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Chapitre II. Les contextes juridiques

p. 75-124


Texte intégral

1Existe-t-il un libre commerce des maisons ? Quelles sont les contraintes qui entravent la circulation des biens ? Est-il permis de vendre n’importe quel bien à n’importe qui ? Les échanges sont soumis à des règles juridiques qui s’exercent dans des registres différents, mais qui s’inscrivent toutes dans un système de normes contraignantes qui leur donne une certaine cohérence : le premier ensemble de normes est relatif au régime de propriété, à la condition juridique des immeubles, aux droits et aux servitudes qui pèsent sur eux ; le deuxième concerne les règles d’encadrement du marché édictées par la puissance publique ; le dernier, enfin, regarde les entraves imposées à la libre circulation des biens par les mécanismes juridiques de conservation du patrimoine, notamment les clauses fidéicommissaires.

2De tous ces contextes juridiques, seul le deuxième, parce qu’il a directement prise sur le marché, offre la possibilité de mesurer le degré d’intervention des pouvoirs publics dans les transactions et de juger quelles conceptions des échanges inspirent la législation. Les instruments de conservation patrimoniale permettent tout de même, au même titre que les dispositions statutaires, de cerner la manière dont le marché est perçu par les élites sociales dans la mesure où les procédures misent en œuvre visent, en théorie, à freiner les échanges. En revanche, l’incidence des conditions juridiques des immeubles sur le marché demeure une question ouverte, à la fois parce qu’elle est loin d’être mécanique et parce qu’elle est fonction de la part du stock immobilier, affectée par des régimes complexes de propriété. Sans préjuger de leur effet sur le marché, on portera, d’abord, l’attention sur les formes juridiques dont l’incidence sur la circulation des biens est la plus difficile à appréhender.

A–LES RÉGIMES DE PROPRIÉTÉ : UN PARTAGE DES DROITS SIMPLIFIÉ

3La notion de propriété recouvre trois niveaux de droits qui correspondent chacun à des formes d’usage différent du bien : l’on distingue communément, en droit romain, l’abusus (le droit de disposer intégralement), l’usus (le droit d’usage) et le fructus (la jouissance des produits). Rares sont les cas où ces trois droits sont concentrés entre les mains de la même personne. Seul peut-être le propriétaire qui habite sa maison jouit de la maîtrise absolue de celle-ci. La division de la propriété se rencontre presque partout si l’on songe que le contrat le plus répandu, le bail locatif, opère un partage entre la possession et l’usage du logement.

4La lecture des cadastres et des déclarations fiscales laisse entendre à l’unisson que les droits inhérents à la propriété sont partagés entre deux personnes : le propriétaire et le locataire. Pour des raisons pratiques, les documents fiscaux ne retiennent en effet que celui qui verse et celui qui perçoit le loyer.

5Faut-il se contenter de cette image lisse, trop contemporaine peut-être pour refléter la réalité du monde ancien, connu pour sa capacité à superposer les droits et créer des servitudes et des obligations ? Si cette question vaut d’être posée, elle en appelle immanquablement d’autres qui viennent la nuancer : l’absence apparente de la pratique de la sous-location et de formes de dissociation de la propriété est-elle produite par l’opacité des sources qui privilégient, pour des raisons pratiques, un seul niveau de possession et de location, reléguant dans l’ombre des situations juridiques plus complexes ? Ou n’est-elle pas prosaïquement le reflet fidèle de la domination effective de la propriété complète sur la majeure partie du sol urbain1 ?

1) À la recherche des régimes de propriété dissociée

6À la lecture des cadastres conservés pour les xviie et xviiie siècles, des déclarations patrimoniales des propriétaires laïques et ecclésiastiques comme des actes de vente d’immeubles enregistrés devant notaire, il apparaît que la propriété dissociée, telle qu’elle s’est épanouie au Moyen Âge, est quasi inexistante à l’époque moderne, ou qu’elle est si résiduelle qu’elle ne peut avoir prise sur l’économie du bâti. Si la propriété complexe semble aussi peu développée, c’est qu’elle est associée, par référence au modèle médiéval, à l’emphytéose qui opère une véritable séparation du sol et de l’immeuble, alors qu’elle recouvre, en vérité, une gamme de dispositions juridiques plus large, allant des servitudes créées par les prêts gagés sur un immeuble, aux rentes perpétuelles et aux contrats locatifs complexes.

7Il manque une évaluation chiffrée qui permette de juger de l’importance de ces formes de dissociation à l’intérieur du parc immobilier et, par conséquent, de leur incidence sur la circulation des biens. A-t-on seulement les moyens de les repérer, de les décrire et de mesurer l’ampleur de leur diffusion ? Comme nous l’avons fait remarquer, il y a quelque risque à se fier aux cadastres, qui constituent une source exceptionnelle pour la connaissance des structures urbaines, mais qui sont enclins à privilégier, dans l’écheveau des droits, un seul degré de possession, celui qui concerne le bénéficiaire du loyer. Par contre, d’autres sources fiscales, les déclarations de revenus (condizioni) notamment, se font l’écho de formes de propriétés dissociées dans la mesure où le contribuable en faisait état, soit par obligation quand il en était bénéficiaire, soit par intérêt quand il devait acquitter la redevance. L’attention s’est donc portée sur deux séries.

8Il a semblé opportun, dans un premier temps, de solliciter les déclarations patrimoniales des institutions ecclésiastiques puisque ce sont précisément elles qui ont mis en œuvre l’emphytéose au Moyen Âge et qui sont susceptibles d’en conserver le bénéfice au xvie siècle. Les recensements fiscaux sont exceptionnels car la levée de la decima del Clero requiert l’accord du Saint-Siège2. L’opération réalisée en 1564 est donc de première importance d’un point de vue politique et fiscal puisque le prélèvement se fondait jusque là sur les relevés réalisés en 1463, en partie mis à jour en 1536, tenant imparfaitement compte de l’accroissement du patrimoine des institutions ecclésiastiques entre le xve et le xvie siècle ; le recensement reste, d’ailleurs, en vigueur jusqu’en 1763, date à laquelle les Soprintendenti alle decime del Clero procédent à une nouvelle opération. A deux reprises donc, en 1564 et 1763, toutes les institutions religieuses situées sur le territoire de la République (duché de Venise, Terre Ferme et Dominio da Mar) ont dressé l’inventaire de leurs biens, de leurs ressources et de leurs dépenses quelle qu’en soit la nature, stipulant, entre autres, les droits sur le sol qu’elles exerçaient. L’observation a porté sur 213 condizioni remises en 1564 par les institutions sises dans le duché, ainsi que sur les deux tiers de celles de 1763-1769, soit 271 sur 442.

9L’enquête a également été étendue aux déclarations fiscales des propriétaires laïques, qui mentionnent, dans la plupart des cas, à côté du loyer que procure un immeuble, les servitudes qui pèsent sur lui, notamment le livello dû au propriétaire éminent ou à celui qui jouit d’un droit sur le bien. La personne assujettie au paiement d’un livello avait tout intérêt à le déclarer pour bénéficier d’un dégrèvement fiscal, puisque la decima ne portait que sur le revenu réel de la maison3. L’enquête a porté sur les déclarations fiscales remises en 1582 par les propriétaires de deux sestieri, Santa Croce et San Polo, soit respectivement 705 et 510 personnes. Il nous a semblé plus fiable d’examiner les propriétaires qui payaient des droits et qui avaient intérêt à les déclarer, plutôt que de relever les livelli présents dans les actifs des propriétaires. Ne serait-ce que parce que la délibération du Sénat de 15654, qui contraignait les créanciers à déclarer le revenu de leurs prêts, est restée lettre morte. Il faut attendre 1617 pour que le Sénat ordonne la levée d’une decima extraordinaire sur les revenus mobiliers, parmi lesquels figurent les prêts d’argent. Pour cette raison, les condizioni del Clero de 1564 ne font pas mention des prêts garantis sur un immeuble. Et quand la déclaration est rendue obligatoire, comme en 1763, il n’est pas précisé s’ils sont garantis sur un immeuble ou une terre. Cela signifie que les condizioni del Clero ne sauraient rendre compte de toute l’étendue des droits que le clergé pouvait exercer indirectement sur le bâti. Certes, les institutions ecclésiastiques ne concourent qu’à hauteur de 4 %, loin derrière le patriciat (42 %), à l’octroi de prêts livellaires à la fin du xvie siècle5 ; certes, les biens qui leur servent de garantie sont formés majoritairement de terres (80 %), situées dans l’arrière pays, mais il demeure qu’une part du bâti sur laquelle le clergé exerce des droits reste cachée si on cherche à la débusquer dans les déclarations fiscales ecclésiastiques6.

10En dépit des difficultés qui empêchent parfois d’identifier quel type de contrat désigne le terme livello, il est permis de dégager, à l’examen des condizioni du clergé et des laïcs, trois grandes familles de propriétés dissociées7 : les baux emphytéotiques, les prêts livellaires et les rentes perpétuelles. En voici présentées les caractéristiques, de manière toute schématique.

11Le premier type de livello se rencontre dans le régime emphytéotique où il désigne le cens recognitif dû au propriétaire du sol par le preneur8. Ce type de contrat opère une véritable dissociation matérielle de la propriété, puisqu’il différencie les droits inhérents au tréfonds (le sol) de ceux liés à la surface (l’usage du sol)9. En milieu urbain, l’emphytéose prend la forme d’un bail à construction, dans lequel le propriétaire cède la jouissance du fonds à un concessionnaire (l’emphytéote) pour un temps donné, de longue durée, quelque fois à perpétuité, avec l’obligation de construire, en contre-partie du versement d’une redevance modique, en signe de reconnaissance de la propriété éminente. Durant la période prévue par le contrat, le bailleur demeure le maître du sol, mais le preneur dispose pleinement du domaine utile, puisqu’il est propriétaire des bâtiments qu’il fait édifier sur le terrain, en supporte les charges et jouit de la possibilité de les aliéner, avec l’accord du propriétaire éminent qui bénéficie d’un droit de préemption. A l’issue du bail, l’appartenance des constructions élevées sur le terrain est réglée différemment selon les termes du bail : restitution du terrain non bâti, plus fréquemment cession des immeubles ou conservation du bien par le constructeur.

12Le deuxième type de livello, communément appelé livello francabile, qualifie une opération de crédit dans laquelle le prêt d’argent est garanti sur un bien-fonds10. Le contrat se déroule en deux temps : d’abord, le prêteur acquiert, en échange de la somme qu’il octroie, un bien auprès de l’emprunteur ; puis il rétrocède à celui-ci l’usufruit du bien à peine acheté, contre le paiement d’un cens annuel, le livello. Le prix de la vente, indépendamment de la valeur du bien, équivaut au montant du prêt, et le livello correspond au versement de l’intérêt. Le capital peut être remboursé par le vendeur selon les conditions parfois fixées dans l’acte notarié et l’acheteur a la possibilité de retrouver sa créance avant terme en vendant la rente. En qualité d’usufruitier, le vendeur continue de percevoir le loyer et d’acquitter la decima. A ce titre, il mentionne dans sa déclaration fiscale le livello qu’il est tenu de verser sopra la casa afin que celui-ci soit décompté de la somme imposable.

13Enfin, le dernier type de livello désigne une rente perpétuelle11. Dans ce cas, l’acheteur jouit de la propriété absolue du bien qu’il a acquis. Toutefois il est tenu de verser une rente annuelle à l’ancien propriétaire ou au bénéficiaire que celui-ci aura désigné. Ce type de contrat ne constitue pas une opération de crédit, mais bien une transaction immobilière ; il ne saurait donc être assimilable à un prêt gagé sur un immeuble, sur le modèle présenté ci-dessus, dont l’échéance du remboursement n’aurait pas été fixée. Il opère un véritable transfert de propriété en faveur du preneur qui bénéficie de tous les droits du vendeur, sous réserve du paiement de la rente. Si cette forme de livello est perpétuelle dans son principe puisque les successeurs du preneur sont tenus de l’acquitter, elle est susceptible d’extinction quand le bailleur renonce volontairement à ces droits, rachète l’immeuble ou le récupère en cas de non-paiement de la rente.

14De ces différentes formes de propriété, on peut repérer la fréquence, cerner la diffusion, identifier les lieux où elles s’exercent. Les résultats sont alors sans appel : la propriété dissociée, quelle que soit sa nature, est une pratique marginale, résiduelle, à peine visible au milieu de l’immense majorité des immeubles soumis à un régime de pleine propriété. Les données recueillies dans les déclarations patrimoniales des propriétaires recensés dans les sestieri de Santa Croce et de San Polo en 1582 sont éloquentes. Sur 510 propriétaires recensés dans le sestiere de San Polo, 28 affirment acquitter un livello sur un immeuble : 16 d’entre eux paient les intérêts d’un prêt ; deux versent un cens en reconnaissance du droit éminent sur le sol à des institutions ecclésiastiques ; les dix restant acquittent le livello auprès d’une institution religieuse, sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit d’une rente perpétuelle ou d’un cens emphytéotique. La marginalité du phénomène apparaît en pleine lumière quand on tente d’évaluer le nombre d’immeubles grevés par un livello. En 1582, l’ensemble des propriétaires de San Polo déclare posséder 2 294 unités locatives, seules 91 d’entre elles sont grevées par un livello, soit 4 %. L’examen des déclarations des propriétaires de San Polo, recensés en 1661, conforte ces ordres de grandeur. Cette fois, ce sont 30 propriétaires sur 429 qui disent acquitter un livello sur un de leurs biens immobiliers ; et ce sont 50 unités d’habitations sur un total de 2 233 qui sont frappées par une servitude.

15Certes, il y a tout lieu de penser que ces chiffres sont sous-évalués car les déclarations fiscales, malgré leur fiabilité, ne sont pas sans comporter des omissions. Mais les vérifications que l’on peut conduire de manière détournée laissent entendre que la sous-évaluation est contenue dans des proportions raisonnables. En voici la démonstration : grâce à l’étude de G. Corrazzol sur les prêts livellaires contractés à Venise en 1591, on sait que, sur un nombre total de 457 contrats conclus devant notaire, 67 d’entre eux, soit 14,7 %, offraient en garantie un bien immobilier12. En supposant de manière toute théorique que le nombre des livelli contractés dans les années antérieures était identique à celui de 1591 et en tenant compte de la durée variable des contrats, on peut estimer à environ 250 le nombre de livelli garantis sur un immeuble qui étaient en vigueur en 1591. Ce chiffre est légèrement supérieur aux projections que l’on peut élaborer à partir des livelli déclarés par les propriétaires de San Polo. Sachant que 3 % d’entre eux ont contracté 16 livelli, ce sont 190 prêts environ que supporteraient la totalité des propriétaires vénitiens (6 335 personnes). L’écart entre les deux projections est de 20 %. Si l’on tient compte de la marge d’erreur, du décalage chronologique entre les deux calculs, la différence est somme toute raisonnable et ne disqualifie pas les résultats obtenus à partir des déclarations patrimoniales qui présentent donc un seuil minimum.

16La répartition entre les différents types de servitude qui pèsent sur le bâti met en évidence le poids prédominant des prêts garantis sur un immeuble. En 1582 comme en 1661, à San Polo comme à Santa Croce, ils concernent la moitié des cas, loin devant les rentes perpétuelles et les cens emphytéotiques, qui font à peu près jeu égal.

17S’il ne fait aucun doute que les formes de propriété dissociées constituent au cours de l’époque moderne des formules juridiques tout à fait marginales par rapport au règne sans partage de la propriété entière, il paraît opportun de distinguer les droits liés à l’emphytéose, qui touchent depuis très longtemps des zones ou des immeubles bien précis, et les servitudes contenues dans des opérations de crédit ou des rentes perpétuelles, qui sont l’objet d’un renouvellement continuel et qui peuvent, de fait, affecter tour à tour une grande étendue du bâti. Commençons donc par les formes les plus anciennes, les plus ténues, les mieux enracinées pour évoquer ensuite celles qui sont plus nombreuses, plus limitées dans le temps, moins attachées à un lieu particulier.

Tableau 7. TYPES DE LIVELLI ASSIS SUR UNE MAISON RÉPERTORIÉS DANS LES DÉCLARATIONS FISCALE DU CLERGÉ DU DUCHÉ DE VENISE EN 1564 (213 DÉCLARATIONS)13

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Tableau 8. TYPE DE LIVELLI ASSIS SUR UNE MAISON RÉPERTORIÉS DANS DEUX TIERS DES DÉCLARATIONS FISCALES DU CLERGÉ EN 1763-1769 (271 DÉCLARATIONS SUR 442)14

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Tableau 9. TYPES DE LIVELLI PAYÉS PAR LES PROPRIÉTAIRES DU SESTIERE DE SAN POLO EN 158215 ET 166116

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Tableau 10. TYPES DE LIVELLI PAYÉS PAR LES PROPRIÉTAIRES DU SESTIERE DE SANTA CROCE EN 158217

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2) L’emphytéose entre désuétude et disparition

18À l’époque moderne, l’emphytéose n’est plus. Ou elle est réduite à peu de chose. Rares sont les propriétaires laïques payant un cens recognitif sur le fonds de l’immeuble dont ils ne disposeraient que de l’usufruit. Aussi peu nombreuses sont les institutions ecclésiastiques qui avouent percevoir une redevance en reconnaissance de leur propriété éminente sur le sol. Que l’on examine le nombre des institutions qui sont concernées, que l’on regarde la part de leur patrimoine sur laquelle s’étend le régime emphytéotique ou plus encore que l’on tente de rapporter les immeubles, touchés par ce type de division, à l’ensemble du parc immobilier, la même conclusion s’impose avec force : l’emphytéose est devenue une exception qui ne regarde qu’une douzaine d’institutions ecclésiastiques en 1582 (sur 213) et un peu plus d’une trentaine d’édifices, alors que Venise compte à cette date, au bas mot, 22 000 unités d’habitations.

19Cette situation fait-elle de Venise un cas étrange parmi les villes italiennes ou européennes18 ? De prime abord, on est tenté d’affirmer que le régime emphytéotique suit à Venise, entre la fin du Moyen Âge et les temps modernes, un cheminement assez commun à celui que l’on rencontre dans d’autres cités. Les historiens des villes médiévales ont montré combien il avait fait l’objet d’une très large diffusion, entre les xiie et xive siècles, lors de la phase d’expansion urbaine, avant de reculer graduellement à la fin du Moyen Âge, parfois sur une vaste échelle, sans toutefois disparaître complètement19. Si la situation vénitienne se différencie de ce processus général, c’est que l’effacement semble y avoir été précoce et ample, au point d’expliquer pourquoi l’emphytéose survit à l’état résiduel à l’époque moderne.

