Chapitre 5
Socialisme et religion
p. 271-324
Texte intégral
Au-dessus de l’étagère des pâtes, étaient accrochées deux oléographies en couleur : l’une représentait la grande tête de Karl Marx avec sa chevelure léonine et l’autre Notre Seigneur, vêtu d’une longue blouse rouge, prêt à prononcer le Sermon sur la montagne. En dessous, il était écrit : « Bénis soient les assoiffés de justice »1.
1La description du logement d’une responsable de coopérative socialiste, personnage du roman d’Ignazio Silone, Il segreto di Luca, donne à voir une continuité entre catholicisme et socialisme qui est loin d’être un cas isolé. Celle-ci illustre le paradoxe d’un PSI qui s’est en partie construit autour de l’anticléricalisme, mais qui demeure largement imprégné de culture catholique, au point de mobiliser cette dernière dans ses campagnes électorales. Si l’utilisation directe de la figure du Christ dans des tracts du parti n’a pas d’équivalent en France, il ne faut pas pour autant négliger l’importance culturelle du catholicisme au sein de la SFIO. Il s’agit donc ici de s’intéresser aux hybridations qui peuvent exister entre socialisme et catholicisme, soit que les militants se réclament explicitement de ce dernier, soit que celles-ci soient en partie inconscientes, tant l’emprise culturelle du catholicisme est importante.
2Dans la conclusion de Marianne au combat, Maurice Agulhon avait ouvert des perspectives décisives. Il s’agissait en effet de comprendre :
la nécessité qui mena, avec la constance que nous avons dite, les républicains à raidir leurs forces, à exalter leurs cœurs en même temps que leurs esprits, et finalement à opposer système à système, mystique à mystique et même, à la limite, dévotion à dévotion. L’idéal théorique des républicains était, certes, rationaliste (« philosophique » aurait-on dit à l’époque) : des esprits émancipés se passent de culte. Mais une idéale élite de philosophes eût-elle gagné la bataille ? Il n’est que trop vrai qu’on ne combat jamais un ennemi sans lui ressembler un peu. Tout se passe en tout cas comme si la République abstraite avait dû s’animer et s’héroïser, pour ne pas dire se diviniser2.
3Ce texte pose des questions fondamentales pour la culture de gauche, au premier rang desquelles le rapport entre, d’une part, le rationalisme marxiste et le socialisme scientifique et, d’autre part, la religion, souvent renvoyée au rang de simple superstition, mais dont le poids culturel demeure important. Le recul des religions traditionnelles dans les sociétés occidentales ne s’est pas accompagné d’un recul de la sacralité3, ce qui nécessite de s’interroger, dans une perspective empruntant à l’anthropologie politique4, sur les rituels, les transferts de sacralité entre la religion et les formes nouvelles du politique pensées à l’âge des masses. Il s’agira également de montrer les continuités qui existent entre l’eschatologie marxiste et la culture catholique qui demeure très présente dans les deux pays. La Libération semble une période particulièrement propice à ces rapprochements, la thématique du renouveau et de la résurrection, largement mises en avant, semblant favoriser un nouveau millénarisme, comme à Arezzo, où un orateur s’exclame : « Le Parti est ressuscité pour triompher solennellement et éternellement »5.
I. Des relations avec l’Église souvent conflictuelles
I.1. Un anticléricalisme ancien
4L’anticléricalisme socialiste puise, dans les deux pays, ses racines dans le lointain xixe siècle, prolongeant la lutte acharnée contre la Papauté et l’influence du clergé dans la péninsule des démocrates italiens – mazziniens, garibaldiens et partisans de la République romaine – et l’affrontement entre républicains et cléricaux français. En France comme en Italie, la question de Rome et du devenir de la papauté joue un rôle central, à partir de 1860, dans l’anticléricalisme de gauche6. Cette animosité est par ailleurs réciproque, comme en témoigne l’encyclique Diuturnum (1881) de Léon xiii qui range le socialisme dans les doctrines qualifiées de « monstres effroyables qui sont la honte de la Société et qui menacent d’être sa mort ».
5En France, l’anticléricalisme socialiste connaît un pic à la fin du xixe siècle et dans les premières années du siècle suivant, avant de refluer légèrement7. Symbolisé, en 1906, par le discours antireligieux de René Viviani à la Chambre dont les partis de gauche votent l’affichage public dans toutes les communes de France8, il atteint son acmé au moment de l’Affaire Dreyfus et des conflits autour de la loi de Séparation. Après la Première Guerre mondiale, si l’anticléricalisme ne disparaît pas, le parti semble moins intransigeant à l’égard de la religion, et les positions de certains dirigeants sont plus nuancées. Ainsi d’Otto Bauer qui estime que le sens de la vie échappe à la science, ou de Fritz Adler, secrétaire de l’Internationale, qui refuse le matérialisme philosophique9.
6En Italie, alors que les anarchistes inscrivent très tôt dans leurs statuts l’impossibilité de croire, les socialistes ont une position plus souple quoiqu’explicitement anticléricale10. Cherchant à se démarquer de l’anticléricalisme « bourgeois » lié à la construction de l’État unitaire, ils désertent souvent la commémoration du 20 septembre – date de la prise de Rome – teintée d’antipapisme. Certaines fédérations se distinguent toutefois pour leur engagement antireligieux, comme celle de Forlì, qui adopte en 1910, sur proposition de Benito Mussolini, un texte proclamant l’incompatibilité du socialisme et de la pratique religieuse et allant jusqu’à réclamer l’exclusion des catholiques et de ceux qui « tolèrent le catholicisme chez leurs enfants »11. C’est cependant la tradition de la social-démocratie allemande qui s’impose peu à peu : la religion demeure une affaire privée et si les socialistes combattent l’influence de l’Église dans la société, ils n’entendent pas régir la spiritualité de leurs militants12.
7À la Libération, cet anticléricalisme connaît aussi des variations géographiques : en France, des trois fédérations étudiées, c’est le Tarn qui en donne le plus d’exemples, ce qui ne doit pas étonner de la part d’un département du sud-ouest où la déprise catholique est sensible depuis longtemps et où le combat républicain et laïque fut particulièrement fort13. En Italie, c’est à Arezzo et dans les milieux milanais liés à la Critica sociale que se rencontrent les manifestations les plus intransigeantes de cet anticléricalisme socialiste14, parfois lié à la franc-maçonnerie. L’interdiction d’appartenir au PSI et à cette dernière est renouvelée, mais de nombreux dirigeants milanais et toscans de Critica sociale protestent, s’appuyant notamment sur l’exemple de la SFIO15.
8Toutefois, les interdits du début du siècle sont oubliés et les formations professent une parfaite liberté de conscience, tant en matière religieuse que philosophique16, témoignant de la tension toujours vive entre anticléricalisme et respect de la liberté individuelle. Malgré des préventions anciennes contre le catholicisme et sa hiérarchie, les dirigeants des deux partis prônent l’apaisement après la guerre, évitant d’envenimer un débat lancinant dans des pays où la pratique religieuse demeure forte. En Italie, une lecture historique attribue parfois la montée du fascisme à l’intransigeance des partis marxistes, alors en position de force, qui leur aurait aliéné les modérés et les catholiques. Sandro Pertini évoque ainsi, dans un discours de l’après-guerre, « les erreurs du PSI entre 1919 et 1921, parmi lesquelles celle d’avoir adopté une attitude hostile à l’Église ». Il ajoute : « mais aujourd’hui le PSI admet la plus ample liberté de culte sans pour autant tolérer que l’Église s’occupe de politique »17. Cette position est une constante du PSI pendant la période qui exige – souvent en vain – pour prix de sa modération, une neutralité absolue de l’Église. En France, l’attitude envers les catholiques se veut également conciliante et l’on répète souvent que le parti n’entend pas mener une « attaque de front (véritable guerre de religion entre prolétaires, la plus absurde et la plus révoltante des guerres) » contre l’Église18.
9La lecture de la presse du parti montre cependant que subsistent des sentiments antagonistes et que certains continuent de considérer la religion, dans son ensemble, comme un fléau dont le socialisme saura défaire l’humanité. Un échange intéressant, paru dans Socialismo, montre que le parti peine à trouver une position unifiée, suspendu entre le catholicisme de nombreux adhérents et les sentiments anticléricaux et antireligieux d’autres militants. Un premier article, de l’anthropologue Ernesto De Martino, condamne sans appel l’« illusion religieuse » qui permet de compenser les frustrations du monde réel : c’est « un moyen d’oppression de la classe dominante […] qui promeut les vertus serviles comme la patience ou la résignation, ce qui concourt à maintenir le prolétariat en servitude ». Il poursuit : « Quand, grâce à l’abolition de la propriété privée et à la suppression de toute forme d’aliénation, sera inauguré le règne libre d’une société sans classe, l’émancipation suivra comme corollaire, conduisant au dépassement définitif du supranaturalisme »19. La position, strictement rationaliste, est classique et la religion, opium du peuple, apparaît comme un sédatif qui entrave l’action du prolétariat, le consolant et détournant son attention vers une illusoire vie future.
10Giacinto Cardona20, pourtant athée, lui répond dans le numéro suivant : il évoque Jules Guesde et Le socialisme au jour le jour (1899), qui estime que l’anticléricalisme sert la bourgeoisie, car il détourne le prolétariat de son combat pour le socialisme21. Invoquant les grands drames du xxe siècle, il renvoie dos à dos le « fidéisme » et « l’athéisme polémique », et leur oppose la grandeur morale de la Résistance qui aurait montré l’importance des « idéaux comme force opérante en l’homme ». Il conclut en évoquant Témoignage chrétien et le renouvellement profond d’une certaine pensée catholique avec laquelle les socialistes doivent se lier22. Les deux textes, reflets de deux positions antagonistes montrent ainsi la coexistence de deux approches à l’égard de la religion, faites pour l’une de méfiance et d’hostilité, pour l’autre d’intérêt, d’adhésion voire de calcul politique.
11Le sujet demeure assurément sensible et attise des tensions au sein des deux formations. Tommaso Fiore, par exemple, en digne représentant d’un libéral-socialisme laïque, s’irrite dans une lettre à Saragat des ouvertures de Nenni en direction de l’Église, qui risquent de coûter au parti le vote des classes moyennes intellectuelles23. Quant à Pierre Mauroy, il rappelle l’ambiance très hostile à la religion qui règne chez les JS au congrès de Montrouge (1947) :
Je me fis remarquer le premier jour, dès le premier repas. C’était le vendredi de Pâques et je refusais de manger de la viande, pour honorer la religion de ma mère. Ce fut un scandale : les délégués, indignés, voulaient me traduire devant une commission de discipline24.
12Si l’épisode témoigne aussi d’autres tensions – Mauroy est partisan de Blum face à une majorité très hostile à ce dernier –, il montre que l’anticléricalisme, voire la franche hostilité à l’égard de la religion, demeure, dans certaines franges du parti, un marqueur identitaire fort du socialisme qu’il apparaît difficile de concilier avec les ouvertures que s’efforce de ménager le parti en direction des catholiques.
13En revanche, l’unité des deux partis se reforme quand il s’agit de dénoncer l’alliance objective qui unit la bourgeoisie et la hiérarchie catholique. Si les orateurs se défendent le plus souvent d’être hostiles à la religion, ils entendent « combattre les prêtres quand ceux-ci en profitent pour soutenir le régime bourgeois »25, « quand ils travestissent la loi du Christ pour mener une politique contraire aux classes laborieuses et pour sauvegarder la richesse des capitalistes »26. Cette position anticléricale, exigeant la neutralité stricte du clergé, est encore renforcée par la collusion récente entre certaines élites ecclésiastiques et le fascisme. Ainsi à Revin (Ardennes) lors d’une réunion organisée autour de Mgr Picart, membre de l’Action catholique belge, Camille Titeux, le maire socialiste de la ville, porte la contradiction à l’orateur et lui demande « quelle est la position prise par l’Église vis-à-vis des prêtres allemands qui ont béni les armées italiennes et allemandes à leur départ pour la guerre et la position actuelle de l’Église vis-à-vis de Franco »27.
14Cette dénonciation de l’absence de neutralité du clergé permet également de nourrir la critique des formations catholiques – DC, MRP, mais aussi la JOC –, accusées de légitimer l’ordre existant malgré des dehors de partis réformistes. Jeunesse s’attaque ainsi à la JOC, cherchant à montrer que derrière le discours ouvriériste se cache une légitimation des inégalités sociales. L’article cite le pape Pie X qui, dans son motu proprio, écrit « Il est conforme à l’ordre établi par Dieu qu’il y ait dans la société humaine des princes, des patrons et des prolétaires, des riches et des pauvres »28. Les attaques contre les deux partis démocrates-chrétiens se font souvent sur le même mode dans les deux pays, quoique la SFIO soit plus mesurée, en raison de son alliance avec le MRP pendant toute la période. On peut toutefois noter que si Le Populaire semble retenir ses coups contre le MRP, la presse locale et les titres destinés à la jeunesse continuent à l’attaquer assez férocement. Un encart du Cri des Travailleurs cingle : « Le MRP ? De l’eau de Vichy dans du vin de messe ! », accusant le parti dans un seul mouvement de modération, de vichysme et de cléricalisme. Il arrive également de caricaturer ses dirigeants en curé, comme dans un dessin de presse paru dans Jeunesse, qui raille la prétention du MRP de s’adresser à l’ensemble de la population, des révolutionnaires aux cléricaux (fig. 9).
Fig. 9 – GRUM, « Mes biens chers frères, camarades, Messieurs ! », Jeunesse, 22 novembre 1945 (© droits réservés).

15On observe les mêmes procédés en Italie, où De Gasperi est régulièrement représenté en prêtre. On reproche ainsi à la DC de se présenter comme le parti de l’Église et à ses membres de se considérer comme les seuls bons catholiques. Luigi Cacciatore les accuse d’« exploiter le sincère sentiment religieux des masses » et de mépriser « les voix qui se lèvent de la conscience religieuse italienne »29. Cette idée est reprise dans un dessin d’Il Proletario, l’hebdomadaire de la fédération milanaise, intitulé « Marque de fabrique », dans lequel Alcide De Gasperi, vêtu en prêtre, cloue un petit panonceau sur la croix du Christ indiquant « De Gasperi, représentant exclusif pour l’Italie » (fig. 10). La caricature est renforcée par le petit personnage qui surmonte la croix, portrait grotesque de Mario Scelba, le ministre de l’Intérieur.
Fig. 10 – « Marque de fabrique », Il Proletario, 4 décembre 1947 (© droits réservés).

16Ensuite, le parallèle entre l’onction catholique dont jouit la DC et celle dont se prévalait le fascisme est largement exploité. Une autre vignette du Proletario montre le président de la DC tenir un congrès vêtu en prêtre, sous l’œil attentif et protecteur d’un Christ-Mussolini, surmonté d’une inscription où « INRI » est remplacé par la mention « MSI » du nom du parti néofasciste. Une nouvelle fois, Scelba, qui, dans les imaginaires, fait le lien entre le fascisme et la DC, est représenté surmontant la croix (fig. 11). En mettant l’accent sur l’hybridation entre politique et religion du fascisme, mais aussi sur la sacralisation de la figure du Duce, la vignette accuse la DC de perpétuer l’œuvre fasciste. Elle distingue par ailleurs entre le Christ de l’Évangile, souvent célébré par le PSI30, et ce Christ-Mussolini symbole de la collusion de l’Église et du fascisme.
17Dans la même veine, un dessin publié en mai 1947 représente De Gasperi en curé, portant un cierge fait d’un ancien faisceau fasciste et suivi d’un enfant de chœur docile, tenant un encensoir : Giuseppe Saragat, qui concentre de très nombreuses attaques depuis la scission de janvier 1947 (fig. 12). L’attaque permet à la fois de railler la faiblesse des convictions anticléricale du groupe de Critica sociale qui s’accommode d’une alliance où il n’est que le supplétif d’un De Gasperi soumis à la hiérarchie catholique, tout en associant, comme dans les deux vignettes précédentes, le cléricalisme et la sacralisation de la politique fasciste, présentant De Gasperi, Scelba et Saragat, comme calotins et tartuffes.
Fig. 11 – « Congrès démocrate-chrétien », Il Proletario, 20 novembre 1947 (© droits réservés).

Fig. 12 – Sans titre, L’Avanti !, édition milanaise, 30 mai 1947 (© droits réservés).

I.2. Une laïcité pointilleuse
18Cette hostilité à la participation de l’Église à la vie publique se traduit par une laïcité pointilleuse, qui constitue un des points cardinaux de l’identité socialiste. En Italie, le vote de l’Article 7 de la Constitution, en mars 1947, concentre les débats pendant de longues semaines. L’article vise en effet à constitutionnaliser les Accords de Latran de 1929, qui mettent fin à la laïcité de l’État italien et organisent un Concordat. La mesure, défendue par la DC, cristallise l’opposition d’un large spectre de l’échiquier politique : communistes, socialistes, sociaux-démocrates, actionnistes, républicains, mais aussi une partie des libéraux et des dirigeants liés à l’État préfasciste comme Vittorio Emanuele Orlando. Cependant, à mesure que la discussion s’enlise, et sous la pression d’une partie des députés de droite qui surenchérissent – certains députés de l’Uomo Qualunque proposent d’inscrire dans la Constitution le catholicisme comme religion d’État31 – de nombreux opposants se ravisent. Les socialistes mènent le front de l’opposition – notamment par l’intermédiaire de Nenni, anticlérical convaincu dont la légende veut qu’il ait refusé, adolescent, d’entrer au séminaire en blasphémant32 – et proposent des solutions intermédiaires, sans succès33. Finalement, le groupe communiste, après des débats internes nourris, vote l’article, adopté à une claire majorité de 350 oui pour 149 non34, que les 95 votes du PCI – deux députés s’abstiennent, malgré la discipline de vote – n’auraient pas réussi à inverser. L’attitude communiste surprend les socialistes qui peinent à la justifier et s’empêtrent dans des sophismes visant à dédouaner le PCI, contraint, selon eux, de voter l’article 7 par peur d’alimenter un anticommunisme galopant35. Rapidement, ces arguties laissent cependant place à une critique franche de la DC, jugée seule responsable et qu’on accuse de mener une politique « obscurantiste pour le compte d’une puissance étrangère »36, retournant l’accusation généralement adressée aux PCI et PSI.
