Introduction générale
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Texte intégral
1. Mythe et réalité d’un style politique médiéval
... La renommée de Pierre de la Vigne se fonda tout spécialement sur ses dons de styliste. Ce ne fut que lorsque la croisade eut donné à l’empereur de nouveaux horizons que les manifestes du Capouan prirent de l’ampleur et s’exaltèrent. Ils atteignirent à ce pathétique dont les éclats violents et redoutables devaient entourer la majesté universelle de Frédéric II.
Son latin était une langue artificielle, d’une forme parfaite, souvent difficilement intelligible, au point que les contemporains de Pierre de la Vigne considéraient son style emphatique comme ‘volontairement obscur’. Mais seule cette obscurité permettait sans doute de tirer encore du latin, cette langue maltraitée depuis des siècles, les accents que requiert le récit des hauts et des bas de l’histoire, sans pour autant le priver de sa vigueur. Car lorsque un peu plus tard, les humanistes ranimèrent le latin classique d’un Cicéron, ce fut, curieuse fatalité, une langue morte qu’ils redécouvrirent et firent renaître. Après Pierre de la Vigne, plus personne ne mania le latin créateur. Avec son style obscur, le latin vivant s’éteignit dans l’enflure de son faste, dans le lustre d’une plénitude magnifique qui, il est vrai, recélait déjà en elle les germes nouveaux de la latinité classique des humanistes. Cette véritable ‘somme’ qu’est la langue de Pierre de la Vigne épuise toutes les possibilités linguistiques latino-chrétiennes dans le domaine de l’Église et de l’Empire.
Durant des siècles, et alors que le monde romain et chrétien auquel elles se rapportaient était mort depuis longtemps, les lettres de Pierre de la Vigne, qui furent réunies, demeurèrent des chefs-d’œuvre de perfection formelle et survécurent dans les chancelleries européennes...1.
1Ces lignes sont d’Ernst Kantorowicz et se trouvent dans le chapitre de son Frédéric II où il discute le rôle de Pierre de la Vigne, conseiller de l’empereur et principal dirigeant de la chancellerie impériale jusqu’à sa mort en 1249, dans la création d’un style emphatique et obscur adapté à la majesté et à la violence des manifestes politiques du grand souverain. C’est un ensemble d’interrogations suscitées par la lecture de ce passage qui est à l’origine du présent livre. Kantorowicz présente le style des manifestes politiques élaborés par Pierre de la Vigne pour Frédéric II comme une sorte d’apothéose du latin médiéval, résumant toute l’évolution de la langue. Ce style semble posséder des propriétés qui le mettent à part des lois logiques. Il est éclatant, mais obscur ; il est artificiel, mais opposé au latin « mort » des humanistes ; il est médiéval, mais porte en germe la nouvelle latinité classique ; enfin, il ferme une époque, mais il est recueilli par toutes les chancelleries des siècles postérieurs.
2La composition de cette période sent son montage rhétorique. Tout comme le jeune Kantorowicz a voulu faire de Frédéric II le « surhomme médiéval » par excellence, il a rehaussé la figure légendaire de son logothète pour en faire une sorte de génie stylistique2. Comme l’empereur, dominant de sa figure complexe le passé médiéval et l’avenir renaissant, le style de la chancellerie de Frédéric II aurait été une sorte de composé fascinant et mystérieux contenant en lui la synthèse des possibilités de la langue latine développées depuis l’antiquité tardive et les germes de la nouvelle culture humaniste.
3Tout cela n’est-il pas exagéré ? Le style de Pierre de la Vigne et de la chancellerie de Frédéric II appartenait à un courant important et bien individualisable des pratiques d’écriture médiévales développé en Italie puis en France à partir de la fin du xie siècle : l’ars dictaminis. Cette ars dictaminis, liée à la formalisation des lettres politiques et à la culture juridique depuis son développement originel autour du Mont-Cassin, de Bologne et de la vallée de la Loire, obéissait certes à des règles complexes, mais n’était ni plus ni moins artificielle que d’autres procédés de standardisation raffinés du langage médiéval empruntés aux modèles classiques comme le schéma métrique de maint poème hagiographique et la période cicéronienne des correspondances humanistes, ou inventés pour répondre aux besoins d’une nouvelle institution, comme le latin scolastique des studia universitaires.
4Enfin, la formalisation des manifestes mêmes de Frédéric II se caractérise certes par sa complexité, mais c’est une complexité en grande partie partagée avec d’autres institutions contemporaines employant l’ars dictaminis. À l’époque même de Frédéric II, les grands manifestes politiques des papes, ses adversaires, étaient construits sur un modèle analogue.
