Conclusion
p. 553-561
Texte intégral
1En plaçant cette étude sous le double signe de la propriété et de l’échange, il n’était pas question de tout dire des biens immobiliers dans la Venise du xviie siècle. En amont, l’économie du bâtiment, qui est l’une des premières activités urbaines, a été à peine effleurée : elle mériterait, à elle seule, une étude systématique sur le modèle des travaux qui existent pour Florence1. En aval, les contrats de location, les rapports entre propriétaires et locataires et les litiges qui peuvent naître de leurs désaccords, si précieux dans la perspective d’une étude des tensions sociales dans une ville qui a élevé la concorde au rang du mythe, attendent toujours leur historien. Au risque d’occulter des aspects importants de la propriété immobilière, tant du point de vue de l’histoire urbaine que de l’histoire sociale, cette recherche a délimité un objet plus étroit, la circulation des biens, qui, néanmoins, présentait l’intérêt de soulever des questions décisives sur l’économie et la société vénitienne du xviie siècle. Il importait de comprendre comment, dans une grande ville en proie à une conjoncture difficile durant la majeure partie du siècle, les structures de la propriété, dominées par le patriciat, parvenaient à se perpétuer ou, si l’on était plus attentif au mouvement, selon quelles modalités se produisaient, à petit pas, leurs modifications. Plus encore, cette étude avait l’ambition de saisir la variété des comportements patrimoniaux, les logiques des stratégies mises en œuvre, le traitement différentiel que les propriétaires appliquaient à leurs biens, en prenant soin de ne pas se limiter au seul patriciat qui occupe, d’ordinaire, le devant de la scène urbaine.
2Pour mener à bien ce projet, il était indispensable d’aborder, tour à tour, le marché, l’évolution de la topographie de la propriété et les comportements patrimoniaux, à la fois parce que chacun de ces secteurs d’analyse livrait des informations spécifiques sur les modes de circulation des biens et parce qu’ils se chevauchaient tout trois, se répondaient, s’entrecroisaient, laissant entrevoir une cohérence qui ne perdait rien de sa complexité.
3La première étape a consisté à se demander comment fonctionne le marché immobilier à Venise au xviie siècle. La réponse ne s’exprime pas dans les mêmes termes selon que la question porte sur les mécanismes du marché ou sur son activité. Le marché s’inscrit dans le cadre d’une économie ancienne. Il en possède donc nécessairement les traits distinctifs : le caractère contraignant de l’encadrement juridique d’origine médiévale, qui offre la possibilité aux parents et aux voisins du vendeur de faire valoir un droit de préemption ; la longueur des procédures de transfert de propriété ; l’importance de la prise de possession pour affirmer la propriété de droit sur le bien, conformément à une conception aristotélicienne qui accorde une primauté à la situation de fait ; l’absence d’une efficace circulation de l’information ; l’existence, enfin, de liens en amont du marché (notamment les clauses fidéicommissaires) qui entravent la libre circulation des biens. La conformité du marché à un modèle ancien se lit également dans le mécanisme de détermination des prix. Ils se fixent comme dans une économie de marché, par capitalisation de la rente sur la base d’un taux communément admis. Or ce taux, qui sert de référence à la négociation, n’est pas seulement celui en vigueur sur le marché, à la différence du modèle néo-classique, c’est aussi celui qui est fixé et estimé comme juste par la puissance publique, en la personne de l’expert chargé de l’évaluation. Cela n’exclut pas, bien sûr, l’intervention d’autres facteurs dans le mécanisme de formation des prix, notamment le jeu personnel des acteurs, l’incidence du type de vente (libre ou aux enchères), ou des déséquilibres de l’offre et de la demande, sans lesquels on ne peut expliquer la variation des prix au cours du siècle. Il n’en demeure pas moins vrai que le marché, pour être compris, doit être replacé dans le contexte plus général des règles qui régissent l’économie ancienne.
4L’activité du marché et les ressorts qui l’animent restaient entièrement à découvrir. Le choix d’une approche quantitative s’est avéré particulièrement approprié pour en dévoiler les caractères originaux : les ventes sont peu nombreuses et réalisées le plus souvent contre la volonté du propriétaire ; la demande est faible et constante ; la rente urbaine stable et élevée. Malgré la faible intensité des échanges, le marché est composé d’une agrégation de ventes de natures très différentes. L’évolution de leur part respective permet d’individualiser trois phases successives. La première correspond à une période de stabilité : le premier tiers du siècle. Le marché ordinaire, maître du jeu, impose une activité faible à cause de la rigidité des structures de la propriété qui ne se prêtent pas aux transferts de grande ampleur. Les prix sont soutenus comme il se doit dans une période où l’offre est parcimonieuse. La rentabilité à l’achat reste faible, entre 3 et 4 %, au regard des autres placements.
