Chapitre I. Espace urbain et structures de la propriété
p. 33-73
Texte intégral
1Il n’est point de monographie historique qui ne concède, au seuil de la démonstration, une place à la géographie, ou si l’on préfère, aux éléments de structure, comme s’il était besoin pour la bonne compréhension de la pièce de ne rien ignorer de l’unité de temps et de l’unité de lieu. On est enclin à souscrire à cette règle, non par vénération envers le modèle des maîtres, mais parce que le contexte, en l’occurrence les structures urbaines, constituent la matière même que les hommes échangent et transmettent. La partie active et invisible qui se joue, sur un terrain immatériel, autour de la circulation des maisons est inséparable de la trame physique, construite, bâtie dans laquelle elle s’insère. Est-il besoin de rappeler que l’espace n’est pas un socle inerte et immobile, mais l’objet même du marché immobilier, des comportements patrimoniaux et des échanges inter-familiaux ? Faut-il redire que les immeubles s’inscrivent dans un espace qui ne leur sert pas simplement de support matériel, mais qui leur attribue leur fonction, leur usage et leur valeur ? Ce sont là, à n’en pas douter, des raisons suffisantes pour présenter les structures du système urbain et les replacer dans le cadre plus ample de l’évolution économique et démographique. Il ne saurait, pour autant, être question de reconstituer, de manière exhaustive, la géographie de l’espace vénitien, qui nous entraînerait trop loin et qui, dans une large mesure, est déjà faite1. Il s’agit plutôt de mettre à nu les principaux éléments d’organisation de l’espace qui peuvent jouer d’une manière ou d’une autre sur les mécanismes de circulation des immeubles.
A–UNE VILLE ACHEVÉE
1) Le poids de l’héritage médiéval : un urbanisme d’exception
2À l’époque moderne, Venise demeure une leçon d’étrangeté parmi les villes européennes. Tout y concourt : le caractère insolite du site formé d’un archipel d’îlots, ceint par les eaux de la lagune, entre terre et mer ; le travail opiniâtre des hommes qui ont bravé la nature et élevé, au long du Moyen Âge, une ville de bois, de briques et de pierres, au prix d’une incessante conquête sur les eaux, d’un effort continu de bonification des sols et d’unification de l’espace ; la beauté et la richesse incomparables du cadre urbain que louent, d’une même voix, les visiteurs et les hagiographes de la République, prompts à exalter, à travers le décor, l’équilibre du corps social et la perfection des institutions qui l’ont engendré.
3La stabilité de la morphologie urbaine héritée du Moyen Âge n’est pas l’un des moindres motifs d’étonnement. Rien d’original à cela, rétorquera-t-on, car l’on sait combien les formes ont le pouvoir de durer, combien l’espace urbain, quel que soit le lieu, a vocation à perpétuer les configurations anciennes, combien il cristallise l’histoire2. Sans doute, faut-il, pour évaluer la capacité de l’espace à résister au changement, décomposer la morphologie urbaine en ses trois éléments constitutifs : les voies, le parcellaire et le bâti qui sont, chacun, dotés d’un rythme propre, le tracé du réseau de communication subissant moins d’altération que le parcellaire lequel est sujet à moins de transformations que le bâti. Venise respecte la règle, mais elle y introduit une temporalité propre, qui conforte l’image de permanence. Si les structures de la ville médiévale demeurent omniprésentes aux xviie et xviiie siècles, c’est aussi parce que la ville offre à la fin du xve siècle, après plusieurs siècles de croissance, une physionomie presque définitive. La vue de Jacopo de’ Barbari, datée de 1500, permet de juger combien la cité est installée dans son cadre, densément bâtie en son centre, fixée dans ses contours, hérissée d’églises, de palais, de grands ensembles monumentaux qui perdurent3. Les éléments qui la rapprochent du plan de Lodovico Ughi de 1729 sont infiniment plus nombreux que ceux qui l’en séparent4.
4Les éléments fondamentaux de la morphologie urbaine (les voies et le parcellaire) que l’on peut observer aux xviie et xviiie siècles sont en place, dans une très large mesure, dès la fin du Moyen Âge. Ils ont, tous deux, été commandés par un élément fondamental et omniprésent : l’eau. C’est elle qui, en constituant un refuge naturel, a dispensé la cité de se doter d’une enceinte défensive. C’est elle qui explique l’existence d’un double réseau de communication : l’un, primordial, se conforme aux voies naturelles, aux canaux qui inervent les terres émergées. Il en respecte la hiérarchie d’importance, en s’ordonnant autour des méandres du plus large d’entre eux, le Grand Canal, qui sépare la ville en deux et sur lequel se greffe une ramification de canaux secondaires qui mettent la cité en relation avec son environnement lagunaire et lient entre elles ses différentes parties. L’autre réseau, terrestre, qui a, peu à peu, uni ce que les eaux séparaient, est tributaire du manque d’espace qu’occasionne le site : l’allure labyrinthique, le tracé hésitant et parsemé d’impasses, l’étroitesse des ruelles, tempérée par la présence dans chaque paroisse d’un campo, renforcent l’effet de densité du tissu urbain. Si les deux réseaux sont complémentaires, la voie d’eau conserve une préséance à la fois d’ordre fonctionnel, architectural et symbolique, dans la mesure où elle commande la structure des édifices (la distribution interne des pièces, la position de la porte principale, l’orientation de la façade) qui s’ouvrent sur elle. Ces règles à la fois pratiques et esthétiques qui confortent la prééminence du réseau aquatique demeurent, sous des habillages décoratifs différents, inchangées à l’époque moderne.
5Le parcellaire garde, également, l’empreinte du processus d’urbanisation qui s’est organisé autour de la voie d’eau5. Contrairement aux autres villes, celui de Venise ne s’est pas développé à partir d’un foyer unique, mais d’un agrégat d’îlots, qui sont devenus autant de paroisses et qui confèrent au développement urbain un aspect polycentrique. Et si l’on se place à une échelle plus petite, chaque paroisse, à son tour, peut être lue comme un assemblage de cours qui forment, blotties contre la casa da statio, la cellule de base à partir de laquelle s’est formé le tissu urbain. Ajoutons, par ailleurs, que le processus d’urbanisation ne s’est pas déroulé de l’intérieur vers l’extérieur, mais est parti du bord des canaux pour gagner le centre des îlots : d’où un maillage plus dense, serré, continu dans les terrains qui longent le réseau aquatique et plus lâche, étiré, ajouré à mesure que l’on s’en éloigne. La précocité de l’urbanisation et de la densité du bâti dans le centre de la ville ont eu raison de ces différences, qui sont cependant visibles dans les zones périphériques aux xviie et xviiie siècles.
6Le Moyen Âge a légué un urbanisme atypique, ordonné autour de la voie d’eau, qui est appelé à durer. La capacité des formes à se perpétuer ne saurait pour autant constituer une explication suffisante. Sans doute faut-il convoquer des raisons propres à la situation vénitienne. Elles sont au moins au nombre de trois. D’abord, il ne fait aucun doute, sans verser dans le déterminisme géographique, que l’omniprésence de l’eau et les mille contraintes du site qui ont si fortement marqué les caractères de l’urbanisme, ont contribué à maintenir la forma urbis, car elles limitent le champ des possibilités en matière de morphologie urbaine. Mais la géographie ne saurait tout expliquer. L’esprit de conservation qui anime la classe dirigeante est pour beaucoup dans la stabilité du tissu urbain. L’entreprise de renovatio urbis conduite sous le dogat d’Andrea Gritti (1523-1538) en apporte l’illustration6. Si elle est guidée par l’idée d’introduire l’urbanisme et l’architecture classique à Venise afin de faire de celle-ci une nouvelle Rome, elle a pris soin d’intégrer l’innovation aux structures existantes, en se limitant à la construction de monuments publics ou à la restructuration des lieux du pouvoir politique et économique, à Saint-Marc et à Rialto. Par exemple, la recherche des effets de perspectives urbaines n’a pas donné lieu à la percée de nouvelles voies, conception étrangère à l’urbanisme vénitien, mais a trouvé son expression achevée, au contact de l’espace lagunaire, autour du bassin de Saint-Marc, dans la scénographie élaborée par Andrea Palladio et achevée par Baldassare Longhena7. Enfin, l’héritage médiéval survit d’autant mieux que le ralentissement, puis l’arrêt du processus d’urbanisation entre le xvie et le xviie siècle ont pour effet de figer les morphologies antérieures.
2) Le terme de l’expansion du territoire atteint à la fin du xvie siècle
7Les contours de la ville, tels que l’on peut les observer sur la carte de L. Ughi de 1729, n’ont pas évolué depuis la fin xvie siècle qui marque l’achèvement de l’expansion séculaire de l’espace urbain. Cependant, il convient de ne pas réduire l’accroissement matériel de la ville à la seule expansion du territoire urbain, mais de tenir compte de la dynamique de l’occupation des sols et des aménagements apportés au bâti existant. C’est la combinaison de ces trois éléments (expansion, occupation, aménagement) qui permet de reconstituer les étapes qui conduisent à la stabilisation du bâti.
8Dans ce processus, le xvie siècle apparaît comme une active période de transformations. La dynamique du développement urbain laisse entendre que l’entreprise de renovatio urbis n’a pas seulement été une affaire publique, mais qu’elle s’est aussi traduite par une intense activité de construction qui se mesure à quelques chiffres : en 1537, selon les données recueillies par E. Concina, on compte 13 789 unités d’habitation et de travail ; en 1582, leur nombre est porté à 19 546 unités, soit une augmentation de plus de 40 % (tableau 1)8.
9Une telle croissance résulte, en partie, de la poursuite de l’urbanisation en direction de la périphérie où se trouvaient encore des espaces constructibles : des terrains vagues, des jardins, des entrepôts, sans compter les terres arrachées à la lagune. Le processus échappe à tout mouvement linéaire ; il connaît des variations d’amplitude selon les lieux et les types d’interventions (les actes individuels n’ayant pas le même effet que les opérations de grande envergure). L’entreprise d’occupation des marges est particulièrement visible au nord de Cannaregio et de Castello : à San Giobbe, le lotissement a été financé par des familles non-patriciennes9. À San Marcuola, la famille Moro s’est engagée, entre 1544 et 1551, dans la construction d’un immense quadrilatère qui associe des habitations de rapport à la résidence familiale située à l’un des angles10. La construction du palais d’Andrea Gritti11, à Santa Giustina, et celui de la famille Zen, sur la fondamenta Santa Caterina, participent d’un mouvement plus ample de requalification des zones périphériques, mal intégrées au reste de l’organisme urbain, qui culmine, entre 1568 et 1590, dans la construction des Fondamenta Nuove et dans l’opération de mise en valeur des terres conquises sur la lagune à cette occasion12. À l’échelle du siècle, nul autre projet urbanistique ne lui est comparable car l’opération associe interventions publiques et capitaux privés, bonification et lotissement, bâtiments fonctionnels et logements de bonne qualité qui valorisent une zone où Leonardo Donà fait ériger, à l’angle du quai et du rio dei Gesuiti, le palais familial entre 1606 et 161213.
10L’accroissement matériel de la ville n’est pas seulement dirigé vers les marges de la cité. Il s’accompagne, dans le même temps, d’une occupation plus dense de l’espace intérieur. Il est vrai que les sestieri de Cannaregio, Castello, Dorsoduro enregistrent, entre 1537 et 1582, une hausse de près de 50 % du nombre d’unités fonctionnelles, mais celui-ci croît dans les mêmes proportions à San Polo qui se situe au cœur de l’organisme urbain, tandis que le sestiere de Santa Croce qui s’étire vers l’ouest jusqu’à la lagune, présente une croissance de 25 %, au même niveau que San Marco14. Alors qu’elle faisait reculer les limites du territoire urbain, l’urbanisation a également été tournée vers l’intérieur, contribuant à densifier le tissu urbain grâce à l’occupation de jardins, au comblement des interstices laissés libres entre les maisons, à la reconstruction d’édifices existants. Le mouvement de construction est donc plus important que ne le dit la croissance du territoire car des constructions neuves remplissent les vides et se substituent aux édifices démolis.
11Les licences de construction octroyées par les juges du Piovego qui avaient pour tâche de veiller au respect des espaces publics permettent d’évaluer l’intensité de l’activité édilitaire malgré les lacunes de la série : entre 1539 et 1550, 179 permis sont délivrés pour des constructions neuves alors que les autorisations de restauration portent sur 8 édifices (tableau 2). Le nombre d’édifices en construction est sans aucun doute plus élevé encore car les juges du Piovego interviennent quand les transformations portent sur les parties de l’édifice situées le long de la voie publique : de ce fait, les restructurations intérieures ou le lotissement des jardins ne sont pas estimés à leur juste mesure. Au sein du parc immobilier, la forte progression du nombre de logements loués (case d’affitto) qui progresse de 11 000 en 1537 à 16 000 en 1582, a bénéficié certainement de la reconversion d’anciens locaux commerciaux et industriels en habitations sous la pression de la demande15.
