Conclusion
p. 495-507
Texte intégral
1Rétablir la démocratie : tel était le premier objectif des deux partis socialistes au sortir de la guerre. SFIO et PSI tendent certes vers des projets plus ambitieux – défaire le capitalisme, socialiser les moyens de production, rendre libre l’homme dans toutes les sphères de la société – mais la première des tâches demeure celle de reconstruire un cadre démocratique dans lequel organiser la société future, car la République apparaît comme la seule capable d’imposer aux puissances de l’argent, jugées responsables de la guerre, une organisation sociale enfin juste.
2En Italie, il s’agit d’abattre la monarchie, longtemps combattue et désormais irrémédiablement compromise par sa collaboration avec le fascisme. En assurant le pluralisme et en construisant une République aux pouvoirs équilibrés, les socialistes, et avec eux l’ensemble des partis du Comité de libération nationale, entendent entraver toute tentative de pouvoir personnel. En France, la forme du régime fait moins débat, mais il s’agit pour la SFIO de redonner ses lettres de noblesse à un régime dont la dernière expression a été tant décriée.
3Les partis socialistes ont ainsi apporté une contribution notable à la progressive réinstallation de la démocratie dans les deux pays, défi d’ampleur inégale de part et d’autre des Alpes. Le processus est plus heurté en Italie, où le fascisme a « contribué à déséduquer les consciences politiques »1 et où la violence politique apparaît comme un legs du ventennio et de la guerre civile de 1943-1945. Les incidents sont nombreux dans les années d’après-guerre – mises à sac de sections de partis politiques, interruptions violentes de meetings, échauffourées – témoignant d’un long « apprentissage de la République »2. L’héritage fasciste se perçoit également dans l’exacerbation d’oppositions qui laissent voir, derrière une rhétorique empruntant à l’imaginaire guerrier, une délégitimation de l’adversaire, parfois vu comme un véritable ennemi. Ces éléments sont encore renforcés par les débuts de la guerre froide qui réactivent les mythes tenaces de l’ennemi intérieur et du parti de l’étranger.
4Le legs du fascisme se mesure aussi à son influence sur les différentes cultures partisanes. Le Parti national fasciste constitue une référence, nécessairement implicite et inavouable, par son organisation capillaire sur l’ensemble du territoire et sa prétention à encadrer les différents aspects de la vie de ses militants. Le fascisme a également habitué une partie des Italiens à la forme parti, ce qui peut sans doute contribuer à expliquer l’importance des effectifs des formations italiennes, largement supérieurs à ceux des partis français.
5Dans les deux pays, les formations maillent rapidement le territoire, comptent toutes plus d’inscrits qu’avant-guerre et contribuent, dans des campagnes électorales rendues nombreuses par la nécessité de doter toutes les institutions nouvelles d’élus, à l’éducation politique d’une partie des citoyens. Vecteurs de politisation, surtout à l’échelle locale, les partis politiques jouent un rôle central dans la diffusion de la parole politique pluraliste y compris dans les territoires les plus reculés. Les partis socialistes des deux pays encouragent ainsi un processus de politisation qui s’appuie aussi sur la socialisation au sein du parti et – dans les régions où il est bien implanté – dans des associations annexes, même si ces structures parallèles n’atteignent jamais la densité du réseau communiste ou démocrate-chrétien. Ils offrent des ressources certaines à leurs militants, à la fois en termes de formation et de possibilités d’ascension dans le parti. C’est aussi pour certains acteurs, parfois marginalisés dans la société de l’époque, un moyen de se libérer – du moins temporairement – de certaines formes d’oppression sociale, comme l’ont montré les exemples de certains journaliers agricoles, jeunes militants ou femmes socialistes qui profitent des possibilités offertes par le parti pour se soustraire au réseau de contraintes qui pèsent sur eux.