5Il existe pourtant un fond de vérité dont partent ces descriptions exaltées de l’historien des Deux corps du roi. Les contemporains de Frédéric II et Pierre de la Vigne ont été fortement impressionnés par le style politique développé dans les règles de l’ars dictaminis par la chancellerie sicilienne entre 1220 et 1250. Ils ont fait de Pierre de la Vigne, grand-juge, protonotaire et logothète du royaume de Sicile que son ascension progressive au faîte du pouvoir suivie par une disgrâce et une mort mystérieuse en février-mars 1249 avaient rendu légendaire, le styliste par excellence, l’homme qui par la puissance de sa rhétorique avait vaincu la bassesse de ses origines et conquis le cœur de l’empereur avant d’être précipité du faîte des grandeurs par sa propre faute ou par l’envie des courtisans. Dante, en faisant de lui le héros du treizième chant de l’Enfer, transmua cette renommée en immortalité littéraire3.
6L’« obscurité » légendaire du style de Pierre de la Vigne n’est pas non plus une pure invention de l’historien. C’est l’écho, démesurément amplifié, d’un témoignage quasi-contemporain, celui du juriste bolonais Odofredus de Denariis, mort en 1265. Cette remarque, isolée, n’en est pas moins intrigante. À partir de quels critères, pour quelles raisons, un contemporain lettré de Pierre de la Vigne et de Frédéric II a-t-il été conduit à souligner l’obscurité du style des écrits politiques ou juridiques impériaux ? Et quelle signification cette obscurité pouvait-elle bien avoir pour un langage utilisé dans la rédaction de manifestes politiques pour lesquels on imaginerait a priori que la clarté de la communication devait paraître une nécessité ?
7Enfin, prise à la lettre, la présentation du style de Pierre de la Vigne comme un aboutissement et un commencement, un alpha et un oméga du langage politique médiéval, est évidemment intenable. Si Kantorowicz voulait dire par là que le style des Lettres de Pierre de la Vigne dépendait des écrits analogues antérieurs, et qu’il a influencé des écrits similaires postérieurs, il s’agit d’une constatation qui pourrait être faite pour n’importe quel grand courant des pratiques d’écriture politique médiévales4. En revanche, réduite à sa dimension véritable, l’importance de ce style politique pour le développement des pratiques d’écriture dans les chancelleries des xive et xve siècles est une hypothèse tentante. Il existait bien une « somme » des Lettres de Pierre de la Vigne rassemblée après sa mort, qui fut diffusée, et sans doute étudiée, pendant tout le reste du Moyen Âge dans le milieu des notaires actifs dans les grandes chancelleries princières. Mais les conditions exactes de cette réutilisation n’ont jamais été étudiées dans tous leurs détails.
2. Étudier un style institutionnel pour comprendre les dynamiques de l’écriture politique médiévale au xiiie et au xive siècle
8Le style des Lettres de Pierre de la Vigne, débarrassé des fantasmes dont la figure de Frédéric II a été recouverte, reste donc un objet d’étude potentiellement instructif pour l’historien des pratiques politiques médiévales. Mais c’est peut-être surtout parce qu’il peut être identifié et suivi comme tel. En effet, la notion même de style pose un problème aux médiévistes. Les lettrés du Moyen Âge pouvaient parler de style pour caractériser une manière d’écrire individuelle, dans un sens approchant de l’acception actuelle du terme. L’étude de ces styles est alors le domaine des spécialistes de la littérature. Ils parlaient bien plus souvent de style en fonction de catégories générales, renvoyant à la culture antique et tardo-antique, pour indiquer des échelles de complexité par rapport auxquelles ils se définissaient, comme le style isidorien ou cicéronien, les styles bibliques opposés des évangiles et des prophètes. Mais le terme servait aussi, et peut-être surtout aux xiiie, xive et xve siècles, à définir le langage supposé fixe employé par une institution politique, comme la Curie romaine (stylus curie romane5).
