Chapitre 16 – Cicéron, précepteur intermittent des élites communales
p. 333-364
Texte intégral
1La définition de la charge politique en modèle de vertu est un topos de la composition médiévale. Toutefois, il a très tôt été noté une spécificité de la littérature adressée aux podestats1 : celle-ci se démarquerait par la place spécifique qu’elle accorde à l’enseignement de l’éloquence. À ce titre, Cicéron est attendu comme auctoritas du gouvernement. Pourtant, ses conseils relatifs à l’administration de la chose publique ne sont relayés que par intermittence dans les libri de regimine, où ils entrent en concurrence dès le milieu du XIIIe siècle avec les recommandations aristotéliciennes.
16.1. Une influence éphémère sur les libri de regimine
2Tout comme les rois et les seigneurs, auxquels sont adressés les « miroirs des princes », les dirigeants communaux reçoivent un ensemble de recommandations gouvernementales au travers de manuels guidant le bon comportement politique. Ceux-ci ont longtemps été regroupés derrière le vocable de « littérature podestatale »2. Cette dénomination se révèle trompeuse3. D’une part, le canon classiquement délimité autour de cinq textes des années 1220-1320 exclut une large production d’œuvres – notamment rhétoriques – dédiée à l’exercice politique4. D’autre part, au sein de ce corpus restreint se cachent des écrits pour certains non destinés spécifiquement aux podestats mais dévoilant, plus généralement, les clés du bon exercice communal à l’ensemble des citoyens. Ces destinataires multiples incitent à utiliser l’expression libri de regimine plus que « littérature podestatale », le point commun de cette production résidant dans son objet plus que dans son public5. Ce genre littéraire présente une conception à la fois descriptive et prescriptive des pratiques politiques qui le distingue des traités qui lui feront suite au XIVe siècle6.
3La vocation pédagogique et généraliste des manuels communaux n’interdit pas d’importantes variations dans leur composition : alors que certains libri de regimine forment une œuvre indépendante, d’autres s’insèrent dans des textes plus amples (encyclopédies, traités moraux) ; en outre, plusieurs manuels étoffent leurs recommandations d’exemples de lettres ou de discours à destination des gouvernants. Les règles présentées changent peu d’un ouvrage à l’autre, chacun prenant soin de conseiller au lecteur le respect des vertus et la soumission aux lois, dans une optique de paix et de justice. Si les normes sont invariables, leurs modes d’exposition dévoilent l’absence d’une culture politique unifiée.
16.1.1. Un corpus à élargir ? Une littérature communale enrichie par les modèles princiers
4Le canon « classique » des libri de regimine communaux comprend cinq textes, en provenance de divers espaces italiens.
- L’Oculus pastoralis, rédigé entre 1222 et le début des années 1240 et resté anonyme7, est un rapide énoncé des valeurs que doit suivre le gouvernant, suivi d’une large collection de discours pouvant lui servir de modèle dans diverses situations. Il est le plus ancien texte proposant un guide d’action pour les dirigeants urbains, bien que de manière brève. Il met en scène les temps forts de l’administration du podestat, telle son élection, sa sortie de charge ou encore son intervention devant les conseils8.
- Le De regimine et sapientia potestatis composé en vers, en 1245, par le juge Orfino da Lodi détaille les pratiques podestatales dans sa troisième partie. Le poème est adressé au fils de l’auteur9. Il consacre ses deux premiers développements à un éloge de la famille Hohenstaufen ainsi qu’à un parcours à travers l’histoire biblique. Philo-impérial, son propos tranche avec le traité précédent par son affirmation partisane, affiliant le bon gouvernement à l’une des partes. Cette appropriation gibeline voit son miroir guelfe se réaliser dans le Tresor de Brunetto Latini.
- Le Tresor, rédigé dans les années 1260, alors que Brunetto est en exil dans le royaume de France, présente les héritiers de la famille impériale comme contre-exemple d’un sain gouvernement, incarné par un podestat appuyant la pars ecclesiae10. Si la dimension partisane est présente, la forme du Tresor l’éloigne du poème d’Orfino. Il s’agit, en effet, d’une encyclopédie, se donnant pour but de compiler les plus hautes autorités. Bien qu’il décrive une activité podestatale, son destinataire reste inconnu.
- Le Liber de regimine civitatum est attribué à Giovanni da Viterbo, que plusieurs chercheurs supposent être un juge ou un notaire. Le texte ajoute à des conseils destinés tant au gouvernant qu’aux citoyens des modèles de lettres officielles et des exemples de discours, dont la proportion est ici considérablement restreinte en regard de la part attribuée aux normes du comportement et à la définition d’une société idéale. La datation du texte est incertaine : si l’auteur affirme écrire alors qu’il est au service du podestat de Florence, les maigres indices temporels disséminés dans le texte ont été interprétés par les historiens comme représentatifs d’une période pouvant aller des années 1220 à la fin des années 126011.
- Le De regimine rectoris du franciscain Paolino Minorita, qui a été pendant de longues années au service de la République vénitienne, clôt le corpus. Composé vers 1314, il présente lui aussi une répartition tripartite, distinguant gouvernement individuel, familial et politique. La spécificité institutionnelle de la charge podestatale n’apparaît pas dans le texte, par ailleurs destiné au duc de Crète. Les historiens considèrent toutefois que le De regimine rectoris appartient à la littérature communale en raison du public linguistique visé : composé en vulgaire vénitien, le texte paraît s’adresser à des gouvernants locaux bien que dépeignant des modèles politiques peu spécifiques à la Sérénissime12. Le caractère généraliste des conseils prodigués tient pour beaucoup à la source utilisée par Paolino : le texte calque le De regimine principum de Gilles de Rome, rédigé à la demande du futur Philippe le Bel pour guider sa pratique monarchique13.
5Ce corpus disparate impose l’interrogation de ses critères. Les destinataires des œuvres ne constituent pas un facteur discriminant : ils sont souvent inconnus et, dans plusieurs cas, étrangers au monde communal ou aux fonctions officielles. Il en va de même pour la forme de gouvernement décrite : Orfino da Lodi et Paolino Minorita ne s’adressent jamais spécifiquement à un podestat, proposant leurs règles à un rector. La forme des textes n’est pas plus éclairante, puisque se marient œuvres en prose et œuvres en vers, encyclopédie et modèles de discours14. On peut supposer que l’appartenance des auteurs au monde communal a joué un rôle dans la délimitation de ce corpus, la plupart ayant été formés et ayant exercé des fonctions au sein de cités italiennes. Dans le cas de l’Oculus pastoralis, bien qu’indécelable cette information a été affectée par déduction.