6Ces résultats ont ainsi permis de contribuer au débat historiographique sur les années d’après-guerre, soulignant les vertus des gouvernements d’union nationale qui, dans les deux pays, assurent la transition à la démocratie, négocient des compromis constitutionnels et permettent à la République de fonctionner correctement. La crise de 1947 et l’entrée progressive en guerre froide ne doivent pas faire oublier cet important processus. La construction constitutionnelle qui, dans les deux pays, ne se déroule pas sans heurts, témoigne de la capacité de forces politiques aux intérêts et représentations divers à collaborer pour organiser le cadre des échanges démocratiques. De même, les crises que les deux Républiques doivent affronter – violence politique, guerre froide, contestation de leur légitimité – montrent paradoxalement la capacité de ces dernières à surmonter ces difficultés en sauvegardant toujours le cadre démocratique, phénomène auquel les partis de gauche, intégrant à la démocratie des pans entiers de la population italienne en « représent[ant] et modér[ant] l’Italie subversive »3, ont pleinement participé.
L’ombre du Parti communiste : le socialisme et ses marges
7La question du Parti communiste traverse l’ensemble des chapitres qui précèdent. Cela n’est pas surprenant, tant la relation entre socialistes et communistes, depuis les congrès de Tours et de Livourne, est faite de tensions, de rapprochements plus ou moins intéressés et de violentes ruptures. La guerre froide, ensuite, place les partis communistes des deux pays au centre de l’attention et au cœur des fantasmes. Le Parti communiste constitue ainsi une présence encombrante et constante au sein de l’imaginaire socialiste, qui peine à l’intégrer. Pour les communistes français, la chose est entendue : les socialistes ont cessé de faire partie des partis ouvriers et représentent « l’aile gauche de la bourgeoisie »4. Il est certes possible de s’entendre de manière conjoncturelle avec eux, mais la nature des deux partis diffère fondamentalement. La perception d’un antagonisme social est de ce fait préservé, le Parti communiste demeurant le seul parti ouvrier.
8Pour la SFIO, les choses sont plus ardues, car le PCF apparaît comme un rival inclassable, qui vient troubler le face-à-face du socialisme avec la bourgeoisie. Si les socialistes dénoncent régulièrement l’idolâtrie du chef, la fidélité aveugle à l’Union soviétique et le manque de démocratie à l’intérieur du parti et dans le bloc de l’Est, le Parti communiste demeure un objet de fascination. Nombreux sont ceux qui projettent sur ce parti leurs propres déconvenues politiques, l’imaginant plus efficace, plus homogène, plus ouvrier, mieux organisé, c’est-à-dire en somme, plus authentiquement marxiste et révolutionnaire. Cela laisse entrevoir une forme de « complexe d’infériorité », selon le terme employé alors par l’aile droite de la SFIO reprochant à la gauche du parti sa fascination pour les « frères ennemis ».
9En Italie, si certains éléments semblables s’observent chez les socialistes autonomistes, attachés au patrimoine démocratique du socialisme, cette vision demeure minoritaire. Pour beaucoup, le premier après-guerre et la montée du fascisme constituent un traumatisme toujours vif, attribué à la division du prolétariat. On craint dès lors que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets, ce qui explique la défense acharnée de l’unité d’action. La peur d’une résurgence fasciste ou d’une nouvelle alliance clérico-bourgeoise autour de la DC est bien réelle et ne doit pas être minorée, ni considérée comme une facile justification brandie par les socialistes italiens mis en accusation par leurs homologues européens. Cette nécessité d’un bloc populaire, uni face à la Réaction, s’impose pendant dix ans, jusqu’au milieu des années 1950, au moment où l’étoile soviétique pâlit progressivement pour les socialistes italiens.
10Nés à la même source du mouvement ouvrier, c’est naturellement avec les communistes que les socialistes ont le plus de références communes : la culture partisane, imprégnée de symboles ouvriers – drapeaux rouges, chants, célébration du travail – est très proche comme en témoignent les concurrences nombreuses qui opposent PCF et SFIO après leur rupture. De même, les nombreuses manifestations d’incompréhension de la base socialiste française face à la constitution de la Troisième force et à l’hostilité envers le PCF témoignent de représentations et d’une culture ouvrière souvent communes, forgées dans la fréquentation des mêmes syndicats, des mêmes lieux de travail et parfois de loisir. Cette proximité contribue sans doute à expliquer les déchirements occasionnés par l’affrontement très dur de la guerre froide, les deux formations se pensant comme les gardiennes légitimes d’un héritage alors âprement disputé.