12L’importance des constructions neuves et, dans une moindre mesure, le renouvellement des édifices anciens se sont traduits par une amélioration de la qualité du bâti au cours du xvie siècle. En 1537, on dénombre, parmi les biens déclarés par les propriétaires, 1 451 unités locatives vétustes et 17 édifices effondrés, la dégradation affectant davantage les habitations que les locaux à usage économique, tandis que 118 unités ont fait l’objet d’une restauration16. En 1582, alors que le stock immobilier a crû dans des proportions considérables, 785 unités sont jugées dégradées et 146 restaurées. La croissance et l’amélioration du bâti n’effacent pas du paysage urbain les édifices d’origine médiévale, mais elles tendent à faire disparaître les aspects les plus précaires et les plus provisoires des constructions : les maisons ou les entrepôts de bois, si nombreux au début du xvie siècle, laissent place, sans jamais complètement disparaître des marges de la cité, à des constructions en dur. La brique et la pierre ont, peu à peu, raison des matériaux plus fragiles.
13La poursuite de l’urbanisation au xvie siècle est à mettre en rapport avec les cycles de l’économie et les mouvements démographiques. Venise qui est l’une des villes les plus peuplées d’Italie au début du xvie siècle (105 000 habitants en 1509), enregistre une forte croissance de sa population qui est portée, en 1563, à 168 000 âmes et qui continue certainement d’augmenter jusqu’à la peste de 1576 (tableau 3)17. En comparaison, aucune autre ville italienne ne connaît une progression aussi rapide, à l’exception notable de Naples18. Les grandes villes de Lombardie, de Toscane et du centre de la péninsule sont même touchées, dans la première moitié du xvie siècle, par une baisse de leur population, à peine compensée à la fin du siècle19. La vigueur démographique de Venise est due à des circonstances politiques favorables puisque la République a été épargnée par les effets funestes des guerres d’Italie, ce qui permet à d’autres villes de Vénétie, notamment à Vérone, de suivre la même tendance que la Dominante. La progression est surtout le fait de la prospérité économique que Venise a su maintenir au prix d’adaptations successives : un temps menacée par les Portugais, elle a rétabli le commerce des épices en Méditerranée à son profit et tiré avantage de la reprise des échanges avec le Levant au milieu du xvie siècle20. Elle est aussi devenue une grande cité manufacturière dans laquelle l’industrie du verre, du savon, et surtout le secteur textile21 exigent une main d’œuvre abondante qui a été satisfaite par l’immigration en provenance de Terre Ferme.
14Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que l’espace urbain se soit modifié sous la pression de la population. Il faut cependant se garder d’établir une stricte corrélation entre le développement urbain et la conjoncture économique et démographique. Un décalage de rythme et d’intensité peut se faire jour car le processus d’urbanisation n’est pas seulement tributaire de l’abondance des hommes et des capitaux, mais est soumis à l’influence de facteurs politiques, d’un système de valeurs et des représentations collectives de l’espace urbain.
15La preuve est donnée par le changement décisif qui, dans le second tiers du xvie siècle, affecte l’image que le pouvoir se fait de la construction du territoire alors que la ville connaît encore une phase d’expansion démographique. Jusqu’au milieu du siècle, les mouvements d’expansion du bâti restaient fidèles, dans leurs principes, au modèle de croissance médiévale qui procédait par ajouts progressifs suivant le rythme des initiatives individuelles et collectives22. Au milieu du xvie siècle, l’espace urbain n’est plus perçu comme le lieu d’une expansion illimitée, mais comme un espace borné dont les confins avec l’environnement lagunaire sont arrêtés. Ce renversement de perspectives est illustré par le projet avorté de Sabbadino de 1557 de ceindre la ville de quais qui marqueraient sa frontière définitive avec la lagune. Il sous-tend deux entreprises qui, elles, ont abouti : la construction des Zattere sur le flanc sud de Dorsoduro, le long du canal de la Giudecca, et surtout celle des Fondamenta Nuove, qui marque le triomphe d’une conception planifiée de la croissance urbaine à laquelle est fixé un terme. Avec elle, se clôt une forme d’urbanisation tendue vers la conquête de nouveaux espaces constructibles au profit d’un développement urbain canalisé dans les frontières existantes. Désormais, l’extension du territoire n’est plus appelée à participer à l’accroissement matériel de la ville.
16Or l’idée selon laquelle l’espace urbain est désormais achevé n’est pas contradictoire avec la croissance démographique car la ville dispose de suffisamment de terres émergées pour absorber l’arrivée de nouveaux venus. Quand la conjoncture démographique s’inverse à la fin du xvie siècle, elle s’impose d’autant plus facilement que les conditions de l’expansion urbaine ne sont plus réunies.
Sources : les données pour les années 1537 et 1582 sont fournies par E. Concina, Venezia nell’età moderna... cit., p. 150, 194-195. Celles qui concernent 1661 et 1740 ont été collectées auprès du siège de l’Unesco (Venise) qui conserve le matériel de l’enquête conduite sous la direction d’E. Concina.
Sources : D. Beltrami, Storia della popolazione di Venezia... cit., p. 57-59 ; A. Zannini, « Un censimento inedito del primo Seicento e la crisi demografica ed economica di Venezia », Studi veneziani, 26, 1993, p. 87-116.
3) Stabilité et renouvellement du bâti. xviie-xviiie siècle
17Parmi les facteurs qui concourent à l’arrêt du processus d’urbanisation, l’évolution démographique et la conjoncture économique occupent une place fondamentale. Certes, la croissance urbaine et, avec elle, l’économie du bâti n’en reproduisent pas immédiatement le rythme, mais elles finissent à terme par les refléter quand viennent à manquer les raisons et les moyens qui sous-tendent l’urbanisation.
18La pression démographique, qui a tant contribué à l’essor de l’espace urbain et à la densification du bâti dans les deux premiers tiers du xvie siècle, disparaît brutalement à l’occasion de la peste de 1576 après laquelle s’amorce une période de stabilisation, voire de déclin de la population23. L’inversion de tendance, qui est provoquée par un événement exogène, finit par refléter les difficultés que rencontre l’économie vénitienne et, à son tour, n’est pas sans avoir des conséquences sur les structures économiques. Quand l’épidémie s’abat sur la ville en 1576, la population atteint, selon les projections, le chiffre, jusqu’alors inégalé, de 175 000-180 000 habitants. En 1581, elle est ramenée à 134 000 personnes. La ville a donc été amputée d’un quart de ses forces vives. La reprise est rapide, attestant de la forte capacité attractive de l’économie vénitienne. Selon une estimation de 1607, à laquelle on peut accorder crédit, la population a retrouvé le niveau qu’elle présentait avant la peste et l’a même dépassé (188 970 habitants)24. Une récupération aussi vigoureuse n’a été possible que grâce à une très forte immigration en provenance de Terre Ferme car le solde naturel ne saurait suffire à provoquer une envolée aussi rapide25.
19Au début du xviie siècle, l’économie vénitienne est à un tournant26 : l’industrie textile qui a connu une forte croissance dans la seconde moitié du xvie siècle, absorbant une main-d’œuvre qui ne trouvait plus à s’employer dans le commerce, atteint son plus haut niveau de production27. Le besoin de main-d’œuvre a certainement drainé une masse de travailleurs temporaires, lesquels étaient d’autant plus poussés au départ que les campagnes vénètes traversèrent une crise dans la dernière décennie du xvie siècle. Tout laisse croire que le pic de population a été sans effets de grande ampleur sur le bâti : à la fois parce que la poussée a été de courte durée, la ville possédant une capacité d’accueil suffisante puisqu’elle avait compté une population à peu près équivalente avant la peste, et parce qu’elle comporte un volant d’habitations inoccupées – estimées à environ un millier par Beltrami – qui sont susceptibles d’amortir une hausse brève de la population28.
20Au centre de l’économie-monde au moins jusqu’au début du xviie siècle, Venise se voit ravir, dans les décennies 1610 et 1620, sa prééminence par les puissances occidentales qui accaparent une part grandissante du commerce avec le Levant. Victime de la concurrence des manufactures de l’Europe du Nord, l’industrie textile, notamment la production de laine, grosse pourvoyeuse de main-d’œuvre, atteint un bas niveau dès le milieu des années 1625 qui provoque un reflux des travailleurs temporaires vers les campagnes. Dans le même temps, les flux migratoires de l’arrière-pays vers Venise se tarissent à la faveur du développement des campagnes qui bénéficient du transfert d’une partie de l’activité manufacturière et du même coup retiennent davantage leurs habitants29. L’essor de la proto-industrialisation dans les provinces de Brescia et de Bergame qui étaient de traditionnels foyers d’émigration contribue à freiner les départs30. La conjonction de ces facteurs négatifs abaisse la population autour de 141 000 habitants en 1624. C’est donc dans un contexte de stagnation démographique, sinon de déclin, que la peste de 1630 frappe la ville, entraînant la disparition de 40 000 personnes31. A la différence de l’épidémie de 1576, la récupération est lente à se réaliser car le système économique en pleine mutation a perdu de son dynamisme. Il faut attendre la fin du xviie siècle pour que la ville retrouve le nombre d’habitants qu’elle atteignait avant la peste et le milieu du xviiie siècle pour qu’elle frôle le seuil des 150 000 habitants.
21Le niveau de la population au cours des xviie et xviiie siècles peut être l’objet d’une double lecture. Si on le compare au chiffre atteint au début de la période, il marque un incontestable recul qu’il faut mettre sur le compte de la peste, mais aussi de l’affaiblissement du potentiel de Venise et ce, tant à l’échelle de l’économie-monde que vis-à-vis de l’arrière-pays. Si l’on observe sur le long terme l’évolution de la population, on constate qu’elle reste à un niveau élevé et stable, exceptées les deux chutes provoquées par les pestes, qui permet de nuancer les effets négatifs du repositionnement de l’économie vénitienne sur le nombre d’habitants. La relative stabilité de la population est due à l’importance des activités endogènes : si Venise est un centre d’échanges de marchandises et de services, elle est avant tout une cité-État où les fonctions politiques et administratives fixent en ville une bureaucratie et une classe dirigeante dont les dépenses, liées au vêtement, à l’entretien de la maisonnée et de la résidence, ont un effet redistributif dans de nombreux secteurs de l’économie urbaine : le textile, le bâtiment, l’artisanat du bois et de la pierre32. Venise est un énorme centre de consommation, non seulement à cause de l’affluence de visiteurs étrangers et des exigences des classes dirigeantes en produits de luxe, mais aussi à cause des besoins propres de la population. L’économie urbaine, stimulée par la demande intérieure, contribue, en retour, au maintien de la population33.
22La stabilité démographique a contribué à mettre un terme définitif à l’expansion du territoire urbain. Compte tenu du niveau de la population résidente au milieu du xvie siècle, qui n’a jamais été atteint par la suite, sauf de manière éphémère dans la décennie 1610, la ville dispose d’une capacité d’accueil bien supérieure au chiffre réel de la population.
23Or cela n’empêche pas le nombre d’unités locatives de croître jusqu’au milieu du xviiie siècle, si l’on en juge par les calculs réalisés à partir des cadastres. La hausse est même spectaculaire entre 1582 et 1661 puisque le stock immobilier augmente de 24 % (de 22 444 à 28 706 unités). Elle est beaucoup plus modérée entre 1661 et 1740 (13 %), le stock immobilier passant de 28 706 unités à 32 026. Si la tendance ne saurait être mise en cause, il y a lieu de douter de l’ampleur du développement du bâti dans la première moitié du xviie siècle. En vérité, les chiffres qui font l’objet de la comparaison n’ont pas été élaborés à partir des mêmes sources. Les cadastres qui recensent la totalité du parc immobilier ont servi de base à l’estimation de 1661 et 1740. L’absence de ce type de document pour 1582 a conduit à exploiter les déclarations fiscales des propriétaires. Or la majeure partie des biens ecclésiastiques échappe au recensement car ceux-ci sont assujettis à un impôt spécifique, la decima del Clero. Même si la propriété ecclésiastique est d’un niveau modeste à Venise par rapport à d’autres villes, elle est assurément sous-évaluée par ce mode de calcul. Qui plus est, les catégories employées par les particuliers en 1582 et les pouvoirs publics lors de la levée des cadastres pour décrire et classer les types d’habitation ne reposent pas forcément sur les mêmes critères. Le risque existe de comparer terme à terme des estimations qui correspondent à des réalités différentes. Il y a donc lieu de prendre avec réserve l’évaluation chiffrée de la progression du stock immobilier entre la fin du xvie siècle et le milieu du xviie siècle. L’accroissement du bâti est cependant incontestable. Il vient conforter l’idée selon laquelle l’économie de la construction dispose d’une marge d’autonomie par rapport à la conjoncture démographique.
24La géographie de l’urbanisation fait apparaître de forts contrastes entre le centre et la périphérie de la ville. Les sestieri de San Polo et de San Marco, où la précocité de l’urbanisation et la densité du bâti laissent peu de place aux constructions nouvelles, présentent un stock immobilier stable34. La progression est contenue en dessous de 10 % entre 1582 et 1661. La situation qui prévaut dans les sestieri du nord et de l’est de la ville est fort différente : la croissance du bâti y est plus soutenue, de l’ordre de 13 % à Cannaregio et de 26 % à Castello. La poussée la plus forte est enregistrée dans le sestiere de Santa Croce où le patrimoine bâti double dans la même période. Mais l’urbanisation ne saurait se conformer aux limites de circonscriptions administratives aussi larges. Mieux vaut utiliser la paroisse comme cadre d’observation, même si certaines d’entre elles s’étendent sur des espaces disparates.
