42. Dans son commentaire au Digeste, il relève que :
Ceux qui veulent parler obscurément, en style suprême, comme le font les très hauts docteurs, et comme le faisait Pierre de la Vigne, quand ils veulent dire ‘en vérité il en est ainsi’, ils ne diraient pas « en vérité il en est ainsi », non ! Ils disent ‘en fait il en est ainsi’43.
41Cette remarque intrigante, généralement tronquée, a été utilisée pour montrer le sentiment de perplexité des contemporains en face des excès rhétoriques de l’école campanienne. L’un de ses mérites est d’attester que pour un juriste bien sensibilisé à la question, la manière la plus simple de qualifier le style de la chancellerie impériale était vers 1250 d’employer le terme de stylus supremus, c’est à dire de l’assimiler à l’école orléanaise, contrairement à la distinction faite par Witt entre le stylus supremus orléanais du xiie siècle et le style de la chancellerie impériale, qu’il qualifie de stylus rhetoricus, sur la base des différences dans la pratique du cursus, pour laquelle cette dernière imite la Curie et non les usages français, et d’un plus grand recours à la prose rimée44. Or Odofredus prouve justement qu’un contemporain de Pierre de la Vigne pouvait assimiler le style de la chancellerie impériale au stylus orléanais, sur la base de leur commune complexité.
42L’autre terme qui a retenu l’attention est l’adverbe obscure, qui implique une tendance à la complexité interférant avec la volonté de communication45. Witt a supposé qu’en qualifiant le style de Pierre de la Vigne d’« obscur », le juriste avait en tête les lettres ‘privées’ les plus obscures du troisième livre, et non pas les lettres politiques ou les mandats administratifs destinés à la publicité. Mais comment penser que dans une discussion sur la clarté nécessaire dans un langage juridique, Odofredus ait pu faire référence au seul type de document regroupé dans les Lettres qui n’a aucune valeur juridique46 ? Cette courte phrase, loin d’être anecdotique, contient en fait toutes les données de l’équation complexe qui relie le style de la chancellerie impériale aux débats sur l’essence de la rhétorique dans l’Italie du premier xiiie siècle.
Le nom du style des Lettres : un faux problème
43On peut en effet considérer la remarque d’Odofredus comme une sorte d’écho juridique à de nombreux passages des œuvres des grands dictatores qui se sont succédés à Bologne dans les premières décennies du siècle où ces derniers s’opposaient avec plus ou moins de virulence à la prépondérance, aux habitudes et au style des dicta-tores « orléanais ».
44Boncompagno, dans son traité de la Palma, défend avec vigueur l’adoption d’un style « évangélique », qu’il veut héritier de la simplicité biblique et qu’il sous-entend être le bon style de la Curie (ce qui reste à démontrer), contre les excès des Orléanais47. Bene de Florence dans le Candelabrum, oppose sur un ton plus modéré les pratiques de l’école orléanaise (stylus gallicus) et celles de la Curie romaine qui lui sert de référence, même s’il ménage dans son traité un chapitre consacré aux règles de composition « à la française48 ».
45On peut enfin penser que les passages de l’Ars dictaminis de Thomas de Capoue et de l’introduction Richard de Pofi où ces grands stylistes de la Curie s’élèvent contre l’excès dans l’emploi des constructions métaphoriques et allégoriques sont une critique indirecte de l’usage surabondant qu’en faisaient les imitateurs du style français.
46Richard de Pofi utilise pour critiquer cette tendance à l’obscurité métaphorique l’image des poissons aux milieux des forêts et des sangliers dans les eaux qu’il tire de l’Art poétique d’Horace49, tandis que Boncompagno associe directement sa critique farouche des Orléanais à une dévaluation audacieuse et méprisante de la poésie au profit de la prose. Seule cette dernière, fondée sur l’autorité biblique, représenterait le véritable langage50. Or, cette dévaluation de la poésie et de ses excès était une attaque directe contre l’enseignement des artes poetrie et la liaison étroite entre rhétorique et culte des classiques poétiques (Virgile, Ovide, Lucain, Horace, Stace) caractéristique de la culture des écoles françaises. Cette liaison se traduisait à la fin du xiie siècle, en France, par la composition des poèmes ou prosimètres allégoriques d’Alain de Lille ou Bernard Silvestre. Elle faisait en quelque sorte du dictamen orné en stylus supremus un prolongement de l’activité poétique51.
47Dans quelle mesure les critiques contre le style orléanais ont-elles pu se confondre avec une critique des pratiques stylistiques choisies par la chancellerie sicilienne ? L’un des traits qui distingue sans doute le plus l’ensemble des productions de la chancellerie impériale, est une imprégnation du discours par les grands modèles poétiques toujours à l’arrière-plan de la littérature française d’expression latine du xiie siècle. Il est dès lors tentant, sur la foi des remarques d’Odofredus et des querelles liées au xiiie siècle à l’obscurité métaphorique, de qualifier la ligne stylistique adoptée par la chancellerie impériale dans l’Italie du premier treizième siècle d’« orléanaise », par opposition à une ligne plus novatrice, défendue radicalement par un Boncompagno da Signa, Bene de Florence ayant une position intermédiaire. Pour confirmer cette hypothèse, il faut envisager de plus près le problème des modèles stylistiques concrets utilisés à la chancellerie impériale, et tout d’abord ses relations avec les pratiques de la Curie.
2.1.3. Les modèles stylistiques des Lettres de Pierre de la Vigne
48La Curie est en effet une référence obligée dans les débats stylistiques du temps. Les grands théoriciens de l’ars dictaminis s’en réclament, et Boncompagno serait mort dans l’indigence après avoir voulu en forcer les portes pendant de longues années52. Ce sont les règles de composition des lettres selon le style de la Curie qui servent d’inspiration à la majeure partie des traités rhétoriques, de Transmundus à la fin du xiie siècle à Jean de Sicile à la fin du xiiie siècle53, en passant par Bene.
2.1.3.1. Stylus curie romane
49Le style de composition des grands maîtres de la Curie sous Innocent III, Honorius III et Grégoire IX, à l’époque de l’activité de Thomas de Capoue54, exerçait donc une attraction considérable sur les maîtres toscans et lombards qui occupaient les principales chaires d’enseignement rhétorique. Mais la proximité stylistique des chancelleries pontificale et impériale sensible tout au long du règne de Frédéric II, n’est pas moins remarquable que cette fascination des maîtres lombards et toscans pour le modèle papal.
50Avant 1230, il est de coutume de souligner que la chancellerie impériale se trouvait dans une véritable situation de dépendance stylistique vis-à-vis de la Curie, qu’elle aurait cherché à imiter55. Plus tard, à partir de la seconde excommunication de l’empereur (1237/8) et de l’amplification du combat de propagande entre les deux cours, les lettres de propagande construites en miroir, reprenant l’argumentation l’une de l’autre, ont contribué à maintenir cet effet de proximité, alors que les membres de la chancellerie impériale, sous la direction d’un Pierre de la Vigne désormais en pleine possession de ses moyens, avaient créé un ensemble de pratiques désormais parvenues à maturité56.
Indices d’imitation du style romain et sacralisation du pouvoir impérial
51Comme l’a souligné Hans Martin Schaller, tempérant les affirmations de Niese57, la question de l’influence du style de la Curie sur la chancellerie impériale n’en est pas simple pour autant. Le style ordinaire de la Curie, usant volontiers d’un langage solennel et chargé d’images, pourrait à la rigueur être rapproché du stylus supremus, particulièrement dans sa correspondance avec les souverains ou les communes, susceptible d’avoir le plus influencé les usages de la chancellerie impériale reflétés dans les trois premiers livres des Lettres58.
52Mais chercher des traces d’influences concrètes des lettres pontificales du xiie siècle, diffusées dans toute la chrétienté, sur la chancellerie impériale du xiiie, revient à tenter un pari sur l’origine directe d’emprunts qui ont pu être médiatisés par mille sources. La proximité humaine et géographique des deux cours à partir de 1197, et surtout de 1220, rend la recherche de parallèles dans le premier tiers du xiiie siècle, entre les lettres d’Innocent III et Honorius III et celles de Frédéric Ii plus intéressante. Le long exorde d’Ad extollenda justorum preconia (PdV V, 1), modèle de lettre utilisé plusieurs fois pour la nomination d’un vicaire général de l’Empire sous Frédéric II59, est l’exemple le plus spectaculaire de réemploi par les notaires impériaux d’une source pontificale créée à la génération précédente. En effet, l’exorde, vraisemblablement rédigé par Thomas de Capoue en 1217 (ThdC III, 4), a été ultérieurement adapté à ses propres besoins par la chancellerie impériale60.
53Outre les imitations directes, l’adoption par la chancellerie impériale d’un style fortement lié à celui de la Curie peut être constatée dans plusieurs domaines. Le premier concerne avant tout l’attention donnée à la construction des périodes, à laquelle la Curie, à partir de l’activité de Thomas de Capoue, prête un soin maniaque. Le second domaine pour lequel l’imitation du style d’Innnocent iii et de ses successeurs est immédiatement perceptible est celui de l’inspiration biblique. Fait banal en soi, l’appui constant du discours rhétorique sur l’autorité biblique se double dans la chancellerie impériale d’un travail perpétuel d’interprétation allégorique du discours selon la technique de la transumptio qui la met au niveau de la chancellerie pontificale et semble la distinguer des pratiques de chancelleries laïques équivalentes à la même époque.
54Hans Martin Schaller, en analysant le style des exordes des mandats et privilèges émanant de la chancellerie, a montré qu’un travail considérable de sacralisation, fondé sur l’acclimatation massive de formules liturgiques, avait considérablement enrichi la tradition des exordes légués par la chancellerie sicilienne normande et la chancellerie impériale à la chancellerie de Frédéric ii entre 1200 et 123061.
55Cette sacralisation du discours impérial atteint un paroxysme dans certains documents dont le plus représentatif dans les Lettres de Pierre de la Vigne est une lettre-panégyrique, l’éloge de Frédéric II par Pierre de la Vigne contenu dans le troisième livre (PdV III, 44, Questionis ardue responsio), qui se termine par cette formule : Vivat igitur, vivat sancti Friderici nomen in populo, succrescat in ipso fervor devotionis a subditis ; et fidei meritum mater ipsa fidelitas, in exemplum subiectionis inflammet. C’était peut-être ce genre d’exercice, qui participant autant d’une culture de l’art oratoire et du sermon que de la lettre, qui provoquait les foudres de ceux qui, dans l’entourage d’Innocent IV, accusaient Frédéric de s’accaparer les louanges divines dans de véritables services liturgiques impériaux62.
Une marge d’autonomie dans l’utilisation des autorités classiques ?
56Faudrait-il alors dire que la rhétorique développée dans les lettres de Frédéric II se distingue en fait par l’adaptation réussie à un pouvoir laïc des formes les plus modernes et les plus spectaculaires de la rhétorique papale ? C’est oublier les changements que devait automatiquement entraîner l’adaptation des techniques utilisées par la Curie aux spécificités de l’idéologie impériale.
57À un niveau très général, l’héritage d’une phraséologie liée à l’idéologie royale sicilienne, et surtout impériale, avec ses implications automatiques, tendait à faire du style naturellement employé par les notaires impériaux le stylus sublimis par excellence. L’emploi d’un certain nombre de procédés d’allongement du discours donnait à celui-ci une charge et un impact sémantique parfois différents de celui d’une lettre pontificale ordinaire, dont la rhétorique ne pouvait s’encombrer au même degré d’implications de puissance, de virilité, de vengeance, lesquelles surabondaient dans les lettres impériales. Cette constatation triviale a des implications fondamentales, car les nécessaires réserves pontificales par rapport à une rhétorique de la toute puissance rendaient l’association du style de la chancellerie pontificale avec le stylus supremus beaucoup plus problématique que dans le cas de la chancellerie impériale. Le pape, servus servorum Dei, parle à la fois un langage d’autorité et d’humilité, ce qui donne d’ailleurs au discours papal l’efficacité d’un newspeak orwellien, mais le met en porte à faux par rapport au schéma tripartite humilis/mediocris/sublimis.
58Le discours impérial, en revanche, trouvait dans ses propres autorités – le droit romain, l’héritage des Césars – une phraséologie qui donne à la rhétorique impériale une position plus claire dans cette gradation stylistique chère aux médiévaux. Pourtant, l’analyse des textes montre que le marqueur le plus évident de cette identité impériale n’est pas une imitation directe du style des codifications du droit romain. Des termes – numen63 – et des expressions – sancire64 – typiques de la phraséologie impériale du bas Empire s’y retrouvent certes, mais les pratiques stylistiques des dictatores campaniens ne sont pas non plus strictement analogues à celles de Cassiodore. Par ailleurs, certains parallèles avec des prologues de traités des grands juristes bolonais signalés dans la littérature allemande du siècle dernier se révèlent, sur le plan strictement formel, pour le moins décevants65.
Le recours aux clichés poétiques comme instrument rhétorique : Lucain, marqueur de l’identité impériale ?
59La liaison entre pratique juridique et art rhétorique passe donc par d’autres canaux que la simple imitation directe du latin des codifications juridiques tardo-antiques, même si cette dernière est une composante parmi d’autres du style des Lettres. En revanche, dans les « lettres de persuasion », la référence aux classiques est une constante discrète mais qui a valeur de repère. Ainsi, les deux pamphlets impériaux et papaux Collegerunt pontifices et Convenerunt in unum de 1239-1240 sont-ils strictement construits en miroir, à partir d’un ensemble de citations bibliques, mais c’est seulement dans le pamphlet impérial que se trouve une citation des Métamorphoses d’Ovide66.
60De manière encore plus significative, deux passages des premiers vers de la Pharsale de Lucain sont intégrés dans des périodes évoquant des catastrophes déchirant la chrétienté, comme la perte de Jérusalem, la discorde avec le pape, ou encore les écarts de membres de la famille impériale. Ce sont les bella plus quam civilia du premier vers, et l’intégralité du douzième vers de la Pharsale, Bella geri placuit nullos habitura triumphos67. L’usage de ces deux citations doit être souligné, car, à l’exception des jeux littéraires entre membres de la cour contenus dans le troisième livre où le cas peut se rencontrer68, il est tout de même assez rare qu’un vers entier soit inclus dans le flux du discours des lettres de persuasion ou des lettres de forme, et d’autre part, l’expression figée bella plus quam civilia, tirée du premier vers de la Pharsale, et l’intégralité de son douzième vers, peuvent difficilement passer pour des citations allusives. Il s’agit au contraire de passages, équivalents au premier vers de l’Enéide ou des Métamorphoses, aussi connus au xiiie siècle que la madeleine de Proust à notre époque. La référence est donc surdéterminée, et vise à un effet immédiat, en vertu d’une association automatique de la figure de César avec la Pharsale, déjà présente dans les Artes poetrie69.
61De même, un certain nombre des abondantes réminiscences horaciennes ou ovidiennes, parfois intégrées depuis longtemps dans le partimoine stylistique commun du langage du pouvoir, comme les formules du type : moderamur habenas, dérivées des clichés de la poésie augustéenne70, impliquaient-elles sans doute chez le lecteur du xiiie siècle une association automatique et, pour un amateur de littérature allégorique d’inspiration chartraine, tout à fait orthodoxe, entre une puissance jupitérienne christique et la puissance impériale, en chargeant la rhétorique de l’exorde ou de la narration de toute la force de réminiscence de l’Enéide, des Métamorphoses ou de la quatrième bucolique. On s’explique alors mieux qu’Henri d’Isernia puisse parler de la rhétorique des lettres émanant du pouvoir impérial comme d’un stylus heroïcus, une désignation renvoyant à l’épopée virgilienne ou lucanienne.
62Ces réminiscences sont intéressantes au moins à deux titres. D’une part, à l’époque de rédaction de la majeure partie des Lettres (après 1237) elles distinguent sans doute légèrement la phraséologie des lettres impériales de celle des lettres papales en donnant à cette dernière une double empreinte biblique et classique plus équilibrée, conformément à l’idéologie du pouvoir impérial en vigueur dans les milieux gibelins et à la cour au xiiie siècle : il se fonde dans une double origine, chrétienne et païenne, sanctifiée par la quasi-simultanéité de l’apparition du premier César et du Christ.
63La référence biblique serait ainsi complétée par une référence classique qui fonctionnerait, au fond, de la même manière, sur la base d’une idéologie de la transmission impériale déjà bien affirmée. Toutefois, s’il est indéniable qu’elle peut les orienter dans certains sens particuliers (c’est évident pour Lucain), ce serait une erreur de réserver l’usage de ces références à une chancellerie laïque au début du xiiie siècle. L’un des clichés poétiques les plus fréquemment employés dans la rhétorique des lettres, la reprise en divers échos de fragments d’un vers horacien Nam tua res agitur domus cum proximus ardet71 semble bien avoir été inspiré à Pierre de la Vigne et ses collègues par les lettres d’Honorius III, qui comme certaines de celles de ses successeurs, peuvent également contenir des adaptations de vers classiques, même si leur fréquence semble moins grande vers 1240 à la Curie qu’à la cour de Sicile72. En l’occurrence, comme pour la plupart des caractéristiques stylistiques de la chancellerie impériale, une certaine originalité se sera sans doute affirmée à partir de ce qui n’était, dans la décennie 1220, qu’une imitation du style de la chancellerie papale.
Une prose sous influence poétique : première approche des techniques de recomposition
64D’autre part, ces réminiscences permettent de dévoiler un aspect déterminant des procédés de construction de ces proses épistolaires qui échappent facilement à une analyse trop rapide. Les chaînes sémantiques à l’origine de ces textes sont en partie des décompositions-recompositions d’une latinité versifiée, dont l’empreinte se marque à la fois par une précellence théorique – contestée à cette époque par un Boncompagno – et par une extraordinaire présence dans la pratique de l’écriture.
65Les procédés de composition rhétoriques sont souvent appris, vers 1200, à travers les artes poetrie, dont les sommes d’ars dictaminis des années 1215-1230 tirent une bonne partie de leur inspiration, par l’imitation des poètes latins, principalement Horace, Lucain, Ovide et Virgile73. Aussi peut-on dire dans un certain sens que la latinité des lettres écrites en stylus supremus au xiiie siècle et des lettres d’un Pétrarque ne diffère pas tant par la référence plus ou moins grande aux anciens que par le procédé d’imitation. Dans le cas des humanistes, le style prosaïque se forme dans une imitation de la prose classique d’inspiration de plus en plus strictement cicéronienne. Dans celui des dictatores campaniens du premier xiiie siècle ou français du xiie siècle, le style prosaïque est en partie une recomposition en prose rythmée d’un modèle poétique, une sorte de prose poétique74.
66La manière dont Pierre de la Vigne insère dans la trame de son éloge de Frédéric II (PdV III, 44) des éléments empruntés à l’un des poèmes de la Consolatio Philosophie de Boèce offre un bon exemple de ce processus de réécriture75 :
2.1.3.2. Stylus Francigena ?
67Cet ensemble de procédés qui caractérisent si nettement la chancellerie impériale la lie à l’héritage des grands stylistes de la tradition française du xiie siècle. Un certain nombre d’indices font penser que l’impact des écrits d’Alain de Lille a pu être déterminant, tant pour les idées que pour le style des rédacteurs des Lettres. Deux des plus brillants épigones de l’école campanienne, Henri d’Isernia et Pierre de Prezza, s’inspirent de lui dans leurs compositions77. Une recherche approfondie permet de retrouver les traces de cette influence à la génération de Pierre de la Vigne non seulement dans le prologue du Liber Augustalis78, et dans des exordes ou des passages des Lettres d’inspiration analogue79, mais aussi dans bien d’autres passages des Lettres80. Ces similitudes stylistiques semblent témoigner d’une influence suffisamment forte pour résister au filtre de la formalisation des lettres en chancellerie81.
Le rôle possible de Pierre de Blois
68Une dernière source d’influence avait été pressentie par Hans Martin Schaller, celle de Pierre de Blois, brillant lettré qui prépara lui-même avec soin le recueil de ses lettres révisé à plusieurs reprises avant et après 1200, et destiné à une postérité tout aussi considérable que celle des Lettres de Pierre de la Vigne du xiiie au xve siècle. Il avait été précepteur de Guillaume II à la cour de Sicile dans sa jeunesse (1168-1170), et avait pendant longtemps continué d’entretenir des liens avec les clercs d’origine franco-anglaise résidant dans le royaume82.
69Quelques sondages permettent effectivement de penser que Pierre de Blois a peut-être exercé une certaine influence sur les notaires impériaux et inspiré la composition de la rhétorique déployée dans certains textes des quatre premiers livres des Lettres. Au-delà de la grande similitude d’un certain nombre de chevilles et d’expressions figées qui attestent la proximité du style épistolaire employé dans les « lettres de persuasion » et celles du conseiller des Plantagenêts, certains passages de sa correspondance pourraient avoir été étudiés attentivement par l’entourage de Pierre de la Vigne. C’est particulièrement le cas de lettres sur le défaut de gloutonnerie et sur l’avarice qui pourraient avoir servi de sources d’inspiration au pamphlet Collegerunt pontifices83, mais aussi d’autres lettres d’admonestation dont les constructions bibliques ont peut-être inspiré Pierre de la Vigne et son équipe84.
70Plus remarquable est l’utilisation d’un même distique ovidien par Pierre de Blois et Pierre de la Vigne dans une circonstance analogue. D’après le chroniqueur Rolandino de Padoue, dans son discours prononcé peu après l’annonce de la seconde excommunication de Frédéric II en 1238, à Padoue, Pierre de la Vigne aurait pris pour thème le distique élégiaque suivant, tiré des Héroïdes d’Ovide :
Leniter ex merito quidquid patiare ferendum est,
Il faut supporter doucement ce que tu subis justement
Que venit indigne, poena dolenda venit85.
Mais une punition qui vient indignement doit être déplorée.
71Le sens déduit de ces deux vers par le logothète était que la patience impériale, poussée à bout par l’injustice du pape, ne pouvait supporter n’importe quel outrage sans réaction86. Cette citation a été réutilisée par un dictator de la chancellerie de Manfred qui pourrait être Nicolas de Rocca dans une des dernières lettres incluses dans la collection classique (PdV III, 6987). L’utilisation de ce distique comme thème d’un discours programmatique impérial peut surprendre au premier abord, mais rentre en fait très bien dans les cadres de cette culture de transposition permanente entre la poésie et la prose, et des références de l’école campanienne. Or, ce témoignage isolé de Rolandino est corroboré par la lecture d’une lettre de Pierre de Blois, qui contient le passage suivant :
Ideoque et ipsum impatientius fero. Nam teste Nasone,
Leniter ex merito quidquid patiare ferendum est,
Que venit indigne, poena dolenda venit.
Ille plurimum adauxit injuriam et ignem indignationis accendit, quia innocentiam meam tante majestati reddidisti exosam, que solo nutu meam potest damnare et opprimere parvitatem...88
Et certes, je le supporte impatiemment. Car, témoin Ovide,
Leniter ex merito (...)
Il a grandement ajouté à l’insulte et allumé le feu de mon indignation, car tu as rendu mon innocence odieuse à une majesté si redoutable, qui peut d’un seul geste me condamner et opprimer ma faiblesse.
72Ce qui fut peut-être une imitation consciente de Pierre de Blois par Pierre de la Vigne dans un des grands discours programmatiques de Frédéric II semble donc bien attester que la présence de Pierre de Blois à la cour de Palerme et ses contacts ultérieurs y avaient laissé des traces concrètes.
73Dans l’ensemble des lettrés franco-anglais qui exercèrent leur influence sur les techniques d’écriture des membres de la chancellerie impériale, il eut sans doute un rôle important, peut-être lié au souvenir persistant de son séjour en Sicile. Par une ironie de l’histoire de la tradition manuscrite, le notaire campanien a d’ailleurs dédommagé son inspirateur de ses emprunts, puisqu’on a vu que quelques unes des lettres les plus remarquables de la collection de Pierre de la Vigne se sont retrouvées confondues dans une des variantes de la tradition manuscrite des lettres de Pierre de Blois, au point d’être attribuées à ce dernier dans les sources de la Patrologie Latine89.
74Le style des lettres regroupées dans les Lettres de Pierre de la Vigne, correspondant à la rhétorique cultivée à la chancellerie sicilienne principalement entre 1237 et 1254, a donc, en dépit de la diversité formelle des documents créés et de la complexité des traditions dont il dérive, un certain nombre de caractéristiques générales qui le rangent, pour ses contemporains, quelque part entre le style de la Curie, norme de référence suprême, et le stylus supremus orléanais, ce fantasme d’un style francigène combattu, mais aussi imité pour sa complexité, voire son obscurité, dans l’Italie du début du xiiie siècle.
75La recherche des sources d’inspiration de la chancellerie corrobore donc le rapprochement esquissé par Odofredus, puisque sur une base stylistique qui est commune aux notaires de la Curie et de la chancellerie impériale, cette dernière semble bien, par le choix de ses sources d’inspiration, se rapprocher de l’univers et des pratiques culturelles de la grande tradition latine française du xiie siècle. C’est dans cette perspective qu’il faut maintenant aborder l’analyse détaillée des techniques de composition rhétorique des Lettres, à l’aide des indications données par les traités contemporains.
2.2. LA CONSTRUCTION RHÉTORIQUE
76Pour démonter la mécanique des Lettres de Pierre de la Vigne, on se servira avant tout du mode d’emploi proposé sous le beau nom de « Candélabre » par le maître Bene de Florence. Ce choix présente divers avantages. Tout d’abord, Bene, mort vers 1240, a enseigné la grammaire et la rhétorique à Bologne, peut-être à partir de la seconde décennie du xiiie siècle90 pendant ce qui furent probablement les dernières années d’apprentissage de Pierre de la Vigne91. Il représente en quelque sorte l’enseignement grammatical et rhétorique moyen à Bologne contre les prises de positions radicales d’un Boncompagno à la même époque, et ses options conservatrices s’accordent beaucoup mieux avec celles de la chancellerie impériale.
77Pour preuve, il dit expressément dans le Candelabrum avoir été invité par l’empereur à venir enseigner dans le royaume, et avoir décliné cet honneur92. Or le Candelabrum a été écrit entre 1220 et 122793, précisément à l’époque où Frédéric cherchait à organiser un enseignement autonome dans le royaume de Sicile (le studium de Naples est fondé en 122494). Soit que certains des notaires entrant alors au service impérial aient suivi l’enseignement de Bene à Bologne, soit que sa réputation lui ait valu cette flatteuse invitation, il était donc considéré à la cour de Sicile comme le maître de grammaire et de rhétorique par excellence95, et un de ses hypothétiques élèves à Bologne est le maître Terrisius d’Atina, qui a enseigné les arts du langage dans le studium sous Frédéric.
78Ce lien privilégié est renforcé par l’inclusion dans le recueil des Lettres de deux lettres de consolation sur la mort d’un magister artis grammatice qui se rapportent sans erreur possible à Bene, puisqu’elles ont très probablement été composées dans les années 1237-1248, et parlent explicitement d’un maître d’origine florentine, de très haut renom, dont le nom permet un jeu de mot sur le superlatif de l’adjectif bonus96. Il est donc possible de commenter la construction des Lettres de Pierre de la Vigne à partir des idées d’un homme qui avait été pressenti pour être le premier maître de dictamen de l’université de Naples, et dont elles contiennent le tombeau rhétorique. On suivra l’ordre général des démonstrations de Bene (de la structure générale de la lettre aux figures, et à l’intérieur de la présentation des figures) sans s’interdire une réorganisation partielle pour les commodités de l’exposé.
2.2.1. La lettre comme édifice : l’architecture de la lettre et ses implications musicales
79Les métaphores sur la lettre, qui abondent tant dans les traités épistolaires du Moyen Âge que dans les correspondances des lettrés, doivent être prises au sérieux. Loin d’être de simples élucubrations de théoriciens, elles permettent de restituer au concept d’epistola sa richesse polysémique en recréant un ensemble d’associations évidentes pour les hommes du Moyen Âge. L’extraordinaire pouvoir d’évocation de la lettre d’apparat au xiiie siècle apparaît clairement dans le triple jeu de métaphores qui l’accompagne en permanence.
80La première est la métaphore architecturale, elle même double, puisqu’elle fait référence à la fois à l’assemblage des mots en un ensemble harmonieux – compages verborum97 – au moyen de la grammaire, de la rhétorique et de la logique, et à la division de la lettre en cinq parties théoriques, salutation, exorde, narration, pétition, conclusion, héritées de l’art oratoire classique, qui sont autant de composantes de cet édifice98.
81Elle est complétée par la métaphore de la peinture, animée par le jeu des couleurs rhétoriques (colores rhetorici) qui font du message de la lettre une suite d’images séduisantes captivant l’attention de l’auditeur99.
82Enfin, la lettre est, en vertu du concept classique qui fait de l’epistula un sermo absentium, un substitut, un imaginarium de l’expéditeur dont elle recrée la présence physique100 et la pensée par un ensemble complexe de procédés rhétoriques résumés dans les termes génériques d’ampliatio et de transumptio101.
2.2.1.1. Plan de l’édifice, les parties du discours
83Le choix d’employer les couleurs rhétoriques et de créer une peinture plus ou moins animée est laissé à la disposition du rédacteur, selon le caractère plus ou moins plaisant et l’extension qu’il veut donner au sujet à développer. C’est ce qui fait toute la différence entre les « lettres de persuasion » des premiers livres, et les « lettres de forme » des deux derniers. Dans la mesure où la lettre ne doit pas convaincre ou distraire son destinataire, mais seulement lui faire part d’un ordre, l’usage de l’ensemble des ressources de la rhétorique n’est pas aussi justifié dans les actes purement administratifs que dans des lettres de persuasion. Il faudra donc examiner dans quelle mesure et dans quel cas les couleurs rhétoriques sont employées, selon les types de lettres.
84En revanche, la métaphore architecturale s’applique à l’ensemble des documents, qu’ils soient des actes ou des lettres. L’organisation de la lettre obéit en effet à trois unités structurelles fondamentales, que gouverne un ensemble de règles précises. Ce sont l’organisation du discours en parties, la construction de la phrase, et le travail d’ornementation rythmique du cursus qui en dépend.
85Les parties du discours offrent une bonne illustration des difficultés posées en permanence aux médiévaux par la distance entre la théorie d’inspiration oratoire sur laquelle ils s’appuient, et leurs besoins propres. Ils ont adapté tant bien que mal les cinq parties théoriques du discours antique, salutatio, captatio benevolentie (qui devient l’exorde), narratio, petitio et conclusio, au dispositif des actes, et en général au cadre de la lettre médiévale, tout en sentant bien l’artificialité du résultat dans un certain nombre de cas. Aussi la nécessité de conserver cinq parties, la possibilité d’étendre ou de restreindre la lettre à sept, trois, voire une partie est-elle un point très discuté par Boncompagno, Bene ou leurs collègues102.
L’entrée : la salutatio
86On passera très vite sur la salutatio dont l’examen détaillé forme l’objet du troisième livre du Candelabrum, où Bene la considère comme le seuil (limen) ou l’entrée (hostium) de la lettre. Cette partie fondamentale de la lettre médiévale, qui établit la relation entre l’expéditeur et le destinataire par la formulation correcte de la titulature et des vœux normaux de salut, n’est gravement modifiée que quand le statut du destinataire est précarisé, pour cause d’excommunication, d’infidélité ou encore de rébellion à outrance. Envisagée à partir de la plupart des recueils manuscrits de la collection classique des Lettres, elle n’a toutefois guère d’importance, puisque la plupart des formules de salutation y ont été supprimées au cours de la transmission. À quelques exceptions près103, seules quelques salutations artistiques, dans des échanges entre notaires ou entre maîtres, ont été conservées104. C’est en effet surtout dans l’espace du divertissement littéraire et de la correspondance familière ou privée que la licence d’introduire le plus de sens possible dans ces formules liminaires est tolérée, voire encouragée, contre la théorie105.
Antichambre : l’exorde
87Des quatre parties qui composent le corps de la lettre, c’est l’exorde (traité dans le quatrième livre du Candelabrum) qui reçoit comparativement le plus l’attention des théoriciens. Il a fait notamment l’objet d’un travail important de Guido Faba qui en a compilé toute une collection vers 1230, non sans interférence avec les Lettres. Un exorde de Guido Faba se retrouve en effet inclus dans une variante de la lettre de menaces de Frédéric II à Bologne sur la capture de son fils Enzio, rédigée en 1249, qui a fait l’objet d’une étude de Massimo Giansante106. En tant que summa dictaminis, les Lettres canoniques de Pierre de la Vigne font un peu meilleure figure en ce domaine, puisqu’elles contiennent, outre les exordes-préambules des privilèges du sixième livre, divers modèles d’exordes séparés de leurs lettres qui ont été eux-mêmes jugés dignes d’être conservés pour la postérité107. Reflétant la diversité des pratiques, les lettres, loin de posséder toutes un exorde similaire, offrent une multiplicité de cas de figures.
Une typologie des exordes au cas par cas
88Le premier est celui des actes solennels (par exemple les privilèges du sixième livre) munis d’un exorde-préambule impersonnel, développé à partir des modèles de la tradition royale sicilienne ou de la tradition impériale. Ces exordes peuvent atteindre une longueur considérable. Ce sont alors de véritables préambules, qui ont une histoire particulière s’enracinant dans les formes juridiques et la législation de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge, dont la structure est codifiée d’une manière relativement rigide108. La chancellerie impériale en a inventé de nombreux modèles, qui ont été étudiés par Ladner et Schaller109. Les plus importants peuvent atteindre une longueur considérable, d’autres forment une simple période ternaire, tel celui du privilège concédé aux juifs par Frédéric II (PdV VI, 12) :
Etsi munificentie nostre gratia cunctis quos nostrum regit imperium communis debeat esse fidelibus ; illos tamen gratiori habilitate complectimur legis humilioris quos gravat conditio, et qui in sola protectione nostre lenitatis respirant.
(Même si la grâce de notre munificence doit être commune à tous les fidèles que régit notre Empire ; nous embrassons pourtant dans une disposition plus bienveillante ceux qu’opprime la condition d’une loi plus humble, et qui ne respirent que par la protection de notre mansuétude).
89Dans les cinq autres livres, il peut arriver que pour diverses raisons (comme l’annonce solennelle d’un événement heureux, ou par conformation à une tradition du destinataire...), des lettres soient solennisées par l’introduction d’un exorde qui ne correspond pas toujours à la définition d’un préambule, mais en est souvent très proche par la structure. En effet, si l’emploi du préambule proprement dit tend à reculer dans les actes des chancelleries royales aux xiie et xiiie siècles, une véritable vogue de l’exorde sous une forme un peu moins solennelle fait alors rage en Italie du nord, où l’on invente une multiplicité d’exordes moraux à caractère général, reposant souvent sur le développement en une période d’une courte sentence, inspirée de modèles bibliques ou de proverbes populaires. Sans nécessairement se conformer en tout à ces tendances, les notaires de la chancellerie choisissent parfois d’introduire une lettre de persuasion par un développement de ce type, comme dans l’encyclique impériale PdV I, 2 :
Illos felices describit antiquitas, quibus ex alieno prestatur cautela periculo. Status namque sequens formatur ex principio precedentis, et ut impressionem cera recipit ex sigillo, sic humane vite formatur moralitas ab exemplo.
(L’antiquité nous les dépeint heureux, ceux à qui la prudence est enseignée par le péril d’autrui. En effet, l’état suivant se forme par le principe du précédent, et comme la cire reçoit l’impression du sceau, ainsi la moralité de la vie humaine est formée par l’exemple).
90Dans une majeure partie des lettres recueillies dans les trois premiers livres, toutefois, la lettre ne dispose pas d’un exorde autonome, mais d’une simple période introductive cherchant à créer des dispositions favorables chez l’auditeur, par exemple en lui rappelant les liens d’affection qui l’unissent avec l’empereur, ou en le mettant en garde contre les mensonges de la Fama, opposés aux vérités qui vont suivre110. Ces entrées en matière peuvent se rapprocher des exordes autonomes, par leur structure syntaxique et leur allure générale (cf. PdV I, 6 : Cum sit Christus caput ecclesie), ou bien en différer plus moins radicalement.
91Enfin, une majorité de lettres, pour des raisons d’efficacité ou de simplicité, se passent d’exorde au sens propre du terme, suivant les usages de la Curie et de la cour impériale111.
Une partie autoréférentielle
92Qu’il soit impersonnel, général, et strictement séparé du reste de la lettre, comme les préambules, ou intégré à celle-ci112, comme les entrées en matière des lettres de persuasion, l’exorde a pour principale fonction de fournir à la lettre la dignité dont elle manquerait sans lui. Cette fonction liminaire des exordes qui double en quelque sorte celle de la salutatio est soulignée par la lettre d’insultes aux cardinaux I, 17, Ad vos est hoc verbum, filii Effrem qui ne commence pas par un exorde, mais par une apostrophe répétée en anaphore ou repetitio, et souligne cette absence en la commentant :
...ad vos est hoc verbum, pro quibus totus mundus prorumpens in verba obloquitur. Non ego possum loqui quin obloquar, quia de mundo sum, licet immundus, propter quod oportet me sentire cum mundo, tanquam pars suo toti, nec dissona, nec adversa scribenti. Itaque attendite de dura et inepta materia, rudem epistolam exordii dignitate privatam. Nam lingua mea velocitate compulsa, prius prorupit in verba, quam concipiens ei spiritus delegasset, et sic superioris non expectato imperio minus plene concepta edere festinavit. Habet enim animus perturbatus, quod plerumque sermonem incontinuum parit aliquando et abortivum.
(...C’est à vous que s’adresse ce discours, à vous contre lesquels le monde entier éclate en paroles de malédictions. Je ne puis parler sans médire, puisque je suis du monde, quoique ‘immonde’, ce pourquoi il me faut sentir avec le monde, comme une partie à son tout ni dissonante, ni adversaire de celui qui écrit. Attendez donc de moi, sur cette dure et sotte matière, une rude lettre, privée de la dignité de son exorde. Car ma langue poussée par la précipitation a déjà éclaté en paroles, avant que l’esprit qui les concevait le lui ait ordonné, et ainsi, sans attendre l’ordre de son supérieur, elle s’est empressée de délivrer ce qui n’était qu’imparfaitement conçu. C’est en effet le propre de l’esprit bouleversé d’accoucher bien souvent d’un discours sans ordre, et même parfois avorté).
93L’exorde, sorte d’introduction à caractère général esquissant le développement, fonctionne donc comme une garantie formelle de la validité argumentative de l’ensemble de la lettre, qu’un excès de fureur ou d’agitation suffit à menacer113. Il est donc logique qu’il disparaisse dans une lettre dictée par la fureur, et qui feint de s’adresser à un adversaire privé de raison (comme dans le cas de cette lettre-pamphlet, qui ne parle d’ailleurs pas officiellement au nom de Frédéric II114), auquel on ne reconnaît pas de dignité. C’est la même idée qui est développée dans un contexte tout différent au début de la lettre de déploration sur la mort de Bene PdV IV, 7, où immédiatement après la salutatio ‘Vagientibus adhuc in cunis artis grammatice’ (À ceux qui vagissent encore dans le berceau de l’art grammatical), un exorde chaotique trouve sa justification dans la douleur qui trouble l’âme du rédacteur :
Quia materia ita se habet, quod ab amaritudine sumit exordium, nec dolorosa possunt sine animi turbatione narrari, non miremini si anxietate quadam et singultuosa narratione vobis scholaribus, qui inhabitatis orbem a mari usque ad mare, precipue filiis, quos in dolore peperit mater grammatica, dura et nimis amara, valde moventia corpus et animam presentibus nunciamus...
Comme la matière (de cette lettre) est telle qu’elle tire son exorde de l’amertume, et que les choses douloureuses ne peuvent être racontées sans trouble d’âme, ne vous étonnez point si c’est avec une sorte d’angoisse et dans une narratio entrecoupée de sanglots qu’à vous, ô écoliers qui habitez l’orbe des terres de la mer jusques à la mer, et surtout à ceux qu’enfanta dans la douleur mère Grammatica, par la présente lettre, nous annonçons ces nouvelles rudes et par trop amères, bouleversant le corps et l’âme...
94Mais à la différence de l’entrée en matière de la lettre précédente, cet exorde sanglotant commence bien dans les règles des dix constructions syntaxiques possibles d’exordes alors définies (c’est en l’occurrence un exordium causativum115). Ces règles, exposées tant dans le Candélabre que dans la Summa de arte prosandi de Conrad de Mure, sont rigoureusement appliquées dans les lettres solennelles requérant la présence d’un exorde-préambule. Les dictatores les imitent de manière plus aléatoire dans un certain nombre de lettres de persuasion.
95Il faut enfin mentionner la présence dans les Lettres d’un troisième exorde spéculaire, dont l’efficacité repose sur la simplicité, puisque c’est par un emploi à double sens du terme exordium que s’ouvre un des exordes les plus majestueux rédigé par la chancellerie à la fin des années 1230, sur le thème stratégique de la complémentarité du sacerdoce et de l’empire (PdV I, 31) :
In exordio nascentis mundi, provida et ineffabilis Dei providentia, cui consilia non communicant aliena, in firmamento celi satuit luminaria, majus et minus ; majus, ut preesset diei, minus, ut preesset nocti. Que duo sic ad propria officia in regione zodiaca offeruntur, ut et si se multotiens ex obliquo respiciant, unum tamen alterum non offendit, immo quod est superius, inferiori suam communicat claritatem.
« Au commencement du monde naissant, la prévoyante et ineffable providence de Dieu, dont nul ne partage les conseils, institua deux luminaires dans le firmament des cieux, un majeur et un mineur ; le majeur, pour présider au jour ; le mineur, pour présider à la nuit. Tous deux se présentent dans la région zodiacale pour leur propre office, de sorte que s’ils croisent maintes fois leur regard à l’oblique, pourtant l’un n’offense pas l’autre, mais celui qui est supérieur communique sa clarté à l’inférieur ».
96La majesté de l’idée qui se déploie dans ce prologue n’est pas altérée par le jeu de mots qui assimile la création du monde (exordio mundi) au commencement (exordium) de la lettre. Au contraire, cette parfaite conformation de la théorie et de la pratique rhétorique dans une création harmonieuse devait sans doute être considérée par le dictator comme un comble de perfection formelle116.
Exordes impériaux et exordes communaux
97La chancellerie impériale avait donc des conceptions bien particulières sur l’entrée en matière de ses lettres. En dehors des cas spéciaux d’actes requérant des préambules, on attendait du début de la lettre, quand elle n’était pas d’expédition courante, qu’elle répondît à des exigences de solennité particulière que seule une volonté délibérée d’insulte pouvait bouleverser.
98Les rapports de la chancellerie avec les usages en vigueur dans les communes lombardes forment à cet égard un problème particulier. La lettre PdV II, 16 à la commune de Milan présente apparemment un cas de conformation aux usages en vigueur dans ces contrées, dans la mesure où la narration est introduite par un court exorde en forme de sentence tout à fait dans le style de ce qui se faisait alors dans l’Italie du nord :
Prudenter precidenda sunt mala, ut salubriter bona succedant, offendiculo quoque sublato de medio, lenis occurret et felicior aditus ad optata.
« Il faut retrancher prudemment le mal, afin que le bien lui succède salubrement, et la pierre d’achoppement enlevée du milieu, on courra plus légèrement et l’accès aux souhaits en sera plus aisé ».
99Ce serait un bel exemple d’adaptation des usages de la chancellerie impériale aux coutumes de ses destinataires, si la lettre qui se retrouve également dans la somme de Thomas de Capoue n’avait pas toutes les chances d’avoir été introduite dans la collection de Pierre de la Vigne par contamination117.
100Un autre exemple également problématique est celui de la reprise d’un exorde-modèle de Guido Faba par la chancellerie impériale en 1249, dans la fin de l’exorde d’une lettre de défi de Frédéric II aux Bolonais après leur capture de son fils Enzio :
Varios eventus esse fortune diversis legitur in scripturis ; que nunc deprimit hominem, nunc exaltat, et sepe blanditur aliquos exaltando, quos demum deprimendo insanabili vulnere frequenter percutit et flagellat. Si vos igitur fortuna serenior respexisse videtur his temporibus claro vultu, non deberetis, si sapientes essetis, in aliquo superbire, quia sepius in alto quis tollitur, ut ruens fortius conquassetur118.
« Dans bien des passages des Ecritures on peut lire comme les accidents de la fortune varient. Tantôt elle opprime l’homme, tantôt elle l’exalte, et souvent en flatte certains en les exaltant, qu’elle opprime enfin d’une blessure inguérissable en les frappant et les fouettant fréquemment. Aussi, si une fortune plus amène semble vous avoir regardés ses derniers temps d’un visage favorable, vous ne devriez point, si vous étiez savants, vous en enorgueillir en quoi que ce soit, car souvent l’on se trouve exalté pour être ensuite brisé dans une chute plus profonde ».
101Il faudrait donc conclure qu’un an après la mort de Pierre de la Vigne, on ne répugnait pas à la chancellerie impériale à reproduire mot pour mot un fragment d’exorde créé par un des grands maîtres du nord sans le modifier, précisément pour s’adresser à l’une de ces cités qui défiaient sans cesse l’empereur.
102La chose demande à être considérée avec circonspection, car l’exorde de cette lettre varie considérablement selon les manuscrits, ce qui le rend suspect d’interpolation119. La fragilité de ces deux témoignages à l’intérieur de la collection semble donc souligner a contrario la relative diversité des usages entre les cités du nord et la chancellerie120.
Recherches rythmiques dans l’exorde
103Du point de vue du contenu, l’exorde peut être considéré comme une sorte d’annonce programmatique de la lettre. Mais il en est assez rigoureusement séparé par sa structure. Dans les privilèges, l’exorde est développé en préambule, il se distingue donc fortement des parties suivantes du dispositif, étroitement enserrées dans des formes juridiques figées laissant moins de place à des envolées lyriques. Dans les lettres de persuasion, les techniques rhétoriques utilisées dans l’exorde, quand il est présent ou ébauché, sont relativement restreintes par rapport à l’ensemble des couleurs qui peuvent être éventuellement déployées dans le reste de la lettre.
104En effet, le choix des règles de construction syntaxique de l’exorde est comme on l’a dit relativement figé, et par ailleurs, il est supposé atteindre à une gravité qui exclut des couleurs rhétoriques trop vives121. En conséquence, l’effort d’ornementation se reporte sur la construction rythmique, qui est particulièrement soignée, et fait appel à la technique du parallélisme rythmique, assimilée à une couleur rhétorique sous le nom de compar ou rithmon122.
105Hans Martin Schaller a déjà analysé la structure et le rythme de plusieurs exordes-préambules échelonnés de 1223 à 1236/1237, en montrant leur diversité et leur progressif raffinement123. Les deux exemples suivants, tirés du cinquième et du sixième livre, sont représentatifs de la technique qui consiste à donner une longueur à peu près équivalente aux trois ou quatre premiers membres de phrases ou cola (pour reprendre la terminologie médiévale). Dans l’exorde de la lettre PdV V, 13, le colon conclusif est d’une longueur à peu près double des trois premiers. Dans l’exorde de la lettre PdV VI, 7, à la longueur remarquable124, on passe au contraire d’une succession de cinq longs cola à peu près équivalents à une répétition de six cola plus brefs, de quatorze et dix-neuf syllabes en alternance.
