Conclusion
p. 439-458
Texte intégral
9.1. Les relations Pise-Florence : les singularités d’une haine ordinaire
1Le premier objectif de cette enquête, à savoir dresser l’état des relations entre Pise et Florence, peut être récapitulé ainsi.
2Des indices antérieurs au XIVe siècle suggèrent une présence organisée des Florentins à Pise, avant même qu’une nation ne soit créée. En effet, dès le premier accord entre Pise et Florence, en 1171, des bâtiments sont concédés aux Florentins : deux boutiques sur le pont central, au cœur de la zone commerciale la plus intense, et un édifice pour les loger, qui fait penser à un recours au fondaco plus précoce qu’envisagé par O. R. Constable1. Ensuite, en 1214, un fondaco des Florentins est mentionné en tant que tel.
3Les conditions juridiques des échanges entre Florentins et Pisans sont ensuite formalisées dès la fin du XIIe siècle par des clauses dans les traités bilatéraux. Elles insistent sur la liberté de circulation des marchandises et sont reprises dans ceux du XIVe siècle. La première fonction de ces traités est d'autoriser les Florentins à venir commercer et échanger à Pise en toute sécurité (libere et secure). Ceux du XIIIe siècle obligent à recourir aux mêmes poids et mesures, afin de ne pas jouer sur les prix de manière trompeuse, même si ces clauses ne sont pas rappelées au XIVe siècle. Ils insistent surtout sur les exemptions ou les franchises de droits de douane et de taxes, qui varient selon les traités. Des précédents existent au XIIIe siècle, notamment la franchise totale du paiement de ces taxes en 1293, les tarifs spéciaux pour les laines et draps, et une différenciation des taxes à payer en fonction de leur transport sur les voies terrestres ou sur les voies d'eau.
4Ces éléments sont toutefois appelés à être amplifiés au cours du XIVe siècle qui voit l’institutionnalisation de la communauté en nation. Sa chronologie dépend toutefois de l’évolution de la conjoncture économique entre les deux cités mais aussi de la nature de leurs rapports politiques et diplomatiques.
5Or, l’histoire complexe des relations économiques entre Pise et Florence alterne entre des épisodes de tension et d’idylle qui dépendent toujours des relations de Florence avec ses débouchés portuaires. De plus, l’opposition guelfe-gibelin perd de sa pertinence dans la seconde moitié du XIVe siècle au profit de la recherche d’un équilibre entre les puissances florentine et milanaise.
6Dans ces conditions, l’histoire de la nation florentine suit quatre phases : des expérimentations jusqu’en 1345, la création du consulat tenu par un Pisan qui prend l’ascendant de 1345 à 1369, une transition qui voit la création d’une véritable direction bicéphale jusqu’en 1381, puis la reprise en main florentine, suivie d’une disparition des dirigeants après 1395-1396, avant de les voir réapparaître à Livourne et à Grosseto à l’orée du XVe siècle.
9.1.1. La nation fantôme : expérimentations et stabilisation (1300-1356)
7Le début du XIVe siècle est marqué par l’expérimentation, dans la mesure où la présence de magistrats florentins à Pise reste intermittente jusqu’aux années 1340. Un consul de l’Art de la Calimala est bien présent avant 1301, mais on ignore s’il subsiste ensuite ou si la Mercanzia se l’approprie à sa création en 1308. La présence de magistrats florentins à Pise reste intermittente jusqu’aux années 1340 : un officier veillant au respect des accords douaniers existe en 1312 et des avocats sont mentionnés de 1335 à 1355.
8Dans le traité de 1317, les Florentins sont exemptés du paiement de tout type de taxes, que ce soit des péages ou des douanes, pour transporter, vendre ou acheter des marchandises : l’avantage comparatif en termes de prix pourrait donc être important en cas de vente de leurs produits à Pise, mais s’atténue à Florence puisqu’il faut y payer des frais de douanes et des taxes. Une baisse du trafic à Porto Pisano, dont l’ampleur est difficile à évaluer, a probablement eu lieu entre 1321 et 1322, après l’épisode du boycott du port par les Florentins, à la suite de l’imposition par les Pisans d’une surtaxe de 50 % remettant en cause les avantages acquis (mesure annulée en décembre 1322).
9De 1329 à 1343 s’ouvre une deuxième phase d’expérimentation, marquée par la concurrence des magistrats florentins et par la stabilisation des relations bilatérales.
10En effet, le traité de 1329 stabilise les relations entre Pise et Florence en servant de modèle pour les suivants. Il accorde d’abord une franchise totale du paiement de droit de douane pour les seules marchandises florentines, qu’aucune législation pisane ne peut limiter : suite à l’épisode douloureux de 1321-1322, la supériorité juridique des traités bilatéraux sur les lois et décrets pisans est affirmée, afin d’empêcher toute remise en cause unilatérale des franchises (sauf pour le vin, qui fait l’objet d’un accord à part).
11Concernant les officiers représentant Florence, un notaire-syndic fait son apparition en 1333-1334 (il existe théoriquement depuis le traité de 1329, mais c’est la première preuve documentaire de son existence), chargé de faire respecter les franchises et de représenter la Mercanzia et la commune de Pise. Cela formalise davantage la nation, puisque la présence d’une élite notariale florentine comme représentants et comme intermédiaires de la communauté est attestée quasiment sans interruption jusqu’en 1396. Ces notaires sont toutefois concurrencés par des avocats chargés de négocier l’arrêt des représailles (1335-1341).
12Cette normalisation de la nation florentine trouve sa correspondance architecturale dans le recours au fondaco de Porto Pisano, géré par le fundacarius communal. Les Florentins payent ce service comme les autres nations, même si le traité bilatéral leur garantit la liberté d’accès et la stabilité des tarifs. Cela revient à reporter sur les Pisans les coûts de sécurisation des transactions.
13Une procédure de certification de la citoyenneté florentine est également mise en place, d’abord par des cas isolés de lettres dans les années 1320, avant la mise par écrit de la procédure dans le traité de 1329 : en cas de doute sur la citoyenneté, deux marchands issus d’une liste de compagnies sont habilités à prêter serment pour garantir que la personne est bien florentine, ce qui permet de ne pas retenir ses marchandises à Pise.