19Le choix du PCI peut en partie s’expliquer par des considérations tactiques37 : on prête généralement à Palmiro Togliatti et aux dirigeants du PCI la volonté d’obtenir, dans d’autres domaines, des concessions de la DC. D’autres facteurs entrent en jeu, comme la peur d’une crise gouvernementale, mais aussi, comme le secrétaire communiste le dit lui-même à la tribune, la crainte de mettre fin « à la paix religieuse » et le souhait de « donner une solution définitive à la question romaine »38.
20Le PSLI ne se prive pas d’exploiter le vote communiste, accusant le PCI de cléricalisme et de trahison de l’idéal laïque. Dans un article de L’Umanità, intitulé « Ce qu’il fallait démontrer », Giuliano Pischel considère que l’épisode prouve la duplicité des communistes et leur absence de convictions au profit du seul sens tactique39. Une vignette de Giuseppe Scalarini, le dessinateur historique du PSI préfasciste, qui œuvre désormais pour le PSLI, entremêle le symbole de la DC, l’écu frappé d’une croix, avec la faucille et le marteau retournés, comme symbole de la trahison communiste (fig. 13). L’accusation de cléricalisme devient dès lors un enjeu important dans la polémique qui oppose les scissionnistes – eux-mêmes caricaturés, comme dans le dessin de L’Avanti ! (fig. 12) – et les socialo-communistes.
Fig. 13 – Giuseppe Scalarini, « L’écu démo-communiste », mars 194840 (© eredi Scalarini).

21La SFIO y voit également un bon moyen d’attaquer le communisme, comme en 1948 dans les pages du Populaire :
Les communistes italiens ne mènent en effet aucune propagande antireligieuse à l’intérieur du parti et excluent même les camarades qui font du scandale dans les églises. On peut être communiste et catholique a dit Togliatti. C’est même la raison pour laquelle il a voté l’article 8 [sic] de la Constitution, la confirmation des accords du Latran qui interdisent le divorce et placent l’école sous le contrôle du Clergé41.
22Du côté de la SFIO, la collaboration gouvernementale avec le MRP met à rude épreuve l’âme laïque des députés. Le MRP fait plusieurs tentatives qui sont vues par les socialistes comme des entorses à la laïcité et qui sont durement combattues, mettant à chaque occasion en péril l’équilibre gouvernemental. La question demeure en effet centrale pour de nombreux militants qui n’hésitent pas à réprimander le parti lorsqu’il leur semble s’éloigner d’un strict respect de la laïcité42. Ainsi, Daniel Mayer, alors à la tête du parti, prie Yves Dechezelles de demander des comptes aux quelques députés du groupe qui n’ont pas participé à un vote sur les crédits des écoles privées. Il ajoute : « Ils sont peu nombreux. Mais je crois qu’il serait bon d’avoir à l’avance des éléments de réponse aux questions que ne manqueront pas de nous poser ceux de nos militants qui s’intéressent à ces problèmes »43. De même, Jules Moch évoque dans ses mémoires un vote, pendant le gouvernement de Félix Gouin, provoqué par Pierre-Henri Teitgen et Maurice Schumann, visant à « rétablir l’enseignement religieux dans les écoles et la liberté totale de l’enseignement. Ces textes auraient entraîné ma démission s’ils avaient été votés ; mais ils sont repoussés »44. Cela montre la dimension identitaire que revêt la laïcité pour une partie des militants de la SFIO. La question laïque, avec celle des crédits militaires, est d’ailleurs celle qui provoque le plus de tensions avec les partenaires gouvernementaux des socialistes pendant toute la période.
23L’affaire la plus emblématique demeure celle qui éclate en mai 1948 autour du décret Poinso-Chapuis, du nom de la ministre MRP de la Santé, première femme ministre de plein exercice de l’histoire de la République45. Le décret prévoit d’accorder des subventions aux associations d’aides aux élèves des écoles privées, ce qui revient à financer indirectement ces dernières. Cela conduit à de violents débats qui font vaciller le Gouvernement de Robert Schuman, accusé par la gauche de favoriser l’enseignement confessionnel46. C’est un casus belli au sein de la majorité comme en témoigne la démission d’Édouard Depreux, ministre de l’Éducation nationale, qui quitte les bancs du gouvernement en pleine séance pour retourner siéger avec le groupe socialiste. Si la crise est finalement évitée – et la démission de Depreux retirée – le débat divise la majorité et le gouvernement Schuman tombe en juillet, lâché par les socialistes, même si c’est officiellement pour des raisons tenant aux crédits militaires47. Germaine Poinso-Chapuis, à qui Robert Schuman avait pourtant imposé le décret, en paye les conséquences et est évincée du futur gouvernement, non sans avoir essuyé des attaques misogynes48. Maurice Deixonne, rapporteur du texte, y gagne, quant à lui, une solide réputation de défenseur de la laïcité, qui lui vaut des lettres enthousiastes de militants le félicitant d’avoir tenu bon contre « les chevaliers du goupillon »49. Le député du Tarn continue d’ailleurs dans cette voie dans les mois suivants, comme le montrent les différentes questions écrites qu’il adresse à des membres du gouvernement pour s’assurer d’un strict respect de la laïcité50.
24Dans des départements comme le Tarn où la tradition anticléricale et laïque est importante, le combat pour la laïcité constitue également un moyen de se distinguer à la fois des radicaux et des communistes. Tout comme le PSLI exploite l’épisode de l’article 7 contre le PCI, les socialistes français raillent la politique de conciliation des communistes à l’égard de l’Église et tâchent de se présenter comme les vrais tenants de la laïcité. Un épisode local leur donne par exemple l’occasion d’une polémique entretenue pendant plusieurs semaines. Au Conseil général, les socialistes, majoritaires, proposent de voter un vœu en faveur de « la réalisation de l’école unique, sur le plan national »51, remettant au goût du jour une vieille revendication socialiste refleurie à la Libération, la nationalisation de l’ensemble des écoles privées et la constitution d’un monopole public de l’enseignement52. L’instituteur communiste Paul Monestié, élu à Albi, tout en se prononçant pour la suppression des crédits aux écoles libres, refuse le principe des nationalisations et vote donc contre. Il n’en faut pas plus à la presse socialiste pour dénoncer la collusion des communistes « avec la réaction cléricale »53, donnant lieu à une passe d’armes entre Le Cri des Travailleurs et le journal communiste Renaître. Dans un article très ironique, le journal socialiste propose alors « d’ouvrir une souscription dans le département pour lui offrir un goupillon d’honneur »54. Renaître contre-attaque en accusant le socialiste Bastié-Sigeac d’avoir voulu financer des séminaires. Ce dernier se défend, protestant de « sa tolérance extrême » qui lui a fait envisager de subventionner les séminaires en tant qu’« écoles professionnelles » et non, comme dans le cas des écoles privées catholiques, pour endoctriner la jeunesse55. L’épisode est exploité jusqu’à la corde par les socialistes puisque le 15 décembre, alors que le débat semble clos, Le Cri des Travailleurs ne peut s’empêcher, dans un article qui n’a pourtant rien à voir, de remercier ironiquement Monestié, d’un « Merci Monestié ! Le Ciel soit avec toi ! »56.
25Au-delà de la chicane par presse interposée, l’épisode montre l’importance que revêt le combat laïque dans des régions où l’électorat de gauche y est particulièrement sensible. Les deux partis y voient un moyen de se distinguer l’un de l’autre, mais aussi de gagner à leur cause certaines couches de la population urbaine supposées plus favorables à la laïcité, comme les instituteurs et professeurs – les socialistes prennent soin de préciser que Monestié en fait partie, comme pour en souligner le reniement – et la petite bourgeoisie urbaine anticléricale longtemps gagnée au Parti radical. Le même procédé peut d’ailleurs être observé dans le Nord, où la SFIO raille la présence d’un curé au milieu des drapeaux rouges des communistes lors des funérailles de l’un des leurs, qui plus est secrétaire de cellule. L’article, là encore très ironique, intitulé « Faucille, marteau et goupillon », fait mine de s’interroger :
Quels sont les plus hypocrites : les curés qui n’ont pas hésité à suivre les drapeaux communistes pour pouvoir faire une grand-messe à dix heures ou le parti communiste qui se fait bénir par le clergé qu’il a toujours dénoncé comme soutien de la classe capitaliste57?
I.3. L’intransigeance de l’Église
26Les personnages de roman de Guareschi, Don Camillo et Peppone, ont incarné la controverse permanente, à l’échelle communale, entre l’Église et le Parti communiste. Mais Guareschi n’est pas seulement romancier et il a aussi contribué directement à la campagne électorale de 1948. On lui attribue l’une des affiches les plus célèbres de la DC qui représente un électeur dans l’isoloir sous la légende « Dans le secret de l’isoloir, Dieu te voit, pas Staline ». Celle-ci montre bien l’enrôlement de la figure divine dans la campagne électorale de 1948, où la religion et le clergé jouent un rôle important. Dès le début de l’année, le cardinal milanais Schuster annonce, par voie de presse, qu’il entend refuser l’absolution aux militants des partis marxistes. Le matérialisme du marxisme est officiellement mis en cause, mais son intervention s’inscrit dans le contexte plus large de la lutte d’un large pan de la hiérarchie ecclésiastique en faveur de la DC, qui trouve son paroxysme dans un décret de la Congrégation du Saint-Office du 1er juillet 1949, publié par L’Osservatore romano le 15, qui déclare illicite l’inscription au Parti communiste ainsi que tout concours à ce dernier et même toute lecture de la presse du parti, prononçant de fait l’excommunication des militants et électeurs. Les socialistes, en tant qu’alliés, sont eux-aussi concernés58.
27Les deux épisodes font l’objet de vives protestations de la presse socialiste qui oscillent entre dédain ironique et convictions religieuses offensées. En février 1948, l’Avanti ! milanais publie en première page une vignette dans laquelle un homme priant dit : « Bon Dieu, je donnerai mon vote au FRONTE parce qu’il défend, sur cette terre, les HUMBLES pour lesquels ton FILS est mort sur la CROIX. Si je me trompe, pardonne-moi. Mais si je ne me trompe pas, pardonne le Cardinal Schuster » (fig. 14). Le message est intéressant, car il permet deux niveaux de lecture : c’est, certes, une critique ironique et anticléricale de l’attitude d’un Schuster qui use de la Bible comme il l’entend ; mais dans le même temps, on peut aussi en faire une lecture très littérale, où le catholicisme le plus authentique, découlant directement du Christ, est trahi par l’autorité catholique. C’est alors le Fronte democratico popolare qui en reprend le flambeau, pour perpétuer le message évangélique de rédemption des pauvres. C’est donc à la fois un dessin qui sied, sur le mode ironique, aux anticléricaux et, lu plus littéralement, aux catholiques de gauche, ce qui me semble caractéristique de la volonté des dirigeants socialistes de ménager les deux pôles.
Fig. 14 – « Pardonne le cardinal Schuster », L’Avanti !, édition milanaise, 25 février 1948 (© droits réservés).

28De même, en juillet 1949, une vignette qui accompagne l’article consacré à l’excommunication s’intitule « Un coup de poignard dans le dos » (fig. 15). On y voit un prolétaire, déjà opprimé par une grosse masse rocheuse symbolisant le capitalisme, frappé dans le dos par une grande croix. Il commente alors : « Et moi qui espérais qu’ils excommunient mes oppresseurs ». Là encore, le message est ambivalent et permet d’être reçu tant par les plus anticléricaux, montrant l’alliance objective du capitalisme et de l’Église, que par des croyants auxquels on propose une autre lecture de l’Évangile, concurrente de celle donnée par l’Église. C’est d’ailleurs toute la nuance de la réponse socialiste à l’excommunication que de réussir à articuler le dédain de militants anticléricaux de longue date – « je m’en contrefous », écrit Ludovico D’Aragona dans l’Avanti !59 – avec des réactions d’authentiques catholiques qui revendiquent une lecture socialiste de l’Évangile.
Fig. 15 – Michele Majorana, « Un coup de poignard dans le dos », L’Avanti !, édition romaine, 15 juillet 1949 (© droits réservés).

29Les correspondances militantes font également état des nombreuses tensions entre le PSI et le clergé pendant la campagne électorale. Socialistes et communistes sont souvent indignés par l’usage politique qui est fait des sacrements, certains prêtres abusant de la confession pour soutirer des informations politiques aux croyants. Dès 1946, le préfet arétin adresse ainsi une lettre à l’évêque pour l’informer que le curé de Castelfranco di Sopra a choqué l’opinion en refusant de donner l’absolution à un homme « qui avait déclaré en confession, sur la demande explicite du prêtre, avoir voté pour le Parti communiste ». Le préfet conclut en disant que l’épisode a fait beaucoup de bruit parmi les « partis extrémistes » – PCI et PSIUP donc – et qu’il ne doit pas être négligé, car chez eux aussi, on compte « beaucoup de catholiques à la foi certaine »60. De même, un militant socialiste de Sienne se souvient des difficultés qu’il a éprouvées pour pouvoir se marier à l’église, le prêtre de son village ayant refusé de marier des couples communistes et socialistes ailleurs que dans la sacristie61.
30C’est cependant durant la campagne de 1948 que les épisodes sont les plus nombreux, comme en témoigne la correspondance de Pietro Nenni. Un militant napolitain dresse ainsi un tableau édifiant :
Dans les derniers jours précédant les élections, des prêtres et des moines ont tourné sur des camions dans les rues et les places de Naples ; s’arrêtant aux intersections, ils ont tenu des meetings en défense de la religion menacée par le Fronte. La première quinzaine d’avril, des tableaux de madones particulièrement adorées ont été apportés dans les villages les plus reculés, en croisade contre le Fronte. […] Même à Naples, mais surtout dans la province, ont eu lieu une série de miracles : des signes prémonitoires, des enfants possédés, des saints et des madones en transe électorale. À Marcianise (province de Caserte), une femme de la DC vit apparaître une croix dans un tamis de farine. […] On répandit aussi l’histoire d’orateurs morts pendant des meetings alors qu’ils blasphémaient contre Dieu ; Nicolai aurait été foudroyé alors qu’il invitait à voter contre la DC ; Mancini – notre ami Pietro – serait mort alors qu’il insultait Dieu etc.62
31On peut rapprocher ce témoignage où tout l’arsenal catholique est mobilisé au service de la campagne électorale de la remarque de Stephen Gundle qui relève que dans les trois premiers mois de 1948 – ceux qui précèdent les élections du 18 avril, donc – les miracles reconnus par l’Église augmentent sensiblement et surtout que la Radio vaticane, d’ordinaire prudente quand il s’agit d’authentifier des miracles, en tient fidèlement le compte63. Un socialiste milanais, lui, donne une liste des attaques directes du clergé contre les socialistes, témoignant d’un climat de terreur religieuse visant à effrayer la population :
1. Dans un sanatorium de Vialba était hospitalisée une jeune camarade atteinte de tuberculose. Comme elle était en fin de vie, elle demanda les derniers sacrements. La sœur lui imposa comme condition de déchirer sa carte du PSI. 2. Dans un petit village des environs de Lodi, on refusa des funérailles religieuses à un camarade mort sans avoir renoncé à ses convictions socialistes. 3. De nombreux camarades, après avoir déclaré, à la demande de leur confesseur, qu’ils voteraient pour le Fronte se sont vu refuser l’absolution par le prêtre ce qui les a contraints à renoncer à la communion pascale. Le cas le plus pathétique fut celui d’un vieux camarade de plus de soixante-dix ans, très religieux et aveugle, habitant Ornago, auquel on refusa l’absolution bien qu’il la demandât en pleurant64.
32Ces témoignages montrent ainsi la politisation accrue de l’Église, qui atteint sans doute son apogée pendant l’année 1948 où la possibilité de victoire marxiste électrise leurs adversaires, de la hiérarchie ecclésiastique aux Comités civiques65. On relève également que les rangs socialistes et communistes comptent de très nombreux fidèles, directement visés par cette politique. Cela n’est pas sans conséquences et la position du PSI évolue. Alors qu’il proclamait à la Libération n’être pas hostile à la religion, les attaques contre le clergé se multiplient à partir de 1948. Pietro Nenni, dans un discours tenu à Parme, à l’occasion d’une fête de l’Avanti !, accuse l’Église de se servir des chaires et des confessionnaux pour mener une campagne malhonnête et l’invite au contraire à faire campagne à la lumière du jour, en organisant de véritables meetings66. Un autre indice du durcissement des partis socialistes et communistes à l’égard de l’Église, réside peut-être dans la diffusion dans les Pouilles d’un chant anticlérical en 1948-1949, même si une simple occurrence ne vaut pas preuve. Les socialistes et communistes utilisent alors un chant directement hostile aux prêtres, accusés de nicolaïsme, accusation classique contre le clergé :
Les prêtres sont une race puante
Qui ont des concubines et qui font l’amour, et qui font l’amour
Toutes me l’ont dit
Cette mafia doit finir67.
33Le cas français offre de son côté moins d’exemples de tensions entre l’Église et la SFIO. La presse locale ne rapporte quasiment aucun épisode semblable à ceux qui ont eu lieu en Italie. Cela est sans doute imputable au fait que la trêve que paraît vouloir observer la SFIO à l’égard des catholiques – en tant qu’individus, car la laïcité demeure indépassable – semble en partie acceptée par l’Église.
I.4. Une pratique catholique loin d’être insignifiante
34Malgré l’indéniable force des courants anticléricaux et laïques dans les deux partis – quoique plus importante encore en France – la pratique religieuse est loin d’être absente du quotidien de nombreux militants socialistes, comme en témoignent les nombreuses récriminations de militants reprochant à l’Église de les exclure du culte.
35Les dirigeants mettent très rarement en scène leur foi68, même si quelques-uns font exception, comme André Philip, qui fut avant-guerre responsable des Étudiants chrétiens et ne cache pas son protestantisme69. Dans un article intitulé « Socialisme et religion », Robert Verdier affirme : « c’est un fait : l’immense majorité des députés socialistes sont détachés des croyances religieuses. Athéisme et socialisme paraissent inséparables »70. L’affirmation est sans doute trop tranchée, mais il demeure vrai que l’image publique du dirigeant socialiste semble réclamer un détachement à l’égard de la foi, qui doit demeurer de l’ordre du privé. L’époque n’est certes plus aux accusations portées contre Jaurès pour la communion de sa fille Madeleine, mais l’anticléricalisme demeure un marqueur puissant de l’identité socialiste et les manifestations d’anticléricalisme peuvent contribuer à renforcer le prestige d’un dirigeant. En Italie, on rapporte ainsi volontiers et avec amusement, l’épisode d’un prêtre voulant confesser à toute force Pietro Nenni durant son incarcération en France – sans doute à Fresnes en 1943 – et reçu avec peu d’égards par le dirigeant socialiste71.