V, 13 : Divinis et humanis institutis non absonat, (15)
quod qui nostram non verentur lacessere maiestatem, (16)
et contra nostra cothidie commoda moliuntur, (16)
a nobis et regni nostri fidelibus in personis et rebus eis inferri debeant detrimenta. (31)
VI, 7 : Etsi causarum varietas que processibus nostris improvide sepe circumfluit, (26)
et nacionum pluralitas que sub dominii nostri felicitate respirat, (25)
in statu vivendi pacifico causam nobis continue meditationis adducant (27)
quadam tamen prerogativa familiaris cogitationis inducimur, (23)
et assidua meditatione pensamus (14)
qualiter peculiaris regni nostri Sicilie populus (19)
cujus specialiter nos cura sollicitat (14)
cujus nobis est hereditas omni possessione preclarior (19)
sic tranquillitatis decore prepolleat(13)
ut sub Cesaris Augusti temporibus augeatur. (14)
106Ces effets pourraient paraître en partie dus au hasard. Ils sont au contraire soigneusement contrôlés, le bon emploi du compar exigeant d’éviter la répétition trop systématique d’unités de longueur strictement équivalentes qui, rythmées, pourraient rappeler fâcheusement les « puérilités » de la poésie rythmique qu’il ne s’agit pas, en théorie, de singer125. La déclamation à laquelle l’exorde126, comme le reste de la lettre, donnait lieu, évoquait plutôt les antiennes liturgiques, car elle était fondée sur les mêmes principes musicaux d’alternance entre de longues plages de récitation autour de la même teneur mélodique médiane, et de brusques abaissements et élévations scandant la ponctuation du texte chanté ou récité.
Le reste de l’édifice : narratio, petitio et conclusio
107Les trois parties suivantes de la lettre ne posent pas de problème d’analyse particulier. Au xiiie siècle, le cadre classique est harmonieusement adapté aux divers types de lettres. Dans les lettres de forme, les attendus et le dispositif proprement dit se confondent avec la narratio et la petitio, tandis que la plupart des lettres de persuasion des premiers livres voient leur narratio se terminer par une demande d’assistance ou un appel à la fidélité qui s’adapte bien au concept de petitio. Enfin, la conclusio n’est pas toujours présente, mais très souvent, selon les préceptes des artes, tire les conséquences des développements précédents en une phrase lapidaire qui peut être résumée en une courte période127. L’adaptation des lettres de taille et de fonction variées à cet idéal a donné lieu à la construction de miniatures rhétoriques dont la fonction n’est précisément que de faire apprécier l’art avec lequel le dictator a respecté les préceptes canoniques dans un espace restreint. Tel était l’intérêt de deux lettres de fantaisie censées représenter un échange épistolaire menaçant entre Frédéric II et le sultan d’Égypte ou de Konya (PdV II, 18 et 19) :
108Voici la réponse du sultan à Frédéric II :
Si hilarem datorem Deus diligit, me diligit et si beatius est dare quam recipere, beatus ero (exorde128). Prohibe igitur Christianos tuos ne seviant in Saracenos meos (petitio) ; alioquin invenies me tibi minantem (conclusio).
« Si Dieu chérit ceux qui donnent joyeusement, il me chérit, et s’il est plus heureux de donner que de recevoir, je serai heureux. Empêche donc tes Chrétiens de sévir contre mes Sarrasins ; autrement, tu me trouveras te menaçant ».
109Le précepte fondamental qui gouverne la rédaction de la narratio, et qui différencie les lettres de persuasion des lettres de forme, est l’adaptation de ce cadre structurel au fond peu contraignant à la diversité des cas, au moyen de la double doctrine de l’ampliatio/ amplification, gouvernant la construction des lettres de persuasion, et de l’abbreviatio qui trouve son terrain d’élection dans les lettres de forme. Mais pour pouvoir analyser l’incidence de ces doctrines sur la construction des lettres, il faudra avoir auparavant examiné leurs procédés de construction syntaxique et rythmique, et s’être familiarisé avec l’emploi des colores rhetorici.
2.2.1.2. La technique de charpentage : structure syntaxique et rythmique
Construction de la phrase : colon, membre, période
110Une attention particulière est en effet attachée à la construction de la phrase complexe (clausula, à ne pas confondre avec la clausule métrique de l’antiquité classique) dont l’organisation conditionne le rythme et la lecture. Selon Bene, la phrase (clausula) est composée de plusieurs distinctiones, dont le nombre peut varier de un à sept. Plusieurs clausules peuvent elles-mêmes être reliées au moyen de conjonctions129. Mais la clausule idéale, pour s’adapter aux règles de la ponctuation vocale et écrite, est théoriquement divisée en trois distinctiones, dont la première, nommée dependens ou coma, est une proposition dépendante ; la seconde, constans, membrum ou colon/ colum la complète, tandis que la troisième, finitiva, periodus ou circuitus ferme l’ensemble, selon le schéma simplifié suivant :
Cum inter omnes virtutes caritas optineat principatum (= dependens =coma)
non est sine ipsa virtutum certa possessio (= constans = colum)
in qua est omnium illarum posita certitudo (= finitiva = periodus = circuitus)130.
111Selon les théories en vigueur à la Curie pendant l’activité de Thomas de Capoue, la lettre idéale décline cette construction en créant des regroupements ternaires de ces clausules ternaires pour aboutir à des ensembles parfaitement équilibrés de trois clausules ternaires131.
112Le système a inspiré trois couleurs rhétoriques, nommées selon la double terminologie gréco-latine alors en vigueur articulus/coma, membrum/colon et continuatio/periodus, dont la dernière correspond au sens classique du mot période, puisqu’elle reprend l’idée d’une période achevée, où une clausule organisée selon le schéma ternaire réussit à former un ensemble sémantique parfaitement clos et équilibré, contenant à lui seul tout un message.
113Cette figure syntaxique, particulièrement goûtée dans la conclusion de la lettre et dans la rédaction des sentences, peut se confondre avec la lettre elle-même, alors réduite à une sorte de miniature artistique. Cet art de la réduction d’une lettre à la période (au sens moderne) est emblématiquement illustré dans le recueil des lettres par un billet de Frédéric II au cardinal Thomas de Capoue (PdV III, 19), découpé dans une lettre originale plus longue par les membres de la chancellerie pour arriver à cette épure :
Equum hyspanum gratanter accepimus ab experto probatum (constans = colum), quem tanto cariorem habemus (dependens = coma) quanto gratiora sunt munera sacerdotum (finitiva = periodus)132.
114Il s’agit sans doute là encore d’une allusion spéculaire, puisque c’est ledit Thomas de Capoue qui a parachevé la théorisation de cette construction, laquelle s’adapte parfaitement à la correspondance administrative, comme le montre ce billet également extrait du troisième livre :
PdV III, 30 : Presentiam tuam pro quibusdam excellentie nostre servitiis utilem reputantes (dependens), fidelitate tue precipiendo manda-mus (constans), quatinus receptis presentibus in continenti ad curiam nostram festinus accedas in nostris servitiis moraturus (finitiva).
« Considérant ta présence utile en vue de certains services à accomplir pour notre Excellence, nous mandons et enjoignons à ta fidélité, que, sitôt reçues les présentes, tu aies incontinent à venir au plus vite à notre Cour, pour y demeurer à notre service ».
115La théorie de la clausule (au sens de proposition complexe) a également une dimension musicale fondamentale, car l’équivalence dependens/coma, constans/colon, finitiva/periodus correspond à une théorie de la ponctuation écrite et orale dont la discussion par Bene permet de comprendre une partie des techniques de récitation de la lettre, explicitement assimilée à la récitation ecclésiastique et ironiquement comparée dans ses excès à la lecture de l’antiphonaire.
116Pour Bene, la fin du coma et celle du colon doivent être marquées par une montée de la voix, qui ne doit s’abaisser qu’à la fin du periodus133. Pour d’autres théoriciens, la lecture doit rigoureusement suivre les indications des accents de ponctuation. La voix doit monter à la fin du coma, marquée par un point surmonté d’une virgule ; descendre un peu à la fin du colon, marquée par un point sans virgule ; et descendre beaucoup plus bas à la fin de la période134. Les critiques de Bene sur cette conception quasi-neumatique de la prononciation suivant la graphie des signes d’accentuation montrent que cette dernière était probablement suivie par certains, mais paraissait sans doute trop artificielle à la majorité, même s’il est impossible de savoir quels étaient les usages en vigueur à la cour impériale135.
117Cette dimension musicale de la construction syntaxique permet de mieux comprendre l’enjeu des constructions équilibrées en compar/rithmon rencontrées dans la description des exordes et d’approcher de la technique de déclamation des lettres. Mais pour parachever cette première approche structurelle, grammaticale et musicale de la lettre, il faut encore examiner deux points : le travail de cursus et l’attention portée aux enchaînements sonores.
Le cursus : un embellissement fondamental
118La chancellerie impériale ayant adopté sans réserves apparentes les règles en vigueur à la Curie, plus simples que celles des théoriciens français du xiie siècle, nous n’avons heureusement pas à aborder le nœud gordien des rapports entre les deux théories du cursus dont les traités se font alors l’écho. Le cursus, fonctionnellement analogue aux clausules métriques de l’antiquité, est une ornementation rythmique qui intervient obligatoirement à la fin de chaque membre de la période, et potentiellement à chaque arrêt naturel du discours, et contribue à accentuer le caractère musical de la déclamation de la lettre. Les trois types de cursus les plus fréquemment employés donnaient lieu à des effets de déclamations contrastés qui s’ajoutaient aux effets d’intonation précédemment évoqués pour achever de donner à la récitation solennelle un effet quasiliturgique136.
119La technique du cursus médiéval classique consiste à regrouper harmonieusement les mots conclusifs d’un membre de phrase pour obtenir une succession de syllabes accentuées et non accentuées selon les quatre schémas théoriques suivants (x = accent, - = absence d’accent) :
Cursus planus x--x- : PdV I, 30 : Perfecte sollicitúdinis zélus
Cursus tardus x--x-- : PdV IV, 7 : quod ab amaritudine súmit exórdium
Cursus velox x----x- : PdV I, 13 : qui ad Cesaris angústias nitebántur
Cursus trispondaicus : x- (x)- x - : PdV I, 10 : ecclesiasticárum pérsonárum137
120Le cursus velox, comme son nom l’indique, anime la phrase, puisque la succession de quatre syllabes non accentuées provoque un effet d’accélération avant la pénultième. Particulièrement adapté à des enchaînements de mots quadrisyllabiques, il est privilégié en fin de période, dont il rehausse l’énergie et la majesté. Le cursus planus, plus calme, se retrouve le plus souvent comme ornementation de la seconde partie de la clausule. Enfin, le cursus tardus introduit un effet de lenteur provoqué par l’action de ralentissement des deux syllabes non accentuées après la dernière syllabe accentuée. Il est souvent réservé à la première partie de la clausule, dont l’ensemble forme alors une succession dynamique tardus-planus-velox138. L’utilisation artistique de ces procédés peut se lire dans la construction du début de la lettre de Frédéric II commandant l’exécution des funérailles solennelles de l’impératrice Isabelle, où l’importance du cursus tardus accentue l’effet funèbre (PdV IV, 2)139 :
Latentis hóstis insídias (tardus) non potúimus effúgere (tardus ?)140, quin post innúmeras regiónes (velox) sub virga maiestatis nóstre dedúctas (planus), serenissimam Augustam ex regali progénie órtam (planus), nobis pace potiéntibus et quiéte (velox), impie mórtis ignávia (tardus) subríperet violénter (velox)141,
« Nous n’avons pu échapper aux embûches de l’ennemi latent, si bien qu’après avoir placé sous la férule de Notre Majesté d’innombrables régions, la sérénissime impératrice, née de souche royale, alors que nous jouissions de la paix et du repos, nous a été violemment soustraite par la cruauté de de la mort impie ».
121En revanche, dans l’attaque de la lettre de Frédéric II aux cardinaux PdV I, 6, l’emploi prédominant du velox, après le double cursus tardus du début, introduit un vigoureux élan :
Cum sit Christus cáput Ecclésie (tardus), et in Pétri vocábulo (tar-dus) suam fundaverit Ecclésiam supra Pétram (velox), vos Apostolorum státuit successóres (velox), ut Petro pro ómnibus ministránte (velox) vos qui estis candelábra Ecclésie (tardus) supra montem non sub módio constitúti (velox), revera omnibus qui sunt in domo Domini ex effectu bonorum óperum luceátis (velox), nec a pública mundi língua (velox) et conscientia generali veritatis vos subtráhere intendátis (velox).
« Alors que Christ est le chef de l’Église, et qu’il a fondé son église au nom de Pierre sur la pierre, vous, c’est comme successeurs des apôtres qu’il vous a institués, afin que Pierre exerçant pour tous son ministère, vous qui êtes les candélabres de l’Église placés sur la montagne, non sous le boisseau, véritablement pour tous ceux qui sont dans la maison du seigneur, vous brilliez par l’effet de vos bonnes œuvres, et non pour que vous entendiez vous soustraire à la rumeur publique et à la conscience générale du monde ».
122L’emploi intensif du cursus présuppose une réorganisation constante de l’ordre de la phrase et une sélection des mots les plus aptes à entrer, en particulier, dans le cadre contraignant du cursus velox. Il explique et favorise le processus d’amplification syntaxique qui voit dans les lettres l’accumulation d’adverbes majoritairement quadrisyllabiques, bien adaptés à ce dernier (viriliter, crudeliter142), le remplacement de formules positives simples par des doubles négations (oneris non expertem143), et d’adverbes positifs par leurs comparatifs (studiosius procuramus)144, enfin le choix de certains termes dérivés plus adaptés que leurs modèles de dérivation au cadre rythmique (venire/devenire : ad nostrum dominium devenerunt145).
123Etant donné la fréquence du cursus, c’est la lettre toute entière qui est transfigurée de son statut prosaïque naturel en un état artificiel qui lui donne une dignité quasi-équivalente à celle de la poésie métrique, avec laquelle le cursus se confond d’ailleurs dans certains cas particuliers (en s’assimilant alors dans les faits à la clausule héroïque des anciens, comme dans PdV V, 20 : laxávit habénas, ou PdV VI, 26, moderámur habénas146). Mais l’application des règles du cursus donne aussi lieu à des recherches d’effets sonores visant à souligner l’effet rythmique qui introduisent à l’analyse des couleurs de rhétorique.
Au-delà du cursus et vers les figures : le travail sonore et rythmique à l’intérieur de la phrase
124Les notaires de la chancellerie impériale ne se contentaient pas, en effet, de suivre négativement les exigences d’euphonie, elles aussi théorisées à partir des théories classiques, qui prescrivent par exemple d’éviter le hiatus, ou la succession de consonnes identiques à la fin et au début de deux mots consécutifs (rex Xerxes)147. Ils ont réalisé un travail d’embellissement rythmique par assonances et allitérations qui n’était pas théorisé en tant que tel dans les parties des traités concernant les couleurs rhétoriques, bien qu’il eût des affinités importantes avec certaines d’entre elles (en particulier l’annominatio, qui consiste à jouer sur les sons et les sens de deux mots de forme voisine, ou à répéter le même mot sous une forme différente148).
125Dans les Lettres, ces embellissements purement sonores sont principalement de trois types. L’exigence de variation rythmique conduit généralement les notaires à éviter la succession de mots d’un même nombre de syllabes, particulièrement s’ils ont la même accentuation, mais il arrive qu’en dépit des prescriptions expresses des artes dictaminis à ce sujet, une telle succession soit recherchée pour son effet rythmique, comme dans le pompeux groupement de trisyllabes de l’exorde de PdV III, 72 : Ardens semper fuit cor nostrum ab etatis nostre principio, postquam regalem indolem illustris natura Cesarum de virtute contingente prevenit149. Inversement, un effet de balancement, renforcé par un chiasme sonore, a été créé par la succession alternée de tri – et quadrisyllabes dans le passage suivant de PdV III, 3 : et corporis nostri membra dudum in Italicis partibus laboribus bellicis fatigata150, regni nostri quiete deliciose reficimus.
126Les notaires sont également friands d’assonances et d’allitérations, et c’est là un des points où leur pratique contredit le plus explicitement les enseignements théoriques de la majorité des artes et en particulier du Candelabrum. Un certain nombre de ces effets interviennent dans des cas qui peuvent être rapportés à la couleur dite annominatio (II, 30, exterius et exactrix ; II, 38 : serenitas abstineret), mais la majorité d’entre eux tiennent de la pure recherche d’effets sonores.
127On distinguera les répétitions internes de consonnes (v, I, 4 : inviolata servari volumus ; p, I, 15 : quod nos non oporteat amplius pacem imprudenter expetere, sed potius acceptare petitam) ; les jeux sur la répétition d’une même terminaison finale de termes dans des fonctions différentes à rapprocher des deux couleurs similiter desinens et similiter cadens (syllabe um, I, 10 : ad salubre igitur et festinum subsidium procurandum fidelium nostrorum omnium (...) ecclesiarum potissime et personarum ecclesiasticarum ; ou encore, I, 11 : ad conterendam una nobiscum hostium venientium superbiam Tartarorum) ; la succession assonancée de voyelles dans des chaînes de mots différents (II, 35 : necessario cursu succurrere crederemus)151 ; enfin et surtout les très nombreuses allitérations de consonnes initiales dans une succession de trois, voire quatre mots (I, 21 : habens quodammodo de publica perturbatione pruritum ; I, 21 : perfidiam et periuria predicans universis ; I, 21 : set is, quem speravimus ea so lummodo que sursum sunt sapere...152)
128À ces enchaînements sonores spectaculaires mais de structure relativement simple, et qui trouvent de nombreux échos dans les techniques du dictamen contemporain153, il faut ajouter tout un ensemble de constructions assonancées en miroir, intervenant généralement à l’emplacement des cursus de fin de clausule, qui forment de véritables entrelacs sonores d’une extrême virtuosité, par exemple le très remarquable eorum vexillis et clavium exiverunt (I, 8), avec son inversion vexi – exiv, encadrée par deux r, presque à équidistance du pivot formé par le v médian de clavium154. Certaines répétitions en écho semblent avoir été tendanciellement prisées à l’emplacement des cursus de fin de clausule, comme celle de deux x à très court intervalle (très nombreux exemples, dont II, 30 : qualibet exterioris auxilii, III, 39, luxuriose tamen non vixi ; IV, 14 : excedere pretaxatum ; V, 50 : qui non aliter sanxit inchoata exerceri certamina ; V, 112 : exbanniendos duximus155).
129Il n’est pas possible de trouver une justification théorique dans les traités à l’ensemble de ces raffinements, dont une bonne partie semble contredire explicitement les préceptes d’euphonie des artes dictaminis156, mais une de leurs sources d’inspiration majeures semble bien avoir été la poésie métrique classique cultivée comme source d’exemples pratiques complétant et illustrant les analyses rhétoriques des artes poetrie et dictaminis. L’origine probable du procédé d’allitération des consonnes initiales de groupes de trois, voire quatre mots consécutifs se trouve dans les techniques de versification des grands poètes de la tradition classique, Virgile, Lucain ou Ovide157. C’est dans l’étude pratique de ces autorités antiques et de leurs imitateurs français du xiie siècle que Pierre de la Vigne et ses collègues ont peut-être trouvé l’idée de ces procédés de composition, et la richesse des effets sonores qu’ils pouvaient en tirer les a fait adopter contre les exigences théoriques de l’ars dictaminis.
Signification du travail rythmique : une conception poétique de la prose
130De l’agencement général de la lettre à celui des unités syntaxiques les plus simples, l’activité des notaires se traduit donc par un usage constant des possibilités rythmiques et mélodiques du langage pour créer un tissu linguistique qui, sous l’apparence de la prose, répond en fait à des contraintes aussi lourdes que celles de la métrique, ou plutôt aux contraintes de la métrique158, transposées à la prose dans un jeu d’une rare complexité. La lettre prend ainsi la forme d’une véritable incantation. Par son attraction sonore, elle suscite déjà chez l’auditeur des émotions et des réactions physiques analogues à la musique, dont elle est d’ailleurs pour les élites lettrées du xiiie siècle, en tant qu’application des lois de la musique du langage, une manifestation sans doute bien plus achevée que la musique instrumentale159. C’est la correspondance pratique d’une conception du dictamen comme « poésie prosaïque » qui se devine dans certains passages des traités théoriques du début du xiiie siècle160, et que la fin d’un éloge du chancelier de Bohême composé par Henri d’Isernia à la manière de l’éloge de Pierre de la Vigne écrit un quart de siècle plus tôt par Nicolas de Rocca semble commenter161 :
Natura solemniter hilarescat, pre ceteris aliis iocundioris preludii iubilo muse Sycilides solemnizent, que in plectro lascivientes altisono, phebee cithare delibando ad ipsius viri honorem et gloriam versus istos prosaycos cecinere, de cuius vernant muneribus et gracia in populis reflorescunt162.
« Que la nature s’en réjouisse solennellement, et surtout, que les muses Siciliennes le solennisent (= l’éloge de cet homme) dans la jubilation d’un prélude plus joyeux, elles qui, dansant dans leur délire en accord avec le plectre sonore de la cithare phébéenne, ont chanté ces vers prosaïques en l’honneur et pour la gloire de cet homme, dont les présents les font reverdir, la grâce refleurir parmi les peuples ».
131Sur cette riche texture, le dictator va ajuster des couleurs rhétoriques qui s’imprimeront dans l’auditeur ainsi mis en condition163. Ce sont ces couleurs au centre de la théorie rhétorique qu’il faut maintenant décomposer.
2.2.2. La lettre comme peinture : les colores rhetorici de l’ornatus facilis
132Les couleurs rhétoriques sont un héritage commun à l’Antiquité, au Moyen Âge et à l’âge classique, mais dans ce domaine comme ailleurs, il importe de comprendre l’interprétation particulière qu’en donnaient les théoriciens du Moyen Âge pour mesurer exactement les procédés et les effets – postulés et réels – de leur application par les dictatores du xiiie siècle164.
2.2.2.1. Comment analyser les figures de rhétorique du dictamen médiéval
133L’étude de leur utilisation à la chancellerie sicilienne est d’autant plus importante pour comprendre de quoi était fait ce stylus supremus campanien que, contrairement aux techniques générales de construction rythmique de la phrase, communes à l’ensemble des lettres, l’emploi des colores rhetorici est censé ne répondre qu’à des besoins précis et différenciés, et être exclu de la rédaction de bien des documents165.
134Une partie d’entre ces couleurs, celles que l’époque classique appellera les figures de style, sont en théorie considérées comme superficielles166, et inconvenantes dans un discours grave (donc par définition dans la majorité des lettres envisagées), alors que celles qui sont regroupées sous le nom de tropes (figures de pensée) sont censées lui convenir particulièrement par leur gravité supposée, parce qu’elles entretiennent un rapport étroit avec la Bible et ses lectures allégoriques167. Par ailleurs, la description des colores et des exemples qui les accompagnent chez une bonne partie des théoriciens a été empruntée à des traités de rhétorique oratoire, judiciaire et politique qui les envisagent dans l’optique d’un débat où les deux parties seraient en présence, comme le rappellent les commentaires de chaque color, souvent tirés du Ad Herennium. De là tout un décalage avec leur application dans une rhétorique de la persuasion épistolaire168.
135Aussi l’étude du choix et de l’utilisation des différents colores à travers les Lettres permet-elle d’émettre des hypothèses sur l’adaptation de ce système de référence oratoire à l’argumentation politique médiévale ; mais aussi, de mesurer à quel point les injonctions théoriques concernant l’emploi au cas par cas des couleurs entrent parfois en contradiction avec leur usage pratique.
136Les limites à cette enquête tiennent à l’ampleur du matériau envisagé, et à la grande proximité de la plupart des colores, qui sont regroupés dans le Candelabrum comme dans la plupart des autres traités en fonction de leurs affinités169. S’il était normal de chercher à constater la présence ou l’absence des soixante-quatre couleurs décrites par Bene dans l’ensemble des lettres, il aurait été fastidieux de cataloguer l’ensemble des colores rencontrés dans l’analyse, d’autant plus que la majorité des passages concernés sont susceptibles de doubles, voire de triples interprétations170.
137Sans prétendre à l’exhaustivité, présentons donc une rapide analyse de l’emploi des colores utilisés dans les lettres suivant l’ordre adopté par Bene, en indiquant pour chacun d’entre eux la fréquence ou l’absence apparente d’utilisation, et en fournissant un choix d’exemples partiellement commentés.
2.2.2.2. Les colores verborum et l’ornatus facilis. La base de l’ornementation des Lettres
138Bene divise les colores rhetorici en quarante-cinq colores verborum, applicables à un colon ou une courte clausule, dont dix tropes, et dix-neuf colores sententiarum, applicables à l’ensemble d’un développement. Je réserverai l’étude des tropes et de certains colores sententiarum aux sous-parties concernant la transumptio et l’ampliatio, n’abordant pour l’instant que les trente-cinq colores verborum, réputés d’ornementation superficielle (ornatus facilis).
Figures de répétition (1-4)
139Un premier groupe de quatre couleurs voisines est constitué par la repetitio (anaphora), la conversio (anadiplosis171), la complexio (exocensis) et la traductio (epanados). Un même terme est répété dans chaque début de partie de phrase ou de phrase (repetitio)172, ou au contraire à la fin (conversio)173 ; l’utilisation conjointe de ces deux colores engendre la complexio174. Dans la traductio enfin, le verbum répété à l’identique correspond en fait à deux mots différents (ou à deux cas différents du même mot) homonymes par le hasard des déclinaisons et des conjugaisons (curas forme du verbe curo et curas forme du nom cura175).
140Il s’agit donc d’un ensemble de figures aisément identifiables et d’apparence plutôt spectaculaire, dont l’utilisation très contrastée par la chancellerie peut se résumer simplement. Aussi bien pour la chancellerie papale que pour la chancellerie impériale entre 1220 et 1238, la repetitio/anaphora est une couleur de prédilection, et cette tendance ne se dément pas entre 1237 et 1254 (douze exemples dans les trois premiers livres). L’emploi de cette couleur est bien déterminé, souvent couplé avec une interrogation ou une injonction rhétorique. Particulièrement réservée au début ou à la fin de la lettre, l’anaphore a un effet évocateur et affectif très fort, et sert à souligner l’intensité des sentiments ou de la description176, comme dans la lettre PdV I, 18, adressée à saint Louis à Chypre sur les agissements du pape et des mendiants :
Movemur, quod nunc videmus illos in arma consurgere, qui predicare tantum debent verbum Dei.
Movemur, in gremio proprio nutrivisse serpentes, quos quanto familiarius hucusque tractavimus, tanto nunc hostes pestiferos graviusinvenimus.
Movemur profondius, et terre sancte necessitatibus precipue condolemus, que cum ad sui recuperationem nobis dudum firmo proposito, arma et scutum viriliter adsumentibus, et potenter gallicarum virium recepto subsidio universale Christianorum subsidium expectaret, papali suffragio frustrata jam remanet177.
« Nous sommes bouleversés de voir courir aux armes ceux qui devraient ne prêcher que la parole de Dieu ;
Nous sommes bouleversés d’avoir nourri dans notre propre sein des serpents, que nous avons trouvés être des ennemis porteurs d’une peste d’autant plus grave que nous les avions traités plus familièrement ;
Nous sommes bouleversés plus profondément, et nous lamentons surtout des nécessités de la Terre Sainte : alors que pour sa récupération, d’un ferme propos, Nous avions pris virilement armes et bouclier, et qu’après avoir reçu le puissant secours des forces gauloises, elle attendait le secours universel des Chrétiens, elle reste frustrée du secours papal ».
141À une exception près, cette figure éminemment théâtrale n’est employée que dans les lettres de persuasion et les jeux littéraires. Le texte à valeur juridique forte dans lequel elle est utilisée est la constitution contre les hérétiques Pd V I, 26 où elle sert à stigmatiser leur perversité :
Hii sunt angeli pessimi, hii sunt filii pravitatum a patre nequitie et fraudis auctore ad simplices animas destinati, hii sunt colubri qui columbas decipiunt, hii serpentes qui latenter videntur inserpere et sub mellis dulcedine evomere.
« Ce sont eux les anges mauvais, ce sont eux les fils de la dépravation, que le père de la malice, l’auteur de la tromperie, envoie vers les esprits simples, ce sont eux les couleuvres qui trompent les colombes, eux les serpents qui semblent ramper en se cachant pour vomir sous la douceur du miel ».
142En revanche, la conversio est pratiquement absente des Lettres178. La complexio, emploi simultané de la conversio et de la repetitio, est a fortiori introuvable. De même, la traductio ne se retrouve apparemment qu’une fois, et dans une lettre qui n’a pas valeur emblématique, puisqu’il s’agit de l’éloge de l’empereur par Pierre de la Vigne, lui-même un peu à part dans les exercices littéraires du troisième livre179. La présence de cette figure dans une composition d’apparat réservée au palais est un indice a contrario que ces trois couleurs extrêmement vives étaient bien exclues par choix dans la composition des lettres plus ordinaires.
Figures d’interrogations, oppositions, apostrophes, sentences (5-9)
143Les cinq couleurs suivantes forment un ensemble à première vue assez disparate, dont le rapprochement originel ne s’explique que par l’enchaînement de la logique argumentative judiciaire. La contentio et le contrarium (tous deux appelés antitheton) sont deux variétés d’un même procédé d’opposition terme à terme, la se-conde se différenciant de la première parce que le second membre de l’opposition est logiquement dérivé du premier. Cette couleur dont l’adaptation ne posait pas de problème particulier est normalement représentée, avec une fréquence plus grande pour la contentio, plus simple, dans les trois premiers livres. L’exclamatio (apostrophe) n’a pas besoin d’être explicitée, et n’avait aucune raison d’être évitée.
144En revanche l’interrogatio (pisma) pose un problème d’interprétation. Cette couleur reçoit chez Bene une définition précise héritée de son origine judiciaire, qui suppose qu’une interrogation rhétorique auprès de l’adversaire soit aussitôt suivie d’une conclusion donnée par l’orateur. Prise à la lettre, elle ne se retrouve pas dans les trois premiers livres des lettres. Comprise comme une simple interrogation rhétorique, elle fournirait en revanche de nombreux exemples, comme le montrent les anaphores citées plus haut.
145La ratiocinatio, qui consiste en une suite d’interrogations et de déductions faites à haute voix par l’orateur, n’a pas été réemployée. En revanche, la sententia (parabole, ou proverbium), qui vient confirmer la logique de l’argument, est présente dans les quatre premiers livres180. Cette couleur extrêmement en vogue dans la rhétorique des cités lombardes au xiiie siècle, et dont l’utilisation en tête de lettre fait l’objet d’un débat intense181, n’intervient en général pas dans l’exorde. La chancellerie impériale semble donc, dans une certaine mesure, suivre l’avis des théoriciens conservateurs comme Bene, et éprouver une certaine répugnance à faire un emploi excessif de cette couleur, qu’elle associe souvent à des topoï médicaux empruntés à la Bible182.
Quatre figures fondées sur le rythme de la phrase (10-13)
146Nous avons déjà rencontré les quatre figures suivantes, membrum/colon, articulus/coma, continuatio/periodus, compar/rithmon, dans le chapitre précédent. Le colon devient une figure de rhétorique quand trois ou plusieurs courtes propositions dependentes sont associées par une conjonction. Cette figure, peut-être parce qu’elle entraînait une série de parallélismes rythmiques très rapides et trop grossiers, n’a guère été retenue183. De même, les exemples d’articulus, une succession rapide de mots ou d’éléments de proposition plus complexes séparés par une virgule, n’apparaissent que très rarement184. En revanche, la continuatio (periodus) et le compar (rithmon) déjà analysés sont omniprésents. Cette fois, le choix s’explique sans grand problème par l’extension de la structure périodique à l’ensemble des lettres, tous types confondus. La conséquence en est une répugnance naturelle envers deux figures (membrum et articulus) qui brisent le rythme même de la période, alors qu’elle favorise les deux autres (compar, continuatio).
Trois couleurs jouant sur les sons (14-16)
147Les trois couleurs suivantes, sans doute les trois colores rhetorici les plus avidement investis par la production écrite médiévale, introduisent au cœur du débat sur la gravité du style. En effet, Bene dit expressément du similiter cadens (ou homeoptoton, phrases ou parties de phrases se terminant par deux noms ayant la même terminaison), du similiter desinens (ou homeoteleuton, la même chose avec deux verbes) comme de l’annominatio (ou paranomasia), jeu de mots entre deux formes différentes du même nom, ou deux noms légèrement différents, par addition ou soustraction d’une lettre : Cardines/cardinales, Petra/Petrus, mendicant/manducent, mais aussi excellencia/intellexit, legato/legatis, valentibus/volentibus, remis/remige, dominium/demanium :
Et notandum quod tres predicti colores, scilicet similiter cadens, similiter desinens, annominatio, habent multum leporis et festivitatis sed parum pulcritudinis et dignitatis. Unde, cum veritatem dicimus, est rarius his utendum, quia videntur elocutionem reddere puerilem ; ta-men, si raro incidant, sunt accepti185.
« Et l’on doit remarquer que les trois couleurs susdites, soit le similiter cadens, le similiter desinens et l’annominatio, ont beaucoup de grâce et gaieté, mais peu de magnificence et de dignité. À vrai dire, il faut les employer avec rareté, car elles semblent rendre l’élocution puérile ; pourtant, si elles interviennent rarement, elles sont acceptées ».
148Or, si la chancellerie semble éviter le plus possible les similiter desinens186 et n’employer qu’avec modération les similiter cadens187, elle fait en revanche un usage extrêmement actif de l’annominatio sous toutes ses formes, et contrairement à la plupart des autres couleurs, cet usage ne se limite pas aux lettres de persuasion, mais s’étend même dans certains cas aux lettres de forme concentrées dans les cinquième et sixième livres188.
149Cette importance n’est pas vraiment une surprise étant donné la valeur accordée par les notaires aux jeux d’échos et de miroirs sonores analysés plus haut, qui peuvent à la rigueur entrer dans cette catégorie. Elle participe à la fois d’une logique musicale déjà évoquée, et d’une réflexion sur la racine et l’étymologie sur laquelle nous reviendrons. Notons pour l’instant que cette technique de l’annominatio permet de créer des associations rhétoriques spectaculaires entre les termes rapprochés, engendrant autant d’associations d’idées potentiellement dévastatrices, comme, par exemple, celle qui change les cardinaux de gonds et colonnes de l’Église qu’ils devraient être en un nid de vipères (dans la lettre-pamphlet) PdV I, 14) :
Sed cardinales, ecclesie cardines et columne, quos diminutio capitis eclipsavit, quales ceteris venie impetratores existis, veritatem ipsam cum opprimitis ac vosmetipsos vindicetis ? Quales semitas ostenditis errantibus, qui a directionis gressibus deviatis ? Sedentes enim ut colubri, non que sursum sunt sapitis, sed que ante oculos sita sunt mundana, non spiritualia intuentibus providetis189.
« Mais vous, cardinaux, gonds (cardines) et colonnes de l’Église, que le retranchement de votre chef a plongés dans l’obscurité, comment vous faire procurateurs des grâces d’autrui, quand vous-mêmes opprimez la vérité et vous faites justice à vous-mêmes ? Quels chemins montrez-vous à ceux qui sont dans l’erreur, si vos pas dévient de la juste direction ? À ras de terre comme des serpents (colubri), vous ne ressentez pas ce qui est au dessus de vous, mais ce sont les biens de ce monde qui sont devant vos yeux, non les biens spirituels, que vous fournissez à ceux qui les convoitent ».
150Les notaires, qui ont suivi les injonctions des théoriciens en ce qui concerne deux de ces trois figures dans l’ensemble des lettres, toutes catégories confondues, s’y sont refusés pour la troisième, l’annominatio, qui leur est visiblement indispensable. Il est vrai que les exemples tirés des lettres de forme, qui ne concernent pratiquement que des cas secondaires et peu remarquables, de simples répétitions de mots à des cas différents ou des changements de modes de la même racine, sont si discrets, en comparaison avec les tours de prestidigitation verbale du genre de celui rencontré dans la lettre PdV I, 14, qu’on peut dire que l’annominatio, en tant que figure pleinement développée, est omniprésente dans les lettres de persuasion et quasi-absente dans les lettres de forme.
Quatre figures techniques d’emploi circonscrit (subjectio, gradatio, diffinitio, transitio 17-20)
151Les quatre couleurs suivantes offrent un échantillonnage de figures réservées à des emplois bien précis dans la rhétorique classique, que les notaires ont réutilisées ponctuellement en les adaptant à la technique épistolaire.
152La subjectio (cataprolensis) consiste à interpeller l’adversaire par une question rhétorique pour le mettre en difficulté. Bene note que in hac exornatione multum gravitatis et acrimonie continetur190. Elle ne peut guère être employée que dans des pamphlets adressés à des adversaires, comme Collegerunt pontifices191. La gradatio (climax) est une figure qui consiste à créer un enchaînement de propositions dont le dernier terme est repris dans la suivante, avec un effet d’animation certain. Voici par exemple le langage déchaîné qui est prêté au pape et à ses complices, toujours dans Collegerunt pontifices (PdV I, 1)192 :
Percutiamus acriter aiebant ipsum lingua, nec sagitta nostra plus lateat sed procedat, sic procedat ut feriat, sic feriat quod ledat, sic ledat ut iaceat, sic prosternatur, quod amplius non resurgat, et tunc clare videbimus, si sua somnia prosint illi !
« Percutons-le violemment de la langue, disaient-ils, et que notre flèche ne se cache plus mais qu’elle avance, qu’elle avance pour frapper, qu’elle frappe pour blesser, qu’elle blesse pour qu’il s’abatte, et qu’il soit ainsi prostré qu’il ne se relève plus, et alors nous verrons bien à quoi lui servent ses songes ! »
153C’est donc également une couleur violente, généralement utilisée dans des pamphlets, ou dans le panégyrique de Frédéric II193. Par ailleurs, comme le membrum et l’articulus, elle brise le rythme des périodes en introduisant une série de coupures. Les deux couleurs sont donc réservées aux lettres les plus violentes ou à des applications très spéciales.
154La diffinitio ou ethimologon ne repose pas chez Bene sur le même principe étymologique qu’une partie des annominatio. C’est une définition brève et simple des propriétés d’une chose traitée. Peu utilisée à titre d’argumentation, elle peut intervenir quand le besoin technique s’en fait sentir, comme dans les constitutions contre les hérétiques194. Enfin, la transitio (ou metaipon) est un procédé rhétorique de transition entre deux parties du discours nettement séparées, qui intervient ponctuellement pour relancer l’attention entre deux développements195.
Effets de manches rhétoriques et tendance à l’amplification : de la correctio à l’interpretatio (21-28)
155Le groupe de figures suivantes comprend en revanche des couleurs d’emploi très général. La correctio ou antipodosis, est une amplification rhétorique par remplacement d’un terme par un autre prétendument plus approprié, en fait plus fort, dont l’effet d’amplification est relevé par Bene196. La chancellerie l’emploie abondamment, en général en la couplant avec un procédé d’annominatio ou de contentio, pour obtenir un effet plus saisissant. PdV I, 18 est un exemple d’utilisation simple, en ouverture de lettre : Satis nos pungit interius res nova quam scribimus, immo nostra medullitus interiora perturbat ; PdV V, 2 (mandat d’exécution) un exemple de renforcement par contentio : Instar enim pietatis est in huiusmodi sceleris correctione fuisse crudelem. Quare, nec Dei reverentia retardet crudelitatis quin imo pietatis officium...197.
156L’occupatio (ou parentesis) est une omission rhétorique, dont on peut relever quelques emplois dérivés dans les grandes encycliques à destination des rois198. Bene traite ensuite des zeugma, sous trois formes :
157Le disiunctum (ipozeusis) intervient quand les cola sont organisés de manière indépendante les uns des autres. C’est une de ces couleurs introduisant une série de séparations que la chancellerie évite radicalement pour les raisons de construction des périodes déjà évoquées.
158La coniunctio et l’adiunctio, (çeuma a medio et omopitoton) sont deux formes différentes de constructions zeugmatiques dont je n’ai pas relevé systématiquement les exemples, potentiellement trop abondants, dans les lettres. Ce sont en effet des procédés quasi-inévitables de construction d’un discours complexe, particulièrement dans des structures telles que celle des clausules ternaires199.
159La conduplicatio (epanalemsis) est un effet de redoublement aut ratione amplificationis, aut commiserasionis200 d’un terme à intervalle très rapproché (au contraire de l’anaphore), abondamment utilisé pour son effet pathétique (I, 14, aux cardinaux : Dolor est siquidem, dolor ingens, si romana ecclesia, que mater esse debet omnium et magistra...)201.
160L’interpretatio (poliptoton) est une autre figure d’amplification, qui consiste à répéter l’idée contenue dans la proposition précédente en en variant les termes (II, 24 : Nollemus enim de laboribus et sudoribus tuis prompta dudum devotione dispersis, aliena meteretur falce victoria, et assumeret alius te in campo martio strenue currente triumphum), bien adaptée à l’ampleur de construction recherchée par les dictatores de la chancellerie202.
Six couleurs peu adaptées à la rhétorique des lettres (29-35)
161Les six dernières couleurs de l’ornatus facilis n’ont guère été reprises par les rédacteurs des lettres. La commutatio ou antimetabole est une figure complexe d’opposition entre deux couples de termes, vraisemblablement trop recherchée pour être souvent utilisée dans des lettres publiques203. Je ne l’ai retrouvée précisément que dans de rares passages, et notamment dans les jeux plus littéraires du troisième livre204. Elle fonctionne ainsi comme une pointe dans la lettre de flatterie du chapitre cathédral de Capoue à Pierre de la Vigne : O quantum vobis civitas capuana tenetur, quia non a civitate vel provincia laudem, sed civitati et provincie laudis titulum acquisistis, ut jam non Petrus a Capua, sed a Petro Capua latius agnoscatur (PdV III, 43), et dans la lettre de déploration hautement sophistiquée sur la mort de Bene, PdV IV, 7205.
162La permissio ou epicarope, dans laquelle l’orateur se met entre les mains de son adversaire, ne convenait guère à la majesté impériale206. La dubitatio (aperiodos), où l’orateur semble hésiter entre deux solutions, pourrait à la rigueur avoir été adaptée dans une lettre adressée à l’empereur par Pierre de la Vigne207. L’expeditio (procatalensis) est un passage en revue de mobiles possibles, dont on extrait le mobile probable de l’action reprochée à l’accusé. Trop judiciaire, elle n’a pas trouvé place dans la rhétorique des lettres.
163Le dissolutum (asinteton) est une extension de l’articulus, une succession de courtes propositions séparées par des virgules. Je n’en ai trouvé qu’un exemple, vraisemblablement parce que c’est une couleur qui, comme le membrum, l’articulus, la gradatio, s’oppose à la continuité de la période208. La precisio (eclipsis), qui laisse la phrase inachevée, est absente pour la même raison.
164Enfin, la conclusio (epilogus) prise au sens large s’assimile à l’ensemble des périodes terminales des lettres. Au sens étroit, cette couleur ramassant l’argumentation pour en déduire une conclusion nécessaire ne semble guère entrer, sauf exception, dans leur logique de rédaction209.
165Que conclure de cet emploi différencié des couleurs de l’ornatus facilis ? Il importe de distinguer entre les différents genres de lettres dans lesquels les colores sont employés. Le tableau suivant permet de mesurer l’emploi des colores en fonction du statut des lettres de la collection, tel qu’il a été discuté plus haut210. Les genres indiqués dans la colonne de droite renvoient respectivement aux lettres de persuasion ou politiques (P), aux jeux littéraires ou correspondances privées des notaires et de leurs amis (J) et aux lettres de forme (actes, mandats, privilèges...) regroupés dans les deux derniers livres (F). La mention « pamphlet » n’apparaît que quand la couleur indiquée n’est pas utilisée dans les lettres de persuasion ordinaire, mais seulement dans les lettres-pamphlets non officielles (PdV I, 1, 13, 17).
166Sur les trente-cinq colores analysés par Bene, seuls sept ne semblent pas représentés dans les Lettres (complexio, ratiocinatio, membrum, disiunctum, permissio, expeditio, precisio), mais onze autres interviennent très rarement (conversio, traductio, interrogatio ( ?), articulus, subiectio, diffinitio, commutatio, dubitatio, dissolutum, conclusio). Dans cet ensemble de dix-huit figures, on peut distinguer celles qui n’ont pas été réemployées parce que trop liées à des procédés d’argumentation judiciaire (ratiocinatio, interrogatio, permissio, diffinitio, dubitatio, conclusio, expeditio) ou parce que n’entrant pas bien dans la structure de la période (membrum, disiunctum, articulus, dissolutum, complexio).
167Un sous-ensemble est constitué par des figures rhétoriques particulières comme la traductio et la commutatio qui sont visiblement porteuses d’une valeur de virtuosité technique déconnectée de toute justification pratique, puisqu’on ne les retrouve que dans les jeux littéraires. L’interrogatio et la conclusio, enfin, sont susceptibles d’une interprétation diamétralement opposée selon qu’on les restreint à la définition précise des traités, ou qu’on les étend à leur définition la plus générale. Aucune de ces couleurs n’est représentée dans les lettres de forme.
168Le second sous-ensemble comprend sept couleurs de fréquence faible ou moyenne : exclamatio, sententia, similiter cadens, similiter desinens, gradatio, transitio, occupatio. Ponctuellement utilisées dans les lettres de persuasion pour leur efficacité rhétorique (sententia, exclamatio, gradatio, occupatio) ou leur charme esthétique (similiter cadens, similiter desinens), elles sont néanmoins tenues en lisière, vraisemblablement au nom de la doctrine de l’ornatus facilis : elles ne sont pas considérées comme suffisamment graves pour être employées couramment. Typique à cet égard est le cas de la spectaculaire gradatio, qui est réservée aux pamphlets les plus virulents.
169Enfin, le troisième ensemble comprend dix couleurs surreprésentées (repetitio, contentio, continuatio/periodus, annominatio, correctio, zeugma a medio et zeugma omopitoton, conduplicatio, et interpretatio). Certaines d’entre elles sont surtout représentées dans les lettres de persuasion, même si elles apparaissent ponctuellement dans les lettres de forme. Ce sont la repetitio/anaphore, l’annominatio, la conduplicatio et peut-être l’interpretatio. Repetitio et conduplicatio, auxquelles on peut ajouter la correctio, sont deux couleurs expressives qui à la différence de l’exclamatio ou de la gradatio, sont bien adaptées à la structure complexe des périodes auxquelles la continuatio/periodus, les zeugma et la conduplicatio sont liées par un fonctionnement quasi-symbiotique.
Un usage différencié en fonction des genres textuels
170Il est donc possible de conclure de cette enquête provisoire que l’exclusion des colores de l’ornatus facilis d’un stylus altus ou sublimis s’applique dans les différents genres de lettres produites à la chancellerie de Frédéric II et de Conrad IV de la manière suivante :
171Les colores sont tendanciellement écartés de la rédaction des lettres de forme. Ils sont employés de manière mesurée pour la rédaction des lettres de persuasion, qui se servent de la moitié d’entre eux. Un certain nombre de ces colores forme par ailleurs le noyau dur du jeu rhétorique : il est réservé aux jeux littéraires de la chancellerie, ou dans une toute autre optique (mais est-elle si radicalement différente ?) aux pamphlets officieux brossant un portrait féroce du pape ou des cardinaux (gradatio, subiectio), dont le rédacteur ne se considère pas lié par la norme stylistique requise pour les lettres officielles. Ces pamphlets, participant d’une certaine déraison causée par l’indignation, ne sont pas supposés être composés dans la raison et la dignité qui sied à la majesté impériale.