14Le traité de 1343 représente pourtant un recul pour les Florentins, puisqu’il rétablit une taxe de 0,83 % pour les importations terrestres et un forfait de 200 000 florins annuels de franchise de droit de douane pour les importations maritimes, soit la plus haute taxation constatée depuis le XIIIe siècle, amplifiée par l’obligation de payer à Pise la taxe sur les achats et les acquisitions de biens, ce qui limite la baisse de prix potentielle.
15La procédure de certification de la citoyenneté est également plus restrictive après 1343, puisque seuls ceux qui auront déposé une caution de 100 à 1 000 florins pourront bénéficier de ce service. Les faillites en série des compagnies florentines expliquent ces restrictions afin de sauvegarder leur crédibilité collective. Pourtant, certains artisans florentins sont autorisés à s’installer pour la première fois, indice d’une présence croissante des Florentins à Pise au milieu du XIVe siècle.
16L’année 1345 fait office de tournant : à la demande des marchands sur place, un véritable consulat florentin est créé et signe l’institutionnalisation de la communauté marchande en nation, comme le font les autres communautés marchandes à Pise. Le poste est occupé par un Pisan proche du pouvoir et déchaîne les passions : d’une part, la nation catalane s’oppose à sa création, d’autre part les Gambacorta et les Dell’Agnello – ces derniers protègent déjà les Catalans – s’opposent entre eux pour exercer leur patronage sur les marchands étrangers. Le consul pisan prend l’ascendant sur le notaire-syndic florentin, puisqu’il a le pouvoir d’édicter de nouvelles règles et de juger les litiges inférieurs à 50 lires, voire de condamner les Florentins. Il est assisté de six conseillers et d’un camerlingue issus d’une des compagnies marchandes listées dans le traité de 1329. Cette situation prévaut jusqu’en 1369 et est formalisée à l’écrit par la mention explicite d’une « universitas des marchands florentins demeurant à Pise2 ».
9.1.2. Pise contre-attaque (1356-1369) : le départ des Florentins
17Si 1345 constitue un tournant pour la nation, 1356 est une rupture durable dans les relations avec la commune de Florence : en rompant unilatéralement le traité et en augmentant les droits de douane des Florentins, les Pisans vont beaucoup plus loin qu’en 1321-1322 et créent un précédent toujours évoqué par les premiers au début du XVe siècle pour déplorer leur manque de fiabilité. La guerre économique des Florentins, en particulier l’acmé des représailles contre Pise, précède la guerre de 1362-1364, avant que les marchands ne quittent le port de 1356 à 1369, pour ne revenir qu’après avoir négocié un traité bilatéral très favorable.
9.1.3. 1369-1396 : le retour de la nation
18En 1369, l’adéquation entre un pouvoir seigneurial fort et une alliance avec les Florentins laisse espérer la possibilité de tirer parti de la locomotive économique toscane et pousse Pietro Gambacorta à accorder des conditions exceptionnelles aux Florentins, afin de favoriser leur retour. Le dernier traité bilatéral est donc le plus avantageux qui soit3 : non seulement les Florentins ne payent pas de droits de douane, mais cette exemption s’étend également à leurs ventes, ce qui permettrait d’abaisser légèrement leurs prix potentiels. Ils peuvent par ailleurs faire travailler leur laine à Pise ; ils contournent ainsi le protectionnisme pisan et économisent les coûts de transport jusqu’à Florence. Ils peuvent enfin être courtiers et se passer des armateurs pisans pour le transport de leurs marchandises, maîtrisant en cela l’ensemble de la chaîne commerciale. Ils concurrencent donc tous les secteurs de l’économie pisane et l’argument selon lequel le dynamisme des Florentins bénéficierait en retour à l’économie pisane semble bien mince.
19Durant cette période, la direction de la nation est reprise en main par les Florentins, mais avec un chevauchement des fonctions exercées par le consul (pisan) et le notaire-syndic (florentin). Les notaires-syndics doivent défendre les Florentins devant les tribunaux pisans et s’assurer que les avantages économiques soient bien appliqués, alors que le consul doit juger toutes les causes civiles selon l’usage des marchands. Le notaire-syndic occupe donc une fonction d’intermédiation – par exemple pour recommander un compatriote devant les tribunaux pisans, pour retrouver sur place les écritures marchandes litigieuses, ou pour payer les dépenses de la Mercanzia – alors que le consul serait un juge interne à la communauté florentine.
20Les avantages matériels accordés aux Florentins sont également considérables. Ils sont assez puissants pour obtenir la réparation du fondaco communal sans la financer. L’utilisation du fondaco n’est toutefois pas obligatoire, du moment qu’ils payent la même taxe, puisqu’ils peuvent utiliser les entrepôts des compagnies marchandes, dont certaines sont logées dans le palais des Gambacorta.
21Surtout, la nation florentine bénéficie d’une loggia, installée au cœur de la ville et du pouvoir de Pise, puisqu’hébergée dans le palais du seigneur. Elle est l’hypercentre de la nation florentine, car elle sert autant à entreposer les marchandises qu’à contrôler les comportements et à arbitrer les conflits entre marchands florentins. L’apogée de la « lune de miel » commerciale entre les Florentins et le pouvoir pisan s’incarne donc dans cette loggia, dont la durée de vie concorde avec la seigneurie de Pietro Gambacorta.
22Cependant, ce traité n’est bénéfique que durant la période d’affaiblissement de l’économie florentine consécutive à la guerre des Huit Saints (1375-1378) et au tumulte des Ciompi (1382). Cette guerre est précédée d’une année de diminution des échanges et est suivie d’un accroissement du trafic portuaire, reconstitué grâce au livre de comptes de la nation (1374-1382).
23C’est pourquoi une hausse du droit de passage (passagio) des Florentins est appliquée dans la seconde moitié des années 1370. Elle fait suite au doublement du droit d’ancrage et d’entreposage dans les fondaci de Porto Pisano en 1372 pour financer les réparations, ce dont les Florentins étaient exclus. Les Florentins sont toutefois contraints d’augmenter leurs tarifs d’un tiers en 1375, puis de les doubler pour deux ans à partir de 1379. Cela prouve les difficultés de la nation florentine, qui accumule dettes et retards de paiements quand le trafic de Porto Pisano connaît une baisse relative.