9Le langage épousait ainsi l’institution, et sa redéfinition formelle était un enjeu politique et culturel majeur auquel ont participé, pendant tout le bas Moyen Âge, la plupart des grands lettrés ayant approché ces cœurs administratifs des grandes institutions politiques qu’étaient les chancelleries. Or, entre les somptueuses créations diplomatiques encore très faiblement standardisées des chancelleries embryonnaires du Moyen Âge central, comme ces diplômes catalans de l’an 1000 étudiés par Michel Zimmerman6, et la fixation de nouvelles normes d’écriture liées à la double émergence du néo-classicisme latin et de l’emploi standardisé des langues vulgaires qui caractérise la transition du Moyen Âge à la Renaissance, la première grande formalisation stylistique du langage politique, au moment de la naissance de structures d’encadrement politiques complexes liées à l’apparition de l’État prémoderne, s’est faite sous le signe d’une adaptation décisive de l’ars dictaminis à ces nouvelles exigences administratives, entre 1150 et 1350.
10L’émergence d’un langage politique accompagnant la première croissance administrative de l’État est donc en soi un phénomène fondamental de l’histoire politique, institutionnelle et culturelle du bas Moyen Âge. Mais si les études de détail sur la pratique des chancelleries, ou les études générales sur la théorie de l’ars dictaminis ne manquent pas, il n’existe pas vraiment, à ma connaissance, de synthèse proposant à partir d’une problématique précise une tentative de comprendre la dynamique de formation et de diffusion de cette première grande formalisation du langage politique administratif à l’échelle de l’Europe du xiiie et du xive siècle. Or, la variante de cet ensemble stylistique correspondant aux Lettres de Pierre de la Vigne est précisément l’instrument idéal pour étudier cette dynamique à partir d’un cas d’espèce à la fois délimitable, et étroitement associé à l’ensemble de cette dynamique.
11Il s’agit en effet d’un style issu de l’ensemble de la tradition de l’ars dictaminis des générations précédentes, directement lié à son élaboration campanienne, bolonaise et ligérienne, et, comme on le verra, étroitement dépendant dans sa formation de l’institution la plus importante pour la création à partir de l’ars de procédés de formalisation standardisés correspondant aux nouvelles exigences étatiques : la papauté.
12Il a été créé pour les besoins d’un pouvoir politique bien particulier, le royaume de Sicile, mais à une époque où sa superposition momentanée avec la légitimité impériale le plaçait au centre des dynamiques de diffusion politique.
13Exceptionnellement individualisé par ses contemporains, caractérisé par une complexité perceptible dès le xiiie siècle, il a eu, si l’on en croit la tradition manuscrite, un impact déterminant sur l’ensemble de l’Europe pendant tout le reste du Moyen Âge, à travers son influence sur la pratique d’écriture des grandes chancelleries princières, et certainement de bien d’autres lieux d’écriture.
14Ce sont toutes ces caractéristiques qui ont donné lieu à l’inflation rhétorique à propos du style de Pierre de la Vigne dont Kantorowicz est un des premiers responsables. Il ne s’agit pas de succomber ici à la même exaltation. Étant donnée l’importance de son lieu et de son moment de création, et l’ampleur de la diffusion manuscrite de la somme, le style des Lettres de Pierre de la Vigne a certainement occupé une place déterminante dans la redéfinition générale du langage politique qui s’opéra avec le perfectionnement des premières machineries administratives complexes en Europe entre 1220 et 1400.
15Lui donner la première place dans ce mouvement d’ensemble serait toutefois quelque peu abusif, le premier rôle à cet égard ayant probablement été joué par la chancellerie pontificale, qui a vu la rédaction dans la seconde moitié du xiiie siècle d’un ensemble de sommes regroupant une documentation qualitativement comparable et quantitativement supérieure aux Lettres de Pierre de la Vigne. Pourtant, ce n’est pas sans raisons que Kantorowicz est revenu à intervalles répétés dans son œuvre sur la question de la place des Lettres dans la formation du langage politique médiéval. Son origine impériale donne à cet ensemble textuel une aura particulière dans la masse des collections épistolaires du xiiie siècle. Elle la distingue de ses équivalents d’origine papale, et la place dans un rapport spécial, éminent, avec la symbolique monarchique et le droit. Ces caractéristiques hors norme invitent à ne pas radicaliser la nécessaire déflation du discours kantorowiczien sur Pierre de la Vigne. Fortement inscrite dans les courants de l’ars dictaminis pratiquée de son temps, dominés par la papauté, la somme des Lettres de Pierre de la Vigne n’en est pas moins, à sa manière, unique par son origine et certaines de ses caractéristiques.
16Cette originalité a des conséquences directes pour la recherche. L’étude de la dynamique stylistique particulière du style impérial de la chancellerie sicilienne de Frédéric II permet d’individualiser un courant particulier de dimension raisonnable dans la masse mouvante des écrits politiques des xiiie et xive siècles, d’envisager ce problème de la création d’un nouveau langage politique a priori trop vaste pour une recherche isolée à partir d’une perspective contrôlable.