5La seconde période (1630-1670) caractérise une situation d’exception : la confiscation et la vente massive de maisons, ordonnées par la puissance publique à l’encontre des débiteurs du fisc. Bien qu’il soit impossible d’établir une stricte corrélation entre l’activité du marché ordinaire et les mises à l’encan, force est de constater que celles-ci provoquent une dépréciation générale des prix de l’ordre de 25 %. Pour qui veut acheter la période est faste. Le rendement s’élève à plus de 10 % dans le cas des ventes forcées et à 5 % sur le marché ordinaire. Mais des perspectives de profit aussi brillantes sont aussi l’indice a contrario de l’engouement modéré des acheteurs. La demande n’a pas répondu proportionnellement à l’offre, sinon la rentabilité n’aurait pas atteint ces sommets.
6La troisième période correspond aux deux décennies (1660-1680) durant lesquelles le marché ordinaire connaît un regain d’activité. Le mouvement se déroule au cours d’une période où les prix demeurent à un niveau bas. Si l’effondrement des ventes à l’encan a pu favoriser la reprise du marché ordinaire, elle ne saurait en soi l’expliquer. Les ventes ont lieu à un moment où les propriétaires n’ont aucun intérêt à se déposséder de leurs biens : les prix sont dépréciés et les autres investissements n’offrent pas de perspectives plus favorables. La plupart des vendeurs n’ont, en vérité, pas d’autres choix car ils sont confrontés à des difficultés financières qui rendent impossible la conservation du patrimoine en l’état. Vendre est un acte auquel ils consentent quand toutes les ressources alternatives ont été épuisées.
7Le caractère contraint de l’offre se lit dans la physionomie des ventes, composées le plus souvent d’un seul bien, quelques fois deux, rarement plus, fractionné et de faible valeur. Ces traits qui démontrent l’étroitesse du marché sont encore plus visibles dans les ventes aux enchères en faveur du fisc. La prise en compte de l’identité des vendeurs et des acheteurs met en évidence un marché dont la composition sociale est le strict opposé des structures de la propriété. Les popolani qui possèdent une part modeste du bâti, sont omniprésents sur le marché, tant en qualité de vendeurs que d’acheteurs. De manière générale, c’est l’indice de patrimoines plus exposés au revers de fortune, mais aussi d’un intérêt pour l’investissement dans la pierre plus prononcé que celui du patriciat, qui est peu présent sur le marché, se contentant sans doute de gérer ses positions ancestrales. Le marché reflète cependant l’érosion de ces dernières qui serait encore plus prononcée si certaines familles agrégées dans la seconde moitié du siècle n’avaient massivement acheté.
8L’activité du marché au cours du siècle permet de reconstituer l’importance respective des différents circuits d’échange et, en conséquence, de comprendre le fonctionnement du système de circulation des biens. Si l’on observe les structures de la propriété, il faut admettre que le marché ne remet pas en cause, du moins à moyen terme, les positions des différents groupes sociaux : le patriciat ne desserre que très lentement son emprise sur le bâti au cours des xviie et xviiie siècles. Non sans s’approcher d’un modèle idéal de conservation, l’essentiel des échanges emprunte le canal de la transmission intrafamiliale, contribuant à reproduire la structure sur elle-même. La léthargie du marché immobilier en est la conséquence. Même au plus fort de l’activité, la circulation des biens est modeste, pour ne pas dire atone, parce que les propriétaires patriciens ne vendent pas : quand ils se décident à se défaire de leurs biens, ils agissent sous la contrainte de l’endettement ou de difficultés financières. L’existence de dispositions juridiques qui favorisent le maintien du patrimoine dans le circuit de la transmission intrafamiliale prouve que la pratique est érigée en système grâce aux clauses fidéicommissaires qui interdisent l’aliénation des biens, à la possibilité de préempter les biens vendus par des parents et à la reconnaissance de droits de propriété plus anciens et de valeur supérieure qui permettent aux bénéficiaires de demander l’annulation de transactions antérieures et de récupérer des biens autrefois dispersés. Les pouvoirs publics, par le truchement des cours judiciaires, sont les garants de ces ressources juridiques qui visent à conserver, sinon à rétablir, l’ordre ancien. Faute de disposer d’éléments de comparaison avec des villes de taille équivalente à la même époque, il est difficile de dire si la situation vénitienne est originale. Le poids de la transmission dans la circulation des biens est une des caractéristiques des sociétés modernes, fortement hiérarchisées et inégalitaires ; il n’est pas dit que le phénomène ne se prolonge pas dans la société contemporaine sous une forme atténuée. Si Venise se distingue, c’est à cause de l’importance considérable qu’occupe ce canal de la transmission dans la circulation des biens. Il y a tout lieu de croire que la position dominante de la propriété patricienne et la vigueur des mécanismes et des stratégies de conservation ont contribué, plus qu’ailleurs, à geler les structures de la propriété et à étouffer le marché. Selon toute probabilité, ce modèle perdure durant tout le xviiie siècle. Il faut attendre la chute de la République et la disparition du système de protection juridique pour que le remboursement des dettes, jusque là repoussé par des procédés dilatoires, provoque l’emballement du marché et accélère le renouvellement des propriétaires2.