24Au faîte de cette entente avec les Pisans, le statut de la nation florentine est mis par écrit (1381). Il s’agit d’un document dense qui pourrait être la source des statuts ultérieurs des nations florentines. Seule législation légitime, il doit être régulièrement lu aux marchands, en même temps que le statut de la Mercanzia et les traités bilatéraux qui le complètent. Le consul reste toujours en place mais le notaire-syndic assure la véritable direction de la nation, certainement grâce à la durée exceptionnelle et à l’efficacité du mandat de ser Francesco di Vanni Muzzi (1374-1382), dont l’expertise est reconnue durant son mandat et à sa mort. Le notaire-syndic doit représenter l’ensemble de la nation, protéger les bâtiments des Florentins et assurer la communication avec la Mercanzia. Il a aussi un pouvoir de contrainte, puisqu’il est le relais de l’autorité patronale et est le garant du respect des règles commerciales et sociales faisant la bonne réputation des Florentins : interdiction des jeux de hasard, contrôle des courtiers et des transporteurs, prévention des fraudes sur les taxes et le tarage des marchandises, etc. Cela se traduit par une fonction judiciaire et arbitrale, représentée par l’exclusivité du règlement en première instance des délits sous trente jours (même si le recours au consul est toujours possible à la demande des acteurs). Parfaitement synchronisée avec la rédaction de ce statut, la loggia de la nation – située dans le palais Gambacorta – est embellie au printemps 1381 afin de célébrer l’entrée dans la militia d’Andrea Gambacorta.
25Le retournement de conjoncture au milieu des années 1380, combiné aux tensions extrêmes provoquées par l’expansionnisme des Milanais contribuent à tendre la vie politique et économique de Pise. Les marchands florentins sont régulièrement attaqués et des émeutes comme celle de décembre 1387 ont de forts accents anti-florentins, ce qui contraint la nation à se doter d’un gardien de la loggia. Pour autant, les représailles sont totalement absentes après 1369, signe de l’efficacité de la nation pour déminer les conflits les plus graves.
261392 est une année délétère pour les Florentins. Lors de l’émeute d’octobre, la loggia de la nation, parce qu’elle est située dans le palais des Gambacorta, est l’épicentre des destructions subies par la communauté, pour un total de 12 000 florins. Elle n’est plus mentionnée ensuite : le changement de régime fait perdre aux marchands florentins cet avantage matériel considérable. Syndic et consul restent des fonctions capitales, au prix d’un renouvellement du personnel : Jacopo d’Appiano fait pression pour placer un fidèle comme consul, tandis que les Florentins remplacent le notaire-syndic.
27Pourtant, un décalage existe entre les discours politiques des partisans de Jacopo d’Appiano, plus favorables aux Visconti que ne l’était Pietro Gambacorta, et leurs pratiques. Le début de règne (1392-1396) est assimilable à une « realpolitik » s’inscrivant dans la continuité de l’action diplomatique des Gambacorta, cherchant à préserver l’autonomie pisane par un savant jeu d’équilibre entre les puissances florentine et milanaise. La question portuaire sert de monnaie d’échange dans les négociations régulières pour compenser les dommages subis par les marchands florentins en octobre 1392. Le fait que la nation se perpétue à Pise jusqu’en 1396 confirme les nuances à apporter au caractère anti-florentin du nouveau seigneur, toujours contraint par les amendes gigantesques prévues dans le traité bilatéral de 1369 et ne pouvant résister seul au « loup milanais ».
28Les relations se durcissent après 1395-1396. Elles se traduisent sur le plan documentaire par la conservation d’une vingtaine de lettres de certification de la citoyenneté florentine pour l’année 1395, signe que les avantages de Florentins sont de moins en moins appliqués de bonne grâce. En revanche, l’absence d’émission de représailles contre des Pisans par la commune florentine dans cette décennie troublée est à prendre avec prudence et peut prouver les limites de l’efficacité des institutions marchandes qui continuent d’avoir cours : d’une part, le nombre de Florentins présents à Pise pourrait avoir diminué – Pise n’est plus mentionnée dans les délibérations de la Mercanzia, ce qui pourrait faire penser à un retrait volontaire pour éviter de perdre des sommes considérables comme en octobre 1392 –, diminuant en cela les possibilités de saisies par les Pisans et, d’autre part, les tensions sont telles dans la seconde partie des années 1390 qu’il ne s’agit plus de défendre ses avantages commerciaux mais de conquérir le principal débouché maritime de la Toscane.
9.1.4. Pise, « l’homme malade » de la Toscane (1396-1406)
29Paradoxalement, les dégâts subis par les Florentins en octobre 1392 sont un sujet de tension récurrent dans les années suivantes, mais l’importance des sommes qu’ils ont engagé sur la place pisane (comme le prouve l’épisode de la trêve signée le temps qu’un navire florentin rempli d’épices soit déchargé à Porto Pisano) est capable de retarder la guerre directe jusqu’en 1397-1398, lorsque la perte du contrôle ou, du moins, d’une relative liberté d’accès au port empêche l’économie florentine de respirer sous la menace croissante de l’ennemi milanais. Ces années marquent le basculement définitif des Florentins dont l’objectif devient la conquête de Pise, lisible dans la disparition de la nation des marchands florentins, qui se déplace à Piombino.
30S’en suit la cession de la ville aux Visconti (1399), qui conduit dans un premier temps Florence à chercher des alternatives à Motrone et à Talamone, voire à Livourne (1393) et à Piombino (1403), où existent des officiers de la nation marchande florentine, alors que le jeu diplomatique s’élargit avec l’implication de Gênes et du roi de France. L’importance cruciale de Pise aux yeux des Florentins se lit à la fois dans la concentration des actions militaires sur le blocus du port afin d’étouffer l’économie pisane et dans l’éventail des stratégies développées pour espérer mettre la main sur la ville : opérations militaires, offres d’achat, négociations diplomatiques, pressions sur les Pisans combinées à une montée des enchères lorsqu’ils sont prêts à céder, offres de transfert des marchands florentins dans un autre port, et, finalement, siège sanctionné par un traité en bonne et due forme afin de rendre définitif le passage sous le joug florentin.