172Par ailleurs, cette interprétation est susceptible d’être encore affinée si l’on tient compte du décalage entre la théorie et la pratique des colores. Dans l’abstraction, le nombre de colores rhetorici utilisé pour les lettres de forme est réduit, mais pas insignifiant. Mais la moitié de ces figures sont en pratique inséparables des structures mêmes de la lettre, (ou au moins de son exorde) avec lesquelles elles se confondent tendanciellement (continuatio, rithmon, zeugma). Si on écarte ces cas particuliers, l’emploi des colores dans les lettres de forme se restreint donc singulièrement, à la fois en nombre mais aussi en fréquence, puisque la repetitio, l’annominatio et l’interpretatio, ne sont pas complètement absentes de ces dernières, mais interviennent dans des proportions bien moindres que dans les lettres de persuasion. Il est donc possible d’affirmer que dans l’esprit, sinon dans la lettre, la chancellerie obéit à l’injonction d’exclusion des trente-cinq colores de l’ornatus facilis. Quantitativement négligeables dans les lettres de forme, ceux-ci sont l’objet d’une utilisation raisonnée dans les lettres de persuasion, où leur présence est justifiée par leur efficacité rhétorique. Ils ne se trouvent intégralement employés que dans les divertissements amicaux du troisième livre et dans les lettres de déploration du quatrième livre.
2.2.3. La lettre comme imaginaire/imaginarium de la pensée et de la présence impériale : les techniques de transumptio et d’ampliatio
173Aux trente-cinq colores verborum de l’ornatus facilis/levis s’opposent les dix colores de l’ornatus gravis, les fameux tropes. Leur importance leur vaut en général une place à part dans les traités rhétoriques. Dans le Candelabrum, ces figures sont examinées une première fois à la suite des colores de l’ornatus facilis, et une seconde pour les quatre plus importantes (les tropi graviores) dans la partie où Bene traite des procédés d’invention211.
2.2.3.1. La transumptio entre grammaire, rhétorique et théologie
174Dans des traités où les colores ne sont pas étudiés en détail, comme le prologue de la summa de Richard de Pofi, où la Rhetorica novissima de Boncompagno, ils sont envisagés synthétiquement sous l’étiquette générale de transumptio (plutôt que de translatio, terme également en usage), laquelle est, pour reprendre les termes de Boncompagno, la « mère de toutes les ornementations »212.
Une catégorie rhétorique fondamentale du xiiie siècle
175Ce terme a dans la rhétorique classique un sens très particulier (celui de métalepse)213, mais est utilisé très différemment par les médiévaux, pour parler de l’ensemble des procédés métaphoriques regroupés à l’âge classique sous le nom de figures de pensée214. L’importance exceptionnelle donnée à ces colores par les dictatores du xiiie siècle s’explique aisément, si l’on tient compte de leur rôle central dans la pensée médiévale. La réflexion sur les tropes est en effet depuis saint Augustin et Donat un élément essentiel de la spéculation grammaticale et sémiotique, mais aussi de la pensée exégétique215.
176Mais le glissement de la notion de transumptio de la théologie vers les disciplines du langage et avant tout la rhétorique peut être examiné plus précisément à la fin du xiie siècle. On peut en effet trouver des traces de cette importation dans les artes dictaminis. Un des rares passages du Candelabrum que son éditeur considère comme original, faute de modèle emprunté à la tradition rhétorique, précisément une définition théorique de la translatio/transumptio, présente de très fortes ressemblances avec un chapitre des Theologice regule d’Alain de Lille216 :
177Cette similitude montre le passage d’une utilisation théologique du terme à sa réélaboration dans le domaine de l’ars dictaminis, de manière d’autant plus remarquable que les Règles de théologie ont probablement été composées par Alain de Lille dans la décennie 1190, le Candelabrum dans les années 1220217. Les dictatores italiens enseignant à Bologne dans le premier quart du xiiie siècle avaient donc peut-être assimilé non seulement les techniques d’écriture allégorique développées en France à partir de l’enseignement victorin, mais aussi leurs justifications et leurs implications théologiques les plus récentes, pour proposer des techniques d’allégorisation du discours adaptées à la rhétorique politique.
178Au xiiie siècle, la notion de transumptio permettait de placer la rhétorique dans une position médiane entre la grammaire et la théologie, et les réflexions de dictatores italiens sur ces figures étaient influencées par l’exégèse218.
179L’importance de l’analyse des tropes dans la pensée grammaticale du xiiie siècle tient au fait que la grammaire spéculative se concentre alors sur le problème des modes de signification (modi significandi). L’analyse des tropes, qui dérivent à partir du sens premier d’un terme un sens second en modifiant les règles de construction théoriques de la phrase (exemple classique : turba ruunt219) ou les alliances normales de mots (sunt lacrime rerum), permet de comprendre comment le langage peut contourner les règles contraignantes de la construction grammaticale pour ouvrir de nouvelles dimensions à la pensée220.
180Ainsi, la technique de la transumptio, en transposant la signification d’un mot, ou d’un ensemble de mots, à un autre, crée une représentation mentale (intellectus imaginarius) dont l’insolite permet à l’intelligence d’accéder à un ordre de vérité inaccessible au seul langage « naturel », non orné221. Par son emploi, le discours rhétorique, littéralement transfiguré, tend donc à s’égaler au discours par excellence, le discours biblique : c’est Dieu lui-même qui a le premier donné l’exemple de la transumptio, en donnant au texte sacré une dimension allégorique et tropologique permanente, et le dictator doit s’efforcer de l’imiter222.
181Boncompagno met ainsi en scène l’invention de la transumptio dans le paradis terrestre. Dieu commence par former l’homme à son image (première transumptio), puis invente la première transumptio biblique en lui intimant de ne pas manger du bois (ligno) de la science du bien et du mal. Or il s’agit non pas du bois, mais du fruit de l’arbre. Cette transumptio, poursuit le dictator, peut s’interpréter en des sens très différents. Certains disent que l’arbre en question était un pommier, d’autre un figuier, d’autres qu’il s’agissait en fait de l’union sexuelle. Et de conclure que la transumptio donne lieu à une diversité d’opinions, car il arrive fréquemment qu’elle contienne en soi une signification obscure223.
Transumptio, métaphore, droit et obscurité
182Cette association entre transumptio et obscurité livre la clé de l’allusion du juriste Odofredus au style de Pierre de la Vigne évoquée plus haut. La lecture de la phrase remise en contexte fait aisément comprendre que la fameuse remarque a été motivée par le commentaire d’un emploi « transumptif » du terme res, au sens de veritas, dans certaines parties du Digeste :
Aliquando nomen rei sumitur pro veritate, et sic sumitur in lege que dicit quotiens de re iuratur, id est de veritate, ut. infra. ti. pro. XI. l. quotiens de re iuratur, id est de veritate, et sic sumitur et in l(ege) que dicit si aliquis debet rem vel immutat veritatem falsum committit (...) Unde volentes obscure loqui et in supremo stilo ut faciunt summi doctores et sicut faciebat Petrus de Vineis quando volunt dicere in veritate ita est : non dicerent in veritate ita est : sed dicunt in re ita est224.
183On peut à présent comprendre précisément ce que le juriste entendait exactement par : obscure loqui et in supremo stilo. L’obscurité du stylus supremus des Lettres de Pierre de la Vigne est liée à l’utilisation de cet ensemble de procédés tropologiques qui permettent de donner au discours une profondeur inégalée, en lui restituant l’ensemble des potentialités symboliques du langage (les quatre niveaux de l’exégèse biblique). Mais ce procédé représente toujours un danger d’obscurité comme le rappelle Richard de Pofi dans son introduction à sa summa dictaminis :
Et quoique nous parlions souvent par transumption/métaphore, il importe pourtant que la transumption/métaphore soit similaire à la chose qui est décrite, si bien que si nous voulons dire que ces derniers temps la nef de Pierre est battue ou assaillie par le flot des tempêtes, une telle métaphore est assez acceptable. En effet par les flots des tempêtes, nous pouvons entendre sans trop de peine les tourments des tempêtes séculières, mais si l’on disait qu’elle est assaillie par les flots des montagnes, cela serait incongru, car les flots ne vont pas plus avec les montagnes, que le sanglier ne s’accorde avec les ondes ou les poissons avec les bois225.
184En forçant le trait, on pourrait donc dire que les prises de position théoriques et pratiques divergentes face à l’usage de la transumptio, caractéristique du stylus supremus, révèlent une succession de lignes de faille ordinairement dissimulées entre les exigences de certains dictatores et juristes lombards prônant une déflation linguistique au nom du respect des termes juridiques ; de dictatores de la Curie militant pour une certaine clarté linguistique, tout en recourant à la transumptio à certaines conditions, et de dictatores de la chancellerie impériale, n’hésitant pas à prendre le risque de l’obscurité au nom d’un pari linguistique sur l’efficacité de ces procédés rhétoriques226. On aura effectivement l’occasion de constater plus loin que l’usage que la chancellerie impériale fait des procédés allégoriques a pu poser des problèmes d’obscurité dans la droite ligne des remarques de Richard de Pofi.
185Mais il faut pour l’instant reprendre la description de ces colores particuliers, avant d’examiner plus précisément l’emploi qu’en fait la chancellerie pour imposer dans les intellects de ses destinataires une certaine ‘idée en image’ (intellectus imaginarius) de l’Empereur, de l’Empire et de ses adversaires.
2.2.3.2. La transumptio en détail : les dix derniers colores verborum, ou tropes
186Le premier des dix tropes est la nominatio ou onomatopeia. C’est en quelque sorte la figure de base, dont sont dérivées toutes les autres, puisqu’elle consiste à créer un mot qui n’existe pas encore pour décrire quelque chose, par exemple les verbes ‘onomatopéiques’ imitant selon Bene un son naturel (tinnire, mugire, rudere, murmurare, sibilare). Mais l’interprétation extensive de cette couleur lui donne un sens plus général, puisqu’elle s’applique également à la réimposition d’un nouveau sens à un nom, dans un but d’amplification (‘fragor civitatis maximus est auditus’, fragor s’appliquant normalement aux arbres)227.
187L’interprétation de l’emploi de cette couleur dépend d’une appréciation subjective du lecteur concernant le caractère inusité de l’emploi d’un mot ou d’une alliance de mots. Il faut probablement supposer que le procédé de nominatio en tant que création verbale était généralement pris dans un sens moins fort que celui de pure création d’un mot nouveau sans antécédents, et s’appliquait à l’emploi de dérivations verbales d’un effet particulier (Nero = neronizat, syrena, syreneat). Ainsi, l’empereur reproche aux papes de « marâtriser » les seins de l’affection maternelle que l’Église devrait avoir pour lui (I, 30 : et nobis materne dulcedinis proh dolor ubera novercat).
188La nominatio au sens d’alliance inusitée de deux termes peut s’observer dans bien des cas où un verbe chargé d’expressivité et de violence remplace un terme plus anodin pour mettre en relief l’agressivité de l’adversaire ou la toute puissance impériale. Le pape « décolore » la justice de la cause impériale (I, 4 : quibus evidentem nostre cause iustitiam decoloret), et éructe l’amertume de son esprit. À partir du moment où l’alliance entre les termes devient suffisamment familière, la nominatio rentre dans le cadre plus général de translatio (métaphore). On postule donc ici que les expressions iustitiam decoloret et amaritudinem eructat représentaient une alliance de termes insolite pour l’auditeur du xiiie siècle.
189Le second trope est la pronominatio, dite encore catacrisis ou antonomasia, qui consiste à appliquer la même technique en imposant un nom propre pris comme générique d’une qualité (Paris pour la beauté, Néron pour la cruauté, Thersite pour la laideur) à une personne. Chez de nombreux auteurs, ce trope a une extension plus grande, et concerne également le remplacement d’un nom commun par un autre moins approprié ou d’un nom propre par un nom commun pour des raisons de blâme ou d’éloge228. Les notaires impériaux employaient l’adverbe antonomastice229 dans ce sens extensif. La cour de Frédéric II était la cour par excellence : Sed licet in curia nostra, que consuevit hoc nomen antonomastice possidere...230.
190La denominatio ou métonymie a gardé son sens à travers les âges. C’est prendre un terme voisin pour désigner un concept (l’inventeur pour l’invention ; médecin et médecine ; l’instrument pour celui qui le manie ; lance et soldat ; le contenu pour le contenant)231. Elle n’apparaît qu’assez discrètement dans les lettres, en particulier dans des scènes de batailles sans doute influencées par Lucain.
191La circuitio ou périphrase est un procédé d’amplification de la description fondamental, qui sera traité en détail dans la section concernant l’ampliatio. Il consiste avant tout en une substantivation des adjectifs (oculos irreverentie pour oculos irreverentos).
192La transgressio (isteronproteron, en suivant toujours l’orthographe de Bene) est une inversion de l’ordre naturel de la phrase (classée dans les tropes parce qu’elle altère la nature du langage)232. Elle est indispensable à l’organisation d’un discours rhétorique « artificiel », dont elle rehausse la perfection. L’exorde de la lettre PdV I, 2, Illos felices describit antiquitas, quibus ex alieno prestatur cautela periculo en offre un bon exemple.
193La superlatio ou hyperbole n’a pas changé de sens jusqu’à nos jours233. Elle est abondamment utilisée par la chancellerie.
194Dans l’intellectio, synecdoque ou hyperbate, le tout est sous-entendu par une de ses parties, le pluriel par le singulier, ou le singulier par le pluriel234. C’est surtout l’effet d’amplification du pluriel à la place du singulier qui concerne les Lettres.
195L’abusio (appelée également catacrisis, comme la pronominatio), est une variation de la denominatio et de la pronominatio. Un terme est utilisé dans un sens légèrement modifié (oratio magna au lieu d’oratio longa). C’est par définition une figure assez difficile à repérer dans les textes de la pratique235. La construction même du discours en stylus supremus, avec ses impératifs rythmiques et mélodiques, prédisposait néanmoins le dictator à multiplier les abusiones, ne serait-ce que pour trouver un terme rythmiquement correct.
196La translatio ou métaphore doit s’entendre dans un sens restrictif, comme le remplacement d’un terme qu’on veut éviter par un autre particulièrement bien adapté. Elle est très proche de la nominatio, dont elle ne diffère que par l’autorité (la métaphore est une translatio courante, la nominatio, une métaphore inusitée236). Les métaphores sanguinaires de la description du combat de Cortenuova (II, 3) donnent une série d’exemples237. La translatio, métaphore passée dans l’usage, parcourt l’ensemble des lettres de persuasion.
197Enfin, le dixième trope est la permutatio ou allégorie, qui démontre une vérité à l’aide d’un terme sans rapports apparents avec elle, par similitude (tous les termes du discours sont modifiés, comme dans Messes albent = les peuples se convertissent), par argumentation (une seule partie du discours est allégorisé = Hic est vermis et non homo) ou contraire (luxuriosus = honestus). Le passage suivant de la lettre PdV I, 15, reprenant l’image de la moisson, est une translatio par argumentation : summus pontifex (...) falcem in alienam messem presumptuosus immittit. Les lettres de persuasion offrent de nombreux exemples des trois genres, dont les plus spectaculaires seront passés en revue plus bas238.
Des colores aux frontières enchevêtrées
198La présentation de ce dernier trope plonge d’abord le lecteur moderne dans une certaine perplexité, car Bene dit d’une part qu’il est inséparable de la translatio/metaphora, et d’autre part la moitié des exemples sont des réimpositions de noms propres (Eneas, Go-lias, Davus, Panphilus, Achates) dont on ne voit pas toujours très bien en quoi ils diffèrent d’une pronominatio/antonomasia239, elle-même très proche de la nominatio par sa technique. Cette très grande proximité de quatre des dix figures aide à comprendre la fréquence de leur présentation synthétique sous le vocable commun de transumptiones.
199Bene distingue en effet dans cet ensemble de l’ornatus gravis six figures légères (denominatio, circuitio, transgressio, superlatio, intellectio et abusio) et quatre figures graviores : nominatio/onomatopée, pronominatio/antonomase, permutatio/allégorie et translatio/métaphore.
200En effet, les six premières provoquent des variations de sens mineures, qui n’entraînent pas de problème d’interprétation particulier. En revanche, le groupe des quatre tropi graviores impose d’emblée à l’auditeur un effort de réinterprétation quasi-exégétique du discours, en accumulant les équivalences symboliques. Cette tendance à l’allégorisation est encore facilitée par l’adjonction de trois des colores sententiarum (les dix-neuf dernières couleurs de rhétorique, s’appliquant à l’ensemble d’un développement) sur la présentation desquelles j’anticipe, parce qu’elles font aussi bien partie des techniques d’allégorisation de la pensée que d’ampliatio.
201Il s’agit de l’imago, qui est une comparaison en vertu d’une similitude corporelle (l’empereur ou ses troupes vont au combat avec l’impétuosité d’un lion, PdV II, 1 ; II, 45)240, extrêmement courante.
202La similitudo est une comparaison sans similitude corporelle (un poème ne se bonifie pas en vieillissant comme le bon vin ; on reconnaît la vertu à sa capacité de résistance dans les épreuves comme le bon navire à sa tenue dans la tempête, PdV II, 6)241.
203L’exemplum est analogue aux exempla des sermons242. Les Lettres fournissent un exemple tiré de l’histoire récente, la destruction de Milan par Frédéric Barberousse (PdV II, 34 : Interrogate patres vestros, et dicent vobis, quoniam avus noster felicis memorie victoriosissimus Fridericus, cum voluit Mediolanenses priores vestros expulit a propriis laribus, et eiecit, ac civitatem ipsam tripartivit in burgis) et un certain nombre d’inspiration classique, et surtout biblique.
L’importance des tropi graviores
204On peut résumer l’emploi des tropes dans les lettres en quelques mots. Les quatre tropi graviores (allégorie, métaphore, antonomase, onomatopée) ainsi que l’hyperbole semblent surtout employés dans les lettres des quatre premiers livres. On ne repère d’usage abondant de métonymies (denominatio) que dans quelques descriptions de combats, tandis que la synecdoque (intellectio) est surtout présente sous forme de pluriels d’amplification.
205L’abusio pose de tels problèmes d’analyse qu’il est difficile de statuer sur la fréquence de son emploi, lequel paraît toutefois aller de soi. Il faudrait en effet la sensibilité au discours d’un lettré du xiiie siècle pour reconnaître les adjectifs qui semblaient « légèrement déplacés » dans leur emploi. Pour la même raison, la transgressio (hysteronproteron) peut difficilement être comptabilisée, mais semble très présente. Cette fréquence d’emploi, postulée pour l’abusio et la transgressio n’est toutefois complètement sûre que pour la circuitio ou perifrasis, qui touche aussi bien lettres de forme que lettres de persuasion.
206Les quatre colores centraux des tropes sont donc une composante fondamentale des lettres de persuasion, par opposition aux lettres de forme, alors que la majorité des six tropi leviores, se retrouve probablement dans l’ensemble des lettres, avec une simple variation d’intensité entre les quatre premiers livres et les deux derniers. On peut donc conclure à un emploi des tropes plus large que celui des couleurs, conformément à leur statut d’ornement du stylus supremus, avec une différence fondamentale entre les lettres de forme où il est limité à des procédés d’amplification simple tels que la circuitio ou l’intellectio, et les lettres de persuasion, où les quatre tropi graviores pèsent de tout leur poids dans l’argumentation.
2.2.3.3. La transumptio en application : l’imaginaire tropologique des lettres impériales à travers les transumptiones d’animaux et de types humains ou divins
207L’étude du fonctionnement des quatre tropi graviores et de leurs extensions (similitudo et imago à partir des mêmes motifs) dans les lettres de persuasion et les exercices littéraires des quatre premiers livres apporte une moisson de renseignements sur la manière dont une symbolique essentiellement biblique est utilisée pour former des couples d’opposition permettant de mettre en valeur l’action impériale et de déprécier ses adversaires, en croisant plusieurs niveaux de lecture.
208Ces procédés allégoriques ne se distinguent en effet pas tant par leur originalité que par leurs possibilités de combinaison multiples. Celles-ci s’organisent à partir de quelques divisions simples, dont on trouve d’ailleurs la trace dans les traités, notamment la Rhetorica novissima de Boncompagno, qui distingue les transumptiones par genres, ainsi de l’humain à l’humain et de l’humain à l’animal, cette dernière catégorie particulièrement goûtée parce qu’elles est liée à un double imaginaire biblique et folklorique243. Il s’agit donc de montrer rapidement en s’inspirant de ce classement l’usage que les dictatores impériaux font des trois types de transumptiones paronomastiques ou allégoriques les plus courants : transumptiones de l’homme à l’animal, de l’homme à son « type » historique ; enfin de l’homme à une entité d’essence métaphysique.
Transumptiones animales et astrales
209La transumptio du genre humain au genre animal est abondamment utilisée à partir de procédés très simples, recourant toujours au même jeu d’images. Les animaux utilisés comme symbole de l’empereur sont essentiellement le lion ou l’aigle. Le fondement biblique de cette dernière transposition est commenté dans l’éloge de Frédéric II (PdV III, 44), à mi-chemin entre lettre et sermon : Hic est de quo Ezechielis verba proclamant : Aquila grandis magnarum alarum, longo membrorum ductu, plena plumis et varietate.
210L’image de l’aigle-empereur étendant la protection de ses ailes sur l’empire est suggérée dans une certain nombre de formules qui apparaissent par exemple dans l’exorde de la lettre PdV II, 31, pour parler de la sollicitude de l’empereur envers ses sujets : quos sub pacis deliciis et optate quietis gaudio sub alarum nostrarum velamine cupimus delectari, ou dans la lettre PdV II, 56, supplique de la faction pro-impériale de Viterbe pour hâter la venue de l’empereur :
211Hoc est enim quod ingemiscimus, hoc est quod suspiria nostra querunt, sub umbra alarum tuarum ad tempus quiescere, et coram tuis desideratis aspectibus comparere244.
212Généralement réservé à l’empereur, le lion, personnifiant la furie impériale dans le combat, fonctionne comme un symbole plus ambivalent, à partir de schémas bibliques qui le sont aussi. Le pape est parfois décrit comme un lion furieux245, telle cité de la ligue lombarde appelant Milan à l’aide comme la lionne craignant pour ses petits246. C’est, autant que le lion biblique ou héraldique, le lion de la fable (le lion et les souris247) et celui des traités d’histoire naturelle (le lion qui ne dort pas248).
213Le peuple des fidèles est très classiquement un mouton que le loup papal ou simplement clérical dévore sans grande difficulté tandis que lui-même, costumé en renard (symbole d’hérésie), n’échappe pas à l’adresse du chasseur impérial249. Les adversaires de l’empereur sont aussi dépeints comme des taureaux gras, association qui se prolonge par le cliché biblique enté sur un héritage sémantique de l’hébreu des « cornes de fer » des adversaires de l’empereur250. L’image du lion terrassant le taureau ressuscite un très vieux cliché figuratif, appuyé sur les Psaumes251. Les hérétiques partagent une bonne partie des entités représentant le mauvais clergé (serpent, couleuvres dévorant les colombes252) qui les soutient en sous-main, tandis que les rebelles lombards ou ligures sont des souris sortant de leurs cavernes pour subir la colère du lion, ou portent eux aussi leurs cornes de fer avec lesquelles ils croient disperser aux quatre vents l’univers... alors que, revenus à résipiscence, ce seront des brebis égarées253.
214Ce premier niveau de lecture fonctionne donc par couples d’oppositions très simples. Des oppositions plus nuancées peuvent être créées au moyen de transumptiones planétaires, qui voient l’empereur seul assimilé au soleil254, l’empereur et le pape aux deux luminaires (en prudente indivision255), et les relations entre le pape et les cardinaux, ou entre l’empereur et les rois décrites dans une métaphore astrale complexe en terme d’influence harmonieuse d’un astre et de plusieurs astres mineurs équilibrant leurs révolutions256.
Transumptiones divines et humaines : les plans croisés de l’histoire sainte et de l’histoire romaine
215Mais le principal jeu de concordances symboliques qui se superpose à la symbolique animale se développe sur le double plan de l’histoire profane et sacrée, avec ses acteurs humains et divins. Cette rhétorique reprend certes des motifs d’usage courant. Mais le caractère très conventionnel des éléments dont elle est composée n’enlève rien à sa portée polémique, comme le rappelle Frédéric dans la lettre indignée où il reproche au pape de le dépeindre sous toutes les couleurs du démon, avant de lui renvoyer la balle :
Car il a écrit de nous, lui qui n’est pape que de nom, que nous étions la bête qui montait de la mer, pleine de noms de blasphème, et enveloppée dans les couleurs changeantes du léopard. Et nous, nous affirmons que c’est lui la bête fauve, dont on lit : il sortait un autre cheval roux de la mer, et celui qui était assis sur lui ôtait la paix de la terre, afin que les vivants s’entretuassent (...) et pour interpréter ses paroles dans le sens convenable, c’est lui le grand dragon qui a séduit l’univers entier, c’est lui l’Antéchrist, dont il a dit que nous étions l’annonciateur, lui, cet autre Balaam conduit à prix d’or pour Nous maudire, ce prince parmi les princes des ténèbres qui ont abusé des prophéties. C’est lui l’ange sautant hors de l’abîme, avec des fioles pleines d’amertume, pour nuire à la mer et à la terre257.
216Le développement d’une rhétorique impériale dans laquelle l’empereur est explicitement comparé au Christ, et Pierre de la Vigne à saint Pierre258 à partir des années 1239-1240 est en grande partie la conséquence logique d’un jeu d’oppositions où la nécessité de répondre dans les mêmes arguments au pouvoir adverse ne laisse pas de place à la retenue et à l’humilité, et où l’exacerbation des passions fait de l’empereur un autre Christ, ou un Antéchrist259. Une des rares lettres du recueil adressée à Frédéric II, la supplique du partipro-impérial de Viterbe assiégé par la faction pro-papale, montre comment cette rhétorique de l’association de l’empereur au Christ s’est mise en place, par un glissement de la comparaison à l’assimilation :
Les anciens pères n’ont pas attendu plus ardemment la venue du Christ que nous la vôtre, pour que la face désirée de votre majesté adoucisse nos maux passés, ôte nos douleurs, et relève ceux qu’oppriment les traits de mille tourments. Comme donc le désiraient les premiers pères, nous vous prions dans notre ardent désir : viens pour notre libération et notre joie, ô prince des vertus, montre ta face, et nous serons sauvés260.
217Mais cette association paroxystique paraît tout autant devoir être mise sur le compte d’une technique d’allégorisation qui apparente généralement la lettre au sermon scolastique, mais dont on peut trouver des antécédents abondants dans les lettres de Pierre de Blois. L’association Frédéric = Christ est donc à la fois scandaleuse et naturelle, car c’est une association exemplaire, qui indique le type de l’empereur, non une assimilation réelle.
218Les transumptiones sont en effet des transpositions des événements dans un plan autre (la double histoire, vétéro – et néo-testamentaire biblique, et ses démultiplications morales, tropologiques et allégoriques), rapprochant la lettre du sermon. L’assimilation au principe mauvais se fait ainsi au cas par cas, selon les besoin pour caractériser soit les rebelles lombards (filii Belial261), soit le pape, soit les mendiants (angeli pessimi262) ou bien encore le roi Henri (VII), coupable de rébellion contre son père, assimilé au princeps aquilonarius d’Isaïe s’opposant au trône oriental (= Soleil = Christ = empereur), image d’autant plus heureuse qu’Henri (VII) était supposé être l’imaginarium de l’empereur dans le septentrion germanique, tout comme Satan avant sa chute devait refléter la divinité à sa place dans les hiérarchies angéliques, au septentrion263.
219Ce jeu d’oppositions permanentes Christus/antichristus, angelus bonus/angelus malus, Oriens-Lucifer/princeps aquilonarius/septentrio adapte les événements à une lecture anhistorique qui renvoie à l’anté-histoire du monde (la lutte entre les bons et les mauvais anges) ou au contraire à l’apocalypse. Il est complété par un jeu de figures historiques (Henri (VII)/Absalon ; Grégoire IX/Balaam ou Hérode ; Frédéric/David264 ; Frédéric/César ou mythologiques (Charybde et Scylla : les cardinaux et les Lombards265) qui parcourt la double trame de l’histoire vétéro-testamentaire et classique jusqu’aux temps christiques, où le double-type du Christ et de César clôt en quelque sorte la série des assimilations possibles. L’assimilation au Christ souffrant de la main des Scribes et des Pharisiens, combinée au renvoi au type de César-vengeur repris de Lucain, permet en quelque sorte de construire une réplique artificielle à la souplesse du « newspeak » papal, en alternant rhétorique de la puissance et de l’humilité. C’est le sens du renversement final de la lettre PdV I, 18, dans la célèbre conclusio où Frédéric, estimant avoir assez joué le rôle de l’enclume, décide d’assumer celui du marteau :
Nos enim, qui pondus incudis hactenus patienter et devote subivimus, nolentes ulterius per patientiam nostram ledi, de cetero pati nequivimus, quin causam nostram defendendo viriliter mallei consequenter officium adsumamus266.
« Car nous, qui avons jusqu’ici subi patiemment et dévotement tout le poids (que reçoit) une enclume, ne voulant pas que notre patience nous porte plus longtemps tort, nous refusons de le subir plus longtemps, mais bien plutôt, défendant virilement notre cause, nous voulons prendre désormais la fonction du marteau ! »
Des possibilités de combinaison illimitées
220Ces divers niveaux rhétoriques sont en effet la plupart du temps combinés pour former des strates superposées au fil de la lettre, voire dans le même passage. Dans la lettre PdV II, 2, Frédéric, lion, soleil puis Salomon, s’attaque aux Lombards, souris, fils de Bélial et de Léviathan, tandis qu’Henri (VII) est tantôt le princeps aquilonarius, tantôt Pompée pleuré par César et Absalon par David. La possibilité de combiner transumptiones d’animaux, de personnages historiques et d’entités divines dans une même grille de lecture ou de les faire intervenir séparément achève de donner au système sa souplesse.
221Tous les procédés métaphoriques ne fonctionnent pas par couples d’opposition entre l’empereur et ses adversaires. D’autres ensembles d’images utilisés dans les lettres mériteraient d’être analysés, telle la métaphore classique de la navigation. Fonctionnant à la fois pour le gouvernement de l’Empire et celui de la papauté, elle permet des associations classicisantes (Charybde et Scilla) et bibliques (Jésus dormant et les apôtres)267. Une trouvaille propre à la chancellerie est la transfiguration du royaume de Sicile en un enclos sacré (pomoerium) qui est aussi un verger (pomerium) dans lequel la majesté impériale se repose entre deux travaux268.
222Ce qui fait l’originalité de cet ensemble d’associations, c’est sans doute leur utilisation intensive et combinée dans une sorte de transposition dans les lettres officielles d’un pouvoir laïc, même s’il est sacralisé à l’extrême, d’une rhétorique biblique imitée de celle de la papauté, qui n’est pas seulement un renvoi discret à la Bible, mais tend à projeter les événements décrits dans une grille de lecture allégorique extrêmement chargée, analogue dans son efficacité à celle développée dans les sermons. En revanche, les techniques d’ampliatio qui vont maintenant être examinées sont une caractéristique particulière de l’ars dictaminis.
2.2.3.4. L’ampliatio : une technique d’emphatisation au cœur du stylus supremus impérial
223La conjugaison des couleurs de l’ornatus facilis (les vingt cinq premiers colores verborum) et de l’ornatus difficilis (les dix derniers colores verborum, ou tropes) forme la palette complète des quarante-cinq « figures de mots », colores verborum, que le dictator entrelace sur la trame formée par la structure périodique et rythmique de la lettre.
La construction rhétorique de l’ampliatio
224Les dix-neuf colores restants, les colores sententiarum (figures de phrases, figures du discours) ont un rapport étroit tant avec les figures de style (colores faciles) qu’avec les figures de pensées (tropes). Un certain nombre de ces colores sententiarum sont en effet des extensions de colores verborum similaires et parfois homonymes à un développement tout entier. C’est le cas de la contentio sententiarum, qui étend le principe des deux colores verborum contrarium/ contentio, de l’expollitio, qui reprend sur un plus grand pied celui de l’interpretatio, ou de la frequentatio, qui est une amplification de la conclusio à l’échelle d’un développement269. On a vu par ailleurs que la similitudo, l’imago et l’exemplum, qui sont des colores sententiarum, entretenaient d’étroits rapports avec les tropes. Pour ces derniers, il y a association implicite entre le comparant et le comparé, qui disparaît dans le processus de transumptio. Dans le cas des trois colores sententiarum, la comparaison est explicite, on passe de l’interprétation au commentaire, au prix d’un certain allongement.
225C’est que les colores sententiarum ont à voir de très près avec une dernière caractéristique de la rhétorique médiévale, aussi importante que la transumptio pour la compréhension du style des Lettres : la double technique d’ampliatio et d’abbreviatio, l’art d’allonger ou de restreindre un discours à partir d’un message de longueur ordinaire. Or, si elle a pu utiliser des procédés d’abbreviatio pour des besoins précis (il existe un color sententiarum, consistant à réduire l’énoncé à sa plus simple expression, éloquemment nommé brevitas270), la chancellerie impériale était particulièrement concernée par les procédés d’ampliatio.
226La transumptio permettait en effet de magnifier ou de déprécier un thème par l’image et l’association conceptuelle, alors que l’ampliatio devait achever de donner à la phrase l’ampleur qui convenait à la majesté impériale. Un trope particulier, la circumitio ou circuitio (périphrase) est au centre du procédé d’ampliatio, tout en entretenant des rapports étroits avec la transumptio. Après avoir évoqué rapidement la poignée de colores sententiarum qui ne sont pas de simples extensions des colores verborum ou des tropes, c’est en repartant de cette circuitio qu’on examinera les techniques d’allongement du discours et leurs effets sur le style des lettres de persuasion et de forme.
227À part la frequentatio (extension de la conclusion)271, l’expollitio (extension de l’interpretatio)272, la contentio (extension du couple contentio/contrarium)273 et l’ensemble similitudo-imago-exemplum, dont on peut retrouver de nombreux exemples dans les lettres, quelques colores sententiarum offrant des possibilités originales n’ont été réutilisés que ponctuellement par la chancellerie et ce dans les seules lettres de persuasion. Ce sont la sermocinatio, qui fait parler un personnage d’une manière convenant à sa dignité, dont on peut rapprocher certains très rares discours rapportés (vociférations du pape dans la lettre PdV I, 1 : quod scripsi scripsi...) ; la prosopopée, totalement absente, l’effectio, description physique détaillée d’un personnage, la significatio qui sous-entend plus que ce qu’elle ne dit. La licentia et la diminutio, qui consistent à reprendre un personnage de rang supérieur, ou à modérer par des litotes judicieuses la supériorité de son discours, cadraient mal avec les besoins d’une rhétorique impériale. Reste la notatio, couleur intéressante en ce qu’elle rapporte les actions au caractère de la personne décrite, et dont on peut trouver des applications dans la description stéréotypée de César, ou au contraire des actions de Grégoire IX ou d’Innocent IV274.
228Des quatre derniers colores sententiarum non mentionnés, la distributio et la divisio, procédés à peu près absents des lettres, ne nous concernent pas. Reste la toute dernière couleur de la liste, la demonstratio, peinture vivante de l’affaire judiciaire (l’exemple pris par Bene est la passion du Christ) admirablement adaptée à la narratio et à la conclusio, qui peut aisément se rapporter aux grands développements de nombreuses lettres (par exemple les comptes-rendus de la bataille de Cortenuova), ainsi que la descriptio, dont la seule condition est d’être détaillée et qui correspond parfaitement à la narration des démêlés entre le pape (ou les Lombards, ou d’autres personnages) et l’empereur caractéristiques de la moitié des lettres de persuasion du premier livre, mais aussi à un certain nombre d’attendus et de dispositifs des lettres de forme.
Un procédé central, la circuitio
229Les colores sententiarum majoritairement employés (notamment l’expollitio, la contentio et la descriptio) sont donc des techniques d’amplification fondées sur la répétition du discours dans des termes différents, technique servant à la rédaction de bien des exordes.
230Bene cite huit procédés d’amplification, l’hyperbole (trope), l’apostrophe/exclamation (un color verborum), la prosopopée, la similitudo (un color sententiarum), la descriptio (idem), le contrarium, (à la fois color verborum et color sententiarum), et enfin, la plus importante de toutes, la circuitio (trope). L’amplification opérée grâce à la circuitio est en effet d’un principe différent et plus général que les autres, car elle touche à la racine des mots. Sa définition par Bene au livre II, complétée par les exemples du livre VII, mérite d’être commentée :
La périphrase (circuitio) est la description d’une chose simple par quelque tour de phrase, comme si je disais : ‘La miséricorde du Christ nous a sauvé’, c’est-à-dire Christ miséricordieux ; et ‘La colère de Dieu doit être crainte’, c’est-à-dire le Dieu de colère. Cet ornement est admirablement adapté au style sublime, tout particulièrement dans les exordes, mais il faut l’éviter dans la narration, parce qu’il est contraire à la brièveté. Et l’on appelle cette couleur périphrase275.
231Une autre manière d’amplifier l’éloquence est la périphrase, qu’on nomme circuitio. Elle circonscrit une chose simple par un tour de langage et met à la place des personnes les noms de choses incorporelles, comme ‘La majesté de l’empereur ordonne cela’, c’està-dire l’empereur lui-même. Elle modifie les parties du discours, par exemple en remplaçant le nominatif ou un autre cas par le génitif. En effet, si tu as dit : ‘que ta probité sache...’, change donc en disant : ‘que la raison de ta probité sache276’.
232La circuitio est donc une technique particulièrement adaptée au stylus sublimis, qui consiste soit à substantiver l’adjectif d’un nom qui en devient alors le complément (dominus iratus = ira domini), soit à remplacer un nom simple par une construction où il devient le complément de nom d’un autre nom. Pour reprendre les termes de Bene, cette construction aboutit à remplacer les personnes (imperator) par des ‘incorporels’ (maiestas) qui prennent leur place et sont en quelque sorte personnifiés.
L’amplification en contexte
233On relève d’innombrables exemples de circuitio dans l’ensemble des lettres, toutes catégories confondues. Le procédé est presque automatiquement employé dès que le discours fait référence à l’empereur, mais aussi à une série d’abstractions (justice, conscience, esprit)277, voire à n’importe quel objet (prison, lit278). Un petit exercice de déflation linguistique opéré sur une lettre de forme où le procédé n’a été utilisé qu’avec mesure permettra de donner une première idée de l’amplification très concrète induite par l’application de la circuitio :
234Dans ce mandat d’arrêt, contrairement à ce que les remarques de Bene pourraient faire attendre, ce n’est pas tant l’exorde (la circuitio ‘nostram majestatem’ au lieu de ‘nos’ est à peu près obligée) qui est concerné par ce procédé d’ampliatio particulier, que la narratio (et très brièvement la conclusio). Le billet n’avait pas besoin d’un allongement particulier, mais le dictator a renforcé la narratio par une série de circuitiones qui théâtralisent l’action incriminée et son châtiment.
235Le coupable n’a pas refusé de paraître devant l’altesse impériale (celsitudo), mais devant l’effigie de l’altesse impériale (celsitudinis effigies) ; il n’échappera pas, non à la vengeance, mais aux traits de la vengeance impériale (imperialis aculeos ultionis). De tels procédés n’ont pas seulement l’avantage de préciser la pensée (fideles nostri regni et non pas fideles nostri), ils aboutissent à une mise en valeur des concepts liés à la symbolique impériale qui sont peu à peu juridicisés (imperiali diademati : le concept de couronne279) ; ils accentuent la présence physique des acteurs en créant du mouvement autour de concepts (cacher sa faute sous le voile de la piété), ou en créant un effet de profondeur (celsitudinis effigies).
236Le début de la lettre PdV I, 22, exhortation de Frédéric à la cité de Viterbe à persévérer dans sa foi pour la cause impériale, offre en revanche une illustration du commentaire de Bene sur la convenance particulière de l’emploi de la circuitio dans les exordes. Une expérience de suppression par étapes de l’ensemble des procédés d’amplificatio met en relief son importance dans la construction du discours.
Dum conscientie volumina volvimus, dum civitates nostro subjectas imperio in nostre considerationis speculo speculamur, in qui-bus credit nostra serenitas serenam fidem et devotionem debitam congruis temporibus invenire, occurrit nobis specialiter Viterbiensium civitas, consuete constantie representans monilia et indeficientis devotionis circumamicta faleris, et insuper grata satis imperio fructuosis et floridis obsequelis obsequitur, et fidei sue constantia sicut probabilibus argumentis et evidentissimis indiciis demonstratur. Metitur etiam acies mentis nostre causas alias per quas de vobis non indigne specialem confidentiam reportamus.
Dum conscientiam nostram [percurr]imus, dum civitates nostro subjectas imperio consideramus, in quibus credit nostra serenitas serenam fidem et devotionem debitam congruis temporibus invenire, occurrit nobis specialiter Viterbiensium civitas consuetam constantiam representans et indeficientis devotione circumamicta, et insuper grata satis imperio fructuosis et floridis obsequelis obsequitur, et fides sua sicut probabilibus argumentis et evidentissimis indiciis demonstratur. Metitur etiam mens nostra causas alias per quas de vobis non indigne specialem confidentiam reportamus.
Dum civitates nostras consideramus, in quibus invenimus fidem debitam, occurrit nobis specialiter Viterbiensium civitas constantiam representans : grata satis imperio obsequelis sequitur, et fides sua demonstratur. Meditamur etiam causas alias per quas de vobis digne specialem confidentiam reportamus.
Dum civitates nostras consideramus, in quibus invenimus fidem, occurrit nobis Viterbium : meditamur alias causas per quas de vobis specialem confidentiam reportamus.
237La première réduction ne concerne que les circuitiones proprement dites. Elle apporte finalement plus une perte d’animation qu’une réduction de longueur sensible. La réduction suivante a supprimé les membres de phrases qui sont en fait des interpretationes/ expollitiones, donc qui allongent la longueur du développement précédent sans en modifier sensiblement le sens. Ces procédés d’ampliatio sont ceux qui contribuent le plus à alourdir et à solenniser l’exorde, dont ils doublent le volume, sans compter les conséquences rythmiques d’une telle amplification. Enfin, l’ultime réduction laisse apparaître le squelette conceptuel de l’exorde : « Quand nous considérons quelles cités nous sont fidèles, nous trouvons Viterbe : nous mesurons encore d’autres causes pour lesquelles nous avons particulièrement confiance en vous280 ».
Des périphrases signifiantes
238Une rapide analyse des circuitiones utilisées dans cet exorde permet de compléter les remarques faites à partir de la lettre PdV V, 13. L’effet rhétorique des deux premières circuitiones (dum conscientie volumina volvimus et in nostre considerationis speculo speculamur) est particulièrement accentué par la légère anaphore (dum... dum...), et par deux annominationes parallèles (volumina volvimus, speculo speculamur), dans une répétition d’ensemble de la même idée qui est elle-même une interpretatio. L’esprit impérial, sous la forme d’un regard mental s’assimilant à un rayon (acies mentis)281, se reporte dans un double mouvement intérieur et extérieur au livre de sa conscience (conscientie volumina282) et au miroir de sa spéculation (considerationis speculo) où se reflète la fidélité de Viterbe, la conscience impériale s’assimilant ainsi à la raison jugeant en toute équité les mérites et les démérites dans la balance du droit.
239L’image du miroir permet d’associer l’idée de réflexion mentale à celle de réflexion optique, en une identification qui rejoint les spéculations les plus subtiles des penseurs médiévaux contemporains sans perdre de son pouvoir d’évocation immédiat283. Les procédés d’amplification de la fidélité des habitants de Viterbe ne sont pas moins remarquables. Elle est, dans une interpretatio de la même idée sous une double variation, chargée des colliers (monilia) d’une constance invétérée et ornée (circumamicta) des phalères de la dévotion, ces plaques ornementales qui décorent les cuirasses romaines, mais qui sont aussi particulièrement associées au cheval d’apparat dans les textes antiques et médiévaux. La cité personnifiée renvoie donc dans l’éclat de sa parure de fidélité vertueuse les rayons de la grâce impériale au miroir de la conscience de Frédéric II.
240Replacées dans le jeu d’associations conceptuelles typiques de la pensée médiévale, ces concrétisations sous la forme d’objets ou de personnes (livres, personnifications de vertu), et d’animations dans l’espace (acies mentis, aculeus justitie dirigés vers les rebelles ou les fidèles) des actions impériales donnent à la lettre un relief et un mouvement qui en parachève l’effet visuel : la circuitio accomplit ainsi sa double fonction de color, animant la peinture de la lettre, et de trope transfigurant les réalités qu’elle décrit.
241Une conséquence grandiose de la circuitio est donc de mettre physiquement en relation l’empereur avec l’Empire, les sujets et les rebelles dans une sorte d’enluminure mentale de chaque action. On peut passer rapidement en revue les plus notables de ces images mentales correspondant à l’action impériale telles qu’elles sont créées par le jeu des circuitiones.
242Les nouvelles des événements peuvent atteindre la personne impériale dans le miroir ou les yeux de son esprit, dont les rayons considèrent le déroulement des événements à travers le monde et qu’il dirige sur les objets de sa concentration (ad hoc dirigimus aciem mentis nostre)284. Cet esprit est placé à une altitude (altitudo/ culmen/fastigium) dont aucune catastrophe ne peut le faire descendre285, même si le nerf du cœur impérial, le cloître (claustra) ou la chambre (thalamus) de sa poitrine, dont il ne livre la porte (ianua) qu’à de rares intimes qui en possèdent les clés (Pierre de la Vigne), peuvent être affectés par les nouvelles286. La vérité agit sur lui comme un aiguillon (stimulus)287. Il pèse les actions dans la balance de la justice (statera, libra, lanx justicie), et dirige en conséquence les traits (aculeos) de son indignation, le bras (brachium) ou le marteau (malleus) de sa puissance contre les rebelles, tandis qu’il embrasse (brachiis amplexari) couvre de son sein, de son bouclier (clipeo) ou de ses ailes les sujets fidèles, particulièrement ceux qui sont inclus dans l’enclos sacré (pomerium) du royaume par excellence, la Sicile288.
243Un dernier point achevant de donner à la circuitio une similitude certaine avec les idées caractéristiques de l’imaginaire médiéval est qu’elle entraîne logiquement une tendance à la personnification d’entités, soit vertus (constancia, iusticia, fidelitas), soit vices (ingluvies), soit autres concepts (veritas, mater antiquitas, grammatica, et tout particulièrement natura289), qui, ajoutées à la présence insistance de la fama et de la fortuna, forment une suite d’allégories rattachant par mille aspects la rhétorique des lettres à la littérature allégorique tardo-antique (Boèce), et surtout à ses réélaborations chartraine et post-chartraine (Architrenius, De planctu nature, Anticlaudianus). Il faut s’adapter à la sensibilité du xiiie siècle pour comprendre en quoi ces allégorisations permanentes qu’introduit la circuitio animaient et vivifiaient le texte qu’elles contribuent aujourd’hui à obscurcir.
2.3. LA LETTRE ET L’ORGANISATION MÉDIÉVALE DU SAVOIR
244Nous avons à présent fait le tour de l’ensemble des procédés rhétoriques exposés par les traités contemporains et utilisés par les dictatores siciliens, ou plutôt campaniens, pour composer leurs lettres. Mais avant d’en tirer des conclusions générales, il faut encore examiner trois problèmes concernant la technique de rédaction des lettres. Le premier est celui des liens entre les trois arts du trivium (grammaire, rhétorique, dialectique), et leurs interférences dans la technique de composition des lettres. Le second concerne leur rapport éventuel avec les autres sciences pratiquées à la cour de Frédéric II. Le troisième, de loin le plus important, concerne l’articulation entre la formalisation juridique et le dictamen à la magna curia.
