Introduction
p. 11-29
Texte intégral
1S’il est une expression qui a fait florès au sein du Parti socialiste, ces dernières années, pour expliquer les déboires actuels et anciens du parti, c’est bien celle de « surmoi marxiste ». Le terme est fréquemment utilisé depuis une dizaine d’années tant par certains dirigeants – Manuel Valls regrette ainsi en 2014 que la gauche soit « hantée par le surmoi marxiste » et Pierre Moscovici invite la gauche à s’en « libérer » – que par le directeur général de la Fondation Jean Jaurès, Gilles Finchelstein – « Les réformistes doivent avoir le courage de mener le combat pour se libérer du surmoi marxiste qui règne depuis toujours à gauche » – ou par l’historien Michel Winock, qui, dans une interview donnée au journal Le Monde appelant à un rapprochement du Parti socialiste et du centre, y voyait un moyen de montrer que « le Parti socialiste [a] pu se libérer de son surmoi marxiste »1.
2Si le terme n’est jamais défini, on devine son sens : subsisterait, au sein du parti, une certaine mythologie de l’agir politique, construite autour des mythes de la gauche du xixe et du xxe siècles : la grève, la manifestation, le rejet du capitalisme, tous trois subsumés dans une fascination diffuse pour l’agitation. Ce « surmoi » empêcherait dès lors les dirigeants d’agir, en raison d’un supposé manque de pragmatisme. La terminologie est d’ailleurs éclairante – la gauche est « passéiste » chez Manuel Valls et doit se « libérer » chez les autres – et fait écho à un Bad Godesberg français qui n’aurait pas été mené à terme.
3Cet inconscient marxisant conduirait donc certains dirigeants à se trouver suspendus entre les positions – d’ordre idéologique – défendues par leur parti et une fidélité sentimentale aux vieilles lunes de la gauche. On déplore ainsi un mode d’adhésion à la politique qui ne serait pas seulement celui des idées et des convictions rationnellement établies, mais qui toucherait aux émotions et aux affects.
4Or, quoique pour des raisons absolument opposées, cette conception n’est pas nouvelle : le socialisme, depuis sa déclinaison marxiste du moins, s’est souvent présenté comme une doctrine rationnelle à l’extrême et quasiment scientifique. Tout à sa mission de transformation du monde, le socialisme devait se méfier de certaines passions – on connaît la thèse de Jules Guesde de l’anticléricalisme éloignant le prolétariat de la Révolution – risquant de le détourner de son grand dessein. Force rationnelle par excellence, il se chargerait de débarrasser la politique d’approches sentimentales et teintées de superstition ; par l’éducation, véritable fer de lance de sa politique, il atteindrait la majorité des électeurs, convaincus et non séduits.
5Ces conceptions relèvent évidemment de l’illusion : la politique n’est pas le domaine des idées pures comme les politistes et les historiens l’ont montré depuis longtemps. Il suffit du reste pour s’en convaincre d’observer combien les socialistes de la fin du xixe siècle, pourtant théoriquement rétifs à l’usage des symboles et des rituels, en font un large usage2. Une étude en profondeur des mouvements politiques ne peut dès lors pas faire l’économie d’une analyse précise des visions du monde, des espoirs, des pratiques qui les expriment et de celles qu’ils permettent, mettant à profit les méthodes d’une histoire culturelle qui soit une véritable « histoire sociale des représentations »3.
6En étudiant, selon la définition que donne Michel Vovelle de l’histoire des mentalités, les « médiations et [le] rapport dialectique entre les conditions objectives de la vie des hommes et la façon dont ils se la racontent, et même dont ils la vivent »4, il s’agit de prendre en compte toute la diversité du parti, dans sa composition sociale, de génération ou de genre, dans sa géographie et à ses différents échelons, ce qui permet d’entrevoir la façon dont s’articulent conditions sociales d’existence, représentations du monde et projection dans l’avenir. En historicisant ces représentations collectives, en montrant leurs variations selon leurs contextes de production et en élucidant le lien qu’elles entretiennent avec les pratiques des militants, quotidiennes comme exceptionnelles, il s’agit de saisir le politique dans toute sa profondeur. On fait ainsi l’hypothèse que l’évolution heurtée des partis socialistes français et italien s’explique tout autant – sinon davantage – par les imaginaires qu’ils charrient, les espoirs qu’ils sont capables de susciter chez leurs militants et leurs électeurs que par leur seul patrimoine idéologique, central certes, mais insuffisant pour élucider les « motivations du politique »5, lesquelles ne sauraient se résumer à l’intérêt ou à la sociologie.
7En effet, malgré un patrimoine idéologique voisin et, à bien des égards, commun, la SFIO et le PSI font, dans les années d’après-guerre, des choix qui les éloignent puis les opposent. La seule analyse idéologique ne permet de rendre compte ni de toute la complexité de la rupture progressive entre les deux formations ni des tourments de nombreux militants et électeurs qui se détournent des deux partis, ce qui est bien visible à la fois dans l’hémorragie militante de la SFIO et dans les scissions nombreuses en Italie. À partir d’une histoire croisée et transnationale du socialisme des deux pays, on fait ainsi l’hypothèse que ces divergences peuvent s’expliquer, en partie du moins, par un ensemble de représentations du pouvoir, de l’histoire, de la société, du rôle que le parti peut y jouer et des moyens légitimes dont il peut faire usage.
8Les deux pays présentent des similitudes qui rendent la comparaison opératoire. La SFIO et le PSI sont généralement classés ensemble dans les grandes typologies du socialisme européen6 : partis socialistes du sud de l’Europe, marqués par l’anticléricalisme et la lutte pour la République, ils partagent des similitudes dans leur composition sociale. La présence de forts partis communistes, ensuite, les place dans une situation comparable, où les autres forces politiques – partis laïques du centre, démocrates-chrétiens – ne sont pas non plus sans ressemblances. Enfin, les deux partis entretiennent des liens anciens et privilégiés, renforcés par l’exil de nombreux antifascistes en France. Il existe d’ailleurs, après-guerre, une fédération française du PSI pour les militants résidant dans l’hexagone, point d’observation privilégiée des relations entre les deux partis.