25Sans surprise, la zone où l’accroissement du bâti est le plus faible correspond à la partie la plus anciennement urbanisée et la plus densément construite : à l’est du Grand Canal, la totalité du sestiere de San Marco, les paroisses limitrophes de Castello (San Lio, Santa Marina, l’extrémité occidentale de Santa Maria Formosa) et de Cannaregio (San Giovanni Grisostomo, Santa Maria Nova, et le sud des Santi Apostoli et de San Canciano) ; à l’ouest, la zone de Rialto qui irradie jusqu’à San Polo et San Stae. La tendance n’est cependant pas uniforme. Ainsi la paroisse de San Matteo di Rialto en-registre-t-elle une progression du nombre des habitations qui passent de 57 en 1582, à 68 en 1661, et 105 en 1740, témoignant de la croissance de l’habitat dans une zone traditionnellement vouée au commerce35. Ce sont, à l’opposé, les paroisses périphériques qui connaissent le plus fort développement du bâti : San Geremia, San Canciano, San Giovanni in Bragora, San Martin, San Pietro di Castello. La plus forte hausse est enregistrée dans la paroisse de Santa Croce où le nombre des unités locatives augmente de 300 %. À force d’emplir les vides et de repousser les limites de l’urbanisation, l’espace plein, densément bâti, s’est dilaté repoussant aux extrêmes marges de la ville les jardins et les espaces libres.
26D’une manière schématique, on peut affirmer que l’accroissement du bâti est essentiellement le fait de constructions nouvelles dans les secteurs périphériques qui disposaient encore de terrains constructibles, tandis qu’il provient, au centre, du comblement des interstices laissés libres entre les maisons, de la reconstruction d’habitations préexistantes et démolies à cet effet ou de divisions intérieures. À mesure que se densifient les zones les plus excentrées, les constructions neuves se font moins nombreuses.
27Le xviie siècle marque un net renversement de l’activité du secteur du bâtiment. Les licences accordées par les juges du Piovego en sont le meilleur indice même si elles ne présentent pas de données continues. Entre 1621 et 1632, 157 permis sont concédés pour des constructions neuves, 27 pour des restaurations. Un siècle plus tard, entre 1754 et 1760, le rapport est inversé : 19 licences sont accordées pour des édifices neufs, 28 pour des restaurations (auxquelles il faudrait ajouter la restauration de 277 boutiques).
28Les chiffres invitent à introduire une distinction entre la première moitié du xviie siècle où la construction nouvelle est encore soutenue et le siècle suivant où prédominent l’aménagement et la transformation du bâti existant. Pour se convaincre du maintien de l’activité édilitaire au xviie siècle, il suffit de songer à la construction de nouveaux palais dont une quarantaine surgit dans le paysage urbain36, ou à des travaux de remaniement de grande ampleur qui témoignent d’une sensibilité propre au xviie siècle : l’exaltation sur la scène publique de personnes privées37. Le mouvement est conforté par le désir de certaines nouvelles familles intégrées au patriciat d’inscrire dans la pierre le statut à peine acquis38. Mais l’essentiel des constructions nouvelles concerne des habitations modestes destinées aux milieux populaires, à l’exception du secteur conquis sur les eaux jusqu’aux Fondamenta Nuove où sont édifiés des logements de bonne qualité39.
29La part dominante que prennent les restaurations dans l’activité édilitaire est suggérée dès le milieu du xviie siècle par les nombreuses licences accordées, entre 1636 et 1669, par les juges du Piovego pour des interventions portant sur le bâti existant40. Le renouvellement de celui-ci passe par des petits travaux relatifs à la restructuration interne, à la division des édifices, à des démolitions partielles, à la conversion des bâtiments industriels en magasins ou en habitations.
30À la lumière de ces informations, deux remarques peuvent être formulées. Premièrement, l’accroissement du bâti, qu’il prenne la forme de constructions nouvelles ou de remaniements d’édifices anciens, apporte la preuve de l’autonomie relative du secteur édilitaire par rapport à la conjoncture économique et démographique. Sans doute faut-il faire la part, parmi les facteurs qui entrent en ligne de compte dans le développement urbain, des conditions démographiques générales et de la myriade d’actes individuels qui ont chacun leur propre temporalité et leurs propres motivations. Dans ces conditions, il paraît difficile d’expliquer de manière univoque la poursuite du développement urbain, celui-ci fût-il considérablement ralenti. Deuxièmement, l’accroissement du nombre d’habitations, dans un contexte de stabilité démographique, a sans doute eu un effet sur la densité d’occupation des logements. Mais pour dépasser le stade de l’hypothèse, il faudrait à la fois pouvoir tenir compte de la diversité des conditions d’habitation selon les milieux sociaux et être en mesure d’évaluer dans quelle proportion la hausse des logements a réellement entraîné une augmentation de la surface habitable ; celle-ci n’a rien d’automatique dans la mesure où l’accroissement du nombre d’habitations passe de plus en plus par la restructuration d’édifices existants.
31Permanence et accroissement. Voici les mots, sans craindre le paradoxe, qui qualifient le mieux l’évolution de la morphologie urbaine entre la fin du xvie siècle et le milieu du xviiie siècle. Permanence du tissu urbain qui se lit dans le tracé inchangé des canaux et du réseau viaire depuis le début de l’époque moderne si l’on en juge par la vue de Jacopo de’ Barbari. Permanence des contours du territoire urbain depuis que la construction des Zattere et des Fondamenta Nuove a mis un terme à son expansion séculaire. Par contre, on ne peut être aussi catégorique au sujet du parcellaire dont l’état de conservation est variable selon les lieux. S’il demeure inchangé dans les zones les plus anciennement et densément construites, l’urbanisation des espaces vides et des marges de la cité, qui se poursuit au xviie siècle, en modifie, par touches, les contours. Quant au bâti, il est l’objet, sur le long terme, d’un incontestable accroissement, mais dont le rythme se ralentit considérablement dans la deuxième moitié du xviie siècle, car la fin de l’expansion territoriale, puis le comblement progressif des espaces libres limitent les transformations au bâti existant.
B–LA DIVISION SOCIALE DE L’ESPACE URBAIN
1. Le bâti et les mots
32Si les cadastres et les déclarations fiscales conservés dans le fonds des Dieci Savi alle decime sont tout à fait appropriés pour mesurer de manière globale la croissance du bâti, leur interprétation est plus délicate quand il s’agit de connaître l’usage et la fonction des différentes unités locatives qu’ils mentionnent. Ce qui présente un avantage pour l’évaluation numérique du parc immobilier, en l’occurrence l’emploi des mêmes critères de classification du bâti pour tout l’espace urbain et d’un recensement à l’autre, devient une source de difficultés quand on veut savoir quelle réalité revêtent les mots employés.
33Lors de chacun des levés cadastraux, le Sénat ordonne aux commissaires paroissiaux chargés de l’opération de prendre « diligemment en note toutes les maisons, boutiques, magasins, voûtes, étals, ateliers navals, terrains, jardins qu’ils soient séparés des maisons ou non et qui se louent [...] ou n’importe quel autre type de biens dont on puisse tirer une rente, sans exception »41. Il les invite donc à décrire le bâti à partir d’une taxinomie élémentaire qui gomme la diversité formelle de celui-ci, mais qui a le mérite de permettre le recensement à partir des mêmes critères.
34En employant le mot casa pour désigner tous les types de logements, indépendamment de leur taille, de leur forme ou de leur usage, le Sénat reste fidèle à une conception médiévale qui qualifie de la même manière tous les édifices dans la mesure où chacun participe, à son niveau, à la formation d’un seul et unique corps urbain à l’image de l’harmonie du corps politique. Il ne saurait y avoir de différences suffisamment fortes qui justifient l’emploi de plusieurs mots : l’unicité du lexique fonde aussi l’unité de la ville. Ce sont donc des diminutifs (casetta), des adjectifs (casa grande, dominicale) ou des qualificatifs (casa da statio42) élaborés sur une racine commune qui sont chargés d’opérer une sous-classification en fonction de la taille ou de l’usage. L’emploi indifférencié du mot casa pour désigner le bâti est cependant entamé, à partir du début du xviiie siècle, par l’apparition d’un terme jusque là inusité : palazzo. L’apparition du nouveau vocable, dont l’usage reste toutefois minoritaire par rapport à casa grande, témoigne d’un changement de perception du bâti. Celui est désormais perçu comme le reflet de la hiérarchie sociale, et les mots choisis pour le désigner sont chargés d’en marquer les degrés irréductibles43. Ce n’est donc pas un hasard si le mot palazzo est employé pour qualifier des palais dans les zones intermédiaires, socialement indifférenciées, alors qu’il en est peu fait mention le long du Grand Canal ou à la périphérie.
35L’effort de classification conduit à diviser le bâti en un petit nombre de catégories stables et préalablement constituées qui sont à la fois très générales et suffisamment indicatives pour préciser la fonction (habitation, boutique, magasin...). Générales, car le classement dans telle ou telle catégorie repose sur des critères d’appréciation de l’habitation qui relèvent de la subjectivité de l’observateur, de considérations architecturales qui ne sont pas forcément en rapport avec sa valeur locative : il est ainsi fréquent que des casette soient louées à un prix supérieur à celui des case voisines. Le vocable gomme, par ailleurs, la diversité formelle des édifices, les différences d’agencement et la variété des surfaces au sol. Mais ce sont aussi des catégories classificatrices, car elles opèrent une distinction en fonction de l’usage et du même coup se font fort de séparer ce que la réalité peut mélanger. À la lecture des cadastres, les lieux où l’on vit se trouvent nettement séparés de ceux où l’on travaille et ces derniers sont eux-mêmes divisés entre ceux où l’on vend (bottega) et ceux où l’on produit (tentoria, savoneria). La mention d’une habitation avec boutique maintient la séparation entre l’habitat et les fonctions économiques. Or est-il besoin de dire qu’une habitation peut abriter des formes de travaux à domicile, qu’une boutique sert autant à qualifier le commerce qui se contente de vendre des produits finis que le local de l’artisan qui transforme, produit et vend à la fois ; qu’un magasin n’est pas seulement un dépôt de marchandises, mais peut occasionnellement être utilisé pour héberger la main-d’œuvre44 ? On sait que des lieux à usage économique changent d’affectation et sont transformés en habitation au cours du xviie siècle. Mais un même lieu, à un moment donné, peut aussi être le cadre de plusieurs usages que les cadastres passent pour partie sous silence. Les catégories utilisées, fondées sur une nette séparation des lieux de travail et de vie et sur le vague qui entoure les activités qui peuvent se dérouler dans une « boutique », ne permettent pas de prendre en compte le chevauchement et l’imbrication des usages. Il y a dans la cadastration un souci légitime de standardisation du bâti, de simplification du lexique, d’appauvrissement de la réalité qui est certainement inévitable. L’usage d’une grille de lecture normalisée est la condition même de l’efficacité administrative. Ce n’est donc pas une raison suffisante pour se priver d’une mine d’informations irremplaçables pour la connaissance du territoire urbain. Mais cela invite à lire les résultats qui en sont issus comme l’imparfait reflet de la réalité.
2) La topographie des activités urbaines
36Le partage fonctionnel de l’espace urbain est inséparable des formes de divisions sociales. Non pas parce que l’affectation du sol et sa destination sociale sont d’abord déterminées par la localisation des activités, comme l’affirme la pensée économiste dans l’analyse de la ville contemporaine, mais parce que la logique de l’habitat et la logique des activités sont interdépendantes. Les activités investissent d’un contenu social les espaces où elles s’installent et elles se répartissent dans l’espace en fonction de l’environnement social. C’est seulement par souci de clarté que l’on a donc pris le parti de décrire de manière séparée les formes de répartitions spatiales des activités et des hommes.
37D’un point de vue fonctionnel, le système urbain s’articule à un double niveau dans la continuité de l’organisation territoriale mise en place à la fin du Moyen Âge : l’un est centré sur la paroisse, l’autre embrasse tout l’espace urbain. Mais il est sans doute abusif de parler de niveaux emboîtés car tous deux cohabitent dans le même espace.
38Malgré l’unification du territoire urbain, la cité est formée d’un agrégat de paroisses qui ont conservé leur autonomie d’un point de vue fonctionnel45. Celles-ci sont dotées de services et de commerces destinés à satisfaire les besoins élémentaires de leurs habitants, notamment en matière alimentaire. Dans chacune d’entre elle, c’est autour du puits collectif, du four à pain, dans la taverne (bastion da vin), que se tissent les échanges et les rencontres quotidiennes. En tant que micro-système économique, la paroisse conserve toutes ses fonctions au cours du xviiie siècle ; il semble même que son poids s’affirme grâce à l’apparition de cafés, de bastioni d’acqua viva, d’osterie jusqu’alors localisés dans le centre. À cause de son caractère de proximité, elle développe pour elle-même des activités élémentaires qui ne sont pas spécifiquement urbaines et qui ne sont pas en rapport avec la taille ou le statut économique de l’ensemble de la ville.
