Introduction
L’évolution des hiérarchies sociales dans les campagnes florentines des XIIe et XIIIe siècles
p. 1-6
Texte intégral
1En août 1221, dans la chaleur de l’été toscan, quelques personnes s’étaient assemblées devant le banc du notaire Monaldo qui exerçait ce jour-là sur le marché de Figline1. Il s’agissait, pour le notaire, d’une affaire relativement courante : la vente d’un serf, de son habitation et de quelques pièces de terre. Ceux qui entouraient le notaire – un clerc et un petit aristocrate accompagnés de quelques-uns de leurs amis et obligés, témoins et garants de la validité de l’acte – appartenaient à un milieu de rentiers2. L’objet même de cette vente, un dénommé Januzzo, n’assistait pas en personne à la transaction qui le faisait changer de maître. C’était désormais à l’un de ses voisins, le prieur Barone de la petite église de San Miniato, qu’il devrait verser son loyer, en conservant pour sa part la maison, adossée à la muraille d’un petit village et les six parcelles qu’il avait jusqu’alors tenues des fils de Griffolo da Lucignano. Rédigé du point de vue des détenteurs d’un pouvoir pesant sur les personnes et la terre, l’acte respectait formellement une hiérarchie passant du seigneur à son homme. Pour les seigneurs, il était en effet normal de vendre, échanger et engager les homines comme on le faisait d’autres objets3. À la fin du XIIe siècle, le pouvoir seigneurial, qui était le principal instrument de la domination aristocratique, avait acquis un rôle central dans l’organisation des sociétés locales et en imprégnait tous les pans4. Ce pouvoir ne prenait pas nécessairement corps dans une seigneurie aux contours bien définis, opposant frontalement le seigneur à une communauté paysanne clairement identifiée. Alors que de nombreux épisodes traduisent, à la fin du Moyen Âge et dans certains territoires européens, une division assez nette des sociétés rurales entre seigneurs et paysans5, autour de la Méditerranée, les siècles centraux du Moyen Âge font fréquemment apparaître une localisation extrême de pouvoirs fortement articulés aux sociabilités paysannes6. Loin de livrer une vision pyramidale des hiérarchies médiévales, ce document en révèle la complexité7. Ainsi, dans le contado florentin des XIIe-XIIIe siècles, le contrôle social exercé par les seigneurs n’était-il pas nécessairement médiatisé par des officiers8 ; il ne passait pas davantage par un milieu homogène de fermiers, mais relevait d’un nombre important d’intermédiaires évoluant, pour ainsi dire, entre seigneurs et paysans. L’une des figures clefs de la transaction citée plus haut était ainsi un dénommé Guidalotto di Guido di Griffolo, qui intervenait comme garant de la vente. Probablement apparenté aux domini locaux, il vivait au contact des coloni ; quelques années auparavant, il avait assumé la charge de recteur pour la communauté d’habitants du castello de Celle où habitait le colonus Januzzo9. S’il n’ignorait probablement rien des règles fondant la compétition aristocratique, il demeurait sans doute ancré dans une sociabilité largement organisée autour du travail agricole. Comment décrire correctement la position sociale d’un tel personnage, sans l’enfermer dans des catégories trop rigides ? S’agissait-il, en termes suggestifs, d’un « coq de village10 » dominant une communauté rurale par sa capacité économique et politique ? S’agissait-il plutôt, pour reprendre une terminologie latinisante, mais rare dans la documentation, d’un miles castri typique des communautés animant les petites places fortifiées de l’Europe méditerranéenne11 ? La couleur qu’on donne à ce personnage n’est sans doute pas la même selon les mots employés et ce n’est pas la même chose de le situer dans une gentry évoluant aux marges de l’aristocratie12 que de le définir comme un medium owner13. Il évoluait certainement dans un « groupe social intermédiaire […] entre la paysannerie d’une part, et d’autre part l’aristocratie14 » et appartenait au milieu qu’une historiographie s’est efforcée de saisir à travers l’expression d’élites rurales. C’est dans ce courant d’étude que s’inscrit cette recherche qui prend pour cadre un ensemble de territoires appartenant, aux XIIe et XIIIe siècles, à l’aire d’influence florentine.