9Les objectifs de cette étude sont donc multiples. Reconstruire, d’abord, la diversité des représentations qui cohabitent au sein des deux partis socialistes, en faire l’historique et montrer dans quels contextes politiques, sociaux, géographiques, elles naissent. En montrant comment les militants articulent « champ d’expérience » et « horizons d’attente »7, on peut contribuer à expliquer les trajectoires divergentes du PSI et de la SFIO et éclairer les tensions qui traversent le socialisme européen de la période, mis au défi par la reconstruction, la structuration de blocs antagonistes et la volonté de transformation sociale des militants. L’étude de ces cultures socialistes ne peut aller sans une historicisation des représentations de la base militante en interrogeant leur évolution par rapport à celles du socialisme de l’entre-deux-guerres et leur remodelage par la guerre froide. Il s’agit ainsi de contribuer, par une meilleure compréhension de la rupture entre la SFIO et le PSI et de l’évolution des deux partis, à éclairer l’évolution du socialisme international et les débats qui le traversent au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
10L’étude en profondeur des imaginaires qui voisinent au sein des deux formations suppose de se concentrer sur une période brève, ce qui permet, en variant échelles et points de vue, d’envisager le politique dans toute son épaisseur. C’est aussi rendre à la période qui s’ouvre avec la fin de la guerre et qui s’achève par l’exclusion du PSI du socialisme international, entérinant le déchirement de ce dernier autour des questions de guerre froide, toute sa spécificité, qui n’est ni celle d’un simple après-guerre ni celle d’une guerre froide déjà écrite dans les tensions entre les Alliés victorieux. La période de la sortie de guerre, marquée par des bouleversements dont les acteurs ont bien conscience, est celle des possibles, ce dont l’approche en termes culturels rend bien compte. C’est celle des espoirs de long terme, de l’idée, répandue en 1944 et 1945 chez les socialistes, d’un temps enfin venu de réparer les injustices de toujours, en bâtissant, sur les ruines fumantes d’une Europe bourgeoise qui n’est plus, une société nouvelle.
11La brièveté de la période n’empêche cependant pas les évolutions. Contrairement à une idée répandue, la stabilité des cultures politiques n’est pas totale et les aspirations des acteurs fluctuent pendant la période. Il s’agit dès lors de documenter et d’expliquer les écarts entre les espoirs de la Libération et les projections bien différentes de la fin de la décennie 1940, date à laquelle, dans les deux pays, la majeure partie des socialistes semble résignée quant à l’avenir et avant tout occupée à sauvegarder les constructions fragiles de la Libération.
12La période est aussi celle, dans les deux pays, du retour à la démocratie. Il faut la réinventer tout autant que la repratiquer, ce qui pose des problèmes nombreux – encore accusés, en Italie, par la durée du ventennio – dont la légitimité de la violence politique n’est pas le moindre. En prêtant une attention constante aux vicissitudes de l’idée républicaine et à la façon dont la vie démocratique se réinstalle dans la pratique, il s’agira aussi de juger du legs de la guerre et, en Italie, du fascisme, bien réels malgré les dénégations des acteurs.
13Ajoutons une dernière ambition, plus épistémologique : faire l’histoire de la diversité des représentations qui voisinent au sein d’un parti et chercher à les caractériser en fonction de leur production et de leur origine, c’est poser la question de l’existence de cultures véritablement partagées. Jusqu’à quel point peut-on parler d’imaginaires collectifs et quelles en sont les différentes déclinaisons au sein d’une même formation ? La spécificité du socialisme, si marqué, dans son vocabulaire, par le marxisme, renforce encore ces difficultés. Comment s’assurer qu’existent, derrière un vocabulaire unifié, les mêmes représentations ? Seule une étude, nécessairement artisanale, à partir des traces à peine esquissées, des silences ou des dénotations qui affleurent dans l’emploi de certains termes, permet de s’en approcher et d’envisager les nuances parallèles, voisines sans être toujours identiques, d’un imaginaire collectif.
Cultures et imaginaires politiques
14L’histoire culturelle du politique puise à des sources variées. Dans les années 1970, surtout, le développement d’une histoire des représentations et des mentalités dans le champ politique8 et l’essor de la Nouvelle histoire9 mettent en lumière la dimension culturelle de l’engagement politique à laquelle l’history from below avait déjà été attentive10. En prêtant attention à la façon dont les communautés politiques se construisent et se représentent, il s’agissait à la fois de mettre à profit les avancées de l’anthropologie et des sciences politiques, faisant la part belle aux fêtes, aux rituels, aux mythes qui les structurent11, ce qui contribua à briser l’illusion d’une vie politique dominée par les seuls moteurs des idées, de l’intérêt ou de la sociologie.
15Dans la décennie suivante, une autre génération, plus directement issue de l’histoire politique, mit à profit ces développements, forgeant et utilisant le concept de « cultures politiques »12. Cherchant à élucider ce qui constitue l’« idéal mobilisateur d’un groupe à un moment donné de l’histoire »13, ces études se donnent pour but d’expliquer les ressorts complexes de l’adhésion politique14 en explorant les représentations collectives. Si, comme le remarque Christophe Prochasson15, le concept a parfois perdu de sa force heuristique, devenant dans certaines études postérieures un simple synonyme, très plat, de « familles politiques », ces premières théorisations demeurent centrales.
16Dans le champ des études portant sur le socialisme, les approches prenant le plus en compte les questions culturelles sont essentiellement consacrées, en France comme en Italie, au xixe siècle et à la période précédant la Première Guerre mondiale16. Un autre pan de l’historiographie s’est également intéressé au rapport à l’histoire ou aux liens entre culture et socialisme, mais entendant cette dernière comme la seule culture dite « légitime »17. Pour le xxe siècle, la culture communiste, plus homogène et sans doute plus facile à saisir, car plus cohérente et plus aisée à documenter, a essentiellement concentré l’attention18.
17À l’inverse, les années 1980 et 1990 ont permis une connaissance approfondie du socialisme du xxe siècle, par la publication de grandes synthèses19, d’études locales variées20 et de biographies politiques consacrées à la plupart des grands dirigeants de la période21. Depuis, en France, c’est autour de l’Office universitaire de recherche socialiste (OURS) qu’une série de colloques et de publications sur le socialisme d’après-guerre ont permis un renouvellement, reflétant souvent un élargissement des thèmes d’études et des échelles d’analyse22. Plus récemment, certaines études montrent le renouveau d’un intérêt pour les questions culturelles, notamment à travers la question des loisirs, du temps libre et des temps sociaux23.
18L’intérêt de l’approche en termes de cultures politiques réside dans la possibilité qu’elle donne d’« appréhender le politique, dans l’entrelacs des pratiques et des représentations »24. La définition qu’en donne Serge Berstein permet de s’en convaincre :
La culture politique, telle qu’elle apparaît à l’historien est un système de représentations fondé sur une certaine vision du monde, sur une lecture signifiante, sinon exacte, du passé historique, sur le choix d’un système institutionnel et d’une société idéale, conformes aux modèles retenus, et qui s’exprime par un discours codé, des symboles, des rites qui l’évoquent sans qu’une médiation soit nécessaire25.