17En s’aidant d’une métaphore, on peut dire que les sources reflétant les procédés d’écriture politique des trois derniers siècles du Moyen Âge forment un lac immense dont les courants contradictoires ne peuvent pas être appréhendés d’un seul regard. En faisant apparaître dans cette masse un courant particulier à l’aide d’un colorant chimique, en un point stratégique, on donnera une idée précise du mouvement d’ensemble qui ne se limite ni à une considération trop générale, ni à l’exploration d’un recoin du lac. Reste à savoir si le colorant sera assez puissant pour que l’expérience donne les résultats espérés...
3. Conditions de l’enquête. La correction de l’analyse philologique par la reconstitution sociale
18Par chance, ce courant a déjà été balisé. Son étude peut s’appuyer sur une série de travaux de qualité en rapport avec le règne de Frédéric II.
19En effet, le contenu politique, et un certain nombre des implications culturelles des manifestes de Frédéric II écrits dans ce style ont été abondamment et souvent brillamment analysés par des générations d’historiens, un père fondateur français, Huillard-Bréholles, puis et surtout des historiens de tradition allemande comme Kantorowicz, Vehse, Wieruszowski, et plus récemment Theo Kölzer ou Wolfgang Stürner. L’histoire de la chancellerie de Frédéric II qui les a produits, et de certains de ses procédés de formalisation, a été jadis ébauchée par Ladner, et surtout Hans Martin Schaller, et son étude est actuellement reprise par des chercheurs italiens, tout particulièrement Cristina Carbonetti-Venditelli et Fulvio Delle Donne.
20Enfin, l’histoire de la tradition manuscrite particulièrement complexe de la somme des Lettres de Pierre de la Vigne a été balisée par les savantes recherches du regretté Hans Martin Schaller, qu’il a couronnées par la parution d’un récent catalogue des manuscrits de cette collection. En revanche, après deux articles fondateurs de Kantorowicz concernant l’Angleterre7, aucun travail digne de ce nom n’a véritablement été fait sur la postérité des Lettres, et leur relation avec les théories rhétoriques en général, l’étude de l’ars dictaminis en particulier, n’ont été qu’effleurées par les spécialistes de l’ars dictaminis.
21Il reste donc un large espace pour mener une enquête sur les techniques de formalisation de documents dont le contenu a été bien étudié et le lieu institutionnel de production – la chancellerie de Sicile sous Frédéric II et ses successeurs directs – est relativement bien connu, mais dont les rapports avec les théories rhétoriques contemporaines doivent être précisés, la diffusion et la réutilisation explorées.
22Si les bases de départ de cette étude sont assurées, elle pose en revanche un certain nombre de problèmes méthodologiques, caractéristiques de la reconstitution des pratiques de communication au Moyen Âge, et largement liés à un défaut d’interdisciplinarité.
23Le premier problème tient à la persistance d’un fossé toujours perceptible né d’une absence de coordination satisfaisante entre les historiens généralistes et les spécialistes de l’ars dictaminis. Il est bien souvent implicitement entendu que l’étude de la rhétorique politique médiévale doit d’abord être celle de ses maîtres, les grands professeurs des universités bolonaises ou des studia ligériens, et de leurs travaux théoriques. Même si beaucoup reste encore à faire, les théories rhétoriques développées en France et en Italie aux xiie et xiiie siècles, le rôle des grands théoriciens italiens du premier xiiie siècle, Boncompagno, Bene de Florence, Guido Faba, tendent maintenant à être remis à leur juste place dans le panorama de la culture médiévale.
24Mais un travail de réflexion sur la liaison entre les théories et les pratiques de la rhétorique politique médiévale formalisée selon les procédés de l’ars dictaminis équivalent au travail d’exploration réalisé depuis deux générations pour d’autres formes de communication, comme le sermon, n’a été que partiellement fait. Le plus souvent, les historiens se contentent d’enregistrer la présence concomitante d’un enseignement rhétorique hautement sophistiqué et d’un langage politique complexe sans s’interroger sur les rapports exacts entretenus entre ces deux versants de la culture rhétorique médiévale.