11Sur l’autre flanc, la gauche laïque – radicale et républicaine – fait l’objet d’une attention bien moins importante. Au sortir de la guerre, en France comme en Italie, les petites formations centristes apparaissent comme en perte de vitesse et peuvent sembler destinées à l’engloutissement par le Parti socialiste. La lecture des sources montre une présence bien moindre que celle du Parti communiste, qui concentre l’attention de tout le champ politique – pas seulement des socialistes. En termes de cultures, les socialistes partagent pourtant des éléments cruciaux avec ces formations, depuis la méfiance soupçonneuse à l’égard de l’Église jusqu’à la défense acharnée de la cause républicaine – que l’on pense aux célébrations communes du PRI, du PDA, du PSIUP et du PCI autour de la figure de Mazzini. En France, la Troisième force et la guerre froide renforcent encore cette proximité, socialistes et radicaux retrouvant parfois des combats communs. Les militants sont parfois moins convaincus, comme en témoignent les difficultés locales de la Troisième force, jamais réellement implantée tant la base peut rechigner à s’allier avec « les curés du MRP et la bourgeoisie de la radicaillerie »5.
12La question du MRP illustre d’ailleurs avec éclat les dissensions qui peuvent exister entre une partie de la base militante et le groupe parlementaire, dont les réticences sont bien plus grandes, à l’automne 1946, envers la candidature de Maurice Thorez à la Présidence du Conseil – vingt des quatre-vingt-dix-neuf députés s’abstiennent – que face à celle de Georges Bidault qui ne donne lieu qu’à une seule abstention.
L’irruption de la guerre froide
13La guerre froide joue un rôle central dans la rupture entre SFIO et PSI qui font alors des choix profondément antagonistes. Le processus de bipolarisation contraint les acteurs à opter pour un camp, comme le montre l’échec des tentatives de troisième voie qui se résolvent toutes dans le choix de l’un des deux blocs, même si c’est parfois avec réserves. Ce processus international, au cœur de la vie politique des deux pays et de l’Europe en général, tend à raidir les oppositions, ce qui explique l’augmentation très nette des tensions entre les socialistes des deux pays. Parce que la guerre froide contraint aux choix, elle rend évidentes des disparités qui auraient pu cohabiter au sein des institutions socialistes internationales si elles étaient restées cantonnées à la vie politique de chaque pays, comme cela était du reste le cas pendant l’entre-deux-guerres. Dans ce contexte, toutefois, la position du PSI, fièrement réaffirmée, est perçue par les autres partis du COMISCO comme une condamnation de leurs propres décisions ce qui précipite la rupture.
14La guerre froide a également une conséquence directe sur les imaginaires qui ont cours au sein du PSI et de la SFIO. Dans les deux formations, la perception de la conflictualité internationale croissante conduit à une logique défensive : la stabilité du monde paraissant menacée, le socialisme doit devenir un rempart contre la guerre et toute tentative fasciste ou antidémocratique. La base est elle-même sensible à la propagation des thèmes liés à la guerre froide, comme le montre bien la correspondance de Pietro Nenni, ce qui prolonge les conclusions de travaux récents6.
15L’entrée progressive en guerre froide, dans la deuxième moitié de l’année 1947 et surtout pendant les premiers mois de l’année suivante, conditionne les imaginaires qui évoluent alors progressivement. En effet, on a montré que la période 1944-1946 était caractérisée par une conscience aigüe des urgences de l’heure et, dans le même temps, par une projection très vive dans l’avenir. Le moment apparaît comme favorable, aux dirigeants comme aux militants, ce que traduit la fameuse formule du « socialisme maître de l’heure », malgré les immenses difficultés de la reconstruction. Les militants socialistes articulent alors un futur de long terme, qu’ils imaginent triomphant, en lien avec la lecture de la Résistance comme moment révolutionnaire, avec une transformation sociale immédiate qui prend racine dans les réalisations de la Libération.