19Cette approche est confirmée et prolongée par Marc Lazar qui accentue encore l’attention prêtée aux comportements, effectivement centraux :
De cette façon, être de gauche, ne résulte pas seulement d’un choix politique, rationnel, passant par le bulletin de vote ou l’adhésion, plus ou moins intéressée, à un parti : cela signifie aussi, et peut-être davantage encore, une façon de se reconnaître dans une histoire, l’acquisition et l’entretien d’une mémoire, le partage de valeurs, la croyance dans des mythes, voire un mode d’être et de se comporter26.
20L’étude des archives, à partir de ces définitions préliminaires, m’a conduit à préciser et développer certains points, qui me semblaient particulièrement adaptés aux cas étudiés et à la volonté d’adopter une approche qui fasse la part belle aux imaginaires militants.
21Il s’agit d’abord de faire une histoire des visions du monde qui cohabitent au sein des partis, c’est-à-dire de la façon dont les acteurs perçoivent la société dans laquelle ils vivent, en analysent les mécanismes et projettent son devenir. Mêlant conceptions de la société idéale et échelles de valeurs, ces visions du monde sont un filtre à travers lequel envisager l’expérience sociale de l’homme.
22Si les définitions classiques de la culture politique insistent toutes sur le rapport à l’histoire et sur la façon dont dirigeants et militants s’inscrivent dans une tradition, la plupart du temps distordue et réordonnée27, il faut, d’une manière plus générale, redonner toute sa place à l’étude du rapport au temps. La façon dont les acteurs pensent les temps sociaux est indissociable de leur perception de la société, de son organisation et, plus tard, de son avenir. Les militants articulent en effet en permanence « champ d’expérience » et « horizons d’attente », pour reprendre les catégories désormais classiques de Reinhardt Koselleck28. Étudier ensemble le rapport à l’histoire, la perception de l’organisation du temps quotidien et les projections dans le futur, permet dès lors de restituer aux différentes temporalités leur centralité dans les imaginaires politiques.
23En troisième lieu, les « modes de socialisation de la politique » – meetings et réunions publiques, manifestations et marches, inscriptions murales et graffitis – sont autant de moyens d’expression des spécificités culturelles de chaque parti29. Entretenant le lien politique qui unit les militants entre eux au moyen de fêtes – « sanctuaires du lien social »30 – de manifestations communes et de rituels, les partis produisent du sens pour les militants, mais aussi pour leurs adversaires. On aurait tort, cependant, de limiter les rituels à un simple message : jouant un rôle central dans la socialisation des militants, structurant le groupe en le dotant d’un système de références propres, les « comportements de tribus »31 constituent une authentique dimension du politique, qui unit la communauté et légitime une vision du monde.
24Enfin, imaginaires et visions du monde déterminent un répertoire d’actions légitimes : de la perception que l’on a du champ social et de la considération dans laquelle on tient l’adversaire dépendent en effet le respect de la légalité ou l’usage de la violence. Il s’agit, en somme, de comprendre comment s’articulent visions du monde et modalités de l’agir politique.
25Ajoutons deux précisions méthodologiques : dans la diversité des cultures politiques, il est fondamental de raisonner à plusieurs échelles, en distinguant les différents niveaux de discours produits par le parti. La base militante ne reçoit pas passivement les impulsions venues du haut du parti et se les approprie voire les réinterprète de manière éloignée de la ligne officielle. C’est à l’échelle du « milieu partisan », c’est-à-dire de la « la construction du parti, dans un territoire donné »32 que se perçoivent ces interactions. À l’échelle nationale, enfin, le parti effectue un travail « d’homogénéisation de toutes les disparités locales et régionales » et de « fabrication de l’identité »33, même si cela ne se fait pas toujours sans heurts. On veillera donc à bien distinguer les discours produits par le parti en tant que tel – ce à quoi renvoie l’usage des termes « la SFIO » ou « le PSI » dans le texte – des conceptions développées par certains militants ou dirigeants intermédiaires.
26Ensuite, les cultures politiques ne sont ni monolithiques ni fixes. Mouvantes tant spatialement qu’historiquement, elles ont également des frontières labiles, entretenant, avec les cultures voisines, des superpositions plus ou moins marquées. Les cultures socialistes possèdent ainsi avec les cultures radicales et laïques d’une part, et les cultures communistes de l’autre, des similitudes qu’il s’agira de mettre en évidence. Les cultures socialistes doivent ainsi être entendues comme « un système ouvert »34. Comme l’ont montré des travaux portant sur les cultures communistes35, celles-ci sont à la fois marquées par la société dans laquelle elles se développent et par les expériences différentes des militants, lesquels entrent au parti après un processus de socialisation qui a eu lieu hors de celui-ci36. Les rapports de genre, les liens entre les générations, la culture de masse ou l’héritage fasciste constituent ainsi autant d’impulsions externes qui s’exercent sur les cultures et les imaginaires de la période.
La division du socialisme international
27L’étude débute à la libération des différentes régions étudiées, au moment du retour à une activité politique à peu près libre ce qui varie donc chronologiquement en fonction des espaces considérés, s’échelonnant de la fin 1943 pour le sud de l’Italie au printemps 1945 pour le nord de la péninsule et les derniers espaces français libérés. Demeure la question de son terme : devait-on se limiter à une période dite de « Libération » ? Elle reste difficile à définir et sans doute très différente entre les deux pays : que l’on songe par exemple que la nouvelle Constitution entre en vigueur à la fin de l’année 1946 en France et seulement au début de l’année 1948 en l’Italie. Or, entre ces deux dates, l’année 1947 constitue une date charnière dont l’importance a depuis longtemps été établie37. Cependant, dans les deux pays, la rupture avec les partis communistes – et en Italie, avec le PSI – n’est parfois perçue que comme une crise gouvernementale temporaire. Ce n’est que progressivement que les deux pays pénètrent dans la guerre froide et que l’éclatement des coalitions d’unité nationale de la Libération apparaît durable. J’ai donc choisi de faire porter l’étude jusqu’à la fin des années 1940. À partir de 1949, en effet, les positions semblent cristallisées : le PSI a réaffirmé son attachement à l’alliance communiste et rompu avec le socialisme européen, auquel est restée fidèle la SFIO, pièce majeure des gouvernements de Troisième force.
28À cette date, la situation des deux partis est durablement installée et ne varie qu’au milieu des années 1950, comme le montrent ces quelques éléments de périodisation, destinés à faciliter la lecture des pages qui suivent.