6En respectant ces critères, on pourrait intégrer trois autres textes au groupe des libri de regimine. D’une part, deux traités : le De regno de Thomas d’Aquin, continué par Ptolémée de Lucques, et le De regimine principum de Gilles de Rome, apparaissent en filigrane dans le corpus traditionnel puisqu’ils influencent l’œuvre de Paolino Minorita. Les références récurrentes qui leur seront faites dans les traités politiques communaux du premier XIVe siècle invitent à ne pas les exclure de la réflexion. D’autre part, le Liber de quattuor virtutibus du dominicain Borromeo da Bologna, adressé à un podestat, pourrait intégrer sans peine cette liste puisqu’il décrit l’attitude morale que doit avoir tout gouvernant dans ses fonctions officielles.
7Le De regno, commencé par Thomas d’Aquin vers 1267 et terminé par Ptolémée de Lucques vers 1300, a jusqu’ici été écarté du corpus des libri de regimine communaux, sans doute en raison de la formation parisienne du premier auteur. Il est vrai que la partie de l’œuvre lui revenant est peu compatible avec le gouvernement communal, si ce n’est pour ses recommandations morales. Thomas y explique la nécessité d’une tête unique à l’État, laquelle doit tout à la fois administrer la communauté et être son pasteur15. Il insiste pour cela sur l’opportunité du pouvoir royal. Pourtant, le complément proposé par Ptolémée offre un contenu différent16, notamment en raison de son recours abondant aux autorités classiques. Alors que Thomas se réfère majoritairement à Aristote, son successeur lui associe d’autres figures, dont Cicéron. En outre, Ptolémée aborde un spectre plus large de modes de gouvernement que ne le faisait Thomas. Il ne cache pas, par exemple, son admiration pour les institutions républicaines romaines, nées de la destitution d’un roi17. Rome présente le meilleur gouvernement possible parce qu’elle ouvre l’exercice politique à ses citoyens, leur permettant de réaliser leur condition d’animaux politiques, dans l’attente de l’expression parfaite que sera le règne du Christ18. Le contenu de l’œuvre n'est pas incompatible avec les libri de regimine communaux. Si le critère d’appartenance à ce corpus devait transparaître de la biographie de l’auteur, il n’y aurait pas, non plus, d’impossibilité. Ptolémée s’est régulièrement investi dans les activités religieuses lucquoises au cours de sa vie, en parallèle de longs séjours à Naples et en Avignon19. La partie du De regno lui revenant peut donc accompagner la réflexion communale sur le bon gouvernant.
8L’œuvre de Gilles de Rome, bien que largement diffusée dans l’Italie communale dès la fin du XIIIe siècle, pose, quant à elle, plusieurs problèmes d’affiliation. Le théologien a été formé à Paris et n’aborde pas le pouvoir podestatal dans son œuvre, qu’il dédie à Philippe le Bel vers 1280. Gilles affirme d’ailleurs que la monarchie héréditaire est le meilleur gouvernement que l’homme peut connaître. Pourtant, ce traité connaît un grand succès au-delà des frontières du royaume, y compris au sein des cités italiennes, où l’on voit apparaître, dès 1288, un volgarizzamento siennois de l’œuvre20. La traduction a été réalisée à partir de la version française du De regimine principum21. Le Livro del governamento dei re e dei principi est, à son tour, copié au moins quatre fois au cours du XIVe siècle22. Or son auteur a la particularité de modifier le texte original, en supprimant les extraits favorables à la monarchie et ajoutant des passages plus conformes aux idéaux communaux23. On constate donc une rapide appropriation, voire une acculturation au contexte communal, du De regimine principum24. Celui-ci touche un large public puisque, par différents biais, il intègre le monde scolaire en tant que manuel moral. Il est, à ce titre, plusieurs fois commenté par les enseignants communaux25.
9Enfin, le Liber de quattuor virtutibus du dominicain Borromeo da Bologna, s’intéresse directement aux comportements du gouvernant. Le texte est dédié en 1319 ou 1320 au podestat de Giustinopoli, Pietro Contarini26. L’œuvre se concentre sur les quatre vertus (iustitia, prudentia, temperantia et fortitudine) dont doit faire preuve le gouvernant per maxime pertinentia ad bonum regiminis27. La dédicace à Pietro Contarini guide, en grande partie, l’interprétation communale du texte, ce dernier donnant des descriptions gouvernementales peu spécifiques. Le destinataire est ici d’autant plus nécessaire à la compréhension des visées de l'œuvre que l’auteur est mal connu28. En parallèle d’un recueil de paraboles et d’une réflexion sur les universaux, Borromeo semble avoir composé vers 1348 un florilège de conseils moraux, le Liber de philosophia et philosophis (aujourd'hui disparu) pour Marco Giustinian, un second podestat de Giustinopoli29. On remarque, dans le Liber de quattuor virtutibus, une concentration renouvelée sur la figure du gouvernant, délaissant les rouages de l’action politique qu’ont mis en avant les auteurs précédents.
10Les huit œuvres ainsi intégrées au corpus des libri de regimine ayant marqué la pensée communale montrent d’importantes similitudes. D’une part, toutes présentent l’exercice politique sous un angle moral plus que pratique ou stratégique : chaque auteur prend soin de détailler les vertus dont doit se parer le gouvernant – et, plus généralement, l’homme au sein de la société –, mêlant pour ce faire préceptes chrétiens et philosophie antique. Le bon gouvernement tient moins à l’application de mesures ingénieuses qu’à la diffusion à la communauté de la bonté du ou des dirigeants. D’autre part, dans la continuité de la littérature didactique médiévale, ces libri de regimine fondent leurs recommandations sur des autorités. Or le statut de la référence cicéronienne varie fortement d’un manuel à l’autre. On peut distinguer trois modes de citation dans ce corpus : la présentation de Cicéron comme théoricien de la chose publique, comme rhéteur ou, enfin et plus couramment, comme figure morale.
16.1.2. Les interprétations morales du gouvernement : l’absence grandissante de Cicéron
11On distingue deux grands types de référence éthique au sein des libri de regimine. Chronologiquement, apparaissent d’abord des manuels présentant un choix « généraliste » de tutelles scripturaires car puisant de façon cumulative et non spécifique parmi les autorités païennes et chrétiennes disponibles. À l’inverse, à partir de la fin des années 1260, les références mobilisées se resserrent autour du corpus aristotélicien, bien que des œuvres s’apparentant à la compilation continuent d’être produites.