36Le constat est plus nuancé à propos des militants chez qui la pratique catholique est répandue, ce dont permet, une nouvelle fois, de se rendre compte la correspondance de Nenni. Un secrétaire de section milanais fait le constat suivant : « Je me permets de remarquer que quand nous parlons de travailleurs chrétiens, nous entendons travailleurs de la DC, alors que – du moins dans notre province – la majeure partie des ouvriers et des paysans inscrits à notre parti sont eux-mêmes des travailleurs catholiques pratiquants »72. Les conséquences de l’excommunication montrent également que de nombreux militants fréquentaient les églises, même si les réactions variées témoignent de leurs degrés d’engagement divers. Un membre de la section de Pontelandolfo (Bénévent), en Campanie, écrit que les militants « ont ri de l’excommunication qui les atteint après m’avoir moi-même atteint en 1946. Certains nostalgiques sont passés au culte évangélique, très présent chez nous. Mais le prêtre maudit le Saint-Office, qui a réduit à néant ses affaires »73. Un autre exemple milanais va dans le même sens : « à Corsico, à la suite de la propagande politique faite par le clergé, les communions pascales, qui étaient 7 000 en 1947, tombèrent à 3000 en 1948 », ce qui prouve que la population socialiste et communiste représentait une part notable des fidèles. Il ajoute :
Comme les églises ne se remplissaient que de fidèles riches ou aisés quand les pauvres gens, décidés à voter pour le Fronte, s’en éloignaient, on afficha sur la porte d’une église de Milan proche d’un couvent un panneau qui disait : « Dans cette église, on ne discute pas de politique ». La cohue fut énorme, jusqu’au jour où un oukase de l’archevêque ordonna de retirer le panneau74.
37Malgré le détachement ironique de la première lettre, ces deux témoignages montrent la même chose : la pratique religieuse est loin d’être négligeable parmi la base socialiste et, même si celle-ci semble avoir choisi sans hésitation sa foi socialiste – ce que l’on doit sans doute nuancer –, une partie au moins cherche à prolonger sa pratique religieuse, par la conversion ou, plus fréquemment, en ayant recours à des prêtres moins regardants sur la composition de l’assemblée des fidèles. Si le socialisme – lequel ne s’abjure pas – semble l’emporter, on ne renonce pas le cœur léger à la messe dominicale.
38Difficile à quantifier, le conflit entre les deux fidélités, politique et religieuse, semble bel et bien avoir existé, ce dont témoignent également les mémoires d’I. T., militante pisane, qui évoque les hésitations de ses parents quant au baptême. Après de longs débats, son père, socialiste, consent à ce qu’elle soit baptisée, mais s’y oppose pour ses frères, ce qui traduit une vision genrée de la religion autant qu’un compromis avec son épouse, catholique pratiquante75, qui n’est pas sans rappeler celui de la communion de Madeleine Jaurès.
39De même, les funérailles sont parfois l’occasion d’un conflit entre Église et parti. La section de Fiesole débat longuement du cas d’un camarade qui vient de mourir. Le secrétaire de section rend hommage à son engagement de longue date et regrette qu’il n’ait pas été possible d’envoyer le drapeau de la section lors de la cérémonie, car le clergé local ne l’aurait pas accepté. On déplore certes le « terrorisme religieux »76 de l’Église, mais la préférence du défunt – ou de sa famille – pour le crucifix sur le drapeau rouge, suscite le débat. Deux militants déclarent « inconcevable qu’un militant marxiste se préoccupe tant de ne pas avoir de cérémonie religieuse » et demandent malicieusement « jusqu’à quelle distance de l’Église », le drapeau rouge est toléré77.
40L’adhésion au catholicisme se perçoit également dans les lettres de protestation que reçoit Pietro Nenni face à l’attitude parfois jugée anticatholique de l’Avanti !. Le 6 novembre 1947, dans un numéro largement consacré à la Révolution d’octobre, le journal publie un poème de Vladimir Maïakovski, Notre dimanche. Nombreuses sont les lettres qui dénoncent « des strophes athées, négatrices de l’esprit religieux le plus essentiel, anticléricales et anticatholiques »78. Une section milanaise va même jusqu’à voter une motion dénonçant la publication et l’adresse personnellement à Pietro Nenni79. De même, un militant proteste contre l’affirmation du journal qui a écrit « nous ne croyons pas à la descente du Royaume de Dieu sur cette terre, décrit dans les Évangiles »80, manière de rappeler au parti sa neutralité en matière de convictions religieuses et philosophiques.
41On trouve enfin – plus rarement cependant – d’étonnantes manifestations collectives liées à la religion, et ce uniquement en Italie, ce qui montre une prévention moins grande à l’égard de la religion dans certains espaces, où l’on associe l’Église à tous les grands événements de la vie collective. À Turi (Bari), au lendemain de la victoire de la République au référendum du 2 juin 1946, un cortège de cinq-cents militants du PRI, du PCI, du PDA et du PSIUP se forme et, portant le drapeau municipal et les drapeaux des partis, se dirige vers l’église communale où est chanté un Te Deum de remerciement pour le résultat du référendum81 ! Si l’épisode est particulièrement étonnant de la part des quatre partis les plus laïques du paysage politique italien, il demeure néanmoins isolé et ne doit sans doute pas être surinterprété. On peut toutefois y voir, dans la communion des institutions municipales, du clergé et des partis autour d’une célébration politique, une réminiscence des pratiques fascistes de rites collectifs qui associaient les trois entités.
42En France, ces éclats sont moins fréquents, mais les sources montrent toutefois une pratique religieuse importante parmi les militants, même si elle est sans doute moins clairement revendiquée et plus strictement cantonnée à la sphère privée. Ainsi, les colonies de vacances socialistes « Les amis de l’enfance ouvrière », organisées dans les Ardennes, demandent, dans leur formulaire d’inscription : « Désirez-vous que votre enfant suive les offices religieux ? ». Seules treize fiches réponse nous sont parvenues, mais onze d’entre elles répondent positivement82. La série statistique est certes réduite et ne permet pas de tirer des conclusions définitives. On peut cependant relever que le parti a cru bon de faire figurer la question de la messe sur le formulaire par ailleurs très succinct et que la large adhésion à la messe dominicale montre que la pratique catholique est plus répandue dans le parti que ne le laisse entendre la presse qui suggère parfois à demi-mot que les socialistes ne fréquentent quasiment jamais l’église.
43Ces différents témoignages attestent donc d’une sensibilité catholique largement présente dans le parti et qui est parfois mal à l’aise avec les attaques anticléricales dont ne se prive pas la presse socialiste italienne qui entretient régulièrement la polémique avec le Vatican et la hiérarchie ecclésiastique. L’absence de sources analogues en France – la correspondance de Blum est bien moins riche et celle du Populaire est perdue – empêche une comparaison précise, mais il semble que la tradition anticléricale y soit plus enracinée. En l’absence de sources précises, on ne peut conclure à une pratique catholique moindre en France, mais il semble en revanche avéré que la religion y relève davantage du domaine du privé.
II. Attaquer l’Église par le catholicisme
44Dans leur dénonciation de l’instrumentalisation politique de la religion, certains socialistes italiens – militants comme dirigeants – vont parfois jusqu’à revendiquer une lecture socialiste de la Bible, refusant à la DC le droit de se présenter comme le parti des catholiques. Le PSI cherche dès lors à concilier christianisme et socialisme, revendiquant un catholicisme des origines, fait de simplicité et d’attention pour les plus humbles, loin des fastes de l’Église contemporaine alliée de Mussolini ou de Franco. C’est un phénomène spécifique à l’Italie, les socialistes français se contentant, de loin en loin, d’allusions ironiques à des principes bibliques bafoués par l’Église, mais sans chercher à se présenter comme les véritables représentants de la parole du Christ.
45Les premiers mois de la Libération avaient donné lieu à une certaine retenue dans les attaques contre l’Église, mais celles-ci s’intensifient au contraire à partir de 1946 et surtout, de manière nette, de la campagne électorale de 1948. La presse socialiste en est le premier relais, comme à Arezzo, où le journal mural local, édité par la section du centre-ville, commente régulièrement les discours du clergé : à un prêtre voulant « détruire les juifs et les communistes », le journal arétin oppose l’Évangile, message « d’amour, de charité, de pardon et non de haine [et se demande] pourquoi personne, dans l’Église de Dieu, ne le rappelle à ses devoirs de ministre de Dieu »83. Le discours supporte là encore une double lecture, ironique et anticléricale d’une part, mais aussi littérale, rappelant au prêtre son engagement religieux, ce qui permet son appropriation tant par une frange anticléricale du parti que par des catholiques sincères. Nombreux sont en effet les exemples qui montrent que le PSI entend mener le combat sur un plan théologique, pour ne pas apparaître comme un parti antireligieux tout en confondant la hiérarchie catholique, accusée d’avoir dévoyé le message évangélique. Toujours à Arezzo, les socialistes font ainsi intervenir, lors d’un meeting, un « ancien séminariste », membre du parti, qui a « cherché à persuader l’auditoire que les partis socialiste et communiste ne sont pas hostiles et ne combattent pas la religion catholique, mais qu’au contraire, ils la protègent ». L’orateur a, pour cela, « employé de nombreux exemples théologiques, citant des épisodes religieux et des vies de saints »84. À la différence de la SFIO qui professe une liberté de conscience et un respect de la religion, mais qui se tient souvent éloignée de cette dernière, les socialistes italiens portent donc délibérément la controverse sur le terrain religieux, contestant la légitimité de la hiérarchie catholique en lui opposant une Église des communautés, proche du peuple.
46Après l’excommunication, la riposte contre l’Église est coordonnée à grande échelle, comme le démontre la similitude des discours prononcés dans toute l’Italie, ce qui laisse penser qu’ils reposent sur un canevas commun, établi et diffusé par la direction du PSI. Le discours socialiste cherche alors à opposer la communauté des croyants, restée supposément proche du message évangélique, à la hiérarchie catholique, dans un schéma argumentatif qui n’est pas sans rappeler certains discours tenus contre l’illégitimité du pape au Moyen-Âge ou par les premiers tenants de la Réforme protestante. La hiérarchie ecclésiastique est alors accusée d’agir dans son propre intérêt, abandonnant les croyants à leur sort85. La conférence commence par faire la liste de « toutes les excommunications à travers l’histoire, qui, lancées par les papes, n’avaient pour but que des intérêts politiques et personnels, certains papes ayant utilisé "cette ridicule menace" pour défendre leur personne et leurs intérêts ». L’excommunication, mise au service des prétentions temporelles du pontife est, dès lors, illégitime. On poursuit ensuite en rappelant que « certains papes, au mépris de la doctrine du Christ, ont eu maîtresses et enfants ». La conclusion résume l’argumentation qui cherche presque à délier les catholiques de leurs obligations envers le pape, celui-ci s’étant compromis : « Les vrais chrétiens que nous sommes doivent s’estimer honorés par cette excommunication »86.
47Cette opposition entre la lettre évangélique et la hiérarchie catholique constitue le cœur de la plupart des discours socialistes italiens sur la religion. On fait par exemple remarquer que le terme de communisme pourrait être accolé à l’Église des origines, car le « concept même de communauté est une création chrétienne et les premiers chrétiens adoptaient la communauté des biens ». Au contraire, « l’Église catholique, en défendant la propriété privée, comme elle l’a fait dans l’encyclique Rerum novarum a défendu le principe de l’individualisme païen »87.
48L’image d’une Église se complaisant dans le luxe est souvent mobilisée, par opposition au discours évangélique qui fait de la pauvreté une onction. Un militant dénonce ainsi le fait que l’Église ait travesti le texte originel qui promettait « Bénis les pauvres, parce que le règne de Dieu leur appartient » pour le rendre plus conforme aux idéaux de la bourgeoisie : « l’expression a été changée en "pauvres d’esprit" pour que le riche puisse continuer à être riche et à conquérir le Ciel lui aussi »88. De même, le « comité électoral socialo-communiste » de Gravina (Bari) adresse en 1946 une longue lettre à l’évêque qui a attaqué les partis de gauche lors d’une messe, pour lui opposer le texte biblique :
Nous vous prions de lire avec attention dans les Écritures saintes le chapitre 5 de l’Épître de Saint-Jacques et surtout des versets 1 à 6 […]. Voici ce que devrait être votre ministère : aimer les travailleurs, les pauvres et tous ceux qui souffrent, même s’ils sont pécheurs. […] Il dit au jeune riche : « si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres et tu auras un trésor au Ciel, puis viens et suis-moi »89.
49Opposant la lettre du message christique à la pratique de l’évêque, la missive des partis de gauche ne renonce pas à associer communisme, socialisme et catholicisme et attaque violemment l’Église, accusée de propager des « dogmes antichrétiens », adoptant une posture quasi schismatique au nom de l’Église des origines. Cette mobilisation d’un argumentaire utilisé depuis le Moyen-âge contre le pape n’est pas exempte de ferments révolutionnaires, comme l’a montré Edward Thompson qui fait le lien, au début du xixe siècle, entre le renouveau du millénarisme, la condamnation violente de toute hiérarchie religieuse – catholique comme anglicane – et les épisodes d’explosion révolutionnaire90. S’il est évidemment difficile de se faire une idée de la réception de ces discours, on voit que le PSI cherche à concilier une attaque violente de la hiérarchie catholique, donnant en ce sens des gages aux plus anticléricaux, avec une foi réelle que l’on présente comme directement tirée des enseignements du Christ.
50La figure du Christ est en effet largement mobilisée par la presse et les orateurs socialistes. C’est à la fois une figure universelle de la souffrance, dans la continuité du vir dolorum des représentations chrétiennes depuis le haut Moyen-âge, à laquelle les prolétaires peuvent donc s’identifier, et une figure profondément révolutionnaire, capable de formuler un constat sévère sur la société de son temps et d’en ébranler les fondations. Dans une lettre adressée à Pietro Nenni, un orateur raconte l’une de ses conférences, dans laquelle il oppose la figure du pape, « vêtu d’hermine et portant le trirègne » – symboles de richesse et de pouvoir – à celle du Christ « véritable symbole du prolétariat »91. Parce qu’il incarne la souffrance terrestre portée à son paroxysme, le Christ peut alors devenir symbole du travailleur exploité, en même temps qu’il porte en lui l’espérance de la rédemption. Ce Christ des humbles est très largement exploité par les socialistes, qui vont jusqu’à produire une affiche le représentant (fig. 47). Celle-ci, éditée en 1946, représente un Christ nu-pieds et porte la mention « Votez pour le socialisme, pour la rédemption des pauvres exploités par les riches » ainsi que la citation, elle-aussi largement utilisée, de l’Évangile de Saint-Matthieu : « Il est difficile pour un homme riche d’entrer au Royaume des Cieux »92.
51Cette affiche provoque des réactions enthousiastes, comme celle d’un militant de Catane, qui affirme qu’elle représente « la perspective de la fin des inégalités, de l’exploitation des pauvres par les riches et de la construction d’une société véritablement chrétienne et socialiste »93. Le socialisme, comme on l’a vu, est pour de nombreux militants une projection : il s’agit de la société idéale où tous les maux contemporains seront abolis. En ce sens, il est parfaitement compatible avec le catholicisme, que celui-ci soit vu comme une forme de socialisme, ou qu’il apparaisse comme un prolongement métaphysique de ce dernier. Le parallèle entre le socialisme et le paradis n’est d’ailleurs pas propre à ces militants et a déjà été souligné dans d’autres contextes94.
52La figure du Christ est également mobilisée dans sa dimension révolutionnaire, capable d’ébranler le pouvoir romain en Judée et de porter un message de subversion sociale. Un tract à destination des catholiques indique ainsi :
Contre la tyrannie spirituelle et politique du paganisme, le message chrétien a permis l’affirmation du prolétariat, a résonné comme cri révolutionnaire contre ceux qui fondaient la société sur la distinction entre hommes libres et esclaves. Nous pouvons voir dans les mots de Jésus et des apôtres le premier cri de liberté et de fraternité95.
53D’autres figures religieuses populaires sont également enrôlées, toujours dans la même perspective : Lazare connaît un succès certain, fort de sa condition de prolétaire et grâce à la symbolique de la rédemption et de la résurrection96, tout comme les fondateurs des ordres mendiants97. Sandro Bellassai donne un exemple semblable dans le cas des communistes : des femmes siciliennes exaltent ainsi San Giuseppe proletario98 ; l’épithète prolétaire, qui joue le même rôle que l’épiclèse des dieux antiques, distingue la noblesse du métier et souligne la sainteté de sa condition même.
54L’utilisation de figures et de motifs évangéliques est donc très importante en Italie où les socialistes cherchent à gommer l’accusation d’hostilité à l’égard de la religion et à montrer la compatibilité théorique entre socialisme et catholicisme. Cette revendication d’un christianisme des origines, communautaire, pauvre et subversif, s’accorde d’ailleurs parfaitement avec la dénonciation d’une hiérarchie catholique et d’une DC alliées objectives des puissants. Cette attitude n’a pas d’équivalent en France et d’ailleurs, lorsque les relations entre PSI et SFIO se dégradent, les dirigeants de cette dernière accusent parfois leurs homologues italiens d’être superstitieux et calotins. Un article du Populaire, publié à l’occasion des élections de 1948, donne l’interview d’un italien qui dit qu’« on a remis à [sa] petite-fille, au sortir de l’église, une image de Saint-François, dont le dos invitait à voter pour le Fronte ! »99. Le journal en fait une manchette ironique : « Saint-François invite à voter pour le Fronte ! » et raille le PSI. Ces attaques viennent s’ajouter à celles déjà évoquées contre le PCI et son vote de l’article 7 ; une nouvelle fois la question cléricale devient un moyen pour la SFIO de se démarquer de ses adversaires à gauche.