16À l’inverse, l’instabilité croissante des relations géopolitiques conduit à un recentrement sur le présent : les rhétoriques des deux partis, bien que de plus en plus différentes, reposent sur les mêmes motifs défensifs. Il s’agit de préserver la République – même si SFIO et PSI ne voient pas la menace au même endroit –, les avancées sociales de la Libération et la paix. Les imaginaires militants sont alors davantage gagnés par la crainte de la guerre, les grands espoirs de la Libération désormais bien loin.
17Cette question de l’articulation du futur constitue une dimension centrale de l’étude du politique et davantage encore dans le cas des gauches, qui entendent modifier en profondeur les fondements de la société. Cette dynamique de recentrement des « horizons d’attente » socialistes sur le court terme mériterait d’être examinée pour les années suivantes, d’autant plus que Donald Sassoon voit dans les années 1950 le moment où les socialistes européens, confrontés à la croissance économique et à la question du partage de la richesse produite, se concentrent sur les politiques de redistribution immédiate et délaissent les projets de long terme7. Si l’hypothèse venait à être confirmée, ce que semblent encourager ces conclusions, cela ferait donc des deux années comprises entre les étés 1944 et 1946, le dernier moment utopique du socialisme français et italien.
18La reconstitution précise des étapes de la rupture entre socialistes français et italiens ainsi que les interactions entre les différentes formations issues des scissions et la SFIO et le PSI, ont également permis d’affiner la connaissance de l’influence de la guerre froide sur le socialisme européen. Après une période où les deux partis entretiennent des liens étroits, fruits de leurs échanges noués dans l’antifascisme, les premières tensions apparaissent à la fin de l’année 1946 et se confirment avec la scission de Palazzo Barberini. La véritable rupture a lieu, comme du reste entre le PSI et le COMISCO, au printemps 1948. En janvier, la SFIO participe encore aux travaux du congrès italien, mais en avril, elle s’engage formellement contre le PSI lors de la campagne des élections législatives, ce qui est rendu évident par l’appui que vient apporter Léon Blum en personne aux sociaux-démocrates. C’est qu’entre les deux s’est produit le coup de Prague, véritable moment de rupture entre les deux formations, ce que ni la fin des gouvernements d’unité nationale en 1947, ni la création du Kominform à l’automne, n’avaient complètement provoqué. Le soutien de Nenni à Gottwald apparaît aux socialistes français et européens comme la preuve de l’abandon, par le PSI, de tout discours démocratique, rendant de fait impossible le maintien de ce dernier au sein du COMISCO. La rupture est alors consommée : la SFIO et le PSI n’échangent plus de représentants pendant leurs congrès, le parti italien est écarté des institutions socialistes internationales et les deux formations deviennent, l’une pour l’autre, le symbole d’un socialisme avili. Aux partis qui continuent à raisonner en termes de Fronts populaires – PSI, socialistes espagnols liés à Negrín, socialistes grecs –, désormais marginalisés, s’opposent les socialistes qui considèrent que la principale menace pour la démocratie est désormais à l’est.
19La déviation tant honnie dans les deux partis s’incarne désormais dans le voisin transalpin : pour le PSI, la SFIO est devenue un parti de type radical, relais des classes moyennes, ayant perdu son caractère classiste et n’hésitant plus à réprimer brutalement le mouvement social, comme en témoignent les heurts des automnes 1947 et 1948, où la figure de Jules Moch est associée en Italie au si détesté ministre de l’Intérieur démocrate-chrétien, Mario Scelba. À l’inverse, la SFIO construit une représentation du PSI qui repose sur les mêmes ressorts que l’anticommunisme : les socialistes italiens, traîtres aux idéaux de Turati, qui sut, comme Jaurès, concilier liberté et socialisme, se seraient fourvoyés dans une alliance contre nature avec le PCI, acceptant l’asservissement au Kominform. Dès lors, les socialistes italiens sont présentés dans la presse et les discours de la SFIO de la même façon que les communistes : autoritaires, pleins de duplicité, menace véritable pour la démocratie.