20À Venise comme ailleurs, cet acte juridique, sans être exclusif, a constitué un instrument essentiel de la bonification et de l’extension de l’espace bâti20. Les grands établissements bénédictins qui possédaient, de longue date, des domaines fonciers et les ordres mendiants, qui bénéficièrent de donations communales à partir du xiiie siècle, eurent recours à cette procédure qui leur permettait de tirer un revenu du sol et de renforcer leur place dans l’espace urbain, sans avoir à mobiliser des capitaux dans la construction puisqu’il revenait à l’emphytéote de bâtir à ses frais le terrain qu’il avait reçu. Sans aucun doute, de grands monastères comme ceux de San Zaccaria21, de San Lorenzo22, de San Gregorio23 ainsi que l’évêché, ont eu recours à cette procédure juridique pour lotir leurs terrains. On ignore toutefois, en l’état actuel des recherches, quelle étendue de l’espace urbain était soumise à ce régime. A-t-elle connu à Venise un caractère aussi dominant qu’à Rome, désormais bien documentée grâce aux travaux d’Étienne Hubert24 ? Les patrimoines laïques ont-ils eu recours à cette procédure que l’on associe généralement à la propriété ecclésiastique25 ? Faute de réponses fermes, on saisit à quel point le vague, qui entoure l’expansion de l’emphytéose, rend fragiles les efforts en vue d’évaluer l’ampleur du déclin qui s’amorce au xve siècle. Si l’on sait peu de choses sur le rythme et les modalités du repli, les raisons en sont connues dans leurs grandes lignes.

21Il y a tout lieu de penser que le recul des contrats emphytéotiques est lié aux effets conjugués des réformes monastiques et de l’expansion économique. Dans le courant du xve siècle, la plupart des 26monastères cherchent à tirer profit du développement urbain et de la croissance économique, en améliorant le mode de gestion de leur patrimoine. Dans ce contexte, le bénéfice escompté de la rente urbaine fait naître des stratégies de gestion qui déterminent le recours à une procédure juridique plutôt qu’à une autre27. Comme à Rome, il semble qu’à Venise le fort rendement des loyers ait rendu beaucoup moins attractif le recours à l’emphytéose et ait tempéré le risque de lourds investissements dans la construction. Les établissements ecclésiastiques, qui se dotent d’un patrimoine immobilier aux xive et xve siècles, comme les monastères de San Domenico, Santa Maria delle Vergini ou Sant’Anna, optent pour l’achat ou la construction de maisons qu’ils possèdent en pleine propriété, exigeant un loyer à court terme, plus rémunérateur. Ceux qui avaient pratiqué des baux emphytéotiques entreprennent le rachat des biens construits sur les terrains qu’ils avaient concédés, et ce parfois précocement comme le confirme la politique de récupération engagée, dès le xive siècle, par les monastères de San Zaccaria et San Lorenzo28. Seule une poignée d’établissements, parmi lesquels figurent, entre autres, l’évêché et San Gregorio, ont conservé le système de la concession emphytéotique. Les choix opérés entre différents modes de gestion confortent l’idée selon laquelle la propriété ecclésiastique ne constitue pas un ensemble homogène.

22Au terme du processus, le faire-valoir direct est devenu le mode de gestion patrimonial de loin le plus commun. Le recensement fiscal de 1564 vient le confirmer amplement. Parmi les institutions ecclésiastiques qui disposent d’un patrimoine urbain, celles qui bénéficient de droits emphytéotiques sont l’exception. Toute trace a disparu des comptes des grands monastères qui les avaient mis en œuvre au Moyen Âge : celui de San Zaccaria possède en pleine propriété 201 habitations partagées entre la paroisse de San Provolo, entièrement sous son contrôle, et la paroisse de San Zulian29 ; le monastère San Lorenzo exploite directement un très vaste patrimoine immobilier dont le noyau est situé dans la paroisse de San Severo, aux alentours des bâtiments conventuels, mais qui est aussi dispersé dans sept autres paroisses30 ; enfin, le monastère de San Giorgio Maggiore gère en pleine propriété deux rues de boutiques et de maisons à San Zulian, qui lui apportent 2 012 ducats de loyer, sans compter des biens répartis entre Rialto, San Giminian, Sant’Agnese et Santa Ternita31. Cet imposant ensemble immobilier procure un revenu de 2 936 ducats et 2 grossi.

23Les éléments qui attestent le dépérissement du régime emphytéotique ne manquent pas. Son caractère résiduel transparaît, d’abord, dans la place tout à fait marginale que les baux de ce type occupent au sein du patrimoine urbain des institutions qui en ont encore la jouissance. Parmi les grands établissements, San Giorgio est l’un des rares à bénéficier de redevances emphytéotiques, qui ne contribuent toutefois que très modestement à accroître le revenu en provenance du patrimoine urbain. Il reçoit chaque année de l’Office du Sel un livello de 50 ducats sopra il fondo où a été bâti le Lazaretto Nuovo. Le monastère de Santa Maria delle Grazie lui verse un cens dont le montant n’est pas précisé en reconnaissance de la propriété éminente du sol sur lequel il a élevé les bâtiments conventuels à Castello. Enfin, le monastère de San Lorenzo acquitte un cens d’une lire sur un des immeubles qu’il possède à Sant’Aponal. À un niveau plus modeste, le revenu procuré par les baux emphytéotiques demeure une composante toujours minoritaire du patrimoine urbain. L’église paroissiale de San Martin possède quatorze maisons qu’elle loue pour 117 ducats 3 lires et 2 sous ; elle affirme recevoir des « livelli de diverses maisons, lesquelles paient un sous, deux sous, trois sous et quelques unes cinq sous, tandis que d’autres n’ont pas payé depuis des années, comme la très illustre Seigneurie pour le compte du terrain au milieu de l’Arsenal et comme tant d’autres, de sorte que d’une année à l’autre on ne perçoit que 2 ou 3 ducats »32. Les fonds qu’elle possède sont assurément étendus : un des emphytéotes déclare, vingt ans plus tard, être le propriétaire de 24 habitations qui lui rapportent 325 ducats 4 lires et 6 sous pour lesquelles il acquitte un cens de 5 sous33. Mais tout compte fait, les redevances emphytéotiques contribuent à moins de 2 % du revenu en provenance du patrimoine immobilier de la paroisse de San Martin. La même tendance se dessine pour la paroisse voisine de San Zuanne in Bragora : le curé, le chapitre et la fabrique exploitent en faire-valoir direct 16 maisons dont les entrées s’élèvent à 239 ducats 5 lires et 10 sous. Ils conservent la propriété éminente de terrains qui ont été bâtis : sur l’un s’élèvent des maisons appartenant aux Giustinian, sur l’autre une propriété de la famille Moro, pour lesquelles les concessionnaires sont tenus de verser, chaque année, à eux deux, moins de 2 ducats34.

24Pas plus qu’elles n’apportent de revenu à ceux qui en bénéficient, les redevances emphytéotiques n’amputent les ressources de ceux qui y sont soumis. Elles n’ont, certes, jamais offert de haut rendement, même au plus fort de leur diffusion, à la fois parce qu’elles valaient comme signe de reconnaissance de la propriété éminente et parce que les administrateurs des établissements ecclésiastiques, sans dédaigner la recherche du profit, privilégiaient sans doute l’installation de fidèles pour des raisons pastorales plutôt que la réalisation de fructueuses opérations foncières, sans que les deux objectifs soient, par ailleurs, incompatibles. Mais le décalage entre le montant du cens et la valeur du loyer est si fort dans la seconde moitié du xvie siècle, que l’on ne peut manquer de voir dans l’emphytéose un archaïsme, vidé d’intérêt économique pour le bailleur. L’examen des droits acquittés par six des propriétaires recensés à Santa Croce, en convainc amplement : la redevance est, d’ordinaire, inférieure à 1 % du montant du loyer (tableau 11). À ce niveau, elle ne saurait constituer un handicap à la mise en vente.

25Le dépérissement de l’emphytéose transparaît, en outre, dans le fait qu’elle bénéficie à une catégorie particulière d’institutions ecclésiastiques : les églises paroissiales. Elle procure, certes, une part tout à fait mineure de leur revenu immobilier et la majorité de celles qui possèdent un patrimoine urbain ne pratiquent pas ce mode gestion. Il n’en demeure pas moins vrai que neuf établissements concernés sur onze s’inscrivent dans cette catégorie35. Une explication d’ordre général peut être avancée. Les églises paroissiales sont loin de disposer de ressources financières comparables à celles des congrégations : beaucoup n’ont aucun bien, peu nombreuses sont celles qui peuvent se prévaloir d’un patrimoine urbain composé de plus d’une dizaine d’habitations. Ce sont les dons plus que les ressources propres qui permettent le financement de travaux d’embellissement et la commande des œuvres d’art qui les emplissent. Faute de pouvoir réaliser des investissements dans la construction, l’emphytéose a constitué le mode de gestion le moins rémunérateur, mais aussi le moins coûteux : ainsi ont été bâtis des terrains limitrophes de l’église, encore inoccupés ou laissés libres par le transfert des cimetières hors de la ville36. Reste à expliquer la survivance, certes ténue, de ce régime au milieu du xvie siècle. Il se peut que les églises paroissiales n’aient pas disposé de suffisamment de ressources pour récupérer l’entière propriété de l’immeuble ou bien, plus prosaïquement, qu’elles n’aient pas mis en œuvre de véritables stratégies de gestion patrimoniale.

26Les cas de baux emphytéotiques sont trop peu nombreux pour permettre de dessiner une géographie de leur répartition dans l’espace urbain. Il me semble plus pertinent de noter que leur disparition est une caractéristique proprement urbaine. Il suffit d’observer les établissements ecclésiastiques, installés dans le duché, particulièrement dans les îles et plus encore en Terre Ferme, pour se rendre compte que l’emphytéose y est pratiquée, à une toute autre échelle qu’à Venise. En 1564, Le monastère de San Mauro et l’église San Martin de Burano déclarent percevoir des « livellarii di case et terreni » qui s’élèvent à plusieurs ducats37. Dans l’île voisine de Torcello, le monastère de Sant’Antonio bénéficie de trois livelli tandis que les quatre chanoines de la cathédrale font état de sept livelli perçus sur des maisonnettes, des jardins ou un bout de terre situés sur l’île38. Il convient de ne pas surestimer la persistance de ce régime dans le duché où il ne s’applique qu’à une très petite minorité des terres et des maisons. Cependant, face à la ville toute proche, celui-ci fait figure de conservatoire de formes anciennes qui ne sont pas effacées de manière aussi radicale, sans doute parce que l’exploitation en pleine propriété offraient des perspectives moins lucratives qu’au centre d’un organisme urbain en plein développement. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que les établissements qui ont conservé quelques baux emphytéotiques dans le duché possèdent en pleine propriété, à l’image des autres institutions, les biens qu’ils possèdent à Venise. Les chanoines de Torcello disposent de droits emphytéotiques sur des biens situés autour de la cathédrale, mais ils gèrent en location les cinq habitations dont ils sont propriétaires à Venise.

27Au-delà de la réduction drastique de son aire de diffusion, l’emphytéose semble, également, être tombée en désuétude, d’un point de vue juridique et formel, car les établissements qui conservent des droits sur la propriété éminente du sol peinent à les faire valoir. On lit, dans les déclarations de revenus des institutions ecclésiastiques de 1562, l’amertume de certains clercs, impuissants à faire entrer les livelli qui leur sont dus sur le fonds. Leur lamentation, somme toute assez convenue car elle s’applique aussi aux locataires mauvais payeurs39, ne relève pas seulement du calcul pour obtenir l’indulgence du fisc, mais témoigne d’une vraie difficulté à défendre des droits face à des emphytéotes qui se considèrent de facto pleinement propriétaires ou qui se sentent affranchis du versement du cens. Écoutons leurs remontrances. Le curé de l’église de Sant’Antonin, qui possède trois maisons en pleine propriété, dit attendre huit ducats de livello pour un fonds entre les mains des héritiers de Lorenzo et Zaccaria Bevilacqua, divisé en quatre parties : « l’un paie peu, un autre également, au point qu’il faut recevoir avec difficulté ces sommes misérables un demi-ducat à la fois, et la plupart du temps en faisant accepter à l’Office qu’il ne rentre pas, en ma conscience, 5 ducats nets par an ; ces héritiers sont débiteurs de plus de 15 ducats »40. L’abbé de San Gregorio est plus véhément encore quand il dénonce les usurpations dont son abbaye est victime de la part des concessionnaires, qui refusent de payer « les hommages et autres reconnaissances, outre qu’ils occupent d’autres terrains de l’abbaye »41. Prenant acte du fait accompli, il ne fait mention d’aucun livello sopra una casa, dans la déclaration de revenu, sans juger utile d’engager une procédure pour les recouvrer, par contre il y énumère la dizaine de biens possédés en pleine propriété pour lesquels l’abbaye est prête à défendre ses droits le cas échéant42. Citons, enfin, le cas éloquent de l’église de Santa Maria Formosa : en 1564, le curé dit percevoir des « livelli et affitti di casa »43 ; son lointain successeur, deux siècles plus tard, en 1763, est sans illusion quand il avoue jouir de « livelli inexigibles sur des édifices situés sur la place et provenant du fonds »44. Il y a tout lieu de croire que le processus de dépérissement, déjà passablement avancé au milieu du xvie siècle, ne cesse de s’aggraver au point de transformer l’emphytéose en un régime privé de la reconnaissance indispensable à sa survie juridique. Peut-être faut-il interpréter le peu de mentions de baux emphytéotiques de la part des institutions ecclésiastiques et des propriétaires qui devraient y être assujettis, comme un signe de l’usure, pour ne pas dire de l’évanouissement, des prérogatives du propriétaire éminent, face au preneur ou à ses descendants qui ont acquis, de fait, l’entière souveraineté sur le bien. Cette tendance n’est pas étrangère aux efforts de codification juridique entrepris depuis la Renaissance à partir du droit romain qui ne conçoit pas le principe de la propriété dissociée45. Elle découle aussi de la nature même du régime emphytéotique qui n’est pas sans comporter de risques pour les droits du propriétaire, car le preneur touche à la substance même de l’immeuble, la transforme et l’enrichit. Et les prérogatives du propriétaire paraissent d’autant plus difficiles à défendre que l’emphytéose, devenue marginale et obsolète, n’est plus une pratique vivante.

28Elle a disparu parce qu’elle ne correspondait plus à un besoin. La bonification, les programmes de lotissement et de construction qui, jusqu’au xive siècle, s’étaient appuyés sur l’emphytéose, se sont poursuivis en recourant sur d’autres formes juridiques : dès lors que les loyers à court terme devenaient les plus rémunérateurs, les modes de gestion, soucieux de rationalité économique, ont fait triompher la propriété entière.

29Mais il suffit qu’un besoin spécifique se présente pour que la dissociation juridique du sol et de l’immeuble réapparaisse sous une forme rénovée. C’est, en vérité, au Ghetto que la propriété dissociée rencontre un terrain propice à son épanouissement car elle permet d’établir un compromis juridique entre des intérêts contradictoires46. Tout en reconnaissant aux juifs le droit de séjourner à Venise, le Sénat les contraint à s’installer, en 1516, dans le quartier du Ghetto Novo dont les terrains et les habitations appartenaient à des propriétaires chrétiens. Suivant le même principe, les agrandissements successifs du quartier juif, en direction du Ghetto Vecchio en 1540 et du Ghetto Novissimo en 1633, ne touchent pas aux structures de la propriété. Le problème juridique vient du fait que les juifs, auxquels il est strictement interdit de posséder un bien immobilier ou foncier, ont fait édifier de nouveaux édifices, surélever les immeubles, diviser les appartements, restaurer le bâti pour répondre à l’afflux de nouveaux habitants. À qui reviennent les adjonctions qui transforment en profondeur la physionomie du quartier ? Le Collège, qui est saisi de la question, se prononce en faveur de celui qui a financé les travaux, sans restreindre le droit de propriété47. Il est reconnu aux juifs le droit d’intervenir sur le bâti et de disposer librement de leurs biens, au nom d’un régime juridique original, le casacà (forme vénitienne du concept hébraique de kazakah : possession), qui ne saurait se confondre avec le droit de propriété. Les chrétiens demeurent les seuls propriétaires du sol et des habitations qui existaient lors de l’arrivée des juifs, et à ce titre, ils reçoivent une redevance en signe de reconnaissance de leur droit éminent alors que les juifs peuvent librement faire des contrats, au titre du casacà, sur les habitations qui sont soumises à partages, à ventes et à transmissions successorales. Cette fiction juridique repose donc sur un partage assez semblable à l’emphytéose : le propriétaire chrétien contrôle le tréfonds tandis que le possesseur juif étend son contrôle sur ce qui s’élève au dessus48. Si d’un point de vue juridique ce régime est un moyen terme, il privilégie d’un point de vue économique les bénéficiaires des loyers qui offrent très vite un niveau de rémunération infiniment plus élevé que le cens payé au propriétaire éminent. Sur la base du cadastre de 1661, E. Concina fait état d’une rente locative de 14 600 ducats, parmi lesquels 13 392 ducats reviennent à des juifs en possession des habitations qui ont été ajoutées, tandis que 4 000 ducats sont versés au titre du cens re-cognitif dû aux propriétaires du sol (les Da Brolo, les Minotto, les Malipiero...)49. La liberté laissée au juifs de disposer de leur droit de possession a paradoxalement introduit des chrétiens dans le système du casacà : soit qu’ils aient acheté aux juifs des biens qui leur ont été rétrocédés dans le cadre d’un prêt livellaire ; soit qu’ils aient acquis entièrement le droit de jouissance, auquel cas ils sont tenus d’acquitter, au même titre que les juifs, le cens dû au propriétaire du sol. Le régime juridique qui est né de l’interdiction faite à des personnes d’accéder à la propriété, s’étend paradoxalement à des chrétiens qui ne font pas frappés par la prohibition, dès l’instant où la cession du droit de possession est rendue possible. Les choix qui ont prévalu pour gérer la situation inédite engendrée par le Ghetto laissent entendre que le recours à la propriété dissociée est une solution de compromis50. Dans le reste de la ville, ce compromis n’a plus lieu d’être car le régime de la pleine propriété répond pleinement aux objectifs d’une gestion plus rationnelle. En ce sens, l’emphytéose établit un système souple, dynamique, changeant qui répond à des variations conjoncturelles, qui peuvent être ici d’ordre politique, là de nature économique51.