29Après la libération totale du territoire italien et l’exécution de Mussolini, le Parti socialiste italien, longtemps divisé en deux ou trois entités – entre le nord occupé, le sud libéré et une direction romaine – participe à la plupart des gouvernements d’union nationale à l’exception du second gouvernement Bonomi de l’après-guerre, de décembre 1944 à juin 1945. Ensuite, les socialistes mènent une campagne active pour l’adoption d’une constitution républicaine qui culmine avec le référendum du 2 juin 1946 permettant la victoire de la République et mettant fin au règne de la maison de Savoie qui durait depuis l’Unité. Les élections à l’Assemblée constituante ayant lieu le même jour voient une large victoire de la DC (35,2 %), mais les partis de gauche réalisent des scores importants, notamment le PSIUP (20,7 %) qui devance le PCI (18,9 %). Les tensions vont alors croissant à la fois au sein du gouvernement où les partis de gauche se plaignent d’être marginalisés par la DC, et à l’intérieur même du PSIUP, où certains courants contestent l’alliance étroite avec les communistes. Une scission se produit en janvier 1947, quand une partie non négligeable des militants et surtout du groupe parlementaire suivent Giuseppe Saragat qui fonde le Parti socialiste des travailleurs italiens (Partito socialista dei lavoratori italiani, PSLI), une formation entretenant des liens étroits avec la SFIO. La rupture entre la gauche et la DC a lieu en mai 1947, dans un parallèle chronologique saisissant avec la France : communistes et socialistes quittent le gouvernement et Alcide De Gasperi forme un cabinet où domine la DC. Après l’adoption de la Constitution, les premières élections législatives de la République italienne ont lieu en avril 1948. La campagne électorale est très dure, marquée par un climat de tensions entretenu par la guerre froide. Les socialistes et les communistes y font liste commune sous le nom de Front démocratique populaire (Fronte Democratico Popolare, FDP) et sont sèchement battus38. Cela entraîne un renouveau de la discussion à l’intérieur du PSI et la victoire, au congrès de Gênes en juin 1948, d’une direction centriste, moins conciliante à l’égard du PCI. L’année 1949 referme finalement la parenthèse centriste et entérine le choix du PSI d’unir ses destinées à celles du Parti communiste, après la victoire de la gauche au congrès de Florence et la rupture violente entre le PSI et les institutions socialistes internationales qui condamnent cette alliance, laquelle perdure jusqu’au milieu des années 1950.
30En France aussi, les socialistes participent au gouvernement provisoire de la République française dès sa création puis à l’ensemble des gouvernements de la période, en constituant souvent le pivot. Trois Présidents du Conseil sont d’ailleurs issus de leurs rangs : Félix Gouin après la démission de Charles de Gaulle (janvier – juin 1946), Léon Blum (décembre 1946 – janvier 1947) et Paul Ramadier (janvier 1947 – novembre 1947). Malgré l’impression de continuité que peut donner cette présence constante au gouvernement, le parti est secoué par de nombreuses crises internes, en partie dues à l’érosion de son socle électoral surtout visible aux élections nationales : après avoir obtenu 24,1 % des voix en octobre 1945 – la SFIO est alors en deuxième position derrière le PCF – le parti prend ensuite la troisième place aux deux élections de 1946 avec 21,1 % et 18 %, enregistrant un net recul.
31Le congrès de l’été 1946 constitue un premier moment de crise qui voit, pour la première fois de l’histoire du parti, le rapport moral être repoussé par les congressistes qui mettent en minorité Daniel Mayer et portent à la tête du parti Guy Mollet, à la rhétorique ouvriériste plus marquée et qui est, pense-t-on alors, plus hostile à la participation gouvernementale. La seconde rupture a lieu en 1947 lorsque les communistes sont exclus du gouvernement de Paul Ramadier, rendant tangibles les tensions des mois précédents. Dès lors, la SFIO fait clairement le choix d’un ancrage dans le camp occidental de la guerre froide, malgré les références récurrentes à une hypothétique troisième voie.
32À partir de ce moment, la rhétorique socialiste se concentre sur la défense républicaine, d’autant plus que l’entrée en lice du RPF, victorieux des élections municipales de l’automne 1947, semble encourager la thèse d’une double menace, gaulliste et communiste. Comme en Italie, cette clarification de la ligne politique provoque des départs du parti : les dirigeants, comme Jean Rous, qui adhèrent au Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR) sont sommés de quitter la SFIO et les membres du courant Bataille socialiste, autour d’Élie Bloncourt, qui créent le Mouvement socialiste unitaire et démocratique – lequel devient l’année suivante le Parti socialiste unitaire (PSU) – sont exclus en janvier 1948.
33Enfin, les relations entre les partis français et italiens suivent la même évolution que celles du PSI et des organisations qui succèdent à l’Internationale socialiste. Ainsi, d’une relation étroite, nouée dans les années de clandestinité du parti italien et maintenue à la Libération, les relations s’étiolent jusqu’à se rompre : à partir de la fin de l’année 1947, les deux partis se considèrent comme des adversaires – à l’exception du dialogue entre certains courants qu’il s’agira de mettre en évidence – ce que renforce la proximité du PSLI et de la SFIO. En plus, les contextes sociaux tendus en 1947 et 1948 n’arrangent rien : en lutte contre le ministre de l’Intérieur Mario Scelba, les socialistes italiens attaquent violemment Jules Moch dont ils associent la politique à celle de son homologue italien. Les relations entre les deux partis, progressivement compromises à partir de l’été 1946, sont alors complètement rompues, après un processus de désagrégation qui a duré plus de deux ans.
Sources, méthodes et terrains d’enquête
34La constitution du corpus39 a donc répondu à plusieurs exigences dont la plus importante a été de privilégier les documents touchant à la base militante. Cela m’a conduit à m’appuyer sur l’étude locale de six fédérations – trois italiennes et trois françaises – pour adopter une focale grossissante qui constitue l’essentiel de la documentation sur la base militante. Ailleurs, les militants n’apparaissent le plus souvent dans les sources que de manière occasionnelle, comme par effraction, et quasiment toujours à l’occasion d’un événement exceptionnel : on les entrevoit alors, dans un rapport de police qui cite quelques mots ayant enflammé l’auditoire ou dans la lettre indignée d’un militant qui rompt avec son parti après une adhésion de vingt ans. Les rares cahiers de section trouvés – Monthermé dans les Ardennes, la section d’Arezzo et celle de Zara à Milan – ont donc fait l’objet d’une attention soutenue. De même, les correspondances – dont le formidable fonds des lettres reçues par Pietro Nenni – se sont révélées très riches, même si le terme de « base militante » doit évidemment être nuancé. Les catégories les plus populaires y sont moins présentes et on doit se résoudre à y trouver davantage l’instituteur que le journalier agricole – même si ce dernier n’est pas complètement absent –, surtout qu’une part importante de la population italienne – environ 13 %40 – est encore analphabète. J’ai également utilisé une vingtaine de témoignages de socialistes archivés à l’Archivio diaristico de Pieve Santo Stefano, qui conserve des mémoires et journaux d’Italiens du xxe siècle, source appréciable bien qu’à manier parfois avec précaution, les témoignages étant souvent largement postérieurs aux faits décrits. On trouve enfin des informations capitales sur les militants dans les sources policières qui sont les seules à rendre compte de certains éléments – bruissements d’une foule, murmures de réprobation, mais aussi contenu des graffitis ou teneur des chansons.