2.3.1. Le trivium
245La grammaire, la rhétorique et la dialectique entretiennent en effet des rapports si étroits dans l’enseignement et la pensée médiévale qu’il est difficile d’étudier l’une en faisant abstraction des deux autres. Cette liaison étroite des trois arts du langage est parfaitement reconnue dans les traités d’ars dictaminis, et commentée dans ces termes par Bene :
Cette faculté se réduit en fait à l’éloquence du trivium, car l’ensemble du trivium suffit parfaitement pour parler. En effet, la grammaire éclaire l’intellect, la logique fait croire, et la rhétorique incite à vouloir : trois choses qui sont d’une grande utilité pour le dictator, car il doit faire le nécessaire pour que les auditeurs comprennent ce qu’il dit, pour qu’ils prêtent foi aux choses qu’ils comprennent, et pour qu’ils donnent leur accord à ce à quoi ils prêtent foi. Néanmoins, tout cela regarde en substance la rhétorique, qui dans la construction du discours, embrassant cinq choses, invente, dispose, retient en mémoire, parle et prononce élégamment290.
246À la base, les trois artes sont en effet indissociables : grammaire et logique sont toutes les deux nécessaires pour créer un discours cohérent et convaincant. La rhétorique permet de l’agrémenter et de le rendre séduisant. Mais dans le monde intellectuel de la fin du xiie et du début du xiiie siècle, la cohabitation des trois artes n’était pas toujours harmonieuse, et une partie importante des débats intellectuels et des oppositions entre générations, centres d’études et même pays, se construisit entre 1180 et 1280 dans une lutte entre le couple droit-rhétorique et le couple théologie-logique291. D’autre part, le terme générique de grammaire recouvrait en fait alors deux disciplines fort différentes : une grammaire non spéculative traditionnelle, qui débouche sur l’enseignement des lettres et de la rhétorique, et qui est par exemple celle de Bene, et une grammaire spéculative de plus en plus complexe élaborée dans les studia franco-anglais de Paris et Oxford, dont la forme modiste, dominante à Paris vers 1250, entretient des liens étroits avec la nouvelle logique (et la théologie)292.
247La cour impériale, lieu d’influences contradictoires, a été un acteur non négligeable dans le mouvement intellectuel du premier xiiie siècle, lié à la découverte du nouvel Aristote et de ses commentaires averroistes. Même si son rôle exact dans la propagation des idées nouvelles reste très mal connu, la papauté, à un moment de premier raidissement doctrinal avant les condamnations de 1266-1277, a reproché à Frédéric II la diffusion des doctrines déterministes aristotéliciennes contraires à la foi293. D’autre part, la chancellerie était un terrain d’élection pour des hommes imbus de la supériorité de la rhétorique et du droit. Dans quelle mesure ces influences contradictoires se reflètent-elles dans les conceptions grammaticales et dialectiques développées à travers les lettres ?
2.3.1.1. La grammaire et l’étymologie
248On sait peu de choses sur l’enseignement grammatical au studium de Naples et dans le royaume sous Frédéric II. Terrisius d’Atina a peut-être enseigné la grammaire et la rhétorique à Naples après avoir étudié sous la direction de Bene, au début des activités du studium294, et une tradition fragile s’accorde à voir dans le Gautier d’Ascoli qui a composé un dictionnaire de Dérivations étymologiques achevé à Naples vers 1230/31 selon l’indication d’un des manuscrits subistants, l’enseignant de grammaire à l’université de Naples, également élève de Bene, pleuré dans la lettre PdV IV 8295.
249Or le domaine traité par ces Derivationes, l’étymologie, est celui où un lien autonome entre l’enseignement grammatical proprement dit et la construction des lettres peut être solidement établi. En effet, l’influence possible de spéculations du type al-kindien, reprise à la même époque dans sa réflexion linguistique par le jeune Roger Bacon, sur les conceptions grammaticales de certains membres de la cour est indémontrable, en l’absence d’une tradition grammaticale spéculative apparemment embryonnaire ou absente en Italie à cette génération296. En revanche la pensée étymologique médiévale traditionnelle qui se concrétise dans les dérivations de Gautier comme dans une de ses sources d’inspiration majeure, les derivationes d’Uguccio, a eu un impact immédiatement lisible sur les lettres297.
L’exemple d’‘augustus’
250De nombreux passages des lettres jouent sur la valeur sémantique ou historique de noms de personnages ou de villes qui forment la base d’une série de jeux de mots en annominatio (Petrus/petra). Parmi elles, le groupe de lettres adressées aux Romains (PdV I, 7, PdV II 8 et PdV III 72) forme un ensemble cohérent, où la même idée centrale est sans cesse réutilisée298. Le lien historique et sémantique entre la ville de Rome et l’empereur romain doit aboutir au rétablissement de la ville dans son ancienne dignité et à son retour à l’obéissance.
251Dans la lettre PdV I, 7, le dictator développe l’idée qu’insulter le nom de l’empereur à Rome s’assimile à un blasphème impie, et dans la lettre PdV II, 8, que la ville qui a donné son nom à l’empire romain retournera dans le giron de l’empire par simple logique générique (per locum a genere)299. Cette réflexion en soi remarquable sur la puissance du nom se double en fait d’un complexe travail d’échos étymologiques analysable à partir des trois extraits suivants :
PdV I, 7 : Cum Roma sit nostri caput et auctrix imperii, et romanus imperator a Rome vocabulo nuncupetur, ut sibi nostri nominis et honoris processus et auspicia debeamus, in admirationem rapimur vehementer, si ubi promovendus est honor et injuria propulsanda, apud eos qui tenentur et debent pro culmine nostro se murum defensionis opponere insurgentibus ex adverso, ipsis audientibus et dissimulantibus contrarium patiamur : propter quod dolore compellimur, quod romanus antistes contra romanum principem, id quod alibi non auderet, sicut dicitur, in urbe presumpsit, et romanum imperatorem, authorem urbis et benefactorem populi romani ipsis non resistentibus impie blasphemavit300.
PdV II, 8 : et que livorem cuiuslibet tenebrositatis obducit, cuique se fere totus orbis inclinat, faciente divina clementia, per locum a genere301 urbem sibi sentiet emolliri, ut a qua Romanum imperium meruit nominari, vere nobis Roma subjaceat, quibus terra servit, mare favet, et ad nutum omnia desiderata succedunt302.
PdV III, 72 : ut autorem pariter et auctricem imperii romani reformaremus Romam in statu dignitatis antique (...) ut felici nostro tempore in urbe romana Romulei sanguinis honos appareat, romanum diadema vel idioma303 prefulgeat, et antiqua renovetur dignitas Romanorum, et fiat nexus indissolubilis gratie nostre inter Romanum imperium et Romanos, quam nos et nostra tota cesarea successura progenies circa romani status honorificentiam et augmentum teneamur perenniter ampliare304.
252L’association entre Rome, l’empereur et l’empire romain est immédiatement perceptible. L’association avec les termes autor/auctor/ auctrix et augmentum passe en revanche par un biais étymologique facilement compréhensible pour un lettré médiéval (la dérivation étymologique d’Augustus), mais qui est d’une bien plus grande complexité que l’imposition du surnom Augustus à Philippe Auguste quelques années auparavant305. Dans les lettres de Frédéric II aux Romains, c’est l’ensemble des principales dérivations auxquelles se rattache Auguste qui est en effet réutilisé pour construire le raisonnement (sans d’ailleurs que leur support : Augustus, soit mentionné). Les Derivationes de Gautier d’Ascoli traitent de cet ensemble lexical dans l’article concernant le verbe ‘augere’. En partant de ce verbe et de son analyse, Gautier distingue successivement les termes actor (augmentateur), autor (autorité) et auctor (fondateur d’une autorité, d’une référence, inventeur). L’étymologie d’Auguste est ensuite expliquée, parce qu’il a augmenté l’empire romain, mais également par sa naissance au mois d’août, une justification n’excluant pas l’autre. Enfin, la dérivation d’augur l’amène également à traiter dans le même article les auspicia, avec les auguria306. Rome est donc étymologiquement à la fois l’ » auteur » au sens de formateur et d’agrandisseur historique (auctor) et au sens d’autorité première, d’inventeur (autor) de l’empire romain, dont le titulaire actuel progresse sous les « auspices », auspices qui prédéterminent en quelque sorte l’augmentation (augmentum) perpétuelle de l’empire sous un empereur (augustus). Mais puisque c’est dans le présent l’auguste Frédéric qui « augmente » l’empire par son action, la ville doit refléter les potentialités sémantiques incluses dans l’acte de fondation qui relie son nom à la fondation de l’empire, et revenir sous l’obéissance de l’empereur.
Annominationes signifiantes et prophéties autoréalisatrices
253Une majorité des annominationes, ces jeux de mots qui rapprochent deux mots de dérivation différente mais de forme analogue (angustus/augustus) ou de même dérivation (Cesar/caedat), et qui sont la seule couleur de l’ornatus facilis pratiquement utilisée dans l’ensemble des lettres, fonctionne en fait selon un principe étymologique analogue qui leur enlève une grande partie de leur gratuité sémantique apparente.
254Il est possible de suggérer les spéculations linguistiques qu’une telle idée des dérivations lexicales fonctionnant par paliers interprétatifs permettait de mettre en œuvre. Le même terme d’Augustus sert ainsi à deux autres associations fondées sur cette technique qui parcourent les lettres. L’une concerne le rapprochement entre le mois et l’empereur, qui ne manque pas d’être utilisé dans l’annonce de la mort de Grégoire IX en août 1241 (PdV I, 11) : Gregorius nonus papa, rebus est humanis exemptus, ut qui pacem et tractatum pacis recipere denegabat, ad universalem dissensionem aspirans, vix ultoris Augusti metas excederet, qui Augustum offendere nitebatur307.
255Dans la lettre d’encouragement à la cité de Viterbe dont l’exorde a été analysé, l’empereur joue lui-même sur les travaux qu’il s’est imposés dans son mois éponyme, au plus fort de la chaleur : (PdV I,
25622 : Sed nos, qui in vestris lesionibus tangebamur et angebamur intrinsecus, (...) sub estibus solis sub tediis pulveris, sub galea laboravimus et lorica in augusto/angusto, cum etiam privati suos labores angustant, pro vobis laborabat Augustus, nec laborantis votum aeris intemperis retardabat308).
257Cette deuxième série d’associations combine le mois (augustus) et ses angoisses caniculaires (angusto), au point qu’il est difficile de trancher, au centre de la période, entre les deux leçons angusto et augusto, qui conviennent bien toutes les deux pour le sens309. En effet, le couple augustus/angustus fonctionne également en une opposition sémantique parfaite (augustus, celui qui augmente, d’augere, et angustus, celui qui est resserré, d’angere), qui complète le parallélisme phonétique, et est plusieurs fois mise en valeur dans les lettres, particulièrement dans la belle conclusio de la lettre PdV I, 13, réponse de Frédéric II à saint Louis : Non igitur regia celsitudo miretur, si prelatos Francie in angusto tenet Augustus, qui ad Cesaris angustias nitebantur310. Il n’est guère douteux qu’une telle rencontre entre phonétisme et valeur sémantique des deux groupes lexicaux dérivés à partir d’angere et augere n’était pas considérée comme une coïncidence, mais analysée en fonction des théories d’imposition artificielle de la signification liées aux spéculations sur l’origine artificielle du latin311.
258Dans quelle mesure faut-il postuler, en s’appuyant sur les racontars recueillis par Salimbene concernant l’obsession de l’empereur sur l’intégrité de son nom et d’autres témoignages de sa curiosité linguistique312, que les dictatores de la cour impériale pensaient augmenter le pouvoir de persuasion des lettres impériales en en renforçant la cohérence étymologique par ces associations ?
259S’il est difficile de trancher sur ce point, l’importance prêtée à l’imposition du nom est en tout cas illustrée dans l’histoire des derniers Hohenstaufen, avec la fondation de la ville-camp de Victoria, qui en l’occurrence n’eut pas, c’est le moins qu’on puisse dire, valeur de prophétie auto-réalisatrice313, et sous le règne de Conrad IV, celle d’Aquila, rebaptisée par annominatio à partir d’un populaire « Acula314 ».
260Quoi qu’il en soit des espoirs concrets fondés sur ces associations, les noms de ville ou de lieu se trouvent régulièrement dérivés en explications dans les lettres, comme dans la célèbre prophétie sur les villes lombardes attribuée à Michel Scot315 : Rieti est un filet (rete), Faenza se révèle favorable (favisse), le château dans lequel se réfugient les traîtres de 1246, Capaccio, sera malgré tout pris (capi)316. Frédéric commence à « fulgurer » sur le monde à Fulgino (Foligno), la Germanie engendre (germinat) des soldats pour lui317, la cité neuve campanienne de Flagella, munie de fortifications, sera un fouet (flagellum) pour ses adversaires, et Florence sous le gouvernement de son fils Frédéric d’Antioche, fleurit318. Le Lolio, rivière près de laquelle a lieu la bataille de Cortenuova, mérite son nom (lolium = ivraie = zizanie319) par la méchanceté des rebelles qui le mettent entre l’empereur et lui320.
261Si l’on exclut les innombrables allusions à la vigne (Pierre de la Vigne) dans les échanges littéraires du troisième livre ou le jeu de mot sur Bene déjà cité321, les noms de personnes semblent un peu moins souvent l’objet de ce genre de procédés. Mais Frédéric souhaite que le nouveau pape (Innocent IV) supprime les nuisances (nocentie) du pontificat précédent322, et un autre jeu de mots plusieurs fois utilisé dans des contextes très différents est la reprise du célèbre calembour évangélique Petrus/petra323. Ce jeu de mots, était pour un clerc du xiiie siècle une autorité, et sans doute le poids de cette autorité aide-t-il à comprendre à quel point il faut prendre ces exercices de dérivations étymologiques au sérieux.
2.3.1.2. La dialectique
262L’utilisation de la dialectique dans la rhétorique des lettres de persuasion pose des problèmes sensiblement équivalents. En effet, à un niveau très général, la récurrence de raisonnements dialectiques dans l’argumentation est suffisamment importante pour qu’on puisse la mettre en relation avec le vif intérêt de la cour pour Aristote, les activités de traductions des savoirs patronnées par Frédéric et Manfred, et une conception du pouvoir impérial influencée par un déterminisme aristotélicien sur laquelle beaucoup a déjà été écrit324.
263Dans cette mesure, la référence à la dialectique et plus généralement à la logique et à la physique aristotéliciennes relie bien les lettres à l’ensemble de conceptions qui ont été synthétisées dans le prologue du Liber Augustalis. Mais il est plus délicat de déterminer si cette relative imprégnation logico-philosophique des lettres est toujours à rapprocher des nouvelles tendances philosophiques des années 1220-1250 et de l’accès à de nouvelles parties du corpus aristotélicien, ou s’il faut la mettre sur le compte d’une culture dialectique et philosophique moins originale. Après tout, la philosophie qui se dégage du prologue du Liber Augustalis lui-même est massivement dérivée des conceptions chartraines du xiie siècle. Laurie Shepard, qui s’est particulièrement intéressée à ce problème, a par exemple essayé de retrouver dans les nombreuses métaphores médicales des lettres l’influence des traités naturels aristotéliciens, mais leur généralité incite plutôt à leur donner une simple origine biblique325.
264Le fond du problème est parfaitement illustré par la célèbre lettre de Manfred (PdV III 67) accompagnant l’envoi de traductions à l’université de Paris, une des rares lettres du recueil classique datant d’après 1254326. Le dictator a joué sur l’incipit ‘omnes homines naturaliter scire desiderant’, qui est la première phrase de la traductio composita de la Métaphysique peut-être exécutée en Italie à la fin du xiie siècle, mais aussi l’incipit du plus répandu et du plus populaire des manuels de vulgarisation aristotélicienne diffusés dans les universités parisiennes à partir de la fin du xiiie siècle327. Dans une lettre envoyée à l’université parisienne entre 1258 et 1265, cette citation a, comme les bella plus quam civilia lucaniennes, valeur de cliché référentiel, même si les traductions dont elle commentait l’envoi étaient, elles, d’intéressantes contributions à l’accroissement scientifique du xiiie siècle328.
2.3.2. L’aristotélisme, la logique et les sciences du quadrivium
265En d’autres termes, il n’est pas sûr qu’il soit possible de retrouver dans les Lettres autre chose de l’aristotélisme qu’une forme très vulgarisée et dégradée en une sorte de culture moyenne, bien adaptée à l’expression d’un pouvoir politique329. Pour appréhender la distance entre les travaux scientifiques de pointe et la vulgarisation à l’usage des élites laïques à l’intérieur même de la cour de Frédéric II, il n’est que de constater le fossé qui sépare les traductions du De animalibus d’Aristote attribuées à Michel Scot, qui ne déparent pas l’ensemble des productions scientifiques du début du xiiie siècle330, des commentaires sur les animaux de son Liber introductorius, qui sont une compilation de clichés empruntés à la littérature des bestiaires331.
266Ce serait plutôt cette forme vulgarisée de la culture scientifique qui se retrouve parfois dans les lettres, ainsi dans la conclusio du pamphlet Collegerunt pontifices : (PdV I, 1) : alioquin leo noster fortissimus, qui simulat hodie se dormire, rugitus sono terribili ad se trahet omnes a terre finibus tauros pingues, et plantando iustitiam, ecclesiam diriget, evellens prorsus ac destruens cornua superborum qui évoque ce commentaire sur le signe zodiacal du lion dans le Liber introductorius : In leone est pervigil custodia ad similitudinem leonis qui dormiendo tenet oculos apertos in significatione diei, qui quasi dormiens oculis apertis omnia videt332.
267Il est certes intéressant de retrouver cette même symbolique du lion à la fois dans les lettres et dans la vulgarisation scientifique scotienne à l’usage direct de Frédéric, mais elle n’a pas grand chose à voir avec les analyses du De Animalibus. Les lettres de la chancellerie impériale n’étaient pas un support parfaitement approprié pour le développement de conceptions scientifiques complexes.
268La relative importance des raisonnements ou allusions de type dialectique dans les lettres n’en reste pas moins remarquable, ne serait-ce que dans la mesure où elle permet de mesurer combien la logique, comprise par les dictatores comme un support fondamental de l’exercice rhétorique, peut être instrumentalisée dans l’exercice rhétorique proprement dit.
269La majeure partie de ces intrusions dialectiques333 consiste en effet en rappels de la qualité des arguments invoqués (nécessaire, probable), en une mise en opposition de la raison des arguments impériaux (nostre tamen voluntatis imperium de rationis fonte colligimus), opposés au caractère spécieux (complexio) des arguments papaux334, en incitations à réfléchir sur les conséquences dépendantes des causes exposées (rerum consequentias ex causis precedentibus attendentes335), tous procédés d’argumentation qui, quoique fortement imprégnés par la dialectique, ne sortent pas des cadres de la théorie rhétorique.
270L’utilisation des catégories aristotéliciennes elles-mêmes, qui donne une saveur particulière à un certain nombre de démonstrations, fonctionne plus comme une cheville rhétorique que comme une véritable démonstration dialectique. Pour un passage de la lettre PdV I, 6 où la comparaison avec la dérivation des species à partir des genera per individuum sort quelque peu de l’ordinaire (sans vraiment être utile à la compréhension du raisonnement336, dont elle est plutôt une ornementation par similitudo), on en trouve dix où le couple generaliter/specialiter est utilisé de manière parfaitement mécanique337 dans la construction d’exordes ou d’autres développements qui ne sont certes pas d’une grande originalité338.
271L’utilisation du doublet personaliter/potentialiter pourrait être commentée de la même manière339. Il est vrai que les penchants dialectico-philosophiques de la chancellerie se révèlent parfois plus prononcés, comme dans l’exorde de la lettre PdV III, 64, particulièrement intéressant parce qu’il concerne la bonne application des mandats impériaux, comparés aux accidentia aristotéliciens : Inter accidentium multiplices diversosque modos qui regnantes insigniunt, adest de magis participantibus provida modestia mandatorum, ou bien dans la réponse à Saint Louis (I, 13) qui commence par un rappel de l’inanité de la missive du roi de France minée par une contradiction interne, avec une couleur de démonstration logique accentuée :
Regie serenitatis literas imperialis excellentia intellexit, que si non haberent in medio contradictionis obstaculum, fuissent fortassis apud nos propositum consecute. Sed quia modico fermento tota massa corrumpitur, et universale argumentum destruit unius falsitas singularis, constat illa regia scripta sine virtute medii conclusisse340.
272Et dans la lettre aux cardinaux PdV I, 31, In exordio nascentis mundi, la distinction entre l’Église incorruptible in genere suo et les personnes singulières (personas tamen singulares, par quoi il faut comprendre le pape) sujettes à la corruption et incapables de suivre la vertu médiane (corruptioni subjectas, a medio recedentes) montre que, quand le besoin d’une démonstration en forme se fait réellement sentir, la rhétorique cède ses droits devant une argumentation serrée, qui emprunte sa technique à la logique aristotélicienne (il s’agit de prouver qu’on peut logiquement obéir à l’église tout en désobéissant au pape, en distinguant la fonction de son représentant faillible341).
273Il est donc indéniable que les lettres de la chancellerie impériale laissent transparaître une utilisation de la dialectique et de la philosophie aristotélicienne parfois assez prononcée pour qu’on puisse en faire une des caractéristiques secondaires du style de Pierre de la Vigne et de ses disciples, ce qui ne semble guère se retrouver au même degré dans le langage des lettres officielles d’autres chancelleries laïques contemporaines.
274La promotion de cette culture dialectique peut être illustrée par une des lettres privées de Pierre de Prezza, un des héritiers directs de la chancellerie de Frédéric II, éphémère protonotaire de Conradin en 1267/68. Dans sa correspondance privée, qui offre le grand avantage de donner des aperçus très intéressants sur les ambitions et les habitudes culturelles des notaires et clercs gravitant autour de la cour à la fin du règne de Frédéric II et dans les deux décennies suivantes, se trouve en effet une lettre dans laquelle il exhorte son fils à apprendre la dialectique, cette science qui distingue l’homme de la brute : l’importance de l’élément dialectique dans la culture rhétorique à tendance juridisante, telle qu’elle est illustrée par le commentaire au De inventione de Brunetto Latini se retrouve donc déjà chez les notaires campaniens342.
275Mais si une bonne partie des Lettres s’en fait l’écho, il semble plus prudent de ramener le plus souvent ces traits à une culture dialectique et philosophique moyenne, partagée par les élites lettrées dans les années 1235-1254 et alors normalement intégrée à une rhétorique de qualité, que d’y voir le reflet direct des spéculations scientifiques de la cour impériale343. On envisagera de même les quelques comparaisons astronomiques ou allusions astrologiques éparses dans les lettres comme des échos possibles du très vif intérêt pour les sciences planétaires manifesté par Frédéric II et sa cour. Peut-être la comparaison déjà mentionnée entre le rôle modérateur des cardinaux sur le pape et l’action réciproque des astres dans leurs courses contraires, d’une complexité inhabituelle, aurait-elle été moins probable si Pierre de la Vigne n’avait pas eu un Michel Scot dans son entourage ?
2.3.3. Les Lettres et le droit : conditions générales d’influence et rapports entre la formalisation stylistique des Constitutiones Friderici secundi et l’ars dictaminis des Lettres
276Reste la question lancinante des rapports formels entre l’écriture des Lettres et celle du droit. En effet, il ne suffit pas d’établir que les notaires-dictatores avaient une éducation, une idéologie et une pratique juridique correspondant aux liens étroits entre l’enseignement de la rhétorique et celui du droit dans l’Italie du premier xiiie siècle pour évacuer le problème central de la recherche des liens concrets entre la formalisation des pratiques de l’écriture juridique contemporaine et l’utilisation de l’ars dictaminis au xiiie siècle.
277À ce problème souvent envisagé sous un angle théorique344, il faut tenter d’apporter une contribution pratique en examinant à l’aide des catégories d’analyses rhétoriques présentées dans les pages précédentes les liens entre le langage juridique développé à la cour de Frédéric II dans les Constitutiones Regni Sicilie de 1231 et la rhétorique des Lettres. Cette présentation ne pourra guère être qu’une introduction à certains aspects du problème historique considérable, et à mon sens encore à résoudre, que pose le développement de l’ars dictaminis en liaison étroite avec la renaissance du droit romain dans l’Italie du xiie et du xiiie siècle. Les quelques éléments de comparaison suggérés serviront de base pour une étude ultérieure qui déborde le cadre de ce travail.
2.3.3.1. Le droit romain dans la rhétorique des Lettres
278Il arrive que l’influence du droit dans l’écriture des Lettres puisse se lire directement, par inclusion dans le tissu rhétorique de citations juridiques légèrement retravaillées pour être intégrées à la structure prosodique de la période. C’est par exemple le cas dans la lettre de consolation PdV IV, 6345, dont la partie centrale offre un bel exemple d’alliance entre des réminiscences virgiliennes et une réutilisation d’un passage du Digeste :
Quod si luctuose fame volatum qua nichil in nunciatione malorum posset esse celerius346, presens epistola nostre consolationis anticipet, que punctura doloris verbum cordis intactum inveniat, et virgineos oculos nondum paratos ad diluvia lacrimarum, nature partes implere te sinimus, dum prohibere nequimus, et nobis placere te volumus, dum conveniens postulamus (...) Turbato denique mortalitatis ordine347, pater pro filio lacrimas offers, quas pro te filius reservabat.
« Que si le vol de la renommée funèbre, dont rien ne peut dépasser la rapidité dans l’annonce des maux, est devancé par notre présente lettre de consolation, et qu’elle trouve le verbe de ton cœur encore intouché par l’assaut de la douleur, et tes yeux vierges encore impréparés à un déluge de larmes, nous te permettons de remplir les fonctions de la nature, ne pouvant te l’interdire, et voulons que tu nous complaises en ne te demandant que ce qui convient (...). En effet, c’est par un bouleversement de l’ordre normal de la mortalité, que toi, son père, tu offres au fils des larmes, que ton fils te réservait ».
279Le turbato denique mortalitatis ordine, est tiré d’une section du Digeste : ‘De inofficioso testamento’ (Dig., V, 2, 15) dans lequel est envisagé le cas de figure du fils mort avant son père, créant un ordre de succession contre-nature : Nam etsi parentibus non debetur filiorum hereditas propter votum parentium et naturalem erga filios caritatem : turbato tamen ordine mortalitatis non minus parentibus quam liberis pie relinqui debet. La formation juridique du dictator devant composer une lettre de consolation sur la mort prématurée d’un fils lui fait se souvenir du passage du Digeste concernant le problème de droit posé par le cas de figure d’un fils mort intestat dont les parents doivent hériter. Le langage synthétique des codifications de Justinien trouve alors sans difficulté sa place dans la structure des Lettres.
280Un second exemple est constitué par la réutilisation de l’exorde de la première des Novelle dans la lettre PdV V, 136, mais il ne s’agit pas d’une imitation au premier degré, puisque cette « lettre » a été extraite des Constitutiones pour être incluse dans la collection classique :
281Dans ce cas, c’est plutôt l’inclusion ultérieure dans les Lettres du préambule de cette constitution qui donne à penser. Remanié à partir des Novelle et intégré dans les Constitutiones Regni, ce préambule générique à un ensemble de lois sur l’administration a sans doute été inclus dans la compilation pour sa valeur rhétorique et idéologique. Il dévoile le procédé sans doute le plus ordinaire d’inclusion dans les Lettres de « citations » issues du corpus du droit civil romain : sa réception médiatisée à travers les Constitutiones, écrites sous la direction de Jacques de Capoue avec la collaboration probable de Pierre de la Vigne entre 1229 et 1231.
282Une réflexion sur les rapports entre le langage des Constitutiones et celui des Lettres ne saurait toutefois être à sens unique. Le rapport d’antériorité chronologique des Constitutiones vis-à-vis des Lettres, compilation d’actes et de lettres écrites généralement après 1237, alors que seule une minorité des Constitutiones, promulguées en 1231, a été remaniée dans la décennie 1240, ne permet pourtant pas d’établir systématiquement une antériorité d’un langage du droit sur les expressions équivalentes établies dans les Lettres. En effet, Jacques de Capoue, le principal rédacteur des Constitutiones, était un des plus actifs participants au culte de la rhétorique dans l’entourage de Pierre, dont il avait sans doute assuré une partie de la formation juridique, et l’autre juriste souvent associé à la création des Constitutiones, Roffredo de Bénévent, prononçait les discours de justification impériale à Rome au moment de la première excommunication, quelques mois avant la phase de rédaction intensive des Constitutiones.
283En d’autre termes, la formation de la variante « frédéricienne » de l’ars dictaminis à la chancellerie et du nouveau langage juridique caractéristique des Constitutiones sont allées quasiment de pair, à l’époque des premières phases de l’ascension de Pierre de la Vigne, et c’est sur un pied d’égalité, comme deux manifestations d’un seul fonctionnement symbiotique du droit et de la rhétorique à la cour de Frédéric II, qu’il convient dans un premier temps d’étudier les rapports formels entre le latin des Constitutiones et celui des Lettres.
2.3.3.2. Rapports de structure générale entre les Lettres et les Constitutiones : les préambules
284Une première constatation s’impose. Les Constitutiones respectent les principes de base de l’ars dictaminis, c’est à dire l’organisation du discours par unités de longueur variables et son élaboration à l’intérieur des périodes même en fonction d’un travail rythmique.
285Sur le premier point, les Constitutiones ne partagent certes pas toutes les caractéristiques formelles des lettres, puisqu’elles ne sont pas soumises à la division en cinq parties (salutatio/exorde/narratio/ petitio/conclusio) du discours adaptée à la logique épistolaire par les théoriciens de l’ars. Il existe néanmoins un rapport étroit entre la fonction d’introduction à un groupe de lois de certaines Constitutiones qui en fait de véritables lois-préambules, ou même simplement entre les périodes introductives, assimilables à des préambules, de certaines d’entre elles, et les exordes-préambules qui solennisent un certain nombre de lettres et d’actes contenus dans la collection PdV.
286C’est par exemple le cas de la Constitutio I, 31, ‘de origine iuris’, qui est une sorte de préambule justificatif à un certain nombre de dispositions subséquentes concernant l’exercice du droit dans le royaume, et qui a exactement la forme d’un préambule, suivi d’une narration, et d’une injonction. L’ensemble affecte donc la forme d’une lettre :
Constitutio : I, 31 : De origine iuris. Idem Augustus.
Non sine grándi consílio (cursus tardus) et deliberatione perpensa condende legis ius et imperium in Romanum principem lege regia transtúlere Quírites (cursus tardus), ut ab eodem qui commisso sibi Cesaree fortúne suffrágio (cursus tardus) per potentiam pópulis imperábat (cursus velox), prodiret orígo iustítie (cursus tardus), a quo eiusdem defénsio procedébat (velox). Ideoque convinci potest non tam utiliter quam necessario fuísse provísum (cursus planus), ut in eiusdem persona concurrentibus hiis duobus, iuris origine scílicet et tutéla (cursus velox), et a iustitia rigor et a rigore iustítia non abésset (cursus velox). Oportet igitur Cesarem fore iustitie pátrem et fílium (cursus tardus), dóminum et minístrum (cursus velox), pátrem et dóminum (cursus tardus) in edéndo iustítiam (cursus tardus) et éditam conservándo (cursus velox), sic et iustítiam venerándo (cursus velox) sit filius et ipsius copiam ministrándo miníster (cursus planus).
Hac igitur consideratióne commóniti (cursus tardus), quid de manu Domini sceptrum imperii et inter alia regna regni Sicilie moderámen accépimus (cursus tardus), nostris fidelibus omnibus regni predicti nostre voluntatis propósitum nuntiámus (cursus velox), quia cordi no-bis est inter ipsos sine exceptione aliqua personarum universis et singulis prompto zelo iustítiam ministráre (cursus velox).
« Ce n’est pas sans grand débat et mûre délibération que le droit de fonder les lois et l’Imperium a été transféré au prince Romain par la loi Regia, de l’autorité des Quirites, si bien que ce fût du même être qui, par le suffrage de la fortune césarée à lui commis, régnait en sa puissance sur les peuples, que prendrait son origine la justice, lui dont émanait également sa défense. Il est donc possible de prouver que ce ne fut pas tant par utilité que par nécessité qu’on pourvut à ce que ces deux choses concourrant en une seule et même personne, c’est-à-dire l’origine du droit et sa protection, la rigueur ne fût pas absente de la justice, et la justice de la rigueur. Il importe donc que César soit le père et le fils de la justice, son maître et son serviteur, un père et un seigneur en édictant la justice et en la conservant une fois édictée, aussi bien qu’un fils en la vénérant, et un serviteur en administrant ses ressources ».
Aussi, mus par cette considération, nous qui avons reçu de la main du Seigneur le sceptre de l’Empire et le gouvernement du royaume de Sicile entre autres royaumes, nous annonçons à tous nos fidèles du susdit royaume l’intention de notre volonté, car nous avons à cœur de servir la justice parmi l’ensemble d’entre eux, sans exception aucune de personne, à tous et un chacun, avec une prompte ardeur ».
287Au-delà de l’utilisation du cursus, aussi intensive et rigoureuse que dans les Lettres, et très consciemment orientée vers une solennisation maximale du contenu avec son alternance peu banale entre un surabondant cursus tardus et le cursus velox, en l’absence du cursus planus réservé à la fin de la première période349, cette constitutio programmatique, dont le contenu est par ailleurs fondamental pour comprendre la conception du ministère de justice assumée par Frédéric II, peut servir d’élément de démonstration concernant la similitude d’expression prévalant dans les Lettres et les Constitutiones.
288Le couple rigor-iustitia, par exemple, qui se retrouve plusieurs fois dans les lettres, est ici présenté sous forme d’une figure de rhétorique, la commutatio/antimetabole. Elle renforce l’association des deux termes pour indiquer que l’un est complémentaire de l’autre : ut in eiusdem persona concurrentibus hiis duobus, iuris origine scilicet et tutela, et a iustitia rigor et a rigore iustitia non abesset.
289Ces développements quasi-exégétiques sur l’origine du droit permettent en retour de donner un arrière-plan idéologique à la plupart des circuitiones en rapport avec la justice personnifiée qui parsèment les lettres originellement écrites dans l’exercice de la justice impériale et regroupées dans les cinquième et sixième livres. Il en est ainsi de la petitio et de la conclusio de la lettre PdV V 8, lettre portant ordre de suspendre la destruction d’une maison d’un traître qui risquait d’endommager celle d’un fidèle, dans un acte de clémence souveraine engageant le rédacteur à broder sur le thème de la rigor iustitie que l’exercice intelligent du droit doit atténuer350 :
PdV V, 8 : Fidelitati tue precipiendo mandamus, quatenus supersedeas a dirutioni domus predicte ad presens, quousque aliud exinde tibi a maiestate nostra mandetur, quia volumus potius ex humanitate rigorem extenuare iustitie, quam in ipsius observatione ledere innocentem.
« Aussi nous donnons ordre à ta fidélité, de surseoir au démantèlement de la demeure susdite pour le présent, jusqu’à plus ample instruction de la part de Notre Majesté, car nous voulons plutôt affaiblir la rigueur de la justice par humanité, que léser un innocent en l’observant ».
290L’ensemble des passages des constitutiones qui fonctionnent comme des justifications théoriques du droit peuvent donc servir de guides d’interprétation formelle à bon nombre de passages des lettres faisant appel à la rhétorique de la justice, et en particulier servir à la création de préambules. C’est le cas de la constitutio III, 4, ‘de revocatione demanii’, dont le préambule Dignum fore credimus et consentaneum rationi, ut nos, qui iustitie solio presidemus et constanter atque perpetue iura sua quibuslibet conservamus351 est très similaire à celui du modèle de lettre de légitimation contenu dans PdV VI, 16 : Dignum esse decrevimus et consentaneum rationi, ut hii, quos interdum in legitimis actibus deffectus natalium impedit, mais aussi du texte d’apparat qu’est le célèbre prologue aux Constitutiones : Post mundi machinam providentia divina firmatam, dont de nombreux motifs se retrouvent intégrés aux Lettres, tels la personnification de la paix et de la justice, deux sœurs amoureusement embrassées pour leur sauvegarde réciproque :
291Les personnifications des différentes entités morales, telles la paix et la justice, qui se rencontrent à chaque page de la rhétorique déployée dans les Lettres, sont donc non seulement issues en droite ligne de représentations idéologiques déjà présentes dans les Constitutiones, mais la similitude des moyens et du langage rhétoriques entre les deux domaines textuels est telle qu’elles n’ont pas besoin d’être réinterprétées.
2.3.3.3. Les techniques d’ornementation des Lettres et des Constitutiones : similitudes générales
292Un parcours rapide des embellissements rhétoriques apportés aux Constitutiones confirme cette osmose du langage employé par les juristes de Frédéric pour écrire les codes du droit, et par ses juristes-notaires pour délivrer la parole impériale. Cet usage des ressources de l’ars dictaminis dans la codification juridique se fait sentir au niveau de la réorganisation de la phrase imposée par le travail d’embellissement proprement sonore constaté dans les Lettres et de l’usage des figures de rhétoriques.
293D’une part, le respect du cursus dans les Constitutiones aboutit ainsi à la formalisation d’un certain nombre de chevilles rhétoriques qui passent directement dans le langage des lettres (inviolata servari352 ; spectare noscuntur353).
294Les Constitutiones sont également le lieu d’un effort d’allitérations similaire à celui mis en valeur pour les Lettres, et qui en dit long sur l’inflexion subie par le langage de la justice au nom d’exigences linguistiques à la cour de Frédéric II : Patribus tantum humanitate nobis suadente permittimus, ut cum ipsorum filii pauperes pecuniarias penas eludunt et sunt corporaliter puniendi sicut omnes, qui propter paupertatem pena pecuniaria puniri non possunt, penam pecuniariam exsolvendo corporali filium liberare354.
295D’autre part, la plupart des figures de rhétorique utilisées dans les Lettres (et pas seulement les lettres de « forme ») se retrouvent dans les Constitutiones.
296C’est par exemple le cas de la correctio, renforcement d’une idée par correction apparente du terme, employée dans la période introductive de la Constitutio II.17, ‘De iure Francorum in iudiciis sublato’ :
Speciale quoddam Francorum ius immo ut proprius loquamur iniuriam, quod in iudiciis tam civilibus quam criminalibus hactenus obtinebat, de medio tollere cupientes presentis sanctionis nostre programate cunctis regni nostri fidelibus volumus esse notum, quod Nos, qui singulorum iura iustitie libra pensamus355 (...)
« Ce droit particulier, ou pour parler plus proprement, cette injustice des Francs, qui avait force de loi tant dans les jugements civils que dans ceux criminels, désirant l’en déraciner, nous voulons par la publication de cet arrêt qu’il soit notoire à tous les fidèles de notre royaume, que Nous, qui pesons toute chose dans la balance de la justice... »
297Il en est de même pour l’annominatio, avec son regroupement de termes de sonorité voisine dont l’accouplement forme des doublets évocateurs, comme dans le couple onus/honor, utilisé dans la constitutio I, 30 : Ut participio condecens honoris et oneris inducatur, statuimus356, à comparer avec PdV I, 21 : Nobis tamen pre ceteris mundi principibus deffectus est talis summi pontificis merito deplorandus, qui veluti sibi viciniores loco et propinquiores officio honores gerimus et onera persentimus.
298C’est enfin le cas de la circuitio, pour laquelle les exemples innombrables dans les Constitutiones357 trouvent facilement des échos dans l’ensemble des Lettres :
299Ces trois exemples montrent que cette communauté d’inspiration dans les circuitiones concerne l’ensemble des lettres, puisqu’ils se trouvent dans une lettre de « persuasion » politique aux rois (I, 30) ; une lettre administrative (mandat de libération) du cinquième livre, et le pamphlet Collegerunt pontifices.
2.3.3.4. Conclusion sur la liaison entre droit et dictamen à la cour impériale
300Les parallèles de ce type pourraient être multipliés, et d’autres équivalences encore établies, par exemple une réticence commune dans l’écriture des Constitutiones et celle des Lettres à employer les termes non répertoriés dans le latin classique360.
301Il suffit d’avoir montré que le problème de l’influence du langage juridique sur celui des Lettres, qu’elles soient persuasives ou plus proprement administratives, doit être déplacé, à la cour de Frédéric II, de la recherche d’une dépendance – bien réelle au demeurant si l’on songe à l’influence des codifications du droit romain sur la langue des Constitutiones, et, occasionnellement, sur celle des Lettres – à l’établissement d’une proximité qui place le langage même des Constitutiones et celui des Lettres sur des plans formels très voisins, voire sur le même plan. Le droit impérial, tel qu’il s’élabore dans les années de rédaction des Constitutiones en 1229-1231, est déjà indissociable de la pratique du dictamen dans les Lettres, et il n’est pas innocent qu’un des principaux responsables de cette codification, Jacques de Capoue, occupe un rôle fondamental dans la dynamique de celles-ci, à travers sa correspondance avec Pierre de la Vigne qui sera examinée dans la partie suivante.
302Cette proximité formelle des Lettres et des Constitutiones semble indiquer que les remarques d’Odofredus sur l’obscurité du style de Pierre de la Vigne peuvent s’appliquer en définitive aussi bien à l’un ou à l’autre aspect de l’activité des notaires-juristes à la cour de Frédéric II. L’obscurité « stylistique » des Lettres –notamment celle due à l’emploi de tours métaphoriques – n’est pas vraiment dissociable d’une conception du dictamen comme forme obligée de l’expression du droit qui contraint les juristes à modeler leur pensée dans un cadre dépendant à un degré a priori étonnant pour une formalisation de ce type de critères purement rythmiques ou sonores tels que le cursus ou les jeux d’allitération.
303Il faudrait certes examiner dans quelle mesure les particularités stylistiques des codifications du droit romain et de certaines codifications du droit médiéval italien immédiatement antérieures aux Constitutiones ont pu renforcer les juristes siciliens des années 1220-1250 dans leur volonté de solenniser la forme des Constitutiones au moyen d’une prose d’art dont les exigences pouvaient effectivement entrer en contradiction avec un clair énoncé du droit. En attendant, cet éclairage en retour du poids de la rhétorique dans les Constitutiones à partir des Lettres achève de montrer que pour les notaires-juristes de Frédéric II, le dictamen se confondait avec le droit, au point que les métaphores employées pour parler de la pratique de l’un et de l’autre sont les mêmes. Frédéric tisse la toile du droit (Const. I, 33 : iusti cultoris partes assumimus, cum iustitie telam ordinarie teximus361) ; Nicolas tisse la toile de son éloge de Pierre, (PdV III, 45 : tele finis imponitur quam stupendo contexuit Nicholaus), lui-même source du droit, (PdV III, 45 description de Pierre : qui velut novus legifer Moyses de monte Synai legum copiam concessam sibi celitus hominibus reportavit).
304Ainsi se trouve finalement expliquée l’absence apparente de distinction entre l’acte juridique et la lettre d’information par les dicta-tores de la chancellerie impériale. La force de l’association idéologique entre droit et dictamen était telle à la cour de Frédéric II qu’elle annulait dans l’esprit de leurs rédacteurs la distance pour nous très grande entre les mandats administratifs du cinquième livre, la correspondance précieuse de maître à disciple du troisième livre, et les lettres de propagande politique du premier livre. Le simple fait d’énoncer selon les règles du dictamen était déjà une garantie formelle de la validité juridique de l’énonciation, dans la mesure où l’idéologie de la justice en vigueur à la cour reposait sur une confusion entre l’inspiration rhétorique et l’équité politique.
305La complexité d’un discours prosaïque atteignant à un sens supérieur par le recours à des contraintes de formalisation de type poétique (rythme, assonance, métaphore) permettait ainsi à la parole du prince de refléter ce que sa justice devait être dans l’optique des dictatores-juristes qui formaient l’entourage de Frédéric II : une justice supérieure et transcendante, incarnation terrestre rationnelle de la justice divine. De même que la raison d’essence divine, incarnée par l’empereur, imposait à un monde tendant à l’animalité et au chaos l’ordre de ses lois, de même ses dictatores imposaient au langage naturel toujours en danger de tomber dans la confusion l’ordre plus rationnel d’une construction artificielle le conformant à la dignité de la justice impériale. Tel était l’ordre supérieur que voilait pour le vulgaire l’apparente obscurité du stylus supremus de Pierre de la Vigne.
2.4. CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE
306L’exploration des relations entre la tradition et l’enseignement des artes dictaminis et la pratique rhétorique développée dans les Lettres a permis de préciser un certain nombre de points concernant les liens entretenus par les Lettres de Pierre de la Vigne avec ce que nous pourrions appeler la culture de l’ars dictaminis classique362, et de déboucher sur une compréhension d’ensemble des logiques de pensée ayant guidé ses choix stylistiques.
2.4.1. Un style héritier des pratiques du xiie siècle
307La pratique d’un style « obscur », extrêmement orné et privilégiant toutes sortes de jeux rhétoriques obéit bien à l’influence générale des écoles d’ars dictaminis développée en France et en Italie au siècle précédent, et met également les notaires impériaux dans la dépendance directe de la cour pontificale, qui a elle-même synthétisé une partie de ces tendances au moins une génération avant celle de Pierre de la Vigne. Cette double dépendance se précise par l’analyse des textes, qui laisse apparaître l’influence possible du style de Pierre de Blois, mais aussi l’imitation encore très persistante des pratiques de la Curie par la chancellerie impériale dans la décennie de renouvellement majeur de ses techniques et de son personnel (1220-1230). La variante impériale du ‘style suprême’ forme donc comme une nouvelle étape dans la grande tradition d’ars dictaminis développée au xiie siècle.
308Cette impression est corroborée par l’analyse du travail d’élaboration rhétorique des textes, qui permet d’affiner notre compréhension des rapports complexes entre la théorie et la pratique de l’ars dictaminis. L’analyse des fréquences et des utilisations de figures rhétoriques permet en effet de retrouver, derrière l’inadaptation apparente des niveaux de styles classiques à l’étude des textes médiévaux, un emploi différencié des figures. Selon le genre des messages (satirique, neutre ou amical) et surtout le statut (officiel ou privé, normatif ou non normatif) du texte, les notaires emploient à partir des mêmes ressources une sélection extrêmement précise des couleurs qui respecte la division entre l’ornatus facilis et l’ornatus difficilis.
309Mais ce sont surtout les contradictions de la pratique des dicta-tores avec les préceptes des artes, particulièrement sensibles dans le travail d’élaboration musical des lettres, qui font comprendre toute l’ambiguïté de la relation entre les idées théoriques de la rhétorique médiévale, le modèle des textes antiques et la pratique des notaires. En effet, derrière l’observance générale d’un certain nombre de préceptes théoriques, à travers leur transgression répétée dans le cas de certains processus d’allitérations, de répétitions rythmiques, et d’emplois de figures impliquant ces procédés, se profile une tension entre l’imitation de modèles classiques (particulièrement poétiques) et la norme des traités contemporains.
310Cette tension trouve un écho direct dans les débats théoriques du premier xiiie siècle entre une conception du dictamen comme transposition de la poésie métrique, pensée comme la forme suprême du langage, et une conception adverse, qui vise à déprécier la poésie par rapport à la prose. Il est probable que pour les notaires travaillant sous la direction de Pierre de la Vigne, la dignité du discours prosaïque se mesurait en grande partie à sa capacité à recomposer, à travers le travail rythmique du cursus et la composition artistique de résonances musicales dans l’ensemble des clausules, une structure quasi-équivalente en solennité à celle de la musique métrique des grandes poètes classiques (Virgile, Lucain, Ovide) et de leurs imitateurs français du xiie siècle.