39La structure polycentrique de l’économie du quotidien s’intègre à un système urbain hiérarchisé qui se déploie à l’échelle de toute la ville. Selon une distribution fonctionnelle sans surprise, les activités présentes dans le centre se distinguent nettement de celles que l’on rencontre à la périphérie. Rien d’étonnant à cela, car c’est le propre de toute ville de développer une forme de centralité et de division spatiale des activités. À Venise, l’espace central a comme particularité de s’articuler autour de deux pôles : Saint-Marc, le siège du pouvoir politique et judiciaire, et Rialto, le centre administratif et marchand, liés entre eux par l’axe des Mercerie. C’est dans cet espace que le tissu commerçant est le plus dense et le plus complexe. On y trouve des activités très spécialisées qui n’ont pas leur place dans le reste de la ville : les libraires autour de la place Saint-Marc, les diamantaires et les bijoutiers à San Bortolomio et à San Giovanni di Rialto. Mais sans conteste, Rialto demeure le principal pôle commercial de la ville de par la concentration des marchés de gros et de détail, des ateliers et des échoppes de produits de luxe, du siège des banques privées et publiques, des compagnies d’assurance maritime et des plus importantes magistratures liées au commerce et aux finances. La centralité en matière commerciale est soulignée par les bâtiments (Fabbriche Vecchie e Nuove) reconstruits après l’incendie de 1514, dont l’agencement témoigne de la volonté, incomplètement aboutie, de regrouper les activités dans des lieux spécialisés46.
40La capacité de l’espace urbain à préserver les formes héritées du passé se lit également dans la stabilité de la topographie des fonctions urbaines. Les glissements que l’on observe dans la distribution des activités s’inscrivent dans la continuité du cadre préexistant. On note ainsi, entre la fin du xvie siècle et le milieu du xviiie siècle, une croissance du nombre de boutiques hors du centre commerçant47. À la fin du xvie siècle, les paroisses où leur nombre excède un tiers du parc immobilier se localisent autour de Rialto, des Mercerie et de Saint-Marc. En 1740, elles débordent de ce cadre initial pour s’étendre au reste du sestiere de San Marco, à la partie limitrophe du sestiere de Castello et au sud de la zone de Rialto jusqu’à Sant’Aponal. Cette expansion traduit une augmentation de 70 % du nombre de boutiques entre 1582 et 1740 alors que dans la même période la croissance de celui des logements est de 39 %. Pour le seul sestiere de San Marco, la hausse avoisine 78 %. Le phénomène prouve que Venise reste un grand centre de consommation où la redistribution des ressources a un effet de stimulation sur le commerce local. Entre le milieu du xviie siècle et le milieu du xviiie siècle, la croissance du nombre de boutiques profite surtout aux zones intermédiaires (à Santa Fosca, San Stin, Santa Maria Formosa, San Giovanni in Bragora) dont les fonctions se renforcent par rapport au centre commerçant.
41Dans le quartier de Rialto et autour des Mercerie, les boutiques envahissent tout le réseau viaire. Au-delà du centre, elles se concentrent le long des axes les plus empruntés, ceux qui mettent en relation différentes parties de la ville : dans le sestiere San Polo, suivant l’axe qui mène de Rialto aux Frari et au-delà à Santa Margherita ; dans le sestiere de Cannaregio, du ponte delle Guglie à Rialto parallèlement au Grand Canal ; à Castello le long de la riva degli Schiavoni et au-delà de l’Arsenal le long du rio di San Domenico.
42D’un point de vue fonctionnel, la périphérie de la ville présente un tout autre visage48. Selon un modèle d’organisation de l’espace mis en place au Moyen Âge, elle a accueilli les activités jugées indésirables au centre parce qu’elles apportaient des nuisances ou parce qu’elles exigeaient de l’espace. Les activités industrielles et artisanales les plus bruyantes ou les plus polluantes ont délaissé les paroisses centrales au cours du xvie siècle pour s’établir sur les marges selon des critères de regroupement qui dessinent des zones bien différenciées. L’est de la ville est marquée par la présence de l’Arsenal et des chantiers navals privés pour lesquels des dépôts de bois sont aménagés sur les terrains qui bordent la lagune vers San Pietro di Castello ou au nord de l’arsenal. L’ouest est la zone d’implantation des manufactures privées : teintureries, savonneries, scieries, fabriques de couleur situées dans les paroisses de Santa Croce, San Geremia, San Marcuola. Le sud de Dorsoduro est parsemé de petits chantiers navals (squeri), de dépôts de bois et de matériaux de construction, déchargés sur les Zattere, tandis que l’île de la Giudecca présente une forte concentration de fours à brique. Les marges de la ville ne sauraient cependant être réservées aux seules activités industrielles et artisanales : à côté d’elles, coexistent des jardins d’agrément appartenant à des monastères ou à des patriciens qui continuent à conférer à certaines zones de San Marcilian, de San Geremia, de Santa Croce ou de la Giudecca une allure champêtre malgré la poussée de l’urbanisation.
43La nette séparation des activités au sein de l’espace urbain demande à être nuancée. Si le centre est voué au commerce et si les marges de la cité ont accueilli les activités industrielles polluantes et dévoreuses d’espace, l’organisation du territoire urbain est étrangère, comme dans la plupart des villes anciennes, à un strict zonage fonctionnel. La survivance du système paroissial maintient, dans tout l’espace urbain, y compris au centre, de petites activités artisanales et industrielles. Et parallèlement, l’extension de l’aire commerciale a enrichi le tissu économique des paroisses intermédiaires qui présentaient jusque là des structures moins complexes.
3) Niveaux sociaux, loyers et habitat
44La distribution des milieux sociaux dans l’espace urbain est une réalité difficile à appréhender. L’image obtenue a toutes les chances de varier selon que l’observation porte sur toute la ville ou sur une de ses parties, selon que les critères de classification retiennent le statut juridique des personnes, leur profession ou leur fortune, selon que l’on privilégie une approche synchronique qui offre une image fixe de la composition sociale ou que l’on adopte une méthode diachronique attentive à la mobilité intra-urbaine des personnes. Il s’agit, ici, de rendre compte d’une structure, c’est-à-dire de régularités spatiales, en prenant soin de varier l’échelle d’observation pour faire apparaître la superposition des formes de distribution sociale et en adoptant comme indicateur le niveau de fortune. Le choix d’un critère économique est motivé par le fait que la répartition de la population est davantage fonction des ressources que des différences de statut juridique entre les personnes. Les résidences patriciennes se localisent ainsi dans tout l’espace urbain sans exclusive, à l’exception notable de la paroisse de San Pietro di Castello que les nobles ont délaissé durant le xvie siècle, sans doute parce qu’elle était trop excentrée et ne réunissait plus les conditions d’une sociabilité de groupe49.
45Le mode d’occupation du logement ne saurait non plus constituer, à lui seul, un indicateur du niveau social. La propriété de la résidence est une pratique marginale et en régression entre le milieu du xviie siècle et le milieu du xviiie siècle (6 % en 1661, 4,5 % en 1712 et 2 % en 1740 selon l’enquête de l’Unesco conduite par E. Concina). Mais cela ne veut pas dire qu’elle est l’apanage des plus riches. L’estimation de la valeur locative permet de juger, tout à la fois, de leur qualité généralement supérieure à la moyenne des habitations et de leur répartition le long de toute l’échelle des loyers. En 1661, près de 40 % des logements occupés par leur propriétaire sont estimés en dessous de 20 ducats de loyer annuel, soit à un niveau fort modeste (la part s’élève à près de 50 % en 1740). À l’opposé, la pratique de la location n’est pas réservée aux moins fortunés. Si elle constitue l’unique solution pour les plus démunis, elle est utilisée aussi par ceux qui disposent de suffisamment de ressources pour louer un logement de qualité, mais qui manquent de capitaux pour acheter un bien équivalent, ou encore par ceux qui préfèrent exploiter leur patrimoine et prendre en location une habitation d’un niveau inférieur pour dégager un bénéfice. La répartition entre locataires et propriétaires ne saurait recouper systématiquement l’opposition entre riches et pauvres ou entre des personnes de statut juridique différent. Le patriciat vénitien se partage ainsi également entre locataires et propriétaires sur les mêmes critères que le reste de la population50.
46Quel est donc le meilleur indicateur pour rendre compte de la destination sociale des lieux, de la projection au sol des inégalités, des hiérarchies, des différences qui divisent la société ? Géographes et historiens de la ville ont répondu d’une même voix : le loyer. Le rôle de choix qu’ils attribuent à celui-ci se fonde sur l’idée qu’il constitue un indice du niveau socio-économique du locataire dans la mesure où il est proportionnel aux ressources. Il n’y pas lieu de contester ce principe général ; à l’évidence, les habitations les plus chères sont occupées par les plus riches, et celles qui sont meilleur marché par les plus pauvres. Au risque de verser dans la banalité, ce constat suffit à affirmer que les ressources disponibles déterminent le montant du loyer que les familles sont en mesure d’acquitter, ou plus précisément fixent les limites qu’elles ne peuvent pas dépasser. Mais l’existence d’un plafond ne signifie pas pour autant que le loyer est le parfait indicateur des revenus. Comme il arrive à des personnes à égalité de ressources (du moins qui apparaissent comme telles dans les sources) d’acquitter des loyers d’un montant différent, celles qui paient des loyers identiques ne disposent pas forcément des mêmes revenus. L’exemple est donné par quelques chefs de famille de la paroisse de San Canciano recensés en 1745 par les Provveditori alle Pompe et pour lesquels on connaît le montant du salaire en plus de la composition de la famille, du métier et du loyer51. L’échantillon réuni par D. Beltrami (tableau 4) est loin d’être exceptionnel puisqu’il regroupe seulement 36 personnes et concerne un milieu homogène essentiellement constitué d’ouvriers-artisans. Si l’on observe, d’abord, les cas (17) où le loyer est compris dans la fourchette la plus basse – entre 8 et 12 ducats –, la part des ressources qui lui est consacrée oscille entre 4,5 % et 25 %. Mais les valeurs extrêmes ne doivent pas cacher la convergence du taux autour de 10 %, les deux tiers des cas (10) étant compris entre 8 et 12 %. En revanche, les habitations d’une qualité tout juste supérieure, celles qui correspondent à un loyer compris entre 20 et 30 ducats par an, présentent une dépense s’échelonnant de 6 à 32 % du salaire selon les cas, avec une dispersion entre ces deux bornes particulièrement prononcée. Enfin, parmi les artisans disposant d’un revenu compris entre 80 et 120 ducats par an (19 cas), la dépense liée au logement présente une amplitude – entre 7 % et 60 % – et une dispersion fortes : un tiers se situe entre 9 % et 12 % et un quart entre 21 % et 25 %.
47Si tant est qu’il soit possible d’accorder un quelconque crédit à une enquête aussi fragmentaire, ces résultats inspirent deux remarques. Ils offrent, tout d’abord, des ordres de grandeur semblables aux dépenses locatives observées à Lyon et à Anvers au xvie siècle, en Hollande et en France au xviie siècle, qui oscillent toutes entre 8 à 15 % de la consommation globale52. Mais les chiffres font aussi apparaître une inégale dispersion selon les niveaux de revenus et de loyers observés. Le fait que les habitations les plus modestes soient louées majoritairement à des personnes disposant de ressources équivalentes ne saurait surprendre. Ce type de logements, de petite taille, insalubres, souvent situés au rez-de-chaussée, présente des caractères si peu attractifs qu’il est destiné à accueillir exclusivement de petites gens. Dans tous les autres cas, le lien entre le niveau des loyers et celui des ressources n’est pas aussi mécanique. Il est frappant de constater que même au plus bas de l’échelle sociale, les chefs de famille à revenu équivalent ne consacrent pas le même budget au logement. Certes, le faible montant du salaire limite leur marge de manœuvre en cantonnant le loyer dans des bornes assez étroites, mais ces contraintes ne sont pas suffisantes pour introduire une uniformisation des comportements. La remarque vaut davantage encore quand on s’élève dans l’échelle des habitations et des revenus. Plus les disponibilités financières augmentent, plus la dispersion des loyers tend à être importante. L’aisance (malgré l’imprécision du terme) élargit la gamme des dépenses possibles, introduisant une plus grande variété dans l’affectation des ressources.
48Il n’en reste pas moins vrai que, selon les groupes sociaux, et plus encore selon les personnes, à égalité de revenu, les dépenses liées à l’habitat connaissent de sensibles variations. Pour l’expliquer, il faudrait être en mesure de replacer le loyer dans l’ensemble des postes de dépense et cerner les ordres de priorité qui commandent les modes de consommation53. Faute de pouvoir pénétrer dans la sphère des motivations individuelles où se mêlent des contraintes objectives (la taille du foyer, le métier), des choix guidés par des stratégies familiales et des représentations d’ordre culturel, il est impossible d’établir sur quels critères le chef de famille fixe la dépense consacrée à l’habitat, sans doute parce que l’arbitrage n’est pas toujours guidé par des motifs strictement rationnels ou explicites. L’existence d’une variation des loyers, à égalité de revenu, ne doit pas cacher l’évidence : c’est l’échelle des ressources qui détermine une fourchette de loyers possibles. C’est la raison pour laquelle on peut espérer, en classant de manière élémentaire les logements à partir de ce critère, connaître leur destination sociale. À travers l’échelle des loyers se lit, certes avec imperfection, l’échelle sociale.
49La classification n’est pas exempte de limites, car elle ne permet pas de mesurer les conditions de vie dans le logement qui sont largement tributaires de la densité d’occupation. Mais elle a le mérite de fixer un ordre de grandeur qui permet de replacer les loyers au sein d’une hiérarchie et d’en évaluer le contenu social54. L’observation a porté sur les loyers de la paroisse de San Cassiano en 1750 ; elle propose un classement qui est transposable un siècle plus tôt compte tenu de la stabilité des prix. L’échelle des loyers peut être arbitrairement divisée en cinq groupes.