35J’ai également pu m’appuyer sur des archives plus classiques de l’histoire politique, la presse du parti et celle des fédérations ainsi que sur les archives du parti, avec une prédilection nette pour les correspondances et les documents retraçant les interactions avec la base militante41. En France, le parti est structuré autour de ses fédérations – davantage encore depuis l’interdiction renouvelée des courants – alors qu’en Italie, le PSI est davantage centralisé, sans doute sous l’influence de l’allié communiste lors de la reconstruction du parti, même s’il ne faut pas exagérer une centralisation qui n’a jamais été totale. Cela explique en partie que les séries d’archives ne soient pas toujours comparables entre les deux pays. À cela s’ajoute une conservation chaotique des documents du parti en Italie, dispersés, lors de la dissolution du PSI en 1994, dans une myriade de fondations privées quand les archives n’ont pas tout bonnement été jetées. En conséquence, les fonds des dirigeants socialistes italiens sont souvent plus riches que ceux de leurs homologues français, mais les archives fédérales françaises sont sans comparaison avec celles du PSI. À cela s’ajoute une étude sur les fonds internationaux du socialisme – à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam et aux Archives historiques de l’Union européenne à Florence – permettant de rendre compte des soubresauts qui parcourent le processus de liquidation de la Deuxième Internationale puis les organisations qui lui succèdent, le SILO (Bureau socialiste d’information et de liaison, créé en 1945) et le COMISCO (Comité de la conférence socialiste internationale, 1947).
36En dernier lieu, j’ai également utilisé plusieurs fonds d’archives audiovisuelles qui, malgré leur rareté et leur dispersion, ont été utiles notamment pour l’appréciation de l’action collective des deux partis dans l’espace public. Tant les photographies42 que les films43 ont permis de nuancer ou de compléter les sources policières ou partisanes. Enfin, dans les Pouilles, des archives sonores, fruit d’une grande campagne de collecte dans la province de Bari à la fin des années 1970, ont, elles aussi, apporté un complément appréciable44.
Six fédérations
37L’étude repose sur l’étude de trois fédérations dans chaque pays pour avoir un aperçu du « milieu partisan » et de la diversité de ses déclinaisons locales. J’ai, pour chaque cas, privilégié une triple approche, en étudiant à la fois les sources policières de la préfecture (Archives départementales et Archivi di Stato), la presse locale socialiste45 et les archives des dirigeants et de la fédération.
38En Italie, mon choix s’est donc porté sur des fédérations aux profils très différents, la diversité sociale et géographique de l’implantation du parti étant plus importante qu’en France. J’ai donc choisi une grande fédération du nord, Milan, berceau historique du socialisme et place forte du parti. À cette fédération ouvrière liée à une grande ville industrielle du nord, j’ai ajouté la fédération d’Arezzo, beaucoup plus rurale, et faisant partie des terres dites « rouges » de l’Italie centrale, où la tradition socialiste est bien enracinée. Le choix de la fédération méridionale fut plus contraint, mais Bari s’est révélé un excellent terrain d’étude marqué par la présence d’un groupe d’intellectuels méridionalistes issus du Parti d’Action et par un militantisme très lié au Parti communiste et au syndicalisme rural, dans une région où les journaliers agricoles sont très nombreux.
39En France, la fédération des Ardennes, aux archives nombreuses, s’est imposée comme choix d’étude d’une fédération moyenne dans un territoire où l’implantation socialiste pourtant ancienne demeure peu importante. La fédération du Nord constitue un excellent pendant – tant dans sa dimension historique pour le socialisme que pour le tissu industriel – de la fédération milanaise. Enfin, le Tarn a été choisi parmi les différentes possibilités dans les fédérations du sud pour la diversité sociale de ses militants – activité minière, autour de Carmaux bien sûr, mais aussi industrielle et métayère. Le fait que les deux dernières fédérations soient celles de Jules Guesde et de Jean Jaurès permet par ailleurs un regard renforcé sur le rapport à l’histoire et le maintien des traditions partisanes.
40
41La fédération du Nord compte 25 000 adhérents à la fin de l’année 194646, ce qui en fait la fédération la plus nombreuse du parti, pesant de tout son poids dans les différents congrès. Le département constitue l’un des berceaux du socialisme français, depuis Jules Guesde et les premières conquêtes municipales, comme à Roubaix (1892) ou à Lille (1896). À la Libération le parti conserve la physionomie qu’il avait dans l’entre-deux-guerres. C’est un parti urbain et ouvrier, structuré autour de trois pôles industriels : Lille-Roubaix-Tourcoing et ses activités textiles, Douai dans le pays minier et Dunkerque, avec des activités portuaires et métallurgiques47. On a souvent souligné l’organisation spécifique du parti dans la région, où les identités ouvrières et partisanes sont très liées et s’incarnent dans un dense réseau associatif dans des pratiques festives – harmonies, chorales, sociétés sportives48. Lors des élections législatives de novembre 1945, le parti compte sept élus (contre six communistes, huit MRP et un indépendant), réalisant ses meilleurs scores dans la première circonscription (autour de Dunkerque) et la deuxième (Lille) où il talonne le MRP. La SFIO est en revanche distancée par le PCF dans la troisième, autour du bassin minier. Le nombre des députés varie peu aux élections suivantes : la SFIO conserve sept élus en juin 1946 et en perd un en novembre.