30L’emphytéose n’est pas en mesure de peser sur les échanges à cause de sa présence résiduelle. Quand bien même ce régime juridique serait beaucoup plus répandu, il n’est pas sûr qu’il constitue un frein à l’échange des maisons. À Rome, dans le premier tiers du xviie siècle, il ne semble pas que la présence, dans un quart des ventes, d’un propriétaire éminent, à qui le bailleur doit demander son assentiment, constitue un obstacle à la circulation des biens52.

Tableau 11. CENS ACQUITTÉS PAR LES PROPRIÉTAIRES DU SESTIERE DE SANTA CROCE EN 1582

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Sources : ASV, SD, Estimo 1582, Condizioni di decima, B. 167 et 168. Monnaies : d. = ducat ; l. = lire ; s. = sous ; g. = gros

B–LES RENTES ASSISES SUR LES IMMEUBLES

31Dans son principe, le régime emphytéotique repose sur une dissociation matérielle de la propriété : le sol et l’immeuble sont séparés et chacune de ces parties sert d’assise à des droits d’égale valeur. À côté de ces formes très peu nombreuses, il existe un éventail de contrats, notamment les rentes assises sur un immeuble, qui entraînent un démembrement, fût-il partiel, des prérogatives du propriétaire. Il ne peut en être autrement puisque les rentes qui pèsent sur les immeubles sont des charges réelles, affectant les droits liées à la propriété d’un bien particulier et non aux personnes. Toutes les rentes ne sauraient cependant présenter les mêmes formes de partage des droits. Il convient de distinguer deux grandes familles : les rentes perpétuelles qui s’accompagnent de la cession d’une partie du revenu du bien et les livelli qui constituent un instrument de crédit.

1) Les rentes perpétuelles

32Au moment de sa constitution, la rente perpétuelle s’accompagne d’un transfert effectif de propriété et des droits qui lui sont inhérents, exception faite du versement d’une rente au vendeur53. Dans le contrat, celui-ci se réserve le droit de percevoir un revenu annuel représentant une portion des revenus de l’immeuble. La somme ne saurait absorber tout le loyer, sans quoi l’opération ne présenterait plus davantage pour le preneur. Sauf clauses contraires, la rente est considérée comme perpétuelle ; c’est la raison pour laquelle elle ne constitue pas un instrument de crédit car le bénéficiaire de la rente ne retrouve pas le capital qui lui sert d’assise. Elle est transmissible par son bénéficiaire, au même titre qu’un autre bien patrimonial et s’applique, en cas de mutation de l’immeuble, au nouvel acquéreur. Preuve s’il en est, que c’est bien l’immeuble qui est grevé de cette charge et que son propriétaire est obligé de la payer quand bien même ce n’est pas lui qui l’a contractée.

33Dans les documents parcourus, il arrive le plus fréquemment que le bénéficiaire ne soit pas l’ancien propriétaire, mais un établissement ecclésiastique auquel un donateur a légué une rente sur un immeuble qu’il possédait. La rente créée par donation répond à un dessein charitable qui rencontre des difficultés à s’exprimer sous d’autres formes, notamment le legs de biens immeubles, à une époque où l’État cherche à contenir la croissance des patrimoines ecclésiastiques. Une série de mesures adoptées entre le milieu du xvie siècle et le début du xviie siècle vont dans ce sens. En 1536, le Sénat interdit aux institutions ecclésiastiques sises à Venise de conserver plus de deux ans les biens légués ; après ce délai, ceux-ci sont vendus aux enchères et les revenus de la vente distribués selon les vœux du testateur54. La loi est étendue à toute la Terre Ferme en 1605, à l’issue du conflit qui oppose la République au Souverain Pontife55. Les restrictions apportées à la liberté de gestion des patrimoines ecclésiastiques se prolongent, en 1620, par l’interdiction faite aux religieux de contracter des livelli garantis sur leurs biens, afin de limiter les activités de prêt qui détournent les liquidités de secteurs plus productifs56. La concession gratuite d’une rente sur un immeuble échappe à ces mesures restrictives. Mais elle ne saurait constituer une solution alternative aux donations de biens qui perdurent, ne serait-ce que parce que l’établissement récupère, si c’est le vœu du légataire, le capital du bien à l’issue de sa vente aux enchères par les pouvoirs publics. Il faut cependant remarquer que dans une économie ancienne, où l’argent ne trouve pas facilement à s’employer, le créancier, surtout lorsqu’il s’agit d’un établissement religieux, a tout lieu de préférer un revenu fixe et régulier à un capital. Dans ces conditions, il y a de quoi s’étonner de la faible diffusion des rentes perpétuelles dans le patrimoine des institutions ecclésiastiques, si l’on en juge par les données recueillies (11 établissements sur 217 sont concernés en 1763). Malgré tout, elles se font plus nombreuses entre le milieu du xvie siècle et le milieu du xviiie siècle. En voici quelques exemples.

34En 1564, le curé de l’église de Santa Ternita écrit recevoir un livello de 20 ducats sur une maison sise à San Giacomo dall’Orio, « laquelle fut laissée pour le paiement du mansionnaire par messire Antonio Sagredo et dans laquelle habite à présent Benetto Laver »57. À la faveur de dispositions testamentaires, l’église paroissiale a bénéficié de la jouissance d’une rente annuelle en échange de la célébration d’offices pour le salut du défunt. Et ce droit, perpétuel dans son principe, s’impose aux propriétaires successifs de l’immeuble. En 1763, le curé de San Tomà fait état d’un livello de 6 ducats acquitté chaque année par Bernucci Dolfin de San Pantalon. La rente, assise sur un édifice situé sur la place de la paroisse, a été offerte au chapitre de l’église par Alvise de Zanchi, le 17 avril 1532, en contrepartie de la célébration de 16 messes par an58. Suivant le même principe, le chapitre de la cathédrale de San Pietro di Castello jouit en 1763 de cinq livelli perpetui : le plus ancien a été contracté en 1396, en échange de la cession à l’Office du Sel de volte e stazi, situés auprès de l’église de San Giacomo di Rialto59 ; Domenica Carrara verse une rente perpétuelle assise sur une maison et une boutique situées dans la Ruga à Castello, qui était déjà acquittée en 1582 par Marcantonio Balanzan ; Domenico Trevisan et Giuseppe Negri laissent au chapitre une partie du revenu de l’inviamento del forno du Riello de Cas tello selon les dispositions du testament de Bernardino Cadena rédigé en 1604 ; Domenico Tabbacco et ses frères lui remettent une rente de 6 ducats assise sur des immeubles qui leur appartiennent en propre dans le respect des volontés exprimées par Vicenzo Tabbacco en 1753 ; Lodovico Manin, enfin, lui verse une rente de 12 ducats assise sur une maison située au pont de l’Agnello à San Cassiano60.

35La rente perpétuelle se traduit par un transfert effectif de propriété, à la différence de l’emphytéose. Elle ne saurait conférer à son bénéficiaire des droits inhérents à la propriété ; tout au plus contraint-elle à un partage des fruits de l’immeuble. Si elle est effectivement une aliénation, celle-ci porte-t-elle vraiment sur la pleine et entière propriété ? L’ancien propriétaire abandonne-t-il tous ses droits ? La terminologie et les clauses des contrats aident à y répondre. Il n’est pas indifférent de constater que les contrats parlent moins de vente que de cession, laissant entendre que l’ancien propriétaire possède encore un droit, imprécis dans les termes, sur le bien61. Ainsi le curé de San Cassiano déclare percevoir, en 1763, un livello « assis à perpetuité sur les maisons contiguës à sa résidence par une cession faite avec un instrument public en l’an 1563 »62. De manière plus explicite, il arrive que le contrat impose au preneur des obligations qui contredisent le principe de l’abandon pur et simple de la propriété. Il ne s’agit pas bien entendu du versement de la rente, mais d’obligations précises qui entraînent une transformation de la substance du bien alors que cette faculté relève des prérogatives absolues du propriétaire. Le contrat peut être assorti d’une clause obligeant à construire le terrain qui a été cédé en pleine propriété. Au cours du xvie siècle, ce procédé a été mis en pratique par des églises paroissiales, en lieu et place de l’emphytéose, faute de capitaux pour lotir elles-mêmes les terrains. Ceux-ci ont été cédés, pour une somme modique voire gratuitement, à un preneur qui disposait de la pleine maîtrise de la propriété, mais qui devait réaliser des travaux, rendus nécessaires pour acquitter le montant de la rente, infiniment plus élevé que celui du cens emphytéotique. Le chapitre de San Cassiano a ainsi cédé, en 1563, « un terrain et de petites maisons, propriétés du curé, aux frères Griggi, lesquels construisirent sur le fonds du terrain les susdites maisons, parvenues ensuite en propriété à la noble maison Bonfandini, comme il est enregistré dans le cadastre de l’église »63. En 1763, il perçoit une rente de la famille Bonfandini qui s’élève à 20 ducats, soit un montant autrement plus rémunérateur que le cens emphytéotique qu’il aurait reçu en reconnaissance de la propriété éminente64. Ce type de contrat n’est pas sans poser problème au sujet de la répartition des droits liés à la propriété. Il ne saurait opérer au sens strict un partage des droits car l’ancien propriétaire ne jouit d’aucun pouvoir qui lui permette de disposer du bien. Mais, il ne saurait se traduire par un transfert complet de la souveraineté car le vendeur se réserve le droit de recevoir une partie des fruits de l’immeuble, et plus encore oblige le preneur à modifier la substance du bien. Paradoxalement, le prix à payer pour disposer pleinement du droit d’abusus est d’accepter une restriction partielle et provisoire de celui-ci : l’obligation satisfaite, l’unité de ce droit est reconstituée. Quant au versement de la rente, il constitue une servitude qui continue de grever l’immeuble et qui impose un partage du droit de jouissance de ses revenus.

36Si ce type de rentes touche un nombre de biens négligeable et concerne essentiellement les patrimoines des établissements religieux, il n’en est pas de même des livelli, ces créances assignées sur un bien immobilier ou foncier, qui remplissent une fonction de crédit.

2) Les prêts garantis sur un immeuble

37Dans l’économie du monde moderne, les difficultés à acheter ou à payer comptant sont compensées, quelque soit le milieu, par le report des échéances, le paiement sous forme de service et surtout le recours au crédit. Cet actif commerce de l’argent n’est pas seulement entre les mains d’institutions spécialisées (banques, Monts-de-piété...), il est aussi alimenté par l’offre informelle que proposent les particuliers en dépit des difficultés de recouvrement et l’insolvabilité fréquente des débiteurs65. Ces risques permanents qui se résolvent au cas par cas, sont en partie surmontés quand le prêt est garanti sur un bien immeuble. La cession préalable d’un bien, en guise d’hypothèque, offre l’assurance au créancier de recouvrer son capital66. Dans un premier temps, il achète en pleine propriété un bien à l’emprunteur en échange de la somme qu’il lui prête. Puis, il lui rétrocède (« ha dato, retrocesso e a livello francabile concesso ») le bien qu’il vient de lui acheter (« la casa sopradetta come sopra posta acquistata ») en échange du versement du livello. Le temps du contrat, le propriétaire conserve le droit d’abusus sur le bien dont il a cédé la jouissance et les fruits à l’emprunteur67.

38Ce type de prêts gagés sur la propriété occupe, à Venise, une place centrale dans le système de crédit, non par leur fréquence (G. Corazzol en enregistre 457 à Venise en 1591), mais parce qu’ils mobilisent des sommes très élevées et sont pratiqués par les plus riches, ou au moins par ceux qui ont des biens à offrir en garantie.

39Le choix du bien qui sert de garantie est loin d’être indifférent. Il apparaît très nettement, à la lumière des déclarations fiscales de 1582 et plus encore des résultats de l’enquête conduite G. Corazzol dans les actes notariés enregistrés en 1591, que ce sont les possessions foncières qui servent d’hypothèque dans une majorité des contrats. Les chiffres livrés par Corazzol sont éloquents : 81 % des contrats se basent sur un bien rural, 14,7 % sur un bien immobilier, le restant étant notamment garanti sur des fonds de commerce68. Et si l’on ne prend en compte, parmi les propriétés immobilières, que celles qui se trouvent à Venise, le pourcentage tombe à 9,6 %. Une répartition aussi défavorable aux biens urbains explique pourquoi si peu d’habitations déclarées par les propriétaires de San Polo sont grevées par un livello : 55 sur 2 294 en 1582 et 25 sur 2 233 en 1661. Qu’est-ce qui motive une telle défaveur envers les biens urbains ? Il n’y a pas lieu de croire qu’ils offraient des garanties de sécurité inférieures à celles de la terre. Une maison n’est pas plus exposée aux incendies qu’un champ aux inondations, une récolte aux gelées, ou une terre à la sécheresse69. Il n’est pas sûr non plus que la raison doive être recherchée du côté de la rentabilité qu’ils proposent l’un et l’autre. Certes, sont nombreuses et concordantes les voix qui, à la fin du xvie siècle, font porter leur préférence sur la propriété foncière. Dans un contexte de hausse du prix de la terre, les deux parties y trouvaient leur intérêt : le créancier, qui recouvre la jouissance du bien si le prêt n’est pas remboursé, et le débiteur, qui a la possibilité de récupérer le terrain, en remboursant une somme inférieure à la valeur que celui-ci a acquis dans un contexte de hausse des prix, réalisant du même coup une plus-value. L’opinion des créanciers semble sans équivoque : Fantin Michiel recommande, en mai 1583, dans ses dispositions testamentaires, citées par G. Corazzol, que « soient dépenser dix mille ducats dans l’achat d’une ou de plusieurs possessions, ou dans ce qui paraîtra le mieux à mes commissaires, exceptées des maisons »70. L’on sait, par ailleurs, que les Scuole Grandi disposèrent à la suite de la liquidation du Monte Vecchio (1599-1620) de très importantes liquidités qu’il leur fallait affecter à d’autres postes d’investissement car « il denaro doveva esser collocato in altre investiture », selon les propres mots du doge Niccolò Contarini71. Une part du capital reste, un temps, inemployée et la pierre n’emporte pas l’enthousiasme des administrateurs même si la Scuola di San Giovanni Evangelista brave ces réticences en investissant une partie des fonds dans la construction de maisons situées près du Rio Marin et à San Daniel72. Si la pierre est sans doute un pauvre substitut aux titres d’État et moins attractive que la terre à la fin du xvie siècle, il n’est pas dit, comme nous le verrons, que ce rapport de force perdure au cours du xviie siècle.

40Il se peut, surtout, que la relégation des biens urbains hors du système livellaire soit un indice, parmi d’autres, du goût pour la terre, qui, au-delà de la rentabilité économique, est érigée en idéal patrimonial par les milieux nobiliaires. Il faut avoir à l’esprit, enfin, qu’on court le risque de sous-évaluer l’importance des biens immobiliers qui servent de garantie à un prêt si l’on focalise l’attention sur les livelli dans la mesure où le système de crédit a des ramifications dans d’autres types de contrats, notamment dans les baux locatifs.

3) Baux locatifs à long terme et opérations de crédit

41La location ne donne pas lieu, d’ordinaire, à la rédaction d’un acte notarié, trop coûteux : elle est conclue sous seing privé. En revanche, des contrats spécifiques sont enregistrés devant notaire quand ils portent à la fois sur une plus longue durée, désignent un locataire principal, introduisant un niveau de droit supplémentaire entre le propriétaire et l’occupant, précisent les conditions de cession des revenus du bien (fructus) qui reviennent d’ordinaire au propriétaire ou quand ils autorisent le locataire à transformer la substance du bien qu’il a reçu.

42Ces formes de locations s’apparentent à de vraies opérations de crédit. Retenons, d’abord, l’exemple d’un bail locatif dans lequel sont inextricablement mêlés jouissance d’un logement, crédit et opération immobilière. À partir du 1er septembre 1619, Antonio Nani q. Bartolomeo loue à Gian Antonio Lovesello, marchand de coton (bombaser) place Saint-Marc, la moitié d’un magasin situé à côté de la maison de celui-ci dans la paroisse voisine de San Moisè73. Le bail est conclu pour une durée de cinq ans et fixe le loyer à une somme très basse, 3 lires et 2 sous, car le locataire a versé en une seule fois 145 ducats que le propriétaire s’est engagé à restituer à l’issue des cinq années. Les deux parties y trouvent leur compte : le bailleur a bénéficié d’un prêt dont les intérêts ont été payés par la cession de la jouissance du magasin, le locataire-créancier a disposé, en échange de la mise de fonds, d’un bien dont la valeur locative devait être supérieure au montant de l’intérêt. Des opérations de ce type s’avèrent assez courantes à Venise comme ailleurs74. Dans ce cas précis, l’opération de crédit se double d’une intervention sur le bâti75. Avec l’accord du propriétaire, le locataire a fait construire à ses frais, pour 200 ducats, une chambre au dessus du magasin dont la valeur locative est fixée à 10 ducats. Selon les termes du bail, le propriétaire du magasin, Antonio Nani, en a également la propriété, bien qu’il n’ait pas payé les travaux, et le locataire en reçoit la jouissance à titre gratuit pendant 20 ans afin qu’il soit remboursé de son investissement. Formellement, le propriétaire conserve la maîtrise de son bien, dicte ses conditions et recouvre la plénitude de ses droits à l’issue d’une période de 20 ans. Dans les faits, le locataire qui est aussi le créancier, a usé du pouvoir de transformer l’édifice à ses frais pour disposer d’un droit de jouissance qui s’étend sur une longue période. Dans le cas où il en serait dépossédé avant terme, il a pris soin de garantir son investissement en demandant l’hypothèque de biens fonciers appartenant au propriétaire. Dans ce type de bail le droit de jouissance donne le pouvoir de toucher à la substance même du bien, alors qu’il s’agit d’un attribut de la souveraineté du propriétaire, à l’image de ce qui se produit dans le bail emphytéotique.