55Les hybridations entre socialisme et christianisme évangélique, bien connues pour la première moitié du xixe siècle, ne cessent donc pas partout en Europe au siècle suivant. On appliquerait en effet sans mal à certaines franges du socialisme italien du milieu du xxe siècle la remarque de Philippe Boutry, selon laquelle la gauche française du siècle précédent ne considère pas « que Dieu serait une illusion ou un opium : dans sa grande majorité, elle ne nie pas alors l’existence de Dieu ; pas davantage en insistant que Dieu serait à droite, ce qui impliquerait de le combattre, mais en imputant à la droite une appropriation abusive de Dieu et de la religion »100. De même, on trouve plus d’un prolongement entre les développements évangélistes d’orateurs italiens des années 1940 et les ouvrages d’Étienne Cabet – Le Vrai Christianisme (1846) – ou de Pierre Leroux – Du Christianisme et de son origine démocratique (1848) – qui défendent une identité entre le message christique et le socialisme, en contestant à la hiérarchie catholique le droit de s’approprier la figure du Christ101. En France ou en Angleterre, ces conceptions s’atténuent progressivement et l’historiographie considère généralement qu’elles demeurent cantonnées à la première moitié du siècle102. Le cas italien montre cependant qu’on aurait tort de considérer ces phénomènes éteints, partout en Europe, avec le xixe siècle. Le motif n’est d’ailleurs pas propre à l’Italie et l’on a pu le mettre en évidence dans le cas espagnol103, ce qui suggère sa permanence dans les pays les plus catholiques du sud de l’Europe.
56L’utilisation de la religion se fait sur un mode comparable à celui mis en évidence pour le siècle précédent : la hiérarchie catholique est condamnée au profit d’une Église des origines, communautaire ; la pauvreté du prolétaire, reflet de l’humilité du Christ, est gage de sa mission rédemptrice pour l’humanité tout entière. Le Christ, symbole universel de la souffrance et ferment révolutionnaire, fait dès lors l’objet d’une concurrence accrue avec les forces catholiques conservatrices, accusées d’avoir dévoyé son message. Cela ne signifie cependant pas que le PSI renonce à l’anticléricalisme, patrimoine du mouvement socialiste européen du sud de l’Europe, auquel les Italiens ont largement contribué, dans le prolongement du Risorgimento ou en lien avec des traditions anticléricales plus locales, comme en Italie centrale. Cet anticléricalisme, qui voisine avec la revendication socialiste d’un catholicisme évangélique, s’accommode parfois assez bien du rejet de la hiérarchie catholique, laquelle concentre les attaques de toutes les franges du parti104.
III. Une « religion de la politique » ?
57Les nombreux rapprochements – non dénués, parfois, de visées polémiques – entre mouvements marxistes et religion, ont mis en évidence, même pour des partis professant une stricte rationalité et affichant longtemps leur dédain du ritualisme, le recours aux procédés de sacralisation de la politique. La tradition en est ancienne et remonte au moins aux révolutions de la fin du xviiie siècle. Raymond Aron, après avoir forgé le terme de « religions séculières » pour qualifier les nouvelles Églises marxistes du xxe siècle, rappelle d’ailleurs, à ce propos, le mot de Michelet : « La Révolution n’adopta aucune Église. Pourquoi ? C’est qu’elle était une Église elle-même »105. De même, à la fin du xixe siècle, Giovanni Giolitti raille la construction ecclésiologique du PSI qui possède des « conciles œcuméniques dans lesquels on proclame le dogme, des conclaves dans lesquels on nomme aux plus hautes charges et ses missionnaires, ses inquisiteurs et l’excommunication »106. Comme le rappelle Emilio Gentile, « depuis la fin du xviiie, mais surtout au xixe, la politique a eu tendance à se construire des univers symboliques à caractère religieux, souvent en assimilant la liturgie, le langage et le mode d’organisation de la tradition chrétienne, en les adaptant à ses propres valeurs séculières, pour conférer à ces dernières une aura sacrée »107. L’historien italien perçoit toutefois une rupture dans la première moitié du xxe siècle, quand les régimes totalitaires donnent à la politique « un caractère sacré autonome lui permettant de revendiquer la prérogative de définir le sens et la fin ultime de l’existence humaine, tout au moins sur terre, pour l’individu et la collectivité »108.
58S’il semble excessif de considérer le socialisme comme une « religion de la politique », dont il n’a ni la cohérence ni le caractère systématique, relevons toutefois que la longue histoire de la sacralisation de la politique n’est pas restée sans effet sur lui et que, sans en faire un système, le socialisme a fait un large emploi du sacré. Malgré un héritage rationaliste toujours vif et les réticences de nombre de leurs dirigeants à l’égard des émotions et de l’enthousiasme – si souvent liés à la tyrannie – que procurent les rituels, les partis socialistes, comme les républicains jadis, ont été conduits, plus ou moins consciemment, à « s’animer et s’héroïser, pour ne pas dire se diviniser »109. En Italie surtout, l’omniprésence d’une culture catholique hégémonique explique ce que Gianni Bosio remarque dès 1946 : « tout ce qui est [dans la culture italienne], même ce qui lui est hostile, est chrétien ; même la révolte est chrétienne »110. Dès lors, que ce soit en usant du caractère indéniablement performatif des rituels, en revendiquant le message évangélique face aux démocrates-chrétiens ou en nimbant un défunt des atours d’un martyr, les socialistes témoignent que le lien unissant pouvoir et sacré n’a pas été rompu, fût-ce par la rationalité du marxisme scientifique.
III.1. Le socialisme comme foi
59Il est frappant de remarquer que bon nombre de socialistes n’hésitent pas à se présenter eux-mêmes comme les tenants d’une religion ou du moins d’une foi. On peut d’abord relever, dans les récits militants, des traces de rituels socialistes présentés en termes religieux. Il s’agit souvent d’une appellation ironique, visant à la mettre à distance, mais il n’en demeure pas moins que c’est la métaphore religieuse qui apparaît la plus pertinente dans leur formulation. C’est le cas d’une militante qui évoque, à propos d’un rassemblement de militants derrière un drapeau rouge, une « procession socialiste »111 ou bien d’un article des Lettere alla donna dans laquelle une femme raconte son quotidien et dit commencer sa journée par une « prière du matin » avec ses filles : elles chantent l’Internationale112.
60De même, Pierre Mauroy, dont on a déjà souligné le vocabulaire religieux, évoque un discours de Léon Blum à Phalempin dans le Nord où celui-ci présente le socialisme comme « une morale, presque une religion »113. Souvent, les sermons adressés à la jeunesse par les militants expérimentés reprennent le thème de l’ascèse, du dépouillement quasi monastique d’un militant entrant en religion. Un dirigeant des Ardennes s’adresse aux JS et considère que le socialisme « est une foi, aussi belle, aussi grande et aussi suffisante qu’une religion »114. À la différence de ce qu’on observe parfois en Italie, où les socialistes tentent de concilier catholicisme et socialisme, le rapport est ici de concurrence, où le socialisme se présente comme capable de rivaliser avec la religion, en proposant une lecture totalisante et unifiée du monde et de son devenir.
61Le rapport demeure ambigu et le terme de « foi » prend, en fonction des acteurs, des sens très divers. C’est souvent, toutefois, un moyen d’exprimer, par le recours au sacré, le caractère supérieur et absolu de l’engagement socialiste. Ainsi de Giuliano Pischel, alors membre du PSLI, qui qualifie le socialisme de :
foi dans le triomphe des valeurs humaines qui sont aujourd’hui avilies et inaccessibles pour beaucoup. C’est une foi dans la libération, […] dans la possibilité de réaliser une société nouvelle d’hommes libres. Ce n’est pas nous qui nierons l’aspect fidéiste et eschatologique du socialisme115.
62Les similitudes entre l’eschatologie marxiste et celles proposées par les religions monothéistes ont été soulignées depuis longtemps. Dès le début du xxe siècle, Carl Schmitt ou Éric Voegelin, relèvent que les catégories du politique demeurent en partie des catégories religieuses. Éric Voegelin esquisse même un parallèle entre l’eschatologie tripartite du catholicisme telle qu’elle fut pensée à partir du xiie siècle – il y eut d’abord le temps du Père, avant la venue du Fils qui tend, dans le futur, à l’avènement de l’ère du Saint-Esprit – et le fonctionnement du marxisme, qui oppose le communisme primitif au communisme scientifique qui prépare l’avènement d’une société sans classe116. François Hartog établit le même parallèle entre le catholicisme et le marxisme de tradition française qui repose sur l’idée d’une révolution déjà advenue – la Révolution française – et l’idée d’un retour de celle-ci ; cela fonctionne sur le même mode que la venue du Christ qui doit se reproduire à la fin des temps dans la croyance catholique. Le mythe de la révolution est l’occasion de « réactiver et de transposer l’ancien et puissant schéma chrétien du temps, que scandaient le déjà et le pas encore : elle a eu lieu, tout comme le Rédempteur est déjà venu, mais tout n’est pas encore accompli, loin s’en faut »117.
63De même, Edward Thompson a aussi montré que les ouvriers anglais du xixe siècle s’inspirent de certains principes du protestantisme et notamment de la tension qui existe entre égalité terrestre et égalité dans l’au-delà, croisant deux formes d’eschatologies, l’une temporelle, l’autre métaphysique. Il montre aussi que les travailleurs sont plus réceptifs à certains passages de la Bible qu’à d’autres, notamment à ceux qui décrivent les tribulations du peuple juif esclave, auquel ils s’identifient, comme le montrent certains textes politiques directement inspirés du livre d’Ézéchiel118.
64Les rapprochements entre le messianisme juif et le marxisme ont également influencé le socialisme français, comme l’a montré Julian Wright dans un passage très stimulant consacré aux écrits du jeune Léon Blum119. On peut rapprocher ces développements de la pensée de Walter Benjamin qui associe la révolution et le royaume messianique sous le même terme d’« image utopique ». Michaël Löwy montre bien la tradition qui unit dans cette optique Benjamin à des penseurs comme Franz Rosenzweig qui associent les « actes émancipateurs » des hommes à l’avènement du Royaume de Dieu, ou comme Ernst Bloch, chez qui le messianisme est directement lié à l’action des hommes120. Ces développements ne sont pas sans rappeler les nombreuses tentatives des dirigeants socialistes exhortant leurs troupes à l’action, en les prévenant que si la Révolution est certaine, elle dépend tout de même de l’action humaine121. Lelio Basso déplore ainsi à plusieurs reprises l’attitude de ses camarades qui, convaincus de l’avènement futur du socialisme, semblent se donner peu de peine à le faire advenir. Il rappelle que la société socialiste ne naîtra pas de « la concaténation fatale d’événements, mais seulement de l’œuvre tenace et réalisatrice des hommes »122.
65On a eu l’occasion de montrer combien la révolution jouait le rôle d’événement central de la pensée socialiste, provoquant une rupture temporelle majeure, conduisant l’Humanité à entrer non seulement dans une société sans classes, mais aussi dans un temps sans durée, aux temps sociaux largement modifiés. Ce « sublime tribunal », se substituant au Jugement dernier, conduit à la rédemption de la classe ouvrière qui accède à une société sans classe aux atours de paradis terrestre. Cette conception s’articule avec la notion de classe élue : le prolétariat, moteur de l’histoire, est celui qui est capable de faire advenir le futur.
66Que ce soit consciemment, ou plus indirectement, le prolétariat est effectivement souvent présenté, par sa souffrance même, comme la classe capable de régénérer l’humanité entière, dans un schéma qui emprunte visiblement à la tradition biblique. Ce parallèle n’échappe pas à Ernest Labrousse qui, refusant d’« opposer réflexion morale et marxisme », affirme qu’une « morale informulée affleure sous le marxisme » : « l’exploitation, l’humiliation, l’aliénation sont à la fois des idées marxistes et de morale traditionnelle. Et bien entendu de morale chrétienne »123. Si exploitation et aliénation appartiennent au vocabulaire marxiste le plus traditionnel, humiliation possède une dénotation d’inspiration chrétienne. La Bible associe en effet le terme aux « humbles », en faisant un signe d’élection. Le marxisme va certes plus loin, faisant de cette dernière une incitation à l’action, mais le lien établi entre la souffrance et la justice emprunte nettement à la culture catholique.
67Ce socialisme de la souffrance apparaît de manière semblable dans un article de L’Avenir du Nord qui invite les humbles à s’enorgueillir d’une vie difficile, dans laquelle la souffrance est une onction124 :
Au fond de ton malheur, ne te désespère pas tout à fait, petit vendeur de journaux, quand tu vois passer les fils de riches qui t’ignorent. Tu souffres, tu luttes contre la misère, tu travailles. Tu sais que la vie n’est pas facile tu la connais […]. Quand tu auras leur âge, tu seras un homme, tu auras l’expérience de la vie difficile. Tu auras le droit d’exiger d’être traité d’égal à égal. Même plus, car tu sentiras ta supériorité puisée dans la souffrance. Courage ! De ta misère naissent les raisons de parler fort et plus haut. Parce que tu es un misérable, tu auras le droit de lever la tête. Parce que tu as l’expérience de la vie dure et parfois laide, tu vaux cent fois plus que ceux qui ne peinant pas n’en connaissent que les plaisirs125.
68De la même façon, en Italie, la représentation des oubliés du sud de la péninsule, qu’elle soit le fait de l’écrivain Carlo Levi ou du peintre Renato Guttuso, est imprégnée de symbolisme catholique faisant de l’humiliation affectant les « derniers des hommes »126, un signe d’élection. Que ce soit dans le titre même de l’œuvre de Levi, Le Christ s’est arrêté à Eboli, ou dans les thématiques de Guttuso qui peint la simplicité d’« un monde humilié »127, l’isolement et l’oppression qui caractérisent les grandes masses du Sud les associent à la souffrance séculaire des esclaves bibliques ou à la figure du Christ.
69Julian Wright a bien montré combien la pensée de Benoît Malon a influencé la culture socialiste française et notamment Léon Blum : « Ce que Malon donna à Blum, c’est une compréhension plus précise de la façon dont le socialisme pouvait représenter l’expression d’une souffrance présente partout dans une société marquée par la lutte et l’oppression »128. Sans constituer une référence revendiquée, la culture chrétienne irrigue donc une partie de la pensée socialiste, à la fois dans sa perception de la souffrance comme prédisposition à la justice et dans la rédemption future des plus humbles.
70Ces rapprochements sont d’ailleurs parfois perçus par les contemporains et peuvent heurter certaines consciences. À gauche, où la question laïque est toujours sensible et souvent disputée, certains s’en emparent d’ailleurs à des fins polémiques. On attise, en France, les rumeurs sur la conversion de Blum alors qu’en Italie, le PSLI, marqué par la laïcité et toujours prompt à reprocher au PSI une forme d’idolâtrie, utilise les colonnes de la Critica sociale pour fustiger « la théorie du prolétariat comme classe-Messie qui devra régénérer le monde » et « l’eschatologie marxiste »129, lesquelles apparaissent comme des résidus d’une croyance populaire désormais dépassée par l’histoire. L’analyse est assez proche – quoique formulée depuis des positions politiques diverses – de celle de Raymond Aron, qui écrit, à ce propos :
L’eschatologie marxiste attribue au prolétariat le rôle d’un sauveur collectif. Les expressions qu’emploie le jeune Marx ne laissent pas de doute sur les origines judéo-chrétiennes du mythe de la classe, élue par sa souffrance, pour le rachat de l’humanité. Mission du prolétariat, fin de la préhistoire grâce à la Révolution, règne de la liberté : on reconnaît sans peine la structure de la pensée millénariste : le Messie, la rupture, le Royaume de Dieu130.
71Ces emprunts à la religion provoquent des remous au sein même des partis socialistes, heurtant le rationalisme de certains militants. Certain se désolent de ce qu’ils considèrent comme « un résidu de théologie » qui tend à oublier la méthode « profondément dialectique » du socialisme lequel ne serait plus qu’une croyance et plus un outil rationnel de compréhension du monde131. Le débat n’est d’ailleurs pas nouveau et certains socialistes italiens du début du siècle s’offusquaient déjà de la pratique des « baptêmes socialistes », « symptôme de la subordination culturelle envers l’Église […], perpétuation des formes et méthodes du fanatisme religieux »132.
III.2. Rituels et sacralité
72Les pratiques politiques socialistes reposent également sur un ensemble de rituels et de rites de passage qui symbolisent l’entrée et la sortie de la communauté tout autant que les liens qui unissent celle-ci133. On a souvent souligné, dans le cas du PCI, la prise en charge des militants « du berceau à la tombe »134, s’inspirant à la fois du modèle du PNF et de l’encadrement rituel de la population par l’Église catholique. Certains historiens ont même parlé de « Parti-Église » et de « cléricalisme rouge » pour souligner les similitudes dans l’encadrement rituel de la population135. L’anthropologue américain David Kertzer a par ailleurs montré dans une étude sur Bologne dans les années 1970, que l’opposition entre le PCI et l’Église se nouait aussi sur le terrain des rituels : le premier dominant les rituels collectifs quand la seconde tenait principalement les rites individuels, liés notamment à la naissance et à la mort136. Si l’encadrement des militants n’est pas aussi poussé que dans le cas du PNF, les rituels politiques socialistes sont nombreux et participent à ce que Gentile appelle « une liturgie politique vouée à adorer l’entité collective et la représentation mythique et symbolique d’une histoire sacrée »137.
73Cette ritualité du socialisme n’est pourtant pas toujours allée de soi. On connaît la prévention de Karl Marx à l’égard des symboles et de ceux qu’il soupçonne de vouloir créer une religion nouvelle. De même, si l’on concède parfois que la ritualité peut permettre de s’adresser à un public difficile à convaincre par le verbe et plus sensible aux émotions et à l’enthousiasme, la défiance demeure, comme le souligne Filippo Turati :
Le symbolisme, s’il peut attirer, galvaniser pour un instant la plèbe et provoquer la police, donnant l’impression d’outrage et de rébellion, est certes important […], mais cela demeure quelque chose qui trahit l’état sauvage des gens ; c’est un jeu qui a les effets du jeu138.
74Malgré les débats qui traversent le parti à la fin du xixe siècle, les rituels s’enracinent progressivement et drapeaux, chants et processions entrent au répertoire socialiste. En plein cœur de la polémique, Enrico Ferri défend l’utilisation des rituels et prend, sans hasard, un exemple tiré de la tradition religieuse : le peuple accourt dans les églises parce que celles-ci constituent « le seul moyen gratuit et permanent de satisfaire, d’une manière ou d’une autre, le sens esthétique de l’existence quotidienne »139, dont il s’agit de s’inspirer. Si les rituels socialistes se multiplient dès le début du siècle, Philippe Burrin a bien montré ce qu’ils doivent également aux années 1930 et à l’arrivée de symboles et de rituels tirés de l’expérience des formations européennes qui luttent contre les partis fascistes. La SFIO n’atteignit jamais le niveau de structuration et de ritualisation du SPD, mais les années 1930 voient apparaître en France – et donc aussi chez les multiples exilés italiens – de nouvelles formes rituelles dont la plus célèbre est le poing levé qui se diffuse dans le parti à partir de 1934140. Ces innovations ne sont pas toujours bien accueillies par les militants qui y voient une rupture avec la tradition du parti et une inflexion influencée par le fascisme.