9.1.5. Épilogue : Pise après la conquête florentine
31Après 14064, Florence parachève son entreprise de soumission de l’économie pisane en appliquant la même logique lors de la soumission du contado aux Arts métropolitains5 : en 1409, une provvisione contre les producteurs de laine pisans limite leurs capacités de production, alors que les artisanats du cuir et du savon sont fortement aidés par Florence6. Ensuite, Pise connaît dans les années 1420-1430 une grave crise économique, qui fait perdre leur position aux élites locales, notamment dans le monde de la boutique et de la moyenne marchandise, ce qui les contraint à l’exil7.
32Quant au complexe portuaire pisan, il achève son basculement en faveur de Livourne : dès 1419, les étrangers venant vivre à Pise et Livourne bénéficient d’une exemption de taxes pour 20 ans8. De plus, certaines marchandises bénéficient de franchises de taxes douanières : celles transitant entre Florence et l’intérieur, les biens importés par mer et réexportés dans le mois et les marchandises à destination de la Lombardie9. Surtout, en 1421, Florence s’inspire du modèle vénitien de flotte marchande d’État et lance la construction des six premières galères longues accompagnées de deux grandes galères10, premiers jalons pour la mise en place de sa propre flotte.
9.2. Comparer les nations
9.2.1. De l’utilité des nations
9.2.1.1. Liberté et sécurité du commerce
33Au terme de cette enquête, force est de constater que les nations doivent d’abord garantir la liberté et la sécurité du commerce. Pour cela, elles cherchent à supprimer un maximum d’obstacles aux échanges commerciaux. Généralement, la Mercanzia commence par accorder le libre passage aux marchands issus des villes avec lesquelles elle souhaiterait obtenir une clause réciproque, avant même qu’une nation puisse être formalisée. Elle cherche aussi à faire diminuer les prélèvements douaniers. Le cas pisan invite cependant à réévaluer l’importance économique de ces exemptions.
34Pour cela, il a fallu calculer combien ces exemptions faisaient économiser aux Florentins, afin d'évaluer les potentielles diminutions des prix de vente, finalement faibles. Ces privilèges peuvent représenter des proportions importantes des frais obligatoires à effectuer entre le déchargement à Porto Pisano jusqu'au départ de Pise : la moitié des frais pour les cuirs, certainement un peu moins pour les matières textiles. Pour des produits de nature et de provenance équivalente, les Florentins ont donc un avantage certain sur la place pisane, mais comme les Pisans bénéficient souvent de clauses réciproques à Florence, l’avantage des Florentins sur les Pisans se réduit à Florence. De plus, si l'on remet en perspective ces frais pour des trajets plus longs de draps entre les Flandres et Florence, on se rend compte que les frais totaux oscillent entre 10 à 20 % du prix de vente, tandis que les frais réglés à Pise ne représentent qu’entre 0,4 et 2,21 % (dans le cas de la compagnie Del Bene dans les années 1320), et jamais plus de 6 % pour les calculs effectués pour la seconde partie du XIVe siècle. De plus, les bénéfices des compagnies sont très variables au XIVe siècle, mais ces exemptions de taxes changent rarement à eux seuls l’ampleur des profits d’une compagnie. Ils pourraient néanmoins représenter des chiffres importants en valeur absolue lorsque le volume des échanges est important.
35En outre, si les Florentins ont un avantage sur les Pisans pour les droits de douane, ils ne sont pas exemptés de toutes dépenses à Pise puisqu’ils ont l’obligation de payer le droit d’entreposage (fondacaggio) dans le fondaco de Porto Pisano à partir de 1329. Cette modification est certainement une stabilisation des tarifs appliqués aux Florentins plutôt qu'une absence de paiement dans la période précédente. Elle se lit effectivement par la répétition des mêmes tarifs dans les traités ultérieurs (1343 et 1369), qui restent théoriquement valides jusqu'en 1406. Les Florentins doivent également payer une taxe sur l'étalonnage des marchandises depuis la création du consul de la nation en 1345, et s’acquitter dès 1370 du passagio, augmenté d'un tiers en 1375, puis doublé en 1379. Le paiement de ces taxes est nécessaire afin de pouvoir bénéficier des privilèges obtenus par la nation florentine : le passagio est d’ailleurs assimilable à un droit de douane puisque des tarifs différents sont appliqués selon les marchandises.
36La concurrence des Florentins et les difficultés des Pisans s'expliquent donc par d'autres facteurs économiques que les seules taxes appliquées à Pise, comme la disponibilité de capital, l'ampleur et la qualité de sa production artisanale. Leurs industries de la laine respectives ne sont pas toujours en concurrence frontale puisqu’elles répondent à deux types de demandes11. O. Banti mettait déjà en perspective ces différents critères pour expliquer le déclin de l’économie pisane dans les années 1390 et l’impossibilité d’une dénonciation des termes du traité de 1369, sans mentionner toutefois l’ampleur des amendes encourues, impossibles à payer pour la commune pisane12.
37Cela nous invite donc à relativiser l’importance économique des gabelles et des droits de douane et des conflits qui en découlent, mais aussi à réinterpréter leur signification. Être exempté de ces taxes pourrait permettre de gagner du temps et avoir en dernier lieu une signification politique pour les marchands florentins : il s'agirait de se soustraire au contrôle des marchandises et des hommes par les autorités pisanes. Pourquoi en effet risquer de telles tensions, notamment dans les années 1321-1322, 1356-1369 et 1399-1406 si les sommes économisées sont si peu importantes ? La mise en place de la nation florentine aurait alors une importance bien plus grande aux niveaux juridique et politique qu’au niveau économique.
38Cette nation a par ailleurs un coût pour les Florentins, celui de la sécurisation des échanges. Les délibérations de la Mercanzia montrent ainsi l'apparition d'une nouvelle taxe, le passagio, payée à la nation et dont les tarifs sont fixés en 1370, avant une augmentation d'un tiers en 1375, suivie d'un doublement en 1379-1381, pour s'adapter aux fluctuations du trafic portuaires et aux dépenses de la nation des Florentins à Pise, qui créent une dette commune. Or, ce passagio apparaît dans la documentation au même moment que la loggia située dans le palais Gambacorta. Il sert donc à payer le loyer de cet emplacement central. Cette assertion est confirmée à la fois par le sens de l’expression passagio, un droit de passage assimilable à un droit de douane, et par le formulaire du livre de compte de la nation florentine qui mentionne des sommes reçues (recepit) de la caisse des différentes portes : les Florentins bénéficient donc durant cette période d'un tarif spécial, payé aux différentes portes d'entrée dans la ville, dont le produit est ensuite transféré par les officiers communaux au camerlingue de la nation florentine. S'il est difficile de comparer le montant du passagio aux autres taxes et au droit d'entreposage dans le fondaco, la conclusion est simple : le but des Florentins est bien de sécuriser les transactions davantage que de faire baisser un hypothétique coût des transactions, si jamais cette notion est pleinement valide pour la période médiévale. Ces éléments appellent une comparaison avec les autres nations de Florence, voire des cités italiennes, quand les données sont disponibles.