9Le second objectif de ce livre était de rendre compte de l’articulation, dans l’espace, de ces différents circuits d’échange. Il exigeait au préalable de poser le problème de l’échelle d’observation la plus adéquate pour dessiner les modulations différentielles de l’espace. Comme les ventes semblaient se répartir de manière uniforme dans tout le territoire urbain, l’attention s’est concentrée sur un espace plus petit, une paroisse, dans laquelle l’histoire de chacune des maisons a été retracée sur près d’un siècle. Cette méthode a fait apparaître une géographie différentielle des échanges : la propriété ne saurait évoluer au même rythme selon les lieux. Une majorité des biens, soustraits aux échanges marchands, emprunte le canal de la transmission intrafamiliale, tandis que de petites poches connaissent une circulation plus intense. Dans cette économie à la marge, ce sont les biens les plus modestes, nichés entre de grands complexes patrimoniaux, qui circulent davantage. L’observation dans la durée de l’agencement des patrimoines permet également d’affirmer que la fragmentation des regroupements n’entraîne pas un accroissement mécanique des patrimoines voisins, mais plutôt l’entrée en lice de nouveaux venus, comme le confirme l’augmentation globale du nombre de propriétaires entre 1661 et 1740. On saisit là une étape d’un long processus, rarement linéaire, d’intensité différente selon les lieux et freiné par des tentatives de regroupement, mais qui conduit inexorablement à l’émiettement de la propriété. Au total, la reconstruction de la généalogie des maisons confirme, à une micro-échelle, les caractères généraux du marché, mais elle fait aussi apparaître, en individualisant des biens voués à l’échange, que le sort qui leur est réservé n’est pas uniforme. Elle invitait donc à opérer un nouveau déplacement pour comprendre cette différenciation dans son contexte patrimonial.
10À première vue, l’existence de maisons vouées à circuler accrédite l’idée d’une forte hiérarchie interne du patrimoine qui posséderait un centre et une périphérie, un cœur stable et une auréole plus volatile. Nous nous sommes appliqués à en identifier les différentes formes de différenciation.
11Lors des successions, force est d’admettre qu’elles n’ont pas cours car le partage concret des biens est conforme à l’esprit du système successoral : constituer des lots d’égale valeur et d’égale composition. Il revient aux stratégies mises en œuvre pour limiter le nombre d’héritiers de ramener les biens vers le centre et d’atténuer les méfaits d’une telle pratique sur l’unité du patrimoine. Les modalités concrètes des partages montrent que si les familles répugnent à fractionner l’unité de propriété – à l’exception de celle de la résidence chez des familles patriciennes –, elles n’ont en revanche aucun scrupule à démanteler les regroupements de biens. Cette indifférence tend à prouver que les biens de rapport sont interchangeables dès lors qu’ils procurent le même rendement. Le fait qu’on acquière aux enchères des carats de maisons, comme on achetait autrefois des parts de galères et d’entreprises commerciales, rappelle que la rente et le maintien du capital priment sur toute autre considération, y compris spatiale.
12La différenciation des biens est, en revanche, plus prononcée lors de la constitution de la dot. Le traitement dont les biens font l’objet découle d’une volonté délibérée d’épargner les biens lignagers. Si les familles, quel que soit leur niveau social, n’hésitent pas à recourir aux biens immeubles au moment de former la dot, c’est aussi parce qu’elles réussissent à limiter l’amputation du patrimoine, en isolant sur ses marges un groupe de biens destinés aux obligations matrimoniales. Ce sont les biens des mères ou des grand-mères qui sont voués à passer de dot en dot ou les biens entrés depuis peu dans le patrimoine qui sont mobilisés. La réalité échappe, bien sûr, à une modélisation aussi poussée car des biens d’origine paternelle sont également utilisés, mais l’existence d’un circuit préférentiel est incontestable.