42La fédération des Ardennes, avec 2 550 adhérents à la fin de l’année 1946 est une fédération moyenne, à l’implantation limitée, mais non négligeable dans certaines parties du département. On note une opposition entre, d’une part, le sud et l’ouest du département, essentiellement agricoles, où la pénétration du socialisme est difficile et, d’autre part, la vallée de la Meuse, depuis Mouzon jusqu’à Givet qui, marquée par l’industrie, a une population ouvrière qui vote essentiellement socialiste et communiste au point qu’on a pu parler de « vallée rouge de la Meuse »49. La SFIO y réalise de bons scores dès l’entre-deux-guerres et fait élire Charles Boutet maire de Charleville de 1925 à 1940. Après la guerre, cette implantation ne se dément pas : lors de l’élection de l’Assemblée nationale constituante, le PCF emporte deux des quatre sièges du département, devançant de justesse la SFIO, qui n’a qu’un siège (environ 37 800 voix contre 36 100). Le dernier siège est remporté par le MRP. Le rapport de force demeure à peu près inchangé en juin 1946, mais tourne, à l’automne, à l’avantage du MRP qui fait élire un second député. L’implantation socialiste se mesure aussi aux nombreuses mairies socialistes, comme Rethel (Camille Lassaux), Revin (Camille Titeux) ou Charleville (Jacques Bozzi). Par ailleurs, Andrée Viénot, l’une des figures de proue du parti dans le département, est l’une des trois seules femmes à exercer des fonctions ministérielles sous la Quatrième République. Elle est sous-secrétaire d’État à la jeunesse et aux sports dans les gouvernements Georges Bidault et Léon Blum (juin 1946-janvier 1947).
43À la différence du Nord, il s’agit d’une fédération plutôt contestataire, qui donne ses suffrages à la motion de Guy Mollet en 1946 et dans laquelle on signale à la fois des exclusions de militants qui ont enfreint l’interdiction de rejoindre les « Amicales du Parti ouvrier français », structures unitaires crées par le PCF et, à la fin de la période, la constitution d’un front important contre la participation gouvernementale.
44Marqué par un anticléricalisme ancien50, le Tarn est une terre socialiste, où la SFIO a progressivement conquis les positions du Parti radical depuis le début du siècle. Toutefois, la fédération, malgré son prestige – c’est celle de Jean Jaurès – ne compte qu’environ 2 000 adhérents à la fin de l’année 1946. Si le poids électoral de la SFIO est certain, celui-ci ne s’affirme pas dans tout le département, où existent des divisions sociales et politiques anciennes. Ainsi à l’est, autour de Mazamet, mais aussi de Castres, le catholicisme social règne en maître autour de la famille Reille-Soult qui depuis l’époque de Jean Jaurès domine cette partie du département et qui rejoint à la Libération le MRP. De même, l’implantation socialiste est assez faible sur les retombées occidentales du Massif central. À l’inverse, le parti s’affirme autour des industries minières de Carmaux, mais aussi autour de Graulhet ou Lavaur.
45En 1936, trois des six députés du département sont socialistes. À la Libération, le PCF menace les positions socialistes et la liste menée par Roger Garaudy, professeur de philosophie au lycée d’Albi comme le fut Jean Jaurès, bat celle de la SFIO (25,8 % contre 24,7 %), loin derrière le MRP (40 %). Pendant toute la période, le rapport de force demeure à peu près stable et les socialistes n’ont qu’un seul élu. Par ailleurs, le poids du radicalisme décroissant aux élections législatives ne doit pas faire oublier son enracinement local, Albi et Gaillac conservant par exemple à la Libération des maires radicaux. Les élections municipales de 1947 témoignent également de la puissance de la SFIO qui l’emporte dans 61 villes de moins de 4 000 habitants (contre 51 aux radicaux, 23 aux indépendants et 30 au MRP). Dans les sept villes de plus de 4 000 habitants, Albi et Lavaur sont radicales, Castres et Mazamet acquises au MRP quand la SFIO l’emporte à Carmaux (Jean Vareilles), Blaye-les-Mines (Éloi Cabrol) et Graulhet (Noël Pelissou)51.
46En Italie, la fédération de Milan s’étend sur la province du même nom qui regroupe les actuelles provinces de Milan et de Monza. La fédération compte 54 000 militants en 194652, ce qui la place de loin en tête des fédérations les plus nombreuses. Le taux d’adhésion est de 2,54 %53 et est lui aussi l’un des plus élevés du parti. Ville ouvrière, à la tradition syndicale bien enracinée, elle constitue un heureux pendant de la fédération française du Nord. À la Libération, elle constitue toujours un centre syndical important, marquée par les agitations ouvrières dans la ville-centre et dans la banlieue, en particulier dans la ville de Sesto San Giovanni qui concentre de très nombreuses activités industrielles. La ville est dirigée par le socialiste Antonio Greppi, chef résistant nommé par le CLN après la Libération en avril 1945. Il conserve la ville aux élections suivantes y compris lorsqu’il rejoint le PSLI lors de la scission de 1947. La ville est effectivement le siège du courant de Critica sociale, héritier du socialisme turatien et devient donc, après la scission, le centre de l’activité du nouveau PSLI.
47La province, et plus encore la ville de Milan, peut donc être considérée comme un bastion du socialisme italien dans toute sa diversité, ce dont témoignent les résultats électoraux dans la ville-centre : aux élections législatives de 1946, le PSIUP arrive largement en tête (33 %) devant la DC (25,6 %) et les communistes (22,9 %). En 1948, le Fronte ne recueille que 33,8 %, derrière la DC qui progresse de manière significative (43,1 %), mais aussi parce que les listes d’Unità socialista y réalisent l’un de leurs meilleurs scores nationaux (15,2 %)54.
48De manière étonnante pour une fédération si importante, on a conservé peu d’archives. Celles de la fédération sont perdues et Rodolfo Morandi, socialiste milanais influent de la période, a fait détruire les siennes à sa mort. On doit alors essentiellement s’en remettre aux fonds privés de l’Istituto per la storia dell’età contemporanea (ISEC) et de la fondation Kuliscioff. Le fonds le plus riche est cependant conservé hors de la province : il s’agit des archives de Gianni Bosio à l’Istituto mantovano di storia contemporanea (Mantoue).
49La fédération d’Arezzo, à l’est de la Toscane est située au cœur de l’Italia rossa, ces régions précocement gagnées au socialisme et qui constituent les bastions des partis de gauche. En 1946, la République et la gauche y sont largement majoritaires55. C’est plus frappant encore aux élections municipales de 1947 : 37 des 38 communes de la province sont gagnées par les listes de gauche – et 22 maires sont socialistes – installant un véritable contre-pouvoir local à la domination nationale de la DC. Les élections de 1948 confirment cette tendance puisque le Fronte democratico popolare y est largement majoritaire (51,5 %), loin devant la DC (37 %).