50En dessous de 10 ducats, le logement est misérable. De toute petite taille, réduit à une pièce, située au rez-de-chaussée (a pepian) ou sous les combles, il est destiné à de petites gens que les Provveditori alle Pompe rangent dans la catégorie de « pauvres ». Parmi eux, figurent les manœuvres, les ouvriers sans qualification, les journaliers sans emploi fixe et la cohorte des veuves qui vivent dans l’indigence. Il faudrait y ajouter, pour la paroisse de San Pietro di Castello, les ouvriers de l’arsenal et plus généralement tous ceux qui sous-louent une pièce dans un appartement. Compte tenu de l’exiguïté de l’espace et de la situation sociale de ses occupants (veuves ou ouvriers célibataires), ce type de logement est le plus souvent occupé par une personne seule.
51Les habitations dont le loyer est compris entre 11 et 20 ducats hébergent la masse du petit peuple (popolo minuto), qui vit dans des conditions extrêmement modestes mais qui n’est pas réduit à l’indigence. On y trouve, pêle-mêle, les domestiques (camerier), les bateliers (barcariol), les porteurs en tout genre (facchin), les manœuvres (manoal) et le gros des ouvriers et des apprentis, qu’ils travaillent dans le secteur du bois, du verre, du textile, du cuir ou de la métallurgie. Si l’habitat est plus grand que dans le cas précédent, les conditions de vie n’y sont pas forcément meilleures car on s’y entasse à plusieurs ou l’on y vit en famille.
52Un loyer situé entre 20 et 40 ducats est acquitté par des artisans d’art (orefice), des commerçants du secteur alimentaire (salumier, casarol), des maîtres de métier, des membres de professions exigeant des compétences intellectuelles ou liées au négoce (agente ; sanser : intermédiaire). Les personnes qui paient des loyers d’un montant supérieur (entre 40 et 100 ducats) appartiennent aux mêmes univers professionnels. On rencontre de gros commerçants (mercier, droghier), quelques marchands (bombaser : marchand de coton), des rentiers qui déclarent vivre « del loro proprio ». Au dessus de 100 ducats, le logement correspond à l’étage d’un palais et l’éventail social s’élargit aux classes supérieures : nobles, cittadini, marchands, notaires.
53À l’échelle de toute la ville, la répartition des loyers met en évidence la place dominante qu’occupent les habitations les plus modestes : un tiers des habitations présente un loyer inférieur à 12 ducats et un autre tiers un loyer compris entre 12 et 30 ducats tandis que les habitations supérieures à 200 ducats regroupent à peine 2 % de l’ensemble du bâti, et ce sans variations significatives entre le milieu du xviie siècle et le milieu du xviiie siècle.
54Si la connaissance du loyer permet de situer le logement par rapport à l’ensemble du parc immobilier et de déterminer approximativement à quel niveau social il correspond, il est infiniment plus délicat d’en tirer des informations sur les caractères morphologiques du logement. Le loyer ne reflète pas nécessairement le caractère intrinsèque du bien, mais se fixe à l’issue d’une relation personnalisée entre un locataire et un propriétaire qui peut influer sur son montant. Il arrive ainsi que des maisons identiques d’un point de vue architectural soient louées à des prix différents, et que des loyers d’un montant égal correspondent à des habitations qui ne présentent pas la même taille.
4) La destination sociale des espaces
55S’il ne fait aucun doute que les individus ne se répartissent pas de manière aléatoire dans l’espace, mais se distribuent en fonction des inégalités, des hiérarchies, des différences qui traversent la société, les formes de répartition ne se laissent pas appréhender aisément. La difficulté vient du fait que le cadre de l’analyse que l’on adopte détermine la perception de la réalité. L’échelle d’observation joue ainsi un rôle fondamental car elle modèle le contenu de la représentation.
56Pour saisir la structure sociale de la ville dans son ensemble, il est nécessaire de choisir l’échelle la plus ample, en adoptant la paroisse comme unité de mesure car elle permet un quadrillage de tout le territoire urbain et de considérer les loyers comme indicateur des niveaux sociaux. Se dessine alors une géographie sociale qui présente une schéma spatial rigoureusement concentrique : les logements onéreux sont plus nombreux au centre qu’à la périphérie, suivant une gradation annulaire55. Au centre, le long de l’axe qui lie Rialto à la place Saint-Marc, les habitations modestes sont très minoritaires tandis que la coloration populaire du tissu social s’affirme plus nettement à mesure que l’on gagne la périphérie. Ces quartiers se localisent sur l’île de la Giudecca, isolée de l’organisme urbain par les eaux ; dans la paroisse de San Pietro di Castello, coupée du cœur de la ville par l’Arsenal et dans l’ensemble des paroisses situées à l’ouest de la ville indépendamment du découpage administratif. Ainsi le sestiere de Cannaregio présente-il une forte opposition, d’un côté, entre le nord tourné vers la lagune et le sud bordé par le Grand Canal ; et de l’autre, entre l’est rattaché au centre de la ville et la partie occidentale (San Geremia) où transitent les migrants en provenance de Terre Ferme56. La plus forte concentration populaire se rencontre, à l’extrémité sud-ouest de la ville, dans la zone de San Nicolò dei Mendicoli, habitée de pêcheurs et de gens de peu (les trois quarts des logements sont inférieurs à 20 ducats). La majeure partie des maisons concédées gratuitement, pro amore Dei, sont également localisées dans les secteurs les plus périphériques57. Ce type de logements, où se mêlent clientélisme, charité chrétienne, et politique d’assistance, est mis à disposition par des institutions publiques (Procurateurs de Saint-Marc, Scuole Grandi) et de vieilles familles patriciennes. Il concerne seulement environ un millier d’habitations, mais il a assurément un effet indirect sur le marché locatif, en contribuant à alléger la pression exercée sur les habitations les plus modestes. La géographie de leur implantation est stable au cours des xviie et xviiie siècles en partie à cause de leur encadrement institutionnel : on les rencontre à San Pietro di Castello, San Canciano, San Marcilian, San Marcuola, San Geremia, San Giacomo dall’Orio, San Nicolò, mais aussi à l’ouest du sestiere de San Marco à San Samuele.
57Les différences de niveaux sociaux entre le centre et la périphérie frappent également par leur permanence. En se perpétuant d’un siècle à l’autre, elles présentent une armature apparemment immuable et soustraite au temps. Tout juste constate-t-on une expansion de la zone où sont pratiqués des prix élevés qui englobe presque la totalité du sestiere de San Marco et la partie occidentale de Castello. À l’opposé, le caractère populaire de San Geremia et du nord du sestiere de Santa Croce s’est accentué dans la première moitié du xviiie siècle, mais cette légère variation de la configuration générale s’inscrit dans une structure qui demeure parfaitement annulaire. Ce schéma est conforme au modèle de la théorie de la rente foncière qui stipule que la répartition des habitants est le décalque au sol des inégalités de fortune et de la hiérarchie sociale. Le modèle de la rentabilité urbaine considère en effet que dans un marché de concurrence l’utilisation la plus intensive sur un point du territoire urbain l’emporte. L’affectation du sol (tant les activités que les hommes) serait ainsi liée aux rapports de production et à l’organisation sociale dans son ensemble58. Ce modèle explicatif présente ce pendant des limites dans le cas des villes anciennes, à la fois parce que ce schéma spatial est fixe et atemporel alors que la construction de l’espace urbain est un processus qui s’inscrit dans le temps et parce qu’il ne tient pas compte de la diversité de comportement des acteurs.
58Le changement d’échelle fait apparaître une autre trame de la division sociale. Il suffit d’abandonner la paroisse comme cadre d’observation, laquelle présente le défaut d’imposer des caractéristiques uniformes à tout l’espace, et de descendre au niveau des habitations elles-mêmes. On s’aperçoit alors que la hiérarchie annulaire rend imparfaitement compte de l’utilisation des espaces et de leur qualification sociale. La périphérie urbaine apparaît dans toutes ses contradictions car elle est à la fois le lieu de relégation des plus pauvres et des migrants et celui où les plus fortunés profitent de la disponibilité de terrains pour y installer des villas et des jardins. De même, la hiérarchie annulaire laisse entendre que l’espace est structuré par des principes économiques, or la répartition de la population n’est pas étrangère à une rationalité symbolique commandée par une autre échelle des valeurs. Le Grand Canal en est le lieu d’expression. En s’étirant à travers toute la ville, la « rue la mieux maisonnée du monde », selon Philippe de Commynes, dessine une hiérarchie originale, dictée par les caprices de la topographie vénitienne mais aussi par les valeurs de prestige et de distinction sociale qui animent le patriciat vénitien. On ne peut pas le désigner comme un quartier car il se rattache à des espaces paroissiaux différents, mais c’est, sans conteste, le lieu le plus homogène du point de vue de la structure du bâti et du niveau social de ses occupants.
59À petite échelle, l’image qui s’impose, selon des degrés variables, est celle d’une très forte hétérogénéité sociale. Selon un modèle de répartition de la population propre aux villes anciennes, l’espace vénitien voit cohabiter dans un même espace des personnes de condition, de métier, de statut très différents, apportant confirmation que les hiérarchies sociales les plus rigides et les plus inégalitaires n’entraînent pas forcément la ségrégation la plus marquée de l’espace. Une paroisse comme San Polo, située au centre de l’organisme urbain et caractérisée par une forte présence patricienne et un nombre important de logements de qualité, comporte un tiers de logements destinés aux milieux populaires59.
60La question qui demeure en suspens est de savoir comment l’hétérogénéité sociale qui se dégage du classement statistique des loyers se traduit dans l’espace. Pour y répondre, il importe au préalable de clarifier certaines notions. Peut-on parler, sans risque de confusion, d’hétérogénéité sociale quand on cherche à qualifier un espace ? Si l’on entend par là, la proximité de résidence de personnes appartenant à des milieux différents, on est incontestablement en présence d’un quartier composite. La mixité sociale est favorisée par la morphologie du bâti car des maisons de taille et de statut très variés s’enchevêtrent dans un petit espace et au sein du même immeuble des différences de qualité opposent le rez-de-chaussée aux étages. Mais la proximité topographique ne saurait effacer les divisions sociales qui se lisent précisément dans la hiérarchie qui différencie les édifices et les étages. La mixité sociale s’accommode également de micro-regroupements plus homogènes, soit aristocratiques le long du Grand Canal ou sur le pourtour des places ; soit populaires dans les parties les plus reculées du réseau viaire et autour des cours. À une échelle encore plus petite, on peut remarquer des agrégats de personnes appartenant au même métier ou de même origine géographique.
61À l’échelle de toute la ville se dessine une organisation de l’espace qui relègue sur les marges les plus pauvres, sur les lieux mêmes où ont été repoussées certaines activités industrielles. Mais ce modèle de répartition, qui atteste que la logique des activités et la logique de l’habitat sont indissolublement liées, n’est nullement contradictoire avec la mixité sociale que l’on observe à plus petite échelle : ils se combinent plutôt entre eux. La structure annulaire de l’organisation de l’espace a ainsi pour effet de renforcer l’homogénéité sociale au centre et surtout sur les marges, où les plus pauvres sont amplement majoritaires ; et les formes de mixité sociale qui subsistent à très petite échelle, continuent, selon des degrés variables, à faire du centre un espace composite. La permanence sur le long terme des formes de distribution sociale s’explique aisément par la stabilité de la trame physique. Il ne faudrait pas croire, pour autant, qu’il existe une relation nécessaire entre la localisation dans l’espace et l’usage du bâti, entre les formes et la composition sociale. Sans remettre en cause les structures existantes, les glissements que l’on observe entre xviie et xviiie siècles (paupérisation du nord de Santa Croce, requalification du nord de San Canciano, implantation d’une population modeste à San Matteo di Rialto), témoignent de la capacité du jeu des acteurs à modifier, fût-ce faiblement, la composition sociale du bâti.
