Introduction à la deuxième partie
p. 400-404
Texte intégral
« Quella Roma onde Cristo è romano ».
Dante, La Divine Comédie. Purgatoire, chant XXXII, 1021.
1Sous le regard et dans la vision d’un grand nombre de catholiques, l’Italie avait réduit « le Pontife, le Souverain, le Père commun des fidèles en larmes », au cœur même « du Catholicisme, du siège du Pontife, Maître suprême de la Vérité, dans cette Rome où des milliers de martyrs versèrent leur sang pour la foi de Jésus-Christ »2. Le motif de la persécution était interprété comme l’exacte antithèse de la souveraineté, dans un mouvement allant du trône vers la Croix3. Par l’affirmation de positions intransigeantes, Pie IX confirma à partir de 1870 son statut de figure négative du Risorgimento, déjà nettement esquissé après l’allocution d’avril 18484 ; il était désormais établi que l’unité italienne s’était historiquement réalisée sans lui et contre lui5. À ce moment historique de 1870 correspond un moment historiographique qui, pour reconnaître le caractère brutal de la dernière phase de l’unification, considère cette dernière, pour le déplorer ou s’en réjouir, comme le fruit logique d’une évolution déjà longue6. Pour Anatole Leroy-Beaulieu, la disparition de l’État pontifical n’était « que le dernier terme d’une évolution sociale plusieurs fois séculaire, qu’un cas particulier d’une loi générale inflexiblement appliquée à toute l’Europe, à Cologne et à Liège comme à Avignon »7. Gregorovius nota le 23 septembre 1870 qu’« en d’autres circonstances, l’événement aurait bouleversé le monde » mais qu’il s’agissait seulement cette fois « d’un épisode mineur du grand drame planétaire »8. Les observateurs catholiques s’engagèrent dans la voie tracée par Pie IX lui-même, qui évoqua, dans un discours du 22 décembre 1872, le « fatale » 20 septembre9. Cette fatalité était à mesurer à l’aune d’une lecture providentielle des événements. E. Cecconi rapporte que le pape distinguait trois périodes articulées autour de la réunion du concile du Vatican : la période antérieure, qu’il appelait « le temps de Satan », la période du concile lui-même (« époque de l’homme ») et enfin, marquée par la définition de l’infaillibilité à la fin du concile, « l’ère de l’Esprit-Saint »10. Ces résonances joachimites se situaient à contre-courant des conceptions libérales et unitaires, lesquelles tenaient la date de 1870 pour celle de l’écroulement du Moyen Âge qui ouvrait « l’ère moderne resplendissante sur les ruines de la théocratie »11.
2Dans le même temps, la nouvelle condition faite à la papauté conduisait sans paradoxe à son identification, plus prononcée encore, à la ville perdue de Rome12. Gregorovius soutint que Rome, devenue seulement la capitale des Italiens, avait perdu son air de République mondiale. La Curie subit de plein fouet ce phénomène de banalisation de la capitale du monde catholique ; elle ressentit le choc inexprimable de « voir Rome reléguée au rang de capitale du royaume italien, Rome, qui depuis mille cinq cents ans était la cité cosmopolite et le centre moral du monde, de la voir devenue le lieu de résidence d’une cour royale, à l’instar de toutes les autres capitales »13. Le caractère inacceptable d’une telle transformation14, qui équivalait pour les milieux ecclésiastiques romains à une profanation15, peut faire comprendre l’accusation, portée par la Curie, d’une disqualification de la question du pouvoir temporel de la part des autorités italiennes ; la papauté ne pouvait admettre qu’un fait « à ce point exorbitant ait ainsi réduit une question éminemment internationale et de portée universelle à un problème purement administratif et interne à l’ordre italien »16. La restriction opérée par l’Italie dans le traitement du problème conduisait, selon le gouvernement pontifical, à négliger le fait que la privation du pouvoir temporel postulait à terme la disparition des missions catholiques, la cessation des aides nécessaires au financement des actions universelles de la papauté, « ôtant ainsi au chef de l’Église un moyen particulièrement efficace de propagation de la foi et d’administration universelle de l’Église »17. En cela précisément, la papauté pouvait cesser de se considérer comme indépendante : les entraves posées à son action concernaient autant la péninsule italienne que la scène internationale. Au sens plénier de l’expression, Rome était une nouvelle fois sans Rome.