75Si l’adhésion au parti ne semble pas faire l’objet d’un rituel particulier141, le drapeau rouge accompagne en revanche tous les épisodes de la vie militante et de la vie privée comme le mariage – célébré à l’église ou non142 – ou les funérailles. Ceux-ci sont souvent l’occasion d’une petite manifestation plus ou moins spontanée où le drapeau rouge et l’Internationale figurent en bonne place, dans une démonstration qui ne relève pas tant de la métaphysique que de la matérialisation d’une communauté, qui fait pièce, par ses symboles, à la ritualité catholique.
76Les rituels socialistes participent ainsi à l’encadrement symbolique des différentes étapes de la vie, dans des mises en scène qui ne sont pas toujours dénuées d’une dimension sacrée. Le local de la section sert souvent de chapelle ardente pour les militants défunts143. Les funérailles sont aussi l’occasion d’organiser des démonstrations de force, prouvant la vitalité de la communauté socialiste, et parfois de rendre hommage, par un dernier épisode contestataire, à la personnalité du militant. En France aussi le drapeau rouge préside à de nombreuses mises en terre144, mais c’est surtout net en Italie, où le cortège funèbre, jouant une Internationale ralentie et défilant avec force drapeaux et insignes, offre la possibilité d’attester une ultime fois de convictions subversives. Laura Conti145 écrit ainsi à Nenni à propos de l’enterrement de sa mère :
Nos camarades socialistes, et les camarades de mes parents, communistes, ont fait des funérailles de ma mère une vraie manifestation de masse. Ma mère a ainsi fini par avoir l’honneur de la police et des jeeps. Avec son humeur malicieuse, cela l’aurait fait rire et, en bonne camarade, elle en aurait été contente146.
77En ce sens, la pratique des années 1940 prolonge la grande tradition des enterrements politiques de gauche au xixe siècle, qui furent souvent l’occasion de marquer une défiance vis-à-vis du pouvoir, de se compter, de manifester par des voies détournées quand cela était parfois interdit147, mais aussi de concurrencer l’Église sur son propre terrain, celui de l’encadrement de la mort et celui de la procession148.
78Les funérailles de Léon Blum, le 2 avril 1950, donnent un bel exemple de cette tradition, mâtinée de la symbolique républicaine due au défunt président du Conseil149. Le corps est d’abord exposé dans les locaux du Populaire, riche de symboles, par l’attachement de Léon Blum au journalisme qu’il rappelle et par la volonté de marquer son appartenance au socialisme. La foule des socialistes se réunit devant les locaux ; les circulaires150 invitent, autant que faire se peut, à venir en tenue, c’est-à-dire, pour les JS, en chemise bleue et cravate rouge et, pour les autres, avec vêtements de travail, drapeaux et insignes. Cette affirmation du caractère ouvrier et socialiste de la cérémonie est renforcée par la présence de cinq-cents mineurs du Pas-de-Calais « en tenue » – une idée de Guy Mollet151 – qui rappellent les mineurs carmausins de la panthéonisation de Jaurès152, et par les harmonies des mineurs de Hénin-Liétard, qui ancrent la cérémonie dans les rituels anciens de la classe ouvrière du Nord-Pas-de-Calais.
79Le cortège socialiste de 1950 s’inscrit donc dans cette longue tradition contestataire, largement contrebalancée par la symbolique républicaine, déjà éprouvée lors de l’hommage national rendu à Jean Jaurès, et soulignée par le caractère de funérailles nationales qui modère l’aspect subversif du cortège. Le drapeau tricolore qui enveloppe le cercueil, la cérémonie officielle, la tribune dressée Place de la Concorde et les funérailles nationales votées par la chambre et ponctuées d’un discours du président de la République, rappellent que c’est autant à un dirigeant socialiste qu’à un ancien président du Conseil que l’on rend hommage. Le cortège – évalué à 5 500 personnes par la police qui explique ce nombre relativement faible par la pluie et la grêle153 – n’arbore en revanche qu’un seul drapeau tricolore alors qu’il compte plus de deux-cents drapeaux rouges154. Ce sont ainsi les funérailles d’un dirigeant du mouvement ouvrier, entouré de toute la ritualité du parti, que l’on célèbre ; la cérémonie est exceptionnelle par son ampleur, qui souligne la qualité du défunt, mais elle ne fait que reprendre, amplifiée, la pratique des sections locales, qui enterrent leurs morts en présence des militants rassemblés autour de leurs symboles communs.
80Cette démonstration donne-t-elle à voir une véritable religion ? Non, assurément car tout symbole et toute sacralisation ne constituent pas pour autant une religion, comme l’a montré Mona Ozouf155. En revanche, la cérémonie montre la force de la ritualité socialiste, qui souligne la cohésion du parti, la clarté de son engagement et la certitude de sa victoire. Les rituels et la forte symbolique participent au succès de la démonstration collective qui contribue à affirmer le sentiment d’appartenance des militants, à affermir la lecture socialiste du monde social et à renforcer le prestige du défunt par des éléments de sacralité tirés à la fois de la vieille tradition républicaine héritée de la Révolution et de la symbolique ouvrière.
III.3. Martyrs et saints laïques : « Notre route est bordée de tombeaux, mais elle mène à la Justice »156
81Le parti, entendu comme tradition, s’appuie sur le culte des grands anciens. Le procédé n’est pas nouveau et s’observe dès la Révolution américaine qui glorifie George Washington, le pare des atours d’un saint et lui rend un culte157. La Révolution française elle-même, si elle cherche à éviter le culte personnel, ne néglige ni la symbolique religieuse – que l’on pense aux Déesses-libertés ou Déesses-raisons – ni l’hommage aux hommes qui ont participé à son prestige par l’édification d’un Panthéon certes laïque, mais logé dans une ancienne église monumentale.
82Les termes employés par les socialistes pour qualifier les morts de la Résistance et de la guerre empruntent, sans l’ombre d’un doute, au registre religieux. Si l’on célèbre parfois simplement des « héros »158 ou si l’on a recours aux figures mythologiques de Spartacus ou de Prométhée159, c’est bien plus fréquemment le terme de « martyr » qui est employé160.
83Les figures de Jean Jaurès et de Giacomo Matteotti se distinguent tout particulièrement, tant par la fréquence des hommages qui leur sont rendus que par leur religiosité. Leur vie, associée au plus haut désintéressement, en fait le visage du socialisme, mélange de sacrifice, de droiture et de moralité. Jaurès apparaît davantage comme un saint ou un prophète, indiquant le chemin à suivre par son enseignement161. Matteotti, lui, est une figure christique, absolument symbolique, ce qui tend à occulter son message politique, au profit du symbole de renaissance qu’il incarne. Tous deux représentent la figure du sacrifice ultime et la capacité du dirigeant à faire don de sa vie presque volontairement – dans les hagiographies qu’on leur consacre, on insiste sur les menaces, sur le courage de celui qui sait sa vie mise en danger – et ainsi, à ennoblir le socialisme ; Jaurès est celui qui lave – par anticipation – la faute du militarisme socialiste de la Première Guerre mondiale quand Matteotti, par son sacrifice, pose les bases d’une résurrection du parti après la guerre. L’Italie se distingue toutefois par la force et le nombre des articles et discours mystiques traitant de Matteotti, ce qui témoigne une nouvelle fois de l’enracinement plus important en Italie qu’en France des thématiques de matrice chrétienne dans l’imaginaire socialiste.
84Le terme d’« apôtre », s’il n’est pas aussi fréquent qu’en Italie, est régulièrement utilisé en France. Jaurès est alors l’« apôtre de la paix »162 quand Jules Guesde est qualifié d’« apôtre du socialisme »163, pour rendre hommage à son travail de précurseur dans la diffusion de l’Idée et dans la construction du parti. Le discours sur Jaurès prend parfois un tour religieux, empreint d’une respectueuse mystique comme dans les mots de Léon Blum lors de l’anniversaire de sa mort en 1947 :
Nous sentons tous qu’il n’était pas fait à la mesure ordinaire des hommes, mais d’avance façonné pour la perspective de l’histoire. […] Jaurès n’était pas seulement prophète et penseur, il possédait aussi les dons de l’homme d’action, de l’homme d’État […] Nous sommes rassemblés aujourd’hui pour évoquer entre nous son image, c’est évidemment quelque chose de pieux, de religieux, qui nous rassemble ici, mais nous savons ce que Jaurès attend de nous, de tous ceux qui se réclament de son exemple, ce qu’il attend de nous, c’est que nous préservions son œuvre, que nous restions fidèles à l’exemple d’héroïsme et d’immense désintéressement qu’il nous a laissé164.
85De même, la circulaire que la fédération tarnaise adresse à ses sections lors de la commémoration de l’année suivante invite les militants à « venir communier dans le souvenir de Jean Jaurès », les enjoignant à faire la preuve de leur « foi »165. Un dernier témoignage, surprenant, rend compte de l’importance presque surnaturelle que revêt la figure de Jean Jaurès pour certains militants. Augustin Laurent, le puissant dirigeant de la fédération du Nord, évoque ainsi un épisode de la bataille de Verdun, à laquelle il a participé :
Nous venions de reconquérir la fameuse côte 304 à Verdun, le 18 mai 1916 ; ce qui nous servait de tranchée n’était qu’un affreux magma de terres bouleversées et de cadavres déchiquetés que les obus allemands continuaient de faire voler en l’air. Recroquevillé et blême de terreur, un de mes camarades (Dreyfus de Saint-Etienne) priait de toute sa ferveur. Dans le même instant, un 210 éclata et je reçus un projectile (un morceau de bois ou de terre) sur la glotte provoquant une sorte d’asphyxie soudaine. La peur de mourir me saisit et dans une espèce d’état second j’eus très fortement la vision de l’image de Jaurès166.
86L’épisode est certes isolé, mais il témoigne au moins de l’importance de Jaurès dans l’imaginaire de certains militants socialistes. L’exploitation de l’anecdote, plus de trente ans plus tard, alimente également le processus de construction de l’aura mystique de Jean Jaurès.
87La réputation du tribun tarnais dépasse aussi les frontières, comme en témoigne le prénom d’un des cadres de la fédération socialiste de Toscane, Jaurès Busoni, né en 1901, dont le père Raffaello Busoni, fut le fondateur de la Camera del Lavoro d’Empoli. Cette remarque onomastique, moins anecdotique qu’il n’y paraît, témoigne certes de « comportements de tribus »167, qui ne sont pas rares – que l’on pense au ministre de l’Intérieur du Front populaire Marx Dormoy – mais montre aussi la propension de l’onomastique socialisante à concurrencer ponctuellement les saints du calendrier chrétien.
88C’est cependant dans la figure de Giacomo Matteotti que l’imaginaire religieux s’incarne au plus haut point168. Après un discours prononcé le 30 mai 1924 pour dénoncer les fraudes électorales des récentes élections législatives, le député socialiste est enlevé et assassiné par un commando fasciste au début du mois de juin169. Le discours de Mussolini du 3 janvier 1925 dans lequel il assume la responsabilité « morale » – et non matérielle – de l’assassinat et annonce de nouvelles mesures de durcissement du régime renforce l’idée que l’assassinat du député constitue un point de non-retour dans la mise en place de l’État fasciste. Les circonstances de sa mort font aussi beaucoup pour son mythe : le corps n’est retrouvé que deux mois après l’homicide, dans un état de décomposition avancée qui donne lieu à de nombreuses rumeurs sur les sévices qu’il aurait subis. Le corps martyrisé devient alors le support d’une dévotion de matrice chrétienne et Matteotti fait l’objet d’un mythe religieux dès sa mort. En réutilisant la rhétorique – et donc l’imaginaire – catholique sur le corps supplicié, les socialistes entendent contrecarrer le discours fasciste qui glorifie les outrages faits au corps mort de l’adversaire et associe profanation du corps et avilissement moral. Ils y répondent en utilisant l’image du Christ, évoquant « cette chair sanguinolente dans laquelle repose toute la douleur du monde »170. Ce qu’on donne à voir, c’est la passion du Christ, l’image même de la douleur, le vir dolorum qui incarne la souffrance et promet la rédemption. Cela devient un moyen pour les promoteurs du mythe de Matteotti de retourner la signification de l’outrage fait au corps mort, la violence extrême n’étant plus marque d’infamie, mais, au contraire, d’élection.
89Cette lecture s’impose dès 1924, quand, une fois le corps retrouvé, Filippo Turati prononce un discours à la Chambre rapprochant de manière évidente le député défunt de la figure du Christ :
C’est en vain qu’ils l’auront mutilé, en vain (comme le bruit court) qu’ils lui auront fait subir les outrages les plus atroces, en vain que son visage doux et sévère aura été défiguré. Les membres retrouvent leur place. Le miracle de Galilée se renouvelle. […] Le sépulcre nous a rendu la dépouille, le mort se lève171.
90Sergio Luzzatto souligne avec justesse la centralité de cet épisode dans les années suivantes : si Gaetano Salvemini avait prédit dès 1928 que le « spectre de Matteotti » accompagnerait Mussolini pendant toute sa vie, les similitudes entre la dévotion rendue après-guerre par les fascistes au corps de Mussolini et celle des socialistes face à Matteotti sont frappantes.
91La figure de Matteotti incarne donc l’antifascisme à elle seule et il est logique que les formations résistantes socialistes prennent son nom pour mener le combat contre le nazi-fascisme. De même, à la Libération de Milan un tract est édité qui porte la simple mention « À bas Mussolini, Vive Matteotti »172, renforçant, par le dépouillement du parallélisme, l’opposition des deux figures. Il n’est donc pas surprenant que la sacralisation fasciste du Duce – et plus largement des « héros fascistes »173 – se soit en partie, et par opposition, reportée sur Giacomo Matteotti qui incarne, plus que tout personnage de l’histoire socialiste, le sacrifice. Sous le fascisme, la figure mythifiée de Matteotti joue ainsi pleinement le rôle du martyr religieux tel qu’il a été analysé par certains historiens du Moyen-âge ou de l’époque moderne, en soudant une communauté autour de son destin tragique174.
92C’est sur un double mode que s’organise le culte de Matteotti : on célèbre son sacrifice raisonné et conscient qui a permis de révéler le vrai visage du fascisme et, dans un futur plus lointain, la renaissance du socialisme. Ces motifs christiques sont amplifiés et démultipliés à la Libération, le député de Rovigo faisant l’objet d’une véritable dévotion, particulièrement perceptible le 10 juin, quand l’ensemble du parti – avec une frange non négligeable de l’échiquier politique italien – lui rend hommage175. Les rares clichés pris lors de ces manifestations contribuent à montrer qu’il ne s’agit pas d’un événement confidentiel176.
93À Florence, en 1945 – ici encore, je crois que la proximité de la sortie de guerre influe sur le caractère religieux des représentations, celles-ci ne disparaissant pas, mais s’atténuant avec le temps – Attilio Mariotti prononce un long discours filant tout au long de son propos le parallèle christique :
Ce ne sont pas seulement tes enfants, ô titan des martyrs, qui s’enorgueilliront de leur père, mais tous ceux qui furent tes fils spirituels, parce qu’ils avaient été formés par les germes de foi que ton apostolat avait largement semés ; tout le parti s’enorgueillira de toi ! […] Les sicaires de Mussolini, en te tuant te consacrèrent à l’immortalité ; chaque coup de leur poignard infâme qui frappait ta chair sacrée l’inscrivait dans l’histoire ! Quand après avoir jeté aux loups dans le tragique bosquet ton cadavre déchiré et quand l’infernale automobile, couverte de ton sang très pur, rebroussait chemin, tu te levais et tu continuais ton chemin, tu continuais à vivre dans le cœur de chaque disciple, de chaque homme juste, de chaque homme libre.
La croix des quais du Tibre qui marquait le lieu de ton enlèvement avait été effacée, mais ton image était, dans chaque humble maison, objet d’adoration comme une image sacrée. Il y en avait même qui allumaient devant une petite lumière177.
94Le parallèle christique est transparent et l’ensemble du texte est traversé par les allusions religieuses. S’adressant directement au défunt, comme dans une prière, l’orateur évoque la sainteté de son sang, la foi de son apostolat et la résurrection de son idée, sinon de sa chair, tant l’évocation du corps se levant est ambigüe. Ce texte, particulièrement emblématique du culte voué à Matteotti, est loin d’être isolé tant les commémorations sont nombreuses et l’image du martyr ancrée depuis son assassinat même.
95On exalte son sens du sacrifice : dans la présentation qui en est faite, Matteotti a cherché le martyr pour prouver à la face du monde la vraie nature du fascisme. Les orateurs le présentent ainsi comme celui qui « sut et voulut mourir »178 et même en France, la presse rappelle ces mots qu’il aurait prononcés après son discours à la chambre : « J’ai signé mon propre arrêt de mort, vous pouvez préparer ma tombe »179. Le motif est repris par Léon Blum lui-même, qui dans une lettre qu’il adresse au PSI pour s’excuser de ne pouvoir venir en personne prononcer un discours en l’honneur d’un homme qu’il a bien connu, écrit : « Il ne se faisait, je crois, aucune illusion sur le sort qui l’attendait en Italie »180.
96Ses dernières paroles – vraisemblablement inventées181 – sont citées très fréquemment, avec des variations qui renforcent leur caractère douteux : « Vous pouvez me tuer, mais vous ne tuerez pas l’idée qui est en moi. Mes fils seront fiers de moi. Les travailleurs béniront mon cadavre » ou bien « les humbles béniront ma mémoire ». Le bénissement du corps permet d’insister sur la dimension religieuse et contribue à renforcer l’image d’un député qui donna sa vie pour l’ensemble des Italiens. C’est un point largement exploité par les orateurs et les publications de la Libération qui écrivent « qu’il a confondu l’amour de ses enfants et celui des fils du peuple ». Ainsi, son sacrifice est véritablement comparable à celui du Christ mort pour la multitude : « L’ère chrétienne eut comme symbole le fils de Nazareth ; la grande démocratie aura, comme drapeau de bataille, le grand martyr Giacomo Matteotti »182. L’article de l’Avanti ! paru en juin 1945, intitulé de manière significative « De son sacrifice, notre rédemption », évoque le recueillement des socialistes devant le sacrifice d’un député qui, à la manière du Christ, endosse le péché du monde : « S’il y eut des erreurs et des culpabilités de la part des pauvres, s’il y en eut, elles s’éteignirent et furent expiées en Matteotti »183.