2Le rayonnement politique, artistique et intellectuel exercé par Florence à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance – l’État territorial florentin contrôlant, en Toscane, certaines cités majeures ainsi que d’importantes agglomérations ou castelli15 – ferait aisément oublier le dynamisme de la cité dans les premiers siècles de son expansion16. Au début du XIIe siècle, Florence exerçait encore une bien faible attraction au sein du comitatus constitué des diocèses de Florence et Fiesole17. Pour Robert Davidsohn, cette période appartenait du reste à l’histoire des origines de la Commune et c’était seulement avec le XIIIe siècle – auquel il consacrait deux volumes dans la version italienne de sa monumentale histoire de Florence – que commençait véritablement l’histoire de la cité18. Si le XIIe siècle demeure associé aux dynamiques nées de la recomposition du Royaume d’Italie et de la Marche de Toscane19, le Duecento sert davantage de terminus a quo à des récits se prolongeant jusqu’au XVIe siècle20. C’est précisément à la transition entre une époque marquée par la seigneurie et ses hiérarchies et une époque organisée dans le cadre d’un nouvel État que s’intéresse ce livre. En Europe occidentale, le territoire florentin est sans doute l’un des mieux documenté pour les XIIe et XIIIe siècles, notamment grâce aux importants chartriers monastiques conservés aujourd’hui par l’Archivio di Stato de Florence, dans le fonds Diplomatico et grâce aux importantes archives du Notarile antecosimiano pour la fin de la période. Au moment de commencer cette enquête, les recherches de Maria Elena Cortese et d’Enrico Faini21 venaient de renouveler en profondeur la connaissance des aristocraties rurales et citadines des XIe-XIIIe siècles ; elles ont permis de naviguer avec plus d’aisance dans la vaste documentation du Diplomatico dont les chartes numérisées sont, quant à elles, devenues plus accessibles. Il a ainsi été possible de suivre l’évolution de sociétés d’interconnaissance en s’intéressant aux figures les plus notables qu’a fait ressortir la documentation. Le terme notable peut ici s’entendre comme adjectif autant que comme substantif, on s’est en effet efforcé de mettre en lumière les logiques qui font d’un personnage saisi dans le cadre d’une petite société locale, une figure remarquable aux yeux de l’historien et – on le suppose – aux yeux de ses contemporains. De la sorte, c’est moins le notable comme idéal-type qui est interrogé ici que la notabilité, c’est-à-dire les logiques fondant la distinction et la domination sociales au sein des populations rurales.
3Cette enquête sur les sociétés rurales porte sur l’un des territoires et sur l’une des époques les plus profondément marqués par le fait urbain22. Dès la fin du XIIe siècle, c’est-à-dire plus tard que dans de nombreuses autres cités, la petite république florentine s’attacha à soumettre et intégrer à son gouvernement les communautés évoluant à l’intérieur de son comitatus ou contado. Ce processus de métropolisation à l’échelle du comitatus florentin devait aboutir, à la fin du XIIIe siècle, à la formation d’une cité-État associant une ville et sa campagne23. Il eut d’importantes répercussions sur les territoires ruraux et contribua à la création d’une forme originale de domination citadine. À l’arrière-plan de ce livre, il importe de garder à l’esprit les interrogations que suscitent cette transformation territoriale majeure et ses conséquences à plus long terme. Aux XIVe et XVe siècles, un système de faire-valoir de la terre fonctionnant au profit d’un milieu de propriétaires citadins, la mezzadria poderale, s’était imposé dans les campagnes de Florence24. Pour Elio Conti, qui écrivait dans les années 1960, la mise en place de ce système résultait d’un profond bouleversement des structures de peuplement du contado florentin qui, d’un habitat organisé autour des villages castraux, aurait évolué vers une campagne ponctuée de métairies plus isolées25. Dans cette optique, la faible attractivité de ces castelli s’expliquait par la tendance à l’inurbamento des ruraux aisés qu’avait mise en évidence Johan Plesner26. Ces deux auteurs ont contribué à forger un modèle explicatif qui parcourt de nombreux travaux sur les campagnes de l’Italie communale. Dans ce schéma, la participation active de la frange aisée des ruraux aux dynamiques urbaines aurait entraîné, à terme, une dégradation des conditions de l’exploitation rurale au profit du marché citadin. Gérard Rippe, en s’intéressant au contado de Padoue, évoquait ainsi une « sorte de trahison des élites27 ».