Notes de bas de page
2 Circulaire du cardinal secrétaire d’État aux nonces, 24 janvier 1871, dans ASV. Segr. Stato, 1871, r. 165, fasc. 1, f. 5r-6r, extraits cités f. 5v. La circulaire faisait suite aux manifestations anticléricales qui s’étaient produites la veille à Rome.
3 Ainsi ce qu’écrit H. de l’Épinois en 1865 : « Depuis dix-huit siècles, depuis le jour où le pêcheur du lac de Genézareth vint, conduit par une main divine, se reposer au pied de la colline de l’Esquilin, les chefs de l’Église, les papes, n’ont pas connu d’autre alternative que la persécution ou la souveraineté, le trône ou la croix » (Le gouvernement des papes et les révolutions dans les États de l’Église, d’après les documents authentiques extraits des Archives secrètes du Vatican et autres sources italiennes, Paris, 1865, p. 483). Pour l’auteur (anonyme) du recueil Leone XIII e il potere temporale dei papi (cit.), c’est là « il gran dilemma, che Pio IX proferì sino dal 1848 : il Papa in Roma o Sovrano o Prigioniero » (p. 8). Voir aussi la brochure rédigée par G. da Mistreta, Il papa o sul trono o su la croce. Riflessioni filosofiche istorico teologiche, Rome, 1860. Pour D. Massè, l’itinéraire de Pie IX fut « une véritable via crucis » (Pio IX e il gran tradimento del’48, op. cit.). Mgr Gaume reconnaissait déjà qu’« à notre époque de dénigrement et d’indépendance, il est pour le pèlerin de Rome un devoir impérieux, c’est de faire connaître la royauté pontificale dans son double caractère de majesté divine et de bonté paternelle. [...] Ainsi, père et roi, roi parce qu’il est père, voilà Grégoire XVI, voilà le pape. Telle est la royauté du Vatican, telle fut celle du Calvaire » (Les trois Rome. Journal d’un voyage en Italie, Paris, s. d., II, p. 149-150, passage daté du 12 janvier 1842).
4 Cf. supra, p.87 et s.
5 B. Labanca (Il papato. Sua origine, sue lotte e evicende, suo avvenire. Studio storico-scientifico, Turin, 1905) développe – un quart de siècle après les événements de 1870 – l’idée que les papes auraient usurpé un rôle politique et souverain, destructeur de leur mission religieuse, funeste à la chrétienté et tout particulièrement à l’Italie. Un compte-rendu de cet ouvrage stigmatisait « la bibliographie incomplète et fantastique » précédant l’exposé, jugée « particulièrement symptômatique du procédé de travail » (Revue d’histoire ecclésiastique, 7, 1906, p. 220-221).
6 Voir sur cette question G. Martina, « La storiografia non italiana intorno a Pio IX », Rassegna storica toscana, 26, 1980, p. 5-33 et du même, « La questione di Roma nell’opinione degli storici cattolici negli ultimi cento anni », dans Grandi problemi della storiografia del Risorgimento. Atti del XLVIII Congresso di storia del Risorgimento italiano, Mantova 26-29 novembre 1976, Rome, 1978, p. 111-181. Pour G. Battelli, « l’anno considerato [1870] assista a una divaricazione tra significato simbolico e reale peso storico, per rimanere una tappa seppur importante di processi dall’origine lontana che subirono una sensibile accelerazione a metà secolo, attorno a uno spartiacque forse più decisivo del 1870 : il 1848 » (« Santa Sede e vescovi... », art. cit., p. 809).
7 A. Leroy-Beaulieu, Un empereur, un roi, un pape, Paris, 1879, p. 211. Donnant des événements une interprétation plus politique, le journaliste français Colleville se disait convaincu de ce que « en Italie, quand on aura renversé la chaire de Pierre, on s’en prendra naturellement au trône vermoulu [de la Monarchie] » (Aventino [pseud.], Le gouvernement de Pie X. Concentration et défense catholique, Paris, 1911, p. 57).