25La formalisation rhétorique du discours politique des grandes chancelleries correspondait-elle à l’enseignement théorique des écoles ? Quelle part de la culture des clercs passait dans le langage politique ? Quels étaient les procédés utilisés pour équilibrer une nécessaire standardisation des formes du langage avec l’inventivité rhétorique ? Quelle était la relation exacte entre la pratique de l’ornementation stylistique et la symbolique du pouvoir qu’elle reflétait ? Que représentait concrètement la liaison sans cesse proclamée entre le droit et la rhétorique dans la rédaction des documents ? Et au nom de quoi un manifeste politique était-il jugé d’un style obscur, ou au contraire promu au rang de modèle, si tant est que son obscurité fût ressentie comme un obstacle à cette promotion ? Quel était le degré de compréhension de ceux qui lisaient ces textes, et de ceux qui les recopiaient et les réutilisaient ? En un mot, quelles étaient les conditions historiques de création, de réception et d’utilisation de ces textes dont la complexité formelle relève pour nous du domaine de l’analyse littéraire ?
26Ce sont là des questions que la plupart des historiens ne se posent pas vraiment, parce qu’ils considèrent généralement que les problèmes d’analyse du langage concernent avant tout les littéraires ou les philologues, théoriquement mieux outillés pour affronter des problèmes formels de ce type. Mais les spécialistes de l’ars dictaminis de formation littéraire, eux, ont généralement tendance à privilégier l’étude des théories, parce qu’ils considèrent que la tradition des lettres politiques du xiiie siècle ne relève pas vraiment de leur champ de compétence.
27Or la formalisation des lettres politiques à l’époque de Frédéric II renvoie à un stade de l’histoire culturelle européenne où la distinction entre écrit littéraire et politique est largement inopérante. Il importe donc, tout en conservant à la recherche un caractère historique affirmé, de poser les bases d’une enquête interdisciplinaire qui comble le fossé entre les études concernant la théorie de l’ars dictaminis et l’analyse des pratiques concrètes d’écriture politique médiévales exemplifiées par le « filon particulier » des Lettres de Pierre de la Vigne.
28Au-delà du désir d’en savoir plus sur ces mécanismes de création du langage politique médiéval à travers l’analyse d’une de ses créations les plus emblématiques, le postulat méthodologique qui a guidé la présente recherche est précisément que le passage de la théorie à la pratique de l’ars dictaminis recouvre un ensemble de problèmes dont la non-résolution est liée à une série d’erreurs de perspective des historiens. Elles sont peut-être dues à un certain manque d’imagination, plus sûrement à l’omission inconsciente d’une ou deux étapes fondamentales dans la production et la circulation de ces documents. Il est probable que les causes de ces erreurs pressenties se résument à un effet de trompe-l’œil provoqué par une application trop rapide de nos idées concernant la culture linguistique et rhétorique des notaires de chancellerie à leur production. La recherche historique aurait péché par omission ou manque de compréhension d’une des étapes du travail qui permettait aux notaires de forger pour leurs maîtres des écrits politiques formalisés dans ce langage complexe tenant pour nous à la fois de l’écrit administratif ou politique et du document littéraire.
29Cette sensation d’un manque ou d’une omission – sensation peut-être purement personnelle, ou liée à des incompréhensions personnelles – m’a conduit à imaginer un dispositif d’enquête original pour éviter l’enfermement dans un des champs disciplinaires à partir desquels il est traditionnel d’envisager les productions de la chancellerie de Frédéric II (histoire de la rhétorique, diplomatique, histoire des chancelleries, de la communication, des pratiques littéraires, histoire politique, histoire sociale du notariat, histoire du droit).
30Il fallait échapper à l’unilatéralisme caractérisant généralement ces recherches en réalisant un équilibre entre l’histoire des idées rhétoriques et des pratiques « littéraires » sous-jacentes à la rédaction de ces documents, trop souvent déconnectée de l’histoire sociale, et une histoire socio-institutionnelle du monde des chancelleries qui s’arrête généralement à la description des mécanismes administratifs et des carrières individuelles. Mais il fallait le faire en gardant assez de souplesse pour ne pas perdre le contact avec les sources auxiliaires précieuses que sont la littérature des traités rhétoriques, les chroniques contemporaines et postérieures, et en imaginant une articulation plausible avec les différentes chancelleries susceptibles d’avoir réutilisé les Lettres.