13Le souci de différencier les biens se lit également lorsque le propriétaire est contraint de vendre. Ce sont les biens les plus récemment acquis qui sont aussi les plus rapidement revendus. Dans des patrimoines de bonne taille, tout se passe comme si l’importance hiérarchique des biens obéissait à un schéma tripartite : au centre, la résidence ; puis, un premier cercle de maisons de rapport ; enfin, une auréole de biens dispersés dans la ville. Les combinaisons sont, en vérité, innombrables, associant, par exemple, location de la résidence, possession de biens de rapport lignagers et d’un patrimoine de constitution plus récente. Par ailleurs, l’ordre d’importance des biens n’est pas donné une fois pour toute. Le démantèlement de beaux patrimoines, en apparence très hiérarchisés, montre par exemple que la résidence qu’on était tenté de placer au centre du dispositif devient une marchandise dont le propriétaire se dessaisit avant des biens de moindre valeur, mais plus lucratifs, quand les impératifs économiques l’emportent sur les avantages matériels et symboliques qu’elle pouvait procurer.
14Une nette différenciation s’observe également entre biens urbains et biens fonciers. De manière générale, les maisons sont plus facilement sacrifiées ou sont l’objet de moindres investissements. La préférence pour la terre qui ne s’explique pas par la rentabilité, mais par l’étendue de l’offre et par la place qu’elle occupe dans le système de valeurs des élites urbaines, ne fait que mieux ressortir l’originalité des propriétaires qui s’intéressent de façon privilégiée, voire exclusive aux maisons urbaines. Si l’on excepte quelques cas où les motivations semblent strictement personnelles, donc impénétrables, la majeure partie d’entre eux sont de petits propriétaires commerçants ou artisans. Ils ont non seulement pour caractéristique de réserver tous leurs investissements à Venise, mais de les réaliser au plus près des biens qu’ils y possèdent déjà. Leur propension à rester en ville et à développer le patrimoine à partir des noyaux existants s’explique sans nul doute par des raisons professionnelles, mais aussi à cause de l’étroitesse du réseau dans lequel sont effectuées les transactions. La configuration spatiale de leur patrimoine est commandée par l’espace social dans lequel ils évoluent. Une autre logique prévaut chez de plus grands propriétaires dont l’aire d’investissement est plus étendue. Agrandir les agrégats existants ou acheter autour de la résidence ne tient pas lieu d’objectif patrimonial, c’est une opportunité d’investissement parmi d’autres, au sein d’une stratégie qui s’étend à toute la ville, voire à l’arrière-pays. Ceux qui délaissent l’investissement urbain se recrutent dans les rangs de familles marchandes originaires de Terre Ferme, qui continuent d’y réaliser leurs achats, ou parmi de grands propriétaires patriciens, en possession de nombreuses maisons reçues en héritage et dont les acquisitions sont orientées de longue date vers la terre. De manière générale, la faible présence d’acheteurs patriciens sur le marché tend à montrer que ce choix est partagé par une bonne part du groupe dirigeant.
15Enfin, le suivi longitudinal de lignées individuelles a permis de mesurer le rythme et l’intensité des transformations qui affectent le patrimoine sur une génération. Deux profils très différents se dessinent selon la position dans l’échelle économique et sociale. Les petits propriétaires, qui exercent un métier dans le commerce ou l’artisanat, présentent un profil proche de l’hypothèse du cycle de vie : une phase d’achats précède une période de jouissance, voire de vente des biens jadis acquis. Leur patrimoine est une réserve de précaution qu’ils peuvent mobiliser en cas de difficultés après avoir épuisé toutes les solutions. Ce sont des patrimoines volatils, fragiles, éphémères non seulement à cause de l’usage qui leur est assigné mais aussi parce qu’ils sont particulièrement exposés aux restitutions judiciaires. À l’opposé, chez ceux qui vivent de leurs rentes, l’accumulation est une pratique continue qui n’a pas la vie de l’individu comme horizon. La même polarisation des comportements apparaît lorsqu’on examine le renouvellement dont la pyramide des patrimoines est l’objet. Selon des effets de structure assez prévisibles, la part respective, d’un côté, de l’accumulation ou du désinvestissement et de l’autre, de la richesse transmise, varie en fonction de la position dans la hiérarchie de la fortune. Au sommet, le volume des biens hérités est trop important pour provoquer, sur une génération, une recomposition significative de la