43Il me semble que ce type de contrat permet d’esquisser un tableau plus nuancé des formes de propriété dissociée. À trop concentrer l’attention sur l’emphytéose à cause de la diffusion qui a été la sienne au Moyen Âge, on en vient à négliger d’autres formes de contrats, qui n’apparaissent pas forcément dans les sources fiscales, et qui entrecroisent opération de crédit et intervention sur le bâti, opérant un transfert, certes provisoire et codifié, des prérogatives du propriétaire. Dans une ville où la propriété pleine et entière semble régner en maître, la question soulevée par la prise en charge des améliorations dans le cadre d’un bail locatif laisse entendre que la ligne de partage entre les droits inhérents à la propriété n’est pas établie une fois pour toutes, mais fait l’objet de concessions et de négociations permanentes.

44C’est le besoin de crédit qui est la raison d’être des contrats locatifs de longue durée. Celui conclu, en 1687, par les frères, Pietro et Zorzi Pisani q. Matteo, peut avoir valeur d’exemple76. Pietro loue à son frère un appartement et une boutique à San Pietro di Castello et plusieurs petits logements, sans que le nombre en soit précisé, dans la paroisse de San Vio, pour une durée de 25 ans. Le preneur a le droit de percevoir les loyers qui s’élèvent à 75 ducats par an, et de fait supporte l’imposition de la decima, en contre-partie du versement d’une somme de 1 700 ducats, puis, tout au long du bail d’une rente annuelle de 3 lires et 2 sous, soit un demi-ducat. Au terme des 25 années, les 1 700 ducats doivent lui être remboursés. Ce type de location constitue une vraie opération de crédit77. Le locataire créancier a fourni un capital au détenteur de l’immeuble qui lui a cédé en guise d’intérêt le revenu des loyers. Un rendement de 4,3 % par an, permet au créancier de doubler la mise de départ à l’issue des 25 ans. Quant au bailleur-débiteur, il a l’avantage de disposer, d’emblée, d’un capital qui équivaut à 22 années de loyer, mais qui est cependant inférieur de 9,5 % à ce qu’il aurait perçu s’il avait conservé le fruit des immeubles. Le point qui attire l’attention réside dans l’obligation de verser un demi-ducat au propriétaire, chaque année le 15 janvier. En comparaison des sommes en jeu, la valeur de cette rente est négligeable : elle procure, au cours du bail, 12,5 ducats au propriétaire et abaisse l’intérêt perçu par le créancier de 4,4 % à 4,3 %. Sa fonction n’est pas de nature économique, mais symbolique. Au même titre que le cens emphytéotique, ce versement, aussi faible soit-il, est un acte de reconnaissance envers le propriétaire du bien. Il vise, chaque année, à rappeler quelle est la réelle hiérarchie des droits dans un contexte où le locataire principal, détenteur de l’usufruit, occupe une position infiniment plus visible que le nu-propriétaire. C’est, au cours du bail, le seul moyen pour celui-ci de manifester le droit éminent qu’il conserve sur le bien en dépit des apparences et de conjurer le risque d’accaparement qu’une si longue concession ne manque pas d’entraîner. A cause de sa fonction re-cognitive, la redevance ne peut donc pas être considérée comme une portion, aussi faible soit-elle, des revenus de l’immeuble. Le fructus, cédé au créancier, ne saurait être partagé. Il convient cependant de faire remarquer que la clause prévoyant le versement d’une redevance au propriétaire n’est pas présente dans tous les contrats cédant, pour une longue durée, l’usufruit au locataire.

45Cette forme de location n’est pas sans présenter des similitudes avec l’emphytéose puisque le propriétaire conserve la maîtrise de la substance et renonce à la jouissance pour une longue durée, quelquefois contre une redevance modique. Elle s’en distingue aussi car elle n’opère pas de découpage de l’immeuble en diverses parties qui servent d’assise à des droits d’égale valeur et surtout parce qu’elle s’accompagne du versement d’un capital qui en fait une véritable opération de crédit. De ce fait, c’est une alternative aux livelli francabili, en dépit d’un partage des droits de propriété strictement opposé. Dans un prêt livellaire, le créancier conserve la maîtrise de la substance (le droit d’abusus) tandis que le débiteur jouit de l’usufruit, même si le créancier, en percevant un intérêt, se réserve le droit de percevoir une partie substantielle des fruits de l’immeuble. Dans le cas de la cession des droits de jouissance, c’est le contraire qui prévaut : le débiteur est le propriétaire du bien alors que le créancier dispose pleinement de l’usufruit. Il est difficile d’évaluer laquelle de ces opérations de crédit présente le plus d’avantages pour les parties. Dans le premier cas, le débiteur dispose d’un capital et des revenus du bien, mais il est tenu de verser un intérêt et de rembourser dans des délais qui excèdent rarement quatre ou cinq ans. Dans le second, il n’a plus le droit de recevoir le revenu de l’immeuble, en échange d’un capital, mais il jouit d’un très long délai pour le rembourser. Le créancier, quant à lui, a tout intérêt à souscrire un livello francabile si son objectif à court terme est moins de se procurer une rente que d’acquérir un bien. On sait en effet que le débiteur dispose rarement des ressources monétaires pour éteindre la dette et récupérer le bien quand le terme arrive à échéance78.

46Même s’il est impossible de mesurer avec précision la diffusion des baux locatifs à long terme, faute d’une étude systématique, sur le modèle de celle conduite par G. Corazzol pour les livelli, leur existence même suggère que les biens qui servent de garantie hypothécaire sont plus nombreux que ne le laisse entendre l’examen des seuls prêts livellaires ou des sources fiscales, d’ordinaire sollicitées, qui privilégient seulement deux niveaux de possession.

47La tentative de repérage et de classement des formes dissociées de propriété ne doit pas occulter une évidence : la propriété pleine et entière domine très largement à l’époque moderne. Si l’on excepte les baux locatifs ordinaires, qui opèrent un partage des droits en privant le propriétaire de l’usage du bien, les dispositions contractuelles qui impliquent une division des droits relatifs à la substance et à la jouissance de l’immeuble sont peu répandues. Le constat vaut surtout pour l’emphytéose, qui survit de manière résiduelle : privée des conditions qui avaient favorisé sa diffusion aux xiiie et xive siècles, frappée d’obsolescence juridique et dépourvue de rentabilité, elle subsiste à l’état de traces éparses. L’absence de propriétaires éminents entraîne donc une simplification des niveaux de droits au profit du détenteur de la pleine propriété. Des formes de dissociation matérielle de l’immeuble resurgissent cependant dans des contrats autorisant, sous certaines conditions, le preneur à toucher à la substance du bien. A côté des cas peu nombreux de séparation matérielle du sol et de l’immeuble ou de parties de l’immeuble, s’épanouit une gamme de dispositions juridiques, allant des rentes perpétuelles aux prêts assignés sur un bien-fonds, dans lesquelles non seulement la nue-propriété et l’usufruit ne sont pas détenus par la même personne, mais aussi dans lesquelles la jouissance des fruits se trouve partagée.

48Dans quelle mesure le caractère relativement simple des régimes juridiques peut-il avoir en effet sur la circulation des biens ? Si l’on prend en considération le nombre de cas, il y a tout lieu de croire que leur incidence est faible, voire nulle sur le marché. Même le nombre des livelli qui s’accompagnent d’une vente, est trop faible pour que l’activité soit réellement affectée. En revanche, il est permis de se demander si les servitudes qui pèsent sur un immeuble conditionnent ou non une éventuelle aliénation ultérieure. Celles-ci ne sont pas forcément synonymes de handicap, de même que le règne sans partage de la propriété entière n’est pas, en soi, un gage de circulation des maisons. S’il existe des obstacles aux échanges, ils ne sont pas de nature juridique (le bénéficiaire d’un livello peut vendre celui-ci au même titre que n’importe quelle créance79), mais ils résident dans la perception des régimes complexes de propriété. De manière tout à fait légitime, l’acheteur cherche à s’assurer que le bien, qu’il compte acquérir, n’est pas soumis à des droits que le propriétaire, ou en vérité celui qui n’est que l’usufruitier veut lui cacher. C’est la raison pour laquelle l’acte de vente prend soin de préciser que l’immeuble est affranchi de toute servitude ou les énumère pour lever toute équivoque susceptible de faire annuler la vente. Ce souci de transparence, qui vise à éviter tout litige futur, ne veut pas dire qu’on est réticent à faire commerce d’une maison grevée d’un rente perpétuelle ou d’un livello, qui n’est en vérité qu’un crédit ouvrant droit à terme à la récupération du bien sur lequel il est assis. De ce point de vue, il ne semble pas qu’ils soient considérés différemment des biens ordinaires car on vend des livelli, ni plus ni moins que des maisons libérées de toute entrave80. Dans tous les cas, la transaction n’échappe jamais à l’incertitude.

C–LES RÈGLES DE L’ÉCHANGE

1) L’encadrement juridique du marché selon les dispositions statutaires médiévales

49Le cadre réglementaire dans lequel s’insèrent les transferts de propriété a été défini pour l’essentiel au xiiie siècle, dans un contexte marqué par la substitution de la loi écrite à la coutume et par l’affirmation des organes de gouvernement81. Venise se dote alors de statuts juridiques qui font l’objet d’élaborations successives au cours de la première moitié du xiiie siècle : la première rédaction est entreprise en 1192 sous l’égide du doge Enrico Dandolo, puis elle est corrigée et développée en 1226 sous l’autorité de Sebastiano Ziani. Les statuts définitifs sont rédigés en 1242 sous le dogat de Jacopo Tiepolo82. Leur principale raison d’être est d’établir des règles en matière de droit civil conformes au bien commun des membres de la cité. Les questions relatives à la succession, à la dot et à la vente, c’est-à-dire toutes celles qui ont pour enjeu le transfert de la propriété, y occupent une place considérable.

50La conception patriarcale de la famille, qui règne alors, inspire toute la législation. La famille y apparaît comme une institution construite autour d’un patrimoine, qui est la condition même de sa survie83. Elle se confond tellement avec lui qu’elle est définie comme une entité socio-économique. La valorisation de la gens se traduit donc sur le plan juridique par l’élaboration de règles qui consolident ses intérêts patrimoniaux et limitent les ferments de dispersion jusque dans le cadre des échanges matrimoniaux.

51Dans la mesure où les aliénations de propriété constituent la forme d’atteinte la plus grave aux intérêts de la famille, les dispositions réglementaires introduites par Sebastiano Ziani et définitivement fixées dans le Livre III des Statuts de Jacopo Tiepolo tentent d’en réduire les effets négatifs84. Elles s’appuient sur une conception de la famille où l’individu est soumis aux intérêts du groupe auquel il appartient85. Il s’agit d’une entité qui lui préexiste, le dépasse et qui a vocation à se perpétuer après lui. S’il est libre de vendre ses biens propres, la famille se trouve impliquée, de droit, dans la transaction qui n’intéresse pas seulement le vendeur et l’acheteur, mais toute une communauté d’ayants droit. Les statuts instaurent un droit de préemption, concédé selon un ordre de préférence, qui interdit au vendeur de choisir librement l’acheteur qu’il entend86. Dans la hiérarchie des titres, la famille est préférée aux associés qui sont eux-mêmes préférés aux propriétaires des biens voisins. Au-delà de ces trois cercles, nul ne peut se prévaloir d’un droit supérieur sur la vente. Au sein de la famille, la préférence est, d’abord, accordée aux descendants directs du vendeur, qui sunt prole vendere volentis, puis aux parents consanguins ou à leur descendance masculine et, enfin, aux collatéraux qui ne descendent pas de la même lignée agnatique87. Quand aucun parent ne fait prévaloir ses titres, le droit de préemption revient aux associés, sinon au voisin qui a la plus grande surface commune avec l’habitation mise en vente. Il n’est pas surprenant que la proximité territoriale concède un droit sur la propriété alentour, car le principe qui guide les statuts est la stabilité : stabilité des familles, d’abord, par la conservation du patrimoine au sein de la gens ; stabilité, ensuite, des affaires commerciales en favorisant les associés ; stabilité, enfin, de l’agencement spatial des patrimoines en offrant la possibilité au plus proche propriétaire de s’étendre. Le même souci de conservation des structures de la propriété urbaine inspire également l’ordre de confiscation des biens des débiteurs par le Sopragastaldo : les biens meubles sont saisis avant les propriétés situées hors de Venise qui sont elles-mêmes préférées à celles sises en ville.

52Le caractère conservatoire de la législation de 1242 était renforcé par une réduction du prix accordée aux acheteurs selon la place qu’ils occupaient dans l’ordre de préférence88. L’existence d’un prix de faveur constituait un puissant instrument de conservation des biens au sein de la gens, en même temps qu’elle avantageait l’acheteur qui contribuait à la préservation de l’unité du patrimoine familial. Mais les bénéficiaires du droit de préemption sont privés de cet avantage, en 1346, selon les nouvelles dispositions du chapitre 35 du Livre VI des Statuts d’Andrea Dandolo89. L’abolition de la réduction s’inscrit dans un contexte caractérisé par un affaiblissement du poids et de l’unité de la famille élargie90. En supprimant l’avantage financier qui pouvait inciter les parents à se prévaloir de leur droit, le nouveau règlement facilite la circulation des biens hors de la famille, au bénéfice notamment de ceux avec qui sont nouées des relations commerciales et qui ont besoin de garanties.

53Dès lors, la défense des intérêts de la famille n’est plus exclusive, mais elle continue d’inspirer toute la réglementation. Le droit de préemption en demeure la pierre angulaire ; il le restera jusqu’à la fin de la République. Cet aspect des statuts permet de mesurer combien la législation vénitienne est originale par rapport au droit romain. Elle en est, certes, imprégnée, de même qu’elle a été influencée par le droit grec à cause de la longue dépendance envers l’Empire byzantin, mais elle ne le considère pas comme source exclusive du droit comme le suggèrent les Statuts de Tiepolo qui accordent une place à la coutume. L’existence d’un droit de préemption en matière immobilière est l’un des signes de cette indépendance, dans la mesure où il constitue une entorse au droit romain, notamment au Code justinien, dans lequel le titulaire du droit de propriété est libre de vendre à la personne de son choix91.

54L’application du droit de préemption a d’importantes conséquences car elle oblige l’autorité publique à encadrer la procédure pour assurer la publicité de la vente et désigner les ayants droit. Cette fonction est confiée, par délégation ducale, aux juges de l’Esaminador, qui se transforment en véritable instance de régulation et d’uniformisation de la procédure de vente, dans la mesure où les vendeurs ne peuvent se soustraire à leur contrôle92. Obligation est faite au vendeur de déclarer ses intentions en adressant au doge une cedula qui est transmise à la cour93. Dans un second temps, les juges engagent une expertise qui débouche sur une estimation et le relevé des confins du bien par les délégués des cours du palais (Quattro Ministeriali). L’autorité publique ne se contente donc pas seulement d’encadrer la procédure, mais elle va jusqu’à fixer le prix à partir duquel la réduction sera calculée. Les juges rendent alors publique l’offre de vente par proclamation (stride), à Saint-Marc, le dimanche suivant et les jours qui suivent et, à Rialto, du lundi au mercredi. Durant 30 jours, à compter de la proclamation, quiconque est en droit de se prévaloir de la préemption, est invité à notifier aux juges son intention d’acheter et à verser un dépôt égal à 10 % de la valeur estimée. La cour adjuge la vente au mieux placé dans l’ordre de préséance. L’étape suivante de la procédure introduit une distinction entre la propriété et la possession. Si le transfert de propriété est validé, après l’adjudication, par un acte stipulé devant notaire, la possession effective du bien se réalise en deux temps : l’acheteur reçoit, d’abord, une investiture provisoire (investitio sine proprio) d’une durée d’un an durant lequel il a la jouissance de l’usufruit de l’immeuble94. À l’issue de cette période, il reçoit une investiture d’une durée d’un mois (investitio ad proprium), qui lui confère la disponibilité matérielle du bien. L’investiture, qui a le caractère d’un acte juridique, faisait l’objet d’une cérémonie en présence de témoins et d’un représentant des cours du palais dénommé ministerialo. L’investiture provisoire a pour but de permettre aux ayants droit qui étaient absents de Venise durant les stride de déposer une réclamation (clamor) auprès de la cour du Proprio. La procédure est également ouverte aux créanciers du vendeur. En cas de recevabilité, l’acte de vente précédent est annulé et un nouveau contrat est conclu entre les deux parties.

55Les amendements apportés au xive siècle, notamment celui relatif à la suppression de l’avantage financier, ne changent pas l’esprit de la législation, même s’ils en atténuent la portée. Le droit de préemption, qui entrave la liberté du vendeur de choisir l’acheteur, est maintenu et conserve le même ordre de préférence ; l’autorité publique, par le truchement des juges de l’Esaminador, en reste la garante ; seule la procédure a subi par la suite de notables modifications.

2) L’évolution de la tutelle publique à l’époque moderne

56La conception patriarcale de la famille qui avait présidé à la rédaction des statuts au xiiie siècle a considérablement perdu de sa vigueur à l’époque moderne. Dès la fin du Moyen Âge, on peut lire dans les écarts de fortune entre les différents rameaux familiaux et dans les pratiques successorales, qui favorisent en l’absence de descendance mâle les parents proches, fussent-ils d’un autre lignage, l’affaiblissement de la gens, unie autour du nom et créatrice d’obligations pour chacun de ses membres. Mais cela ne veut pas dire que la législation sur les transferts de propriété soit obsolète car les principes qui l’inspirent, la permanence et la conservation, demeurent des valeurs communément partagées. Elle reste une ressource que les parents et les voisins peuvent mobiliser pour conserver leurs positions dès lors qu’ils en ont les moyens. En favorisant le statu quo, ou du moins en limitant un changement trop rapide des structures de la propriété urbaine, la loi bénéficie en premier lieu au patriciat qui étend son contrôle sur la majorité du bâti.

57L’ordre de préférence sur lequel est basé le droit de préemption demeure inchangé : les parents légitimes de l’agnation et les collatéraux jusqu’au quatrième degré ont la priorité sur les copropriétaires du fonds qui eux-mêmes ont un droit supérieur aux propriétaires voisins95. Dans le cas où un voisin et un parent collatéral, possédant également un bien attenant, voulaient faire prévaloir leur droit, l’avantage revenait à celui qui avait la plus grande longueur ou hauteur commune avec l’habitation mise en vente96. Quand les biens étaient hypothéqués, les règles ordinaires étaient suspendus au profit du créancier qui pouvait user du droit de préemption97.