12Parmi les libri de regimine renvoyant à un large ensemble d’autorités morales, on compte les premières œuvres du corpus : l’Oculus pastoralis et le De regimine et sapientia potestatis d’Orfino da Lodi. Les deux textes mentionnent peu leurs sources, en raison de leur type de composition. L’Oculus pastoralis restreint les citations, livrant de très brefs chapitres théoriques sur les devoirs du gouvernant et se consacrant prioritairement à la rédaction de modèles de discours. Or ces derniers sont peu propices à une énumération d’autorités, étant censés capter l’attention de leur auditoire à travers des formules rapides et convaincantes. De même, Orfino propose un texte versifié, visant vraisemblablement l’esthétisme tout autant que l’édification, qui ne mentionne le nom de presque aucune autorité. Il accorde une place restreinte à Cicéron au sein de son développement à travers quelques citations du De officiis30. Tullius ne se détache guère des autres auctoritates, si ce n’est en tant qu’homme illustre : son nom est intégré à la série de grandes figures morales capables de guider l’empereur vers la vertu31.
13L’Oculus pastoralis ne mentionne guère plus le nom du sénateur mais son apparition est signifiante puisque, à l’exception de Cicéron, le texte propose presque uniquement des personnages chrétiens32. L’auteur y envisage Tullius en philosophus gloriosus, chez lequel il puise des vérités morales. La rareté des mentions explicites est trompeuse : les citations bibliques, antiques et médiévales non attribuées sont omniprésentes au sein du manuel. À l’exception d’un extrait du De inventione permettant de définir le « conseil », tous les emprunts cicéroniens sont faits au De amicitia, dans une optique morale33. Cette œuvre fournit la quasi-totalité de la matière composant deux discours relatifs aux alliances politiques. La formation du gouvernant est envisagée comme l’éducation d’un honnête chrétien et non d’un administrateur.
14Le Liber de quattuor virtutibus suit exactement la même démarche près d’un siècle plus tard. Borromeo da Bologna accumule les citations et les références, avec la particularité de vouloir enseigner les normes chrétiennes du gouvernement à travers les exemples des rois et des consuls antiques34. Il s’inspire fortement dans sa démarche du Breviloquium de Jean de Galles, dont il reproduit de longs extraits35. Imitant son modèle, il tente de présenter la variété des pensées antiques à travers les exemples qui illustrent son propos. Ainsi, Cicéron apparaît à plusieurs reprises dans le texte, en tant que penseur moral et comme témoin des événements romains36. Cette pluralité auctoriale en matière éthique et politique est peu caractéristique du début du XIVe siècle. En effet, dès la fin des années 1260, Aristote concentre l’attention des moralistes.
15Les citations de Cicéron disparaissent presque toujours des libri de regimine à compter de la fin des années 1260. Thomas d’Aquin, dans le De regno, cite le De officiis et le De republica, y puisant des remarques concernant la vertu. Toutefois, celles-ci viennent suppléer les prescriptions d’Aristote, lequel dispense en outre quelques conseils gouvernementaux puisés dans la Politique37. Quelques années plus tard, le nom de Cicéron est d’ailleurs totalement absent du De regimine principum de Gilles de Rome, lequel fait, à l’inverse, un usage fréquent des mots d'Aristote. La sélection des sources réalisée par Paolino Minorita vers 1314 est identique38. À l’inverse, la version siennoise du texte de Gilles ajoute des sources au texte original, dont Cicéron, suivant le modèle de la traduction française qui a été faite du traité quelques années auparavant39. Aristote reste, pourtant, sans concurrence possible, la référence première des recommandations.
16Selon cette chronologie, les fluctuations de la présence cicéronienne dans les libri de regimine seraient intimement liées aux temps forts de l’histoire culturelle. Les mots de Cicéron seraient valorisés et délaissés au gré du corpus à disposition, de ses innovations et des goûts qui l’alimentent. Pourtant, deux textes tempèrent cette hypothèse, tout en témoignant d’un basculement survenu durant les années 1260.
16.1.3. Giovanni da Viterbo, Brunetto Latini : deux approches cicéroniennes de l’activité politique
17Le De regimine civitatum de Giovanni da Viterbo témoigne de l’usage politique le plus riche des textes cicéroniens. Le De officiis constitue une des sources principales de l’œuvre, après le Corpus iuris civilis et la Bible, étayés dans une moindre mesure par les œuvres de Sénèque. On retrouve un renvoi traditionnel à Cicéron en tant que guide de la parole et promoteur des vertus mais également, et cela est plus inhabituel, en tant que conseiller gouvernemental. Les emprunts à l’auctoritas viennent exposer les règles de l’établissement d’une cité, la nécessité de l’imposition ou encore la protection de la propriété individuelle40. À travers le De officiis, Cicéron apparaît chez Giovanni comme un penseur de la chose publique et non uniquement du gouvernement de soi. À l’inverse, la carrière politique du sénateur est peu exploitée. À aucun moment Giovanni ne fait mention du personnage et de ses actions ; Cicéron est présenté uniquement en tant que prescripteur.
18Giovanni da Viterbo restreint ses références à un seul texte : le De officiis. Il légitime son propos par le caractère classique du traité cicéronien, et non par la figure historique ou littéraire de Cicéron. Il extrait du De officiis chaque passage pouvant se rattacher au thème civique, en parallèle de citations morales particulièrement connues au XIIIe siècle. Giovanni donne à cette œuvre une légitimité gouvernementale qui la rapproche des sources juridiques et des recommandations divines. Il ne justifie à aucun moment le choix de ce texte et on ne peut dès lors que supposer une volonté de restreindre la compilation, par pédagogie ou par pragmatisme, à un faible nombre d’œuvres considérées comme plus universelles et plus pertinentes.
19L’interprétation que donne Giovanni da Viterbo du De officiis offre une lecture civique de Cicéron jusqu’alors inconnue parmi les libri de regimine. La datation de ce traité a été l’occasion d’importants débats. L’incipit du Liber précise que l’auteur l’a rédigé alors qu’il était au service du podestat de Florence. Toutefois, Giovanni ne mentionne que peu de noms dans son ouvrage, désignant les différents podestats, empereur ou pape par leurs initiales. Andrea Zorzi, qui a résumé les différentes positions dans ces débats, valorise les arguments d’Ernesto Sestan, estimant que l’œuvre a été composée durant la première moitié du XIIIe siècle41. Il propose l’année 1234 comme possible circonstance de rédaction du texte, la charge de podestat étant alors tenue, à Florence, par Giovanni del Iudice, qui a bien exercé dans des communes décrites par le texte et qui y fut épaulé par des collaborateurs originaires de Viterbe. Néanmoins, par la prise en compte de la forme argumentaire de Giovanni ainsi que de certains exemples mentionnés, qui peuvent être rapprochés d’actes produits par la chancellerie d’Urbain IV, je propose l’année 1261 comme terminus post quem à la version que nous connaissons aujourd'hui du texte42. La réception du Liber de regimine civitatum plaide, selon moi, pour une réélaboration tardive du texte. Le premier à s’en inspirer paraît être Brunetto Latini pour le Tresor43, reprenant sa structure et son usage du De officiis. Les historiens de la littérature ont, par la suite, identifié l’influence de Giovanni dans la Monarchia de Dante44. Le De regimine civitatum a peu circulé, comme en témoigne le faible nombre de manuscrits conservés et son absence de traduction. On peut supposer que le rapide succès rencontré par l’œuvre de Brunetto Latini des deux côtés des Alpes a pu limiter la lecture et la copie de l'œuvre de Giovanni.