8 Gregorovius, Römische Tagebücher 1852-1889, éd. H.-W. Kruft et M. Völkel, Munich, 1991, p. 293. Voir les témoignages recueillis par G. Talamo dans son article « Gli ‘Antiromani’ nel Risorgimento », dans M. Herling et M. Reale (éd.), Storia, filosofia e letteratura. Scritti in onore di Gennaro Sasso, Naples, 1999, p. 603-615. Dans son essai intitulé Italia. Nazione difficile. Contributo alla storia politica e culturale dell’Italia unita (Florence, 1994), G. Galasso propose de distinguer le moment d’aboutissement du Risorgimento en tant que mouvement politique d’unification, qu’il fixe en 1870, avec le rattachement de Rome à l’Italie, de celui de la naissance de l’État italien issu de ce mouvement, ouvrant à partir de 1861 une phase de construction institutionnelle et de rééquilibrage des forces politiques (cf. p. 59-60). Sur cet argument, issu du débat autour de la périodisation de B. Croce, voir G. Galasso, Croce e lo spirito del suo tempo, Milan, 1990, p. 377-378.
9 G. Bandini le présente également comme « l’epilogo fatale degli eventi del 1860 » (« Roma nel 1860... », art. cit., p. 3).
10 Histoire du concile du Vatican..., op. cit., II, p. 505.
11 « L’ora solenne », dans La Riforma, 3 octobre 1870.
12 Comme l’écrit J. Gaudemet, « la longue prison que la papauté s’est imposée au lendemain de la prise de Rome en 1870 nous a habitué à lier étroitement la personne du souverain pontife à la Cité vaticane » (« Ubi papa, ibi Roma », art. cit., p. 70).
13 E. Masi, Nell’Ottocento..., op. cit., p. 319. Voir aussi G. Spadolini, Le due Rome. Chiesa e Stato fra ’800 e ’900, Florence, 31975.
14 En 1886, L. Pompili Olivieri concluait son ouvrage sur l’histoire du Sénat romain par cette réflexion lapidaire : « Così fu impiantata la nuova amministrazione municipale di Roma per la quale il popolo romano perdette le sue secolari e gloriose istituzioni, e l’antico Senato Romano scomparve dinanzi alle leggi che pareggiano Roma sotto questo aspetto al più infimo comune d’Italia » (Il Senato romano nelle sette epoche di svariato governo... dall’anno 1473 fino al 1870, Rome, III, 1886, p. 385).
15 La circulaire aux membres du corps diplomatique, rédigée par Antonelli le jour même des événements, évoqua « l’indegno e sacrilegio spoglio » commis par les troupes de Victor-Emmanuel (ASV. Segr. Stato, 1870, rubr. 165, fasc. 8, f. 65r). Dans sa lettre pastorale du 27 novembre 1870, Mgr Dupanloup décrivait « le Souverain Pontife, délaissé, insulté, dépouillé, par une invasion sacrilège, de l’antique patrimoine de saint Pierre, et captif dans sa propre demeure » (copie de la lettre dans ASV. Spoglio Antonelli, b. 1).
16 ASV. Segr. Stato, 1871, r. 165, fasc. 1, f. 47r-48r, ici f. 47v.
17 Circulaire aux nonces, 2 août 1871, dans ASV. Segr. Stato, 1871, r. 165, fasc. 1, f. 46v. Une autre circulaire, datée du 15 novembre de la même année, à la veille de la discussion devant le Parlement italien de la loi sur la suppression des ordres religieux, reprenait cet argument : « Di fronte a questo fatto inqualificabile, la coscienza dei cattolici pur essa si commuove, e chiede che siano risparati i mali immensi che ne saranno per derivare alla Religione, alla propagazione della fede nel mondo, ed all’amministrazione della Chiesa spessa sulla superficie della Terra » (idem, f. 51r-v).
Notes de fin
1 Dante, Tutte le opere, éd. I. Borzi, Rome, 21997, p. 425.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
De la « Cité de Dieu » au « Palais du Pape »
Les résidences pontificales dans la seconde moitié du XIIIe siècle (1254-1304)
Pierre-Yves Le Pogam
2005
L’« Incastellamento » en Italie centrale
Pouvoirs, territoire et peuplement dans la vallée du Turano au Moyen Âge
Étienne Hubert
2002
La Circulation des biens à Venise
Stratégies patrimoniales et marché immobilier (1600-1750)
Jean-François Chauvard
2005
La Curie romaine de Pie IX à Pie X
Le gouvernement central de l’Église et la fin des États pontificaux
François Jankowiak
2007
Rhétorique du pouvoir médiéval
Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècles)
Benoît Grévin
2008
Les régimes de santé au Moyen Âge
Naissance et diffusion d’une écriture médicale en Italie et en France (XIIIe- XVe siècle)
Marilyn Nicoud
2007
Rome, ville technique (1870-1925)
Une modernisation conflictuelle de l’espace urbain
Denis Bocquet
2007