58Au cours du xviie siècle, le législateur apporte des réponses à des configurations juridiques particulières qui vont dans le sens d’une plus grande libéralisation du marché. En mai 1602, dans un contexte politique dominé par les tensions avec le Saint-Siège, le Sénat interdit aux institutions ecclésiastiques d’acquérir des biens vendus par des laïcs en s’appuyant sur le droit de préemption concédé aux voisins98. La mesure s’inscrit dans une politique plus ample de limitation de la croissance de la propriété ecclésiastique que l’État cherche à imposer depuis le milieu du xvie siècle99. Les changements de législation les plus importants portent sur la possibilité d’user du droit de préemption lors de ventes aux enchères. On compte autant de règles qu’il y existe de types de ventes. Celles qui sont réalisées en faveur du fisc ou de créanciers privés sont considérées comme des ventes ordinaires et donc soumises à la législation commune. Les ventes de biens légués à des institutions ecclésiastiques, dont s’occupaient les Dieci Savi alle decime, ouvraient droit, depuis décembre 1536, à préemption, mais seulement en faveur des parents du légataire100. Enfin, aucune préférence n’était accordée dans le cas des ventes à l’encan de biens communaux101. Durant tout le xviie siècle, ces règles demeurent inchangées. Elles évoluent en 1706 dans le sens d’une plus grande ouverture à la faveur de la suppression du droit de préemption concédé aux consanguins et aux parents dans les ventes aux enchères conduites par les magistratures chargées de récupérer les dettes impayées tant au bénéfice du fisc que des particuliers102. La mesure doit cependant être évaluée en fonction de la modestie de ce type de ventes dans les échanges immobiliers au début du xviiie siècle. La hiérarchie des droits qui s’impose aux ventes ordinaires empêche toute réelle libéralisation juridique du marché.

59Les évolutions les plus notables par rapport aux Statuts de Jacopo Tiepolo regardent, en revanche, la procédure elle-même, sans que l’on soit en mesure de préciser les différentes étapes du processus103. Le changement le plus décisif vient du fait que la transaction a déjà eu lieu quand intervient la cour de l’Esaminador. Ce n’est plus au vendeur, mais à l’acheteur que revient l’obligation de notifier son acquisition auprès des juges. Ces derniers confient le soin à un représentant des cours du palais d’annoncer la vente passée par proclamation (stride) dans la paroisse où est situé le bien et chargent l’officier (comandador) d’informer par un avis (cognito) les parents du vendeur et les voisins de l’immeuble. Si quelqu’un veut faire valoir son droit de préemption, il doit citer le vendeur et l’acheteur devant l’Esaminador en déposant une réclamation (clamor) durant la durée des stride fixée à 30 jours ou durant l’année qui suit, après quoi la requête n’est plus recevable. Dans le cas de figure où la vente n’aurait pas fait l’objet d’une déclaration, les ayants droit disposent d’un délai de 30 ans pour déposer une réclamation104. Suivant les règles des Statuts, la cause est traitée par la cour du Proprio et la sentence rendue par celle de l’Esaminador.

60La double investiture sine proprio et ad proprium reste juridiquement en vigueur. Mais elle n’est plus explicitement mentionnée dans l’acte de vente. Il y est fait référence uniquement au cours de la procédure de préemption : on peut en juger à la lecture des sentences de l’Esaminador qui accèdent à la demande de préemption parce que la réclamation a été effectuée alors que l’acheteur ne jouissait que de l’investitio sine proprio105. Compte tenu de l’évolution de la procédure, il semble que la fin de période des stride marque une étape importante pour l’acheteur. Il reste, certes, exposé à l’annulation de la vente, mais il s’est engagé dans le contrat de vente à acquitter la totalité du montant de la vente à cette date106.

61Les cérémonies auxquelles les investitures médiévales donnaient lieu semblent avoir disparu, du moins n’apparaissent-elles pas à travers la documentation notariale et judiciaire. Le geste de remise des clés, en présence de témoins, qui marque la prise de possession, revêt cependant une grande importance. Un acte concernant l’échange de deux maisons en 1629 est explicite : « l’une et l’autre des parties aura évacué et laissé libre son édifice et l’aura remis avec les clés en main, chacune alors s’entendra recevoir la possession [...] »107. Le rituel tend à prouver que le droit de propriété a besoin d’un geste formel pour être validé108. La prise de possession qui en droit découle de la propriété, s’avère en vérité indispensable à l’affirmation de celle-ci sur le bien. Le poids conféré à l’acte concret laisse percer toute l’ambiguïté du droit de propriété, car il postule une forme d’équivalence entre la propriété et la possession, ou du moins confère un rôle à la situation de fait dans l’affirmation d’une situation de droit.

62Ultime remarque : par rapport aux statuts primitifs, la tutelle de l’autorité publique ne s’étend plus, à l’époque moderne, sur tout le déroulement de la vente, de la déclaration d’intention du vendeur jusqu’au transfert effectif de la propriété. Il intervient après la conclusion de l’acte de vente pour en faire la publicité et informer les bénéficiaires potentiels du droit de préemption. Les effets sont d’importance sur le mode de circulation de l’information en amont de la vente. La puissance publique ne joue plus aucun rôle dans la diffusion des offres de vente qui sont destinées à emprunter des canaux informels.

63De même, avant la deuxième moitié du xviiie siècle, il n’existe aucun journal qui insère, entre les chroniques locales, des annonces relatives aux ventes immobilières ou aux propositions de location. Il faut attendre la diffusion de l’éphémère Novellista Veneto, en 1775, et surtout celle bi-hebdomadaire de la Gazzetta Urbana Veneta d’Antonio Piazza, de juin 1787 à juin 1798, pour que l’offre immobilière bénéficie de relais anonymes109. Jusqu’au deuxième tiers du xviiie siècle, l’information circule à travers les réseaux personnels, par l’intermédiaire des agents et des notaires, très rarement par voie d’affichage public ; elle est nécessairement fragmentaire, partielle et inégale selon le réseau social des individus.

64Il importe de redire combien une législation fondée sur le droit de préemption a des effets considérables sur le déroulement des ventes et les mécanismes du marché. Le premier est de reporter dans le temps le transfert de propriété définitif et d’introduire une longue période d’incertitude pour l’acheteur qui est exposé à une annulation de la vente. Afin d’écarter les risques, il est possible qu’il cherche à obtenir des assurances avant la transaction auprès des ayants droit. Mais ces investigations ne font qu’ajouter une étape à une procédure qui prend au moins une année.

65La législation impose, par ailleurs, des règles contraignantes à tous, au nom de droits dont peu se prévalent. Le constat vaut déjà pour la fin du Moyen Âge, durant laquelle les réclamations de parents sont peu nombreuses, sans doute parce que la vigueur des solidarités lignagères permettait une entente préalable110. Il vaut plus encore pour le xviie siècle au cours duquel les sentences de la cour de l’Esaminador représentent au mieux 5 % des ventes (voir infra). Un si faible recours aux outils juridiques tend à prouver que si des ventes entre parents et voisins ont lieu, elles se déroulent à l’amiable. Le droit en soi, surtout depuis qu’il ne s’accompagne plus de remise sur le prix, n’est pas une condition suffisante pour se porter acquéreur, à la fois parce qu’il doit compter avec les disponibilités financières des ayants droit et parce que le principe qui l’inspirait, le devoir de contribuer à la conservation du patrimoine familial, a perdu de sa vigueur. Il demeure cependant une ressource efficace, notamment pour les voisins qui cherchent à conforter leur implantation dans l’espace sans avoir à négocier à l’amiable. Faute de pouvoir pénétrer dans l’intimité du choix des acteurs, il est difficile de dire si une législation aussi rigide a eu un effet dissuasif sur les ventes. Il est possible, toutefois, qu’elle ait incité les vendeurs comme les acheteurs à anticiper la réglementation, en l’intégrant à leur pratique, pour échapper au retard qu’occasionne une longue procédure.

66En qualité de garant du droit, la puissance publique s’immisce dans les mécanismes du marché, en imposant à la procédure de vente un déroulement précis. Certes, elle n’exerce pas un contrôle direct sur les mutations en mesure de réguler les flux, ne serait-ce que parce qu’elle n’a pas les moyens d’empêcher une vente conforme à la législation, et parce que l’absence de déclaration devant la cour de l’Esaminador n’invalide pas la vente si personne par la suite ne s’y oppose. Elle n’a donc pas l’ambition d’encadrer le marché, mais seulement de veiller au respect de droits qui visent à préserver les structures de la propriété. Le contraste n’en est pas moins saisissant avec le marché locatif où elle ne joue qu’un modeste rôle régulateur. Si l’État met tout de même à disposition, par l’intermédiaire des Procurateurs de Saint-Marc et indirectement par celui des Scuole, des logements bon marché qui allègent la pression sur les prix au bas de l’échelle sociale, il ne cherche pas à peser directement sur le mouvement des loyers. À la différence de Rome, où le pouvoir pontifical a cherché à freiner la poussée des loyers au milieu du xvie siècle, on ne rencontre aucun effort de ce genre à Venise, alors que la hausse y est soutenue au cours du xvie siècle111 De telles dispositions ne sont, certes, plus à l’ordre du jour aux xviie et xviiie siècles car la rente urbaine s’est stabilisée ; mais la différence de traitement entre le marché immobilier et le marché locatif témoigne du souci de la classe dirigeante de veiller, avant tout, à la défense de ses intérêts.

3) L’esprit de conservation : le fidéicommis

67La procédure d’encadrement du marché fait écho à des pratiques sociales et des ressources juridiques plus amples, qui visent à maintenir l’intégrité du patrimoine et le soustraire aux échanges. Le fidéicommis en est l’instrument emblématique. Rappelons qu’il s’agit d’un acte privé par lequel le testateur lègue tout ou partie de ses biens à un héritier, en l’obligeant à les conserver et à les transmettre ensuite à une tierce personne, qui a été désignée selon l’ordre de succession qu’il a lui-même fixé112. Dans son principe, il est perpétuel et empêche les héritiers de disposer librement de leurs biens.

68Dans le milieu nobiliaire, en Italie comme dans le reste de l’Europe, avec des variantes, le fidéicommis a connu une très large diffusion, qui ne peut être ramenée à une cause unique113. Le contexte économique a indéniablement pesé sur cette évolution dans la mesure où la part toujours plus grande occupée par la propriété foncière et immobilière dans les fortunes, les difficultés financières qui assaillent certaines familles et l’extinction de lignages patriciens rendent nécessaires l’adoption d’instruments susceptibles de maintenir l’unité de tout ou partie du patrimoine et de le soustraire aux échanges. En ce sens, le fidéicommis s’insère dans une politique de conservation patrimoniale plus vaste, qui dispose de toute une gamme d’outils : l’exclusion des filles de l’héritage, le célibat et la réduction du nombre des mariages.

69Au-delà des motivations strictement économiques, il est important de mettre l’accent sur des raisons d’ordre culturel qui viennent éclairer la relation que l’individu et la famille entretiennent avec la propriété. Si le testateur souhaite rendre inaliénable le patrimoine qu’il laisse à sa mort et empêcher ses descendants de le dilapider, c’est parce qu’un lien étroit existe entre l’avoir et l’être, entre un bien, qui possède une dimension subjective, et celui à qui il appartient et qui s’identifie à lui114. L’union entre l’avoir et l’être n’est pas étrangère à l’esprit du temps depuis qu’elle a été théorisée par la théologie morale franciscaine. Pour celle-ci, le dominium sur les choses est une dimension du sujet qui contribue à distinguer le soi de l’autre. La propriété n’est donc pas seulement une accumulation de richesse ou un attribut de pouvoir, elle indique vis-à-vis d’autrui les limites de soi. La Seconde scolastique n’a fait que reprendre à son compte cette conception en assimilant la propriété à une qualité intrinsèque du sujet, à une réalisation de soi et à l’affirmation de sa souveraineté. Si l’on conduit le raisonnement à son terme, la conservation de la propriété n’est autre que la défense du sujet.

70Dans quelle mesure cette conception a-t-elle pu dicter les comportements ? Il est périlleux d’apporter une réponse, tant le rapport entre le discours théologique et les mentalités n’est pas immédiat. Il est seulement permis de constater la correspondance troublante entre une pensée et des pratiques qui associent fortement l’avoir et l’être. Mais dans le cas précis du fidéicommis, l’être ne doit pas être confondu avec le sujet individuel. Il s’agit d’un être collectif : la famille, entendue comme filiation agnatique, pour laquelle le testateur prend des dispositions jugées conformes à son intérêt et qui engagent l’avenir. Il serait erroné de croire qu’il entend continuer à contrôler, après sa mort, les biens qu’il possédait, car il agit en sorte que ce soit la famille qui ne puisse jamais, à l’avenir, s’en séparer115. L’individu, dont les droits sont subordonnés à ceux du groupe auquel il appartient, est perçu comme un chaînon dont la mission est de transmettre, de génération en génération, l’intégralité du patrimoine qui n’est pas seulement la condition de la survie de celui-ci, mais qui est son être même116. L’idéal poursuivi est de soustraire la famille à l’inconnu, à l’instabilité ou encore aux caprices de ses membres, pour assurer la pérennité de son rôle social.

71À Venise, le fidéicommis est inséparable de la sphère publique, dans la mesure où les intérêts de l’État se confondent avec ceux du patriciat qui collectivement en est le dépositaire. Les familles acceptent que l’autorité publique veille à l’inaliénabilité des biens et au respect de la dévolution successorale et celle-ci reconnaît la légitimité d’un acte privé qui n’est pas complètement conforme au droit commun117. Dès lors, le fidéicommis répond à une double vocation : l’immobilisation des patrimoines et la préservation des équilibres du pouvoir et du rôle social des familles. Il n’est donc pas étonnant que les choix normatifs de l’État relatifs au fidéicommis soient guidés par le souci de conforter les positions du groupe dirigeant118.

72Le fidéicommis ne saurait limiter ses effets aux familles qui l’ont mis en œuvre et aux pouvoirs publics, il a des répercussions sur tout le fonctionnement de la société, car il entre en conflit avec d’autres instances de protection (la dot notamment) et nuit aux intérêts des prêteurs et des créanciers puisqu’on ne peut saisir un bien soustrait à la règle commune. L’État juge, en effet, que les biens liés ne peuvent servir à rembourser les dettes contractées tant à l’égard de particuliers que du fisc119. Il prend le risque de faire passer les intérêts de classe avant le bien commun, en affaiblissant les garanties de recouvrement dans une économie où le système de crédit joue un rôle fondamental. Un tel principe a pour effet de réduire le nombre d’immeubles mis en vente pour acquitter une dette. Dans les faits, l’interdiction est contournée en cédant à long terme l’usufruit du bien au créancier120.

73De manière générale, le fidéicommis constitue une entrave à la libre circulation des biens sur le marché. L’inaliénabilité n’est pas absolue, mais strictement contrôlée par les pouvoirs publics qui cherchent à concilier le respect de la volonté du testateur et les intérêts immédiats des descendants. L’échange ou la vente de biens fidéicommissaires est soumis, depuis 1546, à l’approbation du Grand Conseil, qui est tenu de prononcer la grâce avec au moins les 5/6 des voix121. L’examen des registres des grâces met en lumière la nette prédominance des demandes d’échanges par rapport à celles de ventes122. Cela ne saurait signifier que ces dernières sont insignifiantes. D’abord, parce que la levée du fidéicommis (et la substitution d’un autre bien) est souvent l’étape préalable à la vente du bien libéré123. Ensuite, parce que les propriétaires déterminés à vendre peuvent se soustraire à la procédure légale dont l’issue est incertaine.

74Si le fidéicommis constitue, dans ses principes, un obstacle aux échanges, il est extrêmement difficile d’évaluer son incidence réelle sur le marché immobilier. Pour y parvenir, il faudrait être en mesure de connaître la part du stock immobilier affectée par la pratique et le nombre de ventes qu’elle a empêchées ou retardées. Rappelons, faute de mieux, quelques faits établis ; le fidéicommis est d’un usage très répandu parmi les familles patriciennes, voire au-delà de ce cercle124. Or celles-ci sont en possession de l’essentiel du sol urbain. Même si le fidéicommis ne s’applique pas forcément à l’intégralité de leur patrimoine, son aire d’extension est donc loin d’être négligeable. On peut tenter de mesurer sa capacité de rétention à l’aune du volume des ventes qui ont lieu au début du xixe siècle, une fois que les liens juridiques ont été dissous125. Des patriciens vendent alors massivement pour acquitter les dettes accumulées dans les décennies précédentes. Faute de cerner, à grande échelle, les effets réels du fidéicommis, il importe de recentrer l’attention sur l’essentiel. L’existence d’entraves juridiques informe d’une volonté privée et publique de conservation, qui inspire très largement les comportements patrimoniaux. Si ceux qui cherchent à tout prix à soustraire les biens à la concurrence économique et qui se dotent d’instruments appropriés sont si nombreux, c’est que l’avoir n’est pas seulement une marchandise, mais qu’il est consubstantiel à l’affirmation du statut de la famille. Dans cette perpective, la vente lui porte atteinte.

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75Si les régimes complexes de propriété n’ont pas prise sur les échanges car ils sont très peu répandus, cela ne veut pas dire que le marché est affranchi de toute servitude. Les limitations apportées aux ventes sont de deux ordres. Il existe, d’abord, de fortes contraintes légales qui s’imposent aux comportements individuels. La libre concurrence, si tant est qu’elle puisse être parfaite, est contrariée par une série de droits destinés à préserver les structures de la propriété. Ainsi, l’encadrement juridique du marché dont les principes sont, peu ou prou, restés inchangés depuis le xive siècle, malgré une évolution de la procédure de contrôle, vise à limiter les effets de dispersion des ventes en favorisant le rachat par les parents et les voisins au nom de la conservation de l’unité patrimoniale et de la continuité territoriale. Que les procédures de préemption soient, dans les faits, peu nombreuses, n’atténue pas l’importance de règles qui prennent sens, à l’époque moderne, à la lumière d’autres instruments juridiques, notamment le fidéicommis, destiné à interdire la dispersion du patrimoine hors de la famille. L’existence même de ces instruments juridiques, quelle que soit l’intensité de leur usage, rend le fonctionnement du marché très différent d’un modèle ouvert et impersonnel. L’ensemble de ce dispositif est l’expression légale de règles sociales qui refusent l’idée du libre commerce en matière immobilière et patrimoniale. Cela signifie que, dans une société dominée par l’idéal de conservation, au-delà même de la sphère patricienne, la vente est perçue comme une menace. Il faut le garder à l’esprit pour comprendre l’activité du marché.