20Ces portraits sont particulièrement stéréotypés et empruntent aux deux pôles de la culture socialiste : la République et la Révolution. Quand l’équilibre qui prévalait entre les deux au sortir de la guerre se rompt, les protagonistes prennent souvent, dans la guerre froide, le parti de l’un contre l’autre. Ainsi, pour la SFIO, qui choisit la République et estime se sacrifier pour le salut de cette dernière, le PSI présente tous les excès des révolutionnaires que ne tempère pas l’amour de la démocratie : violents, imprévisibles, méprisant la minorité, ils incarnent l’héritage encombrant du marxisme en matière de violence et sont, dès lors, exclus du périmètre du socialisme démocratique. À l’inverse, le PSI, qui professe une stricte orthodoxie marxiste, voit dans la SFIO la déviation de type républicain, à l’image, jadis, du Parti radical : si ce régime est estimable, il ne peut constituer à lui seul un programme politique, au risque d’une alliance contre nature avec la droite.
Fond culturel commun et diffraction des imaginaires socialistes
21L’une des hypothèses centrales à l’origine de cette étude – l’importance des imaginaires et des représentations dans le positionnement politique des acteurs – s’est trouvée vérifiée par certains épisodes emblématiques de la période. Le congrès de 1946 qui voit la défaite de Daniel Mayer est ainsi traversé en permanence par la question de l’autoreprésentation bien plus que par des débats de doctrine ou des débats économiques, comme le relève alors avec amertume Léon Blum. Ce qui est en jeu, derrière la dénonciation d’un « travaillisme à la française » ou d’un « pseudo-humanisme », c’est l’attachement à une certaine idée du Parti socialiste comme parti ouvrier, comme organisateur de la lutte des classes et comme porte-voix légitime des travailleurs.
22Malgré leurs divergences, les socialistes des deux pays partagent un fond culturel commun. Ils se représentent comme un parti porteur des aspirations des travailleurs, fondamentalement ouvrier – y compris dans les espaces où la composition sociale du parti invalide ce constat. On a également mis en évidence une véritable convergence sur la représentation du monde, qui s’articule autour de la notion fondamentale de justice. La vision du monde de la grande majorité des socialistes repose sur la centralité et l’exaltation du travail, face à toute forme de « parasitisme » (patronat, mais parfois aussi commerçants voire fonctionnaires). Dans les représentations, le monde est souvent perçu comme un champ d’antagonismes opposant les petits et les gros, distinction centrale des cultures socialistes. Celle-ci se retourne parfois même contre la direction du parti, comme en France, quand les ministres Eugène Thomas, Robert Lacoste et Jules Moch sont accusés par une partie de la base d’être passés du côté des « chefs » et d’avoir trahi leurs idéaux. Les imaginaires socialistes, nourris aux sources du marxisme, mais réélaborant fréquemment des schémas d’origine chrétienne, tendent ainsi à transformer la souffrance ouvrière en marque d’élection et donc en fierté. Capables de contrecarrer les lectures du monde concurrentes légitimant les hiérarchies sociales, ils s’attachent à retourner le motif de la honte, si puissant moteur d’oppression sociale par l’intériorisation d’une infériorité.
23Cette culture commune s’exprime également dans le rapport au temps, dont le socialisme propose une vision totalisante, articulant lecture du passé, vision du monde contemporain et projections dans l’avenir. C’est particulièrement net lors des fêtes socialistes, qui sont à la fois une célébration d’un héritage, un moyen de souder la communauté et une anticipation de l’avenir. La centralité du lien politique, matérialisé par le drapeau rouge et par un ensemble de pratiques communes – chants, défilés, symboles ouvriers – donne à voir une double solidarité, diachronique et synchronique, en mettant en évidence le lien avec l’histoire du mouvement ouvrier et célébrant la « communauté horizontale » que constitue le parti, prêt à l’action.
24Le futur lui-même se décompose en plusieurs temporalités – quasiment immédiate, de moyen ou de long termes – qui entretiennent entre elles des liens que l’on peut éclairer. L’importance de la fête et des coopératives dans la culture socialiste tient à la centralité de la socialisation et de la maîtrise des temps sociaux dans les représentations d’un futur socialiste. Parce qu’elles anticipent la société à venir elles permettent d’actualiser l’utopie et de lui donner une consistance dans le temps présent, préfigurant ainsi les réalisations de demain. Comme la coopérative arrache au présent une potentialité de futur, fragment d’une société à venir où le travail sera socialisé, la fête donne à voir, l’espace d’un moment, la société horizontale et fraternelle qu’appelle de ses vœux le socialisme.