2.4.2. Derrière les choix de forme, des conceptions intellectuelles orientées
311Les choix des dictatores impériaux font même supposer la mise en valeur à la cour impériale d’un ensemble d’idées sur les pouvoirs du langage qui peut être relié à toute une culture linguistique plus ou moins partagée par les élites du xiie et du xiiie siècle, mais dont l’application à la rédaction de documents n’a sans doute été que rarement poussée à ce point dans le cadre d’une chancellerie à cette époque363. Tout comme les recherches musicales, particulièrement flagrantes dans le cas du nom impérial, l’accent mis sur les annominationes symboliques de personnes ou de villes, la mise en jeu, partagée avec l’ensemble des grandes chancelleries italiennes, mais selon des modalités particulières, des procédés de transumptiones, permettent de se faire une idée des effets de transposition pratique des idées sur la performativité de l’acte linguistique en vogue au xiiie siècle.
312Aussi, le développement d’une argumentation de type scientifique et logique au sein des lettres doit-il être replacé dans le contexte d’une recherche touchant l’ensemble des éléments du trivium grammaire-rhétorique-dialectique. La forme d’ » efficacité » linguistique envisagée par les notaires pour les lettres reflète certainement les automatismes de la lexicographie médiévale, mais peut-être aussi des présupposés sur l’impact physique des sons véhiculés par des ouvrages du type du De Radiis d’Al-Kindî. On pourrait la résumer en disant que la promotion d’un culte de la rhétorique lié au développement concomitant du droit et de la rhétorique en Italie, appuyé sur la mise en valeur d’un héritage d’exaltation de la prose poétique peut-être lié à l’influence de la culture française du xiie siècle, aboutit à la chancellerie impériale à une complexification des structures rhétoriques du langage politique en tous points exceptionnelle.
2.4.3. La nécessaire obscurité du pouvoir et la rédemption du langage naturel
313La recherche d’une utilisation la plus large possible d’un langage magnifié renvoie à une logique d’adéquation symbolique entre la dignité impériale et ses modes d’expression, perceptible dans les Constitutiones comme dans les Lettres, tout comme elle s’alimente à un jeu de références linguistiques et littéraires qui tient à l’héritage culturel, à la formation intellectuelle, et aux exigences d’affirmation professionnelle des dictatores. Dans une certaine mesure, ce langage est réflexif et sa symbolique ou ses allusions à usage interne, et la collection courante des Lettres, par la présence en son centre du double panégyrique de Frédéric II par Pierre de la Vigne, et de Pierre de la Vigne par Nicolas de Rocca364, souligne l’ambivalence de ces deux aspects de la lettre, magnification du pouvoir impérial, et surenchère d’un milieu professionnel dans l’affirmation de ses capacités techniques. Cette motivation symbolique, apparemment contreproductive du point de vue d’une communication purement pratique, suffirait seule à justifier amplement une partie de la réputation d’ « obscurité » des Lettres de Pierre de la Vigne.
314Mais cette obscurité, relative mais parfois bien réelle, de lettres de propagande impériales, voire des actes de la pratique ou des constitutions, où l’élaboration rhétorique alourdit considérablement le message, peut-être au risque d’un déficit de clarté, ne présente que la traduction dans un cas particulièrement spectaculaire d’une tendance récurrente à la complexité dans l’expression des pouvoirs politiques des sociétés traditionnelles365. Retrouvant les conceptions médiévales de la superposition des niveaux de sens et d’une efficacité de type « magique » d’un langage bien conformé, c’est également en se chargeant d’un ensemble de références bibliques et classiques reflétant les fondements (les autorités, pour parler en langage médiéval) de la pensée médiévale que les lettres impériales s’efforçaient de refléter la gloire de l’empereur, incarnation terrestre de la puissance divine selon l’orgueilleuse conception poussée jusqu’à ses extrêmes conséquences par la cour impériale. Penser à ces lettres en termes de communication ordinaire serait donc un contresens qu’indique d’ailleurs la conclusion de certaines d’entre elles. Une fois publiées, les lettres normatives destinées à une population relativement large devaient être « vulgarisées », transmises dans un langage compréhensible, par les autorités366.
315Les idées hiérarchiques de la société médiévale du xiie et xiiie siècle se reflétaient donc dans la valorisation d’un langage de l’autorité à la fois novateur par certaines implications des recherches complexes qu’il motivait, et en cela lié aux aspirations scientifiques de la cour de Frédéric II, et profondément conservateur par son absence de compromis dans ses techniques de formalisation, absence due à l’idée d’une adéquation entre une latinité parfaite et les hauteurs du pouvoir impérial. Ce qui est, plus probablement qu’un jeu de mots, un lapsus calami opéré par un notaire dans la copie de la lettre PdV III, 72, et répercuté dans une large partie de la tradition manuscrite entre la fulgurance du diadema romanum et de l’idioma romanum confirme cette indissociabilité entre le concept juridique du pouvoir (la corona imperii) et le langage qui l’exprime dans une association lourde d’implications sur l’importance que les notaires-juristes rédacteurs des textes inclus dans les Lettres donnaient à leurs fonctions367.
316L’hypothèse sur la signification la plus probable de cette recherche extraordinaire de complexité dans la formalisation des Lettres peut être tirée de leur conformation linguistique avec le langage des Constitutiones, de cette superposition absolue des plans du droit et du dictamen à la cour de Frédéric II. La théodicée du pouvoir impérial qui est racontée dans le célèbre préambule des Constitutiones, justification de l’imposition artificielle, résultant d’un plan divin, de la justice impériale pour corriger l’homme tombé dans l’état de péché après la chute adamique, cette théodicée se répète au niveau du langage. La rhétoricisation des Lettres par l’ensemble de travail du dictamen correspond à un redressement linguistique du langage naturellement peccamineux, à l’aide d’un ensemble de lois artificielles, dont la transumptio et la circuitio stigmatisées par Odofredus étaient des instruments essentiels.
2.4.4. Derrière le pouvoir : Une idéologie de combat pour un milieu social particulier
317Les notaires de la génération de Pierre de la Vigne et Nicolas de Rocca manifestent donc dans leur pratique du dictamen une cohérence qui va bien au delà de l’application mécanique de règles de rhétorique, telles qu’elles sont présentées par les traités contemporains. Le patient décryptement des techniques de composition des trois grands types de textes présents dans les Lettres permet de deviner la force d’une idéologie centrée sur l’exaltation de la rhétorique comme forme (au sens aristotélicien) du droit, concentrant en elle les potentialités d’une culture classique et biblique unifiée dans un même plan transhistorique pour devenir le véhicule de la parole impériale.
318Ce culte extrême et ambivalent de la rhétorique de la part de techniciens de l’écrit au service de Frédéric II et de ses fils indique que les notaires-juristes de la chancellerie sicilienne avaient vraisemblablement développé une sorte d’osmose entre la rhétorique du pouvoir impérial développée par leur soin et l’exaltation de leur milieu professionnel. Ce fait ne peut s’expliquer par la seule histoire des idées. Il a sans doute sa cause dans le développement d’un milieu professionnel à la fois suffisamment puissant au sein de la cour sicilienne, et suffisamment cohérent dans son organisation interne et ses références culturelles, pour imposer cette idéologie du dictamen comme expression du pouvoir impérial. C’est la confirmation de cette intuition par l’étude de la formation, la structuration et l’évolution du milieu porteur de l’idéologie à la base de ces conceptions qui va maintenant nous arrêter.
Notes de bas de page
1 Voir en particulier pour les débuts de la chancellerie souabe les éditions récentes des actes de la première partie du règne de Frédéric II (1197-1212), éd. Koch 2002.
2 Sur Boncompagno da Signa, bibliographie récente dans Garbini 2004. Sur Bene de Florence, introduction dans Bene Florentini, Candelabrum, éd. Alessio 1983, p. xxv-xxi. Sur Guido Faba, bibliographie à jour dans Shepard 1999, p. 31 n. 39. Sur Brunetto Latini, en dépit de ses nombreuses imperfections, cf. Holloway, 1993.
3 Jean de Garlande a discuté la théorie et la pratique des styles de son temps dans sa Poetria Parisiana, (éd. Lawler 1973) où il présente des modèles de correspondance impériale. Conrad de Mure (vers 1210-1281) a été influencé par Guido Faba. La Summa de arte prosandi de Conrad de Mure est éditée dans Rockinger 1863-64, p. 405-482 et Kronbichler 1968. Il y affirme avoir été en contact avec de nombreuses chancelleries, et donne des remarques précieuses sur certaines pratiques de la chancellerie impériale et de la Curie.
4 Élements bibliographiques sur ces maîtres italiens d’ars dictaminis actifs en France sous Philippe le Bel dans Vulliez 2001.
5 Sur Henri d’Isernia comme enseignant, bibliographie complète la plus récente dans Schaller (Brigitte) 1989.
6 L’inspiration théorique des manuels cicéroniens ou pseudo-cicéroniens n’entraîne pas encore l’imitation massive du style cicéronien, qui ne commence qu’au xive siècle comme mouvement de grande ampleur, même si des tentatives isolées ont pu avoir lieu au xiie et au xiiie siècle.
7 Il s’agit principalement de PdV III, 37-42, 43-45, et PdV IV, 7-9.
8 Schaller 1958. C’est la seconde partie de l’étude sur la chancellerie qui complète Schaller 1957. En dépit de quelques considérations liminaires et terminales sur la rencontre de l’esprit latin et de l’esprit germanique, elle a bien vieilli, mais Schaller ne s’attache dans un souci méthodologique qu’à la description du style des actes proprement dits, laissant de côté le problème de leur rapport avec les lettres de propagande ou persuasion (qui forment la majorité des lettres des trois premiers livres). Les p. 264-294 sont consacrées à un survol de l’évolution de la rhétorique médiévale, de l’apparition de l’ars dictaminis et de l’évolution de la chancellerie sicilienne des Normands à la jeunesse de Frédéric II, qui doit être complété par Camargo 1991 et à présent Turcan-Verkerk 2003 et 2006. Les p. 295-325 sont consacrées à l’analyse de la langue des actes de Frédéric II proprement dits.
9 Cf. Ladner 1933, Schaller 1958 et maintenant Gleixner 2006 pour la période 1226-1236.
10 Cf. dernièrement sur cette question, contre la séparation méthodologique prônée par Schaller, Gleixner 2006 p. 4, notant justement la proximité structurelle entre les lettres et les actes dans la chancellerie de Frédéric II.
11 Cf. Schaller 1965 et Batzer 1910 pour la composition des summe dictaminis de Thomas de Capoue et de Richard de Pofi selon des principes de classement analogues.
12 Cf. références supra p. 125 note 9.
13 Cf. néanmoins le modèle de Fichtenau 1977, p. 126-156, qui étudie l’emploi des procédés rhétoriques dans les actes d’époque ottonienne. Gleixner 2006, p. 401-422, propose à présent une utile analyse rhétorique du langage des actes et des lettres entre 1226-1236. On peut reprocher à cette analyse d’utiliser un langage rhétorique intemporel sans rechercher une adéquation plus grande entre les catégories rhétoriques médiévales des traités rhétoriques contemporains (artes) et la construction des Lettres. L’exposition des figures de rhétorique contenues dans les artes permet de comprendre la spécificité médiévale dans le retraitement de la rhétorique classique. Pour une analyse extensive des Lettres en fonction des figures de rhétoriques dans leur exposition médiévale, cf. infra p. 180-229.
14 Giansante 1999. La première étude est une comparaison entre l’idéologie impériale contenue dans le prologue du Liber Augustalis et son adaptation dans le statut des changeurs bolonais de 1245 (p. 21-49). La seconde est une étude de cas sur un échange épistolaire entre Frédéric II et la commune de Bologne, occasionné par la capture du roi Enzio en 1249. La lettre de Frédéric II se trouve dans le recueil classique des Lettres de Pierre de la Vigne (PdV II, 34), et n’a pu être écrite par Pierre de la Vigne, mort l’année précédente. Cf. sur ce point Giansante 1999, p. 52-54.
15 Shepard 1999. Certains aspects du livre sont intéressants, mais il n’a aucun arrière-plan historique ; les analyses rhétoriques sont vagues ; enfin le postulat de départ est que la rhétorique de la persuasion échoue en 1237/39 avec la seconde excommunication de l’empereur, et que les techniques développées à la cour papale et impériale perdent alors leur intérêt, un postulat qui surprend un peu quand on pense que les lettres rassemblées dans la collection classique de Pierre de la Vigne datent généralement de la période 1237-1254.
16 Brunetto Latini, La rettorica (= Maggini 1968), p. 6 : « Rector è quelli che ‘nsegna questa scienza secondo le regole e’ commandamenti dell’arte. Orator è colui che poi che elli àe bene appresa l’arte, sì ll’usa in dire et in dittare sopra le quistioni apposte, sì come sono li buoni parlatori e dittatori, sì come fue maestro Piero dalle Vigne, il quale perciò fue agozetto di Federigo secondo imperadore di Roma e tutto sire di lui e dello’ imperio ». Sur l’interprétation de ce passage, cfr. infra p. 824.
17 Cette division est par exemple illustrée par la séparation entre la Summa dictaminis dite de Thomas de Capoue et son Ars dictandi éditée dans Heller 1929. Souvent véhiculée avec la Summa dictaminis, largement diffusée (cf. Schaller 1965 pour la tradition manuscrite), elle a par ailleurs pu être lue par les membres de la chancellerie impériale, et plus sûrement encore par Nicolas de Rocca senior ou junior et les dictatores campaniens de la troisième génération en contact avec la Curie (Henri d’Isernia, Etienne de San Giorgio).
18 Sur cette opposition entre musique théorique et musique pratique, et ses liens avec la conception du langage et de la rhétorique au xiiie siècle, cf. Grévin 2003.
19 Si l’on admet, comme on l’a postulé, que la compilation des Lettres de Pierre de la Vigne sous leur forme initiale était déjà en cours sous le règne de Manfred, cf. première partie, p. 110-111.
20 Cf. Batzer 1910. Cette introduction peut être comptabilisée comme une ars.
21 D’après le manuscrit Biblioteca Apostolica Vaticana, Barb. lat., 1948, fol. 102r : Porro datur a magistris secundum rethoricam certa doctrina colorum et certum magisterium figurarum. Sed quia hec non ex arte tantum, quantum ex ingenio et studii sedulitate captantur, non insistimus ad colorum et figurarum specificationem per singula (...) Nec dubitet orator ad inveniendum unde possit suum dilatare sermonem animum et oculos aperire. Nam si mentem ad ea que congrua fuerint materie duxerit adhibendam, illico sibi multa concurrent, quibus loqui diffuse pote-rit circa sue arbitrium voluntatis.
22 Bene Florentini, Candelabrum, I, 3. (5), p. 4.
23 Cf. à ce sujet le dossier réuni par Turcan Verkerk 1993, qui montre les désillusions d’un enseignant de dictamen forcé de composer avec la réalité de l’enseignement pratique et d’en rabattre sur ses exigences théoriques dans un centre provincial ligérien à la fin du xiiie siècle. Naturellement, cette dissociation entre théorie et pratique du dictamen est seulement tendancielle, dans la mesure où il est rare que les théoriciens n’exercent jamais d’activité pratique dans quelque chancellerie ou bureau à un moment ou à un autre de leur carrière, tout comme les professeurs de droit sont rarement des juristes in abstracto.
24 Sur le champ lexical dictare/dictator/dictamen, cf. les observations de Vuillez 1993, t. 2.
25 Sur la reconstitution de ces étapes, un exposé dynamique mais un peu dépassé dans Schaller 1958, un résumé beaucoup plus à jour mais un peu abstrait dans Camargo 1991, et surtout Vulliez 1993. Des inflexions décisives à attendre de Turcan Verkerk, Formes et réformes, publication en cours, pour laquelle cf. infra p. 179 note 160). Utile répertoire des actes avec bibliographie dans Turcan-Verkerk 2006.
26 Cf. également sur le problème de liaison entre rhétorique et droit Rosier 1998.
27 La Curie profite régulièrement au xiie siècle de l’apport représenté par le passage à la chancellerie de lettrés éminents apportant avec eux les derniers perfectionnements de l’ars dictaminis français. Quant à la cour de Sicile, elle est en contact étroit avec des clercs franco-anglais grâce à ses liens privilégiés avec la Normandie et plus généralement l’espace angevin, comme le montre encore en 1168 le choix de Pierre de Blois comme précepteur de Guillaume II.
28 Cf. sur l’ars au xiie siècle A.-M. Turcan-Verkerk : Forme et réforme. Enjeux et perceptions de l’écriture latine en prose rimée (fin du xe – début du xiiie siècle), en cours de publication.
29 Sur cette question, cf. la mise au point de Verger 1996.
30 Le prosimètre est le genre littéraire tardo-antique et médiéval qui mêle dans un effet d’alternance des passages en prose et en poésie. Son modèle par excellence est la Consolatio de Boèce. Sur son analyse par les théoriciens de l’ars, révélatrice de leurs spéculations, cf. Turcan-Verkek 2003.
31 Sur les artes poetrie, cf. Kelly 1991. La Poetria parisiana de Jean de Garlande réalise d’ailleurs la synthèse de ces deux courants, puisqu’elle est une sorte d’ars dictaminis prosimètre, contenant à la fois de longs développements théoriques sur les vers et de véritables parties d’ars dictaminis sur la prose. Mais les deux domaines sont intimement liés.
32 Textes commodément réunis dans Faral 1924.
33 Comme le montrent amplement les réactions ambivalentes des traités de dictamen italiens élaborés dans les années 1210-1230.
34 Pour une bibliographie à jour, cf. l’annexe à Turcan-Verkerk 2003 p. 161174, avec les références aux éditions papier ou en ligne de Boncompagno da Signa, Bene de Florence. Pour Guido Faba, cf. également Bausi 1995 avec bibliographie exhaustive jusqu’à cette date et le répertoire Turcan-Verkerk 2006.
35 On verra infra, (cinquième partie, p. 855) que l’analyse des volgarizzamenti des Lettres de Pierre de la Vigne, transmis dans des versions couvrant tout le xive siècle, montre que ces tentatives d’adaptation du cursus, parfois réduites au xiiie siècle de Guido Faba, ont eu une longue postérité en Italie.
36 Delle Donne 1992 a souligné l’aspect hautement improbable d’une filiation entre les techniques rhétoriques des chancelleries arabes et celles de la chancellerie latine postulée par Paratore 1952, au nom d’un principe d’économie et de bon sens. L’apparente surcharge rhétorique d’une partie de ces lettres s’explique suffisamment par la logique propre à l’ars dictaminis aux xiie-xiiie siècles. Comme on pourra le constater à travers les analyses suivantes, je souscris à ce jugement, ce qui n’exclut d’ailleurs pas l’intérêt d’un rapprochement structurel entre la rhétorique des chancelleries arabes et celle des chancelleries latines à cette époque.
37 Cf. les commentaires dans l’édition de (Brigitte) Schaller 1989 sur les incompréhensions ou maladresses d’Henri dans ses explications.
38 Henri écrit sans doute vers 1275 à Prague : (Brigitte) Schaller 1989, p. 124.
39 Regesta Bohemie II, n° 2591 p. 1124-1126 : éloge de la rhétorique par Henri d’Isernia, adressé à ses élèves pragois : Rethorica siquidem est illa sciencia que in conspectum prodire publicum et declamatoria scandere pulpita consuluit, in qui-bus tum rigoris maiestate servata severam pretendens faciem heroici stili ductibus reipublice commoda edisserit, populo manifestat, nec tamen turgidi boatus ampullositate inflata fibris intonat tumefactis, tum vultu placidi risus aurora serenato camenam mediocri meditatur harundine aliquantulum se demittens, nec tamen exanguis loquelle iacturam se suffulti sermonis ieiunia lacrimatur.
40 Sur l’ars dictaminis de Thomas de Capoue, cf. Heller 1929, et sur l’ars et la summa dictaminis de Thomas de Capoue, Schaller 1965. Alors que la summa a été composée longtemps après la mort de Thomas de Capoue, vraisemblablement pendant la vacance papale de 1268-1271, et contient donc, comme les Lettres de Pierre de la Vigne, beaucoup de documents qui ne sont sans doute pas réductibles à l’activité de Thomas, on n’a pas de raison particulière de douter de l’authenticité de l’ars dictaminis, certainement composée avant 1235 (reproduction de l’édition d’Heller en ligne sur le site de l’Archivio della latinità italiania del Medioevo (ALIM, www.uan.it/alim/index.html). Sur la courte ars ou introduction à sa summa de Richard de Pofi, cf. supra p. 23 texte et note 16.
41 Nombreuses études, parmi les quels Olschki 1940, Baethgen 1960, Paratore 1965 (avec une analyse rhétorique des figures employées dans le passage), Mazzamuto 1967, Chiampi 1984, Scaglione 1987, Villa 1991. Pour une analyse du contexte de cette création, cf. infra, cinquième partie p. 825-830.
42 Pour la date de sa mort : « Odofredus de Denariis », Lexikon des Mittelalters, t. VI, c. 1361. La mention de Pierre de la Vigne se trouve à la seconde colonne de la première page de l’édition lyonnaise de 1552 du commentaire sur la seconde partie du digeste.
43 Odofredus 1552, Lect. ad Dig. 12, 1, 1, pr. : Unde volentes obscure loqui et in supremo stilo ut faciunt summi doctores et sicut faciebat Petrus de Vineis quando volunt dicere in veritate ita est : non dicerent in veritate ita est : sed dicunt in re ita est. Cette remarque vient à la suite d’un commentaire sur le remplacement du terme veritas par res dans le corpus civilis : Aliquando nomen rei sumitur pro veritate, et sic sumitur in.l. que dicit quotiens de re iuratur, id est de veritate, ut. infra. ti. pro. XI. l. quotiens de re iuratur, id est de veritate, et sic sumitur et in l(ege) que dicit si aliquis debet rem vel immutat veritatem falsum commitit, et. l. cor. de falsis tenetur ut infra ad le. cor. de fal. l. j. § qu(e) rationibus cum falsum dicatur immutatio veritatis secundum unam litteram, ut in aut. de fide instr. in prin. (suit le passage : Unde volentes obsure loqui...).
44 Sur ces problèmes de distinction entre stylus humilis, supremus et rhetoricus aux xiiie et xive siècles, cf. Witt, 1976, p. 33-41, particulièrement p. 33-36.
45 La mention d’obscurus pour parler d’un style n’est (éd. Scalia 1966) pas en soi une marque péjorative, comme le montre ce passage de Salimbene, Cronica, (1247), p. 268-269 : ‘De diversis historiarum scriptoribus’. Ad hec sciendum quod aliqui scriptores sive dictatores fuerunt dulces, suaves et melliflui in eloquiis suis, ut Iob et Ysaias et Ecclesiasticus, Iohannes Crisostomus et beatus Gregorius et beatus Bernardus et multi alii. Quorum cuilibet congruere potest quod Sapiens dicit, Proverb. XVI : ‘qui dulcis est eloquio, maiora percipiet’. Aliqui vero in suo dicta-mine valde sunt obscuri, ut Osee, Tytus Livius, Horosius et beatus Ambrosius, qui in illa legenda de virgine quadam apud Antiochiam ita obscure loquitur, quod vix intelligi potest. Notandum autem quod, sicut Ose inter prophetas et Marcus inter evangelistas et Ambrosius inter doctores, sic Orosius inter hystoricos gravis et difficilis et obscurus habetur (suivent des commentaires sur le style d’Osée, de Marc, de saint Ambroise et d’Orose). Ergo quoque scribendo diversas cronicas simplici et intelligibili stilo usus sum, ut neptis mea, cui scribebam, posset intelligere quod legebat ; nec fuit michi cure de verborum ornatu, sed tantum de veritate historie conscribende. On voit donc que Salimbene place le problème de l’obscurité dans les mêmes termes de l’opposition entre intelligibilité immédiate et complexité rhétorique liée à une intelligibilité supérieure qui est discutée dans ces lignes.
46 Cf. les analyses de Witt, reprises dans Witt 2000, p. 300-302, où il distingue entre stylus rhetoricus, stylus supremus et stylus obscurus, sont à la fois très stimulantes et, pour parler comme lui, « puzzling ». La qualification de stylus rhetoricus n’apparaît guère, sauf erreur, dans la littérature théorique du premier xiiie siècle, et a été diffusée plus tard, pour qualifier un style extrêmement rhétorique par opposition à des emplois plus simples. Il me paraît probable que sur le point précis de l’analyse des évolutions du dictamen au xiiie siècle, Witt lit les faits du xiiie siècle en leur superposant les idées et théories du xive siècle. Il est sans doute plus prudent de suivre Odofredus, contemporain de Pierre de la Vigne, et de noter la classification du style de Pierre de la Vigne dans la catégorie générale du stylus supremus, ou bien de parler, comme Henri d’Isernia, de stylus heroicus. Surtout, la multiplicité de ces qualifications montre qu’il est vain de vouloir coller une étiquette définitive à ces pratiques stylistiques à partir de l’une d’entre elles.
47 Sutter 1894, p. 104-106.
48 Bene s’inspire fortement dans son Candelabrum des artes poetrie, notamment de celui de Geoffroi de Vinsauf. Voici comment il résume les oppositions entre écoles rhétoriques à propos du cursus, dans le premier livre du Candelabrum, I, 15, (12) : Artificialis est illa compositio que lepidam orationem reddit, quia dictiones quadam equabili ordinatione concinnat. Sed hoc aliter ab Aurelianensibus, aliter a fonte latinitatis Tullio, aliter a sede apostolica observatur.
49 Richard de Pofi, Summa dictaminis secundum stylum romane curie, introduction, à partir du ms. Biblioteca Apostolica Vaticana, Barb. lat. 1948 ; fol. 101v : De servandis quoque proprietatibus vocabulorum et sententiarum, orator quamplurimum debet esse sollicitus, ne latinum adulterinis seu peregrinis significationibus implicetur. Studeat igitur quod significatio verbis secundum suam naturam inhereat, et sententie sint appropriate materiis, tam in auctoritatibus quam exemplis, ut rationabiliter et proprie quoddam fuerit per auctoritates et sententias introductum. Et licet sepe transumptive loquamur, tamen expedit quod transumptio sit similitudinaria rei de qua scribitur, ut si volumus dicere quod interdum navicula Petri procellarum fluctibus agitetur, vel impetatur, talis transumptio est satis tolerabilis. Nam per fluctus procellarum proprie possumus intelligere vexations secularium tempestatum. Sed si diceretur quod impetitur fluctibus montium, hoc esset incongruum, cum fluctus non competant montibus, sicut nec aper undis nec pisces nemoribus ascribuntur. Comparer avec Horace, Art poétique, v. 30 : Delphinum silvis adpingit fluctibus aprum.
50 Boncompagno, Palma, p. 106 : Prosaicum dictamen est oratio secundum libitum dictantis extensa nullisque metrorum legibus obligata. Vel prosaicum dictamen est ars, secundum quod est collectio preceptorum. Set non debet dici ars, immo artium mater, quia tota scriptura trahit originem a prosa. Nam rithmi et metra sunt quedam mendicata suffragia, que a prosa originem trahunt. À comparer avec Bene de Florence, Candelabrum, III, 1, (17) qui fait aussi de la prose le langage naturel, mais relève les mérites de la versification : Inter hec tria genera, primum naturaliter est prosaicum, ipso quidem cum idiomate convenientiam magnam habens ; unde ad imperitos et simplices dicitur pertinere. Sed metricum fuit causa peritorum inventum, quod totam gramaticam valde rectificat et prosaico dictamini multum venustatis contulit et honoris. Ces derniers termes sont remarquables. La « métrique » permet de redresser la grammaire, et d’enrichir en beauté et en dignité le discours en prose. C’est exactement la conception sous-jacente à l’enseignement des écoles françaises du xiie siècle, et très probablement, des écoles campaniennes du xiiie siècle.
51 Il ne faut pas opposer une Italie prosaïque et juridique à une France latinisée et poétique dans le premier tiers du xiiie siècle. Il faut en effet se rappeler qu’à cette période 1220-1230, la domination du dictamen et de la poésie si sensible au xiie siècle y est rapidement battue en brèche par les nouvelles tendances parisiennes, privilégiant la logique et la théologie. Les disciplines du dictamen résistent, mais se retrouvent dans une situation de subordination effective. C’est le sujet de la Bataille des sept arts d’Henri d’Andeli (éd. Héron 1880), et le thème de récriminations de Jean de Garlande (cf. l’introduction au Compendium grammatice et à la Poetria Parisiana). D’une certaine manière, la culture du dictamen en alliance avec la poésie semble résister bien mieux dans l’Italie du premier xiiie siècle, même si tout un pan de la culture française du xiie siècle n’y trouve pas de correspondance directe, puisque la pratique du dictamen ne se conjugue pas (ou peu) à celle d’une poésie latine métrique originale.
52 Sutter 1894, p. 101, sur la foi de Salimbene, Chronica, (ed. Scalia 1966 t. 1 p. 110, anno 1233) : Iste magister Boncompagnus, cum esset sollemnis dictator, ex consilio amicorum suorum ad curiam Romanam accessit volens experiri si forte ex dictamine suo Romane curie posset gratiam invenire. Quam cum non invenisset, recedens inde, factus iam senex ad tantam devenit inopiam, quod oportuit eum apud Florentiam in quodam hospitali vitam finire.
53 Sur Jean de Sicile, cf. Vuilliez 2001 avec renvois bibliographiques. Sur Transmundus, cf. Turcan-Verkerk 2003 p. 167-168, renvoyant à l’édition des introductiones dictandi par Dalzell 1995 et Turcan-Verkerk 2006.
54 Il est actif à la Curie à partir de 1214, et meurt en 1237/9 : le sommet de son activité correspond aux années 1225 à 1232, où après avoir rédigé la célèbre lettre de menaces d’Honorius III à Frédéric II Miranda tuis sensibus (1226), qui ouvre la somme rédigée sous son nom et a servi de modèle de réflexion pour l’analyse des figures de rhétoriques à Henri d’Isernia dans son Tractatus de coloribus rhetoricis, il joue un rôle actif dans les tractations avant la levée de l’excommunication impériale et la signature de la paix de San Germano en 1230/31. La référence sur Thomas reste Schaller 1965. Le billet PdV III, 19 est un témoignage des bons rapports entre Thomas de Capoue et la cour impériale dans les années 1232-1237. Cf. aussi pour le rôle fondamental de Thomas de Capoue dans le rétablissement de la paix entre l’empereur et la papauté avec le traité de San Germano en 1230 Hampe 1926, édition des actes, avec en annexe plusieurs lettres de Thomas sur ces tractations extraites de sa Summa dictaminis, p. 19-24.
55 Cf. Schaller 1958, p. 304-305 et Heller 1963.
56 Schaller 1958, p. 304-305, sur le remplacement d’exordes imités des modèles papaux par des exordes autonomes dans la reprise d’un même acte à date plus tardive.
57 Niese 1912 p. 50, affirme que les lettres de la chancellerie de Frédéric ii surabondent d’imitations et de reprises de la correspondance d’Innocent iii. Les choses se sont sans doute passées de manière un peu plus complexe.
58 Schaller 1958, p. 304-305.
59 Sur cette lettre réutilisée pour Enzio et Frédéric d’Antioche, cf. Heller 1963.
60 Sur la ‘commissio vicarie potestatis’ dont l’exorde réutilise ce texte et ses utilisations répétées à la chancellerie impériale, cf. supra première partie p. 89.
61 Riches analyses dans Schaller 1958, passim, que je suis sur ce point.
62 Liber censuum, Vita Gregorii IX, cap. 31 (Fabre-Duchesne 1905 p. 30 : Eiusdem quoque Sathane satellites et principis execrandi ministri (...) matutinos et laudes in preconia cesaris et hymnum angelicum in lascivie cantica commutando... On remarquera l’importance donnée au détournement par la rhétorique impériale des hymnes centraux de la liturgie ordinaire, qui pourrait renvoyer très directement à l’utilisation dans le pamphlet Collegerunt pontifices de l’hymnus angelicus : cf. PdV I, 1 (Collegerunt pontifices) : Quid aliud nisi pacem hymnus dicit angelicus, et tertius agnus Dei : vel quid ille mirabilis Regis eterni filius corporali presentia discessurus tunc reliquit discipulis cum rediit unde venit ? Certe pax et dilectio sunt principaliter illa duo que teneri voluit post discessum. Sur ce passage du célèbre pamphlet diffusé vers la fin du règne de Grégoire IX (1241 ?), cf. infra, quatrième partie p. 456-458.
63 Cf. les remarques de Schaller 1958 p. 205 note 224. PdV I, 25 : contra Dei blasphematores numinis, et catholice detractores fidei provocamur, mais c’est une des constitutions contre les hérétiques incluses dans les Lettres.
64 Cf. également PdV VI, 1 : extra regni nostri limites merito sanximus exilio puniendos, et omnia bona eorum stabilia fisci nostri iuribus applicanda.
65 Kantorowicz 1937 p. 219, note 31 renvoyant au prologue du commentaire des Institutes d’Azo cité par Niese 1912 p. 521, note 2. Mais il s’agit d’une idée approchante citée sous une forme différente, et non d’une imitation caractérisée : il n’y a pas d’influence formelle directe. Cf. le texte d’Azo : haec siquidem almifica dominatrix nobilitat addiscentes, exhibet magistratus et honores conduplicat et profectus et, ut vera per omnia fatear, iuris professores per orbem terrarum fecit solenniter principari et cedere in imperiali aula, tribus nationes actores et reos ordine dominabili iudicantes. Per ipsam namque universi reges regnant iustitia conservatur in terris, que Niese (et Kantorowicz à sa suite) compare à l’acte de fondation de l’université de Naples par Frédéric II (PdV III, 11) : desideramus multos prudentes et providos fieri per scientiarum haustum et seminarium doctrinarum, ut facti discreti per studium et observationem iusti deo serviant (...) et nobis placeant per cultum iustitie (...) sicut convenit eruditos pulcherrima poterit spes fovere et bona plurima promptis animis expectare, cum sterilis esse non possit accessio, quam nobilitas sequitur, cum tribunalia parantur, secuntur lucra, favor et gratia comparantur. Insuper studiosos viros ad servitia nostra non sine meritis et laudibus convocamus, secure illis, cum discreti fuerunt per instantiam studii iuris et iusticie, regimina committentes. On voit qu’il n’y a pas de véritable parallèle stylistique, mais simplement des croisements non dénués d’intérêt autour d’un même ensemble d’idées associant justice, profit et noblesse.
66 Il s’agit d’une comparaison entre le palais pontifical d’Anagni et le palais du soleil dont la description ouvre le second chant des Métamorphoses.
67 PdV I, 28 : Illic pro fide nostra servanda confligitur, et a vincentibus palma victorie et a cadentibus corona martirii hylariter expectatur, a nobisin istis partibus ‘bella geri placuit nullos habitura triumphos’.
PdV III, 26 : Vellemus potius tacere quam loqui, cum sit quodammodo de ‘plus quam civili bello’ materia, dum aliene culpe damnantes infamiam, genus nostrum utcunque notabile cernimus, et preter verbalis plage convicium, quam aliis damnantes infligimus, ex cuiusdam ydemptitatis lege qua iungimur in nobis relinquimus cicatricem.
PdV I, 5 :... de innata nobis mansuetudine guerrarum discrimina semper odivimus, dummodo pacifice regnare possemus, et qui ex officii debito quo cum romano pontifice, quem pre ceteris terre principibus, patrem principum confitemur, ‘bella plusquam civilia’ gerere crudelius credimus, et nephandius arbitramur, ad pacis pulchritudinem in gentibus reformandam, maiestatis nostre potentiam ardenti desiderio flectimus, ipsamque nedum oblatam nobis gratanter admittimus, sed nos eam offerre plurimum adfectamus.
68 C’est le cas dans PdV III, 40, avec la citation du vers horacien : Non cuivis hominum contingit adire Corinthum.
69 Cette utilisation insistante et affichée de Lucain prend tout son relief à la lecture des exemples d’autorité proposés par Bene de Florence dans le Candelabrum, I, 6 (‘De tribus generibus dictandi’) : Generales ergo figure dictaminum tres dicuntur, que stili etiam nuncupantur, scilicet humilis, mediocris et sublimis. Humilis est illa que usque ad usitatissimam puri sermonis consuetudinem est demissa, ut in Evangeliis et Sacra Scriptura sepe videmus. At mediocris censetur que constat ex altiore neque tamen ex summa et hornatissima dignitate verborum, ut in epistolis Pauli et elegis Ovidianis. Sublimis ex magna et hornata verborum constructione conficitur, ut in Gregorii Moralibus et in Lucano. Lucain est donc le modèle du stylus sublimis par excellence.
70 La formule, qui se trouve par exemple chez Ovide, Métamorphoses VI, 223 (terga premunt auroque graves moderantur habenas) est déjà absorbée par la littérature chartraine et postchartraine. Cf. Alain de Lille, De planctu Nature (éd. Häring 1978), VIIe poème : Que tuis mundum moderans habenis/Cuncta concordi stabilita nodo/Nectis et pacis glutino maritas/Celica terris. Pour Horace, voir par exemple PdV I, 18 : Causam itaque nostram in libra vestre considerationis appendite, et cum vestra res agatur in proximis à comparer avec Epître I, 18 : Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet.
71 Epîtres, I, 18, 84.
72 Par exemple, Epistolae selectae, p. 40 : n° 54 Honorius III Olomucensi episcopo : videris evacuasse non compatiendo proximis legem Christi et pariete ardente vicini propriis nolle dampnis occurrere, licet res propria sic agatur à comparer avec la lettre PdV I, 18 citée supra p. 144-145 et note 70.
73 Sur l’importance d’Ovide chez Pierre de la Vigne, mais essentiellement à partir d’une composition métrique qui lui est attribuée, cf. Paratore 1952. Cf. également le thème du discours de Padoue pris à Ovide, et la citation ovidienne de PdV I, 1, discutés infra p. 149-150 et 799 note 60.
74 Il n’est pas innocent que deux des trois possibilités de construction du cursus discutées par Bene (école d’Orléans et cursus cicéronien) se règlent expressément (Cicéron) ou analogiquement (les Orléanais) sur la métrique, cf. Candelabrum, I, 15 : Artificialis est illa compositio que lepidam orationem reddit, quia dictiones quadam equabili ordinatione concinnat. Sed hoc aliter ab Aurelianensibus, aliter a fonte latinitatis Tullio, aliter a sede apostolica observatur. Aurelianenses enim ordinant dictiones per imaginarios dactilos et spondeos, Tullius per singulorum pedum artificium tradidit hanc doctrinam, unde sine lege metrica stilum eius non potest aliquis observare. Nos vero secundum auctoritatem Romane curie procedemus, quia stilus eius cunctis planior invenitur. L’interprétation de cette mention apparemment explicite des règles cicéroniennes pose une nouvelle fois le problème de la connaissance, de l’appréciation et de l’imitation de Cicéron chez les dictatores italiens du xiiie siècle.
75 Ce « panégyrique » de Frédéric II par Pierre de la Vigne a été récemment réédité (p. 63-64) et commenté par Delle Donne 2005, p. 59-97, avec renvois bibliographiques extensifs. L’intérêt de la citation boétienne est discuté notamment p. 73. Sur la réutilisation de ce prologue dans des compositions d’Etienne de San-Giorgio à la gloire du roi d’Angleterre, cf. ibid., et infra quatrième partie p. 437-440.
76 On voit que tantôt le vers, déjà parfaitement adapté à la structure rythmique, n’est que faiblement réorganisé (interversion de mundum et perpetua pour assurer la liaison avec le début de la phrase, mais ratione gubernat, clausule héroïque, rentre sans problème dans le cadre du cursus (cursus planus) ; tantôt complètement réorganisé dans un nouvel enchaînement au gré du dictator pour former des successions rythmiques (climata ligat (cursus planus) elementa coniungit (cursus planus), alors qu’elementa ligat n’aurait pas convenu).
77 C’est surtout le cas du premier. Cf. Müller 1913, avec deux ou trois exemples d’imitations assez discrètes pour Pierre de Prezza, et Hampe 1910 passim pour Henri d’Isernia, à compléter par les références données par (Brigitte) Schaller 1989. Dans le cas des lettres d’Henri d’Isernia éditées par Hampe 1910, l’influence est telle qu’on peut parler de reprise au fil de la lecture. C’est un degré d’imitation a priori bien plus systématique que les exemples d’influence possible d’Alain sur les compositions incluses dans les Lettres de Pierre de la Vigne, pour lesquelles il est parfois difficile de dire s’il s’agit d’une influence générale des grandes compositions prosaïques, poétiques et prosimétriques françaises du xiie siècle, ou d’une influence plus particulière d’Alain de Lille. Les commentaires de Niese 1912 sur cette influence, p. 517-518, sont trop elliptiques et sans exemples précis, et peuvent dériver en partie du postulat qu’une influence massive d’Alain de Lille sur Henri d’Isernia ou Pierre de Prezza suppose une tradition d’imitation déjà établie à la génération précédente.
78 Cf. à ce sujet Giansante 1999, p. 23, reprenant Stürner 1987. Un certain nombre d’exordes ou de passages de lettres PdV reprennent des éléments de la rhétorique d’inspiration chartraine du prologue du Liber augustalis, cf. par exemple PdV I, 9 : et sciat quia Deus nobiscum est, sedens super thronum et dijudicans equitatem, qui non solum per sacerdotium, sed per regnum et sacerdotium mundi machinam statuit gubernandam.
79 Sur l’idée de la corruption originelle de l’homme entraînant la naissance de la royauté comme palliatif, cf. l’exorde de la lettre PdV V, 1 (commissio vicarii cum potestate gladii), qui est moins une création impériale qu’un retravail d’un préambule papal par la chancellerie, ce qui rend la proximité avec le prologue des constitutions d’autant plus remarquable.
80 PdV II, 17 : ita quod nichil iam processibus nostris obiicitur, et nichil vel quasi modicum restat a fidei nostre conformitate deforme... Alain de Lille, De planctu nature, (Häring 1978) p. 453 : Quia rebus de quibus loquimur, cognatos oportet esse sermones, rerum informitati locutionis debet deformitas conformari. PdV II, 23 : inde sit unica clavis ad ianuam, que nobis nostrisque reserare potest et claudere transitum et regressum.
Alain de Lille, ibid., p. 853 : quasi clave preambula cognitionis sue michi ianuam reseraret. PdV III, 26 : Friderici primogeniti filii vestri, nepotica nobis sorte conjuncti, a genere prorsus generosa degenerans... Alain de Lille, ibid., p. 834 : humanum namque genus, a sua generositate degenerans...
81 Cf. PdV V, 23 : ut quia B. pater ipsius, naturalis affectionis dulcedine, que consuevit inesse patribus, impudenter abusus et a generositatis quodammodo lege degenerans à comparer avec le dernier exemple de la note précédente. Une des formules favorites les plus caractéristiques du style d’Alain de Lille pour laquelle on peut trouver de nombreux parallèles dans les Lettres est la répétition à peu d’intervalle (même vers ou même période, voire clausule) d’une dérivation (en annominatio) d’un terme générique (gener, degener, generositas). Mais il s’agit là d’un trait général de la stylistique du xiie et xiiie siècle.
82 Biographie et bibliographie de Pierre de Blois dans le Dictionnaire des Lettres Françaises, p. 1162-1166. Sur le rôle de Pierre de Blois à la cour de Sicile sous Guillaume II le Bon, cf. à présent Schlichte 2005, notamment p. 13-15, 218 et suivantes.
83 Réminiscence du Ps., 43. cf. Pierre de Blois, Lettres, (patrologie), en particulier n° XIV, c. 48 : Multi etiam ex ciborum hujusmodi corruptela frequentius morerentur, sed famelica ventris ingluvies et illius exitialis abyssi Scyllaea vorago ope laboriose exercitationis omnia consumit. Voir aussi la lettre n° XCI sur l’avarice.
84 Autre réutilisation possible, PdV I, 14 : Cesset itaque cesset materia scanda-li, cesset inter vos innata dissensio, non vos seducat angelus tenebrarum, qui sepe in lucis angelum se transformat, et unitatem gregis dirumpere consuevit, à comparer avec Pierre de Blois, (patrologie), n° LIII, c. 160 : Diu est, quod angelus Satane transfigurare se novit in angelum lucis, et in vestimentis ovium, atque sub adumbrata simplicitate dessevit ab antiquo lupina rapacitas. Mais il s’agit là d’une image biblique bien connue. Sur le problème de l’interprétation des filii/angeli tenebrarum comme motif rhétorique dans l’ars du xiiie siècle, cf. Delle Donne 2005, p. 70-71.
85 Ovide, Héroïdes, V, 7-8.
86 Cf. Rolandino, Cronaca, IV, 10 (Bonardi 1905-08 p. 64) : Cum insonuisset per Paduam quod imperator erat excommunicatus per papam, tunc ipse fecit protinus convocari magnam contionem in palacio Padue. Et dum illic in sua maiestate sederet, surrexit iudex imperialis Petrus de Vinea, fundatus multa litteratura divina et humana et poetarum. Proposuit autem illam auctoritatem Ovidii : ‘leniter ex merito quicquid paciare ferendum est ; Que venit indigne pena dolenda venit’, et, aptata sapienter auctoritate intencioni, disputavit et edocuit populum quod, cum dompnus imperator foret adeo benignus et iustus princeps et dominus equitatis, sicut unquam fuerit aliquis qui a Karlo citra imperium gubernasset, digne poterat de sancte matris Ecclesie rectoribus conqueri et dolere...
87 Citation ovidienne dans PdV III, 69 :...de quo si dicere liceat nulla me labis contagio polluit, nec secreta cordis offensio me remordet. Vellem itaque quod si relata veritatis fulcimento quomodolibet fulcirentur severus iuris aculeus, equa lance iudicii percurreret mentem meam. Nam ‘quod de iure venit supplicium leniter est ferendum’. Sed, quia teste vero Dei iudicio nulla macula negligentie aspersus de neglecta cura decrete michi provincie nulla iusta causa suadente percutior, dolore satis admoveor.
88 Petri Blesensis Epist. LXXII c. 222.
89 Sur ce problème, cf. Cohn 1926. Dans ce groupe de quelques lettres italiennes se trouvent notamment les trois lettres de déploration sur la mort d’universitaires PdV IV, 7-8-9 auxquelles il sera abondamment fait allusion dans le chapitre suivant. Sur les liens étroits entre les collections de lettres de Pierre de Blois et de Pierre de la Vigne dans la tradition manuscrite, et les contaminations de collections de lettres de Pierre de la Vigne par des lettres de Pierre de Blois, cf. Schaller 2002, passim (et index p. 469) ; vingt-six manuscrits contenant des Lettres de Pierre de la Vigne contiennent également des Lettres de Pierre de Blois.
90 Cf. l’introduction d’Alessio 1983, Candelabrum, p. xxvii-xxxi.
91 Sur la jeunesse de Pierre de la Vigne, cf. infra troisième partie, p. 280.
92 Candelabrum, III, 54 (6) : Peto super his veniam si minus bene de consuetudine curiarum dico (malheureusement, même les traités les plus proches ne remplaceront jamais un traité d’ars du studium de Naples, mais qu’on se rassure, Bene ne parle ici que de la coutume de la cour impériale en matière de salutatio), quia cum aula principum sit belua multorum capitum, quamvis ab agusto (sic) F. multum honorifice bis fuerim invitatus, tamen ingredi pelagus non temptavi, nec siccus ad unctum accedere fui ausus. ‘Nam dulcis inexpertis cultura potentis amici/ Expertus metuit’.