20Cicéron est mentionné à de nombreuses reprises dans le Tresor, mais rarement en tant que penseur politique, à l’inverse de l’interprétation qu’en donnait Giovanni da Viterbo. La majorité de ces références aborde les recommandations morales ainsi que les définitions rhétoriques contenues dans le De inventione. Les premières apparaissent principalement dans le deuxième livre de l’œuvre, au sein d’une réflexion générale sur l’éthique. Les citations de Cicéron proposées par Brunetto dans cette partie sont banales, intégrant les extraits les plus fréquemment utilisés dans les compilations médiévales45. Elles s’adressent à tout individu en tant que chrétien et qu’homme sage, sans préciser leur application gouvernementale ou civique. Cette deuxième partie manifeste les changements à l’œuvre au sein du corpus d’autorités à disposition des encyclopédistes. Aristote y tient déjà une place de choix. À l’inverse, dans le troisième livre du Tresor, Brunetto fait appel de façon récurrente et majoritaire à Cicéron, cette fois en tant que rhéteur.
21Bien que cette partie de l’ouvrage ait pour fin d’expliquer la pratique politique, il est rare que les textes de Cicéron soient mis à profit afin d’établir les règles d’une éloquence propre au podestat ou au citoyen. La plupart des citations sélectionnées ont une destination technique, permettant de définir les phases du discours. Pourtant, Brunetto utilise Cicéron pour établir une transition entre l’exposé théorique des principes de l’éloquence et les exemples de leur mise en pratique communale. D’une part, dans de rares passages, il présente Cicéron comme un homme politique – toujours dans le cadre de la conjuration de Catilina. D’autre part, Brunetto emprunte de courts extraits au De inventione – qu’il avait déjà exploités de façon plus approfondie dans la Rettorica – pour décrire la ville (et plus largement, la civilisation) comme née de l’échange oratoire entre les hommes46. La capacité des individus à proposer et à accepter des accords les liant serait synonyme d’organisation sociale, laquelle est permise uniquement par la parole. Ces usages des citations cicéroniennes sont à la croisée de plusieurs héritages.
22Brunetto perpétue la lecture traditionnelle morale des principaux ouvrages de Cicéron. Il lui adjoint toutefois une interprétation civique du discours caractéristique de la culture juridique et notariale communale de la première moitié du siècle. Celle-ci se manifeste, par exemple, par la présence de quelques modèles de prise de parole et de lettres dans le Tresor. L’inspiration de l’Oculus pastoralis paraît évidente à ce sujet. Elle est également explicite dans quelques passages directement empruntés aux recommandations théoriques de cet ouvrage anonyme. Pour Brunetto, comme pour l’Oculus pastoralis, les principes fondamentaux de tout pouvoir sont, par exemple, « la justice, la révérence et l’amour »47. Le troisième livre du Tresor reprend certains passages de la Rettorica, laquelle lui souffle, parfois, quelques topoï de la littérature dictaminale. Brunetto emprunte à Cicéron, par exemple, une remarque récurrente chez les dictatores du XIIIe siècle, inscrivant l’éloquence dans la pratique politique : l’orateur immoral fait courir un risque à l’ensemble de la communauté par sa capacité de conviction48. Le Cicéron moral du deuxième livre est éloigné du sénateur et du rhéteur de la troisième partie, chacun répondant de traditions littéraires distinctes. Brunetto exploite principalement les œuvres rhétoriques, qu’il connaît bien pour avoir commenté le De inventione et traduit plusieurs discours césariens. Son utilisation des autres traités cicéroniens est plus convenue. Bien que s’inspirant de la structure du Liber de regimine civitatum, Brunetto restreint le Cicéron politique aux expressions orales et écrites du gouvernement, là où Giovanni da Viterbo en proposait une lecture plus large. Latini n’applique les prescriptions du De officiis que de façon sporadique à la personne du gouvernant, en alternance avec les conseils de Sénèque49.
23Dans le Tresor, la dimension civique de l’œuvre cicéronienne est strictement dépendante de son rôle rhétorique. Giovanni da Viterbo et Brunetto Latini, dans les années 1260, associent chacun le sénateur romain à des pratiques politiques complémentaires : pour le premier, Cicéron permet de définir les qualités et les devoirs du gouvernement, quand le second restreint cet apport aux techniques oratoires, conçues comme nécessaires à la vie collective.
24Le corpus des libri de regimine et les connaissances relatives à certains de leurs auteurs sont trop maigres pour que toute généralisation ne pèche par spéculation. On peut néanmoins relever quelques traits généraux et une chronologie possible quant à l’utilisation de la référence cicéronienne qui y est proposée. Le vocabulaire mobilisé par les libri de regimine manifeste deux conceptions du pouvoir. D’une part, un groupe insiste sur l’interaction entre gouvernants et gouvernés par des voies institutionnelles et oratoires. L’Oculus pastoralis, le De regimine civitatum et le Tresor ont en commun de valoriser l’usage du discours, à la fois comme stratégie politique et comme engagement contractuel – ce dernier étant explicité par le serment prononcé lors de l’arrivée aux charges. Les trois traités placent l’élection au cœur du processus gouvernemental et font de la cohésion de la communauté le cœur des préoccupations collectives.
25D’autre part, un second groupe s’attache de manière plus explicite aux représentations du gouvernant. L’image renvoyée par le rector est prise en compte en tant qu’énoncé performatif : présenter les signes du pouvoir est un mode d’exercice du pouvoir. Ainsi, Orfino da Lodi, Thomas d’Aquin et Gilles de Rome insistent sur les honneurs dont doit se prévaloir le gouvernant, sur les interactions sociales et les activités spécifiques que représente la vie de cour et sur les démonstrations d’engagement et de prospérité que constituent les capacités militaires d’un régime. Les gouvernés entrent en compte dans cette conception du pouvoir, mais seulement en tant que public et qu’estimateurs.
26Plusieurs notions sont communes à ces deux groupes de textes, appartenant aux topoï médiévaux du bon gouvernement : l’un et l’autre placent au cœur de la pratique politique la sauvegarde de la justice et de la paix, tout comme ils insistent sur l’importance d’un gouvernement vertueux. Les traités les plus tardifs manifestent les apports conjoints de ces deux interprétations du rôle gouvernemental et de ses représentations : Ptolémée de Lucques, Paolino Minorita et Borromeo da Bologna assemblent des influences complémentaires puisées dans ce large corpus.