25Ainsi, à la Libération, l’opposition entre République et Révolution, si elle n’est pas dépourvue de fondements, n’est pas irréductible. Les deux se combinent en effet, la République tendant à incarner les besoins du futur immédiat quand la Révolution représente l’espoir de long terme, les deux s’articulant parfaitement, ce que montre l’affirmation de nombreux socialistes qui estiment que le vote d’une constitution républicaine n’obère pas les possibilités d’une révolution future.
26Ces éléments sont soulignés, dans les deux partis, par des rituels voisins – quoique plus empreints de religiosité en Italie – prenant racine dans les pratiques et symboles du mouvement ouvrier de la fin du xixe siècle. Ils constituent une mise en forme d’un message politique à destination à la fois du groupe – dans un processus d’invention de la tradition destiné à souder ce dernier – et de l’extérieur, envers lequel le parti choisit de moduler son discours, comme dans le savant dosage des drapeaux rouges et tricolores qu’utilisent les socialistes en fonction du public visé.
27Ils donnent également à voir la prétention des socialistes à fonder une nouvelle société, à travers la maîtrise du temps et de l’espace, certes intermittente, mais riche de potentialités. L’occupation de l’espace public, de nouveau disponible après les parenthèses du fascisme et de l’État français, est autant un moyen de faire la démonstration de sa force, face aux autres partis politiques, que de s’approprier symboliquement un territoire en affirmant la légitimité du prolétariat à s’en emparer. La ville et ses lieux de pouvoirs ne sont dès lors plus seulement le cadre du combat politique, mais l’espace d’une manifestation ou d’une fête, un véritable enjeu.
28Le temps, on l’a dit, demeure un des enjeux fondamentaux : par la fête, la grève ou la manifestation, arrachées au temps immémorial du travail et de l’Église, les socialistes affirment leur aspiration à une nouvelle organisation sociale. Réformer, fût-ce temporairement, les temps sociaux, c’est faire advenir, dans les potentialités d’un moment, les temps futurs. De même, en réinvestissant et réinventant les folklores et pratiques populaires, les rituels permettent d’ancrer le socialisme dans le quotidien, comme en témoigne la circulation des chants militants lors des veillées paysannes dans les Pouilles. Ce phénomène, perçu par les contemporains – comme l’anthropologue socialiste Ernesto De Martino – enracine le socialisme dans les traditions locales et dans le quotidien.
29Enfin, l’espoir de long terme entretenu par le socialisme, en lien avec la téléologie marxiste, touche parfois au messianisme ou à l’eschatologie. Il arrive alors que le socialisme apparaisse, dans les discours des militants, mais aussi des dirigeants, comme une religion laïcisée, garante d’un futur radieux. L’utilisation directe de symboles catholiques – Christ des humbles, message évangélique, Saint-Joseph patron des travailleurs – est toutefois spécifiquement italienne, la tradition anticléricale française semblant en proscrire l’usage. En revanche, les imaginaires laissent voir, dans les deux pays, une oscillation entre l’aspiration à un futur révolutionnaire et la pureté fantasmée d’un temps révolu, c’est-à-dire « entre l’affirmation d’un temps nouveau et la restauration d’un temps antique, mythique et préhistorique »8. Marx lui-même n’échappe pas à ce double mouvement, comme l’a relevé Walter Benjamin9, qui montre la persistance du schéma chrétien du temps, suspendu entre le déjà et le pas encore10.