50En 1947, la fédération compte 85 sections et 6 250 inscrits56 ce qui la place dans les fédérations intermédiaires, loin des plus grandes, mais la province est assez petite : le taux d’adhésion de la population, 1,71 %57, montre que l’implantation locale du socialisme est loin d’être négligeable. La région est essentiellement agricole, terre de métairies, caractéristique de la Toscane rouge58. C’est aussi une fédération où les réformistes sont nombreux, comme en témoignent les articles parus dans Voce socialista et l’importance de la scission de 1947, à la fois d’un point de vue numérique et parce que de nombreux cadres quittent alors le PSI au profit du PSLI.
51La province de Bari de l’époque s’étend sur ce que sont aujourd’hui les provinces de Bari et de Barletta. Le parti y est réorganisé dès 1943, en s’appuyant sur les antifascistes des années 1920, ce que montre Sabino De Nigris, s’attaquant à une thèse ancienne qui attribuait la renaissance du PSI dans le sud de l’Italie à la reprise du transformisme59. La province est aussi marquée par la tradition libéral-socialiste avec une présence relativement importante du Parti d’Action autour de l’intellectuel méridionaliste Tommaso Fiore. Ce dernier et une grande partie du PDA rejoignent toutefois le PSIUP dès 1946, avant même la dissolution du parti actionniste, suivant le conseil de Gaetano Salvemini qui invitait les « membres du "socialisme libéral" à entrer au "Parti socialiste, car c’est là que sont les masses" »60.
52La région est marquée par des luttes sociales autour de la possession de la terre qui voient impliqués certains des nombreux journaliers agricoles réclamant une réforme agraire. La propriété foncière est effectivement concentrée dans les mains de grands propriétaires, quoiqu’existent également des espaces où prédomine la petite propriété et quelques coopératives. L’importance de la question agraire est au cœur des débats politiques d’une province où l’industrialisation est très faible. Par ailleurs, le secrétaire du syndicat unitaire, la Confederazione Generale Italiana del Lavoro (CGIL), Giuseppe Di Vittorio, originaire de la région, attire l’attention sur ces questions et la protestation sociale culmine avec les occupations de terre de 1949, endeuillées par plusieurs interventions violentes des forces de police.
53La fédération compte 6 430 inscrits en 1946, soit autant qu’Arezzo, mais pour un taux d’adhésion trois fois inférieur (0,63 %61) ce qui témoigne d’un enracinement moins profond dans la société. Cela se perçoit aussi à la lecture des résultats électoraux : en 1946, le référendum constitutionnel voit la large victoire de la Monarchie sur la République (65,11 % contre 34,89 %) et la droite l’emporte dans les élections à la Constituante : la DC arrive en tête (30,64 %) devant l’Uomo Qualunque (20,26 %) et les communistes (15,32 %). Le score socialiste, sans être négligeable, est faible : 10,14 %. En 1948, cette tendance se confirme : dans un cadre général de recul de la gauche, la DC l’emporte largement (50,54 %), mais le Fronte atteint cependant le score cumulé du PCI et du PSI de 1946, avec 26,15 %. Unità socialista n’atteint en revanche pas les 4 %.
54Les chapitres qui suivent s’articulent autour de trois pôles. Le premier, aborde, dans les deux chapitres initiaux, la façon dont la SFIO et le PSI perçoivent la sortie de guerre et recomposent leur patrimoine idéologique et culturel, jusqu’à l’apparition des premières tensions entre eux, à l’été 1946. Les quatre chapitres suivants constituent la partie centrale du développement et abordent la question des imaginaires, à travers la façon dont les militants pensent la société dans laquelle ils vivent et conçoivent les moyens de la transformer. Cela passe d’abord par le parti, qu’il est possible d’étudier comme une « communauté imaginée »62 et par une série de pratiques qui découlent de ces représentations. Enfin, les deux derniers chapitres, en réintroduisant une dimension chronologique plus marquée, montrent les effets de la guerre froide sur ce qui a été mis en évidence précédemment, à la fois dans la rupture des relations entre les deux formations et dans l’évolution des imaginaires, très sensibles à la croissance des tensions internationales.
Notes de bas de page
1 L’Obs, 23 octobre 2014 ; Moscovici 2011 ; Challenge, 5 mars 2016 ; Le Monde, 26 août 2009.
2 Ridolfi 1992a, p. 196-197.
3 Ory 2015, p. 13.
4 Vovelle 1992, p. 25.
5 Berstein 1999, p. 31.
6 Par exemple : Portelli 1983 ; Devin 1992 ; Mattera 2017.
7 Koselleck 2016, p. 357 sqq.
8 Sur l’histoire du socialisme, les travaux de Madeleine Rebérioux sont pionniers. Par exemple : Rebérioux 1968.
9 Voir par exemple : Burguière 1978.
10 Le mouvement britannique, autour d’Edward Thompson, (Thompson 2012), s’intéresse effectivement aux questions des formes culturelles produites par la base du mouvement ouvrier et particulièrement par ceux qui ne sont affiliés à aucune structure partisane ou syndicale. Ces développements influencent par ailleurs, lors des décennies suivantes, le mouvement des subaltern studies qui s’en réclame ouvertement et qui privilégie lui aussi une approche faisant une large part à la culture, afin d’établir ce qui fonde la « condition subalterne ». Pour une approche historiographique, voir : Brice 2012.
11 Ozouf 1976 ; Kertzer 1980 ; Nora 1984 ; Girardet 1986 ; Kertzer 1988 ; Ihl 1996 ; Isnenghi 2004.
12 Le terme, forgé par l’école développementaliste américaine vise à qualifier de grandes cultures nationales, opposant des pays à la « culture de sujétion » (Italie, Allemagne) aux pays à la « culture de participation », garante de la démocratie (Almond – Verba 1963) puis est utilisé pour étudier les « conflits de valeurs » qui traversent les sociétés (Inglehart 1977). Il est ensuite repris, défini et développé pour les milieux partisans par Serge Berstein (Berstein 1984 ; Berstein 1992a ; Berstein 1999) puis par d’autres historiens liés à Sciences po (Lazar 1990 ; Sirinelli 1992 ; Lazar 1994 ; Sirinelli 1995 ; Lazar 1996b ; Sirinelli 1998).
13 Berstein 1992a, p. 73.
14 Lazar 1996a, p. 42.
15 Prochasson 2002, p. 125.
16 Trempé 1971 ; Perrot 1973 ; Ridolfi 1992a ; Trempé – Boscus 2004 ; Gervasoni 2008 ; Rebérioux 2017b ; Papadia 2019.
17 Strinati 1980 ; Prochasson 1997 ; D’Almeida 1998 ; Ducange 2012.
18 La pratique de l’autobiographie ou de l’autocritique est ainsi plus fréquente comme l’ont montré Claude Pennetier et Bernard Pudal. Voir par exemple : Hastings 1991 ; Gundle 1995 ; Pennetier – Pudal 2002 ; Pennetier – Pudal 2014.