97Ce sacrifice donne lieu à une véritable résurrection symbolique, parfois de Matteotti lui-même, comme dans le discours de Mariotti, mais plus fréquemment du parti, qui se nourrit du sacrifice pour renaître. Cette idée est très présente et souvent mobilisée au moment de la reconstitution des sections locales et des fédérations du parti. Le sang, déjà évoqué par Mariotti, est doté d’un pouvoir quasi sacré qui lui permet de faire refleurir le socialisme : « Du sang du héros et des autres qui le suivirent dans leur long calvaire de la domination monarchiste et fasciste, germa la Némésis »184 ou bien encore « de leur sacrifice éclot la fleur ensanglantée de la vraie liberté démocratique »185. Nouveau Christ, Matteotti incarne dès lors le renouveau du parti et le renversement du fascisme en s’appuyant sur une conception chrétienne du temps, scandé, comme l’a montré François Hartog par le déjà – le Christ est venu sur terre – et le pas encore – la fin des temps186. Il existe, autour de Matteotti un schéma similaire : il est associé, sous le fascisme, à un passé heureux où le socialisme triomphait dans certaines régions italiennes – « à l’époque de Matteotti, on mangeait »187, entend-on parfois dans sa région sous le fascisme – et incarne dans le même temps le retour futur du socialisme définitivement vainqueur.
98L’iconographie consacrée à Matteotti permet de conforter ces analyses. Deux médailles – au moins – sont produites dans les années d’après-guerre (fig. 16).
Fig. 16 – Médailles commémoratives de Giacomo Matteotti, fin des années 1940188 (© Fondazione Lelio e Lisli Basso).

99Au droit, elles portent toutes deux le portrait du député de Rovigo, tandis qu’au revers, elles reprennent la phrase canonique « Tuez-moi, mais vous ne tuerez pas l’idée qui est en moi », qui porte en elle à la fois la notion de sacrifice et d’éternité. La première développe une iconographie sacrée s’inspirant en partie de la symbolique républicaine et révolutionnaire : on y voit une déesse portant un flambeau, réédition contemporaine de déesses-liberté du xixe siècle et un arbre, symbole largement utilisé par les républicains. L’autre, à l’inverse, propose une symbolique plus syncrétique : on y observe à l’arrière-plan les rayons du soleil levant, symbole fréquent de l’iconographie socialiste italienne. Au premier plan, une main semblant revenue des Enfers brandit fièrement une couronne d’épines surmontée d’une flamme, ce qui associe de manière évidente Matteotti au Christ et à la résurrection. Ces deux médailles incarnent donc deux façons de glorifier la mémoire du député socialiste : l’une puise dans le répertoire républicain et l’autre dans l’imaginaire catholique, tout en célébrant toutes deux la mémoire du martyr par une sacralité exacerbée.
100La religion apparaît donc pour une partie des socialistes comme une force d’oppression, légitimant le pouvoir de la bourgeoisie et ayant un effet lénifiant sur la classe ouvrière en lui promettant le Royaume des cieux, en échange d’une passivité totale et d’une stricte obéissance. Associée à la superstition et par conséquent opposée à la rationalité marxiste dont se réclame le parti, elle est un ennemi à combattre, dont il faut protéger l’État et l’école sur lesquels elle n’a de cesse de vouloir étendre son emprise. Cette tradition laïque, profondément ancrée dans le socialisme et jamais remise en cause à la Libération, se combine parfois à un courant davantage caustique, qui associe cette critique de la religion à un anticléricalisme teinté d’ironie et de sarcasme.
101Toutefois, une étude de la base du parti et des écrits des militants montre que le catholicisme de ces derniers est loin d’être rare, sinon très fréquent dans certaines régions. En Italie, la critique de l’Église est avant tout celle de la hiérarchie catholique au point qu’il n’est pas rare de voir opposer deux christianismes : celui de la bourgeoisie ou du Vatican et celui des socialistes, qui se réclament d’un Christ prolétaire et d’une lecture ouvriériste et révolutionnaire des Évangiles. Ce phénomène se combine bien avec un certain anticléricalisme, le clergé étant alors accusé d’avoir dévoyé le message chrétien et de l’avoir mis au service de la bourgeoisie.
102De plus, il est frappant d’observer que le socialisme, malgré toutes ses préventions contre la sacralité, les rituels et, d’une manière plus générale, tout ce qui relève du domaine des émotions, tend parfois à se présenter lui-même comme une foi. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’existe un culte du socialisme ni que le parti se pense comme une Église ; il faut cependant voir que malgré le rationalisme mis en avant par le parti, ce dernier favorise et encourage un rapport passionné des militants au socialisme, qui ne néglige pas certaines formes de sacralisation de la politique nées avec la Révolution française et portées à leur paroxysme sous le fascisme. La chronologie est ici signifiante : si les formes de sacralisation du socialisme ne disparaissent pas à la fin de la période, elles sont moins nombreuses qu’au début qui voit, dans les années 1944-1945, la multiplication d’un vocabulaire mystique à l’égard du socialisme où la thématique de la renaissance – voire de la résurrection – se développe largement.
103Enfin, cette sacralisation de la politique n’est pas sans rapport avec l’eschatologie socialiste et la téléologie marxiste qui entendent proposer une version laïcisée, mais non désacralisée, du devenir, en associant le socialisme au bonheur, à la satisfaction matérielle des besoins humains, et à la vie elle-même. Daniel Mayer, au premier congrès de l’après-guerre, en 1944, s’écrie ainsi « Car la vie, c’est le mouvement et le socialisme, c’est la vie », reprenant un thème cher à Jean Jaurès189. De même, l’Avenir du Nord offre un exemple de métaphore naturaliste et explicite le lien entre socialisme et vitalité :
Rappelez-vous les plus belles images de Jean Jaurès. Il les empruntait à la nature. Lorsqu’il parlait des arbres, il ne parlait jamais du tronc desséché et mort, mais toujours de la sève qui monte dans les branches et dans les rameaux […]. Le socialisme, c’est la vie. C’est aussi le bonheur et le moyen d’y parvenir190.
104Enfin, on peut relever l’utilisation ponctuelle par les socialistes d’un vocabulaire à connotation religieuse. Marco Gervasoni avait déjà vu combien « la matrice religieuse » pouvait jouer un rôle dans la construction du vocabulaire socialiste, dotant le mouvement ouvrier d’une « grammaire et d’une syntaxe » permettant de créer un « espace public prolétarien »191. Ces emprunts semblent redoubler dans l’après-guerre, à une période où la volonté de refondation après un traumatisme collectif majeur se manifeste avec force. Or le vocabulaire religieux – et catholique en particulier – est sans doute le seul immédiatement mobilisable et largement partagé par les militants qui baignent dans une culture collective chrétienne. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il devienne l’un des moyens d’exprimer cette volonté de renouvellement et de renaissance.
105Il semble donc qu’il faille distinguer deux éléments voisins, mais non confondus : d’un côté le socialisme se structure parfois comme un mythe à consonance religieuse, empruntant, dans un discours sur la fin dernière et le devenir, certains éléments aux religions bibliques. De l’autre, certaines aspirations politiques sont par ailleurs exprimées – presque par défaut – par un vocabulaire religieux, car c’est le seul immédiatement mobilisable à cet usage.
106Le sens à donner à cet emprunt demeure toutefois personnel et de l’ordre des convictions intimes, par définition plus difficile à retracer que certains élans collectifs. Ces convergences entre religion et socialisme débouchent chez certains sur une tentative résolue de conciliation comme on a pu en trouver la trace en Italie. À l’inverse, d’autres refusent absolument toute compromission avec ce qui leur apparaît comme une concession coupable à la superstition et au règne de l’émotion dont doit se tenir éloigné tout marxiste. Enfin, pour d’autres encore, comme le relèvent Fabrice d’Almeida, Frédéric Cépède et Peter Berkowtitz, « ces références à la foi et la religion constituent en fait une authentique appropriation du vocabulaire chrétien aboutissant à une espèce de substitution »192, où le socialisme est appelé à remplacer le catholicisme en se rendant maître de son vocabulaire et de son imaginaire.
Notes de bas de page
1 Ignazio Silone, Il segreto di Luca, Milan, Mondadori, 2011 [1956], p. 81 : Sopra la scansia dei maccheroni pendevano due oleografie a colori: una rappresentava la grande testa di Carlo Marx con la sua fulva criniera leonina e l’altra Nostro Signore, vestito d’un lungo camice rosso, in atto di pronunziare il Sermone della Montagna. "Beati gli assettati di giustizia" c’era scritto sotto.
2 Agulhon 1979b, p. 232.
3 Gentile 2002, p. 289. Voir aussi Gentile 2005.
4 Et notamment les travaux de David Kertzer, qui a étudié le communisme italien et son lien à la religion. Voir surtout : Kertzer 1980 ; Kertzer 1988.
5 AS Arezzo, Préf. Cab. b.120. Discours à Talla, le 20 mai 1946 de Franco Lombardi : Esso è risorto, per trionfare solennemente ed eternamente.
6 Boutry 2004, p. 332.
7 Touchard 1977, p. 77. Voir aussi Lévêque 1966 ; Rémond 1985 ; Lalouette 2001.
8 « Tous ensemble, par nos pères, par nos aînés, par nous-mêmes, nous nous sommes attachés dans le passé à une œuvre d’anticléricalisme, à une œuvre d’irréligion. Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait que des chimères. Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus », cité par Candar 2016, p. 77.
9 Ibid., p. 82.
10 Vallauri 1981, p. 300.
11 Ridolfi 1992a, p. 209 : dei soci che seguono pratiche religiose o le tollerino nei figli.
12 Vallauri 1981, p. 301.
13 Faury 1980.
14 Le journal milanais Il Proletario est de loin le plus anticlérical des périodiques étudiés. Après la scission de 1947, un rapport de police adressé à la préfecture estime que les membres du PSLI milanais – provenant en grande partie de Critica sociale donc – ont « une tendance très nettement anticléricale », davantage que ceux restés au PSI (AS Milan, Préf. Cab. s.II, b.498. Rapport du 30 avril 1947 : tendenza spiccatamente anticlericale). La Toscane a par ailleurs la réputation d’être l’une des régions les plus anticléricales d’Italie. L’étude des archives de la préfecture d’Arezzo semble le confirmer, tant les altercations avec l’Église et la DC sont nombreuses. Sur l’anticléricalisme à Arezzo: Barnes 1967, p. 53.
15 ISRT, F. Foscolo Lombardi, b.3, f.18. Rapport sur le congrès de Critica sociale de Florence le 13 janvier 1946. Au congrès de Bologne, en 1904, la question de la compatibilité entre socialisme et franc-maçonnerie est posée pour la première fois et revient régulièrement, jusqu’à l’adoption, en 1914 et sur demande de Benito Mussolini, d’une motion prévoyant l’exclusion des francs-maçons. Marco Novarino note cependant que cette exclusion intervient à un moment où la question a perdu de son importance dans le parti. Elle n’est jamais vraiment effective, comme en témoignent les nombreux francs-maçons qui appartiennent au PSIUP à la Libération et leur importance plus grande encore dans le PSLI (Novarino 2015). L’interdiction de la Franc-maçonnerie par le fascisme a sans doute aussi permis de réévaluer son image. En France, il y a également un important débat lors du congrès de 1910, où se pose la question de la double appartenance, défendue par Marcel Sembat. Le vote est serré mais le parti continue à l’autoriser (Lefebvre 2000).
16 La déclaration de principes de la SFIO adoptée en février 1946 précise ainsi : « Fermement attaché à la liberté de conscience, à la laïcité de l’État et de l’école, le Parti socialiste a pour action propre de grouper sans distinction de croyances philosophiques ou religieuses la masse des travailleurs de tous genres ». Les statuts du PSIUP adoptés en 1944 précisent, quant à eux, dans leur deuxième article : « Le Parti socialiste reconnaît la pleine liberté de pensée à tous ses inscrits pourvu qu’ils acceptent – même s’ils viennent d’autres horizons doctrinaux – les conclusions politiques et sociales du congrès de Gênes » (Il Partito Socialista riconosce la piena libertà di pensiero a tutti gli iscritti purché consentano – anche partendo da premesse dottrinarie diverse – nelle conclusioni politiche e sociali del programma di Genova).
17 ACS, MI, PS, s.1944-1946, b.42. Meeting de Sandro Pertini, le 22 novembre 1945, via Prenestina, Rome : Ma oggi il rinnovato programma del PSI ammette la più ampia libertà di culto senza però tollerare che la Chiesa si occupi di politica. Le PSIUP insiste sur ce message, notamment pendant la campagne électorale de 1946 où il édite un tract spécifique, intitulé Socialismo e religione qui proclame : « Le socialisme est pour la liberté religieuse et pour la liberté de culte, comme pour toute autre liberté » (ISRT, F. Foscolo Lombardi, b.4 : Il Socialismo è per la libertà religiosa e di culto come è per ogni altra libertà).
18 La Pensée socialiste, août-septembre 1946, « Pour un anticléricalisme prolétarien », Marceau Pivert.
19 Socialismo, mars 1946, « Marxismo e religione », Ernesto De Martino : Illusione religiosa/ mezzo di oppressione della classe dominante […] alimentando le virtù servili della pazienza e della rassegnazione, concorre potentemente a mantenere la servitù del proletariato/ Quando mediante l’abolizione della proprietà privata e la soppressione di ogni forma di alienazione sarà inaugurato il regno della libertà di una società senza classi, seguirà come corollario necessario l’emancipazione religiosa, cioè il tramonto definitivo del soprannaturalismo.
20 Giacinto Cardona (1913-1992) antifasciste et résistant, fut l’un des membres fondateurs du Parti d’Action, avant de rejoindre le PSI en 1946. Il passe au Parti communiste en 1960.
21 Les guesdistes sont effectivement les moins anticléricaux, à la différence des partisans d’Édouard Vaillant, dont le souvenir de la Commune nourrit l’anticléricalisme le plus virulent, ou des partisans de Jean Allemane. Gilles Candar a bien montré que lors d’une polémique qui a lieu en 1909 à propos de la demande d’adhésion d’un prêtre au parti, les camps sont assez clairement délimités. Alors que les allemanistes et les partisans de Vaillant sont très hostiles à l’adhésion, celle-ci est défendue par les guesdistes, comme Bracke ou Compère-Morel. Les jaurésiens se tiennent en revanche à distance de la querelle (Candar 2016, p. 85-88).
22 Socialismo, avril 1946, « Marxismo e religione », Giacinto Cardona : il fideismo quanto l’ateismo polemico/ ideali come di una forza operante nell’uomo.
23 BNB, F. Tommaso Fiore, Epist 29/17. Lettre de Tommaso Fiore à Giuseppe Saragat, 3 juillet 1946.
24 Mauroy 1977, p. 60.
25 FLLB, F. Lelio Basso, s.15, UA1. Affiche « Cosa vogliono i Socialisti » : Combattono i suoi sacerdoti quando questi se ne servono per puntellare il regime borghese.
26 ACS, MI, PS, s.1947-1948, b.48. Discours de Giancarlo Facca, à Vicchio di Mugello (Florence), 6 juillet 1947 : hanno falsato la legge di Cristo, per attuare una sua politica contraria alle classi lavoratrici e salvaguardare la ricchezza dei capitalisti.
27 AD Ardennes, 1w14. Réunion à Revin autour de Mgr Picart, contradiction de Camille Titeux, maire de Revin. Sans date. Les occurrences sont nombreuses, par exemple : La Pensée socialiste, juillet 1946, « Socialisme et capitalisme en 1946 », Jean Cottereau. L’auteur dénonce l’alliance du « cléricalisme romain » avec tous les régimes fascistes, énumérant tous les dirigeants qui ont pu compter sur son soutien : Dollfuss, Salazar, Franco, Pétain, Hitler, Mussolini. Il conclut : « Renouveau religieux et fascismes sont la double réaction de la bourgeoisie capitaliste contre les progrès du socialisme ».
28 Jeunesse, 28 mars 1946, « La JOC et nous ».
29 AC Salerne, F. Luigi Cacciatore, b.1. Il fronte democratico popolare, texte de février 1948. Il s’agit vraisemblablement de la première version d’un tract : sfruttando il profondo e sincero sentimento religioso delle masse/ le voci che si levano dalla coscienza religiosa italiana.
30 Cf. infra.
31 C’est une mesure essentiellement symbolique, car le premier article des Accords de Latran précise la même chose.
32 Tamburrano 1986, p. 14. Sa mère travaille chez une comtesse qui prend le jeune Nenni en affection. Elle veut qu’il poursuive ses études et l’envoyer au séminaire, ce qu’il refuse. La tradition veut qu’il ait, devant son insistance, répété « Non, nom de Dieu ! » (No, porco Iddio).
33 Le 25 mars, Lelio Basso défend sans succès un amendement assez modéré reconnaissant l’indépendance de l’Église et affirmant que les rapports entre celle-ci et l’État italien sont réglés par un concordat – ce qui suppose certes de renégocier les Accords de Latran, mais empêche une révision unilatérale de ceux-ci par l’État italien, tenu de trouver un accord avec le Vatican.
34 Votent pour l’article 7 : la DC, le PCI, l’UQ, les monarchistes, la majorité du PLI et quelques indépendants. Votent contre le PSI, le PSLI, le PDA, le PRI et quelques libéraux et indépendants.
35 Orientamenti. Bollettino di commento e indirizzo politico, mai 1947, « Art. 7 ».
36 ISRT, F. Foscolo Lombardi, b.10, coupure d’une édition locale de L’Avanti !, 11 février 1949, « Contro la libertà di stampa, le leggi speciali invocate dai clericali » : per conto della potenza straniera. L’idée que la DC est la véritable responsable est reprise largement, notamment dans les documents de propagande. Par exemple, une affiche, supplément de l’Avanti ! en 1947, évoque l’hostilité du PSI à l’article 7, sans mentionner la position du PCI – un lecteur non averti peut donc supposer que ses députés ont voté comme le PSI, tant le reste de l’affiche célèbre l’unité d’action – et condamne le cléricalisme de la DC qui « a voulu introduire dans la constitution les Accords de Latran signés par Mussolini » (AC Fiesole, F. PSI, b.2.2 : introdurre nella Costituzione i Patti Lateranensi firmati da Mussolini).