30Toutefois, malgré ces traits communs, on a aussi fait le constat d’une diversité des cultures socialistes, en mettant en évidence une large palette de positionnements, diffraction à travers les réalités sociales d’un même imaginaire. La distinction fondamentale qui parcourt les deux formations est sans doute celle qui prend forme autour de l’opposition entre socialisme antagoniste et socialisme humaniste. Le premier, dont la rhétorique est celle de la lutte des classes, voit dans le socialisme le triomphe du prolétariat, quand le second aspire à faire fonctionner harmonieusement une société débarrassée des tensions sociales. S’il ne faut ni présenter ces différences comme irréductibles, ni essentialiser des conceptions aux frontières mouvantes, cette distinction semble en partie opérante et permet notamment de comprendre les scissions successives qui affectent les deux partis. Les tenants du socialisme antagoniste sont moins enclins aux compromis gouvernementaux, sans doute moins légalistes et éprouvent une fascination pour le mouvement social. Cela se perçoit, par exemple, dans la valorisation de certains épisodes historiques – la Commune, octobre 1917 – ou contemporains, comme le coup de Prague, perçu par une partie des socialistes italiens comme un épisode révolutionnaire. En France, une partie de la base socialiste désapprouve la condamnation par la SFIO des grévistes de 1947 et 1948, alors que les faits de grèves semblent constituer, pour certains, un motif d’orgueil. Ces tensions entre une partie de la base militante, surtout ouvrière, et la direction nationale ainsi que le groupe parlementaire, favorables à la participation, contribuent à expliquer l’hémorragie militante qui touche la SFIO – qui perd 150 000 inscrits en quatre ans – et le fléchissement électoral au profit du PCF.
31À l’inverse, le socialisme humaniste, profondément démocrate, valorise une approche plus nuancée et plus encline aux compromis avec les forces politiques centristes. C’est aussi et surtout dans le contexte de la guerre froide naissante que se matérialisent ces différences, entre ceux qui se réclament de la défense de la démocratie et ceux qui voient dans le conflit qui se dessine une nouvelle déclinaison de la lutte des classes. Cela se perçoit aussi dans le rapport aux différents dirigeants socialistes : alors que Pietro Nenni est vu comme un leader ouvrier que l’on tutoie, semblable à sa base militante, Giuseppe Saragat ou Léon Blum ont davantage une image d’intellectuels, et représentent une forme de conscience morale du parti plus qu’un chef populaire auquel on s’identifie. Les liens entre imaginaires et pratiques se perçoivent également très clairement : le socialisme antagoniste, sans justifier nécessairement la violence, tend à la comprendre sinon à l’encourager. À l’inverse, le socialisme humaniste est plus rétif devant les écarts à la légalité et valorise le compromis politique.
32Ajoutons une dernière remarque à propos des cultures politiques. Dans sa définition originelle, Serge Berstein espérait que leur étude permette d’aider à éclairer les motivations de l’adhésion politique. L’intérêt, la sociologie ou encore la religion sont des déterminants incomplets, ce que l’exemple des socialistes permet de montrer, tant les engagements des militants semblent divers et pluriels. Si l’on peut entrevoir les différentes motivations de l’adhésion de manière fugace, par traces, leur dosage demeure du ressort de l’intime ce qui rend leur élucidation parfois difficile.
33L’adhésion à un même parti revêt des sens multiples en fonction des acteurs, comme l’a chanté l’italien Giorgio Gaber à propos du Parti communiste des années 1970, dans sa chanson « Certains étaient communistes »11, illustrant la diffraction des motivations à partir d’un même motif initial :
Certains étaient communistes car ils étaient tellement fascinés par les ouvriers qu’ils voulaient être l’un d’eux.
Certains étaient communistes car ils n’en pouvaient plus d’être ouvriers.
Certains étaient communistes car ils voulaient une augmentation de salaire12.
34Non dénués d’ironie, ces vers soulignent la complexité et la diversité des mécanismes d’adhésion, ce dont témoignent les pages qui précèdent. À partir d’un même motif, la centralité de la classe ouvrière dans le discours du parti, Gaber dépeint plusieurs façons de se rapporter au Parti. Volonté d’amélioration immédiate de sa situation personnelle, fascination pour un processus historique jugé inéluctable, espoir de promotion sociale, proclamation d’une solidarité de destin, révolution absolue ou réformes prochaines et tangibles sont autant d’interprétation et de déclinaisons personnelles d’un même imaginaire politique.