C–LES STRUCTURES DE LA PROPRIÉTÉ
1) Le partage du sol
62L’association du corps urbain au corps politique, célébrée par l’hagiographie officielle rencontre dans les structures de la propriété une incontestable forme de légitimation. Venise est une ville aux mains des patriciens. Elle l’était déjà au Moyen Âge ; elle le reste durant toute l’époque moderne tant leur emprise est lente à se desserrer. La part des patriciens dans la rente urbaine s’élève à 65 % à la fin du xvie siècle, mais le chiffre est certainement exagéré à cause de la sous-estimation de la propriété ecclésiastique qui n’apparaît pas complètement dans les condizioni di decima60. Au milieu du xviie siècle, elle avoisine 55 % et croît légèrement au début du xviiie siècle pour se stabiliser, entre 1712 et 1740, autour de 57 %. Les cittadini, les membres de la seconde classe de citoyens vénitiens, et les popolani sont largement en retrait. Après une phase continue d’augmentation de leur part dans la rente immobilière entre la fin du xvie siècle (21 %) et le milieu du xviie siècle (31 %), le recul qu’il enregistrent entre 1661 (31 %) et 1712 (23 %) est certainement à imputer à l’entrée dans le patriciat de quelques familles cittadine fortunées, qui, du même coup, ont changé de catégories statistiques, plutôt qu’à un effritement de leurs positions. Les institutions ecclésiastiques sont loin de peser du même poids que les propriétaires privés puisqu’elles sont en possession de moins de 10 % du bâti61. Parmi elles, les monastères et les couvents occupent une position prédominante par rapport au clergé séculier. Enfin, la part des scuole et des fraterne légèrement inférieure à 4 %, reste stable entre le milieu du xviie siècle et le milieu du xviiie siècle. Le reste, c’est-à-dire 2 à 3 % du bâti, est propriété de la Seigneurie et de commissarie gérées par les Procurateurs de Saint-Marc. Ces données inspirent trois remarques. En premier lieu, le poids de la propriété noble rappelle la part active que les patriciens ont joué dans le processus d’urbanisation au Moyen Âge. En deuxième lieu, le rapport de force entre les différents groupes qui se partagent le sol urbain reste stable entre le milieu du xvie siècle et le milieu du xviiie siècle, après une phase de tassement de la propriété patricienne. En troisième lieu, la faiblesse de la propriété ecclésiastique fait de Venise un cas à part parmi les grandes villes italiennes62. Cet état de fait est à la fois l’héritage du processus d’urbanisation durant lequel les institutions ecclésiastiques se sont heurtées à la concurrence d’autres acteurs, notamment des patriciens, et se trouve renforcé par la politique de l’État, soucieux de limiter l’emprise ecclésiastique sur le sol urbain. L’autorisation de construire est ainsi soumise à l’approbation du Grand Conseil et le legs d’un bien immeuble sévèrement réglementé63.
63Si la structure de la propriété est stable dans le temps, la position des différents groupes enregistre des variations selon les lieux.
64La mainmise patricienne sur la propriété est particulièrement affirmée dans les sestieri de San Marco et de San Polo où elle excède 60 % du stock immobilier, pouvant s’élever dans certains cas jusqu’à 80 %, comme la paroisse de San Polo en offre l’exemple. Mais il ne s’agit jamais d’une domination sans partage : à Sant’Aponal ou à San Zuanne di Rialto un cinquième du bâti est entre les mains de non-nobles. L’emprise aristocratique se desserre, en revanche, sur les marges de la cité, à San Pietro di Castello, San Nicolò, Santa Croce ou encore à San Geremia où elle s’étend à moins de la moitié du bâti. Elle laisse plus d’espace à la propriété cittadina et popolona qui fait jeu égal avec elle, voire la dépasse. Il s’avère que les zones de forte concentration de la propriété noble sont celles qui ont été le plus précocement bâties et où le patriciat a pris part à l’urbanisation dans les derniers siècles du Moyen Âge. Cette répartition permet également de prendre conscience du poids des héritages, de la lenteur avec laquelle évoluent les structures de la propriété, de la capacité de celles-ci à emprisonner le passé.
65La géographie de la propriété n’est pas immobile, mais elle est sujette à des variations de faible amplitude. Depuis la fin du xvie siècle, la noblesse ne cesse de renforcer ses positions au nord-ouest de Cannaregio, au Ghetto, mais aussi à San Geremia, San Marcilian64. Le mouvement redouble même de vigueur avec l’implantation dans la zone de nouvelles familles agrégées au patriciat au xviie siècle, qui y réalisent des investissements65. À l’inverse, elle desserre son emprise, à partir du xviiie siècle, dans quelques paroisses centrales (San Bortolomio, San Basso, San Giminian) où la propriété cittadina et popolana a pris le dessus. C’est sans conteste un indice de l’effritement de quelques patrimoines. Mais cela ne saurait suffire à renverser l’ordre des choses.
66Si la propriété ecclésiastique est minoritaire à l’échelle de toute la ville, elle est particulièrement bien implantée dans quelques paroisses : à San Severo où une grande partie du patrimoine du riche monastère de San Lorenzo est disposé aux alentours des bâtiments conventuels ; à San Provolo dans laquelle le monastère de San Zaccaria est, fait exceptionnel, l’unique propriétaire du bâti66 ; à San Zulian où le monastère de San Giorgio Maggiore dispose d’un important complexe immobilier. Les patrimoines des Scuole Grandi se répartissent dans tout l’espace urbain, mais ils manifestent une prédilection pour les paroisses périphériques où ces institutions offrent des logements gratuits à des fins charitables (15 % environ de leurs propriétés) et où elles disposent de biens de rapports qu’elles ont acquis ou fait construire afin de se procurer les ressources nécessaires à leur activité caritative. Dans leur cas, la propriété qui présente à la fois une garantie et un revenu est justifiée à des fins morales. La tendance à la localisation sur les marges de la ville s’accommode parfois de formes de regroupement de biens dans la paroisse où l’institution charitable a son siège, comme la Scuola di San Giovanni Evangelista en offre l’exemple dans la paroisse de San Stin.
2) Morphologie de la propriété et formes de contrôle sur l’espace
67Venise est une ville où la propriété est considérablement émiettée. L’existence de regroupements compacts, continus, à la dimension d’une rue ou d’un îlot, de biens appartenant au même propriétaire est très peu répandue. En 1740, on ne compte que 50 agrégats réunissant plus de 25 biens locatifs67. Parmi eux, la grande propriété, celle qui regroupe plus de 50 biens, est exceptionnelle : seuls deux monastères, San Zaccaria et San Lorenzo, disposent d’un complexe homogène qui excède 100 unités. Il est, par contre, plus fréquent de rencontrer des regroupements de taille intermédiaire entre 5 et 25 unités, au nombre de 600 environ en 1740.
68L’exemple d’une paroisse centrale, comme San Polo, permet de rendre compte du phénomène. En 1712, lors de la levée du cadastre, la paroisse comptait 357 unités locatives : 111 étaient isolées parmi des biens qui appartenaient à d’autres propriétaires ; 72 formaient un agrégat de deux unités68. Ces deux catégories correspondent à plus de la moitié du bâti. À l’autre extrême, les regroupements de plus de 10 unités locatives sont au nombre de trois et rassemblent 37 biens, soit moins de 10 % du stock immobilier de la paroisse. Ces ordres de grandeur sont, peu ou prou, transposables dans le reste de la ville.
69Le fractionnement des complexes patrimoniaux semble s’être stabilisé au cours des xviie et xviiie siècles. C’est un processus à la fois ancien, car il est déjà bien amorcé dans les derniers siècles du Moyen Âge, rendant impossible un regroupement patrimonial de l’étendue de celui de Pietro Ziani (1205-1229)69, et complexe parce qu’il n’a pas toujours suivi un déroulement linéaire comme le montre le mouvement de reconcentration qui s’esquisse dans la seconde moitié du xvie siècle à la faveur de l’accroissement matériel de la ville et d’opérations immobilières70.
70Au Moyen Âge, l’unité de la ville est sortie renforcée d’un tel processus car aucune famille n’était en mesure d’étendre son contrôle sur une large zone de l’espace urbain. C’est plus vrai encore à l’époque moderne quand la division des patrimoines entre des rameaux familiaux différents et dispersés interdit des stratégies de contrôle gentilice de grande ampleur.
71Ceci ne signifie pas pour autant que toute forme d’emprise sur l’espace ait disparu. Elle s’exerce seulement à une échelle plus réduite. De manière schématique, se dégagent deux modèles qui se différencient tant par leur contenu social que par leur aspect morphologique.
72Le premier modèle est un héritage médiéval : il s’agit du dispositif de la cour dans lequel l’association de la casa da statio et d’habitations locatives, regroupées dans un univers clos, replié sur lui-même et relié au réseau viaire par une ruelle ou un sottoportego, contribue à affirmer le pouvoir nobiliaire sur les alentours immédiats de la résidence, en servant de support à des liens de clientèle, de dépendance ou des formes de solidarités verticales. Ce modèle est cependant en crise aux xviie et xviiie siècles car si la cour conserve une importance morphologique fondamentale dans le tissu urbain (528 sont recensées en 1740), son contenu social a perdu de sa vitalité à cause de la rupture fréquente de l’unité de la propriété du complexe71. L’affaiblissement du lien entre la cour et la casa da statio est un processus ancien qui est déjà visible au xve siècle, et qui s’accélère sous l’effet de la fragmentation des patrimoines patriciens72. Au xvie siècle, il est à mettre en rapport avec l’évolution des mentalités nobiliaires en matière d’urbanisme qui tend alors à isoler le palais de son environnement urbain73.
73L’autre forme de contrôle sur l’espace est dissociée de la résidence patricienne. Elle repose sur des groupes compacts de maisons de rapports, construits sur un mode rationnel dans le cadre d’une opération immobilière74. Si les premières réalisations de ce type à la fin du xve siècle ou celles de modeste envergure ne renoncent pas au modèle traditionnel de la cour repliée sur elle-même, ce genre d’opérations a tendance à mieux s’intégrer au réseau viaire, en prenant la forme d’une rue, bordée de part et d’autre par des bâtiments symétriques. Ces édifices sériels, promus par des institutions, les Procurateurs de Saint-Marc, les Scuole Grandi ou de riches particuliers, sont destinés à la location. Ils ont donc une vocation essentiellement économique.
74L’opposition entre le modèle de la cour traditionnelle et celui de la grande maison de rapport doit cependant être nuancée. D’abord parce que les complexes de maisons en série sont également touchés par le processus de fragmentation de la propriété dans le cas où le propriétaire n’est pas une institution assurée de durer. Ainsi en 1740, sur 131 cours (tout type confondu) dont le toponyme rappelle l’origine patricienne, seulement une cinquantaine conserve intégralement ou dans une forme à peine altérée l’unité originelle de la propriété75. Ensuite parce que le dispositif traditionnel de la cour n’est pas étranger à la rentabilité économique et la grande maison de rapport à l’existence de liens verticaux entre locataire et propriétaire. Enfin, parce que d’un point de vue architectural, les maisons de rapport ont pu être construites à côté de la résidence patricienne et que l’existence d’un glacis d’habitations autour du palais n’a pas forcément de traduction architecturale.
75Il est difficile, en tout état de cause, d’évaluer quelles formes de contrôle la propriété permet d’exercer sur l’espace urbain. Confère-t-elle un pouvoir de nature essentiellement économique ? Est-elle le support de formes de contrôle social ? Procure-t-elle une influence d’ordre symbolique sur les lieux ? Sans doute, tout cela à la fois.
3) Nombre de propriétaires et hiérarchie des patrimoines urbains
76L’image de la stabilité que renvoient les formes de partage du sol doit être nuancée à l’aune de l’augmentation du nombre de propriétaires de maisons urbaines entre la fin du xvie siècle et le milieu du xviiie siècle. Les relevés effectués par Daniele Beltrami comptabilisent 3 819 propriétaires en 1661, 5 233 en 1712 et 6 406 en 174076. La hausse se produit au profit de petits propriétaires puisque le nombre de ceux qui perçoivent moins de 100 ducats de rentes urbaines passe de 60,4 % en 1661 à 69 % en 1712 et 71,2 % en 1740. Les possesseurs du sol urbain sont incontestablement plus nombreux au milieu du xviiie siècle qu’un siècle plus tôt. Or le bâti ne s’est pas développé dans les mêmes proportions. Rappelons que le nombre d’unités locatives est porté de 28 000 en 1661 à 32 000 environ en 1740, suivant un rythme d’accroissement plus lent (14 %) que la multiplication du nombre de propriétaires (22 %). Parallèlement la proportion de patriciens n’a cessé de diminuer au profit des popolani et des cittadini qui représentent en 1740 les deux tiers des propriétaires. Si la tendance mise en lumière par Daniele Beltrami est incontestable, il y a lieu toutefois d’en nuancer l’ampleur. Le simple examen des déclarations fiscales des propriétaires recensés dans le sestiere de San Polo en 1582, 1661, 1712 et 1740 montre que le nombre de propriétaires de biens urbains ne progresse pas en valeur absolue, entre la fin du xvie siècle et le milieu du xviiie siècle, et qu’il est stable par rapport à l’ensemble des propriétaires (autour des 2/3). La proportion de patriciens tend également à rester la même (entre 35 et 40 %). Il est possible que le sestiere San Polo offre un échantillon de propriétaires trop petit pour être représentatif de la réalité vénitienne. Mais il suffisamment important pour nuancer les chiffres avancés par D. Beltrami (tableau 5).
77Quelques chiffres permettent, par ailleurs, de prendre la mesure de la concentration de la propriété (tableaux 5 et 6). Parmi les 262 propriétaires de biens urbains recensés dans le sestiere de San Polo en 1661, 29 % ne possèdent qu’un seul bien et 14 % seulement plus de 10 biens. On compte seulement 8 patrimoines comportant plus de 50 biens, parmi lesquels figure la Scuola di San Giovanni Evangelista. La répartition de la rente urbaine offre des ordres de grandeur équivalents. Dans le même échantillon, 51,2 % des propriétaires tirent de leurs biens immobiliers une rente inférieure à 100 ducats, 17,9 % une rente comprise entre 101 et 200 ducats et 3 % une rente supérieure à 1600 ducats. La distribution des biens et des revenus obéit à une logique pyramidale aisément prévisible.