4L’enquête cherche à interroger ce modèle évolutif autour duquel se nouent problématiques urbaines et rurales, en prenant en considération un territoire situé dans le quart sud-est du comté florentin. Il s’agit d’une aire bien couverte par la documentation léguée par trois abbayes vallombrosaines. Les chartriers des abbayes de Santa Maria di Vallombrosa, de San Cassiano di Montescalari et de San Lorenzo a Coltibuono représentent un peu plus de 2 000 actes des XIIe et XIIIe siècles dans le fonds Diplomatico de l’Archivio di Stato de Florence, et permettent d’envisager des territoires légèrement différents : la moyenne montagne située à quelques kilomètres de Florence avec Santa Maria di Vallombrosa ; les basses collines du Valdarno supérieur et du Chianti méridional avec les sources de Montescalari et de Coltibuono. Si la documentation notariale transmise hors de la médiation monastique ou ecclésiastique est parfois mobilisée, les informations que l’on tire de celle-ci croisent rarement celles que fournit la documentation ecclésiastique ; les deux documentations relevant de logiques archivistiques fort différentes et informant sur des sociétés coexistant sans trop interférer dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Ce livre, qui résulte de la ré-élaboration d’une thèse de doctorat soutenue en 2016, est né d’une recherche qui avait pour premier objectif l’établissement d’une sorte de dictionnaire prosopographique des notables ruraux que la documentation florentine des XIIe et XIIIe siècles aurait fait rencontrer. L’absence de critère indigène permettant l’identification d’un milieu de notables et les fortes évolutions sociales qui marquent la période ont très rapidement réorienté la recherche et la rédaction vers une étude croisée des trajectoires familiales et des formes de la distinction sociale. Après une présentation de l’historiographie propre aux élites rurales et des problèmes posés par la question de la notabilité dans le contado florentin des XIIe et XIIIe siècles, on offre au lecteur un aperçu des limites et du potentiel de la documentation monastique. Ceci suppose de s’intéresser de près aux notaires ruraux et à leur position sociale. Les abbayes participaient, du reste, à une domination seigneuriale qui ouvrait certains espaces politiques aux populations soumises. Les trajectoires familiales se déployaient ainsi dans un cadre politique contraint qui connut de profondes évolutions entre le début du XIIe et les dernières années du XIIIe siècle. Dans les dernières années du XIIe siècle, de nouvelles institutions virent le jour, à l’image de la commune rurale, exerçant un poids majeur dans l’organisation des hiérarchies sociales. Ces institutions reposaient en définitive sur une sociabilité de rentiers qui côtoyaient la population des travailleurs agricoles. Loin des villes, cette situation permit à plusieurs générations de notables de se constituer un capital social et d’accumuler des capitaux économiques. L’ouvrage aborde de la sorte les notables ruraux et la question de la notabilité à travers différents angles : historiographique (chapitre 1) ; documentaire (chapitre 2) ; politique (chapitre 3) ; familial (chapitre 4) ; social (chapitre 5) et économique (chapitres 6, 7 et 8). S’il s’est avéré difficile de faire ressortir une figure particulière du notable rural, le lecteur magnanime jugera peut-être que ce travail sur la notabilité et ses manifestations aura au moins eu le mérite de placer la focale sur un niveau social et économique que d’autres approches auraient aisément relégué à l’arrière-plan. Figures secondes, ni pauvres, ni riches, participant même aux logiques de la domination aristocratique, ces notables sont apparus comme des acteurs essentiels de la transformation des campagnes florentines dans une période de profonds changements économiques, sociaux et institutionnels.
Notes de bas de page
1 Aujourd’hui Figline Valdarno, dans la vallée supérieure de l’Arno. C’était aux XIIe et XIIIe siècles, une agglomération importante, l’évêque de Fiesole avait cherché à y installer son siège. Au XIIIe siècle, le bourg était dirigé par une commune relativement puissante, voir Pirillo 1992 ; Wickham 1996a ; Pinto – Pirillo 2005.