93 Ibid., p. xxviii-xxx.
94 Sur la première fondation du studium de Naples, ses refondations successives par Frédéric II, Conrad IV et Manfred, et le groupe de lettres du troisième livre des Lettres de Pierre de la Vigne qui s’y rapportent, voir Arnaldi 1982 et en dernier lieu Delle Donne 1993a. Il paraît évident d’après la fourchette correspondant aux années possibles pour la rédaction du Candelabrum que c’est à l’occasion de cette fondation que Frédéric a tenté de débaucher certains des meilleurs professeurs de l’université de Bologne, le modèle admiré et haï.
95 Les deux disciplines sont intimement liées. La nécessité de maîtriser parfaitement les règles d’accentuation et de dérivation verbale était un préalable absolu à l’apprentissage de l’art du dictamen, comme on le comprendra rapidement à la lecture des pages suivantes. Le reste de l’œuvre de Bene, notamment son De accentu, s’inscrit donc parfaitement dans la perspective de l’ars dictaminis. La confusion relative entre grammaire et rhétorique se traduit concrètement dans l’enseignement, et même la lecture des summe dictaminis. Pour un exemple de travail sur les Lettres de Pierre de la Vigne dans une école de grammaire à Padoue au xive siècle, cf. infra, cinquième partie p. 761-766.
96 PdV IV, 7 et 8. La première lettre concerne directement Bene. Le nom est conservé dans les manuscrits sous les formes B., Benedictus, Bernhardus, mais il est suivi du jeu de mot suivant : magister B., qui non ab infimo positivi, sed superlativi nomine meruit derivari, videlicet cum supra se nullum habuerit ascendentem, ce qui suffit à établir qu’il s’agit bien de Bene. La seconde lettre concerne un autre maître grammairien, G. Il y est question d’un enseignement ad scholas florentis patrie, jeu de mot qui indique sans grand doute possible dans le style des notaires impériaux Florence, et la lettre fait directement allusion à la mort à intervalle rapide de deux maîtres (Nam ars grammatice que lune vocabulo designatur, privata decoris radiis sedet in tenebris, et non habet unde possit suum recreare dolorem, duobus maritis tam modico tempore viduata). Comme souvent, la tradition manuscrite a multiplié les initiales ou les noms des personnages en question, si bien que l’assimilation du mystérieux G. à Gualterus Esculanus est assez fragile, mais la double mention de Florence et d’un nom Bonus/Bene dans ce contexte ne peut en revanche concerner que Bene. Il est remarquable que la lettre PdV IV 7 sur la mort de Bene de Florence soit la seule lettre de Pierre de la Vigne dont deux passages sont explicitement donnés à titre d’exemple dans un traité d’ars dictaminis, en l’occurrence le Tractatus de coloribus rethoricis de Henri d’Isernia.
97 Cf. PdV III, 79 (Conrad IV annonce aux Crémonais son heureuse installation dans le royaume) : Frequenter vobis describere volumus altitudinem status nostri, ut dum in prosperis successibus, quos divina nobis largitur potentia, vestra devota fides et fidelis devotio glorietur. Nobis etiam sunt ipsa gaudia gratiora, si vobiscum participamus eadem, quos in exaltatione nostra pro certo novimus exaltari. Accedat ad vos igitur presentium verborum compages, vestris sensibus firmiter relatura... L’image de la compages verborum, la « contexture des mots », qui évoque l’assemblage des planches d’un navire ou des pierres d’une maison, est liée à l’idée de compositio de la lettre, qui se rapporte à sa structure proprement dite, complétée ultérieurement par l’ornatus. Cf. Candelabrum, I, 15 (2) : Compositio est ordinatio verborum equabiliter perpolita. Quidam vero hanc appositionem appellant, sed male, quoniam appositio est totius rethorice orationis ornatus.
98 La métaphore se trouve employée dans son sens premier d’édifice formé par la grammaire, la rhétorique et la logique dans la fameuse lettre de déploration sur la mort de Bene PdV IV, 7 : In quo sublato tanto et tali artifice non solum prima, id est grammatica, sed sorores artes cetere patiuntur. Unde quid facient parietes cum corruerit fundamentum ? Celle des parties de la lettre composant le bâtiment est utilisée par Boncompagno dans la Palma, p. 108 : Preterea, sicut do-mus absque fundamento, pariete ac tecto constare non potest, ita epistola sine illis tribus partibus non potest esse perfecta. Fundamentum enim est salutatio. Nemo quidem intelligeret, de quo vel de quibus dictator narraret, nisi quod premitteret salutationem. Paries est narratio. Nemo enim sciret, ad quid salutatio premitteretur, nisi narratio revelaret. Petitio est tectum, quia nemo posset scire mittentis intentionem, nisi aliquid infra narrationem, vel in fine narrationis sub petitionis specie poneretur.
99 Voir par exemple dans les lettres mêmes, le jeu de mots sur la lettre/ peinture au début de la lettre PdV III, 40, où l’archevêque Jacques de Capoue décrit sur un mode humoristique sa réception d’une lettre de Pierre de la Vigne : Nec mora, nexus tarditatis rumpitur, facies epistole revelatur, ridet species, quia ni-si defuerit colorum varietas, figurabat picturam. Le sens n’est pas directement apparent, même au Moyen Âge. Il faut en effet comprendre au-delà de la contradiction apparente que Jacques feint de s’étonner qu’une lettre si chargée de couleurs rhétoriques ne soit pas une véritable peinture avec de véritables couleurs. Mais cette lectio difficilior a troublé certains scribes qui ont cru bien faire en rectifiant : ridet species, inde fuerit colorum varietas, figurabat picturam, sens apparemment plus naturel pour certains lecteurs, mais certainement moins bon pour le texte (cf. les variantes de l’édition Iselin des Lettres, rééd. Schaller 1991, t. I p. 450). Plus loin dans la même lettre, Jacques renforce la métaphore en opposant la sculpture, œuvre de la vérité, à la peinture, fiction ingénieuse : nec credo talem imaginem quod de me sculptat veritas : etiamsi penes te mens ingeniosa coloret.
100 Cf. l’idée de la lettre comme substitut de présence physique de l’expéditeur dans la lettre de Jacques PdV III 40 : Credisne potuerim quin citius odor vinee domum repleverit, quandoquidem in facie Jacobi, quam aliqui nondum viderant, Petri paginam jam legebant.
101 Cette idée de la lettre comme imaginarium, image mentale de substitution qui égale la dignité du discours à la dignité de celui qui le prononce, et fait de la lettre le discours imaginaire (au sens réflexif) de l’expéditeur absent, peut être reconstruite à partir de plusieurs éléments. Le premier est le discours complexe de Bene sur la justification ultime de la rhétorique. De même que l’homme a été créé à l’image de son créateur, il doit s’efforcer de recréer un discours imaginaire/ réflexif de sa propre dignité, Candelabrum, II, 1 (4-9) :... de dignitatibus orationis amodo est agendum, scientes quod, sicut homo factus est ad imaginem et similitudinem creatoris, ita sermonem quem generat imaginarium et sibi consimilem ipse nititur procreare. (...) unde prudentia hominis hanc creatoris munificentiam diligenter considerans, in opere sermonis hec eadem studuit imitari, ut orationem suam redderet elegantem, compositam et hornatam. Dans ce développement, le discours orné reflète sur le plan linguistique la similitude imaginaire entre l’homme et son créateur. Le second élément est fourni par Boncompagno, Palma, p. 106, dans sa définition du dictamen : Dictamen est quedam ymaginatio tractandi de aliquo vel de aliquibus per appositionem. Vel dictamen est ratio, qua verba ymaginata et in animo concepta congrue proferuntur. La facultas imaginaria est donc la capacité à recréer l’image concrète d’un objet dans le discours. Le troisième maillon de la chaîne est fourni par l’emploi du terme imaginarium dans les Lettres de Pierre de la Vigne, où une personne déléguée par l’autorité impériale comme vicaire ou capitaneus (Frédéric d’Antioche, Enzio...) est l’imaginarium de l’empereur, la réflexion imaginaire de sa présence physique (imaginarium presentie), comme dans PdV II, 21, à propos du capitaneus Thomas d’Aquin délégué auprès des habitants de Viterbe :...quem ad vos tanquam imaginarium persone nostre transmittimus ; ou dans PdV III, 9, à propos de Frédéric d’Antioche :...dum humanitatis nostre clementiam per evidentiora signa videntibus ostendi non posse videamus lucidius, quam si filium nostrum ad vos tanquam imaginarium nostre presentie destinemus. Enfin, le dernier chaînon est fourni par l’assimilation explicite de la lettre à la présence de l’empereur en II, 25 : Scimus quod licet a no-bis interdum locorum situs te corpore dividat, corde tamen et animo maiestatis nostre presentiam intueris, dum statum nostrum prosperum votivus (mieux qu’Iselin notivus) per litteras expetis et per nuncios ministeriosus exquiris. On ne force donc pas l’interprétation en affirmant que la notion d’imaginarium se trouve au centre d’un jeu complexe de renvois, qui met en jeu la rhétorique comme potentialité de recréation d’une image par un discours complexe se haussant à la dignité du discours divin ; la lettre comme recréation imaginaire d’une pensée (à la fois force de l’imaginaire dans le sens actuel, et force de l’image) ; et la lettre comme reflet imaginaire, reflet en image, substitut imaginaire de la présence physique de son expéditeur. On voit que ce qui caractérise l’ensemble de ces idées, c’est la liaison entre l’image et l’imagination, dont les deux champs sémantiques sont recouverts par le concept d’imaginarium au xiiie siècle.
102 Boncompagno, Palma, éd. Sutter 1894, p. 109-110. Bene, Candelabrum, chapitre III. Ils s’accordent plus ou moins pour dire que la plupart des théoriciens distinguent trois (salutatio, narratio, petitio) ou cinq (salutatio, exordium = captatio benevolentie, narratio, petitio, conclusio) parties principales dans la lettre ; qu’une lettre, en fonction des circonstances, peut n’avoir que trois, deux ou même une partie, ou au contraire s’étendre démesurément.
103 C’est par exemple le cas de PdV VI, 26, privilège d’érection de son duché en royaume pour le duc d’Autriche. La teneur même de l’acte justifie alors la conservation de la salutatio dans la plupart des manuscrits, non sans d’éventuelles confusions causées par le nom du duc, Frédéric : Fridericus duci Austrie et Stirie, suo dilecto principi et comiti Carniole, gratiam suam et omne bonum, pour Fridericus secundus... Friderico, duci etc. Sur ce préambule d’un privilège très particulier (il s’agit de l’ébauche d’un acte qui n’a jamais vu le jour), cf. infra p. 166 note 124 et cinquième partie p. 648-655 et 668-675.
104 PdV III, 46 : Amico vocali amicus realis salutem et fidem sine operibus non valere, et avant l’exorde de la lettre de déploration sur la mort de Bene, et celle de son compatriote, PdV IV, 7 : Vagientibus adhuc in cunis artis grammatice natis discipulis et maioribus professionis cujuslibet in amena Bononia docentibus, Terrisius solo nomine dictus magister, homo qui sequitur veritatem, vitam bonam et exitum meliorem, et PdV IV, 8 : Sedentibus super aquas amaritudinis et in salicibus organa suspendentibus, Neapolitani studii doctoribus universis, magister Petrus solamen sancti spiritus, et illam que omnem sensum exsuperat pacem Domini nostri Jesu Christi.
105 La tendance à reporter dans la salutatio des développements normalement attendus dans la narratio est vivement critiquée par Bene, Candelabrum III, 50 (De quadam vitiosa urbanitate salutationum) et 52 (Ne id quod est proprium narrationis in salutatione ponatur).
106 Giansante 1999, p. 51-69.
107 PdV V, 10 : Solet studiosus et diligens vinitor evellere plantas degeneres, que terram inutiliter occupant, et perniciose luxuriant in perniciem palmitum electorum, ac in loco illarum vites uberes et electas propagare : ut tota fiat vinea fertilis et jucunda, ac abundet in fructibus et respondeat plantatori. PdV VI, 15 : Exordium super gratiis faciendis : Licet ad prosequenda munifice vota fidelium liberalitatis regie dextera generali quadam regularitate sit habilis ; illis tamen gratiosa porrigitur quadam specialitate liberior, quos ad obsequia grata continuos fructuosos et utiles claris semper indiciis experimur. PdV VI, 27 : Ut vota fidelium ad regum servitia et beneplacita principum animentur, vel augmententur, quia pia consueverunt liberalitate regnantes, justas eorum petitiones admittere, et ipsis manus munificas aperire. PdV VI, 28 : Favorabilis petitio supplicantium effectu debet prosequente compleri : ut dum ea que juste postulant promerentur, et ad fidelitatis obsequia ma-gis eorum devotio accendatur.
108 La référence incontournable, avec quelques aperçus sur les exordes de Frédéric II, reste Fichtenau 1957. Mais comme souvent pour les ouvrages traitant en profondeur du langage et de l’idéologie des actes, le propos prend surtout en compte la période qui va jusqu’à 1200, le xiiie et surtout les xive-xve siècles étant réputés des siècles de fossilisation et d’imitation stérile des préambules.
109 Schaller 1958 en particulier p. 297-322 et Ladner 1933, passim.
110 Par exemple dans la lettre PdV II, 5, après la prise du camp impérial de Victoria par les Parmesans qu’il était censé assiéger : Ne fama preambula sub incerto discurrens animum vestrum in contrario eventu relatione veritati contraria valeat perturbare, facti veritatem per ordinem presentium serie duximus declarandam. « De crainte que la renommée préannonciatrice, discourant dans l’incertitude, ne réussisse à perturber votre esprit quant à cet événement contraire par une relation contraire à la vérité, nous avons jugé bon de déclarer la vérité des faits dans leur ordre par l’enchaînement des présentes (lettres) ».
111 La question est soulevée par Bene en des termes particulièrement intéressants pour cette étude : Candelabrum, IV, 17 : Queritur tamen a quibusdam an debeamus in qualibet epistola exordiri. Dicimus quod bene licet sed non expedit, quia nec romana curia servat hoc nec curia secularis, quia quandoque propter humilitatem persone recipientis, quandoque propter simplicitatem mate-rie vel evidentissimam honestatem, quandoque propter importunitatem scribendi ab exordio est cessandum et ibid., IV, 34 (5) : Sciendum est quod in curiis frequentius, omisso exordio, statim ad narrationem accedunt et raro in epistolis ad dominum papam vel ad imperatorem missis exordium est ponendum, quia multum in epistolis curialibus verbositas formidatur. Il faut donc une réelle volonté de solennisation, ou un impératif formel majeur (rédaction d’un acte nécessitant un préambule) pour qu’un exorde en forme soit ajouté à la lettre, et cette rareté semble liée dans l’esprit de Bene à l’activité d’écriture plus importante des grandes cours (papauté et Empire), peut-être par opposition implicite à la manie de l’exorde alors typique des chancelleries communales.
112 Le mouvement de circulation entre l’exorde et la lettre proprement dite est d’une grande complexité. D’une part, dans les documents rassemblés dans les Lettres, on observe une gradation en palier depuis les préambules les plus solennels jusqu’aux lettres commençant in medias res, sans exorde, avec toute une série de déclinaisons, depuis l’exorde autonome impersonnel jusqu’au simple souvenir (par reprise d’une des conjonctions de commencement traditionnel d’un exorde) de l’allure de ce dernier. D’une certaine manière, cette confusion se retrouve dans la présentation de Bene, qui pose la question de la présence ou de l’absence d’exorde, alors qu’il analyse des cas où il utilise le mot d’exorde pour parler de commencements de lettres qui n’ont rien à voir avec les exordes autonomes (= préambules) dont nous avons parlé. D’autre part, le langage développé dans l’exorde est parfois (et même souvent, si on envisage des unités sémantiques déjà décomposées) réinvesti dans le corps de la lettre, au prix d’une certaine adaptation. C’est par exemple le cas pour la lettre PdV III 75 à la commune d’Avignon, où un exorde se trouve réutilisé en plein cœur du développement :...ad vos oculum providentie nostre versa vice dirigimus, de prospero statu vestro nec non et de salubri regimine precipua sollicitudine cogitantes, et cum ‘inter curas solicitudinis nostre revolvimus qualiter per nos vobis posset in ipso salubrius et cautius provideri, illud tandem tenaci meditatione, tanquam honorificentius nobis et vobis duximus eligendum’, quod ad hoc vires et potentiam nostram vestris profectibus strictius et peculiarius obligetis. Ad quod prout perspicaciter intueri potestis, nulla nos inducit ambitio.
113 Voir Candelabrum IV, 31 (Similitudo exordiorum et narrationis cum logica) commenté et cité par Shepard 1999. L’exorde et la narration sont explicitement commentés comme les deux membres d’une déduction logique : Habent enim se narratio et exordium ad similitudinem antecedentis et consequentis, quia illa duo quandoque divisim accipiuntur, ut : ‘Sor. est homo. Ergo Sor. est animal’, quandoque coniunctim, precedente coniunctione, ut : ‘Si Sor. est homo, Sor. est animal’. Idem in exordio et narratione contingit.
114 Le doute n’est pas permis, puisque le dictator dit de lui-même quia de mundo sum, liceti immundus, propter quod oportet me sentire cum mundo, tanquam pars suo toti, nec dissona, nec adversa scribenti. Dans chacun de ces pamphlets, le dictator s’arrange toujours pour que le fait que la lettre n’a pas été dictée au nom de l’empereur soit perceptible.
115 La théorie de la construction des exordes, particulièrement développée par Conrad de Mure, est analysée sur cette base dans Schaller 1958, p. 319-320, que je suis. Huit types de constructions sont possibles : exordium absolutum, avec un simple début de phrase sans conjonction (par exemple Decet, ou Congruum est) ; exordium adversativum, commençant par licet, porro, quamquam, quamvis, si, se poursuivant par tamen dans le second membre de phrase ; exordium causativum (cum, quia, quidem, quoniam, complétés par idcirco, ideo, ob id, propterea) ; exordium condicionale (si, nisi, tum, dum, complétés par si, nisi, quoniam, quia) ; exordium qualitativum (qualis, qualiter complétés par talis, taliter) ; exordium quantitativum (multum, nihil, quanto, quantus, quot complétés par tanto, tantus, tot) ; exordium similitudinarium (ita, quasi, quemadmodum, sic, sicut, tamquam, velut, complétés par ita, sicut, ut), enfin exordium temporale, avec un ablatif absolu ou cum, ex eo, postquam, quando, ubi, complétés par confestim, continuo, ilico, statim, tunc. Ces règles de construction des préambules de privilèges ou autres exordes solennels sont en partie imitées dans les exordes plus simples (par exemple PdV II, 32 : Tot sunt opera fidei et devotionis indicia, que continuatis successibus pro nobis ostenditis, tot sunt servitiorum gratitudines et onerum functiones, quas in nobis semper actualiter invenimus, quod...), et inspirent les entrées en matière de lettres ne disposant pas d’un exorde autonome (exemples dans PdV II, 12 : Qualiter post obtentam nuper de proditorum nostrorum insania nefanda victoriam, fortuna celebris noviter nostris processibus, quosdivina semper clementia comitatur arriserit, tue fidelitatis auditui presenti stylo letifico nunciamus ; PdV II, 14 : Quanta sit fidei vestre synceritas, PdV II, 17, Postquam preter spem...).
116 Il ne s’agit pourtant pas d’un exorde-préambule, au sens que lui donne Schaller, mais de l’exorde d’une lettre de persuasion qui rappelle à grands traits la théorie des deux pouvoirs à travers l’image des deux luminaires (en se gardant bien de préciser lequel est le soleil). Voici la seconde partie de l’exorde : A simili eadem eterna provisio, in firmamento terre duo voluit inesse regimina, sacerdotium scilicet et imperium, unum ad cautelam, reliquum ad tutelam ; ut homo, qui erat in duobus componentibus diutius dissolutus, duobus retinaculis frenaretur, et sic fieret pax orbi terre omnibus excessibus limitatis. On reconnaît la rhétorique d’inspiration chartraine déployée dans le prologue du Liber augustalis.
117 Ce qui n’étonnera personne, étant donné la proximité des deux sommes, dont la tradition manuscrite est enchevêtrée : sur cette question, Schaller 1965, 1993 et 2002 (à l’index pour les deux dernières références). Heller 1963 émet des hypothèses précises sur les moments et les lieux où Pierre de la Vigne ou d’autres notaires de la cour impériale ont pu se procurer cet exorde, mais la fréquence des contacts entre Thomas de Capoue et les négociateurs impériaux autour de la paix de San Germano (1230), et la correspondance répétée du cardinal avec Frédéric II dans les années qui suivent rendent de toute manière le problème assez secondaire.
118 PdV II, 34. Sur ce larcin de la chancellerie, cf. Ladner 1934, p. 175 note 3.
119 Ainsi, le manuscrit Paris, BnF lat. 8 563, une des bases base de l’édition de travail utilisée pour la présente recherche, a le texte suivant, bien plus court, et introduisant bien plus rapidement la sentence-exorde de Guido Faba : Et si fortuna serenior vos diebus istis inspexerit claro vultu, non deberetis, si sapientes essetis, in aliquo superbire, quia sepius in alto quis tollitur, ut ruens fortius conquassetur. Il est difficile de dire si c’est la version longue ou la version courte de l’exorde qui est la forme originale.
120 Giansante 1999, en dépit de son analyse soignée de la lettre, n’a pas, sauf erreur, mentionné le problème de l’origine de cet exorde, alors même qu’il se sert de Guido Faba pour ses commentaires rhétoriques.
121 Candelabrum, IV, 14 : In exordio sunt ista tria servanda, scilicet ut sermo sit levis, id est verborum asperitate carens omnique involucro et literarum collisionibus vel hiatu ; habeat insuper verborum consuetudinem usitatam, quia verba rara et minus bene intelligibilia non sunt grata ; nec oratio videatur nimium apparata, quia sermo nimio studio laboratus suspicionem inducit et fidem minuit et non auget.
122 Sur cette couleur rhétorique, cf. infra p. 187 présentation théorique et contextualisation par rapport aux autres figures.
123 Schaller 1958, passim.
124 Il s’agit d’un acte solennel stipulant les avantages accordés aux immigrants dans le royaume de Sicile, délivré en 1246. Le préambule solennel le plus remarquable par sa longueur des lettres PdV est celui du mystérieux privilège de 1246 concédant au duc d’Autriche le droit d’ériger son duché en royaume, fondement de bien des spéculations ultérieures (PdV VI, 26). C’est un bon exemple des possibilités d’expression idéologique offertes par cette forme lorsqu’elle est pleinement développée. Voici le texte : De fulgore throni cesarei velut ex sole radii, sic cetere prodeunt dignitates, ut prime lucis integritas minorati luminis non sentiat detrimenta, tantoque magis imperiale sceptrum extollitur, et tanto cura regiminis solicitudinibus relevatur, quanto tribunal ipsius digniores in circuitu circumspicit consimiles regiones. Hac igitur consideratione commoniti, qui celesti providentia romani imperii moderamur habenas, solii nostri decus tam veterum dignitatum ornatibus confovemus, quam novis honoribus ampliamus. On constate que l’exordepréambule est en quelque sorte répété par un second exorde (Hac igitur) qui a la taille d’un exorde de privilège moyen, avec le passage d’une narration impersonnelle au pluriel de majesté. Sur l’influence de ce préambule en France, en Angleterre, en Allemagne et en Hongrie au xive siècle, cf. infra cinquième partie p. 602-605, 648-655, 668-667 et 864.
L’énorme préambule de la lettre PdV V, 1 (un acte de commissio vicarie potestatis), adapté d’un modèle de la Curie, reprend aussi la même construction (étant donné la multiplicité des textes très légèrement différents édités sur ce modèle dans les Constitutiones, je ne peux renvoyer à une édition particulière pour le modèle contenu dans les Lettres, qui ne correspond exactement à aucune de celles-ci, cf. supra p. 89) : Ad extollenda iustorum preconia et reprimendas insolencias transgressorum prospiciens e celo iusticia, erexit in populis regnantium solia, et diversorum principum potestates. Caruisset namque libenter humana condicio iugo dominii, nec libertatem a se quam eis natura donaverat, homines abdicassent, nisi quod impunita licentia scelerum in evidentem perniciem humani generis redundabat, et sic ex necessitate quadam oportuit naturam subisse iusticie, et servire iudicio libertatem. Sed nec extrinsecus exquiri decuit aliam speciem creature, cui se representata per hominem celestis ymago subiceret, sed homo prelatus est homini, ut graciorem prelaturam efficeret ydemptitas speciei ; potissime tamen divina potencia prefecit ad regimen populorum imperium, dum ostensa sibi figura numismatis in redditione census et solucionibus tributorum pre ceteris regibus cesaree fortune fastigium presignivit. Cui diversimodas subdidit nationes, non ob hoc solum ut eis imperando preesset, sed ut ipsis potius iusticie copiam ministrando prodesset. Inter alias igitur occupationum curas, quibus fluctuantis pelagi more, pro salubri rei publice statu noster spiritus fatigatur, occurrit cogitationibus nostris potissimum, cogitacione potissima revolventes... Les notaires se sont contentés de souder le préambule modifié à l’exorde plus ordinaire Inter alias curas grâce à la cheville igitur. Sur la fortune de cet acte comme modèle au xive siècle, cf. infra cinquième partie p. 596, 604-606, 668-669, 723, 730 et 807.
125 Cf. les explications de Bene sur le compar, Candelabrum II, 16 : Compar appellatur quod habet in se membra orationis que constent ex pari fere numero sillabarum, ut ‘Aliis fortuna felicitatem dedit, huic virtutem industria comparavit’. Nec debemus in hac exornatione quasi pueriliter laborare ut sit par numerus sillabarum, quia satis hoc affert usus et exercitatio facultatis. Sufficit enim ut sit vel videatur esse par numerus sillabarum, quia pluralitatem sillabarum unius membri potest longitudo sive plenitudo sillabarum membri alterius adequare, hoc modo : ‘Virgo Maria pro fidelibus intercedit [14] ; regina mundi supplicantium preces audit [14] ; stella maris emicans ad patriam nos perducit [15]’. Et color iste vocatur rithmon.
126 Cf. à ce sujet Schaller 1958.
127 Cette construction correspond alors à la figure/color nommée continuatio/ periodus, pour laquelle cf. infra p. 187.
128 La narration est ici fondue dans l’exorde, qui en résume le contenu dans des lettres plus développées.
129 Candelabrum, I, 25.
130 Ibid., I, 21 (15).
131 Cf. Schaller 1958, p 317. Plusieurs exemples de lettres PdV s’approchent d’assez près de ce schéma, par exemple le billet d’agrément PdV III, 38 : Semper crescit culpa quamdiu differtur emenda (1.1.), et mora que ingruit (1.2), donec purgetur, morosior judicatur (1.3.). Olim credo scripsi ne diutius sub hac mora languescere (2.1.) et in vobis claustra silentii precatus sum reserari (2.2.), que mihi longo jam tempore dum ostiarius clausit patri (2.3.), filius amarum vulnus inflixit (3.1.), cui recta medela nunc paratur, (3.2.) ut prescripto silentio mutus hactenus jam loquatur (3.3.). La première période est séparée des deux suivantes, pour former un petit exorde. En revanche, les deux dernières périodes sont liées l’une à l’autre, obéissant à l’idéal prôné par Thomas de Capoue.
132 Sur le cheval dans les lettres souabes, cf. Feo 1994.
133 Candelabrum, I, 24 (7) : Nos vero tenemus quod omnes distinctiones, preter finitivam, debent per arsin legittime terminari, sed periodus per thesin, id est depositionem vocis, nisi cum in ecclesia legimus, ubi in psalmis quam ceteris lectionibus auctoritas consuetudinis est servanda.
134 Ibid. I, 24 (4) : Alii sunt qui diverso modo pronuntiant sicut diversimode scribunt, dicentes quod per arsin, id est elevationem vocis, omnia sunt comata proferanda et hoc ostendit punctum cum virgula sursum ducta ; cola vero sunt accentu gravi aliquantulum finienda ; quod denotat punctum sine ulla virgula ibi scriptum ; at periodum censent graviori accentu pronuntiari debere, quod punctum mostrat cum virgula infra ducta.
135 Le commentaire successif de Bene sur les excès de lecture qui ramènent la lecture de la lettre à la récitation grégorienne est éclairant (ibid., I, 24 (10)) : Nam si iuxta pronuntiationum modos puncta scripturalia volumus variare, antiphonarium videbitur quod neumemus. Schaller 1958 p. 322-323 rappelle l’existence d’actes du xiie siècle portant des signes de prononciation neumatique.
136 Sur le cursus, cf. en général Guyotjeannin-Pycke-Tock 1993 p. 96-99 avec les renvois à la bibliographie de base, et sur son application à la chancellerie, Schaller 1958, en particulier p. 316-322.
137 La grande incertitude qui plane sur la forme originale de chaque lettre rend assez délicate la recherche de trispondaïci, car dans les cas innombrables de variantes, la préférence pour un des trois schémas quantitativement les plus probables s’impose.
138 Bene recommande l’alternance harmonieuse de cursus différents dans l’ensemble de la clausule, pour éviter la monotonie disgracieuse d’une trop grande série de cursus de même type, cf. Candelabrum, I, 19 (6) : Cursus enim tantum celerium est ingratus, ut si dicam : ‘Animo simplici colitur Dominus’. Similiter tantum longe displicent dictiones, ut si dicam : ‘Simplicitate columbina dominator summus perfecte veneratur’. Fit ergo melius ex acutis et gravibus quedam iunctura lepida et suavis, hoc modo : ‘Simplicitate animi perfecte Dominus veneratur’.
139 En décembre 1241.
140 C’est un exemple intrigant d’un cursus tardus « alternatif » sur le schéma x–––x––. L’accentuation d’effugere ne fait pas de doute cf. PdV II, 10 : manus nostras effugere non valebunt, un velox ; pas plus que celle de potuimus (cf. PdV II, 24 : nec tamen propterea pati potuimus, un tardus). Par ailleurs la leçon ne semble pas mauvaise, et le passage n’est probablement pas altéré, même si on pourrait être tenté de rétablir une leçon potuimus fugere. La prédominance des modèles normaux de velox, planus et tardus, et du modèle (rare) alternatif du trispondaïque n’est donc pas parfaitement rigoureuse. Ce type de cursus tardus modifié se retrouve parfois dans la pratique du cursus en Italie, au xive siècle, chez Cola di Rienzo, et Pétrarque, où il est souvent associé à une clausule terminée par l’infinitif esse. Cf. sur cette question Lindholm, 1963, p. 53, p. 72 qui donne trois exemples chez Cola di Rienzo. La lettre dont ils proviennent (éd. Burdach-Piur 1912, n. 57) a été écrite à la hâte par Cola, ce qui expliquerait l’irrégularité du cursus. Deux exemples chez Dante, ibid. p. 85. Douze exemples chez Pétrarque, ibid., p. 102. Une étude approfondie sur la fréquence de ces anomalies dans le cursus de la chancellerie impériale pourrait changer à la fois notre vision de la régularité d’application de ces règles au xiiie siècle, et de l’origine de ces exceptions du xive siècle, présentées par Lindholm comme des aberrations. Malheureusement, les incertitudes résultant de l’imbroglio formé par l’existence des quatre traditions manuscrites précoces, les innombrables variantes qui en résultent et l’absence d’édition scientifique consécutive des Lettres rendent quelque peu illusoire une analyse statistique de l’emploi du cursus des Lettres de Pierre de la Vigne au stade actuel. Cf. néanmoins la tentative de Di Capua, à partir des lettres privées du troisième livre sûrement attribuables à Pierre, dans Di Capua 1958.
141 On remarquera l’emploi du tardus connotant la tristesse pour évoquer la mort (hóstis insídias, mórtis ignávia), l’emploi du velox pour évoquer les actions de l’empereur et sa domination énergique (innúmeras regiónes, poténtibus et quiéte), enfin la parfaite conformation en fin de clausule, entre le rythme rapide du cursus velox, quasi-obligatoire à cet emplacement, et le message verbal (subríperet violénter). Sur un usage similaire de la dynamique tardus-planus-velox dans la liturgie du sacre capétien, voir Goullet 2001.
142 Cf. à ce sujet Candelabrum, VIII, 12 : Adverbiorum determinationes ad modum adiectivorum se habent. Unde, si bene summantur, multum venustatis inducunt, ut ‘Imperator iuste iudicat, pie parcit, fortiter impugnat, prudenter loquitur, caute predicat, magnifice donat, humiliter audit, fideliter promittit, rectissime dominatur’.
143 PdV II, 4.
144 Candelabrum, IV, 37 apporte d’intéressantes précisions sur la perception de ces adverbes comparatifs qui scandent la narratio et la petitio des actes et des lettres de propagande : recte ponimus (...) aliquando adverbium quantitatis, ut multum, quandoque adverbium comparandi, ut devotius, propensius et attentius, que tamen loco positivorum accipiuntur.
145 À ce sujet, les commentaires de Bene, Candelabrum I, 19 (9) : Amplius est videndum quod si dictio curta venerit in dictamen per compositionem, si fieri potest, suscipiat incrementum, aut si fuerit nimis longa, per diminutionem aliquam mutiletur, dum modo sententia non ledatur nec usui contradicas.
146 C’est en effet à la fois une conclusion d’hexamètre (∧∧⎥– ∧∧⎥ – –), ce que les anciens auraient donc appelé, dans le cadre d’une construction prosaïque, une clausule héroïque, et un cursus planus correct (moderámur habénas). C’est un point où la pratique semble contredire la théorie, puisque Bene explique, Candelabrum II, 70 (14) : Adhuc sciendum quod in compositione prosaica est metrica species evitenda. Le cas est loin d’être isolé, cf. l’exemple comparable dans la reprise boétienne de PdV III 44, ratione gubernas/t.
147 Ces prescriptions se trouvent dans le Candelabrum, II, 70 : de sex vitiis compositionis a Tulio asignatis.
148 L’annominatio consistant à jouer sur la quasi-homophonie de deux mots différents à la forme très proche, où de deux formes différentes du même mot, la limite avec la pure assonance est par définition assez difficile à tracer.
149 Cf. également PdV III, 44 : annos Augústi regnántis augéret et IV, 1 : invíctum públicis hóstibus Césarem dolóre. Il est significatif que cette intrigante recherche rythmique prenne place dans des contextes faisant intervenir les termes Cesar et Augustus. La contradiction avec les conseils de Bene est flagrante, cf. Candelabrum I, 19 (4) : Item, quia leporem locutionis impediunt celeres dictiones, debet earum celeritas longarum dictionum intercapedine retardari, et e converso, quarundam partium longitudo celeres dictiones postulat interponi, ut tamquam ex acutis et gravibus dulcedo quedam videatur armonica resonare. Cursus enim tantum celerium est ingratus, ut si dicam : ‘Animo simplici colitur dominus’. Si dans l’exemple tiré de la lettre PdV III, 72, la succession impressionnante de cinq trisyllabes est tempérée par l’alternance de paroxytons et de proparoxytons, dans la lettre PdV III, 44, les trois mots augusti regnantis augeret reçoivent la même accentuation, et dans la lettre PdV IV 1, les deux paroxytons invictum et dolore encadrent une succession de trois proparoxytons (publicis hostibus Cesarem).
150 HB VI 992 Belli : la leçon bellicis fatigata (ms. BnF lat. 8 563) semble meilleure, car elle respecte le cursus.
151 Voir également PdV I, 5 : nos reddere compotes et ex corde conformes (= succession oeeeooeeeoeooe), ou PdV I, 34 : ad alta palatia pacis ascendi (= succession aaaaaiaaiaei). Il faut néanmoins avoir à l’esprit que le vocalisme très pauvre du latin (cinq voyelles) rendait ce genre d’effets assez facile à exécuter, et moins artificiel que dans une langue au vocalisme plus riche comme le français ou le grec.
152 Autres exemples relevés : PdV I, 1 : sequi Christo vocante voluit viam vite (...) sed Sylvestri successor ; PdV I, 3 : debeat defensio denegari ; PdV I, 3 : de sacramento pacis prestito per nos. Quelques uns d’entre eux avaient déjà été relevés, sans commentaires, par Vehse 1929 p. 165 note 150.
153 À comparer avec les mêmes procédés, dans Pierre de Prezza, éd. Müller 1913, n° 8 : sed sola solum insolencie solita voluntate, et avec une fréquence plus ou moins élevée selon le degré de sophistication stylistique et de proximité avec le style des notaires campaniens, à la chancellerie pontificale ; dans la Chronique de Saba Malaspina ; dans la Chronica majora de Matthieu Paris, ou à un degré moindre dans la Chronique de Salimbene. Il s’agit donc là d’une technique particulièrement en vogue dans l’ars dictaminis du xiiie siècle.
154 Il s’agit d’un des cas extrêmes dans la recherche générale d’effets d’assonances rigoureusement organisées en miroir à partir d’une lettre-pivot, dont les plus banals PdV I, 8 : ulterius se tueri, ou PdV III, 32 : titulata leticie/letitie, avec son inversion ttl/ltt forment une catégorie plus courante, et qu’on retrouve également dans une des constructions assonancées relevées dans la note précédente : PdV I, 5 : principibus patrem precipuum (deux groupes pcp à équidistance d’un p médian), ou encore en PdV I, 11, avec une succession o e o u//u o e o (onerosum suo tempore), et en PdV I, 18, la succession preteritorum experimentorum perterriti (succession p t r t / (x) p r (m) (n) t r /p t r t), ou dans un autre genre, les constructions chiasmatiques de PdV II, 26 : etsi utilium exigente qualitate causarum quibus consuli (q c q c) ou de PdV II, 35 : nullus fugientium faciem nostrorum (n f n f). Ces constructions se confondent en partie avec les principes de l’annominatio, rapprochement de deux termes aux sonorités proches. Elles peuvent être également dans certains cas le fruit de rencontres heureuses, sans qu’il soit systématiquement nécessaire de postuler une recherche consciente, mais ces constatations ne sauraient tenir lieu d’analyse. Elles diffèrent en effet d’une simple annominatio (de type Fredericus fremit) par leur très grande rigueur formelle, et sont bien trop nombreuses pour être systématiquement le fruit du hasard.
155 Quelques exemples parmi d’autres : I, 3 : exitus expectetur ; I, 25 : exigunt exerendum ; I, 30 : auxilium interdixit ; II, 41 : ad extrema deduxerat ; III, 5 : que omnia tibi et aliis principibus nostris duximus exponenda. Il est probable que ce type d’allitérations a été étendu à des structures consonantiques proches du × (groupe ct), comme dans I, 31 : relaxare cogimur ad vindictam ; II, 9 : promptis affectibus exequaris.
156 Candelabrum, II, 70 (de sex vitiis compositionis) : Secundum est nimia eiusdem littere assiduitas, ut : ‘Sosias in solario soleas sarciebat suas, (...) nos quoque addimus quod ‘m’ littera, crebris illisa vocalibus, est ingrata, ut ‘Bonum agrum emimus’.
157 Nombreux exemples dans Virgile, Lucain, Ovide, Horace, modèles des prosateurs campaniens : Eneide I, 81 : Hec ubi dicta cavum conversa cuspide montem ; II, 418 : Eurus equis stridunt silve sevitque tridenti ; II, 507 : Urbis uti capte casum convulsaque vidit ; III, 216 : Virginei volucrum vultus, foedissima ventris.
158 On pourrait parler également de contraintes de la poésie rythmique alors cultivée à la cour impériale, et qui sont structurellement un peu plus proches des problèmes posés par le cursus, mais j’entends souligner par cette équivalence le rôle de modèle théorique de langage normé assumé par la poésie classique métrique pour les praticiens de l’ars dictaminis française du xiie et italienne du début du xiiie siècle. Qu’on pense par exemple à la transposition de la poésie métrique de la Consolation de Boèce dans le panégyrique de Frédéric II par Pierre de la Vigne (PdV III, 43) présentée supra p. 146. Sur les rapports très étroits entre la composition de certaines lettres PdV et la poésie rythmique, cf. infra quatrième partie p. 455-459.
159 Sur ce problème et ses implications pour les rapports entre musique et poésie, voir Grévin 2003, et plus généralement sur l’organisation des rapports théorique entre musique, rhétorique et linguistique, Rosier 1998b.
160 Communication orale d’Anne-Marie Turcan-Verkerk sur ses recherches sur les traités inédits de Bene de Florence. Cf. à présent Turcan-Verkerk 2003 p. 136-138 pour la position du problème du rapport entre prose et métrique dans Bene de Florence à partir de la summa dictaminis inédite (ars différente du Candelabrum) de Bene de Florence. Voir plus généralement pour ces problèmes Turcan-Verkerk, Forme et réforme. Enjeux et perceptions de l’écriture latine en prose rimée (fin du xe-début du xiiie siècle), Rome, BEFAR, à paraître. On peut néanmoins deviner d’ores et déjà d’après la coupure chronologique indiquée que l’évolution méridionale de l’ars dictaminis dans le long xiiie siècle n’a pas été prise en compte dans ce travail. Pour les spécialistes du versant théorique et littéraire de l’ars dictaminis, l’intérêt s’arrête avec les grandes figures du premier xiiie siècle (le lecteur aura déjà compris que je ne crois pas à la séparation entre un versant littéraire et un versant administratif au xiiie siècle).
161 L’éloge de Pierre de la Vigne par Nicolas de Rocca est inclus dans le troisième livre des Lettres comme lettre PdV III, 45. Traduction et commentaire de ce texte infra, troisième partie p. 366-370.
162 Regesta Bohemie II, n° 2605 p. 1136.
163 Je n’invente pas la métaphore de la trame et du tissage du texte, banale dans la rhétorique antique et médiévale, et qui est par exemple reprise par Nicolas de Rocca à la fin de son éloge de Pierre de la Vigne (PdV III, 45) : Tele finis imponitur quam stupendo contexuit Nicolaus.
164 Sur les colores rhetorici au Moyen Âge, les références fondamentales sont Arbusov 1963 et surtout Faral 1924, qui dresse un tableau général du traitement des différents colores dans les artes poetrie (sources qui inspirent tant Bene de Florence qu’Henri d’Isernia). C’est lui qui a le premier en France montré les grandes orientations de la réinterprétation médiévale des doctrines antiques.
165 Candelabrum, II, 1 (26) : In exornationibus igitur est cavendum ne ambitiosa pariant ornamenta, quoniam oratio nimis fucata meretricis habet imaginem potius quam matrone : unde fidem minuit, autoritatem tollit et sermonem videtur du cere in contemptum. Et plus loin, II, 2, (3) : Et vocantur figure sive colores huiusmodi dignitates quia, sicut diversorum corporum varii sunt colores, ita orationes debent habere varias dignitates, quoniam quedam exornationes ad unum genus cause vel stilum vel partem orationis pertinent specialiter que locum in aliis non merentur.
166 Cf. pour la différence générale entre les vingt-cinq premières colores verborum et les tropes, réputés convenir à un discours grave, Candelabrum VII, 27 : Unde sciendum est quod, cum verborum exornationes sint XLV, decem illarum pertinent ad gravitatem sermonis, quia omnes in transuntione posite sunt (...) XXXV que super sunt planitiem sermonis accomodant et illum quadam superficiali dignitate venustant. À cette division générale s’ajoutent les remarques au cas par cas sur le plus ou moins de gravité des trente-cinq premiers colores verborum (par exemple les similiter cadens, similiter desinens et annominatio, particulièrement légers sont opposés au caractère plus grave de la subiectio), et sur les variations de gravité entre les différents tropes eux-mêmes. Cf. Candelabrum, VII, 28 : Decem exornationum que ad transsuntionem pertinent quattuor sunt que inter eas plus gravitatis habent ; sex autem viam faciliorem tenent nec tantum in se continent gravitatis.
167 Sur les rapports entre la Bible et la dignité rhétorique, cf. les longues explications de Bene, Candelabrum, II, 1, et plus particulièrement sur la prééminence des tropes dans la Bible ibid., II, 1 (32), avec l’exemple canonique : Et huiusmodi exornationes dicuntur tropi, quibus frequenter sacra pagina insignitur, ut : ‘Messes albent’, id est populi convertuntur ad fidem. Sur les rapports entre Bible et rhétorique, cf. les nombreux renseignements donnés par Dahan 1999, p. 255-261.
168 Sur le problème d’application de la rhétorique cicéronienne aux cadres du discours médiéval, cf. Ward 1995, passim.
169 Candelabrum, II, 48 : In predictis verborum coloribus est notandum quod quedam cognatio invenitur. Unde naturali ordine disponuntur, quoniam, excepto primo qui est exornationum orrigo, semper a precedenti subsequens generatur.
170 Ibid. : Similiter est notandum quod plures colores eandem orationem possunt mirifice insignire, dum modo invicem non repugnent, ut si dicam : ‘Invidus in aliena gratulatione tristatur, in aliena tristitia gratulatur’. In hac oratione serie possunt multi asignari colores, quia ibi est contentio et similiter desinens et disiunctum et etiam dissolutum.
171 Je reprends à chaque fois le double nom latin et grec du color, tel que le donne Bene, en laissant les noms grecs sous leurs formes altérées. C’est généralement le nom grec qu’on retrouve dans la tradition classique et qui est plus familier au lecteur moderne (même s’il n’est pas automatique que l’usage popularisé du terme corresponde exactement, en France, à sa définition rhétorique précise). Le nom latin aide à comprendre la valeur donnée au terme par les rhetores et les dictatores du xiiie siècle.
172 Candelabrum, II, 3 : Repetitio est cum ab una eademque dictione summuntur principia continenter, hoc modo ‘Vobis istud attribuendum est, vobis gratia est habenda, vobis res ista erit honori’. Et vocatur color iste anaphora.
173 Ibid., II, 4 : Conversio est per quam non, ut ante, primum verbum repetimus sed ad postremum continenter revertimur, hoc modo : ‘Penos populus Romanus iustitia vicit, armis vicit, liberalitate vicit’....
174 Ibid., II, 5 :...quem senatus damnavit, quem populus Romanus damnavit, quem omnium estimatio damnavit, eum vos vestris sententiis absolvatis...
175 C’est un des exemples donnés par Bene, Candelabrum, II, 6 : Traductio est que facit ut idem verbum crebrius repetitum nonmodo animum non offendat sed concinniorem orationem reddat, hoc modo. ‘Qui nichil habet in vita iocundius vita his non potest vitam colere cum virtute’. Item : ‘Eam rem tam studiose curas que multas afferet tibi curas’. Hic autem color epanados vocatur.’