31C’est comme toujours l’approfondissement du contact avec les sources qui a livré le fil d’Ariane. Au fur et à mesure de la familiarisation avec la tradition complexe des Lettres s’est imposée la nécessité de conformer le cours de l’enquête à la forme même prise par la transmission manuscrite de la source principale : la somme des Lettres de Pierre de la Vigne. En effet, cette somme, créée dans la seconde moitié du xiiie siècle, n’est pas le simple reflet d’un registre de chancellerie de Frédéric II, ni une création personnelle de Pierre de la Vigne, mais le résultat d’une opération complexe et progressive de sélection documentaire qui la place au centre chronologique de l’histoire de ce style, à équidistance (1250-1300) entre la rédaction initiale des plus anciennes de ses lettres dans la chancellerie de Frédéric II (entre 1220 et 1250), et leur diffusion maximale sous cette forme réorganisée à travers l’Europe (1300-1380). Les problèmes liés à la création de cette somme renvoient par ailleurs à l’histoire sociale d’un petit groupe de notaires, héritiers directs de la chancellerie de Frédéric II, qui ont laissé une documentation épistolaire personnelle de qualité exceptionnelle, mélangée dans les manuscrits à ces lettres politiques dont ils étaient les dépositaires.
32Cette poignée d’individus, par une série de hasards liés à la dynamique sociale de la chancellerie des derniers souverains souabes de Sicile, s’est trouvée en mesure de recueillir l’héritage stylistique de la chancellerie de Pierre de la Vigne et de ses collègues, et de s’en servir pour monnayer ses services à travers l’Europe, commençant ainsi la diffusion de ce style politique. Cas exceptionnel dans l’histoire des pratiques d’écriture médiévales, la reconstitution de la transmission manuscrite des Lettres, à travers leur métamorphose de documents isolés en instrument de travail professionnel, peut se doubler d’une reconstitution de la transmission personnelle de ce savoir au sein d’un milieu particulier de notaires italiens, puis européens.
33Bien sûr, la documentation sur les six générations de notaires qui concernent principalement cette étude (1200-1400) est souvent parcellaire, et il faut parfois combler par des hypothèses croisées tel ou tel vide dans la reconstitution de cette double filiation manuscrite et sociale. Mais, dans l’ensemble, les deux plans se superposent avec une exactitude suffisante pour que l’histoire des Lettres de Pierre de la Vigne puisse bien être l’histoire sociale d’un style. Et c’est cette possibilité d’entrecroiser l’enquête manuscrite et l’enquête sociale qui permet de donner au tissu de cette histoire une solidité suffisante pour résister aux tensions caractérisant ordinairement la reconstitution des chaînes de transmission d’objets culturels, pour en faire un véritable objet, non d’érudition philologique ou d’exégèse littéraire, mais d’histoire.
4. Les étapes d’une exploration
34Le parcours retenu s’organise de part et d’autre du centre de perspective qu’est l’acte de création de la somme des Lettres. Les trois premières parties constituent un premier livre qui envisage l’histoire des Lettres en amont de la collection constituée, à travers l’étude de la formation de la collection, des techniques de composition des lettres qui la composent, et des conditions sociales de leur production (Premier livre. Les voies de la création). Les deux dernières parties envisagent la réception et la réutilisation des lettres constituant la somme dans la société médiévale, à l’époque de leur rédaction initiale comme documents de propagande, puis de l’utilisation de la collection en chancellerie aux xive et xve siècles (Second livre. Les voies de la réception).
35La forme de l’enquête est d’abord prédéterminée par celle, mouvante, de la collection des Lettres, elle-même conditionnée par une succession d’opérations s’étalant de la rédaction initiale des documents (majoritairement entre 1237 et 1254) jusqu’à l’apparition tardive de la somme classique, et conditionnant les réutilisations ultérieures. Il est donc impossible de faire l’économie d’une première partie introductive analysant tout d’abord les médiatisations multiples séparant l’historien de la forme la plus répandue de conservation des Lettres de Pierre de la Vigne, et leurs liens complexes avec les ensembles documentaires auxquels elles sont associées dans la tradition manuscrite, et qui la relient dans une première approximation à l’ensemble de l’ars dictaminis.
36Une présentation détaillée du contenu de la collection classique et des autres types de collections donnera ensuite une première idée des métamorphoses subies par le matériel originel de cette somme, mettant sur la piste des conditions complexes de sa formation, pour lesquelles seront proposées de nouvelles hypothèses à partir des travaux de Hans Martin Schaller. À l’issue de cette première partie, le lecteur sera à même de comprendre précisément la relation entretenue par une somme surdéterminée par son contexte de formation avec le milieu social dont l’histoire sur trois générations a conditionné son apparition (I. Origine, forme et fonction d’une summa dictaminis).