27L’usage que font ces auteurs de la référence à Cicéron ne se superpose que partiellement à cette typologie. L’Oculus pastoralis et le De regimine et sapientia potestatis perçoivent l’intérêt moral des recommandations cicéroniennes, auxquelles ils accordent une place variable en regard de la multiplicité des auctoritates convoquées. Tout comme le proposera à son tour Borromeo da Bologna vers 1320, ces œuvres distinguent fortement les ambitions éthiques du gouvernant de sa pratique administrative. Un tournant apparaît dans les années 1260, période à laquelle sont associés Giovanni da Viterbo et Brunetto Latini. L’un et l’autre utilisent amplement le style cumulatif caractéristique des compilations médiévales et accordent une place de choix à Cicéron, oscillant entre guide des décisions et modèle de la parole. En outre, l’un et l’autre accordent une place plus grande aux recommandations générales sur le gouvernement que ne le faisait l’Oculus pastoralis – Paolino Minorita ne les abordaient, quant à lui presque pas. Or ces conseils peuvent s’adresser à tout membre de la société civique. Cette considération élargie du champ politique doit être corrélée aux lectures neuves qu’apporte la diffusion d’Aristote, mêlant préoccupations éthiques et politiques. La considération inédite portée à la civitas antique paraît favoriser une compréhension pratique des textes cicéroniens, jusqu’alors peu prégnante.
28Le règne politique de Cicéron dans l’imaginaire communal est donc de courte durée, émergeant puis se dissipant au cours des décennies centrales du XIIIe siècle. Une telle chronologie semble concorder avec l’évolution d’une source complémentaire, circulant tant avec les libri de regimine que de façon indépendante : celle des guides du discours, parfois désignés comme relais d’un ars concionandi.
16.2. La rhétorique comme scientia civilis
29De nombreux libri de regimine contiennent des modèles de discours mis à disposition des gouvernants. Toutefois, ces textes décrivent rarement les moyens de composer de telles allocutions. Plus généralement, les manuels théorisant l’éloquence orale non pastorale sont rares durant notre période d’étude, tout particulièrement en regard de l’importante production exposant l’ars dictaminis ou l’ars praedicandi.
16.2.1. La singularisation tardive de l’ars concionandi parmi les techniques rhétoriques
30Les pratiques oratoires civiles sont régulièrement abordées comme des applications des normes de la composition écrite50. Boncompagno da Signa a, en partie, expliqué ce manque d’intérêt pour une théorisation spécifique de l’éloquence civile. En 1235, sa Rhetorica novissima est l’un des premiers témoignages d’une association de la prise de parole publique à l’art rhétorique des dictatores51. L’auteur réserve les derniers chapitres de l’œuvre aux délibérations en assemblée et aux déclarations à la population52. Son avis quant à la constitution de la pratique oratoire en « art » reste toutefois négatif :
Tous les contionatores possèdent leur science de l’allocution plus par pratique que par nature car cela ne peut être une science naturelle ; d’autant plus quand ils dilapident leurs mots en tromperie et en mensonges évidents, bien qu’ils puissent parfois dire la vérité. Il est très rare que cet office de la contio soit tenu par des lettrés ; ainsi, ce savoir plébéien doit être laissé aux laïcs de l'Italie, qui ont appris à prononcer de telles harangues par la seule pratique.53
31Selon Boncompagno, la prise de parole publique ne nécessite aucun apprentissage. Le rhéteur ne dit rien, à l’inverse, des performances oratoires que requiert l’intervention spécifiquement politique devant une assemblée, limitant ses conseils pour le colloquium à des recommandations morales, qu’il précise dans un chapitre préalable54. On connaît déjà le rejet des textes cicéroniens qui anime la prose du maître. Il n’est donc guère étonnant de constater que Boncompagno n’établit aucun lien entre oralité et rhétorique classique.
32Une première théorisation du discours oral apparaît en 1245, sous la plume d’Albertano da Brescia. Comme son titre l’indique, l’Ars loquendi et tacendi, adressé au fils de l’auteur, entend expliquer les conditions dans lesquelles il est louable de s’exprimer ou, au contraire, de garder le silence55. Albertano, dans cette optique, s’adresse à tout orateur, quelle que soit la thématique retenue pour sa communication. Dans le chapitre dédié à l’adverbe quando (quand parler ?), il détaille les modalités à suivre « si l’on traite des discours civils et d’ambassades »56. Sous forme de compilation, Albertano rassemble des recommandations extraites de nombreuses sources bibliques, mais également juridiques et philosophiques (antiques comme médiévales). L’ensemble du traité fait prévaloir la dimension morale de la parole sur ses intérêts pratiques : les citations empruntées à Cicéron (De officiis, De amicitia) sont autant de témoignages éthiques et de définitions des vertus. Cicéron n’apparaît (discrètement) chez Albertano da Brescia qu’en tant que sage promouvant le bien et invitant au gouvernement de soi. Albertano dépeint la prise de parole comme une pratique civile, permettant l’interaction entre les hommes.
33Sans y faire mention, Albertano se rattache par ce biais à la tradition cicéronienne d’une rhétorique soutenant la scientia civilis. Les dictamina ont jusqu’alors souvent isolé la passage du De inventione présentant cette association entre politique et parole57. Parce qu’ils se concentraient sur l’écrit, plusieurs dictatores ont ignoré, voire décrié, cette dernière. Boncompagno da Signa, par exemple, est apparu peu convaincu par la dimension civile du discours établie par Cicéron, alors que Bene da Firenze l’a présentée comme une restriction dommageable dans le Candelabrum58. Le renouveau de l’oralité, notamment politique, impose de redéfinir la fonction de la rhétorique dans la cité et attribue un rôle nouveau à Cicéron en tant que rhéteur.
16.2.2. Une définition mouvante de la « science civique »
34Bien qu’ayant établi la rhétorique comme une des composantes de la scientia civilis, Cicéron n’a pas donné de définition de cette dernière. Au XIIe siècle, déjà, les commentateurs se sont attachés à expliciter les actions et les paroles que guide cette science. Selon Alain de Lille, la scientia civilis cicéronienne désigne deux éléments distincts : elle décrit conjointement une compétence politique – relevant tout à la fois de l’administration d’une communauté, des théories définissant ses normes et de la participation des citoyens aux affaires civiles59 – et une recommandation morale, réglant plus généralement les interactions humaines. Le terme connaît des exposés parfois contradictoires et l’on remarque, par exemple, que pour Thierry de Chartres, quelques années avant Alain, la scientia civilis était restreinte à une acception civique, délaissant sa dimension administrative60. En outre, au cours du XIIIe siècle, l’expression sert progressivement à désigner la « science » nouvelle dont se prévalent les juristes. Comme souligné par Patrick Gilli, l’assimilation des pratiques juridiques à la culture classique permet aux spécialistes du droit public la revendication d’une discipline autonome, relevant de la philosophie morale, favorisant la promotion idéologique et sociale du groupe qu’ils constituent61.