176 PdV I, 1 : Tunc tibi romanum subest imperium, tunc adferunt tibi munera reges terre. Tunc vinum mirabiles facit exercitus. Tunc tibi serviunt omnes gentium nationes ; I, 2 : Quid super imperatore conperimus eligendo, nisi pax quam per magnos mediatores intendimus reformare inter nos et ecclesiam saltem superficialiter reformetur ; quid de regum omnium communibus specialibusque negotiis disponere intendamus ; quid super insulis oceani fuerit ordinatum ; quid contra principes uni-versos quibusdam consiliis vel negotiis... ; II, 1 : Tunc Cesar pre omnibus suis militibus sue virtutis potentiam est expertus. Ipse enim inimicorum cuneos manu pro-pria feriebat. Tunc Theutonici suos gladios rubenti sanguine rubricarunt, tunc felices fidelesque Apulie milites collaterales principis mirabiliter pugnaverunt, tunc miranda Papie militie se de Mediolanensibus militibus vindicavit ; II, 8 : Dum victrix aquila nostri processus previa in Romanis prediis victricia signa pandebat, dum castrorum stabilitate micantium angulos vestre perfidie cingebamus, dum nostre victorie gladii qui vinci nescivit per vicinitatis instanciam vobis hactenus cuspide minabatur, dum nostre potentie fremitu terror et strepitus sic gressus vestros precluserat ; II, 25 : Scimus et longi temporis experimento didicimus (...) scimus quod vergentis tue devotionis authoritas (...) Scimus quod ardor tue fidei annorum annorum vetustate non desipit (...) Scimus quod licet a nobis interdum locorum situs te corpore dividat ; II, 45 : Exultet iam universa turba fidelium, exultet totum collegium dilectorum, exultet inter ceteros animus vester, et pro tanta victoria principis precipue gaudeatis ; II, 53 : Numquid nescitis quod propter vias subterraneas, quas fecerunt rebelles, maior pars Castri Viterbii de hora in horam ruitura speratur, et nos inspicimus ex hoc loci posse accidere captionem ? Numquid nunc nostram penuriam ignoratis, cunctis nunc comestibilibus iam consumptis, muli et equi clavas seniunt propter escas ? Numquid non scripsimus, quod aqua fontium suis meatibus extorta, nobis tantum tres putei remanserunt in castro (...) Numquid notum non fecimus vobis, quod non solum viri set etiam domine castri hiis diebus... ; III, 5 (vers la fin) : quibus omnibus lacessiti, cum tanta (...) ad tot querimonias (...) ad querelas (...) ad lacrimosas (...) ad condignam eius correccionem ; III, 37 : Absit mihi, domestica vinea, quod ita sit sterilis animo, sicut verbo, quia si non esset tollerabilius suus non dicerer, et ipa vel ipse meus competentius taceretur. Hoc, inquam, absit remotius, ut suus non dicatur alteruter ex duobus : quos una provincia genuit, et una terra lactavit, et incrementis sequentibus non multum dispar provectus arrisit : et adhuc etiam absit et tertium, ut lingua non redoleat inter istos affectum, et hausus vocis non auriga sit operis, ut muto sui dicantur, nec sint.
177 Il est à peine besoin de commenter l’effet provoqué par l’allongement progressif des trois clausules ouvertes par Movemur. Dans la première, Frédéric II vise les dominicains, et derrière eux le pape. La seconde n’est qu’une amplification rhétorique (en l’occurrence une expollitio) de la première : ces deux clausules résument la première partie de la lettre. En revanche, la troisième introduit la seconde partie de la lettre, qui met en valeur le complet désintérêt de la papauté pour la croisade des Français, opposé à l’aide que l’empereur leur fournit, malgré la famine des années 1248-1249. L’anaphore sert donc à lier en apparence deux développements tout à fait différents et à donner rétroactivement à l’auditeur l’impression que leurs causes sont identiques.
178 PdV III, 2 : et insignis triumphus eius, a quo sum, et sine cuius iudicio nichil sum.
179 PdV III, 44 : O miranda divina clementia, fastum compescere prompta perituro mundo de tam mundo principe tam consulte quam utiliter providisti, qui ex omni parte beatus, strenuus in toto, cuiuslibet turbationis pacator iustissimus, sine cura populi solus esse nesciret, quem supremi manus opificis formavit in hominem.
180 PdV I, 1 : sepe enim vix ferus ignis extinguitur et morbo cronico salubris sero parabitur medicina ; I, 29 : cogitavimus, proximo ardente pariete, rebus nostris consultius succurendum ; II, 3 : et quia facile est Deo celi multos in paucis concludere ; II, 16 : prudenter precidenda sunt mala, ut salubriter bona succedant. Offendiculo quoque sublato de medio, lenis occurret et facilior aditus ad optata (aux Milanais) ; II, 34 (aux Bolonais) : sepius in altum quis tollitur, ut ruens fortius conquassetur ; II, 53 : ne illius vulgaris proverbii locus adveniat, et utinam non supersit : dum herba crescit, equus moritur, et dum fugans canis mungit, fugiens lepus evadit ; II, 55 : sed quia laus in ore proprio non est pulchra, quanta operata sit et operatur iugiter fides mea, et quanta passum sim et paratus sum pro nomine vestro pati, effectus operum demonstrabunt ; III, 34 : cumque lex etiam evangelica doceat, quod domino cedit ad gloriam, quicquid uni ex minimis ejus prona devotione confertur ; III, 38 : semper crescit culpa, quamdiu differtur emenda, et mora que ingruit, donec purgetur, morosior judicatur ; III, 69 : vellem itaque quod severus juris aculeus aequa lance judicii percurreret mentem meam ; nam quod de jure venit supplicium leviter est ferendum ; IV, 5 : sed quia quod semel subripuit mors debitrix mors avara non reddit...
181 Candelabrum, IV, 18 (3) : ‘Contra eos qui volunt per proverbia exordiri’. Nolumus autem preterire quod quidam incipiunt a proverbiis loco exordiorum. Quod videtur esse contrarium rationi, quia proverbia obscuritatem inducunt, per quam nec attentio nec docilitas nec benivolentia comparatur. Unde ait dominus in Evangelio : ‘Iam non loquar vobis in proverbiis sed palam’. Dico igitur quod proverbia non in principio sed postea, si oportuerit, sunt ponenda, ut ex his que dicta sunt luceant et que sunt premissa confirment. Cette conception semble bien correspondre à la pratique de la chancellerie.
182 On peut tout de même trouver un exemple dans la lettre PdV I, 13, dont l’exorde est analysé infra p. 242 à propos de la dialectique et dans celui de la lettre II, 34, aux Bolonais (mais cette dernière lettre pose un problème d’interprétation, car il existe une interférence entre son exorde et un exorde de Guido Faba. Sur ce dernier point, cf. présentation de l’exorde et discussion du problème supra p. 164-165).
183 Candelabrum, II, 13 : Membrum orationis vocatur res breviter absoluta sine totius sententie demonstratione, que aliud membrum orationis denuo cognoscitur expectare. Hoc autem ex coniunctione provenit anteposita que de necessitate aliam orationem requirit, hoc modo : ‘Et inimico proderas et amicum ledebas’. Illa tamen est comodissima exornatio que continet tria membra, hoc modo : ‘Et Deum cum devotione oras et pia manu pauperibus benefacis et instanter superbiam carnis do-mas’. Et colon grece dicitur iste color.
184 Ibid., II, 14 : Articulus dicitur cum cesa oratione, quibusdam distinguntur verba singula intervallis, hoc modo : ‘Fides, spes, caritas provehunt nos ad vitam’. Similiter : ‘Iustitia, fortitudo, temperantia, prudentia est magna gloria viris’. Potest etiam in complexis terminis observari, hoc modo : ‘Ieiunium liberat a peccato, mentem inluminat, vitam reparat et salutem. Hic autem color dicitur coma. Exemples dans PdV I, 2 : Tales namque clerici solebant angelos intueri, miraculis coruschare, egros curare, mortuos suscitare, et sanctitate non armis sibi principes subiugare et PdV III, 5 : molestus existens, divites opprimens, conculcans pauperes et humilians nobiles, destruens populares.
185 Candelabrum, II, 19, 17-18.
186 PdV I, 5 : volentes igitur votis apostolicis in ii sicut tenemur et in omnibus nos reddere compotes et ex corde conformes... ; III, 19 : Equum hyspanum gratanter accepimus ab experto probatum, quem tanto chariorem habemus, quanto gratiora sunt munera sacerdotum. Les deux exemples sont douteux. Dans le premier cas, compotes et concordes sont trop proches, et doivent vraisemblablement être considérés comme une partie du même colon. Dans le second, il y a bien assonance, mais le cas n’est pas le même. Il faut par ailleurs remarquer que, comme pour l’italien contemporain, la relative pauvreté de la phonétique latine rend plutôt malaisé d’éviter les similiter desinens et similiter cadens, qui attirent naturellement la plume.
187 PdV I, 2 :... nec regem aliqua veneratione habere dignantur, quotiens in patres apostolicos ordinantur. Quod autem ex circumlocutionibus nostris innuitur, ex Innocentii pape quarti presumptione probatur, qui vocata synodo, ut asserit, generali contra nos non vocatos, nec super aliqua fraude vel pravitate convictos, au-sus est sententiam depositionis statuere, quam preter omnium regum enorme preiudicium non poterat stabilire ; I, 5 : ad pacis pulchritudinem in gentibus reformandam maiestatis nostre potentiam ardenti desiderio flectimus, ipsamque nedum oblatam nobis gratanter admittimus, sed nos eam offerre plurimum adfectamus ; II, 34 : cornua ferrea que fecistis, subito impetu confringentur, risus vester dolore miscebitur, et gaudium vestrum in tristiciam convertetur ; II, 35 : summitate pertice ubi signum crucis extiterat detruncata, que crux dum videretur ad fugam fugientibus onerosa, in medio exititit derelicta ; III, 37 : Totum ergo remittitur, et nihil ex preteritis imputatur, dummodo Petri per litteras suus Jacobus confortetur ; III, 39 : Fateor pater quod juste redarguor, sed injuste condemnor, eatenus verumtamen justitie nota porrigitur, quatenus efficacia juste petitionis extenditur.
188 Quelques exemples. PdV I, 1 : petra/pater perfidia/fere/perniciem fidem/perfidiam Cesar/cedat. I,2 : mendicant/manducent ; I, 3 : Christi vicarii/christi vices I, 7 : blasphemator/blasphemiam ; I, 7 : valentibus/volentibus ; I, 8 : temporis/temperie liberaliter/liberatis ; I, 9 : legato/legatis/ligarentur ; I, 10 : letale/letaliter putres/partes/ imputres/putrefiant ; I, 11 : augusti/augustum ; I, 13 : excellencia/intellexit angusto/ augustus.
189 L’association entre les cardinaux, les cardines et les columne est relativement banale, cette dernière prenant peut-être alors un sens allusif à la présence et à l’importance des Colonna, déjà actifs à cette époque. On remarquera la présence du similiter cadens en –tis, et de l’allitération en s dans sursum sunt sapitis, l’anaphore de quales, la contentio finale (mundana non spiritualia).
190 Candelabrum, II, 20.
191 (Collegerunt pontifices = PdV I, 1) Dans le passage suivant : Sed qui Christi vicarius diceris et Petri successor etiam humilis piscatoris, cur accensus furore refugis id pro quo rex omnium induit formam servi ? Dic enim, quid resurgens a mortuis dixit primo discipulis ille magister omnium magistrorum ? Non, inquit...
192 Sur cette lettre-pamphlet fondamentale, qui ouvre le recueil, on trouvera des analyses plus extensives dans la quatrième partie, infra p. 456-459.
193 Pamphlet contre les cardinaux Ad vos filii Effrem (PdV : I, 17) : unus non consentit in alium, et dum alter in alterum non consentit, nullus erigitur. Et dum nullus erigitur, cathedralis dignitas evanescit, et sic ex disconvenientia vestra, conveniens ecclesie status confunditur, et fidei qua vivitis, deperit rectitudo. Panégyrique de Frédéric II par Pierre de la Vigne, PdV III, 44 : Talis ergo presidio principis protectus mundus exultet, talem namque totus orbis vocabat in dominum, qui in potentia strenuus, in strenuitate preclarus, in claritate benignus, in benignitate sapiens, in sapientia providus, in providentia foret humanus.
194 Mais il s’agit là des constitutions contre les hérétiques, qui sont la seule contamination massive des Lettres de Pierre de la Vigne par les Constitutiones, et la diffinitio, concept éminemment juridique, n’intervient pour le reste pas dans les Lettres, où en revanche des sententie diffinitive sont concrètement évoquées, comme dans PdV II, 45, lettre de Manfred décrivant un de ses succès initiaux dans la reprise de contrôle du royaume après la mort de Conrad IV, où le dictator (peut-être Nicolas de Rocca) emploie la métaphore de la sententia diffinitiva pour parler de la victoire : Applicantibus nobis verumtamen statim diffinitiva sententia fui lata ita quod fractis hostibus gladio peremptis innumeris, et pluribus captivatis ferro aperuimus civitatem Foggiam et intravimus violenter.
195 Candelabrum, II, 23 : Transitio quid dictum sit quidve dicendum breviter comprehendit, hoc modo : ‘mea vobis in istum beneficia iam sunt nota. Nunc quam michi gratiam retulerit audiatis’. Iste color vocatur metaipon et valet ad duas res, quia commonet predictorum et ad reliqua comparat auditorem. Exemples dans PdV I, 1 : Sed audite mirabilem tam gloriosi principis ligaturam ; PdV I, 21 : Sed audite retributionem mirabilem, quam pro tanta devotione, pro tot beneficiis, pro tam indubitate fidei firmamento, Christi vicarius, pastor ecclesie, nostre catholice fidei predicator nobis in singulis reddere procuravit.
196 Candelabrum, II, 24 : Correctio est que, sublato eo quod dictum est, aliud magis idoneum ipsius loco reponit, ut : ‘Iohanni patruo, immo patri et domino plurimum reverendo’. Item : ‘Volo te monere, immo intime deprecari’. Et est hec exornatio satis utilis, quia propter commutationem factam a communi verbo ad aliud plus electum videris ipsam rem amplius insignire. Quod si venisses continuo ad id verbum, nec rei nec verbi fuisset gratia deprehensa.
197 PdV I, 14 : dum mater ecclesia, que in Petro, immo in petra posuit fundamentum ; I, 15 : Vos tamen (...) sic aperte videmini presentia facta negligere, vel super eis potius dormitare ; I, 18 : Satis non pungit interius rex nova quam scribimus, immo nostra medullitus interiora perturbat ; I, 20 : nedum impuberem, sed infantem ; II, 14 : et continuam sentiens ex vicinitate offensam vel potius ex offensionis vicinitate iacturam ; II, 20 : non filii sed privigni ; II, 44 : venerabilem pattensem episcopum dilectum fidelem nostrum celeriter incursim duximus destinandum ; III, 1 : nec enim ob aliud credimus quod providentia salvatoris sic magnifice imo mirifice direxerit gressus nostros ; III, 18 : mirabilis igitur non satis, imo ultra quam dici possit, miranda tam excellentissime urbis cecitas, et tantorum civium obscuritas oculorum ; III, 23 : in cuius propositi tanto fortius prosecutione persistimus, immo robustius animamur ; III, 41 : ne me apud vos amici mei vel inimici potius detulerint.
198 PdV I, 2 : O si vestre credulitatis simplicitas a scribarum et Phariseorum fermento, quod est yprocrisis iuxta sententiam salvatoris, sibi curaret advertere, quot illius curie turpitudines execrari possetis, quas honestas et pudor prohibet nos effari ? (...) Cetera vero secretius intimenda decrevimus omittere, videlicet in quos usus divitias pauperum expendit prodigalitas avarorum, quid super imperatore comperimus eligendo (...) quid de regum omnium communibus (...) quid super insulis Oceani ; II, 10 : cuius adversarii nomen et titulum libentissime taceremus, nisi quod vox publica detegit et evidentia factorum accusat, quem nos taciturnitate nostra vellemus obtegere, seu verborum involucris excusare.
199 Exemples de coniunctio ou zeugma a medio : I, 9 : Domino favente, legatos ligatos simul tradidit et prelatos ; I, 22 : Sed sub estibus solis, sub tediis pulveris, sub galea laboravimus et lorica.
Exemples d’adiunctio, ou omopitoton II, 41 : preter peremptos gladio et aqua submersos ; IV, 1 : ille Iulius primus cesar paterne pietatis officium et lachrymas non negavit.
200 Candelabrum, II, 29 : Conduplicatio est ratione amplificationis aut commiserationis eiusdem verbi aut plurimorum verborum iteratio, ut si dicam : ‘Tumultus Gai Gracci tumultus comparat intestinos’.
201 I, 13 : post modum vero, post reditum nostrum ; I, 14 : Dolor est siquidem, dolor ingens, si romana ecclesia (...) movetur igitur, movetur et merito nostre maiestatis industria (...) cesset itaque cesset materia scandali ; I, 17 : revertatur ergo, revertatur quilibet in se ipsum, et ad resumendum caput sensus et rationem induite ; II, 3 : currus equidem Mediolanensis, currus glorie miserabiliter captivatur ; II, 39 : compatimur vobis et vere compatimur, o fideles ; II, 50 : quante audacie quanteque temeritatis.
202 I, 5 : Bella plusquam civilia gerere crudelius credimus et nephandius reputamus ; I, 9 : ut sub latentis lupi specie in ovina pelle, ac agni clamyde ; I, 11 : per quem pax terre deerat et vigebat discidium (...) qui (...) sui predecessoris indirecta dirigat et malefacta corrigat ; I, 24 : quod adversus Deum et sanctam romanam ecclesiam (...) iniuriarum atrocium lator intitulor, et offensarum enormium irrogator appellor.
203 Candelabrum, II, 31 : commutatio est cum due sententie inter se discrepantes ex traiectione ita efferuntur ut a priori posterior, priori contraria, oriatur, hoc modo. ‘Esse oportet ut vivas, non vivere ut edas. Ea re poemata non facio, quia cuiusmodi volo non possum, cuiusmodi possum nolo’.
204 PdV II, 14 : et continuam sentiens ex vicinitate offensam, vel potius ex offensionis vicinitate iacturam... (cet exemple a déjà servi pour l’analyse de la correctio : il est courant que les figures se superposent).
205 C’est le passage des Lettres de Pierre de la Vigne explicitement cité à titre d’exemple précisément pour la figure de la commutatio par Henri d’Isernia dans son Tractatus de coloribus rhetoricis, éd. (Brigitte) Schaller 1989, p. 144 : Vicesima nona est commutatio, cum due sententie inter se discrepantes ex transiectione ita efferuntur, ut a priore posterior contraria priori proficiscatur, hoc modo : Magister Bene ponens animam pro scolaribus et docendo desiit et docuit desinendo. On remarquera l’adaptation de la période terminale beaucoup plus complexe dans l’original aux nécessités de la démonstration. Le texte de la période originale a en effet : orantes pro illo doctore mirabili, qui a mane usque ad vesperas clamavit sicut pullus hirundinis, et ut columba meditatus est ponensque animam pro scholaribus, docendo desiit et docuit desinendo.
206 Candelabrum II, 32 : Permissio est causa misericordie captande alicuius rei in alterius potestatem per verba concessiva traditio, ut si dicam : ‘De me rebusque meis omnibus agite quicquid vultis, quia iussioni vestre parere in omnibus sum paratus’.
207 PdV III, 2 : Fateor domine, quod ex verbis istis favor grandis resultat, nisi contrarium innuant, quod pigrum scilicet arguant, vel feriant negligentem.
208 PdV II, 3 : O quanta erat multitudo militum, quanta numerositas et universitas bellatorum, ubi superbia pulsavit tympanum, voluptas tuba concinit, resonat cithara, plaudit lyra...
209 Il n’y a pas lieu d’établir une différence entre la conclusio comme figure de rhétorique, et la conclusio en tant que catégorie d’analyse diplomatique de la lettre-acte. Au xiiie siècle et dans l’optique d’une chancellerie imbue d’ars dictaminis telle que l’était la chancellerie sicilienne de Pierre de la Vigne, la seconde ne se distinguait certainement pas de la première. On voit donc que la rhétorique peut servir de grille de lecture pour la structure de l’acte, non seulement dans la composition des parties, mais également à travers l’étude des figures. Pour la définition de la conclusion, cf. Candelabrum, II, 37 : Conclusio est que brevi argumentatione ex his que ante dicta sunt aut facta conficit id quod necessario consequatur, hoc modo : ‘Si igitur reverendos facere nequeunt dignitates, si ultro improborum contagione sordescunt, si mutatione temporum splendere desinunt, si gentium extimatione vilescunt, quid est quod in se expetende pulchritudinem habeant, nedum aliis prestent ?’ Et vocatur iste color epilogus. Et sur la différence entre la conclusion et la frequentatio, ibid., II, 54 (4-5) : Differt iste color (frequentatio) a conclusione quia illa tantum firmiora colligit argumenta, sed hic tam firma quam in firma (sic) in unum omnia colliguntur. Conclusio tendit ad memorandum sed frequentatio ad augendum. Il n’est d’autre part pas sans intérêt de voir Bene insister sur l’aspect mémoriel de la conclusion, que tendit ad memorandum. De cet aspect dérive la nécessité de surprendre l’esprit de l’auditeur-lecteur par une image ou une formule bien frappée, qui restera gravée dans sa mémoire. Effectivement, on aura l’occasion dans la quatrième et la cinquième partie de constater que les imitations des Lettres se focalisent très souvent sur la conclusion, et que les contemporains de leur réception étaient particulièrement attentifs à cette dernière partie du texte.
La structure de deux périodes conclusives de lettres du premier livre (lettre PdV I, 16 et PdV I, 18), pourrait correspondre à ce modèle théorique de la conclusion telle qu’elle est décrite par Bene, sans préjudice d’une extension de la notion à l’ensemble des conclusions des actes de la chancellerie :
–PdV I, 16 : Ecce itaque quesivimus pacem, et non invenimus, vocavimus eam, nec vocata respondit (mieux que HB : et vocata non respondit, comparer le cursus). Restat igitur ut sic nostra et imperii nostri iura aliorumque regum et principum in causa nostra viriliter tueamur, quod nos non oporteat amplius pacem imprudenter expetere, sed potius acceptare petitam.
– PdV I, 18 : Causam itaque nostram in libra vestre considerationis appendite, et cum vestra res agatur in proximis, que fides hujusmodi danda sit angelis, quod ex ipsorum actibus colligatur exemplum, si sub patientie pallio iidem nostre benignitatis ingrati, cauda nos feriant, si religionis, quam solo figurant habitu, pudore postposito, ab ea deviantes pietate quam predicant, negociis bellicis temporaliter se immiscent ? Super his honori nostro sicut convenit providete : attendat nihilominus vestre serenitatis affectio, si sunt hec arma pontificum, si Petri subambulus, quod debet, in gentibus oleum pietatis infundat ; si Christi vicarius Christi vices adimpleat, dum illis dispendiis incaute se implicat, ex quibus homicidia sanguinolenta proveniunt, et animarum multiplicia detrimenta nascuntur. Nos enim, qui pondus incudis hactenus patienter et devote subivimus, nolentes per patientam nostram le-di, de cetero pati nequivimus, quin causam nostram defendendo viriliter, mallei consequenter officium adsumamus.
210 Cf. supra p. 124-125.
211 Candelabrum, II, 39-47 et VII, 29 (nominatio) ; VII 30 (pronominatio) ; VII, 31 (permutatio) ; VII 32 (translatio).
212 Rhetorica novissima (Gaudenzi 1892) p. 281 : Quid sit transumptio. Transumptio est mater omnium adornationum que non desinit dicendorum genera circuire : vel transumptio est quedam imago loquendi in qua unum ponitur et reliquum intelligitur ; vel transumptio est transmutatio locutionum, que semper intellectum imaginarium representat ; vel transumptio est positio unius dictionis vel orationis pro altera, que quandoque ad laudem, quandoque ad vituperium rei transumpte redundat ; vel transumptio est quoddam naturale velamen, sub quo rerum secreta occultius et secretius proferuntur.
213 La métalepse est une « figure par laquelle on prend l’antécédent pour le conséquent : Il a vécu pour il est mort ; ou le conséquent pour l’antécédent : nous le pleurons, pour il est mort » (définition du petit Littré).
214 Cf. Fontanier 1977, p. 490-493.
215 Sur les théories des tropes de l’antiquité tardive au Moyen Âge, cf. Krewitt 1971.
216 Alain de Lille, Theologicae Regulae, c. 633-634. La question de l’emploi exact du terme de translatio/transumptio dans l’exégèse, et de son sens théologique précis, est trop complexe pour être abordée ici, d’autant plus qu’elle ne semble pas encore parfaitement éclaircie. On renvoie pour l’instant aux commentaires à ce sujet de Dahan 1999, p. 427-435, qui note par ailleurs que l’usage flottant des termes concernant la métaphore dans l’exégèse médiévale introduit dès le départ une certaine confusion dans la recherche à ce sujet.
217 Hudry 1995, introduction.
218 Deux des quatre niveaux d’interprétations de l’exégèse, la lecture tropologique et la lecture allégorique, sont directement dépendants de l’analyse tropologique du discours. Mais c’est toute l’exégèse qui dépend de la technique du transfert de sens exposée dans la théorie des tropes : cf. Dahan 1999 p. 45-55 et chap. VIII, la réflexion herméneutique (p. 389-444). Sur la transumptio en Italie au xiiie siècle, cf. Forti 1967.
219 Sur cet exemple emblématique de la grammaire médiévale, cf. à présent Grondeux 2003.
220 Sur le rôle de la réflexion sur les tropes dans la grammaire spéculative du xiiie siècle, cf. en particulier Rosier 1994.
221 Candelabrum II, I (4) : Scientes quod, sicut homo factus est ad imaginem et similitudinem creatoris, ita sermonem quem generat imaginarium et sibi consimilem ipse nititur procreare.
222 Candelabrum, II, 1(8) : Dignitatem insuper ei (= Deus homini) contulit pre omnibus creaturis, quia tam spiritualium bonorum quam temporalium excellentia ipse dignatus est mirabiliter exornare, ut intus et extra omnis in eo dignitas resultaret. Unde prudentia hominis hanc creatoris munificentiam diligenter considerans, in opere sermonis hec eadem studuit imitari, ut orationem suam redderet elegantem, compositam et hornatam. Et sic verbo divinitatis eterno, in quo est omnimoda elegantia et suavitas et hornatus, verbum nostre fragilitatis quodam modo nititur respondere. Ex congruitate igitur constructionis et proprietate verborum et lucido intellectu fabricam orationis homo efficit elegantem, ut voces, propriis intellectibus animate, virtute modorum significandi quasi quodam spiritu recte vivere videantur.
223 Rhetorica novissima, p. 281 : Quis primus fuerit inventor : Primus inventor fuit ipse plasmator, qui protoplausto precepit, dicens : De omni ligno paradisi comedes, de ligno autem scientie boni et mali ne comedas. Ecce vides quod posuit lignum pro fructu. Illa quippe transumptio diversas opiniones induxit ; quidam enim credunt lignum illud fuisse pomum, alii ficum ; alii consentientes errori arbitrantur fuisse commixtionem carnalem. Ex quo nimirum de transumptis opiniones diversimode oriuntur, quia omnis transumptio frequentius obscurum in se continet intellectum.
224 (Odofredus 1552) Lect. ad Dig. 12, 1, 1, pr.
225 Richard de Pofi, introduction à la Summa dictaminis secundum stilum curie romane, d’après le ms. Biblioteca Apostolica Vaticana, Barb. lat. 1948, fol. 101v. Le texte latin est donné supra, p. 136 note 49.
226 Certains théoriciens s’appuient sur une lecture de la Bible purement évangélique (Boncompagno, Palma), en prônant le langage dépouillé de l’Évangile, et en rappelant les paroles de Jésus sur les proverbes. D’autres, par réaction, prennent exemple sur le stylus sublimis chargé de mystère et d’images des grands prophètes (Isaïe, Jérémie. cf. les commentaires de Bene sur les différents styles bibliques, Candelabrum, II, (15-23). La Bible contient donc une justification du stylus humilis comme du stylus sublimis et du stylus mediocris, dont les théoriciens de la rhétorique proposent des exemples à partir des préfaces hiéronymiennes des différents livres. La transumptio se nourrira logiquement des imitations et de l’exégèse des prophètes et de l’apocalypse, en liaison avec les prophéties apocalyptiques imprégnant l’Italie du xiiie siècle, qui pastichent en particulier Jérémie (cf. Holder-Egger 1908) et infra quatrième partie.
227 Candelabrum, II, 38 : Nominatio (...) admonet nos ut, cuius rei nomen non sit aut satis idoneum non sit, eam nos met verbo idoneo nominemus. Et hoc quandoque facimus ad imitationem soni, ut ‘tinnire’, ‘mugire’, ‘rudere’, ‘murmurare’, ‘sibilare’, ‘vagire’ ; quandoque causa rei significande, id est amplificande, ut ‘Fragor civitatis maximus est auditus’, id est tumultus civium maximus : quod ab arboribus tractum est. Et ne odium pariat assiduitas novi verbi, raro isto genere est utendum. Valde tamen, ubi fuerit commodum, totam orationem talis novitas exornabit.
Voici quelques exemples tirés des Lettres susceptibles d’avoir été considérés par les médiévaux plutôt comme des nominationes que des translationes : PdV I, 4 : quibus evidentem nostre cause iustitiam decoloret ; I, 17 : et Petri navicula, que per maris altitudinem ventorum flatibus rapitur I, 24 : dum fideles christicolas... ad christiani regni spolias crucesignat ; I, 32 : Gregorio summo pontifici qui velut paterne dilectionis ignarus in filium victricans ; II, 21 : quod in Fulgineo fulgere pueritia nostra cepit ; III, 39 : Cesarea gesta magnifica vos epistola principis frequenter edocuit, cujus chartam scribentis filii manus, nudam et vacuam aliquando tetigit, et ingenium virginem defloravit.
228 PdV I, 21 : qualiter iste novus athleta, sinistris factus auspicibus pontifex generalis, doit peut-être être considéré comme un exemple d’antonomase dans ce sens élargi, tout comme II, 2 : ille inquam famosus amicus noster... (qui peut aussi être analysé comme une permutatio). L’utilisation du genus Epicurei (type de l’Épicurien) dans l’échange entre Manfred et un officier royal en faute dans le dyptique PdV III 68-69 permet de comprendre le mécanisme de l’annominatio : la personne est assimilée au type qui peut la caractériser : III, 68 : Deponas nempenutrire cutem, et Epicuri studeas vitam ejicere ; III, 69 : nec esse desii de genere Epicuri, quia numquam fui de tali schola discipulus, nec de tali disciplina magister.
229 Les manuscrits balancent entre antonomastice et antonomasice. Cf. pour le passage cité les différentes leçons dans l’édition de Delle Donne 2003, n° 24 p. 42-44.
230 Cf. la lettre des « hiérarchies notariales angéliques », adressée par les notaires en corps à Nicolas de Rocca, éditée dans Delle Donne 2003, n° 24 p. 42-44, présentée, traduite et commentée infra, troisième partie p. 326-330.
231 Candelabrum II, 40. Denominatio est que a rebus propinquis et finitimis trahit orationem qua possit res intelligi non suo vocabulo appellata. (...) Et dicitur iste color metonomia et fit multis modis (...) quandoque nomen inventi ponitur pro nomine inventoris, ut : ‘medicina fuit in aforismis valde breviloqua’ (...) nomen instrumenti pro utente : ‘pila sunt obvia pilis’ (...) nomen facientis pro nomine rei que agitur, ut : ‘inconcinnus est iste faber’...
Quelques exemples dans les Lettres : PdV II, 3 : quilibet mutus in suo pectore tacito vertit questus : heu, heu anime nostre, quia sic torques nos acriter atrox et immisericorditer immisericors Friderice ; II, 41 : quin post eundem diem martis, quo se perversitatis casus immiscuit, proximo sequenti die dominico, nos ex parte altera marte gratifico demulceret ; II, 45 : et examinaverunt lancee lanceas, et gladii gladiios sunt experti.
232 Candelabrum, II, 42 : Transgressio est (...) que aut perversione aut traiectione verborum turbat ordinem naturalem (...) et hec exornatio in continuationibus (...) valet multum quia, dum modo non inducat obscuritatem, reddit orationem politissimam et perfectam. PdV I, 2 : Illos felices describit antiquitas, quibus ex alieno prestatur cautela periculo (...) hanc utinam felicitatem nostra serenitas pregustasset, ut cautele solertiam, quam vobis, o christiani reges et principes, ex nostre maiestatis nimia lesione relinquimus, nobis potius christiani reges et principes reliquissent.
233 Superlatio = iperbole. Parmi les exemples donnés par Bene (Candelabrum, II, 43) : Ab oriente usque ad occasum iam fama tui nominis devolavit. Exemples dans les Lettres, PdV I, 17 : Quoniam videtur obtenebratus visus vester, diminuitus auditus, et ille oris sonus in fines orbis terre olim sonorus, penitus obtumescens, factus est derisorius echo. Nam Petri et Pauli hodie non audiuntur tonitrua, concionatores sicut canes muti ad silentium compelluntur ; I, 28 : ecce quod multitudo gentis hostilis quam dinumerare nemo poterat, universam faciem terre occupans sic improviso (...) et testantibus sanguinis occisorum per valles montium, sicut profluentis aque decursibus, nulla prorsus extiterat pugna sed cedes ; II, 1 : nunquam enim in aliquo bello sic fuerunt cadavera cumulata, et nisi nox festine evenisset, que hostium subtraxit reliquias, nullus eorum de manibus Cesaris evassisset (...) nam nec occisis sufficiunt sepulture, nec Cremone palatia multitudinem capiunt captivorum ; II, 3 : quid plura mactatur senex, puer diripitur, iuvenis ut vitulus immolatur, campi madescunt sanguine, ac interfectorum exuberant ubertate ; II, 10, ultra decem milia de rebellibus ipsis per fideles nostros captos carcer noster includit ; III, 41 : pater mi, quum terribilia mihi verborum vestrorum sublimia mittitis, quorum nec tactus ardorem manus sustinent, nec oculi lincei nec humeri gigantei, quod sermonum vestrorum profunditatem inspicere et sententiarum pondera valeant sustinere ; PdV III, 78 : cum felici et innumerabili exercitu nostro festini dirigimus gressus nostros (...) Preterea de potentia nostri execitus, non ampliato no-mine veritatis, sed potius angustato volentes vos reddere certiores, ut in fidei verbo teneatis quod nostrorum agminum fortitudo viginti milia militum electorum, quantumcumque fortius possent obsistere, non timeret ; IV, 7 : non miremini si anxietate quadam et singultuosa narratione vobis scholaribus qui inhabitatis orbem a mari usque ad mare ; IV, 7 : Ad cujus transitum studii parthenopensis obscuratus est sol, et luna eversa est in eclipsim.
234 Par exemple IV, 4 : Lugubrem Tubertii filii tui casum vulgaris fame fortassis linguositate precognitum, cuius doloris aculeus prius dominica pectora pertransiens quam paterna... Il s’agit simplement du choix de pectora pour pectus.
235 Candelabrum, II, 45 : Abusio est que pro verbo certo et proprio utitur simili et propinquo, ut : ‘vires breves’, ‘parva statura’, ‘longum consilium’, ‘oratione magna’. Exemples d’abusio possible : PdV I, 22 : mentes vestras erigite ; I, 28 : fides nostra deprimitur ; II, 22 : ingenium acuas.
236 Candelabrum, II, 46. Translatio est cum verbum ex sua significatione, interveniente idonea similitudine, in aliam rem transfertur. Et potest contingere hoc ex sex modis. Fit enim quandoque causa rei ante oculos ponende, ut ‘Italiam expergefecit terrore subito hic tumultus’. Fit causa brevitatis, ut : ‘recens adventus exercitus extinxit subito civitatem’ (...) Et differt a nominatione translatio quia nominatio in nova iunctura plerumque consistit, ut ‘fragor civitatis’, que iunctura debet in ipsa sui principii novitate nominatio appellari, sed usu approbante translatio est dicenda.
Les exemples dans les Lettres en sont innombrables. Cf. PdV I, 14 : et papalem esurit apicem ; I, 25 : merore tabescant ; II, 1 : fidelis Cremona cum suis civitatibus secures sanguine saturavit ; II, 3 : Certe Friderici gladius cedem sitiens haurit sanguinem, vorat carnes, et dum incaute rebellis extollitur, eius caute contumacia profligatur (...) et inebriatus est gladius sanguine occisorum ; II, 26 : dum presentiam nostram anhelantes esuriunt ; III, 18 : nostrum sanguinem utpote Romani Ce-saris, catholice fidei defensoris sic unanimiter sitiebant ; III, 33 : Studeat igitur tue circumspectionis industria (...) studeat ut amicitia prima florigera, in affinitatis nostre provectu fructificet ; III, 45 : Tele finis imponitur quam stupendo contexuit Nicolaus.
237 PdV II, 1 : Verum qualiter hostilis sanguinis flumina cesareos tinxerunt gladios.
238 Candelabrum II, 47 : Permutatio est oratio aliud verbis aliud sententia demostrans et dividitur in similitudinem, argumentum et contrarium. Per similitudinem fit cum tota oratio transfertur, ut ‘messes albent’, id est populi convertuntur ad fidem. Fit per argumentum quando non transfertur tota oratio sed trahitur quedam similitudo a persona vel a loco vel ab alia re. Et fit quandoque causa augendi, ut si Drusum, qui fuit aliquantulum seditiosus, appelles ‘Graccum’, qui fuit valde seditiosus...Quelques exemples : PdV I, 10 : Vulnus enim immedicabile quod latebat interius externi curam medicaminis insensurum, sub mitis medici cura computruit, et cordis intima, prohdolor, vehementer invasit ; I, 13 : ut adversus turrim David turrim Babylonis construeret ex adverso (...) orientem postponere cupiens aquiloni ; I, 25 : per quorum scienciam seducentem mundus inficitur, et gregi fidelium per oves morbidas gravior infligitur corruptela ; II, 8 : vestra dissolvetur Babilon, Damascus deficiet, sufflatorium consumetur in igne, sedens in aquilone ; II, 13 : at illi malleum velut stipulam reputantes, ad percutientem malleum voluere reverti ; II, 23 : Inde sit unica clavis et ianua, que nobis nostrisque reserare potest et claudere transitum et regressum ; II, 38 : sed huic etiam morbo nuperrime reperisse credidimus medicinam, dum ad multorum ex fratribus suis multam instantiam, verbum pacis ab eo cum suavitate recepimus.
239 Cf. les commentaires de Bene, Candelabrum, II, 39. La seule différence est l’emploi des noms communs dans un cas et des noms propres dans l’autre.
240 Candelabrum, II 60 : Imago. Imago est forme cum forma iuxta similitudinem corporalem collatio. Iste color icon vocatur et fit causa laudis, ut ‘iste vadit in prelium impetu leonis acerrimi’. Fit causa vituperii tribus modis : quandoque ut in odium inducat, hoc modo : ‘iste incedit quasi draco iubatus, omnes spiritu rapido circumspectans ; quandoque ut in invidiam trahat, hoc modo : ‘iste, quasi camelus divitiarum pondere oneratus, defert pecuniam sed non confert’. Exemples des lettres : PdV I, 1 : et velut lapis qui de funda iacitur ; PdV I, 28 : verum etiam tunc temporis cordis nostri nervum pertigerat rumor infestus et subite nuncius tempestatis, qui Cohesminorum pestem ab originalibus sedibus tartarea clade depulsam, velut molem ingentem per abrupta montium et declivium fluminis ictibus devolutam (...) velut per sylvarum angusta venatores per inevitabilia loca disposuit, in quorum manus, quanto celerius fugerent, tanto rapidius caderent fugientes (...) qui tanquam in rete paratum avibus ; II, 1 : tanquam leones quos fames stimulat, ad stabula cursitant armentorum ; II, 3 : egredientes ut mures ridiculi de cavernis, moliuntur insidias ponere in leonem, inebriati sunt sanguine (...) loricam induit sicut gigas et prelium iniit ; II, 45 : et statim gradientes promptius ad certamen, sicut leones ad predam ; III, 13 : sic loca quelibet depauperare doctoribus, ut artis saltim grammatice rudimenta noviciis velut lactantis matris ubera famelicis infantibus, precidantur. (...) cibos iam possint scientie solidos ministrare.
241 Candelabrum, II, 58 : Similitudo est oratio res diversas assimilans non iuxta corporis figuram, ne sit imago, et absque certa persona, ut discrepet ab exemplo. Fit autem similitudo quandoque tantum causa ornatus, ut aliquid per simile probemus, quandoque ut rem manifestius explanemus non tamen probando (...) Causa hornatus per contrarium sumitur similitudo ut si dicas ‘non sicut vinum spatio temporis depuratur, ita poema recipit a tempore bonitatem’. Dans les Lettres ; PdV I, 2 : qui quanto manus eis indigentibus liberaliores extenditis, tanto non solum manus, sed etiam manus et cubitos avidius adprehendunt, suo vos laqueo detinentes, sicut aviculam, que quanto ad evasionem fortius nititur, tanto firmius alligatur ; I, 13 : presertim cum virtus imperii transcendat hominem, et leonis vestigia animalia singula pertimescant ; I, 17 : Nam aves sine ductrice non volant, apes absque rege non vivunt, vos autem sine rectoris gubernaculo fluctuatis, matrem ecclesiam fortuitis casibus delinquentes ; I, 28 : quin potius more disparium aurigarum, in diversas hinc inde partibus detrahendo vehiculum, tandem prout eventus rerum edocuit, in precipitium devium vectores et sarcinam deduxerunt ; II, 6 : sed nobilium virtus in aspera necessitate perficitur, et fortitudo navis in pelagi fluctibus approbatur ; II, 52 : tu igitur, qui tamquam vas puritatis et aromatum cella precipua ; III, 4 : Italie quedam factiosa collectio, velut in granario lolium et putredo remanserit in sentina ; IV, 6 : Nam a mane plorabis ad vesperam florem occiduum, et aridam segetem ante tempus estatis occasum solis ante meridiem, et noctis caliginem ante diem ; VI, 6 : Etsi culpe traductio que in dominos interdum a subditis humanitarum fragilitate committitur, non tantum soleat preteritam notare progeniem, set posteritatis innocentiam infamare, illos tamen huiusmodi nota non obligat quos native fidei radicibus solidatos contrariis ventorum impulsibus flecti nature sinceritas non permittit, sed que velut spinis origine rosa communicans, odoris fragrantiam non amittit...
242 Candelabrum, II, 59 : ‘Exemplum’. Exemplum est alicuius facti aut dicti preteriti cum certi auctoris nomine propositio. Et hoc a Grecis dicitur paradigma (...) ‘debemus id quod est dulce, pium et unicum Domino immolare, sicut Abraam, qui proprium filium offerre domino non tardabit’. Dans les Lettres : PdV I, 17 : vos autem sine rectoris gubernaculo fluctuatis, matrem ecclesiam fortuitis casibus delinquentes, nec attenditis, quod illi errantes Israelite quadraginta diebus absque duce vagantes, ad summam dementiam devenerunt, pro Deo sibi vitulum conflatilem statuentes ; I, 31 : Revera imperialis felicitas papali semper impugnatur invidia, unde Simonides interrogatus cur invidos non haberet, respondit, quia nichil feliciter gessi.
243 L’importance de la symbolique animale dans la culture du xiiie siècle est trop évidente pour être commentée ici. Trois aspects se retrouvent dans les Lettres : la littérature didactique des bestiaires, jouant sur les propriétés fabuleuses des animaux (le lion ne dort pas, l’aspic est sourd...), la littérature folklorique des contes et des parodies (le lion attrape les souris dans une des descriptions de la victoire de Cortenuova), le symbolisme animal tiré de l’exégèse biblique proprement dite. À partir de l’ensemble de ces éléments, se dégage un code extrêmement précis de symbolique animale, dont une des illustrations les plus spectaculaires est la fresque ornithologique du Pavo figuralis d’Alexandre de Roes (éd. Grundmann-Heimpel 1949, p. 104-123), où les différents acteurs du concile de 1245 sont représentés par leur oiseau emblématique. Mais les principaux animaux utilisés dans les Lettres sont d’un usage symbolique tellement large qu’ils ont une valeur polysémique. Sur cet aspect fondamental de la culture médiévale, cf. maintenant Pastoureau 2004.
244 Cette image est reprise dans l’acte de fondation d’Aquila PdV VI, 9 : amatoresque pacis sub umbra alarum nostrarum vivere cupientes, foveamus salubriter et nostre potentie dextera protegamus.
245 PdV I, 21 : princeps eius in medio eius quasi leo rugiens, propheta eius vesanus, vir eius infidelis, sacerdos eius polluens sanctum, iniuste faciens contra legem.
246 PdV II, 35 : Tacta dolore cordis intrinsecus Brixia velut leena rugiens dum dilacerari coram se filios respicit, quos tueri non potest, ad defensionem sui Mediolanenses eorum amicos et complices in spe firmi subsidii sed demum in pene consortium evocavit.
247 PdV II, 3 : Egredientes ut mures ridiculi de cavernis, moliuntur insidias ponere in leonem.
248 PdV I, 1 : Alioquin leo noster fortissimus, qui simulat hodie se dormire...
249 PdV I, 1 : Sed dolose vulpis astutia numquam in hoc fallet ingenium venatoris.
250 PdV II, 34 : Relatum est enim magnificentie nostre, quod in victoria vobis data, fecistis cornua ferrea, cum quibus totum orbem creditis ventilare.
251 Ps. 21 : Circumdederunt me vituli multi/tauri pingues obsederunt me/aperuerunt super me os suum/sicut leo rapiens et rugiens/sicut aqua effusus sum/et dispersa sunt universa ossa mea. Cf. la fin de PdV I, 1 : Alioquin leo noster fortissimus, qui simulat hodie se dormire, rugitus sono terribili ad se trahet omnes a terre finibus tauros pingues, et plantando iustitiam ecclesiam diriget, evellens prorsus ac destruens cornua superborum.
252 PdV I, 26 : Hii sunt angeli pessimi, hii sunt filii pravitatum, a patre nequitie et fraudis auctore ad simplices animas destinati, hii sunt colubri qui columbas decipiunt, hii serpentes qui latenter videntur inserpere.
253 PdV II, 30 : Dum civitas N. que a grege fidelium velut perdita ovis erraverat, et ex debilibus fragmentis rebellium, resistentie spiritum in regni nostri corpore fluxibilem et ruinosa materiam nutriebat.
254 PdV II, 3 : Ausi sunt vertere faciem contra solem filii Belial sibi proditionis confingunt. Ce passage peut être mis en relation avec les nombreuses amplifications sur l’éclat de la majesté impériale, par exemple dans la lettre PdV III, 1 : nec solum in temporalibus solatiis christiani populi tenebras romani sceptri fulgor illuminat et dans la lettre PdV VI, 26 : de fulgore throni cesarei, velut ex sole radii.
255 Cf. PdV I, 31 : in exordio nascentis mundi. Plus loin dans la même lettre, le dictator parle prudemment de jubar pour qualifier l’astre impérial, évitant ainsi de trancher entre le soleil et la lune... Il s’agit en effet d’une rhétorique très conventionnelle mais dont la portée symbolique est fondamentale et potentiellement explosive. Sur ce problème de la représentation luni-solaire des deux pouvoirs, son rôle dans la culture rhétorique sud-italienne et ses prolongements en Europe centrale, cf. infra, cinquième partie, p. 678-679 et 714-716.
256 PdV I, 31 : Super quibus omnibus vehementer cogimur admirari, et nostre mentis quietem multa vexat turbatio, quod vos qui estis ecclesie fundamenta, columne rectitudinis assessores, Petri urbis senatores et orbis cardines, non flexistis motum iudicis fulminantis, quemadmodum superiores planete faciunt, qui ad retardandam magni corporis velocitatem contrariis motibus opponuntur. Voir aussi l’adaptation de la théorie des luminaires à la dépendance des dignités royales par rapport à la dignité impériale dans l’exorde de la lettre PdV VI, 26, acte d’érection du duché d’Autriche en royaume : De fulgore throni cesarei velut ex sole radii sic cetere prodeunt dignitates ut prime lucis integritas minorati luminis non sentiat detrimenta, pour l’importance duquel cf. infra p. 648-653.