37À partir de cette base, la seconde partie précisera les conditions de création des Lettres en s’attachant à présenter dans la perspective des théories rhétoriques contemporaines l’ensemble des techniques utilisées dans la composition des documents regroupés dans la collection classique.
38On envisagera d’abord leur relation générale avec l’enseignement et la pratique rhétorique contemporaine, puis leur relation de détail avec les techniques de l’ars dictaminis. La mise en évidence de contradictions entre la théorie des artes et la pratique rhétorique des notaires impériaux et des liens entre la rhétorique de la chancellerie de Frédéric II et les autres branches du savoir médiéval débouchera sur une série d’hypothèses concernant les rapports entre certaines particularités stylistiques développées par les notaires et l’idéologie impériale (II. La création des Lettres : les techniques).
39Après cette mise au point des conditions philologiques et littéraires de l’enquête, il deviendra possible d’entamer l’étude de la dynamique sociale de création des Lettres proprement dite.
40Une présentation de la structure sociale et du fonctionnement de la chancellerie de Frédéric II permettra d’abord de préciser les liens complexes unissant les deux premières générations des notaires de la chancellerie sicilienne, qui vit sous Frédéric II la formation progressive d’un milieu fortement structuré, doté d’une véritable idéologie professionnelle, mais aussi déchiré par des tensions internes.
41À l’exposition des dynamiques d’ensemble de ce milieu, succèdera une mise en valeur des dynamiques individuelles qui mènera de la génération des pères fondateurs du style aulique des Lettres jusqu’aux premières étapes de leurs diffusion, à travers les grands bouleversements de la seconde moitié du xiiie siècle. Les destins symétriques de notaires pro-souabes et pro-angevins exportant leurs savoirs en fonction des champs de forces politiques européens introduiront enfin à la dynamique sociale de réception des Lettres (III. L’école campanienne d’ars dictaminis comme milieu social : origines, carrières et idées des rédacteurs, compilateurs et premiers diffuseurs des Lettres vers 1190-vers 1290).
42Il sera alors temps d’inscrire les Lettres dans un contexte social plus vaste, en passant sur le versant de leur réception à l’échelle européenne. On envisagera tout d’abord les rapports formels entretenus par la rhétorique des Lettres avec d’autres formes de communication (questio, sermon) au sein même de la cour impériale. Les témoignages des chroniques contemporaines permettront ensuite de préciser les conditions de leur réception dans l’Europe de Frédéric II à travers les liens entretenus par les lettres encore isolées à l’époque de leur rédaction initiale avec d’autres formes de communication politique contemporaine, la chanson, la prophétie, le sermon.
43L’analyse se concentrera ensuite sur les indices concernant les limites de leur compréhension linguistique, par un retour vers les manuscrits de la somme dans ses premières étapes de diffusion. Une présentation des symptômes de dégradation textuelle des lettres contenues dans la somme permettra de revenir sur la question de l’obscurité des Lettres non plus au niveau des techniques de création, mais dans la transmission même des sommes à l’orée du xive siècle (IV. Les textes des Lettres dans l’ensemble des formes de communication politique au xiiie siècle : circulations, transpositions et déformations).
44La dernière partie s’appuiera sur la dynamique ainsi dégagée pour proposer une recherche sur la réutilisation des Lettres constituées en somme en Europe de ses premières attestations (vers 1280) jusqu’à sa raréfaction progressive au xve siècle.
45Après une présentation méthodologique des techniques mises en œuvre pour contourner les difficultés posées par cette recherche, l’enquête se ramifiera en quatre sections française, anglaise, germanique et italienne pour présenter dans une optique comparatiste les différentes modalités d’utilisation de la somme.
46Une brève présentation de terrains plus partiellement explorés, l’Europe de l’Est et la péninsule ibérique, achèvera ce long périple dans lequel le lecteur devra s’armer de courage. Pour cette enquête d’un genre nouveau, on a dû multiplier les analyses de détail, afin de donner la possibilité d’un contrôle scientifique précis.
47À la fin de cette ultime section, toutefois, se dégageront les éléments d’une synthèse originale renouvelant notre vision du langage administratif et politique de l’Europe tardo-médiévale. D’autre part, le nombre de trajectoires individuelles ou groupées de notaires d’origine, de milieu et de carrière variés mises en rapport avec cette exploitation des Lettres aura permis à ce travail de garder jusqu’au bout son cap annoncé : celui d’une histoire stylistique qui serait aussi une histoire sociale (V. Les Lettres de Pierre de la Vigne, matrice stylistique et juridique du Moyen Âge tardif ; enquête sur la diffusion d’un style et ses limites. xive-xve siècle).