9.2.1.2. Des bâtiments communs
39Le deuxième élément constitutif des nations est la mise à la disposition de bâtiments communs qui donnent corps et matérialisent l’existence de la communauté. Parmi eux, la possession d’un fondaco reste centrale.
40Celui de Porto Pisano, géré par le fundacarius communal de Pise et financé par un prélèvement proportionnel sur chaque marchandise, réapparaît dans le traité bilatéral de 1329. Ce système bien connu permet aux marchands d’entreposer leurs marchandises dans un lieu protégé par la commune de Pise, qui engage sa responsabilité d’autant plus fortement qu’elle est liée par un traité bilatéral très contraignant. En retour, respecter les règles du statut communal de Pise est très profitable pour les Florentins, puisqu’ils reportent les coûts de sécurisation des transactions sur les Pisans. Ces derniers doivent notamment s’engager à réparer le fondaco de Porto Pisano après 1369, alors que les taxes payées par les Florentins sont assez faibles : il faut donc certainement envisager un financement de ces réparations grâce à des fonds pisans. Les Florentins sont donc assez puissants pour faire pression et exiger des réparations dans le fondaco communal, alors qu’ils ne sont après tout qu’une des nations marchandes y ayant accès. L’utilisation du fondaco n’est toutefois pas obligatoire, puisque les Florentins peuvent déposer leurs marchandises dans d’autres maisons ou fondaci de Porto Pisano, à condition de payer la même taxe. Si cette dernière concession, pragmatique, ouvre la porte aux fraudes éventuellement commises par les Florentins, elle rappelle également la pluralité des lieux d’entreposage des Florentins.
41Mais les Florentins disposent également d’un élément architectural encore plus central : la loggia de la nation, hébergée dans le palais Gambacorta, construite dans les années 1370-1380 par le seigneur de la ville sur un projet de Tommaso Pisano13. Cette loggia, louée 30 florins dans les années 1370 (certainement après 1374), puis 40 florins dans les années 1380 (théoriquement dès décembre 1380, mais en réalité après 1382 ou 1386) fait l’objet de mesures de protection plus fortes de la part des Florentins dans les années 1380 avec l’apparition d’un gardien de la loggia. Elle n’est plus mentionnée après 1392, année qui correspond au changement de régime pisan, avec l’arrivée de Jacopo d’Appiano : si le caractère révolutionnaire de son attitude face aux Florentins doit être nuancé, puisque des relations persistent au moins jusqu’en 1396 grâce à la médiation de la Mercanzia, les Florentins ne bénéficient plus de cet avantage matériel considérable, puisque situé en plein cœur du poumon commercial et politique de Pise. Il est pourtant le lieu central de la connivence entre le pouvoir pisan et la communauté des marchands florentins, puisque des dépenses importantes de réparation et d’embellissement ont été effectuées au printemps 1381 afin de célébrer en juillet l’entrée dans la militia d’un des fils du seigneur, Andrea Gambacorta : toutes proportions gardées, impossible de ne pas faire le rapprochement avec la « joyeuse entrée » de Marguerite d’York à Bruges sur le chemin de son mariage avec le duc de Bourgogne, durant laquelle les communautés et surtout les nations marchandes défilent en tenue d’apparat et dans un ordre précis devant la future mariée (3 juillet 1468)14. Le bâtiment est ensuite très certainement l’épicentre des destructions contre les Florentins lors de l’émeute d’octobre 1392 et une grande partie des 12 000 florins de dégâts a dû concerner les marchandises entreposées dans ce palais Gambacorta. Il fut également l’hypercentre de la nation florentine, puisqu’il servait autant à entreposer les marchandises, qu’à contrôler les comportements des marchands florentins par des rappels constants à l’ordre, inscrits dans les statuts régulièrement lus à la communauté, afin que les marchands ne dévalorisent pas la réputation commerciale collective, ou encore à arbitrer les conflits entre Florentins, voire à demander au consul pisan d’intercéder en leur faveur auprès du seigneur d’autant plus directement qu’il est physiquement accessible. L’acmé de la « lune de miel » commerciale entre les Florentins et le pouvoir pisan s’incarne donc dans cette loggia dont la durée de vie recouvre celle du pouvoir des Gambacorta.
42Trois autres compagnies florentines (Datini, Tornaquinci-Cardinali, et Ricci) sont également accueillies dans le palais Gambacorta, tandis que d’autres (Della Scala, Acciaioli, Bardi, Peruzzi, Tedaldi) bénéficient de fondaci propres, ce qui vient nuancer la concentration des Florentins dans un seul bâtiment ou un seul quartier, d’autant qu’ils pouvaient aussi ouvrir des ateliers artisanaux après 1343.
9.2.1.3. Déterminer qui peut bénéficier des franchises
43Troisième utilité, la nation sert à déterminer qui pouvait bénéficier des avantages obtenus, comme l’exemption de certaines taxes, l’utilisation des édifices communs, la protection juridique, la représentation consulaire. La question est d’autant plus sensible que les relations entre cités peuvent varier et qu’il n’est pas rare que les grands marchands cumulent plusieurs citoyennetés. En parallèle, la correspondance et les procès montrent combien l’argument de la citoyenneté peut être sensible dans la résolution des conflits.
44C’est pourquoi des mécanismes de certification de l’identité des Florentins sont mis en place à Pise.