35L’identification de la scientia civilis à une science politique influence sa définition dans les commentaires aux œuvres cicéroniennes. Plusieurs dictatores insistent par ce biais sur les potentialités tant morales que pragmatiques, voire stratégiques, de la rhétorique. Tout comme les juristes, dès le XIIe siècle, ont valorisé les applications de leur discipline auprès des gouvernants, la transformant en un outil nécessaire à l’exercice politique, les spécialistes de l’éloquence ont pu souligner l’alliance de pouvoir et de sagesse à laquelle conduit l’art rhétorique. Faire de l’art oratoire une clé du bon gouvernement, tout en se présentant comme gardien de ce savoir, conduit à faire des rhéteurs des hommes indispensables à la vie de la cité et donne force à leur rôle communal. Or les dictatores insistant le plus ouvertement sur les potentialités civiles de la rhétorique, et non uniquement sapientiales62, présentent quelques traits communs. Ceux-ci semblent délimiter un contexte social et politique spécifique de mobilisation de l’exemple cicéronien.
16.2.3. Les années 1260 : la parenthèse glorieuse d’une parole politique vulgarisée ?
36La promotion communale de l’apprentissage de l’oralité connaît un tournant dans les années 1260. À rebours des remarques de Boncompagno, plusieurs auteurs – Brunetto Latini, Bono Giamboni et Guidotto da Bologna – décrivent les règles de la prise de parole, insistant sur la nécessité d’adjoindre à la pratique oratoire un ensemble de connaissances permettant de conformer les dires à la ratio. Les normes du discours oral sont encore mal individualisées par rapport au dictamen, les deux pratiques étant traitées communément dans ces œuvres63. Partant du principe que les litterati ont déjà à disposition des instruments pour connaître les règles de la bonne allocution publique – cette dernière présentant souvent, selon eux, les mêmes caractéristiques que la lettre de chancellerie –, chacun des trois auteurs a choisi d’orienter son manuel vers le public non scolaire que Boncompagno vilipendait pour sa pratique irrationnelle quelques années auparavant. De ce fait, Brunetto, Bono et Guidotto composent des œuvres vernaculaires, en toscan.
37Une seconde particularité lie ces trois auteurs : la forte dimension civique qu’ils accordent à la rhétorique64 et, s’inspirant de l’introduction du De inventione, la justification de leur œuvre par les dangers que fait peser sur la cité un discours non guidé par la ratio. Cette mise en garde est alors peu fréquente au sein des dictamina, bien que déjà diffusée par les commentaires des œuvres cicéroniennes. Brunetto Latini, par exemple, ouvre la Rettorica par un passage mettant en garde la collectivité face à un orateur peu sage65. Or il traduit celui-ci d’un commentaire latin du De inventione, vraisemblablement composé en Lombardie durant la première moitié du XIIe siècle66. Les œuvres rhétoriques en vulgaire des années 1260 donnent un éclairage nouveau à ce passage cicéronien en l’extrayant de la destination scolaire que lui conféraient les commentaires67. La vulgarisation du propos l’ancre désormais dans la pratique.
38On ne connaît pas les destinataires de chacun de ces traités : on ne peut donc être certain qu’une telle mise en garde s’adresse à un professionnel de la politique ou, plus largement, à un citoyen. Alors que Brunetto Latini et Bono Giamboni insistent sur une fonction administrative mais aussi plus largement civique du discours, Guidotto en restreint l’efficacité à des charges gouvernementales, dans un cadre tant communal que princier68. Une telle limitation est explicable par l’identité du destinataire, à savoir Manfred, héritier revendiqué de Frédéric II. Chacun des trois auteurs présente toutefois la rhétorique comme une scientia civilis de nature politique, que celle-ci soit civique ou administrative. Or cette interprétation devient moins courante dans les décennies suivantes, durant lesquelles cette « science » est décrite comme morale, vectrice de vertus individuelles et collectives. Au-delà de ce triptyque, concentré sur les années centrales du XIIIe siècle, peu de manuels dédiés aux techniques oratoires laïques nous sont parvenus69. Pourquoi un tel désintéressement pour la théorie oratoire au Trecento ?
39L’ars arengandi se développant dans un contexte politique spécifique, à la fois communal et populaire, on pourrait supposer qu’une nouvelle évolution dans la composition des gouvernements et dans les modes de délibération civique a rendu moins directe l’utilité de ces manuels. Le XIVe siècle voit la stabilisation de nombreuses seigneuries dans la péninsule. Toutefois, à Bologne et à Florence, les deux principaux espaces de composition des artes arengandi au siècle précédent, les évolutions politiques n’ont pas supprimé les conseils urbains et n’annulent pas, de ce fait, l’intérêt de tels manuels. Une seconde supposition verrait la multiplication des modèles de discours comme la manifestation d’un mode d’apprentissage de la parole publique plus proche des pratiques dont témoignent les différents auteurs au début du XIIIe siècle : l’exercice en chaire et l’imitation. La diffusion de discours préconstruits éclipsant les versants théoriques de la discipline marquerait l’acceptation pleine de la concio comme un habitus urbain, une pratique plus qu’un savoir, inhérent au mode de vie communal, abandonnant ainsi l’acception scolaire que lui ont donné les premiers relais écrits. On pourrait estimer la disparition des traités d’ars arengandi comme la fin de la tutelle universitaire sur la rhétorique, jusqu’alors manifestée par le format didactique des traités.