48Cette enquête sur l’histoire sociale d’un style pourra alors se refermer. Les théories stylistiques à l’origine de la rédaction des Lettres exposées dans la troisième partie seront passées dans la pratique par l’imitation de la somme, qui sera à son tour devenue un objet de réflexion théorique. Les formes administratives influencées par les Lettres auront à leur tour influencé d’autres formes, intégrant peu à peu cet apport stylistique dans la culture moyenne de l’écrit médiéval. Le milieu des notaires créateurs et transmetteurs des documents pourra retourner à l’anonymat et la « forme » des lettres entamer son histoire moderne, en se confondant à son tour avec un reflet de l’histoire de Frédéric II.
49Il aura certes fallu au lecteur beaucoup de patience pour suivre de bout en bout une histoire qui s’attache avant tout à démêler les conditions de création et de transmission formelle d’un style, en se dérobant systématiquement au moment de donner tout leur sens aux documents analysés, une histoire qui s’acharne à poser des questions d’apparence tortue sur un courant de ce qui peut parfois apparaître comme la grisaille monotone de la rhétorique politique médiévale, une histoire qui retourne en tout sens un objet d’études évanescent.
50Mais en contrepartie, à l’image des Lettres, et à la suite des notaires, il sera transporté de la cour de Frédéric II à celles de Charles IV de Bohème, de Majorque et Londres à Prague et Cracovie, de Paris et Avignon à Florence, Padoue et Bologne. Et derrière les souverains célèbres, un Manfred, un Édouard III, un Louis de Bavière, ce sont parfois de grandes figures de l’histoire culturelle du Moyen Âge qui formeront une ronde inattendue dans cette histoire sociale des Lettres. Le spécialiste du droit, de la diplomatique, du latin médiéval, de la culture de l’une ou l’autre des régions concernées, pourra sans doute trouver à redire sur tel ou tel point. Mais les passerelles jetées entre ces différents domaines compenseront peut-être le caractère parfois trop rapide de ce qui a aussi été une sorte d’exploration des voies de traverse entre différents champs disciplinaires et géographiques d’ordinaire séparés.
51Le véritable pari de l’enquête n’aura toutefois été tenu que si, la dernière page tournée, l’impression se dégage qu’un certain nombre de problèmes concernant les conditions pratiques de création du langage politique en usage dans la plupart des chancelleries européennes aux xiiie et xive siècles ont été clarifiés ; si le lien entre le milieu social des notaires, leur culture et leur travail a été précisé ; enfin, si certains enseignements méthodologiques peuvent être dégagés. Il aura alors servi à quelque chose, à la suite de Dante arrachant ses rameaux dans l’Enfer, de forcer Pierre de la Vigne à parler.
Notes de bas de page
1 Kantorowicz 1987 (trad. de Kantorowicz 1927), p. 277-278.
2 Sur le contexte intellectuel de la création du Frédéric II d’E. Kantorowicz, cf. les contributions rassemblées dans Benson-Fried 1997.
3 Sur la vie et la mort de Pierre de la Vigne, cf. la référence datée mais encore incontournable de Huillard-Bréholles 1865, à compléter par Delle Donne 1998 (qui présente de nouveaux éléments sur sa famille d’origine) et Schaller 2005, avec bibliographie extensive. Une grande partie de la littérature secondaire sur Pierre de la Vigne consiste néanmoins en analyses de caractère littéraire sur le passage de l’Enfer où Dante le fait parler. Pour ces nombreuses et inégales productions, et leur rapport avec la tradition des Lettres de Pierre de la Vigne, cf. infra, cinquième partie p. 823-830.
4 Comme Henri Bresc me le fait remarquer, la dialectique de Kantorowicz ne doit pas nécessairement être réduite dans ce contexte à un simple tour de passe-passe rhétorique. Elle correspond à une technique de raisonnement hegelienne qui imprégnait profondément le jeune Kantorowicz et sa génération. Dans cette optique, Pierre de la Vigne réalise le dépassement dialectique des styles qui le nourrissent, en opérant la synthèse. Il permet ainsi l’apparition d’un style nouveau.
5 Sur ce problème d’analyse du concept de style à l’époque médiévale et ses interférences avec les définitions modernes, cf. Grévin 2005 a.
6 Cf. Zimmerman 2003.
7 Kantorowicz 1937 et 1957.
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