45Des cas isolés de lettres dans les années 1320 précèdent l’établissement de procédures de certification dans le traité de 1329 : en cas de doute sur la citoyenneté d’un Florentin, certaines compagnies commerciales sont habilitées à prêter serment pour se porter garant et assurer que la personne est bien florentine. Il s’agit d’un serment engageant la conscience et la crédibilité de deux marchands issus d’une liste précise de compagnies, donc de l’ensemble de l’élite marchande (et non des artisans). Ce serment sert en effet à fluidifier les échanges, car il permet au Florentin dont la citoyenneté est mise en doute de continuer à expédier ses marchandises, parallèlement à sa demande de lettres certifiant sa citoyenneté faite à la Mercanzia. Ces dernières ont le statut de preuves complètes, remplacées par le serment oral en cas de doute ou de manque de temps. C’est pourquoi une vingtaine d’entre elles ont été conservées dans les années 1390, période de vives tensions entre les deux cités. Les conditions du traité de 1369 qui s’appliquent dans ces années 1390 sont toutefois moins strictes que celles de 1343, qui imposaient le dépôt d’une caution de 100 à 1 000 florins auprès du camerlingue de la Mercanzia, véritable barrière socio-économique à l’entrée de nouveaux marchands dans la nation, durant une période de faillites en série rendant nécessaires les mesures restrictives pour sauvegarder la crédibilité collective des marchands florentins.
46Ces procédures de certification prouvent la reconnaissance de deux niveaux d’appartenance à la nation : d’une part, les compagnies clairement authentifiées par la Mercanzia et les autorités pisanes, qui n’avaient pas besoin de lettres parce qu’implantés de longue date à Pise et bénéficiant d’un fort capital (économique, social et symbolique) ; d’autre part, les marchands de passage, sans doute moins riches d’argent et de réseaux, pour qui la nation florentine était une véritable porte d’entrée dans le marché juteux de la bocca di Toscana. L’historien est pourtant réduit à ne restituer qu’un tableau social tronqué de la présence florentine, puisque seuls les imborsati pouvant être conseillers, les dirigeants de la nation et de trop rares marchands dont on a certifié l’identité peuvent être repérés nominativement. Les Florentins, membres de la nation la plus privilégiée à Pise dans les périodes fastes, sont paradoxalement les plus difficiles à repérer. C’est là toute l’ironie des archives : trop privilégiés pour être inscrits, les Florentins disparaissent des registres ordinaires des douanes pisanes15, mais inversement, les registres extraordinaires des notaires-syndics de la nation n’ont, pour la plupart, pas été captés et conservés dans les archives de la Mercanzia. Cela ne manque pas de nous laisser sur notre faim d’archives.
47La nature publique des archives étudiées nous renseigne en revanche très bien sur les salaires versés au personnel de la nation. La fonction de camerlingue est d’abord confiée à la compagnie de Francesco Rinuccini en 1345, avant de l’être à une seule personne. Ce camerlingue gère l’ensemble des recettes de la nation en récupérant les taxes ou les gabelles, mais aussi un ensemble d’amendes détaillées dans le statut de 1381. Il est, de plus, en charge du versement des salaires des dirigeants (notaire-syndic, consul, camerlingue, messager et gardien de la loggia, plus rarement avocat et notaire certifiant la citoyenneté). L’expression salarius est la plus usitée, mais l’on remarque la séparation en deux parties du traitement du notaire-syndic qui, après avoir été payé environ 90 florins dans les années 1330-1340, reçoit un salaire de 160 florins à partir de 1370/1372, complété par une provvisione de 40 florins, présentée comme exceptionnelle en raison des qualités propres et des services rendus sur place. Le salaire du consul reste, quant à lui, stable à 100 florins durant toute la période, ce qui signifie qu’il est mieux payé que le syndic dans les années 1340.
48Les modalités des versements, qui doivent théoriquement intervenir tous les deux mois, sont respectées dans le cas du notaire-syndic, mais sont effectuées à des intervalles beaucoup plus longs pour les autres. La priorité de la nation est donc de payer ses plus hauts dirigeants (notaire-syndic et consul) avant de payer ses collaborateurs (camerlingue et messager). C’est également un indicateur du prestige attaché aux salaires les plus élevés parce qu’ils remplissent une fonction essentielle pour l’ensemble de la communauté. Inversement, cette pratique est aussi le signe de la probité que se doit d’afficher le camerlingue au service de la communauté et non de son propre enrichissement.
9.2.1.4. Un prolongement de la juridiction de la Mercanzia
49Quatrième élément, les nations constituent une prolongation de la juridiction de la Mercanzia au-delà du territoire florentin. Pour s’assurer de la sécurité du commerce, les nations cherchent à empêcher les emprisonnements des Florentins, qui sont rendus difficiles : les peines corporelles sont remplacées par des amendes et leur incarcération est soumise à une approbation politique et à une formalisation juridique, même si elle n’est pas impossible. Les nations florentines servent aussi à assister et à défendre tous les Florentins qui se retrouveraient face à un tribunal. Le consul de la nation florentine joue alors un rôle crucial d’intermédiation. Il fait office de facilitateur en ayant un accès personnalisé au cœur du pouvoir, ce qui lui permet de s’assurer de la bienveillance des magistrats locaux. C’est pourquoi, dans ses lettres, il demande l’application de la procédure sommaire16, la copie de livres de compte17 ou recommande une action prudente pour garantir les intérêts des grandes familles18.
50Plus précisément, le règlement du moindre conflit impliquant des Florentins à Pise (ou inversement) est le fruit d’une négociation bilatérale qui implique l’institution équivalente de la partie adverse. Envoyer des lettres à la cité partenaire permet en effet de ne pas la prendre de court ni de faire montre d’hostilité à son égard. Ce transfert d’informations, tout comme la fusion dans une même rubrique des clauses provenant des statuts des deux villes, rappelle en outre l’importance des clauses de réciprocité19. C’est également un gage supplémentaire de résolution pacifique – parce que judiciaire – du conflit, puisque le but est aussi de s’en remettre à la force de persuasion, de contrôle et d’exécution des autorités adverses : dans le cas florentin, il devient plus évident après 1343 que les autorités de référence pour les Pisans sont le Podestà et les Prieurs, ces derniers restant seuls référents.
51Il faut ensuite remarquer la relative rareté des procès pour contestation des franchises de gabelles dont bénéficient les Florentins à Pise, premier palier de conflictualité marchande entre les deux cités. Toutefois, les demandes plus nombreuses de traitement favorable des Florentins sont soit un indice de traitement par les autorités compétentes de Pise aiguillées par le consul ou le notaire-syndic, soit de procédures plus informelles échappant à l’écrit, ce qui expliquerait leur absence dans les Deliberazioni de la Mercanzia.