40De même que les manuels d’ars arengandi sont peu nombreux, rares sont les manuels d’ars dictaminis à donner un tour politique (que celui-ci se veuille civique ou gouvernemental) à leur prologue après les années centrales du XIIIe siècle70. Aux marges du monde communal, Lorenzo di Aquileia compose une Summa dictaminis dédiée à Philippe le Bel vers 1300, fondée sur les enseignements de Cicéron71. À l’inverse, les modèles rhétoriques à destination des podestats se réduisent désormais à des modèles de discours, délaissant une large part de la théorie oratoire. Dans de rares cas, les rhéteurs étayent la dimension politique du discours par les textes d’Aristote. C’est, par exemple, la proposition faite par le maître de grammaire Bono da Lucca, exerçant à Bologne, dans son Cedrus Libani, lequel accorde une brève place à l’orateur et à ses pratiques. À une date inconnue, qu’on peut estimer appartenir aux années 1270, inspiré par l’enseignement de Boncompagno da Signa, il rappelle l’importance du discours dans l’administration urbaine. Ce n’est, toutefois, plus sous l’égide de Cicéron qu’il place ses prescriptions :
Le rôle de l’orateur est de pouvoir parler de tout ce qu’ont établi les coutumes et les lois à l’usage des citoyens, en se faisant approuver des auditeurs, dans la mesure du possible. C’est pour cela que, comme le dit Aristote dans les Topica, un orateur ne convainc pas toujours, comme un médecin ne soigne pas toujours, mais s’il ne néglige aucune des données disponibles, on dit qu’il a une discipline parfaite.72
41Bien que Bono da Lucca mentionne Cicéron à plusieurs reprises pour alimenter les définitions qu’il donne des parties du dictamen, il préfère se référer à Aristote en matière d’allocution civique. On retrouve ici une tendance déjà perceptible dans les libri de regimine, privilégiant une lecture aristotélicienne de la chose publique dès le dernier tiers du XIIIe siècle. Toutefois, la maigre place qu’accorde Bono à l’oralité face au dictamen ne permet pas d’estimer l’ampleur de cette nouvelle référence antique73. Jacques de Dinant, dans le dernier manuel entièrement consacré à l’art oratoire antérieur à l’humanisme74, ravive à la fin du Duecento la tutelle cicéronienne sur l’éloquence mais en nuance la portée. D’une part, si Jacques présente dans son Comentum Tullii la rhétorique comme une civilis scientia, il ne donne plus de cette dernière une définition politique recherchant l’efficacité mais avant tout une signification morale, poursuivant l’honnêteté du discours et des comportements75. D’autre part, il insiste peu sur cette dimension « civile » dans son Ars arengandi, lequel se conforme in primis aux préceptes techniques de la Rhetorica ad Herennium76. Enfin, selon l’auteur, la figure tutélaire des orateurs n’est pas Cicéron, qui semble n’avoir qu’une fonction de théoricien du trivium, mais bien Salomon77.
16.2.4. Au XIVe siècle, le maintien de la rhétorique civique dans les commentaires
42Parallèlement au désintérêt grandissant pour les manuels d’ars arengandi au XIVe siècle, l’accord entre héritage cicéronien et pratique civique de la parole perd sa prégnance dans les traités rhétoriques. Cicéron est, en outre, presque invisible au sein des modèles de discours qui circulent dès lors de façon autonome78. Il se maintient, à l’inverse, à travers des commentaires et des traductions apportés à la Rhetorica ad Herennium. Tout comme les manuels d’ars arengandi disparaissent au XIVe siècle pour laisser place à des modèles de discours desquels la théorie est exclue, les commentaires se recentrent sur la dimension pratique de la parole. Ils se concentrent dès lors sur les façons d’argumenter plus que sur les raisons qui motivent l’éloquence. Stephen Milner a suggéré que l’abandon progressif du De inventione avait été influencé par les lettrés formés au droit : les juristes apprennent plus couramment les usages rhétoriques par la lecture de la Rhetorica ad Herennium, dont la visée pragmatique est plus évidente79. Une exception doit être notée : la Summa dictaminum retorice du juriste florentin Luigi Gianfigliazzi80, composée au cours de la seconde moitié du XIVe siècle. L’auteur a choisi de produire un commentaire croisé de la Rhetorica ad Herennium et du De inventione, qu’il estime complémentaires. Il entend traiter à la fois de l’éloquence orale et écrite. Par sa destination scolaire, le propos est peu original : éloigné de la pratique politique, il entend avant tout enseigner les différentes parties de la composition. Luigi revient à un accessus en dix consideranda, alimenté des citations de Victorinus. Il utilise comme texte de référence la Rhetorica ad Herennium, qu’il complète en plusieurs points par le De inventione81. Luigi se présente comme le continuateur de l’entreprise cicéronienne puisqu’il met en avant le double rôle qu’avait déjà le rhéteur antique dans la composition des Rhetoricae : à la fois compilateur d’enseignements et créateur d’une nouvelle formulation82.
43Si certains commentaires restreignent leur propos à des considérations scolaires, d’autre affichent une dimension politique. La vocation pratique de cette démarche et son efficience paraissent d’autant plus revendiquées lorsque le commentaire est proposé en langue vernaculaire. En effet, la rédaction non latine laisse supposer que le texte connaît une utilité hors du champ universitaire. On remarque d’ailleurs une différence d’exposition entre les prologues aux commentaires latins de la rhétorique cicéronienne et leurs pendants vulgaires, ces derniers insistant plus fréquemment sur les implications politiques de la parole. Alors que les commentaires latins recourent à la lumière des autorités classiques pour organiser leurs explications, les seconds font plus généralement appel aux situations réelles connues du lecteur, inscrivant les recommandations de Cicéron dans la quotidienneté. Bartolino di Benincasa da Canulo, par exemple, maître de rhétorique à Bologne à partir de 1321, explicite le but de l’arenga en citant Aristote, celui-ci permettant de présenter les différents types de gouvernement et leurs acteurs83. À l’inverse, la traduction anonyme de la Rhetorica ad Herennium identifiée par l’incipit « Nel sesto dì » énumère les cas pratiques pour lesquels le citoyen doit s’initier à l’art rhétorique. L’auteur inclut ce projet dans une ambition plus large, qui est celle pour l’homme de se conformer à la nature que Dieu lui a attribuée84. Il a choisi de mettre l’accent sur la rhétorique en tant qu’outil et en fait un élément indispensable à la vie de l’homme dans la cité. Ce caractère pragmatique tend à éliminer toute dimension classicisante de l’œuvre ; l’auteur du commentaire ne mentionne jamais le nom de Cicéron au cours du prologue. Trois autres traductions anonymes de la Rhetorica ad Herennium composées entre la fin du XIIIe siècle et la fin du XIVe siècle ont été repérées85. Bien que deux d’entre elles mettent en avant une destination civique du traité, aucune ne souligne la dimension politique de la figure cicéronienne86.
44Sur nos deux siècles d’étude, la valorisation de Cicéron en tant que conseiller des gouvernants connaît son apogée dans les années 1260, lesquelles constituent un exemple inédit et fugace. L’intérêt porté à l’éloquence civile ne s’épuise pas et prolonge le crédit politique accordé aux préceptes cicéroniens pendant encore plusieurs décennies. Néanmoins, cette nouvelle forme se montre plus attachée aux techniques oratoires qu’aux implications civiques de la parole. Les propos de la Rhetorica ad Herennium, commentés jusqu’au cœur du XIVe siècle, induisent un seul lien disciplinaire entre les deux communautés politiques : l’usage de l’éloquence et de l’auctoritas qui lui est associée. À l’inverse, l’intégration communale des recommandations du De inventione, actualisées par Brunetto, Bono et Guidotto, supposait une identification partagée des formes gouvernementales et communautaires des mondes romain et communal, chacune de ces sociétés étant mise en garde contre des risques similaires. Ainsi, les commentaires des années 1260 établissent une invariabilité des comportements civiques au sein de toute cité, antique comme médiévale et en établissent la norme.