19 Par exemple : Droz 1975 ; Sabbatucci 1981a.
20 Celles-ci sont très nombreuses. Voir surtout : Sawicki 1997 ; Lefebvre 2001 ; Chamouard 2013.
21 C’est le cas de Nenni (Tamburrano 1986 ; Santarelli 1988), Basso (Colozza 2011), Morandi (Agosti 1971) et Saragat en Italie et de Mollet (Ménager – Ratte – Vandenbussche – Wallon-Leduc – Thiébault 1987 ; Lefebvre 1992 ; Lafon 2006), Ramadier (Berstein 1992b ; Fonvieille-Vojtovic 1993), Moch (Méchoulan 1999), Philip (Chevandier – Morin 2005), Auriol (Ghebali 1998) et Blum (Lacouture 1977 ; Greilsammer 1996 ; Berstein 2006 ; Monier 2016 ; Birnbaum 2016) en France.
22 Berstein – Cépède – Morin – Prost 2000 ; Castagnez – Morin – Cépède – Ollivier 2016.
23 Bouchet 2014 ; Bouchet – Bourdeau – Castleton – Frobert – Jarrige 2015 ; Lagedamon 2016 ; Wright 2017.
24 Selon la définition que donne Pierre Rosanvallon de l’histoire conceptuelle (Rosanvallon 2003, p. 29-30).
25 Berstein 1992a, p. 71.
26 Lazar 1996a, p. 11.
27 Hobsbawm – Ranger 2006.
28 Koselleck 2016, p. 357 sqq.
29 Prochasson 2002, p. 125.
30 Ihl 1996, p. 21.
31 Prochasson 2009, p. 31. Le terme est employé à propos de la lavallière des guesdistes qui les rendait, parmi les socialistes, reconnaissables entre tous.
32 Lazar 1994, p. 16.
33 Ibid.
34 Bellassai 2000, p. 32.
35 Hastings 1991, p. 10 ; Montebello 1993 ; Gundle 1995.
36 Bellassai 2000, p. 115.
37 Berstein – Milza 2000.
38 La DC enregistre 48,51 % des voix et obtient 305 sièges à la Chambre quand la liste de gauche plafonne à 30,98 % soit bien moins que l’addition des voix de 1946, à cause notamment du bon score de la scission socialiste (7 %).
39 Pour la liste des fonds consultés, voir l’annexe 1.
40 Selon le recensement de 1951, avec de fortes disparités entre le nord et le sud.
41 Les principaux fonds sont conservés à l’OURS, à la FSSFT et à l’ISRT, dans le fonds Foscolo Lombardi, vice-secrétaire du parti de 1945 à 1948.
42 Fondations Nevol Querci et Pietro Nenni en Italie, archives policières et des fédérations en France.
43 Institut Luce, Institut national de l’audiovisuel (INA) et Archivio audiovisivo del movimento operaio e democratico (AAMOD).
44 Archivio sonoro della Puglia (ASP).
45 Le PSI de Bari est le seul à ne pas publier de journal, mais l’on peut s’appuyer sur l’édition locale de La Voce, le journal de la gauche méridionale – PCI, PSI, PDA – dont l’édition principale paraît à Naples.
46 Rapport de congrès, SFIO, 1947.
47 Olivier 1992, p. 270 sqq.
48 Tartakowksy 1995, p. 200-201. Voir aussi Hastings 1991.
49 Lacoste 1986, p. 723.
50 Faury 1980.
51 Les sources de la fédération sont perdues, mais le fonds Maurice Deixonne, député du département (1946-1958), à l’OURS, en conserve de nombreux documents.
52 ISRT, F. Foscolo Lombardi, b.3. Chiffres de la direction nationale, nombre d’inscrits le 1er janvier 1946.
53 Ce taux est calculé par le parti et s’obtient par la division du nombre total d’habitants de la province (mineurs inclus) par le nombre de militants. Le chiffre est donc particulièrement élevé.
54 Aux mêmes élections, les résultats dans la province (en excluant la ville de Milan) sont les suivants. En 1946 : DC à 40,6 %, PSI 28,2%, PCI 20,7 %. En 1947 : DC à 52,3 %, FDP 37,7 %, Unità socialista 5,2 %. Cela montre que le bastion du PSLI est essentiellement urbain et que la Démocratie chrétienne réalise de meilleurs scores en périphérie.
55 67,4 % pour la République contre 32,6 % pour la Monarchie. Aux élections législatives, les communistes avaient obtenu 31,2 %, devançant les socialistes et les démocrates-chrétiens, tous deux à 27,7 %.
56 FSSFT, F. Mauro Ferri, b.61. Les archives de la fédération sont perdues mais le fonds Mauro Ferri, un temps secrétaire de la fédération, est très riche.
57 ISRT, F. Foscolo Lombardi, b.3. Chiffres de la direction nationale, nombre d’inscrits le 1er janvier 1946.
58 Barnes 1967, p. 53-54 ; Testi 2014.
59 De Nigris 1985, p. 293. L’auteur note une continuité certaine entre les noms qui figurent dans les dossiers de la police fasciste et ceux des premiers militants du PSIUP des Pouilles.
60 Cingari 1979, p. 127 : invitava gli azionisti appartenenti all’area del « socialismo liberale » di entrare « nel Partito socialista perché lì ci sono le masse » .
61 ISRT, F. Foscolo Lombardi, b.3. Chiffres de la direction nationale, nombre d’inscrits le 1er janvier 1946.
62 Anderson 2006a.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
De la « Cité de Dieu » au « Palais du Pape »
Les résidences pontificales dans la seconde moitié du XIIIe siècle (1254-1304)
Pierre-Yves Le Pogam
2005
L’« Incastellamento » en Italie centrale
Pouvoirs, territoire et peuplement dans la vallée du Turano au Moyen Âge
Étienne Hubert
2002
La Circulation des biens à Venise
Stratégies patrimoniales et marché immobilier (1600-1750)
Jean-François Chauvard
2005
La Curie romaine de Pie IX à Pie X
Le gouvernement central de l’Église et la fin des États pontificaux
François Jankowiak
2007
Rhétorique du pouvoir médiéval
Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècles)
Benoît Grévin
2008
Les régimes de santé au Moyen Âge
Naissance et diffusion d’une écriture médicale en Italie et en France (XIIIe- XVe siècle)
Marilyn Nicoud
2007
Rome, ville technique (1870-1925)
Une modernisation conflictuelle de l’espace urbain
Denis Bocquet
2007