2 Diplomatico, S. Vigilio di Siena, 1221/08/05 (9705), Guido di Griffolo de Licignano vendait au prieur Barone Januzzo de l’église de San Miniato di Celle, son colon, avec son foyer et ses biens pour le salut de son âme et le prix de 100 sous en deniers de Pise.
3 Guerreau 1997.
4 Quelques titres permettent de baliser les évolutions des dernières décennies, Toubert 1973 ; Cammarosano 1974 ; Rippe 1975 ; Violante 1981 ; Menant 1993 ; Wickham 1996 ; Delumeau 1996 ; Collavini 1998b ; Feller 1998 ; Carocci 2004 ; Nobili 2006 ; Cortese 2007 ; Fiore 2010 ; Collavini 2010 ; Collavini 2011 ; Provero 2012 ; Collavini 2012b ; Carocci 2014 ; Cortese 2017 ; Fiore 2017.
5 Mollat du Jourdin – Wolff 1970 ; Hilton 1979 ; Brunel – Brunet 2009.
6 Sur les spécificités des territoires de la Méditerranée occidentale, voir Toubert 1980.
7 Cette vision pyramidale relève plus des représentations communes du Moyen Âge que des modèles actuellement employés par les chercheurs – voir par exemple Morsel 2004 – ; on la croise incidemment dans des volumes plus anciens.
8 Sur la ministérialité, voir Bloch 1928 ; sur le prélèvement seigneurial en Italie, Carocci 2004.
9 Diplomatico, S. Vigilio di Siena, 1191/02/23 (6797, en 1192), 1201/07 (7604), 1205/04/27 (7966), 1208/10/13 (8262), 1221/08/05 (9705).
10 Bloch et al. 1929, p. 62, souvent attribuée à M. Bloch à propos du Moyen Âge, l’expression « coq de village » est appliquée, dans cet article, à la figure d’un riche fermier d’Île-de-France du XVIIe siècle, « un certain Sébastien de Villiers, marchand et laboureur, que tout le plan dénonce comme un acharné rassembleur de terres : probablement un de ces petits capitalistes ruraux, un de ces coqs de village, commerçants et usuriers, qui ont si souvent fait souche de grands propriétaires ! » Au début des années 1960, l’expression, popularisée entre autres par G. Duby, était volontiers appliquée à la description du Moyen Âge, jugée « pittoresque » mais « lassante » par Perroy 1963, p. 158.
11 Fournioux 1988, p. 256-258, on le distinguerait ainsi plus nettement des nouvelles élites, burgenses, qui font figure de parvenus du XIIIe siècle.
12 Delumeau 1996, vol. 1, p. 457.
13 Wickham 1988, p. 16.
14 Jessenne – Menant 2007, p. 8.
15 La Roncière 2004.
16 Boutier – Sintomer 2014, § 5 : « Florence a fait l’objet d’une multiplication exceptionnelle de travaux historiques, qui en ont fait la ville de la Renaissance la plus étudiée à l’échelle de l’Europe. »
17 Faini 2010, p. 71-72.
18 Première version, Davidsohn 1896b ; versions italiennes les plus usuelles, Davidsohn 1956 ; 1957 ; 1969.
19 Voir ainsi Cortese 2017b.
20 La Roncière 2004 ; Najemy 2006 ; Boutier – Sintomer 2014.
21 Cortese 2007 ; Faini 2010.
22 Sur l’Italie des communes, voir Maire Vigueur 2004 ; Crouzet-Pavan 2004 ; Menant 2005.
23 Maire Vigueur 1988a ; 1988b ; Jansen 2002.
24 Il s’agissait d’une forme de faire-valoir contraignant, dans lequel le métayer, généralement bénéficiaire d’un bail à court terme, devait verser à un propriétaire citadin la moitié de ses récoltes, voir Imberciadori 1951 ; Conti 1965a ; 1965b ; Cherubini 1979 ; 1991 ; Muzzi 1988.
25 Conti 1965a.
26 Plesner 1934 ; Cherubini 2009.
27 Rippe 2003, p. 630.
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