52Concernant les procès pour faillite, deuxième palier de la conflictualité marchande examinée, force est de constater qu’elles permettent d’illustrer parfaitement certains éléments connus de l’histoire socio-économique florentine : elles montrent l’importance des relations de voisinage pour établir la réputation économique des acteurs, de la solidarité familiale dans les pratiques sociales et économiques florentines20, ainsi que toute la ductilité de la qualification de forestieri, argument malléable que les acteurs peuvent manipuler en s’emparant des définitions différenciées du terme en fonction des institutions destinataires et en jouant sur la concurrence entre les privilèges des communautés bénéficiant de pactes spécifiques avec Florence. Il convient en outre de souligner l’importance de la fama dans les procédures de faillites : les acteurs ont la réputation d’être des marchands de bonne foi (bona fides) et d’être étrangers, deux choses prouvées par le recours aux écritures marchandes.
53Enfin, le stade ultime de la conflictualité marchande est atteint avec le droit de représailles, paradoxalement remis au goût du jour lorsqu’il faut raviver d’anciennes affaires en déshérence pour faire pression sur l’adversaire. Loin d’être informelles, les représailles sont pleinement intégrées aux institutions communales florentines, dans laquelle la Mercanzia joue pleinement son rôle durant tout le XIVe siècle. Si les informations manquent pour la période du premier registre de représailles (1317) et pour la première moitié du siècle, l’acmé des conflits pour représailles entre Pise et Florence semble être entre l’expulsion des Florentins de Porto Pisano (1356) et la guerre ouverte (1362-1364). En revanche, elles sont totalement absentes après 1369, ce qui prouve l’utilité de la nation marchande et de la Mercanzia pour déminer les conflits les plus graves. Les représailles restent absentes après la disparition de la nation en 1396, la guerre de 1397-1398 et la guerre larvée jusqu’à la conquête de 1406. Deux raisons à cela : d’une part, Florentins et Pisans sont moins présents dans les territoires adverses à cette époque, ce qui rend plus difficile la saisie effective des marchandises ; d’autre part, les tensions ont franchi un cran supplémentaire dans les années 1390 : nul besoin pour les Florentins de menacer de représailles pour obtenir des avantages commerciaux, puisque les Pisans les refuseraient, l’objectif devient alors la conquête du principal débouché maritime toscan.
54Les représailles ont donc avant tout une fonction politique, elles sont un instrument de pression diplomatique contre les adversaires de Florence. L’interprétation en termes d’efficience des néo-institutionnalistes est une question peu pertinente. Le but poursuivi par les Florentins n’est pas de récupérer à tout prix les sommes perdues, parfois depuis un demi-siècle, mais d’instrumentaliser un conflit par écrit, afin d’obtenir d’autres avantages ou de conserver les acquis. Le fait que des marchands d’importance prennent part à ces demandes de représailles a secondairement un but de redistribution des sommes vers l’élite marchande21 : c’est au contraire parce qu’elles sont demandées par les marchands les plus riches et disposant de la plus grande surface sociale et politique que ces représailles sont concédées par les dirigeants qui les transforment en instruments de pression. Autrement dit, les représailles à Florence se transforment peu à peu en une continuation de la guerre par des moyens économiques, qui servent de prétextes au déclenchement de guerres.
55Plus généralement, la fonction de prolongement de la juridiction de la Mercanzia à l’étranger se manifeste par l’utilisation de la nation comme intermédiaire pour récolter, copier et expédier des copies authentiques d’extraits de livres de comptes impossibles à transporter jusqu’à Florence. Le notaire-syndic de Pise procède ainsi de cette manière en février 1375 dans un conflit entre des tanneurs pisans avec un cordonnier de Prato et un marchand d’Empoli : il fait la synthèse des incohérences et transcrit la teneur des témoignages de toutes les parties afin d’éclairer la prise de décision du juge resté à Florence22.
56Ces copies d’écritures et de livres de comptes marchands s’expliquent par le recours à la procédure sommaire et au jugement en équité, qui privilégient les preuves écrites sur l’analyse des qualités et conditions sociales des acteurs. Mais elles ne doivent pas servir à retarder la prise des décisions du juge lorsque son opinion est mûre. La Mercanzia peut aussi recommander à son syndic de faire juger l’affaire sur place plutôt qu’à Florence en période de tension, voire, devant la lenteur de la procédure, demander l’arrêt d’envoi d’écritures supplémentaires afin de clore le procès23.
57Enfin, la nation est chargée de faire appliquer les décisions de la Mercanzia à l’étranger. Au sein du réseau de nations florentines, on recense ainsi des boycotts nominatifs à Bologne au XIIIe siècle24 ou à Rome en 139125. Plusieurs cas insistent aussi pour que le syndic collecte les dettes impayées26.
9.2.2. Vers une comparaison des réseaux de nations
58A. Astorri a déploré les maigres informations disponibles sur les nations florentines pour le XIVe siècle lorsqu’elle a exhumé le règlement du consulat pisan de 134527 et, selon I. Houssaye Michienzi, « ce laps de temps d’environ 80 ans compris entre la faillite des grandes compagnies florentines et l’accès direct à la mer est en effet le moins évident à cerner28 ».