35Les adversaires des socialistes n’ont eu de cesse de brocarder un « parti du ventre », excitant les appétits voraces d’une plèbe envieuse, n’aspirant pas tant à renverser la bourgeoisie qu’à l’intégrer. Offusqués par ces représentations, SFIO et PSI se présentent, à l’inverse, comme les porteurs d’un désintéressement moral : la pauvreté des militants, loin de faire naître un sentiment de revanche, est au contraire un gage de justice. Cette tension entre le désintéressement du socialisme et l’intérêt personnel traverse toute la culture de gauche, depuis les années 1940, où le Réveil Ardennais écrivait « C’est nous aujourd’hui qui sommes les princesses ? – Non ! Il ne faut pas se borner à changer de princesses. Il faut supprimer les princesses »13 – cherchant sans doute par-là à modérer les appels à l’inversion sociale que les rédacteurs devaient percevoir dans le parti – jusqu’à Pier Paolo Pasolini, qui reprend un motif semblable trente ans plus tard :
J’ai la nostalgie de ces gens humbles et vrais
Qui se battaient pour abattre le patron
Sans devenir eux-mêmes ce patron14.
36C’est tout l’équilibre de l’adhésion qui emprunte sans doute à l’un et à l’autre selon des dosages personnels, presque intimes, et partant difficiles à appréhender. Mais qu’il s’agisse du texte d’un dirigeant comme Vittorio Foa, ou d’un article anonyme de l’Avenir du Nord, la représentation de l’engagement socialiste repose presque toujours sur ces deux aspects – amélioration immédiate des conditions sociales et inclination vers une morale supérieure – qui s’articulent dans un rapport qui fait une nouvelle fois intervenir le court et le long termes. Ainsi des mots de Vittorio Foa à propos de son arrivée au parti :
Ce mot, « socialisme », avait signifié pour moi comme l’ouverture d’un horizon moral, plus encore que politique, comme une volonté de justice qui, d’aujourd’hui, se projette dans le futur : c’était le refus de s’arrêter aux petites choses15.
37Et de ceux de l’auteur anonyme de l’Avenir du Nord :
Le socialisme, c’est sans doute le bifteck quotidien. Mais c’est, au-delà du bifteck quotidien, l’instruction aux enfants, la joie pour les foyers, le sourire sur les lèvres des filles, les espérances pour les fiancés, la possibilité pour le vieillard de savoir qu’il aura une fin de vie heureuse. Le socialisme, c’est la permanence de l’espoir quotidien16.
Notes de bas de page
1 Socialismo, n°3-4-5, 1947, « L’ora del socialismo », Lelio Basso : diseducare le coscienze politiche.
2 J’emprunte l’expression à Maurice Agulhon qui en fait le sous-titre de l’ouvrage qu’il a consacré à la Seconde République en France (Agulhon 1973).
3 Lupo 2004, p. 22 : rappresentare e anche moderare l’Italia sovversiva.
4 Selon la formule qu’emploie Staline lors de son entretien avec Maurice Thorez le 19 novembre 1944. Cité par Buton 2000, p. 179.
5 AD Pyrénées-Orientales, Fonds Jean Rous, 96J39. Lettre reçue par Jean Rous, signée Arend, 27 février 1948, Chateaudun, cf. chapitre 7.
6 Buton – Büttner – Hastings 2014b.
7 Sassoon 1996.
8 Gervasoni 2008, p. 20, cf. chapitre 4.
9 Cité par Löwy 2001, p. 31.
10 Hartog 2013, p. 234, cf. chapitres 5 et 6.
11 Qualcuno era comunista, 1992.
12 Qualcuno era comunista perché era talmente affascinato dagli operai che voleva essere uno di loro/ Qualcuno era comunista perché non ne poteva più di fare l’operaio/ Qualcuno era comunista perché voleva l’aumento di stipendio.
13 Le Réveil Ardennais, 9 décembre 1944.
14 Siamo tutti in pericolo, 1975 : Ho nostalgia della gente povera e vera/ che si batteva per abbattere quel padrone/ senza diventare quel padrone.
15 Foa 1991, p. 198 : Quella parola, "socialismo", aveva significato per me come l’apertura di un orizzonte morale, prima ancora che politico, come una volontà di giustizia che dall’oggi si proietta nel futuro: era il rifiuto di fermarsi alle piccole cose.
16 L’Avenir du Nord, 9 octobre 1949, « Le Socialisme ».
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