Notes de bas de page

1 La pratique de la sous-location, extrêmement répandue dans les sociétés urbaines, est rebelle à l’analyse car les cadastres la passent généralement sous silence. L’on dispose à Venise, pour le milieu du xviiie siècle, de recensements de locataires réalisés par les Provveditori alle Pompe en vue du prélèvement d’une taxe pour l’éclairage public, qui permettent d’en mesurer la diffusion. Ils comportent la mention du sous-locataire éventuel et du nombre d’occupants. Quatre paroisses (San Zuan Degolà, San Stae, San Giacomo dall’Orio et San Pietro di Castello) ont été examinées. Il apparaît qu’en 1745 la sous-location est une pratique qui ne concerne qu’une minorité de logements. Elle oscille entre 9 % à San Giacomo dall’Orio (38 habitations sur 389) et 22 % à San Stae (37 sur 165) (ASV, Provveditori alle Pompe, B. 14). Dans la paroisse de San Pietro di Castello, qui est l’une des plus habitées et des plus populaires de la ville, 20 % des habitations sont sous-louées : 265 sur 1298 (Ibid., b. 13). Dans la perspective d’une histoire de la manière d’habiter, l’étude de la sous-location est du plus grand intérêt pour évaluer la densité d’occupation des logements, la proximité sociale, particulièrement professionnelle, entre le locataire principal et le sous-locataire et le niveau des loyers pratiqués. Par contre, on ne voit pas en quoi la pratique pourrait peser sur les ventes dans la mesure où elle ne nuit pas, en soi, aux intérêts du propriétaire.

2 Le régime particulier en matière fiscale que revendique le clergé n’a cessé d’alimenter les frictions entre le Saint-Siège et la Sérénissime. Si le Souverain Pontife accepte, en 1463, que la decima del Clero, qui normalement lui revient, aille dans le trésor public au nom de la défense de la chrétienté menacée par les Turcs en Méditerranée orientale, il n’a de cesse, après la Ligue de Cambrai, de réaffirmer ses prérogatives juridictionnelles : c’est lui qui concède à l’État le droit de lever la decima del Clero et ce sont les organes ecclésiastiques eux-mêmes qui contrôlent le prélèvement. Dans ces conditions, l’enjeu pour les pouvoirs publics est, sinon de conquérir le droit de taxer les institutions religieuses présentes sur son territoire, du moins d’exercer un contrôle sur la levée de l’impôt. Le recensement de 1564 marque donc une étape importante dans l’affirmation des prérogatives de l’État qui a obtenu du pape Pie IV une mise à jour des ressources du clergé, en échange de la publication de la bulle pontificale qui met fin au concile de Trente. La nomination, en 1586, de deux Soprintendenti alle decime del Clero, chargés de contrôler, aux côtés des clercs, le prélèvement de l’impôt, vient renforcer la position de l’État. La place de la fiscalité dans les rapports entre l’Église et l’État vénitien est développée par G. Del Torre, « La politica ecclesiastica della Repubblica di Venezia nell’età moderna : la fiscalità », dans A. De Maddalena et H. Kellenbenz (dir.), Fisco, Religione, Stato nell’età confessionale, Bologne, 1989, p. 387-426, particulièrement p. 406-407. Le problème des ressources fiscales de l’État, dans la première moitié du xvie siècle, est plus amplement développé par le même auteur dans : Id., Venezia e la terraferma dopo la guerra di Cambrai. Fiscalità e amministrazione (1515-1530), Milan, 1986. Voir également : L. Pezzolo, L’oro dello Stato. Società, finanza e fisco nella Repubblica veneta del secondo ’500, Venise, 1990, p. 244-247 ; Id., « La finanza pubblica », dans Storia di Venezia, vol. VI, Dal Rinascimento al Barocco, Rome, 1994, p. 730.

3 G. Corazzol, Livelli stipulati a Venezia nel 1591. Studio storico, Pise, 1986 (Supplimenti di Studi Veneziani), p. 34-35.

4 ASV, SD, Capitolare 2, fol. 116, 20 novembre 1565.

5 G. Corazzol, op. cit., tableau 11, p. 60 : le pourcentage de prêteurs appartenant au monde ecclésiastique en 1591 se répartit ainsi : clergé séculier (1,3 % des contrats), clergé régulier (1,1 %), monastères et congrégations (1,5 %). Si l’on prend en considération le montant des prêts, la répartion présente les mêmes ordres de grandeur : clergé séculier (0,5 %), clergé régulier (0,9 %), monastères et congrégations (1,7 %). Ces chiffres ne pèsent pas lourd comparés au poids du milieu patricien qui est le plus gros pourvoyeur de prêts : patriciens (29,3 % des contrats), veuves patriciennes (10,9 %), commissarie patriciennes (1,8 %).

6 Ibid., tableau 4, p. 20 : les contrats livellaires sont, pour l’essentiel, garantis sur des fonds ruraux (81 % des contrats, 78,4 % de leur valeur), loin devant les immeubles urbains (14,7 % des contrats, 11,9 % du capital), les participations à des activités productives (respectivement 3,5 % et 7,5 %) et les fonds de garantie mixtes qui associent immeuble et terre (0,8 % et 2,2 %).

7 Les condizioni posent également des difficultés d’ordre sémantique puisque le terme de livello est indistinctement employé pour désigner des formes de revenus très différentes. Ce sont les livelli déclarés par les institutions ecclésiastiques qui se laissent appréhender le plus aisément. Il arrive que la tâche soit facilitée par des indications explicites : un livello per un fondo ou per i fondi, désigne, sans grand risque d’erreur, un contrat de type emphytéotique. A défaut, le montant du livello peut constituer un bon indice. S’il équivaut à une faible valeur, approximativement égale ou inférieure à un ducat, il y a tout lieu de croire qu’il s’agit de la redevance d’une emphytéose. Le cens versé en signe de reconnaissance est très peu rémunérateur, et c’est l’une des raisons qui expliquent pourquoi les institutions ecclésiastiques y ont substitué, dans une large mesure, le faire-valoir direct à la fin du Moyen Âge. Quand les prêts sont gagés sur des biens immobiliers, le cens annuel est plus élévé, au moins supérieur à 5 ducats, car les petits prêts ne sont pas, d’ordinaire, garantis sur un bien. Enfin, il y a lieu de croire que les livelli qui n’entrent dans aucune de ces deux catégories correspondent à des rentes perpétuelles. Le doute n’est pas permis quand ils apparaissent explicitement sous le nom de livelli in perpetuo ou lorsque les conditions qui ont présidé à leur cession au clergé sont mentionnées dans la déclaration fiscale. La vraie difficulté vient de l’identification des livelli que les propriétaires laïques déclarent payer sur les immeubles pour lesquels ils sont assujettis à la decima. Quand il n’est pas explicitement indiqué que le livello est lié au versement d’un capital, il est impossible de distinguer un prêt garanti sur un immeuble d’une rente perpétuelle.

8 M. Ferro, « Enfiteusi », dans Dizionario del diritto comune e veneto, vol. I, 1845 (2e éd.), p. 672-676. Pour une approche générale du contrat emphytéotique, voir P. Vaccari, « Enfiteusi (storia) », dans Enciclopedia del diritto, XIV, Milan, 1965, p. 915-920 ; R. Feenstra, « L’emphytéose et le problème des droits réels », dans La formazione storica del diritto moderno in Europa, Atti del 3o congresso internazionale della società italiana di storia del diritto, t. 3, Florence, 1977, p. 12901320 ; P. Toubert, « Emphyteusis, Erbleihe », dans Lexikon des Mittelsalters, 3, Münich-Zürich, 1986, col. 1892-1895.

9 Cette forme de dissociation ne saurait être confondue avec l’indivision car les droits du bailleur et du preneur ne s’exercent pas sur des quotités abstraites, mais bien sur des entités matérielles : le fonds et la superficie. Sur ce point, voir C. Beroujon, « Entre droits réels et personnels : la concurrence de prérogatives sur l’immeuble urbain au xixe siècle », dans O. Faron et É. Hubert (dir.), Le sol et l’immeuble. Les formes dissociées de propriété immobilière dans les villes de France et d’Italie (xiie-xixe siècle), Rome, 1995 (Collection de l’École française de Rome, 206), p. 128-129.

10 M. Ferro, « Livello », dans Dizionario... cit., p. 203 : « [...] si deve fare esso livello con istrumento per mano di pubblico notaio, nel quale si fa una vendita fittizia del fondo obligato dal livellario al livellatore, con la retrocessione di esso fondo dal livellatore al livellario, che resta obligato di pagare al livellatore la sudetta annua corrisponsione ». Sur les livelli et leur insertion dans le système du crédit, se reporter au livre fondamental de G. Corazzol, op. cit., en particulier p. 13 et Id., « Varietà notarile : scorci di vita economica e sociale », dans Storia di Venezia, vol. vi, Dal Rinascimento al Barocco, Rome, 1994, p. 775-791.

11 Les mécanismes des baux à rente, dans la France du xviiie siècle, sont détaillés par O. Zeller, « Baux généraux, baux particuliers et emphytéoses. Points de droit et pratiques au xviiie siècle », dans O. Faron et E. Hubert (dir.), op. cit., p. 86-89 et également par S. Roux, « Être propriétaire à Paris à la fin du Moyen Âge », Ibid., p. 71-83.

12 G. Corrazzol, Livelli stipulati a Venezia..., tableaux 4 et 9. L’auteur a étudié la durée des livelli à partir des 59 contrats enregistrés en 1591 par le notaire Girolamo Luran. 7 d’entre eux sont remboursables à tout moment, 4 jusqu’à un terme qui n’est pas précisé et 48 après une période qui est indiquée dans l’acte. L’échéance est fixée à 1 an dans 3 actes (6 %), à 2 ans dans 8 contrats (17 %), à 3 ans dans 21 contrats (44 %), à 4 ans dans 2 contrats (4 %), à 5 ans dans 12 contrats (25 %), et à 7 ans dans deux contrats (4 %).

13 Les données ont été reccueillies à partir des déclarations fiscales suivantes : ASV, Soprintendenti alle decime del Clero, Condizioni di decima, 1564, B. 241, cond. 28, 34, 40, 55, 64, 65, 67, 68, 72, 79, 82, 83, 85, 93, 117, 118, 194.

14 Les données ont été reccueillies à partir des déclarations fiscales suivantes : Ibid., B. 77, cond. 6, 11, 19, 36, 46, 57, 62, 66, 78, 106, 118, 120, 164, 178, 205, 206, 211, 217, 226, 227, 234, 258.

15 Le tableau a été réalisé à partir des déclarations fiscales suivantes : prêts livellaires (ASV, SD, Estimo 1582, Condizioni di decima, B. 423, cond. 60, 215, 232, 249, 356, 367, 368, 383, 400, 402, 433, 445, 461, 484, 485, 486) ; livello sopra il fondo (Ibid., cond. 289, 336) ; livelli versés à des institutions ecclésiastiques (Ibid., cond. 27, 53, 189, 242, 346, 353, 367, 401, 500, 503).

16 Le tableau a été réalisé à partir des déclarations fiscales suivantes : prêts livellaires (ASV, SD, Estimo 1661, Condizioni di decima, B. 430, cond. 13, 18, 29, 47, 74, 114, 128, 133, 140, 181, 200, 209, 213, 238, 317, 386, 389, 412) ; aggravi (Ibid., cond. 127, 172, 206) ; mansonaria (Ibid., cond. 114) ; livelli sopra il fondo (Ibid., cond. 210, 232, 262, 427) ; livelli versés à des institutions ecclésiastiques (Ibid., cond. 61, 77, 85, 371).

17 Le tableau a été réalisé à partir des déclarations fiscales suivantes : prêts livellaires (ASV, SD, Estimo 1582, Condizioni di decima, B. 167-168, cond. 25, 27, 98, 132, 136, 216, 253, 254, 313, 360, 364, 475, 485, 524, 576, 586, 673) ; livelli perpetui (Ibid., cond. 119, 174, 454, 313) ; livelli sopra il fondo (Ibid., cond. 54, 83, 179, 245, 330, 572, 580) ; livelli incertains payés à des laïcs (Ibid., cond. 103, 662) ; livelli versés à des institutions ecclésiastiques (Ibid., cond. 158, 167, 295, 546, 638, 641, 676, 705).

18 À Rome, au début du xviie siècle, un quart des immeubles échangés est soumis au régime de l’emphytéose, selon R. Ago, Economia barocca. Mercato e istituzioni nella Roma del Seicento, Rome, 1998, p. 178. Pour quelques villes françaises, voir : J.-P. Bardet, Rouen aux xviie et xviiie siècles. Les mutations d’un espace social, Paris, 1983, p. 163 et 178.

19 Les pouvoirs publics ont contribué à sa limitation quand elle prenait un caractère seigneurial, comme le souligne É. Hubert, « Urbanisation, propriété et emphytéose au Moyen Âge », dans O. Faron et É. Hubert (dir.), op. cit., p. 8.

20 F. Masé, Les patrimoines immobiliers des institutions ecclésiastiques. Une lecture de la ville, thèse de doctorat, Université de Paris X-Nanterre, 1996, p. 204-235.

21 Ibid., p. 70.

22 Ibid., p. 215.

23 É. Crouzet-Pavan, « Sopra le acque salse ». Espaces, pouvoir et société à Venise à la fin du Moyen Âge, Rome, 1992 (Collection de l’École française de Rome), vol. 1, p. 97-103.

24 É. Hubert, « Gestion immobilière, propriété dissociée et seigneurie foncière à Rome aux xiiie et xive siècles », dans O. Faron et É. Hubert (dir.), op. cit., p. 190.

25 Ibid., p. 196 : É. Hubert indique qu’un quart des contrats emphytéotiques concerne des laïcs.

26 Au sujet des différents modes de gestion du patrimoine des institutions ecclésiastiques, on peut se reporter à M. Berengo, « A proposito di proprietà fondiaria », Rivista storica italiana, 82, 1970, p. 138-141 et G. Chittolini, « Un problema aperto : la crisi della proprietà ecclesiastica fra Quattro e Cinquecento. Locazioni novennali, spese di migliorie ed investiture perpetue nella pianura lombarda », Rivista storica italiana, 85, 1973, p. 353-393.

27 La prise en compte du régime de la propriété dans la gestion patrimoniale a fait l’objet d’études très approfondies à Rome grâce aux travaux d’É. Hubert, « Économie de la propriété immoblière : les établissements ecclésiastiques et le-rus patrimoines au xive siècle », dans Rome aux xiiie et xive siècles, cinq études réunies par É. Hubert, Rome, 1993 (Collection de l’École française de Rome, 170), p. 175-229.

28 F. Masé, op. cit., p. 94, 212, 329.

29 ASV, Soprintendenti alle decime del clero, Condizioni del clero di Venezia e del Dogado, 1564, B. 241, cond. 168 : le monastère de San Zaccaria possède 167 unités locatives à San Provolo d’un rapport de 3 353 ducats 1 lire et 2 sous ainsi que 34 autres unités sises à San Zulian, qui rapportent 569 ducats 4 lires et 13 sous.

30 Ibid., cond. 149 : le patrimoine urbain du monastère de San Lorenzo se compose de la manière suivante : 142 biens à San Severo (2 612 ducats 3 lires et 2 sous) ; 9 biens à San Marina (100 ducats) ; un bien à San Zulian (10 ducats) ; 22 biens à Rialto (584 ducats) ; 13 biens à Sant’Aponal (166 ducats) ; 10 biens à San Tomà (133 ducats) ; 12 biens à Santa Margherita (63 ducats) ; 4 biens à Anzolo Raffael (23 ducats).

31 Ibid., cond. 82, Monastero di San Giorgio Maggiore. Les biens loués à San Zulian lui procure 2 012 ducats 3 lires et 2 sous ; les biens de Rialto, 322 ducats ; les biens situés à San Giminian, 404 ducats 2 lires 16 sous ; les biens de Sant’Agnese, 60 ducats ; ceux de Santa Ternita, 48 ducats 3 lires et 2 sous ; et les magasins situés sur l’île de San Giorgio, 87 ducats, 3 lires et 13 sous.

32 Ibid., cond. 64, chiesa di San Martin : « livelli da varie case quali pagano alcune soldi uno di piccoli, alcune soldi 2, alcune soldi 3, et alcune soldi cinque, a tal che alcune non hanno pagato per molti anni, com’è l’Illustrissima Signoria per conto del campo per mezzo l’Arsenal et atri simili si che un anno per l’altro si scode da ducati 2 in tre circa ».

33 ASV, SD, Estimo 1582, Condizioni di decima, B. 167, cond. 83, Isabetta Trevisan vedova di Francesco q. Domenico commissaria e governatrice di suoi figlioli : « Nella contrà di San Martin in afitacione 24 ho duchati tresento vinticinque, lire 4 soldi 6, al anno, batudo di cinque di picholli che pago di livello ogni anno al reverendo Piovan della ditta contrà ».

34 ASV, Soprintendenti alle decime del Clero, Condizioni di decima, 1564, B. 241, cond. 93, Piovan, Capitolo et Procurator della Chiesa di San Zuanne in Bragora : « Item per livello del terren possiede i Giustiniani appreso le case di Ca’ Grimani sopra del qual è fabricata diverse case ducati uno lire 1 : 16, li quali non si possono aver, però non li cavo fuora / Item un livello da quelli da Ca’ Moro lire 2 : 4, li qualli non si possono esigere come di sopra ».

35 Sur 11 institutions en possession de livelli emphytéotiques, 9 sont des églises paroissiales en 1564 : ASV, Ibid., B. 471, cond. 34, chiesa di Sant’Antonin ; cond. 40, Chiesa di San Maurizio ; cond. 55, chiesa di San Zuanne Grisostomo ; cond. 64, Pieve della chiesa di San Martin ; cond. 65, chiesa di Santa Maria Zobenigo ; cond. 68, chiesa di San Marcuola ; cond. 85, chiesa di Santa Maria Formosa ; cond. 93, chiesa di San Zuanne in Bragora ; cond. 118, chiesa di San Paternian. On compte, par ailleurs, le monastère de San Giorgio Maggiore (cond. 82) et les chanoines de la cathédrale de Torcello (cond. 87).