59Cette enquête sur le cas pisan vient radicalement contredire ces assertions. De plus, les indices rencontrés lors des dépouillements de plus amples informations sur d’autres nations florentines incitent à poursuivre et à étendre l’enquête à l’ensemble du réseau. Ainsi, une première analyse des 1 022 lettres envoyées ou reçues par la Mercanzia de 1319 à 1433 permettent d’étoffer les connaissances sur le réseau de consulats et de nations florentines à l’étranger dans lequel celle de Pise s’insère29. La carte ci-dessous synthétise ces résultats30, faisant certainement de Pise la nation la plus richement et précocement documentée, puisque seul le statut bolonais de 1279 est antérieur au statut de 1381 que nous avons découvert :
60Au sein de ce vaste réseau, le type de direction varie : notaires-syndics assistant les consuls (Pise), recteurs de confrérie dédiée à Saint-Jean-Baptiste (Avignon), insertion dans un consulat italien (foires de Champagne). Les évolutions des nations changent aussi : la création d’une nation marchande plénière est possible (Pise) mais elle peut aussi avorter ; d’autres nations périclitent (Bologne) et sont éclipsées par d’autres centres (Venise). De même, les arrangements institutionnels diffèrent pour adapter les nations florentines aux institutions locales : des nations marchandes florentines de plein exercice dans l’Italie communale, côtoient des communautés florentines insérées dans les nations italiennes de certaines monarchies (France31 et Hongrie32) ou des nations concurrencées par les compagnies commerciales et les institutions curiales (royaumes de Naples et d’Angleterre), alors que certaines sont transférées pour suivre la cour papale (d’Avignon à Rome), et que les nations pisanes sont récupérées par Florence au début du XVe siècle (Tunis, Sicile, Orient), sans compter les collaborations avec les nations universitaires ou avec celles d’autres villes.
61Dans leur analyse comparatiste de l’organisation des communautés marchandes, R. Grafe et O. Gelderblom prouvent en outre l’existence de plusieurs formes d’institutions dans la même ville pour les différents groupes de marchands, dont l’organisation interne se renforce après 1350 sans effacer les solutions précédentes. Remettant en cause la théorie de l’inertie institutionnelle (path dependance), ils démontrent aussi que chaque groupe ne choisit pas un seul type d’organisation pour l’éternité et que les ressortissants d’une même ville ne choisissent pas la même organisation partout. Pour eux, il existe donc un véritable « marché des institutions », qui restent très diverses et favorisent la croissance européenne à long terme33.
62Notre enquête sur le cas de la nation florentine de Pise au XIVe siècle s’inscrit dans cette perspective, puisque nous avons démontré les variations dans l’organisation de la nation. Les premiers résultats de l’analyse de la correspondance de la Mercanzia sur les arrangements institutionnels montrent par ailleurs que cette organisation change selon la localisation des nations florentines34. Enfin, la comparaison entre les nations catalane et florentine de Pise au XIVe siècle a démontré leurs similarités pour s’adapter au contexte local35. Ainsi, bien plus qu’une simple acceptation de la nation par les autorités locales, il faudrait parler d’un façonnement et d’une adaptation au milieu institutionnel d’accueil.
Notes de bas de page
1 Constable 2003, p. 313.
2 ASFi, Mercanzia, 153, n. f., 20 novembre 1346, 2e item.
3 Silva 1908, p. 656.
4 Mallett 1968 ; Silva 1909 ; Quertier 2018 ; Plebani 2019.
5 Franceschi 1994, p. 83 et p. 89-93.
6 ASFi, Arte della lana, 125, fol. 14. Pour la discussion de cette mesure, voir Silva 1910 et Bruzzi 1939.
7 Petralia 1981-1984 ; Petralia 1989.
8 ASFi, Provvisioni registri, 109, fol. 193v, 23 décembre 1419. Les Allemands reçoivent des concessions spéciales : ASFi, Provvisioni registri, 111, fol. 177r.
9 ASFi, Provvisioni registri, 109, fol. 194v, 23 décembre 1419 ; Pagnini 1765, t. 4, p. 45.
10 ASFi, Provvisioni registri, 111, fol. 198v-200 ; Müller 1879, p. 271-281 ; Mallett 1967 ; Plebani 2019.
11 Banti 1971, p. 34.
12 Banti 1971, p. 89.
13 Membre d’une illustre famille de sculpteurs pisans, puisqu’il est le fils de Andrea Pisano et le frère de Nino Pisano : Redi 1998.
14 Galoppini 2014, p. 325-328.
15 ASPi, Comune A, 240-253 (Gabella maggiore), 254-255 (Gabella del vino), 256 (Dogana del sale).
16 ASFi, Mercanzia, 11310, fol. 27v, 5 mars 1390 ; fol. 39rv, 28 juillet 1390.
17 ASFi, Mercanzia, 11310, fol. 35, 29 juin 1390.
18 ASFi, Mercanzia, 11310, fol. 4v, juillet 1389.
19 Quertier 2005, p. 196-197.
20 Chabot 2011.
21 Ogilvie 2011, p. 270-285, notamment p. 285.
22 ASFi, Mercanzia, 193, fol. 15rv, 15 février 1375 ; fol. 24v, 20 février 1375 ; fol. 25-26, 20 février 1375 ; fol. 34v, 6 mars 1375 ; fol. 43v, 18-19 mars 1375.
23 ASFi, Mercanzia, 193, fol. 67v-68.
24 Gaudenzi 1888, p. 10, rub. de non solventibus ad terminum.
25 ASFi, Mercanzia, 11310, fol. 47r, 30 mars 1391.
26 ASFi, Mercanzia, 11311, fol. 59r, 17 juin 1395 : lettres au syndic et au consul de la nation à propos du conflit de Giovanni di Ricci contre Nofri di Ciapo, un tintore de Florence qui réside à Pise. Voir Quertier 2016b.
27 Astorri 1998, p. 169-170.
28 Houssaye Michienzi 2013, p. 165 et n. 112 p. 165 ; Houssaye Michienzi 2014.
29 Quertier 2016b ; Quertier 2016c.
30 Quertier 2019a.
31 Bautier 1992 : Les « Conventions royales de Nîmes », accords passés en février 1278 entre Philippe le Hardi et le capitaine de la société des marchands lombards et toscans pour l’établissement des Italiens à Nîmes, mettent en place deux consuls représentant les Florentins parmi les ressortissants de dix autres cités (Gênes, Venise, Milan, Asti, Plaisance, Bologne, Sienne, Pistoia, Lucques et Rome) et un troisième pour la ville d’Albe. Un second accord fixant l’itinéraire commercial entre les foires de Champagne et l’Italie est signé entre le duc de Bourgogne et le capitaine des marchands d’Italie, qui représente les Florentins et les marchands de Gênes, de Venise, de Milan, d’Asti, de Plaisance, de Bologne, de Pistoia, de Lucques, de Rome, d’Albe, d’Orvieto, de Côme, de Parme et de Prato.
32 Prajda 2015.
33 Grafe 2015 ; Grafe – Gelderblom 2010.
34 Quertier 2016c ; Quertier 2019a.
35 Quertier 2017.
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