hiérarchie. Quand les patrimoines s’accroissent, c’est rarement à la faveur de l’achat de maisons ; quand ils se défont, c’est au prix de la vente d’une faible part des biens reçus. Dans leur masse, ils sont destinés à être transmis tel qu’ils ont été reçus. Comme ces patrimoines représentent une majorité du bâti, ce sont eux qui impriment au système de circulation des biens ses traits distinctifs. Au milieu de l’échelle, les profils sont marqués du sceau de la diversité : si une bonne moitié des patrimoines reste stable, une autre moitié est sujette à d’importants reclassements. Le temps qui s’écoule en une génération est suffisant pour que de gros commerçants, des marchands, de nouveaux patriciens doublent ou triplent le volume de leur patrimoine immobilier et foncier en investissant leurs capitaux en biens durables ou, à l’inverse, pour que d’honorables patriciens ou cittadini se défassent d’une bonne partie du patrimoine familial. Ce chassé-croisé est l’un des signes d’une forte recomposition des patrimoines intermédiaires sans que la répartition de la propriété selon les groupes sociaux en soit affectée immédiatement. Enfin, au bas de l’échelle, la masse des petits patrimoines composés d’un ou deux biens est la plus instable, favorisant une intense circulation des habitations modestes sur le marché et un renouvellement continu des propriétaires. Dans une société où l’idéologie nobiliaire inscrit la propriété dans la durée car elle assure la pérennité de la famille, il n’est pas inintéressant de noter que certains se démarquent de cette conception à la fois parce qu’ils n’ont pas les moyens de conserver leurs biens et parce qu’ils leur assignent d’autres buts. La propriété est pour eux un attribut éphémère.
16Toutes les questions que soulevaient les échanges de propriété ont trouvé une réponse dans une source fiscale, les decime, exceptionnelle par sa durée, sa précision et son volume. Les travaux de Daniele Beltrami sur la population vénitienne et d’Ennio Concina sur les structures urbaines avaient permis d’en apprécier la richesse et l’exhaustivité. Je me suis efforcé de montrer qu’elle regorgeait d’énormes potentialités à condition d’utiliser toutes les séries du fonds et de respecter la hiérarchie d’importance des instruments de contrôle de la propriété à disposition des Dix Sages. En dépit des résultats auxquels je suis parvenu, il faut admettre que ces potentialités n’ont pas toutes été épuisées. Songeons que ce fonds offre la possibilité théorique de reconstruire, pour chaque propriétaire, le réseau dans lequel il inscrit ses échanges. Je m’y suis employé pour de petits propriétaires dont le circuit des achats et des ventes était aisément repérable, mais le travail reste à faire pour tous les autres. Hors de la portée d’un chercheur isolé, cette tâche attend une équipe comme on aimait les réunir aux grandes heures de l’histoire quantitative et des chantiers braudéliens. C’est aussi un travail collectif qui permettrait d’élargir l’échantillon et d’atteindre un seuil au-delà duquel la différenciation sociale des comportements patrimoniaux apparaîtrait peut-être plus nettement encore que dans l’étude que j’ai conduite. C’est encore à l’œuvre d’un groupe d’étendre l’enquête, dans l’espace, pour reconstituer la construction de l’organisme urbain, qui est encore pour une bonne part visible sous nos yeux, et dans le temps, pour suivre, tout au long de l’époque moderne dans des conjonctures différentes, le marché et les comportements patrimoniaux. Je souhaite que ma contribution apporte la preuve, par la cohérence de ses résultats, que la source avait quelque chose de neuf à dire à condition de la questionner autrement. Je crois aussi qu’elle peut encore parler si l’on prend soin de croiser, comme je l’ai fait, l’approche qualitative et les effets de nombre. Il serait regrettable de se priver d’une inépuisable mine qui permet de lier l’histoire des propriétaires et l’histoire des propriétés, l’histoire sociale et l’histoire urbaine, l’histoire en mouvement et l’histoire immobile.
Notes de bas de page
1 R. A. Goldthwaite, The Building of Renaissance Florence. An Economic and Social History, Baltimore, 1980.
2 R. Derosas, « Aspetti del mercato fondiario nel Veneto del primo Ottocento », Quaderni storici, 65, 1987, p. 549-578 et Id., « Aspetti economici della crisi del patriziato veneziano tra fine Settecento e primo Ottocento », dans G. L. Fontana et A. Lazzarini, Veneto e Lombardia tra rivoluzione giacobina ed età napoleonica. Economia, territorio, istituzioni, Milan-Bari, 1992, p. 80-132.
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