78L’important reste que les structures de la propriété se caractérisent par une double orientation en rien contradictoire : d’un côté, une stabilité des formes de partage du sol qui tend à prouver que le patriciat a collectivement maintenu son emprise ; de l’autre, l’augmentation du nombre de propriétaires aux dépens de ce dernier. Deux tendances qui laissent entendre que la structure de la propriété patricienne n’est pas restée inchangée. La permanence des positions du groupe cache, en vérité, des recompositions internes, des mouvements de reclassement au niveau des familles qui sont provoqués par l’extinction de lignages, les vicissitudes économiques d’un nombre croissant de patriciens ou l’entrée en lice des nouvelles familles intégrées au patriciat.
79Deux constats, d’une portée très générale, peuvent être formulés à ce stade de l’analyse. D’une part, la seconde moitié du xviie siècle et plus encore le xviiie siècle se caractérisent par un mouvement de concentration des patrimoines patriciens sans lequel il n’est pas possible de comprendre le maintien de l’emprise nobiliaire sur le sol et la part toujours plus faible des patriciens parmi les propriétaires de biens urbains. D’autre part, la hausse du nombre de propriétaires à un rythme plus soutenu que la croissance du bâti a été rendue possible à cause de l’éclatement de patrimoines. Le phénomène ne saurait être confondu avec l’émiettement topographique de la propriété qui reste stable entre le xviie et le xviiie siècle, comme nous l’avons fait remarquer. Il désigne le processus qui, au gré des divisions, des partages ou des ventes, contribue à morceler le patrimoine d’une famille et à en réduire la taille.
80Le constat posé, il reste à comprendre comment la tendance à la concentration, d’un côté, et au fractionnement, de l’autre, coexistent et se combinent, quelles modalités concrètes elles empruntent, et dans quel contexte familial et juridique elles s’inscrivent.
Sources : ASV, SD, Condizioni di decima, estimo 1581, B. 165 et 166 ; Ibid., estimo 1661, B. 223 ; Ibid., estimo 1711, B. 289 ; Ibid., estimo 1740, B. 323-324.
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81En cherchant à reconstituer aussi globalement les structures urbaines, on s’expose à un risque bien réel : celui de remarquer ce qui se conserve plutôt que ce qui se transforme, ce qui s’inscrit dans la durée plutôt que ce qui est éphémère, ce qui laisse des traces plutôt que ce qui est volatil. Des transformations de faible amplitude et de courte durée ne trouvent certainement pas place dans ce tableau. Elles viendraient certainement le nuancer, mais non pas le contredire car à l’échelle de toute la ville, l’image de stabilité que présentent les structures urbaines, entre les xviie et xviiie siècles, est incontestable. Celle-ci se lit dans le tracé des voies terrestres et aquatiques hérité du Moyen Âge, celui de la forma urbis, une fois achevée, à la fin du xvie siècle, l’expansion territoriale, et celui du parcellaire, inchangé dans les zones les plus anciennement construites et exposé à quelques retouches dans les secteurs où se poursuit la densification du bâti. Elle s’aperçoit aussi dans les structures fonctionnelles et la géographie sociale qui dessinent de nets contrastes entre le centre et la périphérie. Elle se manifeste, enfin, dans les formes de partage du sol qui font la part belle au patriciat et dans l’émiettement topographique de la propriété. La permanence ne saurait étonner car les formes matérielles et les structures sociales qui s’y insèrent sont dotées, par essence pourrait-on dire, d’une inertie qui freine le changement. Elles ont le pouvoir de durer et de perpétuer le passé dans le présent. Elles persistent à travers les changements du système social. Or, à Venise, la permanence est à l’image d’un cadre social qui dans ses caractères demeure inchangé. Mais conclure à un espace immobile serait assurément exagéré. Des évolutions se font jour, selon des rythmes propres à chaque type d’espace ou à chaque élément de la structure. Le bâti continue de s’accroître lentement jusqu’au milieu du xviiie siècle, à la faveur, désormais, de la reconstruction et de la restructuration d’édifices anciens depuis qu’a pris fin l’expansion et que s’est ralenti le comblement des vides du tissu urbain. L’accroissement des boutiques au-delà du centre commerçant est venu renforcer les structures fonctionnelles de paroisses intermédiaires. Mais les changements les plus décisifs regardent, en vérité, les structures de la propriété. Ce n’est pas dans le partage du sol ou dans la grandeur des agrégats qu’ils se lisent, mais dans le morcellement des patrimoines, dans leur taille et dans l’identité de leur détenteur. Au dessus de l’espace immobile se joue la partie la plus active.
Notes de bas de page
1 Citons les travaux majeurs de D. Beltrami, Storia della popolazione di Venezia, dalla fine del secolo xvi alla caduta della Repubblica, Padoue, 1954 et E. Concina, Venezia nell’età moderna. Struttura e funzioni, Venise, 1989. Sur la formation du territoire urbain au Moyen Âge, voir l’ample ouvrage d’É. Crouzet-Pavan, « Sopra le acque salse ». Espaces, pouvoir et société à Venise à la fin du Moyen Âge, 2 vol., Rome, 1992 (Collection de l’École française de Rome, 156).
2 L’articulation temporelle entre la société et l’espace a été abordée par M. Halbwachs, La mémoire collective, 1997, Paris, p. 193-236 (1ère édition 1950).
3 T. Pignatti, « La pianta di Venezia di Jacopo de Barbari », Bollettino dei musei civici veneziani, 1-2, 1964, p. 9-49 ; J. Schulz, « Jacopo de Barbari’s View of Venice : Map Making Views and Moralized Geography before the Year 1500 », Art Bulletin, 1978, p. 425-474 ; A volo d’uccello : Jacopo de’ Barbari e la rappresentazione di città nell’Europa del Rinascimento, Venise, 1999.
4 Sur la grande carte de L. Ughi : G. Bellavitis et G. Romanelli, Venezia, Bari, 1985 (Le città nella storia d’Italia), p. 136-140.
5 W. Dorigo, Venezia. Origini, Milan, 1983 ; É. Crouzet-Pavan, op. cit., p. 5872, 194-216.
6 M. Tafuri (dir.), « Renovatio Urbis ». Venezia nell’età di Andrea Gritti (15231538), Rome, 1984 ; Id., Venezia nel Rinascimento, Turin, 1985, p. 244-297.
7 L. Puppi (dir.), Palladio a Venezia, Florence, 1981 ; G. Cristinelli, Baldassare Longhena architetto del Seicento a Venezia, Venise, 1978.
8 E. Concina, op. cit., p. 149-150. Il faudrait ajouter à ces 19 456 logements dotés parfois d’extensions professionnelles 1 686 boutiques et 1 302 autres unités locatives. L’évaluation du stock pose cependant des problèmes de mesure car on compte, à partir des decime, les unités locatives et non les édifices.
9 Ibid., p. 100-101.
10 P. Maretto, La casa veneziana nella storia della città dalle origini all’Ottocento, Venise, 1986, p. 466-470 ; M. Tafuri, Ricerca del Rinascimento. Principi, città, architetti, Turin, 1992, p. 338-346.
11 E. Concina, op. cit., p. 105-106.
12 M. Tafuri, « Documenti sulle Fondamenta Nuove », Architettura. Storia e documenti, 1, 1985, p. 79-95.
13 Id., Venezia e il Rinascimento, Turin, 1585, p. 281-289.
14 E. Concina, op. cit., p. 151.
15 Ibid., p. 150.
16 Ibid., p. 188.
17 Sur la population vénitienne : A. Contento, « Il censimento della popolazione sotto la Repubblica Veneta », Nuovo archivio veneto, 19, 1900, p. 5-42, 179210 et Ibid., 20, 1900, p. 5-96, 171-235 ; K. J. Beloch, « La popolazione di Venezia nei secoli xvi e xvii », Nuovo archivio veneto, nuova serie, 2, 1902, p. 5-49 ; D. Beltrami, « Lineamenti di storia della popolazione di Venezia nei secoli xvi, xvii, xviii », Atti dell’Istituto veneto di scienze, lettere ed arti, 109, 1950-51, p. 940 ; Id., Storia della popolazione di Venezia... cit. ; A. Schiaffino, « Contributo allo studio delle rilevazioni della popolazione nella Repubblica di Venezia : finalità, organi, tecniche, classificazioni », dans Le fonti della demografia storica in Italia, Atti del seminario di demografia storica, I, Rome, 1971, p. 285-355 ; G. Favero, M. Moro, P. Spinelli, F. Trivellato et F. Vianello, « Le anime dei demografi. Fonti per la rilevazione dello stato della popolazione di Venezia nei secoli xvi e xvii », Bollettino di demografia storica, 15, 1992, p. 23-110 ; A. Zannini, « Un censimento inedito del primo Seicento e la crisi demografica ed economica di Venezia », Studi veneziani, 26, 1996, p. 87-116.
18 Naples, y compris les casali, compte 150 000 habitants en 1500 et 220 000 en 1542. Sources : P. Bairoch, J. Batou, P. Chèvre, Les populations des villes européennes. Banque de données et analyse sommaire, 800-1850, Genève, 1988. Repris dans J. Delumeau, L’Italie de la Renaissance à la fin du xviiie siècle, Paris, 1991, p. 110, 215, 230, 296-297.
19 Milan compte 91 500 habitants en 1492 et 96 404 en 1576 ; Florence 70 000 en 1520, 59 557 en 1551 et 66 056 en 1622. Sources : Ibid.
20 La synthèse la plus récente sur l’économie vénitienne au xvie siècle est donnée par D. Sella, « L’economia », dans Storia di Venezia, vol. VI, 1994, Rome, p. 651-691 ; F. C. Lane, « Venetian Shipping during the Commercial Revolution », dans B. Pullan (dir.), Crisis and Change in the Venetian Economy in the 16th and 17th Centuries, Londres, 1968, p. 22-46 ; Id., « The Mediterranean Spice Trade : Further Evidence of its Revival in the Sixteenth Century », dans Ibid., p. 47-58.
21 R. T. Rapp, Industria e decadenza economica a Venezia nel xvii secolo, Rome, 1986 (éd. or. : Industry and Economic Decline in Seventeenth-century Venice, Cambridge (MA), 1976). Sur la production de verres : G. Corti, « L’industria del vetro di Murano alla fine del secolo xvi in una relazione al Granduca di Toscana », Studi veneziani, 13, 1971, p. 649-654. Sur l’industrie textile : D. Sella, « Les mouvements longs de l’industrie lainière à Venise aux xvie et xviie siècles », Annales E. S. C., 12, 1957, p. 29-45.
22 E. Concina, op. cit., p. 112-121 ; G. Bellavitis et G. Romanelli, op. cit., p. 91-94.
23 P. Preto, Peste e società a Venezia nel 1576, Vicence, 1978.
24 A. Zannini, op. cit., p. 87-116.
25 Sur la faiblesse de la croissance naturelle de Venise et plus généralement des villes modernes : D. Beltrami, op. cit., p. 155 ; R. T. Rapp, op. cit., p. 51-62 ; R. Mols, « Population in Europe 1500-1700 », dans C. M. Cipolla (dir.), Fontana Economic History of Europe, II, Glasgow, 1974, p. 66-67 et C. M. Cipolla (dir.), Before the Industrial Revolution : European Society and Economy, 1000-1700, New-York, 1976, p. 284-285.
26 D. Sella, « L’economia », dans Storia di Venezia, vol. VI, Rome, 1994, p. 692-704 ; L. Pezzolo, « L’economia », dans ibid., vol. VII, Rome, 1997, p. 369-433. Des études plus anciennes mais fondamentales : Aspetti e cause della decadenza economica veneziana nel secolo xvii, Venise, 1960 ; B. Pullan (dir.), op. cit. ; R. T. Rapp, op. cit. ; U. Tucci, « La psicologia del mercante veneziano », dans Id., Mercanti, navi, monete nel Cinquecento veneziano, Bologne, 1981, p. 43-94.
27 D. Sella, dans une œuvre pionnière, place le sommet de la production lainière en 1602 (28 729 pièces) : voir D. Sella, « The Rise and Fall of the Venetian Woolen Industry », dans B. Pullan, op. cit., p. 108-109 (édition revue et corrigée de « Les mouvements longs de l’industrie lainière à Venise », Annales E. S. C., 12, 1957, p. 29-45). Les travaux de W. Panciera, après avoir mis en évidence une reprise de la production dans la décennie 1610, reculent le renversement irrémédiable de conjoncture au début des années 1620 : W. Panciera, L’arte matrice. I lanifici della Repubblica di Venezia nei secoli xvii e xviii, Trévise, 1996, p. 39-66.
28 D. Beltrami, op. cit., tableau 15.
29 R. P. Corritore, « Il processo di « ruralizzazione » in Italia nei secoli xvii-xviii. Verso una regionalizzazione », Rivista di storia economica, 10, 1993, p. 353-386.
30 A. Zannini, « Flussi d’immigrazione e strutture sociali urbane. I bergamaschi a Venezia », Bollettino di demografia storica, 19, 1993, p. 213.
31 P. Preto, « La società veneta e le grandi epidemie di peste », dans Storia della cultura veneta, 4, Il Seicento, Vicenza, 1984, p. 377-406.
32 Sur le rôle amplificateur du palais sur le niveau des dépenses nobles, voir de manière générale : M. A. Visceglia, « I consumi in Italia in età moderna », dans R. Romano (dir.), Storia dell’economia italiana, II, Turin, 1991, p. 213 ; R. A. Goldth waite, Wealth and the Demand for Art in Italy, 1300-1600, Baltimore, 1993.