36 Le curé de San Giovanni Grisostomo décrit la vocation précédente des terrains sur lesquels il perçoit une redevance : « havemo un livello di ducati 8 per le botteghe, che sono all’intorno della chiesa, ove volta era cimiterio, il qual ne paga messer Andrea Bernardo fu del magnifico messer Sebastian qual si divide per quattro et si scuode in qual modo che si può » (Ibid., cond. 55, chiesa di San Zuanne Grisostomo).

37 Ibid., cond. 20, Monastero di San Mauro di Burano (livelli de 3 ducats 5 lires 8 sous, 3 lires 18 sous, 4 lires 10 sous, 3 ducats 18 gros) et cond. 53, chiesa di San Martin di Burano (6 ducats 10 gros).

38 Ibid., cond. 87, Canonici di Torcello : « Item dal detto per livello, soldi 16 / Dalla Scola di Santa Fosca di Torcello per livello di una casetta, lire 4 / Dalle tre Dignità di Torcello per livello di un orto, lire 4 / Dal Reverendo Abbatte di San Ciprian di Murano per livello di certe terre poste nella villa di Tessera, lire 6 / Dalle Reverende Monache di San Zuanne di Torcello per livello di una casa [...] il capitello, lire 1 soldi 12 / Da Messer Camillo Trevisan per livello di un pezzo di terren in Torcello, lira 1 / Dalli eredi di donna Reginella per livello di un pezzo di terren in Torcello » ; Ibid., cond. 98, Monastero di Sant’Antonio di Torcello, livelli de un ducat 3 lires 6 sous et de un ducat 3 lires 6 sous.

39 Ibid., cond. 137, Monastero di Sant’Alvise : « In queste sopradette casette son povertade estreme come si può vedere, et quasi tutti ne son debitori et molti ne scapano, e portano via l’affitto, e non è licito a noi farli mettere su la strada, né manco farlo mettere in prigion, et ne bisogna tener sempre uno muraro et marangon, che tengano in tonzo queste tali casette rovinade come è cosa chiara, sicché le Signorie Vostre consideri ».

40 ASV, Soprintendenti alle decime del Clero, Condizioni del Clero di Venezia e del Dogado, 1564, B. 241, cond. 34, Chiesa di Sant’Antonin : « delli quali chi paga uno poco, e chi un altro, e così bisogna scoder li detti dinari miseri e stentati anche a mezzo ducato alla volta, et il più delle volte con far licitar all’Officio che in mia conscienza non cava netti ducati 5 all’anno, quali eredi vanno debitori di più ducati 15 [...] ». La perception d’un second livello présente autant de difficultés : « Item in detto luogo uno livello di un terren vacuo paga all’anno lire 8 : 10 di piccoli dalli eredi del q. messer Gonella et sono sei anni che son piovan et non ho potuto avere altro che due ducati in circa val all’anno ».

41 Ibid., cond. 191, Abbazzia di San Gregorio, Illario e Benedetto di Venezia : « le onoranze et altre recognizioni, oltra che occupano altri terreni dell’abbazia ».

42 Le fonds conserve les documents relatifs à un litige qui a opposé, entre 1737 et 1738, l’abbaye et un locataire, Giuseppe Lin, qui exigeait le remboursement des améliorations apportées à la maison : ASV, San Gregorio, B. 4, fasc. VII, Sommario de processi nell’archivio dell’Abbazia di San Gregorio, p. 99.

43 ASV, Soprintendenti alle decime del Clero, Condizioni di decima, 1564, B. 241, cond. 85, Piovan della chiesa di Santa Maria Formosa.

44 ASV, Soprintendenti alle decime del Clero, Condizioni di decima, 1763-1769, B. 77, cond. 258, chiesa di Santa Maria Formosa : « livelli sopra stabili in campo prodotti dal fondo quasi inesigili ».

45 Cf. É. Hubert, « Urbanisation, propriété et emphytéose au Moyen Âge », dans O. Faron et E. Hubert (dir.), op. cit., p. 5.

46 Sur la formation, le développement et la morphologie du Ghetto, voir D. Calabi, U. Camerino et E. Concina, La Città degli Ebrei. Il Ghetto di Venezia : Architettura e urbanistica, Venise, 1991.

47 Ce thème est traité par E. Concina, « Parva Jerusalem », dans La Città degli Ebrei. Il Ghetto di Venezia : Architettura e urbanistica, Venise, 1991, p. 51-58. L’auteur y cite la décision du Collège : « disponer et cieder ad altri, item tuor da altri hebrei a suo beneplacito, come meglio li parerà le sue case, boteghe, inviamenti nel ditto Ghetto senza contraddition de alcun » (ASV, Collegio, Notatori, R. 23, fol. 87v-88r, 31 mars 1536).

48 G. Boerio, « Casacà », dans Dizionario del dialetto veneziano, Venise, 1856, p. 143 : « dicevasi alla Locazione o Conduzione ereditaria, cioè al Contratto col quale si dà ad alcuno a titolo ereditario la proprietà utile di un fondo, verso la contribuzione di un’annua somma in danaro o in frutti o in servigi ».

49 E. Concina, op. cit., p. 59.

50 Cf. F. Dagognet, La philosophie de la propriété. L’avoir, Paris, 1992, p. 145-151.

51 En d’autres lieux, comme à Catanzaro, l’emphytéose est un régime particulièrement approprié pour reconstruire la ville qui a été détruite au milieu du xviiie siècle : U. Ferrari, Struttura e congiuntura in una città di antico regime. Contratti e rapporti di produzione a Catanzaro nel 1740-1750, Salerne-Catanzaro, 1981. L’exemple est cité par O. Faron, « À propos de la modernité de l’emphytéose », dans O. Faron et É. Hubert, op. cit., p. 10-11.

52 Le propriétaire éminent, qui dispose d’un droit de préemption, autorise la vente, en l’accompagnant d’une reconnaissance de dominio par le nouveau propriétaire. Cf. R. Ago, op. cit., p. 178-179.

53 La forme de rente perpétuelle que l’on rencontre à Venise est similaire aux baux à rente étudiés pour Paris au xvie siècle, qui sont aussi désignés sous le terme de rente foncière et qui se démarquent des rentes constituées. Sur ce point, voir l’ouvrage de B. Schnapper, Les rentes au xvie siècle. Histoire d’un instrument de crédit, Paris, 1957, p. 42-60 et 135-136.

54 ASV, SD, Capitolare I, fol. 43rv. Sur ce thème, voir B. Pullan, La politica sociale della Repubblica di Venezia, 1500-1620, vol. 1, Le Scuole grandi, l’assistenza e le leggi sui poveri, Rome, 1982, p. 152-154 et note 14, p. 171.

55 ASV, SD, Capitolare II, fol. 178v.

56 G. Corazzol, op. cit., p. 8-9.

57 ASV, Soprintendenti alle decime del clero, Condizioni del clero di Venezia e del Dogado, 1564, B. 241, cond. 28, Piovan di Santa Ternita : « la qual casa ne fu lassada per una mansionaria dal q. messer Antonio Sagredo in la quale abita al presente Benetto Laver ».

58 ASV, Soprintendenti alle decime del clero, Condizioni del clero di Venezia e del Dogado, 1763-1769, B. 77, cond. 78 : « un livello si scode annualmente dal nobiluomo Bembo a Riva de Biasio, fondato sopra un stabile posto in Campo Grande lasciato al Reverendo Capitolo di chiesa dal magnifico ser Alvise de Zanchi l’anno 1532 17 aprile con testamento con obligo di un essequio annuo e messe no 16 sedeci ora si scode dal nobiluomo ser Bernucci Dolfin a San Pantalon come erede delli Bembi ».

59 Les stazi désignent les endroits sur la voie publique, où il est concédé le droit d’exercer un métier, notamment de vendre. Cf. G. Boerio, op. cit., p. 702.

60 Ibid., cond. 66, Capitolo de Canonici della Patriarcale di Venezia : « [...] San Giacomo di Rialto, livello perpetuo per cession di volte e stazi essistenti appresso alla chiesa di San Giacomo di Rialto, cessi al Magistrato Eccelentissimo in nome del pubblico nell’anno 1396 come da instrumento registrato nell’officio del Sal, ducati 36 : 6 ; San Cassan, nobiluomo Lodovico Manin livello perpetuo fondato sopra una casa situata al ponte dell’Agnello, subentro nelle ragioni Zambernardo e Vidali, ducati 12 ; San Pietro di Castello, Domenica Carrara detta Stae livello perpetuo fondato sopra casa e bottega ad uso di biavariol situata in Ruga a Castello [...] come da condizione di Marc’Antonio Balanzan dell’anno 1582, 20 agosto, ducati 2 ; nobiluomo Domenico Trevisan e Giuseppe Negri. Livello perpetuo fondato sopra l’inviamento del forno in Riello a Castello (testamento di Bernardin Cadena 1604) ; Domenico e fratelli Tabbacco livello perpetuo fondato sopra li stabili di proprietà della detta famiglia (dispozione di Vicenzo Tabbacco 1753) ».

61 Au sujet des baux à rente qui sont en tout point comparables aux rentes perpétuelles, la remarque est formulée par B. Schnapper, op. cit., p. 51.

62 ASV, Soprintendenti alle decime del Clero, Condizioni di decima, 1763-1769, B. 77, cond. 211, Piovan di San Cassiano : « fondato perpetuo sopra le case contigue alla sua di residenza per cession fatta con publico instrumento nell’anno 1563 [...] ».

63 ASV, ibid : « un terreno e picciole casette di ragione del pievano alli fratelli Griggi, sul fondo del qual terreno fabricorono le sudette case, pervenute poi in proprietà di detta Nobile Casa Bonfandini, come sta registrato nel nostro catastico di chiesa ».

64 L’examen de la déclaration fiscale remise en 1740 par Francesco Bonfandini q. Giovanni fait état de trois livelli perpetui assis sur des habitations situées à Venise : le livello de 20 ducats acquitté au chapitre de San Cassiano ; un autre dû à Giulia Belegno Erizzo sur une portion d’habitation située à San Matteo di Rial-to d’un montant de 26 ducats par an et un dernier d’une valeur de 5 lires, assis sur la maison que les Bonfandini occupent à San Geremia, et destiné au chapitre de la susdite paroisse. La mention de l’ensemble du patrimoine immobilier permet de juger du caractère extrêmement circonscrit des biens grevés par une rente : la pratique concerne 3 biens sur 91. Cf. ASV, Condizioni di decima, 1740, B. 321, cond. 708.

65 Parmi l’ample littérature consacrée au fonctionnement du système de crédit, on peut se reporter aux travaux récents de Ph. T. Hoffman, G. Postel-Vinay, J.-L. Rosenthal, « Économie et politique : le marché du crédit à Paris 1750-1840 », Annales, histoire, sciences sociales, 2, 1994, p. 65-98 ; R. Ago, op. cit., p. 98, 190195 ; G. Postel-Vinay, La terre et l’argent. L’agriculture et le crédit en France du xviiie au début du xxe siècle, Paris, 1998, p. 9-177.

66 La faculté de récupérer la mise en entrant en possession du bien du débiteur peut se trouver contrebalancer par des dispositions qui protègent les plus pauvres de l’expulsion.

67 Les prêts livellaires que l’on rencontre en Italie se différencient des rentes constituées (ou des rentes à prix d’argent pour reprendre la terminologie de B. Schnapper) qui s’épanouissent en France dans la seconde moitié du xvie siècle, même s’ils constituent, tous deux, un instrument de crédit. Ils procurent au créancier un intérêt en échange d’un capital, en ménageant au débiteur la possibilité de rembourser sa dette. Ces deux types de crédit ont, par contre, répondu de manière sensiblement différente à l’interdiction de l’usure imposée par l’Église. La rente était acceptable à condition d’être transformée en charge foncière ; elle résultait alors pour l’Église de la vente partielle d’un revenu. Mais alors que le livello se traduit par l’aliénation du bien en faveur du créancier, la rente constituée n’opère pas de transfert de propriété. Dans ce cas de figure, le créancier n’a jamais été propriétaire du bien, il a seulement fourni un capital au détenteur d’un immeuble. L’idée selon laquelle la rente constituée est assignée sur un bien particulier évolue même dans le courant du xvie siècle vers une conception nouvelle qui voit dans la rente davantage la dette d’une personne que la charge d’un bien. Voir B. Schnapper, op. cit., p. 129-136.

68 G. Corazzol, op. cit., tableau 4, p. 20.

69 Les ravages que les intempéries infligent aux campagnes font porter un risque aux investissements fonciers. Le témoignage de l’abbé de San Cipriano de Murano est éloquent à cet égard. ASV, Soprintendenti alle decime del Clero, Condizioni del clero di Venezia e del Dogado, 1564, B. 1564, cond. 195 : « demo in nota tutte le intrade di essa abbazia qui di sotto dichiarita alle sue partide, le quali ogn’anno si doveriano scoder, ma quelle sono tanto minori, quanto il numero de debitori è grandissimo, et ogn’anno si farà maggiore, scodendosi alle volte poco più della metà di quelle, sì per li racolti cattivi, sì ancora per le brentane et inondazioni delle acque, le quali fanno grandissimo danno in diversi luoghi, nelli quali la detta abbazia ha la sua intrada, come Vostre Illustrissime e Reverendissime si potranno giustificare ».

70 G. Corazzol, op. cit., p. 21 et note 28, p. 46 : « sia spexi ducati diexe milia in uno, over piu fondi de tante posesion, over altro che meglio parerà a li miei comessarii, ecetuando che non sia case » (ASV, Notarile Atti, C. Ziliol, B. 1265, 8 mai 1583). G. Corazzol cite encore les volontés de Francesco Malipiero qui désire que l’argent liquide soit investi « [...] più presto tere over daie et per ultimo, non possendo trovar, case [...] » (Ibid., 3 juin 1585).

71 N. Contarini, Historie Venetiane, dans G. Cozzi, Il Doge Nicolò Contarini. Ricerche sul patriziato veneziano agli inizi del Seicento, Venise-Rome, 1958, p. 316.

72 ASV, Scuola Grande di San Giovanni Evangelista, Catastico bilanci delle rendite e aggravi della Venerenda Scola di San Giovanni Evangelista e delle sue commissarie. Secolo xviii, B. 387, fol. 33v : « Con parte del Capitolo General 1608 furono reffabbricate le sopradette case con la spesa di ducati 13864 levati dall’affrancazion de Monti parte di ragion di essa scola, e parte di diverse commissarie [...] ». Pour plus de précisions sur les travaux, voir les fonds suivant, à ce jour inexploités : Ibid., Spese e fabriche in S. Daniel e Rio Marin, 1603-1608, B. 86 ; Stabile Rio Marin, B. 171-172.

73 ASV, Notarile Atti, Giovanni Draghi, B. 4967 (1620), 20 février 1620, fol. 69v-72r.

74 Pour Rome, dans le courant du xviie siècle, voir R. Ago, op. cit., p. 103 et 198.

75 ASV, Notarile Atti, Giovanni Draghi, B. 4967 (1620), fol. 71r : « Et per che il sopradetto domino Zuan’Antonio condutor ha fatto, di ordine et con il consenso et volontà del detto ser Antonio locator per li nomi come di sopra, fabricare una camera sopra il predetto magazeno, nella qual fabrica hà egli de suo proprio denaro, speso la summa de ducati dusento sicome esse parti dicono, et cosi affermano, però sono insieme et d’accordo convenuti che la camera sopradetta sii medesimamente affittata si come detto Ser Antonio per detti nomi, quella affitta al prefatto domino Zuan’Antonio per anni vinti continui principiati il presento giorno primo settembrio 1619, per affitto de ducati dieci all’anno, et che li sopradettiducati 200 / spesi in detta fabrica, scontati, et compensati nelli affitti sudetti in ragion ut supra de ducati dieci all’anno, cusì che finiti che sarano li sopradetti an-ni vinti, sarano medesimamente finiti di scontare nelli affitti presenti in ragione de ducati 10 (fol. 71v) all’anno tutti li sopradetti ducat 200 ducati per domino Zuan’Antonio spesi nella fabrica predetta di detta camera, obligandosi esso ser locator per li nomi come di sopra, mantenirlo nel pacifico possesso di detta camera, et diffenderlo in tutto et per tutto come di sopra per il detto tempo de anni vinti, né possi esso condutor esser da quella escomeado, né licenciado per niuna immaginabil causa se non sarano finiti li sopradetti anni vinti, poiché in cappo de quelli sarano anco finiti di scontare li ducati 200 sopradetti nelli affitti di essa camera come di sopra senza contraditione alcuna rimossa ogni cavillatione ».

76 ASV, Notarile Atti, Gian Antonio Mora, B. 8695, fol. 109r-110r.

77 L’acte est explicite sur la nature de la somme versée. Ibid., fol. 110r : « [...] quali ducati 1 700 ut sopra ricevuti s’intenderanno a goder sopra li beni sudetti ut sopra locati, et assicurati sopra li beni sudetti, ma anco sopra netti e cadauni beni di ragion di esso nobiluomo ser Piero in ogni loco possi [...] ».

78 Voir G. Corazzol, op. cit., p. 49-51 et 105.

79 On dispose également de l’exemple d’un débiteur à qui la puissance publique a confisqué le droit de jouissance du bien et le prêt pour les vendre aux enchères. L’acheteur, qui a déboursé 440 ducats, soit plus que le prêt (360 ducats) pour acquérir la maison située à San Nicolò, s’engage à verser 14 ducats de livello francabile à l’église de la même paroisse. ASV, Governatori dell’Intrate, Istrumenti di vendita, B. 177, R. 19, fol. 58rv.

80 La présence, parmi les ventes, de maisons grevées par un livello est proportionnelle à leur place dans le stock immobilier. Sur la base des sondages réalisés tous les 20 ans et étendus à 3 années, on n’en compte aucune en 1585-87, deux en 1610-12 (ASV, SD, Giornale di traslati, R. 1257, fol. 3r, fol. 53r), aucune en 163032, une en 1650-52 (Ibid., R. 1275, fol. 61r), 2 en 1670-72 (Ibid., R. 101v, R. 1287, fol. 17r), 3 en 1690-92 (Ibid., R. 1292, fol. 68r, fol. 120v), aucune en 1710-12.

81 On dispose sur la formalisation du droit civil vénitien au xiiie siècle d’un remarquable article de synthèse, V. Crescenzi, « Il diritto civile », dans Storia di Venezia, vol. iii, Il Trecento, Rome, 1998, p. 409-474. Sur les élaborations juridiques antérieures, voir : A. Padovani, « La politica del diritto », dans Storia di Venezia, II, Rome, 1994, p. 303-329 ; E. Besta, Il diritto e le leggi civili di Venezia fino al dogado di Enrico Dandolo, Venise, 1900 ; G. Zordan, Le persone nella Storia del diritto veneziano prestatutario, Padoue, 1973.