257 PdV I, 31 : Scripsit enim solo nomine papa, nos bestiam ascendentem de mari, plenam nominibus blasphemie, pardique varietatibus circumscriptam. Et nos ipsum beluam illam asserimus, de qua legitur : exibat alius equus rufus de mari, et qui sedebat super eum, sumebat pacem de terra, ut viventes invicem se interficiant (...) et ut verba sua recto sensu interpretemur, ipse draco magnus, qui seduxit universum orbem, Antichristus est, cuius nos dixit esse preambulum, et alter Balaam conductus pretio ut malediceret nobis, princeps per principes tenebrarum, qui abusi sunt de prophetiis. Hic est angelus prosiliens de abysso, habens phyalas plenas amaritudine, ut mari et terra noceat. Pour comprendre le contexte de cette lettre encyclique, il faut avoir en tête le début de la lettre de Grégoire IX ‘Ascendit de mari bestia’ (Epistole selecte II, p. 646) à laquelle elle répondait : Ascendit de mari bestia blasphemie plena nominibus, que pedibus ursi et leonis ore deseviens ac membris formata ceteris sicut pardus, os suum in blasphemias divini nominis aperit, tabernaculum eius et sanctos qui in celis habitant similibus impetere iaculis non omittit. Hec unguibus et dentibus ferreis cuncta confringere et suis pedibus universa desiderans conculcare, ad diruendum murum catholice fidei occultos olim paravit arietes, at nunc apertas machinas instruit, Ismaelitarum ginnasia animas interimentia construit.
258 Ce développement se trouve dans la lettre PdV III 45, éloge de Pierre de la Vigne par Nicolas de Rocca, présenté, traduit et analysé dans la troisième partie, infra, p. 366-370.
259 Sur ces problèmes, cf. Schaller 1957 et 1993, p. 197-223.
260 PdV II 56 : Antiqui patres Christi adventum non expectaverunt ardentius, quam nos vestrum, ut desiderata facies majestatis vestre preterita mala nostra leniret, dolores tolleret, et oppressos multarum tribulationum aculeis relevaret. Cum desiderantibus igitur prioribus patribus, desiderio ardenti precamur : veni ad liberandum et letificandum nos princeps virtutum : ostende faciem tuam, et salvi erimus.
261 PdV II, 3. Cette transumptio est également employée pour les cardinaux, dans la lettre PdV I, 17 : Ad vos est hoc verbum, filii Belial, dispersionis oves.
262 PdV II, 38 : per angelos suos malos, fratres minores et predicatores scilicet.
263 PdV I, 30 : post domitam et oppressam H. primogeniti nostri dementiam, qui sibi contra nos sedem assumpserat aquilonis Cf. également PdV III, 62 : et qui sedem ab aquilone ponere nititur, spe frustratus, in irritum deducatur. Sur l’utilisation de l’image du princeps aquilonarius, cf. Kloos 1957 (en particulier à propos de PdV I, 13). Un commentaire de difficultés d’interprétation de cette transumptio par les copistes des Lettres se trouve infra, quatrième partie p. 530-535.
264 L’association entre Frédéric et David s’était popularisée pendant la décennie 1210. Elle fait partie des exemples de transumptio du genre humain au genre humain donnés par Boncompagno, Rhetorica novissima, (éd. Gaudenzi 1892), p. 281et sq. : Quomodo in eodem genere transumere possit orator. In eodem genere fit transumptio cum propter aliquem evidentem effectum alterius nomine appellatur. Pone, aliquis continuat omnes dies in planctu vel risu : quare poterit Democritus vel Diogenes appellari. Potest namque Otto, cui papa Innnocentius cum gladio spirituali verticem coronatum abscidit in Saulem, vel Goliam propter magnitudinem stature transumi ; rex Fredericus in David, et ipse Innocentius papa in Deum, quia omnia quecumque voluit, fecit. Idem vero papa Aquileiensem patriarcham qui super continentia clericorum in concilio sibi contradicere attentabat, Panuntium appellavit. On trouvera de nombreux éléments sur cette comparaison entre l’empereur et David dans Delle Donne 2005, notamment p. 101-121.
265 Cette association très littéraire ne se retrouve pas par hasard dans une lettre privée de Pierre de la Vigne à un membre de la cour, PdV III 39 : dum inter Charybdim et Scyllam, inter Cardinalium scilicet et Lombardorum astutias. Elle a été relevée par Gleixner 2006 dans une lettre de la chancellerie datant de 1234 (BF 2059).
266 Cette Transumptio de l’animé humain à l’inanimé n’est pas unique. Cf. la métamorphose des cardinaux en colonnes ou en gonds (cardines), des hommes ou des fleuves en plantes à symbolique biblique traditionnelle (zizanie, vigne). Leur utilisation dépend d’un encodage biblique relativement classique, et des problèmes de dérivation étymologique évoqués infra. La métaphore du marteau et de l’enclume a par ailleurs frappé la postérité, et a été par exemple réutilisée par la chancellerie anglaise au xive siècle dans ses écrits de propagandes antifrançais. Cf. sur ce point, infra, cinquième partie p. 655-656.
267 Cf. PdV II, 37 : Dum imperii pelago navigando feliciter longevam regni nos-tri fidelitatem advertimur ; PdV II, 39 : dum portum navigationis attingere credimus ; dum inter Charybdim et Scyllam, inter cardinalium scilicet et Lombardorum astutias, navicula filii tumidis fluctibus fatigatur.
268 Le dossier des transumptiones du royaume de Sicile est superbe ; il y aurait une analyse à faire sur la complexité des transumptiones utilisées, qui relient à la fois le royaume au paradis terrestre, au corps du souverain (c’est sa domus mais aussi la prunelle de ses yeux, pupilla oculorum, sa chambre particulière : camera specialis). Quelques exemples : PdV II, 10 : in hereditario regno nostro Sicilie velut in pupilla oculorum nostrorum, offendi nullatenus patientes ; PdV II, 37 : inter quiete pacis nostre delicias quas in hereditario regno nostro Sicilie proprio labore quesivimus ; PdV III, 14 : de regni seu verius domus nostre.
269 Candelabrum II, 54 : ‘frequentatio’ : Differt iste color a conclusione quia illa tantum firmiora colligit argumenta, sed hic tam firma quam infirma in unum omnia colliguntur. Conclusio tendit ad memorandum sed frequentatio ad augendum ; II 55 ‘expolitio’ : est cum in eodem loco manemus et tamen aliud atque aliud dicere tunc videmur. Hec ab interpretatione differt, quia in expolitione videtur quod dicamus aliud sed in interpretatione idem ; II, 57 : contentio est per quam contraria referuntur, ut ‘Vos huius incommodis lugetis, iste vestra calamitate letatur’.
270 Candelabrum II, 66 : Brevitas est res ipsis verbis tantummodo necessariis expedita, ut in sinbolo apparet. On peut citer à titre d’exemple la confession du symbole de la foi dans la lettre de réplique sur l’orthodoxie de Frédéric II I, 31 : ‘In exordio nascentis mundi’, qui rentre exactement, et pour cause, dans le cadre donné par Bene.
271 Candelabrum, II, 54 : Frequentatio est cum res in tota causa disperse coguntur in unum locum, ut gravior aut acrior aut criminosior sit oratio, ut si dicam : ‘a quo tandem vitio abest iste ? Sue pudicitie proditor est, insidiator aliene, cupidus, intemperans, petulans et superbus, impius in parentes, ingratus amicis, infestus cognatis, superioribus contumax, equalibus fastidiosus, inferioribus crudelis, intollerabilis quoque cunctis. Quelques exemples dans les Lettres : PdV I, 21 : Vos igitur, dilecti principes orbis terre, non nobis solum set ecclesie, que congregatio est omnium Christi fidelium, condolete, cuius capud languidum, princeps eius in medio quasi leo rugiens, propheta eius vesanus, vir eius infidelis, sacerdos eius polluens sanctum, iniuste faciens contra legem ; III, 18 : equidem mater ipsa priscis temporibus fideles lactabat filios, nutriebat providos, receptabat honestos, exulabat infidos, eiciebat improbos, et impios perimebat ; III, 44 : Quis enim posset amplo famine prepotens tanti principis insignia promere ? (...) Hunc siquidem terra, pontus adorant, et aethera satis applaudunt, utpote qui mundo verus Imperator a divino provisus culmine, pacis amicus, caritatis patronus, iuris conditor, iustitie conservator, potientie filius mundum perpetua relatione gubernat.
272 Exemples : PdV II, 34 : Si vos igitur fortuna serenior respexisse videtur his temporibus claro vultu, non deberetis, si sapientes essetis, in aliquo superbire, quia sepius in alto quis tollitur, ut ruens fortius conquassetur. Nam sepe fortuna videtur in principio prospera nunciare, sed medium et finem replet multis adversitatibus et concludit ; III, 68 : Ut justorum et delinquentium merita digni censura iudicii tractarentur, providit ex alto justicia reges et presides orbis terre actibus humanis preficere, ut justis per retributionis tramitem responderetur ad gloriam, et delinquentibus, qui juris regulas abdicant, responderetur ad penam. Igitur divine bonitatis arbitrium dissolutum hactenus, regni regimen digne comitans, ipsius prefecture fastigium in nobis, velut in successore legitimo, collocavit, ut transgressorum insolentias potestas nobis tradita flecteret et puniret, ac subditorum fidelium, qui a se-mita mandatorum nostrorum non deviant, obsequia digne retributionis commercio compensaret.
273 Cf. par exemple PdV I, 2 : ibi vestras domos obruitis, ut illic adversariorum oppida construatis ; II, 36 : ut dum marinis vacantes excursibus, fideles nostros offendere satagunt, unde forte sibi compendium captasse crediderint, inde sibi sentiant damnum imminere.
274 On trouve des exemples de caractérisation concernant soit César (vengeur, justicier), soit le pape (hors de son rôle normal), soit le duc d’Autriche (fou parce que d’une jeunesse mal maîtrisée) : I, 6 : quin ad ultiones quibus Cesares uti solent, facti violentia nos compellat ; I, 16 : volumus illum antiquum serpentem patientia nostra temperare, et rigorem, quem non nullos progenitores nostros divos Romanos Augustos in similibus forsan novimus habuisse, moderari ; I, 18 : quam ex innato, si dici liceat, sibi livore nequitie ; I, 21 : solum nec iuxta magnificum morem imperii prodeuntibus ad vindictam ; II, 1 : Cesar procedebat ferociter cum suo exercitu obviare ; III, 5 : (Frédéric d’Autriche) pueriliter recusavit. Quod et nos habentes respectum ad paterna servicia, dissimulare voluimus etatis sue motibus ascribentes (...) non tamen propter hoc moti fuimus, set pacienter iuvenilem eius dissimulavimus levitatem.
275 Candelabrum, II, 41 : Circuitio est rei simplicis per quandam circumlocutionem descriptio, ut si dicam : ‘Christi misericordia nos salvavit’, id est Christus misericors ; et : ‘Ira Domini est timenda’, id est Dominus iratus. Valet hec exornatio mirabiliter in sublimi stilo et maxime in exordio, sed est in narratione timenda, quoniam est contraria brevitati. Et vocatur iste color periphrasis.
276 Ibid., VII, 8 : Aliud genus ampliandi facundiam est perifrasis que circuitio nominatur. Hec unam rem simplicem elocutionis serie circumscribit, et nomina rerum incorporearum accipit pro personis, ut : ‘Maiestas imperatoris hoc iubet’, id est ipse imperator. Hec partes orations commutat, ut si nominativum vel alium casum in genitivum retorqueas. Ecce enim dixisti : ‘Cognoscat tua probitas’, commuta igitur dicens : ‘Cognoscat tue ratio probitatis’.
277 PdV I, 17 : libros conscientie ; III, 69 : equa lance judicii ; I, 21 : contra vallo justicie.
278 PdV III, 33 : novi thori mollicies ; V, 41 : carceris vinculis deputatus.
279 Sur la formation du concept juridique de couronne, cf. les remarques de Krynen 1993 pour la France, p. 125-126 : « La terminologie des lettres royales y fera de plus en plus référence, et on remarque que les églises, qui au milieu du xiie siècle requièrent l’aide du roi dans les affaires d’infraction à la paix, font elles aussi appel à la couronne abstraite (...) en France, c’est bien au cours du xiie siècle que le concept de couronne cesse de désigner uniquement l’emblème du pouvoir suprême, pour exprimer bien plus un transfert de la puissance dans l’immuable, dans l’intemporel ». L’idée développée par Krynen à partir du terme de corona fonctionne remarquablement bien pour le terme de diadema, glosé par Alain de Lille dans ses Distinctiones comme le symbole de l’intemporalité par excellence (un cercle sans fin et sans commencement). Les deux termes corona et diadema sont alternativement utilisés dans les Lettres.
280 L’analyse de l’ampliatio pourrait être doublée par une analyse des procédés plus discrets d’abbreviatio, tels qu’ils sont décrits par Bene (Candelabrum VII, 15, ‘de octo modis abbreviandi materiam’), qui passent notamment par l’emploi du zeugma, mais aussi de l’ablatif absolu, dont on peut trouver de nombreux exemples tant dans les lettres de forme, que dans des descriptions de lettres de persuasion que le dictator veut alléger ou accélérer.
281 Cf. également PdV I, 5. L’empereur voit tout (selon le symbole du leo dormiens de PdV I, 1), par les yeux de son esprit. L’acies mentis renvoie à la fois au corps physique de l’empereur, et à l’aculeus juris (III, 69), qui sont les traits ou aiguillons de la justice (stimulus veritatis) parcourant l’esprit impérial, avant de se changer en trait de la vengeance aculeus ultionis (V, 13), lancé de l’empereur vers le fautif.
282 Autres circuitiones développant l’analogie entre la mémoire ou la conscience de l’empereur et un livre : PdV I, 17 : libros conscientie ; III, 21 : in memorie libro.
283 On pense aux théories émanatistes des species développées à l’époque de Frédéric II par Bacon, sur la base du De radiis d’Al-Kindi (éd. D’Alverny-Hudry 1974), traduit de l’arabe en latin à la fin du xiie siècle ou au début du xiiie siècle, très certainement en Espagne ou en Sicile.
284 PdV V, 1.
285 PdV III, 47, après la capture d’Enzio : Licet igitur casus ipse, si casus dici debeat, ex quo negocia nostra non cadunt, fabulose gravis et vulgariter horridus videatur (...) nos tamen ipsum pro levi seu minimo reputantes, altitudinem mentis nostre propterea in nullo defleximus, nec ulla vel modica causa nos proinde turbationis affecit (HB affectus, à corriger d’après la leçon du ms. Paris BnF lat. 8563 et Iselin).
286 Image du cloître, de la chambre, de la serrure, PdV IV, 3 : et nubilus (c’est à dire la nouvelle d’une mort) claustra nostre iocunditatis infregit ; PdV I, 5 : de nostri pectoris thalamo ; II, 30 : gratie nostre ianuam decrevimus reserendam ; VI, 1 (Conrad face à Naples) : regie nostre misericordie ianuam suppliciter propulsavit. Sur Pierre de la Vigne, serrurier du cœur de l’empereur et de l’empire, cf. III, 45 (éloge de Pierre de la Vigne par Nicolas de Rocca) : qui tamquam imperii claviger claudit et nemo aperit, aperit, et nemo claudit.
287 Stimulus veritatis : PdV I, 24.
288 PdV I, 21 : in iudicii vestri libra preponderare ; IV, 2 : nostre indignationis aculeum non incurrere concupisti ; I, 15 : nostre potentie brachia conculcare ; II, 9 : potentie nostre malleo conteramus ; II, 47 : quo nostre potentie malleo prematurius ferientur ; I, 30 : dum modo per nos in exterminium Tartarorum defensionis cesaree clypeo protegatur ; I, 19 : in regni nostri pomerio.
289 Pour les personnifications de la nature, cf. PdV III, 70 : Subest tamen adhuc communis et ultima causa leticie, quod dum sub victorie nostre tempore, quam de publicis hostibus et avita discordia gladius imperialis obtinuit, de nature gremio summa provisio prodiit hominem victoriosum nobis filium et vobis regem et dominum repromisit ; sur la fidélité PdV II, 27 : quam mater et alumna fidelitas ; sur la mémoire ou l’antiquité des temps personnifiée, III, 25 : pia mater radicavit antiquitas.
290 Candelabrum, I, 4, (1-6) : Reducitur vero hec facultas ad eloquentiam trivialem, quia totum trivium perfecte nos promovet ad loquendum. Nam gramatica illuminat intellectum, logica fidem prestat, rethorica facit velle : que tria multum expediunt dictatori, quia suum est facere ut ea que dicit intelligant auditores, intellecta credant et creditis acquiescant. Substantialiter tamen ad rethoricam spectare cognoscitur, que, in orationis artificio quinque considerans, invenit et disponit, memorat, eloquitur et pronuntiat eleganter.
291 Cette tension est perceptible en France et en Angleterre aussi bien dans la première que dans la seconde moitié du xiiie siècle. Pour la montée de la logique parisienne et le recul de la grammaire, cf. les témoignages du maître grammairien et dictator Jean de Garlande (bibliographie dans Grondeux-Marguin 1999), ou encore la bataille des sept arts de Henri d’Andeli. Mais dans la décennie 1270, Roger Bacon se plaint de l’envahissement du droit qui pervertit toute science : à Orléans, dans un nouveau retour de balancier, les formes anciennes de la rhétorique et la culture qui les accompagnait ont fait place à de nouveaux enseignements influencés par les dictatores italiens (Faba...) et adaptés aux nouveaux besoins de la société.
292 Sur la grammaire modiste, Rosier 1983, à compléter par Rosier 1994 pour le courant ‘intentionnaliste’ en partie contemporain. Sur la grammaire didactique au xiiie siècle, on se reportera maintenant à Grondeux 2000, avec bibliographie complète.
293 Cf. Shepard 1999, p. 160 cite ce passage de l’encyclique papale Ascendit de mari bestia, à propos de l’incrédulité supposée de l’empereur : iste rex pestilentie a tribus barattatoribus, ut eius verbis utamur, scilicet Christo Iesu, Moyse et Machometo, totum mundum fuisse deceptum, et duobus eorum in gloria mortuis, ipsum Iesum in ligno suspensum manifeste proponens, insuper dilucida voce affirmare vel potius mentiri presumpsit, quod omnes illi sunt fatui, qui credunt nasci de virgine Deum, qui creavit naturam et omnia, potuisse ; hanc heresim illo errore confirmans, quod nullus nasci potuit, cuius conceptum viri et mulieris coniunctio non precessit, et homo nichil debet aliud credere, nisi quod potest vi et ratione nature probare. Mais il s’agit de propagande.
294 Sur Gautier d’Ascoli, Haskins 1925, à compléter par Lusignan 1994.
295 Haskins 1925. La seule mention vraiment solide est la date de composition contenue dans le manuscrit vénitien des Derivationes : Hoc opus Bononie est inceptum eo tempore quod papalis exercitus introivit terram laboris, rege Federico Romanorum imperatore regente ac in Siria commorante, et Neapoli post completum. L’identification du maître pleuré dans la lettre avec Gautier d’Ascoli n’est pas assurée, étant donné la variation des initiales selon les manuscrits, et leur absence presque complète de fiabilité.
296 Marmo 1994 p. 2 : « La corrente modista, attorno al 1270, si afferma all’Università di Parigi e conquista nei venti anni successivi le nuove università e scuole dell’Europa continentale (Bologna, attorno alla fine del xiii secolo, ed Efurt, nei primi decenni del secolo successivo) ». La grammaire des modistes n’arrive à Bologne que dans la seconde moitié du xiiie siècle, mais les contacts ne manquent pas entre lettrés et clercs d’Europe du nord et la cour impériale. Cf. par exemple le cas d’Henri d’Avranches.
297 Sur les Dérivations d’Uguccio, Riessner 1965 et à présent l’édition Cecchini 2004. Gautier d’Ascoli avoue s’en inspirer, ainsi que de Papias. Sur l’étymologie médiévale, Lusignan 1994, Rosier 1998a.
298 Les lettres inédites du manuscrit d’Innsbruck contiennent deux nouvelles lettres de Frédéric II au sénat et au peuple de Rome (Riedmann 2006 n° 9, p. 155) d’une part, au capitaneus rei publice et au peuple de Rome (Riedmann 2006, n° 11 p. 155) d’autre part, ainsi que deux lettres de Conrad IV à un sénateur, au sénat et au peuple romain (Riedmann 2006 n° 62 p. 167 et n° 76 p. 171) dont le contenu devrait permettre de prolonger et approfondir les présentes analyses.
299 Voir textes immédiatements infra.
300 « Comme Rome est chef et auteur de notre Empire, et que l’empereur romain est nommé du nom de Rome, si bien que nous lui devons les auspices et les progrès de notre nom et de notre honneur, nous sommes touchés d’une violente surprise, si là où notre honneur devrait être promu et les injures qu’on nous porte repoussées, auprès de ceux qui sont tenus et doivent en faveur de notre hauteur opposer le mur de leur défense à ceux qui l’insultent en adversaires, nous subissons tout le contraire, puisqu’ils les écoutent et dissimulent : aussi sommes-nous contrits de douleur, de ce que le prêtre romain, contre le prince romain, ce qu’il n’aurait osé ailleurs, comme on le dit, il l’a présumé dans la Ville, où il a blasphémé de manière impie l’empereur romain, principe (autor) de la ville et bienfaiteur du peuple romain, sans qu’ils s’y opposent.
301 HB VI 146, ne comprenant pas a genere, « quod omnino sensu caret », rétablit locum generis. Même si locum a genere n’est pas d’interprétation facile, il s’agit de logique aristotélicienne médiévale, et la leçon doit être bonne. La formule est équivalente a ‘locum a simili’.
302 « Et [l’industrie de Nostre Sérénité] qui offusque l’envie, si ténébreuse soit-elle, et devant laquelle le monde presque tout entier s’incline, par l’œuvre de la clémence divine, sentira ‘per locum a genere’ (= par identité générique) la Ville s’affaiblir devant elle, de sorte que celle à partir de laquelle l’empire romain a mérité d’être nommée, Rome, nous soit véritablement soumise, Nous que sert la terre, que favorise l’onde, et sur un signe de qui tout ce que nous voulons s’accomplit ».
303 Sic dans l’édition Iselin (Schaller 1991) et dans le manuscrit Paris, BnF lat. 8 563, dnas HB V 761, diadema (note « alibi idioma, minus recte »). On peut penser à la rigueur qu’il s’agit d’une annominatio, auquel cas la mention de l’idiome romain qui doit rayonner en même temps que le diadème romain serait un indice remarquable d’une idéologie linguistique impériale, mais il paraît plus raisonnable de voir dans ce doublet une hésitation des scribes fossilisée dans la transmission manuscrite, et à peine moins intéressante : le scribe aurait inconsciemment remplacé diadema par idioma, venant sous la plume par automatisme avant romanum, et ses successeurs, saisis par la logique de l’association, n’auraient pas osé supprimé la nouvelle leçon en rétablissant l’autre.
304 « ...Afin de réformer Rome, à la fois le fondateur et le principe dynamique de l’empire romain, dans l’état de sa dignité antique... afin qu’à notre heureuse époque, dans la ville romaine, l’honneur du sang romuléen apparaisse, que le diadème ou l’idiome romain y resplendisse, que l’antique dignité des Romains soit rénovée, et que le lien de notre grâce devienne indissoluble entre l’Empire romain et les Romains, grâce que Nous et toute la descendance de Césars destinée à nous succéder, sommes tenus d’accroître pour l’éternité concernant les honneurs et l’augmentation de l’état de Rome... »
305 Sur la valeur étymologique de cette imposition savante, œuvre de Rigord, cf. Krynen 1993, p. 53-54.
306 Derivationes : manuscrit Laon, Bibliothèque Municipale n° 449, fol. 3v-4r.
307 Grégoire IX meurt effectivement le 22 août 1241.
308 Traduction : « Mais nous, qui étions intérieurement touchés par vos blessures et angoissés (...) sous les ardeurs du soleil, sous les embarras de la poussière, sous le casque, nous avons travaillé, à l’étroit/en plein août dans notre cuirasse ; alors même que les personnes privées restreignent leurs travaux, pour vous travaillait Auguste, et les vœux du travailleur n’étaient pas retardés par l’intempérance de l’air ».
309 PdV I, 22, texte de l’édition Iselin et de l’Historia Diplomatica : (Schaller 1991, p. 161 ; HB V 664) : Sed nos qui in vestris lesionibus tangebamur et angebamur intrinsecus, defensionis onus prompta satis voluntate suscepimus, non ipsius verbis inducti, sed potius consideratione vestre fidei imperialiter excitati, ubi pro-prie persone sudoribus non pepercimus, sed sub estibus solis, sub tediis pulveris, sub galea laboravimus et lorica in angusto, cum etiam privati suos labores angustant, pro vobis laborabat Augustus. Texte du manuscrit Paris, BnF lat. 8 563 : Set nos qui in vestris lesionibus tangebamur et angebamus (sic) intrinsecus, defensionis onus prompta satis voluntate suscepimus, non ipsius verbis inductisset (sic) potius consideratione vestre fidei imperialiter excitati, ubi proprie persone sudoribus non pepercimus. Set sub estubus solis, sub tediis pulveris, sub galea laboravimus et loricas, in augusto (glose marginale : mense scilicet). cum privati etiam suos labores angustant, pro vobis laborabat augustus.
310 Sur cette lettre, son contexte et sa tradition manuscrite, cf. infra quatrième partie p. 525-536.
311 Le latin était considéré comme une langue inventée par les sages, au contraire des langues « naturelles » vulgaires. Sur ces conceptions du rapport entre langues vulgaires et langues savantes, cf. Lusignan 1987.
312 Salimbene, Cronica (= Scalia 1966), I, p. 509 : Nunc de superstitionibus Friderici aliquid est dicendum. Prima eius superstitio fuit quia cuidam notario fecit policem amputari, pro eo quod scripserat nomen suum aliter quam volebat. Volebat enim quod in prima sillaba nominis sui poneret in hoc modo : Fridericus, et ipse scripserat per e, ponendo secundam vocalem hoc modo : Fredericus. L’empereur aurait donc fait couper le pouce à un notaire qui avait écrit Fredericus (comme dans les actes de sa jeunesse) et non Fridericus (comme dans les actes de sa vieillesse) ; il aurait fait élever des enfants par des muets pour voir quelle langue ils parleraient. Sur ces anecdotes, cf. Lusignan 1994. La première mériterait, étant donné le changement bien constaté dans l’usage de la chancellerie sicilienne, avant et après le séjour germanique, d’être examinée de plus près. Il y a bien un changement dans les pratiques d’écriture du nom propre Frédéric à la chancellerie, apparemment en 1216. Sans doute la chancellerie sicilienne s’aligne-t-elle alors sur les usages allemands (Fridericus et non Fredericus), et Frédéric a pu certainement être sensible à la dérivation de « Frieden », paix.
313 Stürner 2000, p. 573-577. Le jeu sémantique fut poussé beaucoup plus loin, et indique la force de ce genre d’idées, puisque d’après le témoignage (pour le coup non équivoque, étant donné la qualité de ses informations sur Parme) de Salimbene, Cronica (Scalia 1966 p. 281), l’empereur : fecit fieri unam civitatem cum magnis foveis in circuitu, quam etiam Victoriam appelavit in presagium futurorum ; denarii vero monete victorini dicebantur, et maior ecclesia Sanctus Victor.
314 PdV VI, 9 : ut in loco qui dicitur Aquila (...) a victricium signorum nostrorum auspiciis aquile nomine decrevimus titulandam. Cf. sur cette fondation et son contexte d’interprétation difficile, parce que la fondation définitive sous Conrad IV avait peut-être eu des antécédents sous le règne de Frédéric II, Cf. les commentaires et renvois bibliogaphiques donnés dans BF 4627. Une version fortement différente de cette lettre, contenue dans le manuscrit 400 d’Innsbruck (Riedmann 2006, n° 108 p. 178) apportera peut-être quelque lumière sur son contexte de rédaction. Une autre lettre du manuscrit d’Innsbruck portant fondation d’une chapelle dédiée à saint Georges devrait permettre d’enrichir notre connaissance de cet aspect de l’activité édilitaire et urbanistique de Conrad, par ailleurs richement documentée dans ce recueil (Riedmann 2006, n° 102 p. 177).
315 Ce texte est édité et commenté dans Holder-Egger 1905.
316 PdV II, 20 : castrum Capacium nomine, quod capi de facili non immerito poterat formidare, sic subito sic temerarie conscenderunt.
317 Cette annominatio reçoit un commentaire étymologique de la part d’Alexandre de Roes dans son Memoriale (1281), essai politique écrit à l’issue du grand interrègne pour défendre l’existence d’un Empire romain lié à la nation germanique, cf. Alexander von Roes, Memoriale, 11 (Grundmann-Heimpel 1958 p. 102) : Et hii populi [les Allemands] dicuntur Germani quasi de eodem germine ortum habentes cum Romanis, videlicet de Troianis, Enea scilicet et Priamo iuniore ; vel dicuntur Germani quasi de Romanorum germine germinati. Iulius enim imperator illam terram Romano subegit imperio, et eam Romanis habitatoribus occupavit.
318 II, 21 : quod in Fulgineo fulgere pueritia nostra cepit ; III, 4 : multas nam nobis personas Germania germinat ; III, 36 : civitatem nostram Flagelle ad flagellum hostium in eo situ fundari providimus ; III, 9 : et fidelis nobis devota Florentia, tam grati rectoris, tam clari refloreat novitate.
319 II, 1 : Lolium in prediis Pergami pugna quam paraverat II, 3 : et dum castrametati sunt iuxta lolium, perditionis filii, ut rationis segetem perderent zizanie que a vulgo Lolium dicitur semina seminarunt.
320 Sur cette transumptio de la zizanie, d’origine biblique, cf. les exemples donnés pour 1233, déjà en rapport avec les Lombards, par Gleixner 2006 p. 453.
321 Pour Pierre de la Vigne, cf. PdV III, 37, 39, 40, et surtout III, 45 : O felix vinea, que felicem Capuam tam suavis fructus ubertate reficiens, Terram Laboris irradians, et remotos orbis terminos instantia tue fecunditatis irradiare non cessas ; a cuius stipite palmites non discrepant (...) Hec est vinea, cuius radices grandis aquila, in terra negotiatorum de Libano asportatas, secus decursus aquarum, cum diligenti prudentia transplantavit.
322 I, 33 : Datum enim est vobis e celo Innocentii predestinata sorte vocabulum, quod per vos nocentia subtrahi consultius innuat, et pie suadeat innocentiam conservari.
323 Cf. infra troisième partie p. 366 l’analyse du panégyrique de Pierre de la Vigne, PdV III, 45 (panégyrique de Pierre de la Vigne) : Ipse est enim Petrus fundatus in petra, ut ceteros fidei stabilitate fundaret.
324 Cf. en dernier lieu pour l’influence de l’aristotélisme Stürner 1983, Stürner 2000 p. 397-407, Shepard 1999 p. 157-187, Gleixner 2006, p. 456-459.
325 Par exemple dans la lettre PdV I, 13 : sed quia modico fermento tota massa corrumpitur. Cette citation biblique relativement commune est utilisée exactement de la même manière (mais pour noircir Frédéric), par Salimbene de Adam, Cronica, 1250 (éd. Scalia 1966 p. 508) : Et ut breviter me expediam, si bene fuisset catholicus et dilexisset Deum et Ecclesiam et animam suam, paucos habuisset in imperio pares in mundo. Sed quia scriptum est quod modicum fermentum totam massam corrumpit, omnes suas bonitates destruxit in eo quod persecutus est Ecclesiam Dei.
326 Sur la signification de l’inclusion de pièces datant du règne de Manfred et de leur rareté relative dans les différentes collections ordonnées, cf. supra, première partie p. 110-111.
327 Édition et commentaire de cette lettre dans Gauthier 1982, cf. Hamesse 1974, commentaires introductifs : l’anthologie sous sa forme commune a été compilée vers 1300, mais nombre de ses composantes se retrouvent déjà telles quelles sous la plume d’Alexandre de Halès, de Bonaventure, et d’autres maîtres du xiiie siècle.
328 Sur le contenu controversé de ces traductions cf. Gauthier 1982.
329 Ce problème d’inclusion d’éléments aristotéliciens et néo-aristotéliciens (averroïstes) dans la rhétorique impériale est devenu un point de discussion lancinant. Cf. récemment les éléments apportés par Gleixner 2006 p. 456-459 pour la production des années 1226-1236.
330 Cf. en particulier la récente édition de la traduction du De Animalibus par Michel Scot, (van Oppenraij, 1992-1998).
331 Sur Michel Scot, cf. Stürner 2000 p. 408-422 avec renvois bibliographiques.
332 Liber introductorius, d’après le ms. Biblioteca Apostolica Vaticana, Ross. lat. 421, fol. 11v.
333 Cf. quelques exemples significatifs dans les Lettres : I, 6 : Cum alias quicquid ex obiectis ecclesiarum gravaminibus que vel dicantur objecta, vel que, ut species a genere per individuum deriventur, vel emendationem ceperint, vel ad deliberationem nostri concilii, sit in proximo, prout iussio iam precessit, debita et integra emendatio secutura ; I, 31 : Dum veritate in fabulam commutata, plene mendaciis ad diversas mundi partes papales mittuntur epistole de complexione, non de ratione accusantes nostre fidei puritatem ; II, 8 : Faciente divina clementia, per locum a genere urbem sibi sentiet emolliri, ut a qua Romanum imperium meruit nominari, vere nobis Roma subjaceat, quibus terra servit, mare favet et ad nutum omnia desiderata succedunt ; III, 9 : Probabilibus ostenditur argumentis, quante vos imperialis autoritas dilectionis singularitate prospiciat ; III, 32 : Et quidem si mentis nostre constantiam diligenter attenderes, partes gessisset pagina singulas conformes principio, et in nullo venisset protinus rubricata querelis. Illlum enim quem ad te semper habuimus dilectionis affectum, nunquam in nobis teste Deo variare posset alteritas, nec accidentium supervenientium qualitas minorare ; III, 37 : augmentatur per similia simile, et assumitur secundum materiam que tractatur : amaritavit me morbus dum fremuit, nec minus Petri scribentis officium adversus me, dum suspendit.
334 Cf. I, 31, note précédente.
335 Ibid. : vos vero, qui estis viri ad saniori consilia constituti (...) rugientem adversarium nostrum a processu, cuius detestabile fuit initium, penitus revocetis, rerum consequentias ex causis precedentibus attendentes.
336 Cf. supra citation de la lettre PdV I, 6, note 333 p. 241.
337 PdV III, 22 : Generali qua cunctos amplectimur fidei participatione christicolas, sed speciali qua vestram diligimus affectione personam, inter diversa tot et tanta curarum genera, que cogitationibus nostris indesinenter occurrunt...
338 La construction generaliter/specialiter est banale. Sur son emploi dans la chancellerie sicilienne dans la jeunesse de Frédéric, cf. par exemple Die Urkunden Friedrichs II (Koch 2002) p. 155 n° 79 : Licet utique generaliter teneamur omnium ecclesiarum regni nostri indempnitatibus providere, illas tamen specialius...
339 PdV III, 68 : Cum ad id exequendum non possumus per universas mundi partes personaliter interesse, licet simus potentialiter ubique, nos providimus tamen de felicioribus regni aliquos, velut nostri membra regiminis...
340 Sur cette lettre et le contexte de son envoi, cf. infra quatrième partie p. 525-536 texte intégral, traduction et commentaire.
341 PdV I, 31 : Nec ex hoc accusabimur hostes ecclesie matris nostre, que sancta est in genere suo, quam cum reverentia colimus, et amplectimur cum honore, divinis sacramentis ornatam ; personas tamen singulares et corruptioni subjectas a medio recedentes (il faut comprendre le medium virtutis aristotélicien) penitus reprobamus.
342 Sur Pierre de Prezza, sa carrière et ses écrits, cf. infra troisième partie p. 383. La lettre se trouve dans Müller 1913, p. 136 n° 16 : Si racionis solitus inter hominem et animal brutum differenciam denotat interventus, cum alias utriusque esse sit animal et locum habeat mortalitas in utroque nec ad eius perfecte noticiam pervenerit aliquis absque ducatu nobilis sciencie litteralis, que naturaliter habet hoc proprium, ut racioni copulet hominem et homini racionem, cum he ambe, quasi communem habeant essenciam et defectum, se velut due sorores ad invicem amplexantur (...). Hec est illa sciencia que ditat hominem et suum nobilitat possessorem, hec est illa sciencia, que suscitans a terra inopem et de stercore erigens pauperem cum principibus eum locat eundem promovens ad honores dignos et honora-biles dignitates d’après Müller, ibid. p. 136 note 55, la lettre aurait été écrite assez tardivement, dans la décennie 1260 au plus tôt. Elle reprend une transumptio utilisée dans la lettre PdV I, 14 : Sed pax et iustitia, ‘que velut due sorores se invicem amplexantur’, in cardinalium collegio vendicent sibi locum...
343 Rosier 1998b, pour l’importance de la rhétorique d’inspiration boétienne au xiiie siècle, après la rhétorique cicéronienne au xiie siècle. Or les Topiques boétiens se caractérisent par leur imbrication étroite de la rhétorique et de la dialectique.
344 Cf. la stimulante introduction au problème de liaison entre la langue des actes et le droit dans Guyotjeannin-Pycke-Tock 1993, p. 100-101 avec renvois bibliographiques.
345 Il s’agit de la lettre de consolation, BF 3 176Z : adressée par Frédéric II au comte d’Acerra, avec des problèmes de datation. Sa présence dans le manuscrit d’Innsbruck (Riedmann 2006, n° 169 p. 193) est susceptible de les résoudre.
346 Réminiscence de Virgile, Eneide, IV : 174 ; 184 ; 188 : fama malum qua non aliud velocius ullum/nocte volat celi medio.../tam ficti pravique tenax quam nuntia veri.
347 Cf. plus généralement sur cette expression et sa réutilisation littéraire Car-mina Burana, éd. Bianchini 2003, n° 34 p. 719 note 5.
348 Constitutiones... (éd. Stürner 1996) p. 275.
349 C’est quasiment l’inverse de l’organisation habituelle du cursus dans la rhétorique papale ou impériale du xiiie siècle, avec l’utilisation abondante de planus, le cursus velox réservé à la fin de la période, et le cursus tardus beaucoup plus discret (et généralement réservé au début de la période). Il semble que la volonté de solennisation des constitutiones conduise à une utilisation du cursus différente. Le traitement réservé au cursus velox provient certainement de la volonté de ne pas animer excessivement le discours. L’hypothèse est à vérifier.
350 Sur l’idéologie du rigor iustitie à la cour de Frédéric II, nombreux éléments dans Broekmann 2005, p. 260-382.
351 Constitutiones... (éd. Stürner 1996), p. 366-367.
352 Constitutiones II, 42, ibid. p. 350 : Minorum iura, qui in iudiciis vel extra iudicia immodice lesi probantur, precipimus inviolata servari à comparer avec PdV I, 4, un mandat aux capitanei du royaume sur la réduction à l’obéissance des clercs datant de 1247 : harum etiam publicationi adicias, quod clericis omnibus nobis adherere volentibus, et mandata presentia devote servantibus, inviolata servari volumus privilegia.
353 Constitutiones III, 4.2, p. 368 : Personas rebus aliis preferentes, quanto eas pretiosiores habemus, tanto ipsarum detentoribus, que ad nostrum demanium immediate spectare noscuntur, à comparer avec PdV V, 4 : fideles nostros..., (...) ad partes ipsas specialiter duximus destinandos, fidelitati vestre mandantes, quatenus super omnibus que ad eorum officium spectare noscuntur, prout in litteris commissionis eorum plenius continetur, eisdem fidelibus nostris parere et intendere debeatis, et également PdV V, 100 ; V, 101 ; VI, 22 et VI, 23.
354 Constitutiones I, 57.1 p. 220. Sans prétention à l’exhaustivité, on mettra en parallèle la liste d’exemples suivants tirés des constitutions avec la liste établie pour les Constitutiones I 6.2 : sunt sue salutis ; I, 16 : commune cum ceteris ; I 17 : pro posse precidere cupientes ; I, 18 : probentur per penas presenti ; I, 22.1 : Sicilie sanctiones sub (...) proclamatio probaretur pugne ; I, 38.2 : presentare periurii penam probabili ; I,53 : solempnitates servande sunt ; I, 55 : procuratore pro parte (...) parti petitoris peremptorio termino ; I, 66.2 : penas per ipsos partibus ; I, 72.1 : modicam malignandi materiam (...) novella nostri nominis (...) preter periurii penam ; I, 81 : nova nostri nominis ; I, 84 : prestare patrocinia prohibemus preterquam ; I, 87 : procuratores procedere presenti (...) suam seu successorum suorum super ; I, 88 : colenda concedant certis ; I, 89 : cum curia convenire ; I, 92.1 : castrorum septa sine speciali ; I, 94 : pacificos possessores proponatur ; I, 96 : decem dietas domicilium (...) procedi poterit procedatur ; I, 107 : civiliter conventa citata contumax ; II, 12 : succedere debere censemus (succession u u e e e e e e e e u) ; II, 14 : calumpnie contra calumpniantes (...) cognitionem criminales cause ; II, 16 : accusatorem aliquid accepisse ; II, 17 : criminalibus contestata contumax ; II, 20 : commune cum ceteris ; II, 22 : crimine capitali coram ; II, 23 : criminalibus causis contestationem ; II, 33 : divinatio dici debet : II, 35 : posse produci presente ; II, 52 : communis constitutis causa ; III, 7 : capitis contemptorem contraria consuetudine ; III, 32 ; denuo dirui debere. Cette technique semble être employée de manière encore plus fréquente et intensive dans les Constitutiones que dans les Lettres (la proportion d’enchaînements de quatre mots est beaucoup plus grande).
355 Constitutiones... (éd. Stürner 1996), p. 319.
356 Ibid., p. 184.
357 Quelques exemples entre d’autres dans le premier livre des Constitutiones : I, 22 : virginitatis sue seram satagens ; I, 24 : mortis laqueis irretita ; I, 26 : iuris rigorem ; I, 22 : misericordie rivulis ; I, 57.2 : mansuetudinis apices ; I, 62 : nostre indignationis aculeos.
358 Variante defensionis nostre clipeo documentée, cf. éd. Iselin et le ms. Paris BnF lat. 8563.
359 La circuitio sur le squalor carceris circule entre la correspondance épistolaire, les actes et la codification du droit.
360 Le langage juridique des Constitutiones, obligé d’aborder un certain nombre de concepts techniques du droit féodal que le latin classique ne pouvait exprimer, marque clairement quand il le peut la distance entre le latin vulgarisé et le latin noble du droit, ainsi en ce qui concerne le duel, où le terme duellum est glosé par monomachia, Constitutio II, 32 : De pugnis sublatis. Idem augustus. Prosequentes benivolum nostre voluntatis propositum, quo pugnas a nostra re publica, preterquam in quibusdam paucis admodum casibus, providimus submovere, ingerente se casus presentis materia circa Francos, qui personarum suarum plerumque iudicia plerumque rerum suarum omnium aut maioris partis earum fortunam in monomachiam que duellum vulgariter dicitur reponebant.
361 Constitutiones (éd. Stürner 1996), p. 187.
362 On entend par là la culture du dictamen de la seconde moitié du xiie et du xiiie siècle, annoncée par les nombreux grands traités et collections de la fin du xiie siècle, et terminée par les summe dictaminis papales et impériales des années 1266-1275.
363 Au xiiie siècle, seule la chancellerie papale semble pousser la culture de la rhétorique aussi loin, à la différence, par exemple, de la chancellerie royale française, où on ne semble pas retrouver ce genre de souci formel au même degré, même si une attention très grande à la langue pour des raisons juridiques ou symboliques peut s’y retrouver, traduite sous d’autres formes (par exemple orthographiques). En revanche, on pourrait naturellement trouver à ces recherches musicales des parallèles dans les nombreux exemples d’actes rimés, voire versifiés, à différentes époques du Moyen Âge central, ou penser aux techniques analysées par Michel Zimmermann pour la Catalogne du xe siècle (Zimmermann 2003). On peut dans cette optique se demander si le pesant symbolisme linguistique de la chancellerie impériale ne serait pas dû aussi à un déficit de culture écrite dans le sud italien (dont la perception est sensible dans les actes sur la création et la recréation de l’université de Naples), qui confèrerait à ces techniques d’efficacité linguistique un prestige supérieur à d’autres régions européennes alors plus communément alphabétisées ? La floraison en Campanie d’une sorte d’été de la Saint-Martin de certaines formes d’expression culturelles typiques de la renaissance du xiie siècle serait alors un symptôme d’un certain retard d’une zone de marges culturelles, en cours de rattrapage (temporaire) au xiiie siècle.
364 Derrière ces deux panégyriques, (dont celui concernant Pierre de la Vigne est commenté et traduit infra, troisième partie p. 366), se profile le panégyrique de Nicolas de Rocca par lui-même ou un de ses élèves contenu dans le manuscrit Paris, BnF lat. 8 567, éd. Delle Donne 2003 p. 3-6 n° 1, et commentaire ibid. introduction xxxi-xlviii passim. Delle Donne avance l’idée que l’auteur du panégyrique de Nicolas de Rocca pourrait être Pierre de la Vigne. Peut-être la très grande symétrie formelle entre les Laudes Nicolai da Rocca et les Laudes Petri de Vinea per Nicolaum da Rocca a-t-elle un peu trop de part dans cette idée.
365 On peut se demander si l’impression de complexité particulière que donnent à l’historien les formes de communication les plus prestigieuses des sociétés traditionnelles, tacitement opposées à celles de nos sociétés contemporaines, n’est pas en partie un effet d’optique, dû à la position sociale des historiens. Beaucoup plus diversifiés dans leurs variétés, déconnectés de la littérature (ce qui est la différence majeure) et généralement des références à un corpus littéraro-religieux classique, les textes normatifs ou solennels contemporains n’en restent pas moins écrits dans une langue juridicisée et figée dont la distance avec les procédés d’expression de la majeure partie des populations n’est peut-être pas nécessairement toujours moins grande, en dépit d’une volonté évidente (en tout cas proclamée) de communication, que celle des documents des chancelleries médiévales par rapport à la masse de la population illettrée (en latin, ou totalement). On trouvera de nombreux éléments pour une approche comparatiste du problème de l’emphase et de l’obscurité des modes de communication solennels dans les sociétés traditionnelles dans Chaker 1998 (actes du colloque « langues et pouvoir » de l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales). Cf. en particulier la communication de Celia Kerslake sur le turc ottoman p. 129-138 et celle de Pascal Griolet sur le japonais p. 327-336. Il y a là la matière d’une riche recherche comparatiste sur l’équilibre entre symbolisme rhétorique et compréhension dans la communication politique des sociétés traditionnelles.
366 On trouve peu d’allusions directes à ce problème dans les Lettres : voir cependant PdV III, 48, en conclusion : Quapropter filiationi tue mandamus, quatenus omnibus de regno, quos in quibuslibet iurisdictionis tue partibus inveneris receptatos, presentis indulgentie nostre seriem facias publicari.
367 Sur cette annominatio qui est peut-être aussi un lapsus répercuté par la tradition manuscrite, cf. supra p. 234 et infra quatrième partie p. 522.
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Rhétorique du pouvoir médiéval
Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècles)
Benoît Grévin
2008
Les régimes de santé au Moyen Âge
Naissance et diffusion d’une écriture médicale en Italie et en France (XIIIe- XVe siècle)
Marilyn Nicoud
2007
Rome, ville technique (1870-1925)
Une modernisation conflictuelle de l’espace urbain
Denis Bocquet
2007