33 L. Pezzolo, op. cit., p. 374-396.
34 Ibid., p. 195-196.
35 Ibid., p. 197.
36 Sur 35 palais construits entre 1580 environ et 1710, une trentaine se localise le long du Grand Canal. Cf. F. Thiriet, op. cit., p. 206-207.
37 F. Haskell, Mécènes et peintres. L’art et la société au temps du baroque italien, Paris, 1991, p. 449-502 (éd. or., 1980).
38 L. Megna, « Comportamenti abitativi del patriziato veneziano (15821740) », Studi veneziani, 22, 1991, p. 312-313.
39 E. Concina, op. cit., p. 120-121.
40 G. Caniato et M. Dal Borgo, Le arti edili a Venezia, Rome, 1990, p. 122 : entre 1636 et 1644, le nombre de licences s’élève à 124 ; entre 1645 et 1650, à 86 ; entre 1651 et 1666, à 80 ; entre 1666 et 1669, à 96.
41 ASV, SD, Catastico 1712, San Marco, b. 425 : « diligentemente in nota tutte le case, botteghe, magazzini, volte, staji, squeri, terreni vacui, orti che fossero separati dalle case e non separati, e si affittassero, [...] e ogni altra qual si voglia sorta di beni, da quali si potesse trazer entrada, niuna cosa eccettuata ». Le décret figure sur une feuille imprimée placée au début de chaque cadastre paroissial.
42 La casa da statio désignait, au Moyen Âge, la grande maison patricienne ou cittadina, habitée par son propriétaire, alors que la casa da serzenti était une habitation modeste, tenue en location et placée sous la dépendance du lignage noble. Cette différence s’estompe dès le xve siècle quand la désagrégation des patrimoines immobiliers conduit des case da statio à être occupées en location et des case da serzenti à être habitées par leur propriétaire, et lorsque les formes du bâti se diversifient à la faveur de la construction d’édifices qui empruntent des traits à l’un et à l’autre types. L’expression casa da statio reste employée, aux xviie et xviiie siècles, avec celle de casa grande, pour désigner le palais familial. Sur la différence de terminologie pour désigner les habitations, voir : J. Schulz, « The Houses of Titian, Aretino, and Sansovino », dans D. Rosand (dir.), Titian, His World and His Legacy, New York, 1982, p. 73-118 ; É. Crouzet-Pavan, op. cit., p. 471-472, note 11.
43 E. Concina, op. cit., p. 205-207. Parallèlement, l’abandon progressif du mot mezado pour désigner un logement à l’entresol (129 en 1582 ; 25 en 1661 ; 13 en 1740), et l’augmentation des mentions d’appartements (640 en 1740) témoignent d’une normalisation de la perception du bâti vénitien où les termes spécifiques (casa da statio, mezado) laissent place à un lexique plus commun.
44 L’usage professionnel de l’habitation transparaît dans le recensement des locataires réalisé en 1745 et 1750 par les Provveditori alle Pompe afin de lever une taxe destinée à l’illumination publique. Dans les feuillets relatifs à la paroisse de San Cassiano en 1750, on peut lire ainsi : « Marco Quarta lanter lavora in casa famiglia no 3 paga ducati 50 [...] Gaetano Orlandini tiraoro lavora in casa famiglia no 5 figli uno paga ducati 32 [...] Mattio Coggia margariter lavora in casa [...] Domenico Bellotti coroner lavora in casa » (ASV, Provveditori alle Pompe, Elenchi degli abitanti, Santa Croce, 1750, B. 15, San Cassiano, non numéroté). Mais le phénomène doit être plus répandu que ne le laissent entendre ces quatre mentions.
45 E. Concina, op. cit., p. 163-176.
46 R. Cessi et A. Alberti, Rialto. L’isola, il ponte, il mercato, Bologne, 1934 ; D. Calabi et P. Morachiello, Rialto. Le fabbriche e il ponte. 1514-1591, Turin, 1987.
47 D. Beltrami, op. cit., p. 52 et 214 ; E. Concina, op. cit., cartes 2, 3 et 4 et p. 197-98.
48 Ibid., cartes 9, 10, 11.
49 E. Concina, op. cit., p. 88-89.
50 À ce sujet voir l’article de L. Megna, op. cit., en particulier p. 272-273. En 1740, 432 résidences patriciennes sont tenues en location contre 417 en propriété (5 habitations présentent une partie louée et une autre possédée en propre). La moitié des patriciens en location acquittent un loyer inférieur à 100 ducats, un tiers un loyer compris entre 100 et 200 ducats et un cinquième un loyer supérieur à 200 ducats ; parmi eux 6 % versent plus de 400 ducats. Les nouvelles familles agrégées au patriciat se répartissent également entre les deux modes de résidence. Ceux qui optent pour la location habitent des logements supérieurs à la moyenne des locataires nobles. Un tiers d’entre eux déboursent plus de 200 ducats, c’est-à-dire une somme qui leur permet de disposer de l’étage d’un palais, alors que seulement 16 % de l’ensemble des locataires patriciens acquittent un loyer de ce niveau. L’origine différente des familles entre en ligne de compte dans le choix du mode de résidence. La location est le fait de la quasi-totalité des familles nobles de Terre Ferme qui choisissent des demeures dignes de leur rang, mais qui n’éprouvent pas le besoin de s’affirmer sur la scène urbaine, sans doute parce que leurs titres justifient leur entrée dans le patriciat, à la différence des familles d’origine marchande qui se sont empressées d’acheter ou de faire construire. Cf. R. Sabbadini, L’acquisto della tradizione. Tradizione aristocratica e nuova nobiltà a Venezia (sec. xvii-xviii), Udine, 1997, p. 141-148.
51 ASV, Provveditori alle Pompe, Elenchi degli abitanti, San Canciano, 1745, B. 14. Source citée par D. Beltrami, Storia della popolazione di Venezia... cit., p. 222-223. Seul le salaire du chef de famille ou celui des hommes qui vivent dans le foyer y est indiqué. On court donc le risque, très réel, de sous-estimer le revenu de la famille faute d’informations sur les ressources apportées par les femmes ou les enfants.
52 Une estimation approximative de la structure de la consommation dans différentes villes et pays d’Europe est proposée par C. M. Cipolla, Storia economica dell’Europa pre-industriale, Bologne, 1997, p. 36, tableau 5 (1ère éd. 1974). La dépense locative s’élèverait à 8 % à Lyon autour de 1550 (R. Gascon, Grand commerce et vie urbaine au xvie siècle, Lyon et ses marchands, vol. II, Paris, 1971, p. 544) ; à 15 % à Anvers (E. Scholliers, De Levensstandaart in de 15 en 16 Eeuw te Antwerpen, Anvers, 1960, p. 174) ; à 11 % en Hollande dans la seconde moitié du xviie siècle (E. H. Phelps Brown et S. V. Hopkins, « Seven Centuries of Building Wages », dans E. M. Carus-Wilson (dir.), Essays in Economic History, vol. 2, Londres, 1962, p. 180).
53 Pour une analyse des modes de consommation, voir G. Levi, « Comportements, ressources, procès : avant la “révolution” de la consommation », dans J. Revel, Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, 1996, p. 187-207.
54 Le classement est apporté par D. Beltrami (op. cit., p. 223-225) à partir d’une série des Provveditori alle Pompe : Affitti delle case e delle botteghe, San Cassian 1750, b. 15, dans laquelle sont mentionnés le salaire, la profession, le lieu de travail du chef de famille, la composition de la famille et le prix du loyer.
55 E. Concina, op. cit., cartes 5, 6 et 7.
56 Sur les marges de Cannaregio à la fin du Moyen Âge et leur rôle dans les processus migratoires, voir : P. Braunstein, « Cannaregio, zone de transit ? », dans J. Bottin et D. Calabi (dir.), Les étrangers dans la ville, Paris, 1999.
57 E. Concina, op. cit., p. 85-86, 210, carte 12 ; B. Pullan, « Abitazioni al servizio dei poveri nella Repubblica di Venezia », dans G. Gianighian et P. Pavanini, Dietro i palazzi. Tre secoli di architettura minore a Venezia 1492-1803, Venise, 1984, p. 39-44.
58 Le lien entre le prix du sol et des loyers, d’un côté, et la localisation dans l’espace des hommes et des activités, de l’autre, est l’un des thèmes de prédilection des théoriciens de la rente foncière depuis J. H. von Thünen. Celui-ci, appliquant son raisonnement à la terre, considère que le prix n’est pas déterminé par la fertilité ou le rendement, mais par la position dans l’espace qui conditionne le coût des transports (Id., Der Isolierte Staat in Beziehung auf Landwirtschaft und Nationalökonomie, Rostock, 1826 ; éd. anglaise publiée par P. Hall, Von Thünen’s Isolated State, Glasgow, 1966). Il en résulte que les hommes ne se répartissent pas de manière aléatoire dans l’espace, mais en fonction de la concurrence qu’ils se livrent pour occuper le sol le plus proche du centre. Pour von Thünen, le prix est fonction de la localisation et c’est lui qui détermine l’usage du sol. Cette théorie est reprise par W. Alonso qui l’applique à l’espace urbain et en infléchit la formulation (Id., Location and Land Use. Towards a General Theory of Land Rente, Cambridge (MA), 1964). Selon lui, les utilisateurs du sol entrent en concurrence pour occuper les emplacements disponibles au plus près du centre-ville afin de maximiser leurs fonctions de profit et d’utilité, partant du présupposé que les activités et les hommes sont attirés par le centre. Dans ce cas, le prix ne dépend pas seulement du coût des transports, mais de la dépense que les individus sont prêts à consentir pour maximiser les avantages que leur procure une position centrale. Celui qui l’emporte en un point précis est celui qui est capable de payer le plus cher. Dans le centre, l’offre est retreinte, la demande forte car celui-ci propose des usages diversifiés : les prix croissent. Seuls les riches peuvent s’y installer. À la périphérie, l’offre est abondante, la demande moindre : les prix s’affaissent. Les plus pauvres affluent.
Ce modèle fait l’objet d’une ample critique par A. Lipietz, qui récuse l’idée selon laquelle l’allocation du sol est déterminée en soi par la localisation, en affirmant au contraire qu’elle est imposée par la division économique et sociale de l’espace, production éminemment sociale (Le tribut foncier urbain, Paris, 1974, p. 145-148) et par M. Roncayolo, Les grammaires d’une ville. Essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, Paris, 1996, p. 30-59. Voir également : J. L. Guigou, « Le sol et l’espace : des énigmes pour les économistes », L’espace géographique, 1980, p. 17-28 ; Id., La rente foncière. Les théories et leur évolution depuis 1650, Paris, 1982, p. 303-407 et B. Lepetit, « L’appropriation du sol : la formation de la valeur dans la ville moderne. xvie-xixe siècle », Histoire, économie, société, 3, 1994, p. 553.
59 En 1712, la paroisse compte 153 unités locatives inférieures à 20 ducats sur un total de 426 (36 %). Celles supérieures à 100 ducats représentent 7 % du stock : ASV, SD, Catastico 1711, San Polo, B. 430.
60 E. Concina, op. cit., p. 19-23, p. 215. Les autres données sont issues de l’enquête conduite par l’Unesco à partir du fonds des Dieci Savi alle decime.
61 Le chiffre de 2 %, enregistré en 1582, est notoirement sous-évalué car une partie des biens du clergé est assujettie au paiement de la decima del Clero et n’apparaît donc pas dans les déclarations fiscales envoyées aux Dieci Savi alle decime. Or ce sont ces déclarations qui ont servi de base au calcul sur la répartition de la propriété en l’absence de cadastre à cette date.
62 Pour Rome et Bologne, voir R. Fregna, La pietrificazione del denaro. Studi sulla proprietà urbana tra xvi e xvii secolo, Bologne, 1990.
63 En 1536, le Sénat oblige les institutions ecclésiastiques situées à Venise à vendre au bout de deux ans les biens reçus en legs et charge les Dieci Savi alle de-cime de l’application de la mesure. Cf. B. Pullan, La politica sociale della Repubblica di Venezia 1500-1620, vol. 1, Le Scuole grandi, l’assistenza e le leggi sui poveri, Rome, 1982, p. 152-154 (éd. or. : Rich and Poor in Renaissance Venice. The Social Institutions of a Catholic State to 1620, Oxford, 1971).
64 E. Concina, op. cit., p. 215.
65 L. Megna, op. cit., p. 318-320 ; R. Sabbadini, op. cit., p. 145-147.
66 ASV, SD, Catastico 1661, San Severo, B. 420.
67 E. Concina, op. cit., p. 29-30, 216.
68 ASV, SD, Catastico 1711, San Polo, B. 430.
69 S. Borsari, « Una famiglia veneziana del Medioevo : gli Ziani », Archivio veneto, 10, 1978, p. 331-337.
70 Le phénomène regarde de grands regroupements sans que le morcellement en toutes petites unités soit remis en cause. Cf E. Concina, op. cit., p. 30
71 Sur le rôle décisif de la cour dans la formation du territoire urbain : W. Dorigo, Venezia. Origini, Milan, 1983, p. 502-507.
72 É. Crouzet-Pavan, op. cit., p. 499-503 ; E. Concina, op. cit., p. 131-144.
73 E. Concina, op. cit., p. 135.
74 G. Gianighian et P. Pavanini, op. cit.
75 L. Megna, op. cit., p. 269-271.
76 D. Beltrami, op. cit., p. 228.
Notes de fin
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