82 Gli statuti veneziani di Jacopo Tiepolo del 1242 e le loro glosse (publiés par R. Cessi), Venise, 1938.

83 Sur les investissements immobiliers et fonciers du patriciat marchand : G. Luzzatto, « Les activités économiques du Patriciat vénitien (xe-xive siècle) », dans Id., Studi di storia economica veneziana, Padoue, 1954, p. 125-165 et Id., « Il patrimonio privato di un doge del secolo xiii », Ibid., p. 81-87.

84 Sur la procédure ad usum novum introduite dans les statuts de Sebastiano Ziani en 1226 : E. Besta et R. Predelli (éd.), « Gli statuti civili di Venezia anteriori al 1242 editi per la prima volta », Nuovo archivio veneto, n.s., 2, 1901, p. 285 et sq.

85 Sur l’absence de conception individualiste de la propriété, voir P. Grossi, ‘Un altro modo di possedere’. L’emersione di forme alternative di proprietà alla coscienza giuridica postunitaria, Milan, 1977.

86 Le droit de préemption fait l’objet d’une analyse générale par S. Caprioli, « Visioni e revisioni storiografiche », dans G. Benedetti et L. Moscarini (dir.), Prelazione e retratto, Milan, 1988, p. 637-699.

87 Gli Statuti veneziani di Jacopo Tiepolo del 1242, III, 10, p. 131 et 23, p. 137-138. La fille du vendeur est préférée aux autres parents (Ibid., III, 22). Ce droit est abrogé en 1329, mais il est de nouveau en vigueur à l’époque moderne.

88 Ceux qui occupaient la position la plus élevée sur l’échelle bénéficiaient du décompte le plus fort. Selon le degré de parenté, le réduction était de 8 à 6 % alors qu’elle était limitée à 4 % pour les autres ayants droit. Ibid., III, 19, p. 136 et Ibid., III, 23, p. 138.

89 Liber Sextus, 85, fol. 85v.

90 Cette interprétation est développée par V. Crescenzi, op. cit., p. 438-439.

91 La condamnation de telles pratiques est explicite dans le Code justinien, C., 4, 38, 14.

92 La cour de l’Esaminador, issue de la curia ducis, a été instituée en 1204. Elle était chargée d’examiner les témoignages dans les procès civils, d’enregistrer, dans le livre des notificazioni, tous les contrats regardant des biens immeubles pour garantir le droit d’ancienneté. Le capitulaire et la législation qui lui sont relatifs jusqu’à la fin du xiiie siècle ont été publiés par M. Roberti, Le magistrature giudiziarie veneziane e i loro capitalori fino al 1300, vol. I, Padoue, 1906, vol. ii et iii, Venise, 1909, p. 1909-1911.

93 Gli Statuti veneziani di Jacopo Tiepolo del 1242, III, 10, p. 130-131.

94 Ibid., III, 14 et 15, p. 133-134.

95 M. Ferro, « Prelazione », dans Dizionario del Diritto comune e veneto, II, Venise, 1845 (2nd éd.), p. 489.

96 Ibid., p. 492.

97 Ibid., p. 493.

98 ASV, Compilazione delle leggi, B. 231, Prelazione, fol. 31r : « Pregadi 1602 23 maggio, c. 175, che li frati, preti, monache, chiese ed altri luoghi ecclesiastici non possano appropriarsi li beni possessi dà laici sotto alcun pretesto di prelazion ».

99 Les lois sur la mainmorte visent à limiter les legs de biens immeubles aux institutions ecclésiastiques. La première mesure stipule, en 1472, que les biens remis au clergé restent soumis à la même taxation que les laïcs. En 1536, le Sénat interdit les legs pour des durées supérieures à deux ans, après quoi les biens sont vendus au bénéfice de l’institution qui les a reçus. En 1605, la loi de 1536 est étendue à toute la Terre Ferme. Voir B. Pullan, La politica sociale della Repubblica di Venezia, 1500-1620, I, Le scuole grandi, l’assistenza e le leggi sui poveri, Rome, 1982, p. 151-154.

100 M. Ferro, op. cit., p. 489.

101 Ibid., p. 493.

102 ASV, Compilazione delle leggi, B. 231, Prelazione, fol. 76v : « Si fà fede per il Magistrato Eccellentissimo de comunali qualmente nelle deliberationi solite farsi sopra l’incanto per il Magistrato stesso de Beni di Publica ragione, non si dà prelatione a chi si sij per occasione degli acquisti stessi, in quorum, etc. Data nel Magistrato sudetto 22 marzo 1706.
Si fà Fede per l’Officio degl’Illustrissimi Signori Sopragastaldo qualmente delle deliberationi e vendite che si fanno sopra il publico incanto in Rialto per detto Magistrato ad instanza de creditori non si dà prelatione, né a confinanti, né a consanguinei. In quorum fidem. Data dal Magistrato Illustrissimo del Sopragastaldo 22 Marzo 1706.
29 marzo 1706 : Per la pratica, che tengo come Nodaro del Magistrato Eccelentissimo de Scansadori G. D. faccio Fede non darsi prelatione a confinanti, né a consanguinei nelle vendite seguite come sopra. fol. 77v, 1706 7 aprile :
Faccio fede io angelo Negri nodaro nel Magistrato Eccelentissimo delle Cazude qualmente nelle vendite che seguono per detto Eccellentissimo Magistrato al pubblico incanto de Beni de Debitori, tanto di Città quanto in Terra Ferma non si dano prelationi, né a confinanti, né a consanguinei, né a chi si sij in fede di che.
[...] Si fà fede per il Magistrato Eccelentissimo de signori Governatori dell’Intrate qualmente nelle deliberationi, o vendite che si fanno sopra il publico in-canto in Rialto per il predetto Eccellentissimo Magistrato per publici debitori non si dano prelatione, né a confinanti, né a Consanguinei in quorum etc ».

103 Le déroulement de la procédure est présenté par un juriste de la fin du xviie siècle, Filippo Nani, Pratica delle Corti del Palazzo Veneto. Raccolta et compilata, Venise, 1694, p. 88-94.

104 M. Ferro, op. cit., p. 494.

105 ASV, Giudici dell’Esaminador, Sentenze, R. 66, fol. 1r, 16 mai 1668.

106 ASV, Notarile Atti, Giovanni Antonio Mora, B. 8635, fol. 324v, 20 février 1672 : « [...] quali ducati tresento prezzo di detti caratti promette et si obliga detto Signore Compratore di dar et effetivamente esborsare subito che siano pasate le stride tacite et quiete da farsi sopra il presente instrumento ».

107 ASV, Notarile Atti, Agostino Volpe, B. 13833, fol. 1v, 1er janvier 1629 : « l’una all’altra d’esse parti s’haurà evacuato et lasciato libero il suo stabile et consignato ut infra con le chiavi in mano, chi all’hora s’intenderà cadauna ricever il possesso [...] ».

108 Sur l’ambiguïté du droit de propriété et la distinction entre propriété et possession, voir les analyses stimulantes de R. Ago, Economia barocca. Mercato e istituzioni nella Roma del Seicento, Rome, 1998, p. 99-101 et de P. Grossi, Il dominio e le cose. Percezioni medievali e moderne dei diritti reali, Milan, 1992.

109 Les insertions publicitaires ont fait l’objet d’une étude par A. Antonello, Le inserzioni pubblicitarie nella « Gazzetta Urbana Veneta », Tesi di laurea, Università Ca’ Foscari, Venise, 1996-1997, sous la direction du prof. Mario Infelise, p. 207-212. Les annonces immobilières comprennent le prix proposé, le nom du propriétaire et celui de l’intermédiaire qui est souvent un commerçant travaillant à proximité de l’immeuble et disposant des clés. Sur le Novellista Veneto, voir la notice brève de R. Saccardo, La stampa periodica veneziana fino alla caduta della Repubblica, Venise, 1982, p. 84.

110 E. Crouzet-Pavan constate qu’une majorité des transactions s’opère à l’amiable sans que les parents et les voisins n’aient à faire valoir leur droit auprès de la cour. Entre 1422 et 1433, elle comptabilise 402 transactions dont 31 % sont l’objet de contestation ; entre 1470 et 1479, 448 ventes dont 4 % seulement sont dénoncées. Les réclamations des voisins concernent 67 % des cas entre 1422 et 1433 et 94 % entre 1470 et 1479. Id., op. cit., p. 429-430.

111 En 1549, le pape Paul III tente d’interdire l’augmentation des loyers en renouvelant la législation de Jules II de 1510 qui protégeait le locataire contre les risques d’expulsion. Sur ce sujet, voir P. Picca, « Editti dei Papi e Principi contro il rincaro delle pigioni », Nuova antologia, 911, 1909, p. 488-501. La hausse des loyers au xvie siècle à Rome et à Bologne, sous l’effet de la pression démographique et des changements de mode de gestion, est soulignée par R. Fregna, La pietrificazione del denaro. Studi sulla proprietà urbana tra xvi e xvii secolo, Bologne, 1990, p. 79. La tendance au renchérissement des loyers est également remarquée par H. Kamen, Il secolo di Ferro 1550-1660, Bari, 1975, p. 95-96 et par E. Le Roy Ladurie et P. Couperie, « Le mouvement des loyers parisiens de la fin du Moyen Âge au xviiie siècle », Annales E. S. C., 4, 1970, p. 1002-23.

112 G. Moroni, « Fedecommesso », dans Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, vol. xxiii, Venise, 1843, p. 239 : « Chiamasi tuttociò che è affidato all’altrui fede. Il fidecommesso è una donazione obliqua ed indiretta, colla quale un testatore lascia tutto od una parte di una successione o di un legato ad una persona, sotto condizione ch’essa restituirà quella successione o quel legato ad un’altra determinata persona, giusta l’intenzione del testatore ». Pour une présentation générale du fidéicommis, voir R. Trifone, « Fedecommesso », dans Nuovo digesto italiano, vol. V, Turin, 1938, p. 999-1016.

113 Pour Venise, à l’exception de E. Garino, « Insidie familiari. Il retroscena della successione testamentaria a Venezia alla fine del xviii secolo », dans G. Cozzi, Stato, società e giustizia nella Repubblica veneta (sec. xv-xviii), II, Rome, 1985 et de D. Davis, The Decline of the Venetian Nobility as a Ruling Class, Baltimore, 1962, le fidéicommis est abordé à partir de monographies familiales : Id., Una famiglia veneziana e la conservazione della ricchezza. I Donà dal ‘500 al ‘900, Rome, 1980 ; R. Derosas, « Vicende patrimoniali dal Cinquecento all’Ottocento », dans G. Busetto et M. Gambier (dir.), I Querini Stampalia, un ritratto di famiglia nel Settecento veneziano, Venise, 1987, p. 43-87 ; G. Gullino, I Pisani dal Banco e Moretta. Storia di due famiglie veneziane in età moderna e delle loro vicende patrimoniali tra 1705 e 1836, Rome, 1984.
Pour d’autres régions d’Italie, on dispose des études de M. Aymard, « Une famille de l’aristocratie sicilienne aux xvie-xviie siècles : les ducs de Terranova. Un bel exemple d’ascension seigneuriale », Revue historique, 501, 1972, p. 29-66 ; A. Romano, « Successioni e difesa del patrimonio familiare nel regno di Sicilia », dans J. Goody, J. Thirsk, E. P. Thompson (dir.), Family and Inheritance. Rural Society in Western Europe, 1200-1800, Cambridge, 1976, p. 71-154 ; P. Malanima, I Riccardi di Firenze. Una famiglia e un patrimonio nella Toscana dei Medici, Florence, 1977 ; A. Padoa Schioppa, « Il fedecommesso nella Lombardia teresiana », dans Economia, istituzioni, cultura in Lombardia nell’età teresiana, III, Bologne, 1982, p. 824-825 ; G. Delille, Famille et propriété dans le royaume de Naples (xve-xixe siècle), Rome, 1985 ; M. C. Zorzoli, « Della famiglia e del suo patrimonio : riflessioni sull’uso del fedecommesso in Lombardia tra Cinque e Seicento », dans L. Bonfield, Marriage, Property and Succession, Berlin, 1992, p. 215-254 ; M. Piccialuti, L’immortalità dei beni. Fedecommessi e primogeniture a Roma nei secoli xvii e xviii, Rome, 1999. Citons encore pour la France, J.-M. Augustin, Famille et société, les substitutions fidéicommissaires à Toulouse et en haut-Languedoc au xviiie siècle, Paris, 1980.

114 Sur la symbiose entre l’être et l’avoir dans la théologie morale développée par la Seconde scolastique, voir P. Grossi, « La proprietà nel sistema privatistico della Seconda Scolastica », dans Id. (dir.), La Seconda Scolastica nella formazione del diritto privato moderno, Milan, 1973, p. 130-156.

115 F. Dagognet, op. cit., p. 19, considère que la puissance du possesseur se prolonge après sa mort et qu’il continue à gouverner ses biens aux dépens de la liberté des descendants. Certes, mais l’intention est de les protéger et de dépasser l’intérêt à courte vue des individus. Il n’est pas dit que ce soit le meilleur moyen pour y parvenir, mais il est perçu comme tel.

116 Sur l’idéologie de la famille noble, voir M. Berengo, « Patriziato e nobiltà : il caso veronese », Rivista storica italiana, 87, 1975, p. 494-517 ; G. Cozzi, « Ambiente veneziano, ambiente veneto. Governanti e governati nel Dominio di qua dal Mincio nei secoli xv-xvii », dans Storia della cultura veneta, IV/1, Vicence, 1984, p. 503-507 et 527-532 ; B. Clavero, « Dictum beati. A proposito della cultura del lignaggio », Quaderni storici, 86, 1994, p. 335-363 et C. Donati, L’idea di nobiltà in Italia. Secoli xiv-xviii, Rome-Bari, 1995, en particulier les chapitres III et IV.

117 Dans ces conditions, l’esprit du fidéicommis est cependant conforme aux principes des Statuts de Jacopo Tiepolo de 1242 où il n’apparaît pas en tant que tel. Les statuts prévoient que les biens soient soumis à un ordre de succession et le chapitre I du livre III donne le droit au testateur de subordonner l’héritage à l’interdiction de vendre ou de créer des servitudes sur certains biens.

118 Ainsi l’État autorise l’élargissement de l’ordre de succession en cas d’extinction de la famille pour atténuer les effets patrimoniaux du déclin démographique au xviiie siècle.

119 Des exemples de crédits inexigibles pour cause de fidéicommis sont donnés par M. Berengo, « Gli ebrei veneziani alla fine del Settecento », dans Italia judaica. Gli ebrei in Italia dalla segregazione alla prima emancipazione, Rome, 1989, p. 20.

120 Quand la vente de maisons est empêchée malgré la nécessité d’éteindre des dettes, la solution envisagée est de céder l’usufruit durant la vie du débiteur. ASV, Notarile Atti, Angelo Piccini, B. 7063, fol. 226r-228r : « In essecuzione della sentenza a legge fatta intromissione et altri atti et in particolare di spazzo dell’Eccelentissimo Conseglio di 40 Civil Novo de 14 decembre 1691, detto Nobilhomo Guerra ha tutte le attioni parate per far le sue essecutioni contro la persona, e Beni de detto Ser Durli, et intendendo per hora di apprender gli affitti delle case insfracritte sopra la vita del medesimo Ser Gio Battista, per esser soggette a fideicommissarie ordinattioni, ha fatto la stessa instanza a detto Nobilhomo Ser Stefano che per schivar le molte spese, che vi anderebbero a suo danno et aggravii si contenti di ricever detti affitti da lui medesimo [...] ».
À noter que le fidéicommis a été instauré dans une famille non-patricienne, ce qui témoigne de la très large diffusion de la pratique hors de sa sphère de prédilection.

121 ASV, Compilazione delle leggi, Fideicommissi, B. 309 : « 1546, 14 settembre, in Pregadi e Maggior Consiglio [...]. Non se intende però esser servata la via della gratia quelli che per evidente utilità supplicassero de poter vender, permutar, o livellar li lor stabili conditionati, et che non fussero ruinati, la qual gratia servati servantis se li possa concieder ordinariamente et con li cinque sesti del nostro Mazor Conseglio nel qual etiam la presente Parte se abbia metter ». Ex Capit. D. Provis. Com. fol. 121.

122 L’information m’a été amicalement rapportée par Elisabetta Baldassare qui achève une recherche sur la pratique fidéicommissaire au sein du patriciat vénitien au xviiie siècle.

123 C’est ainsi qu’en 1699 Antonio Francesco Farsetti peut se porter acquéreur du palais situé à San Luca, le long du Grand Canal, après que le fidéicommis, qui en interdisait l’aliénation, a été levé. L’ancienne propriétaire, Marina q. Niccolò Bragadin fu Girolamo, accablée de dettes, a obtenu du Grand Conseil le déplacement du fidéicommis instauré en 1545 par Federico Contarini q. Ambrogio sur les biens fonciers de la villa di Cona, jugés plus lucratifs que les revenus locatifs du palais, « [...] sottoposti alle contingenze de concieri, e d’andar vodo [...] ». ASV, Notarile Atti, Angelo Maria Piccini, B. 11 085, 10 janvier 1699, fol. 110rv : « Et perche il predetto solaro di sotto e sottoposto al fideicommisso del sopradetto q. Nobilhuomo Ser Ferigo Contarini fu de Ser Ambroso, instituito con detto suo testamento de 22 genaro 1545, et viene fatto libero con le sopradette et infraregistrate parti del Serenissimo Maggior Consiglio, che permette le begnine concessione di venderlo, con obligo però di surrogar tanti beni liberi per ducati dodecimille pervenuti in essa Nobildonna Marina, in virtù de suoi titoli et già posseduti dal Nobilhuomo Ser Nicolò Padre, posti villa di Cona, quali restano sottoposti al fideicommisso sopradetto invece dal medesino stabile ».

124 S’il manque des travaux sur l’étendue du fidéicommis hors du milieu patricien, il ne fait pas de doute que la pratique est diffusée parmi des cittadini ou de riches popolani. Voir note 120.

125 R. Derosas, « Aspetti del mercato fondiario nel Veneto del primo Ottocento », Quaderni storici, 65, p. 549-578.

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