37 Lazar 1992, p. 41. Si le vote communiste est qualifié de « concession majeure », il est vu comme un élément d’une stratégie plus large visant notamment à intégrer une partie du nombreux électorat catholique à la base électorale du PCI et afin de ne pas donner l’impression de vouloir rouvrir un conflit religieux.
38 Session du 25 mars (L’Avanti !, 26 mars 1947) : turbamento della pace religiosa/ soluzione data alla questione romana è qualcosa di definitivo.
39 Cité par Fondazione Giangiacomo Feltrinelli 1990, p. 250.
40 L’image provient du catalogue de l’exposition consacrée à l’œuvre de Scalarini au Museo della Satira de Forte dei Marmi, (Scalarini 2015) qui précise qu’elle a été publiée dans l’Umanità, le 28 mars 1947. Dans la version de l’Umanità que j’ai consultée à la Contemporaine, la vignette ne figure pas dans le journal : elle est peut-être parue dans une autre édition du journal ou bien n’a finalement pas été publiée.
41 Le Populaire, 13 janvier 1948, « Togliatti manœuvre ». De même, lorsqu’une polémique oppose, en 1949, le PCF à Maurice Deixonne qu’on accuse, malgré son combat laïque, de ne pas empêcher certains conseils municipaux locaux de voter des subventions indirectes aux écoles privées, ce dernier se défend dans Juvénal (11 septembre 1949) en déclarant : « Sommes-nous en démocratie populaire ? C’est comme si l’on nous disait qu’il fallait empêcher les communistes italiens de voter les accords de Latran et protester contre la nationalisation des terres en Pologne qui fait exception pour les biens d’Église ! ».
42 OURS, F. Guy Mollet, AGM1. Motion de la section de Puteaux : « La section de Puteaux, réunie le 19 mars 1944, constate avec regret que plusieurs articles parus sur le Populaire ont par trop tendance à s’éloigner de la laïcité ».
43 OURS, F. Guy Mollet, AGM1. « Note pour Dechezelles », Daniel Mayer, 3 avril 1945.
44 Moch 1976, p. 218.
45 Voir Knibiehler 1998.
46 Depuis l’exclusion des ministres communistes du gouvernement en 1947, la majorité est constituée par le MRP, la SFIO et les radicaux. Le gouvernement Schuman, formé après les élections municipales de l’automne 1947 et la percée du RPF, s’appuie sur une majorité semblable. La question religieuse qui constitue un enjeu important à gauche fait régulièrement l’objet de tensions au sein de la majorité, alimentées et entretenues par le PCF et le RPF, heureux d’enfoncer un coin dans l’unité gouvernementale.
47 Castagnez 2004, p. 315.
48 Jules Moch s’exclame ainsi : « C’est l’œuvre d’une femme. Voilà ce que c’est d’appeler au Gouvernement une femme inexpérimentée ». (Cité par Bard 2007).
49 Elles figurent dans le dossier : OURS, F. Maurice Deixonne, 1APO77. La lettre citée est datée du 12 juin 1948, par Robert Léon, militant de Gagny (Seine et Oise).
50 Ainsi, en 1949 proteste-t-il auprès du secrétaire d’État à la marine, parce que la musique militaire a été mise « au service d’une manifestation organisée par l’enseignement confessionnel » (OURS, F. Maurice Deixonne, 1APO24).
51 Le Cri des Travailleurs, 24 novembre 1945, « Au Conseil Général, le groupe Socialiste défend les intérêts des travailleurs et triomphe de la coalition Communiste-MRP contre l’école unique ».
52 En 1948 se tiennent les États généraux de la France laïque qui sont organisés entre autres par la Fédération de l’Éducation Nationale (FEN), la Ligue de l’enseignement, la CGT et la SFIO pour répondre aux attaques menées par la droite et le MRP contre l’école publique depuis la Libération. Sur ce sujet voir : Lalouette 2004, p. 654-655.
53 Le Cri des Travailleurs, 24 novembre 1945, « Au Conseil Général, le groupe Socialiste défend les intérêts des travailleurs et triomphe de la coalition Communiste-MRP contre l’école unique ».
54 Le Cri des Travailleurs, 1er décembre 1945.
55 Le Cri des Travailleurs, 8 décembre 1945.
56 Le Cri des Travailleurs, 15 décembre 1945.
57 L’Avenir du Nord, 16 février 1947, « Faucille, marteau et goupillon ».
58 Sur ces questions, en plus de la bibliographie classique sur l’histoire du PCI, voir Riccardi 1991. L'ouverture récente des archives de Pie XII semble nuancer les conclusions d'Andrea Riccardi qui faisait de l'excommunication un instrument de diplomatie internationale et de réponse aux attaques contre les catholiques dans le bloc de l'Est. Il apparaît au contraire que la mesure est pensée dans une claire volonté de peser sur la vie politique italienne (Fabien Archambault, « L'excommunication des communistes en 1949 », intervention au colloque « War and Genocide, Reconstruction and Change: The Global Pontificate of Pius XII, 1939-1958 », École française de Rome, 14-16 juin 2021).
59 L’Avanti !, éd. Rome, 15 juillet 1949, « Motivi politici più che religiosi hanno ispirato la scomunica dei comunisti » : me ne strafotto.
60 AS Arezzo, Préf. Cab. b.119. 19 août 1946, lettre à l’évêque du préfet : per aver dichiarato, su esplicita richiesta, fatta in confessione, di avere votato per il partito Comunista/ si deve affermare che anche tra i loro iscritti, vi sarebbero molti cattolici di sicura fede.
61 ADPSS, témoignage de N. M. (Sienne), MP/Adn2.
62 FPN, F. Pietro Nenni, UA2034. Lettre non signée, Naples, 29 mai 1948 : Negli ultimi giorni precedenti le elezioni, preti e monaci su camion hanno girato per le vie e le piazze di Napoli e fermandosi negli angoli hanno svolto comizi volanti in difesa della religione minacciata dal Fronte Democratico Popolare. Nella prima quindicina di aprile, quadri di Madonne particolarmente adorate sono stati portati nei più remoti villaggi, in crociata contro il Fronte. […] Anche a Napoli, specie in Provincia, avvennero a serie i miracoli: segni premonitori, ragazzi invasati, santi e madonne in ansia elettorale. A Marcianise (prov. Caserta), una donna DC ebbe l’apparizione di una croce divina in uno staccio di farina. […] Furono diffuse voci allarmistiche di oratori morti in comizi mentre bestemmiavano contro Dio; Nicolai era morto fulminato mentre invitava a votare contro la DC; Mancini (il nostro Pietro) era morto mentre insultava Dio ecc.
63 Gundle 1995, p. 84-85. Sur l’enrôlement de l’Église, voir aussi : Cavazza 2002, p. 205-206.
64 FPN, F. Pietro Nenni, UA2034. Lettre de Bernardo Guidi, Milan, 24 mai 1948 : 1. In una sanatoria di Vialba era ricoverata una nostra giovane compagna ammalata di tubercolosi. Trovandosi in fin di vita chiese gli ultimi sacramenti. La suora le impose come condizione di stracciare la tessera del PSI. 2. In un paesetto del basso Lodigiano si rifiutarono i funerali religiosi chiesti dalla famiglia di un nostro compagno morto senza aver prima rinunciato pubblicamente alle sue convinzioni socialiste. 3. A molti nostri compagni che a richiesta del confessore avevano dichiarato che avrebbero votato per il Fronte, il sacerdote rifiutò l’assoluzione impedendo così agli stessi l’adempimento del precetto pasquale. Caso particolarmente pietoso quello di un nostro vecchio compagno ultrasettantenne – religiosissimo – cieco, residente ad Ornago (Brianza) al quale fu rifiutata l’assoluzione benché l’implorasse piangendo.
65 Sur les comités civiques, voir : Casella 1992.
66 ACS, MI, PS, s.1949, b.19. Parme, fête de l’Avanti !, discours de Pietro Nenni, 25 septembre 1949.
67 ASP, F. Rinaldi, Canti sociali, enregistrement n°21, I privete so’ na razza de fetint’ : I privete so’ ‘na razza de fetint’/ Chi tene ‘a mandenute e chi fa’ ammore/ E chi fa’ ammore/ A mme me l’hanne ditte tutte quande/ Sta camorr’s’ha dda fenì.
68 Noëlline Castagnez en donne quelques exemples : de nombreux dirigeants voient leur foi évoluer comme Vincent Auriol ou Édouard Depreux qui deviennent l’un athée, l’autre agnostique. À l’inverse, Léopold Sédar Senghor ne renie pas son éducation catholique et Albert Gazier, quoique très discret, est janséniste et anime l’Association des Amis de Port-Royal des Champs (Castagnez 2004, p. 137-138).
69 À ce sujet : Chevandier – Morin 2005. Sur les liens entre protestantisme et socialisme, Philippe Boutry évoque une « saison protestante des gauches françaises », entre le milieu du siècle et 1905. Après cette date, le protestantisme est de nouveau renvoyé au christianisme et perd son caractère privilégié dans la culture politique de gauche (Boutry 2004, p. 324). Sur cette question voir aussi : Cabanel 2000.
70 Jeunesse, 28 juin 1945, « Socialisme et religion », Robert Verdier.
71 L’épisode est sujet d’amusement pour ses correspondants. Par exemple : FPN, F. Pietro Nenni, UA2027. Lettre de Dante Montanari Alfonsine, 10 mai 1945.
72 FPN, F. Pietro Nenni, UA2034. Lettre de Bernardo Guidi, Milan, 24 mai 1948 : Mi permetto osservare a questo proposito che spesso noi parliamo di lavoratori cattolici, intendendo lavoratori DC, mentre almeno nella nostra provincia la maggior parte degli operai e dei contadini iscritti al nostro partito sono essi stessi lavoratori cattolici praticanti.
73 FPN, F. Pietro Nenni, UA2038. Lettre de Gino Corradin (?), Pontelandolfo (Bénévent), 24 juillet 1949 : Hanno riso allegramente per la scomunica, che dopo me (già scomunicato nel ‘46) raggiunge loro. Qualche nostalgico del cristianesimo è passato agli evangelisti che da noi abbondano. Il parroco maledice il Sant’Uffizio che ha ridotto a zero i suoi affari.
74 FPN, F. Pietro Nenni, UA2034. Lettre de Bernardo Guidi, Milan, 24 mai 1948 : Visto che le chiese si riempivano solo di fedeli ricchi o benestanti, mentre la povera gente, decisa a votare per il Fronte, se ne allontanava, sulla porta di una chiesa di Milano annessa ad un convento venne affisso un avviso del seguente tenore: "in questa chiesa non si discute di politica". La ressa per entrare in chiesa fu enorme fino al giorno in cui con un ukase arcivescovile fu ordinata la rimozione dell’avviso.
75 ADPSS, témoignage d’I. T., MP90, p. 8.
76 Le terme est souvent employé en Italie, notamment par Lelio Basso (cité par Colozza 2011, p. 28).
77 AC Fiesole, F. PSI, b.49, f.5. Registro di verbali di assemblee del PSI di Fiesole, 1947-1959. Réunion du 20 septembre 1949 : Il compagno Ferrone spiega che è inconcepibile che un marxista debba tanto preoccuparsi per i mancanti onori religiosi e di comune accordo con il Compagno Fosola si spiega chiedendo se è necessario conoscere sino a quanti metri dalla Chiesa il feretro può essere accompagnato.
78 FPN, F. Pietro Nenni, UA2033. Lettre de Giampiero Turati, 8 novembre 1947 : strofe atee, negatrici dello spirito religioso più essenziale, oltre che anticlericali e anticattoliche.
79 FPN, F. Pietro Nenni, UA2034. Lettre de Bernardo Guidi, 24 mai 1948. Dans cette lettre plus tardive, il énonce plusieurs reproches à l’égard de la politique du parti lors des derniers mois dont la publication de la poésie de Maïakovski contre laquelle ils avaient « unanimement protesté » (unanimemente protestato), l’attitude foncièrement anticléricale de certains orateurs et la défense du divorce.
80 FPN, F. Pietro Nenni, UA2023. Lettre de Giuseppe Nardello, Priverno, 14 novembre 1944 : Noi non crediamo alla discesa del Regno di Dio in terra, descritta nei testi evangelici.
81 AS Bari, Préf. Cab. III versamento, riordinato, b.263, f.5. 17 juin 1946, rapport des carabiniers de Bari esterna.
82 OURS, Fédé. Ardennes, b.15. Dossier Colonies de vacances, Amis de l’enfance ouvrière, 1946.
83 AS Arezzo, Préf. b.156. 16 décembre 1948. Journal mural, affiché à Arezzo, Corso Italia : distruggere gli ebrei e i comunisti/ amore, carità, perdono e non odio. Ci domandiamo come nella chiesa di Dio non ci sia qualcuno che richiami al dovere questo apostolo, ai suoi doveri di ministro di Dio.
84 AS Arezzo, Préf. b.178, f. Fronte Democratico Popolare. Rapport de police du 9 avril 1948, meeting à Foiano della Chiana du dott. Mario Michelini : persuadere l’uditorio sul fatto che i partiti social-comunisti non sono contrari alla religione cattolica, non la combattono, anzi la proteggono/ trattò molte quistioni teologiche, con citazioni di episodi religiosi, vita dei principali santi.
85 Cela s’inscrit dans une longue tradition dont on peut par exemple retrouver la trace dans la chanson Le Dieu des bonnes gens de Béranger (1817) qui oppose la communauté des croyants et l’Église qui utilise une image déformée de Dieu au service de son intérêt (voir Touchard 1977, p. 73).
86 ACS, MI, PS, s.1949, b.19. Livourne, meeting du 19 juillet 1949 (L’oratore ha esordito facendo la cronistoria di tutte le scomuniche che, nel corso dei secoli, sono state lanciate dai Papi, anche contro i loro predecessori, a solo scopo politico e personale, precisando che alcuni Papi hanno usato "questa ridicola minaccia" per proteggere la loro persona od il loro interessi/ Per avvalorare ancor più la sua tesi ha enumerato i Papi che, in dispregio della dottrina di Cristo, hanno posseduto amanti ed avuto figli con esse/ i veri cristiani, cioè loro, debbono ritenersi onorati dell’attuale scomunica) et ACS, MI, Cab. s. partiti politici, 1944-1966, b.64. Crémone, conférence de Amato Mati, le 11 décembre 1949.
87 BNB, F. Tommaso Fiore, b.30. C’est le texte d’une conférence « Comunismo e cristianesimo » publiée dans La Voce, le 13 février 1947 : La Chiesa cattolica, mettendosi a sostenere la proprietà privata, come ha fatto soprattutto nell’Enciclica Rerum Novarum, ha sostenuto il principio di individualismo pagano.
88 ADPSS, témoignage de R. M., MP/Adn2 : "Beati i poveri, perché loro è il regno di Dio"/ L’espressione viene cambiata e si parla di "poveri di spirito", in modo che il ricco poteva continuare ad essere ricco e poteva conquistare il regno dei cieli anche lui.
89 AS Bari, Préf. Cab. III versamento, riordinato, b.263 bis, f.3. « Lettera aperta al Vescovo di Gravina », 13 mars 1946 : Noi vi preghiamo di leggere attentamente nelle sacre scritture il capitolo 5 dell’Epistola di S.Giacomo, specialmente dal versetto 1 al 6; […] Questo dovrebbe essere il vostro ministero: amare i lavoratori, i poveri e tutti coloro che soffrono anche se peccatori. […] Egli disse al giovane ricco se tu vuoi essere perfetto va, vendi ciò che tu hai e donalo ai poveri, e tu avrai un tesoro nel Cielo, poi vieni e seguimi.
90 Thompson 2012, p. 63 et p. 504.
91 FPN, F. Pietro Nenni, UA2038. Lettre de Gino Corradin (?), section de Pontelandolfo, 24 juillet 1949 : vestito d’ermellino e col triregno/ vero simbolo del proletariato.
92 La phrase est par exemple utilisée par Critica sociale, 15 novembre 1946, « Cristianesimo e socialismo », Alessandro Schiavi. De même, la section d’Arezzo l’utilise dans son journal mural du 16 septembre 1948 (AS Arezzo, Préf. b.156, 1948).
93 ADPSS, témoignage de E. G., MP/Adn2 : Per noi racchiudeva l’anelito e la prospettiva della fine della disuguaglianza, dello sfruttamento dei potenti sui poveri, l’obiettivo della costruzione di una società veramente cristiana e socialista.
94 C’est par exemple le cas de Giuseppe Carlo Marino, qui qualifie l’URSS de « métaphore laïque du paradis catholique ». Cité par Gundle 1995, p. 98-99.
95 ISRT, F. Foscolo Lombardi, b.4. Socialismo e religione, tract de 1946 : Contro la tirannide spirituale e politica del paganesimo, il messaggio cristiano ha avuto un grande valore di affermazione proletaria, ha risuonato come diana di rivoluzione contro coloro che fondavano la società sulla distinzione fra schiavi e liberi, e nelle parole di Gesù e degli Apostoli, noi possiamo vedere il primo grido di libertà e di fratellanza per il mondo.
96 AC Fiesole, F. PSI, b.2.2. Affiche de 1947, supplément de l’Avanti !. Elle reprend la figure d’un Lazare prolétaire qui promet de bientôt se relever. L’utilisation d’un Lazare prolétaire est aussi attestée en Espagne dans la culture socialiste, cf. infra, note n°103.
97 En 1946, le maire socialiste d’Assise, Giuseppe Sbaraglini, s’appuie sur Saint-François, figure locale, mais évoque aussi le prophète Isaïe, Saint Paul, Saint Jacques, Saint Jean Chrysostome et Saint Ambroise (Bozzi 1996, p. 139-140).
98 Cité par Bellassai 2000, p. 123. L’épisode a eu lieu, en 1948, à Piana degli Albanesi (Palerme).
99 Le Populaire, 16 avril 1948.
100 Boutry 2004, p. 317.
101 Sur ces questions, voir Bowman 1987 ; Julliard 2012, p. 271-274.
102 À la suite des travaux de Bowman 1987 ; Gervasoni 2008 ; Thompson 2012.
103 « On trouve des représentations de Marx-Jésus, la figure, le symbole et la résurrection de Lazare – un Lazare prolétaire ramené à la vie par Jésus » (Elorza 1990, p. 354 : Ci sono delle rappresentazioni di Marx-Gesù; la figura, l’immagine, la resurrezione di Lazzaro; Lazzaro proletario che è riportato in vita da Gesù).
104 On a ainsi pu noter, dès le xixe siècle, l’« entrelacs entre anticléricalisme et religiosité apostolique », certains cercles anticléricaux prenant, étonnamment, le nom de « Cercles Jésus-Christ » (Bozzi 1996, p. 138-139 : Commistione fra anticlericalismo e religiosità apostolica).
105 Cité par Aron 2010, p. 291.
106 Cité par Mondo Operaio, 19 novembre 1949, « I socialisti per la scuola laïca », Spartaco Cannarsa.
107 Gentile 2002, p. 290.
108 Gentile 2005, p. 14.
109 Agulhon 1979b, p. 232.
110 Quarto Stato, 30 avril 1946, « Contributo al problema della cultura », Gianni Bosio : tutto ciò che è, anche quello che si pone contro, è cristiano, anche nella rivolta è cristiano.
111 ADPSS, témoignage d’I. F., MP/89, p. 49-50.
112 Lettere alla donna, 1er mai 1945, « Una pagina di Diario », Virginia Scalarini Chiabov.
113 Mauroy 1977, p. 43.
114 OURS, Fédé. Ardennes, b.21. Septembre 1945, discours d’un membre de la fédération adulte au congrès des JS.
115 Critica sociale, 1er novembre 1948, « Socialismo, religione, clericalismo », Giuliano Pischel : Fede nel trionfo dei valori umani, oggi contestati, avviliti, non accessibili a tutti; fede in una liberazione […] fede nella possibilità di realizzazione di una nuova e libera società di uomini liberi. Non saremo certo noi, che li poniamo come imprescindibili, a negare questi aspetti fideistici, escatologici, del socialismo.
116 Cité par Musiedlak 2010, p. 72.
117 Hartog 2013, p. 234.
118 Thompson 2012, p. 518.
119 Wright 2017. Sur cette question, voir la note n°103 du chapitre 3.
120 Löwy 2010, p. 40.
121 Cette position ne me semble pas très lointaine des débats qui ont traversé les religions bibliques sur la capacité de l’homme à concourir à la venue du Messie ou à son propre salut chez les chrétiens, ce qui témoigne, une nouvelle fois, de l’imprégnation de la culture socialiste, véritablement ouverte, par des éléments issus de la religion. Sur ces questions la pensée de Walter Benjamin est particulièrement fertile puisqu’il cherche à concilier le messianisme juif et l’action marxiste dans un syncrétisme dont il propose une esquisse dans le Fragment théologico-politique. Si l’approche de Benjamin demeure sans doute inconnue aux socialistes des années 1940, elle constitue cependant un exemple limpide des continuités qui peuvent exister entre messianisme et marxisme.
122 FLLB, F. Lelio Basso, s.15, UA3. Intervention de Lelio Basso au congrès du PDA le 31 mars 1947 : il socialismo non scenderà mai fra noi per fatalistica concatenazione di eventi ma solo per l’opera tenace e la fattiva volontà degli uomini.
123 Cité par Raymond 2016.
124 Sur la fierté ouvrière opposée aux vexations sociales, cf. supra, le chapitre 3.
125 L’Avenir du Nord, 3 décembre 1944, « À Lille en quatre minutes », Fernand Lecomte.
126 Les Italiens utilisent régulièrement l’expression gli ultimi – les derniers – pour parler du prolétariat.
127 L’expression est de Trombadori 2009, p. 30.
128 Wright 2017, p. 220 : What Malon gave Blum was a more detailed understanding of how socialism represented a real expression of suffering that was present now, everywhere in society where there was struggle or oppression.
129 Critica sociale, 1er février 1947, « La lotta di classe e l’unità umana », Antonio Borio : la teoria del proletariato come classe-Messia che dovrà rigenerare il mondo/ l’escatologia marxista.
130 Aron 2010, p. 78.
131 Socialismo, mai 1945, « Originalità e storicità del socialismo », Umberto Calosso : un residuo di teologia che s’insinua dentro all’umanesimo socialista, e ne nega il pensiero eminentemente dialettico.
132 Texte socialiste de 1908, cité par Ridolfi 1992a, p. 210 : un sintomo di subordinazione culturale verso la Chiesa e non tanto di autonomia, in quanto perpetua forme e metodi del fanatismo religioso.
133 Sur le rituel comme mise en évidence du lien politique, voir le chapitre suivant.
134 Par exemple, De Luna 1994, p. 758.
135 Marino 1991a.
136 Kertzer 1980, p. 157-158.
137 Gentile 2005, p. 257.
138 Cité par Ridolfi 1992a, p. 196 : Il simbolismo, se può attrarre, galvanizzare, per un istante, le plebi, e aizzare le polizie, provocando giudizi di oltraggi e di ribellioni, è importante, anche nei popoli più immaginosi, a creare partiti, ma è sempre qualche cosa che rammenta lo stadio selvaggio delle genti; è un gioco che ha gli effetti del gioco.
139 Ibid. p. 199. La citation est de 1893 : il solo mezzo gratuito e continuo per soddisfare in qualche modo il senso estetico della tribolata esistenza quotidiana.
140 Burrin 1986, p. 11.
141 Franco Andreucci fait le même constat dans le cas du PCI, Andreucci 2005, p. 241.
142 À Bologne, dans les années 1970, David Kertzer note que moins de 10 % des communistes optent pour un mariage civil. Si de telles statistiques n’existent pas pour les socialistes des années 1940, rien ne peut laisser penser que le pourcentage y serait supérieur (Kertzer 1980, p. 137).
143 ADPSS, témoignage d’I. T., MP90, p. 9. Elle raconte la mort de son père : l’évêque s’oppose à ce qu’on utilise l’église et la chapelle ardente est dressée dans la section socialiste.
144 Les comptes rendus donnés dans les journaux mentionnent quasiment systématiquement la présence de drapeaux rouges. Par exemple, Le Réveil Ardennais, le 14 juillet 1946 relate les funérailles d’un militant, Ernest Froussart : « en tête du cortège venaient les drapeaux du Parti et des JS puis le char de fleurs et le char funèbre ». De même, L’Avenir du Nord, le 3 mars 1946, à propos de la mort d’Eloi Marescaux, un militant décédé à 88 ans : « Ses funérailles civiles eurent lieu au milieu d’une foule d’amis et c’est précédé du drapeau rouge de la section lilloise que le convoi funèbre conduisit ce vieux militant jusqu’à sa dernière demeure ».
145 Laura Conti (1921-1993) : médecin, antifasciste et résistante, socialiste milanaise jusqu’en 1951, date à laquelle elle rejoint le PCI.
146 FPN, F. Pietro Nenni, UA2040. Lettre du 16 novembre 1949 : I nostri compagni, socialisti, e i compagni dei miei genitori, comunisti, hanno fatto dei funerali della mamma, una vera manifestazione di massa: cosi che mamma ha finito con l’avere anche l’involontario omaggio della polizia con jeeps e mitra. Col suo umore arguto ne avrebbe riso e ne sarebbe stata fiera da brava compagna che è stata.
147 À ce propos, voir : Fureix 2004, p. 197-209.
148 Ridolfi 1992a, p. 212.
149 Les funérailles de Léon Blum sont étonnamment peu commentées par ses biographes : Serge Berstein ne les évoque pas et Frédéric Monier en donne un compte rendu très succinct. Seul Jean Lacouture, qui y a participé en tant que jeune reporter de Combat, en donne le récit et évoque la cérémonie Place de la Concorde : « On entendit mal les discours de Vincent Auriol, plus ému qu’émouvant, de Daniel Mayer, aussi émouvant qu’ému, de Guy Mollet, d’Yvon Delbos et au nom de l’Internationale, du leader socialiste belge Louis de Brouckère. Le vent violentait les tentures, enlaçait symboliquement les drapeaux rouges et tricolores. La pluie et la grêle écartèrent bientôt ceux qui n’étaient pas retenus là par un attachement profond » (Lacouture 1977, p. 557).
150 PP, BA1978.
151 Lafon 2006, p. 403.
152 Sur la panthéonisation de Jean Jaurès en 1924, voir Candar – Duclert 2014, p. 504-505.
153 Il faut ajouter à ce nombre les 28 500 personnes environ présentes sur la place de la Concorde selon un autre rapport de police. Cité par Monier 2016, p. 221.
154 PP, Cab. W0028/59760. Rapport de police du 2 avril 1950.
155 Ozouf 1976, p. 321-322.
156 L’Avenir du Nord, 29 juillet 1945, « Trois grands socialistes », à propos de Jean Jaurès, Jules Guesde et Gustave Delory. Il s’agit d’une phrase de Jean Jaurès, dans l’article qu’il consacre à la mort de Francis de Pressensé dans l’Humanité, le 21 janvier 1914.
157 Musiedlak 2010, p. 73.
158 Les exemples sont multiples. Par exemple, à Hem, Victor Provo évoque « les grands noms de nos héros : Marx Dormoy, Léo Lagrange, Léon Blum [il est alors encore emprisonné, ce qui justifie qu’on l’associe aux trois autres], Jean Lebas », le 25 février 1944 (AD Nord, Préf. 42W39401). De même, Le Réveil Ardennais qualifie, le 28 mars 1948, Pierre Brossolette de « héros » et utilise le même qualificatif pour rendre hommage à Léo Lagrange le 4 avril.
159 Par exemple, FLLB, F. Lelio Basso, s.15, UA1. Tract de la section socialiste de Foggia en hommage à G. Matteotti, 10 juin 1944. Le tract qualifie Matteotti de « Nouveau Spartacus » et le compare au « mythique Prométhée ». La référence à Spartacus utilisée, comme on sait, en Allemagne après la Première Guerre mondiale est relativement fréquente au sein du PSIUP, comme en témoigne par exemple le baptême d’une section livournaise en l’honneur de l’ancien esclave thrace (ACS, MI, Cab. b.65 : Novello Spartaco/ come il mitico Prometeo).
160 Les exemples sont extrêmement nombreux. Le Cri des Travailleurs qualifie Malroux de « martyr » (29 décembre 1945), de « martyr de la Liberté » (11 mai 1946) et les résistants dans leur ensemble de « martyrs » (30 mars 1946) tout comme Le Réveil Ardennais (10 avril 1949). En Italie, c’est Matteotti qui est qualifié de « martyr » par le Proletario (6 octobre 1946).
161 Jaurès est souvent présenté en éducateur, par opposition à ceux qui chercheraient à embrigader la jeunesse (par exemple, Le Réveil Ardennais, 16 mars 1947). Il représente la figure légitimante du parti : c’est lui que l’on invoque lors des congrès – comme Léon Blum en 1945 ou 1946 – et c’est souvent par la périphrase « le parti de Jean Jaurès » que la SFIO s’autoqualifie.
162 AD Tarn, Préf. 511W12, tract SFIO, juillet 1949.
163 Par exemple AD Nord, Fédé. Nord, b.39. Document adressé aux sections pour préparer le centenaire de Jules Guesde, 20 octobre 1945, signé Victor Provo.
164 PP, BA2320. Rapport de police du 31 juillet 1947, à propos de la cérémonie en mémoire de Jean Jaurès tenue au Panthéon.
165 OURS, F. Maurice Deixonne, 1APO11. 1948, circulaire n°12 pour la commémoration de la mort de Jean Jaurès.
166 Cité par Vanneste 1983, p. 18.
167 Prochasson 2009, p. 31.
168 Je me permets sur ce point de renvoyer à Cirefice 2022, plus complet.
169 Il y eut un procès des assassins en 1927 qui furent condamnés à des peines légères et rapidement relâchés. Ils furent rejugés en 1947 et condamnés plus sévèrement. Sur l’assassinat de Matteotti, voir : Canali 2004 ; Borgognone 2012.
170 Italo Toscani, Un martire: la vita di Giacomo Matteotti narrata ai fanciulli, Rome, éd. Primavera, 1925, p. 69 : carne sanguinante che pesa come tutto il dolore […] del mondo.
171 Luzzatto 2014, p. 311.
172 Cité dans le recueil de sources que Stefano Caretti a consacré à la question : Caretti 1994, p. 72 : M Mussolini, W Matteotti.
173 Le fascisme a aussi développé son propre martyrologe : il construit de véritables monuments à ses défunts et fait rentrer ses morts dans les églises, comme à Santa-Croce à Florence. Sur ce point, voir : Matard-Bonucci 2018, p. 33.
174 Voir par exemple : Lecuppre – Billoré 2019.
175 Les archives du ministère de l’Intérieur permettent de se rendre compte de la multiplicité des commémorations. En 1945, le 10 juin, sont par exemple organisées des manifestations dans la quasi-totalité des chefs-lieux de province (ACS, MI, PS, b.81, fasc. Matteotti). Le terme de « martyr » est omniprésent dans les rapports qui donnent la teneur des discours, comme à Raguse (« grande austérité de la figure du grand matyr » : massima austerità figura grande martire) ou à Messina (« les trois orateurs ont décrit le martyr » : tre oratori che hanno illustrato la figura del martire). La manifestation est souvent organisée par le PSI mais y participent aussi d’autres forces antifascistes comme le PDA et le PCI. C’est parfois aussi l’occasion de rendre hommage à d’autres victimes du fascisme comme à Brindisi où l’on célèbre conjointement les frères Rosselli ou à Viterbe où l’hommage concerne aussi Bruno Buozzi.
176 Voir la photographie prise à Rome en 1945 (fig. 33, en annexes).
177 ISRT, F. Attilio Mariotti, b.1. Discours en mémoire de Giacomo Matteotti, juin 1945 : Non soltanto i tuoi bambini, o titano dei martiri, si glorieranno del loro padre ma tutti coloro che ti furono figli spirituali, perché formati dai germi di fede che il tuo apostolato aveva largamente, profondamente, seminato; ma tutto il tuo partito si glorierà di te! […] I sicari di Mussolini, uccidendoti ti consacrarono all’immortalità: ogni colpo del loro pugnale infame che incideva nella tua carne sacra incideva nella Storia! Quando dopo aver gettato ai lupi nella tragica boscaglia, il tuo cadavere straziato e l’infernale automobile intrisa del tuo purissimo sangue tornava indietro, tu ti levavi e continuavi il tuo cammino, continuavi a vivere nel cuore di ogni discepolo, di ogni uomo giusto, di ogni uomo libero. La croce sul Lungo Tevere che segnava il luogo dell’agguato era stata cancellata, ma la tua immagine era in ogni umile casa oggetto di adorazione come quella delle immagini sacre, v’era persino chi le accendeva dinanzi una lampada.
178 ACS, MI, PS, s.1947-1948, b.238. Discours du député Tomba à Vérone, 8 juin 1947 : Teniamo sempre in alto la fiaccola della libertà, quella libertà per cui Giacomo Matteotti volle e seppe morire.
179 Le Cri des Travailleurs, 11 mai 1946, « Augustin Malroux, martyr de la liberté », André Raust. L’article fait le parallèle entre le député du Tarn et Matteotti : le premier, après avoir voté Non le 10 juillet 1940, a écrit à sa femme et à sa fille disant qu’il ne sait pas ce qui lui arrivera, mais qu’il a voté en conscience. On célèbre à la Libération l’image d’un député sûr de son choix et ne tremblant pas au moment de mettre sa vie en péril en le comparant justement à Matteotti, célèbre dans l’Europe entière.
180 La lettre, non datée, est reproduite en annexes. Léon Blum y retrace d’abord ses liens avec Giacomo Matteotti, rencontré pour la première fois à la conférence de Francfort-sur-le-Main (1919) à propos des réparations de la Première Guerre mondiale. Il évoque ensuite la convocation du groupe parlementaire à Montecitorio en avril 1923 alors qu’il se trouvait justement à Rome (sur ce voyage romain de Blum, on ne dispose, à ma connaissance, d’aucune information. Aucun des biographes de Léon Blum ne le mentionne). Il décrit l’arrivée des députés socialistes dont certains, comme Modigliani, portent les stigmates des violences fascistes. Il évoque une dernière rencontre, en 1924, à Paris : Matteotti s’est rendu à Londres et sur le chemin du retour vers l’Italie s’arrête à Paris, dîne chez Léon Blum Boulevard Montparnasse et prend le train pour Modane (FAK, Milan, Miscellanea).
181 Il est douteux qu’un sicaire ait recueilli et transmis ses dernières paroles, si tant est qu’il ait eu le temps de s’exprimer – le meurtre a sans doute eu lieu en voiture, peu de temps après l’enlèvement.
182 FLLB, F. Lelio Basso, s. 15, UA1. Tract de la section socialiste de Foggia en hommage à G. Matteotti, 10 juin 1944 : confuse l’amore dei suoi figli e quello dei figli del popolo/ L’era cristiana ebbe, come simbolo della riscossa spirituale, il figlio di Nazareth, la grande democrazia, avrà, come sua bandiera di battaglia, il grande martire, Giacomo Matteotti.
183 L’Avanti !, éd. Milan, 10 juin 1945, « Dal suo sacrificio, il nostro riscatto » : Errori e colpe di poveri, se errori e colpe vi furono, in Matteotti espiarono e si estinsero.
184 ACS, MI, PS, s.1947-1948, b.48. Catane, juin 1947, affiche du PSI : Dal sangue dell’Eroe e degli altri che lo seguirono nel lungo calvario della dominazione monarchica fascista, germogliò la nemesi.
185 ACS, MI, PS, s.1947-1948, b.238. Discours du député Tomba à Vérone, 8 juin 1947 : perché dal loro sacrificio sbocciasse il fiore insanguinato della vera libertà democratica.
186 Cf. supra, note 117.
187 Voir : Zaghi 1990.
188 FLLB, F. Lelio Basso, s.26, UA3.
189 « Le socialisme et la vie » est le titre d’un article de 1901 paru initialement dans la Petite République du 7 septembre et repris dans Les Cahiers de la Quinzaine.
190 L’Avenir du Nord, 9 octobre 1949, « Le socialisme ».
191 Gervasoni 2008, p. 31 : matrice religiosa/ di una grammatica e di una sintassi/ sfera pubblica proletaria.
192 D’Almeida – Cépède – Berkowitz 1994, p. 48.
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