16.3. Un tropisme florentin
45Une communauté de lecture du modèle cicéronien relie les œuvres de Giovanni da Viterbo, Brunetto Latini, Bono Giamboni et Guidotto da Bologna dans les années 1260. Bien que les interprétations ne se superposent pas, chaque auteur donne à Cicéron un rôle de premier plan en vue de guider l’action au sein de la communauté civique. On peut associer à ce groupe d’auteurs le commentaire introduit par l’incipit « Nel sesto dì » ainsi que le Trattatello di colori rettorici puisqu’ils affichent les prétentions politiques animant la maîtrise de la parole. Ces deux derniers textes, anonymes, ont été identifiés comme toscans – tout comme les quatre commentaires vernaculaires à la Rhetorica ad Herennium étudiés ici87. Brunetto Latini et Bono Giamboni sont tous deux florentins ; ils n’appartiennent pas au monde scolaire et ont exercé des fonctions politiques pour leur commune. Giovanni da Viterbo, mal connu, semble avoir lui aussi participé à l’administration communale, peut-être en tant que notaire, fonction qu’il exerce probablement pour le podestat de Florence lorsqu’il rédige le De regimine civitatum88. En outre, Brunetto, Bono et Giovanni manifestent tous trois leur affiliation à la faction guelfe. Guidotto da Bologna détone dans ce tableau puisqu’il appartient à l’ordre dominicain, est certainement étranger à Florence et assurément gibelin. Pourtant, il rédige son œuvre en toscan, et ce malgré l’identité de son destinataire89.
46La proximité géographique et la concordance chronologique de ce corpus dessine un tropisme cicéronien à Florence à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle. Avant d’établir quelques hypothèses quant à la cohérence de cet ensemble textuel, il convient d’en noter les limites. En effet, le corpus à disposition est particulièrement restreint et certaines œuvres se recoupent. Non seulement Brunetto Latini est l’auteur tant du Tresor que de la Rettorica, mais le Fiore de rettorica a connu des réélaborations à la marge, ce qui ne laisse entrevoir que peu d’œuvres originales et, surtout, peu d’acteurs distincts dans la promotion de la figure civique de Cicéron. Si l’abandon de l’association entre figure cicéronienne et pratique civique est aisément associable à la diffusion des textes aristotéliciens et à une moindre théorisation de l’expression orale, son émergence est plus difficilement datable et explicable.
16.3.1. Un contexte politique propice au débat
47Un succès, sans doute entretenu par une influence réciproque des auteurs, est évident aux environs de 1260 dans l’espace toscan. Plusieurs chercheurs ont proposé des hypothèses pour expliquer le changement intervenu à cette date. Parmi eux, Virginia Cox identifie l’évolution des pratiques politiques communales comme facteur premier de mutation rhétorique90. Elle établit l’idéal républicain comme générateur d’un besoin de persuasion renouvelé : la multiplication des organes délibératifs, de même que la conflictualité permanente perceptible aussi bien entre communes qu’au sein des cités requerrait le déploiement d’une argumentation plus efficace. Les textes de Cicéron répondraient parfaitement à ces nécessités, puisqu’ils décrivent une rhétorique développée en situation d’adversité. En outre, le milieu du XIIIe siècle correspond dans de nombreuses communes, dont Florence, à l’accession aux conseils d’une catégorie de citoyens jusqu’alors minoritairement investis dans la vie politique. Cette participation popolare inédite impose à des groupes peu expérimentés la maîtrise de l’éloquence en assemblée91. Elle se manifeste dans les écrits normatifs par une amplification de la réglementation relative à la prise de parole92. En parallèle, cette évolution socio-politique stimule une attention didactique nouvelle portée à l’art oratoire. On constate ainsi, à partir du milieu du XIIIe siècle, un intérêt plus marqué et une lecture plus littérale accordés à la rhétorique classique de Cicéron en complément du dictamen93.
48Brunetto Latini est assurément l’auteur ayant poussé le parallèle entre discours civique et exemple cicéronien à son paroxysme. Il offre, en effet, outre la Rettorica et le volgarizzamento d’une Catilinaire, la traduction toscane des discours devant César promouvant la prise de parole comme un acte de courage politique94. L’imposante œuvre de Brunetto Latini et son succès ont laissé dans l’ombre les propositions oratoires de Bono Giamboni. On ne peut pourtant pas établir que la Rettorica est antérieure au Fiore di rettorica, ce qui interdit de donner à l’un des deux auteurs le titre d’initiateur de cet emprunt cicéronien95. Stephen Milner a complété les propositions de Virginia Cox (qu’avaient déjà formulées, dans une optique pré-humaniste qu’elle conteste en partie, Hans Baron et James Banker) en pointant les rôles distincts qu’endosse la rhétorique à Florence et à Bologne, lesquelles sont les deux principales provenances des ouvrages d’artes dictaminis et arengandi ainsi que des commentaires aux œuvres de Cicéron dans l’espace communal96.
49Milner oppose une rhétorique conflictuelle, en usage à Florence, à une rhétorique argumentative, utilisée à Bologne. Parmi les auteurs relevant de cette dernière, on peut compter plusieurs magistri ayant exercé dans le studium bolonais, dont nous avons déjà abordé les œuvres : Bono da Lucca, Jacques de Dinant ou encore Bartolino di Benincasa da Canulo. Milner souligne que ces auteurs produisent des manuels à destination scolaire, visant la formation d’un public aux ambitions juridiques. Le but de cet enseignement serait donc d’initier les étudiants à une composition élégante et permettant la prise de décision. À l’inverse, selon l’historien, la rhétorique florentine telle qu’incarnée par Brunetto Latini est revendicative, adressée aux membres de la communauté civique alors même que celle-ci est déchirée par les conflits opposant magnats et popolari, tout comme guelfes et gibelins. Son but serait de décrédibiliser l’adversaire mais aussi de convaincre l’auditeur de gagner le camp de l’orateur. Pour ce faire, la rhétorique « florentine » serait plus prompte à mobiliser des arguments moraux et civiques.
50Le propos de Milner, s’il éclaire les caractéristiques de la rhétorique florentine, n’explique pas son unicité. Il ne peut expliciter non plus la coïncidence temporelle et spatiale des enseignements gouvernementaux de Giovanni da Viterbo, peu tournés vers l’éloquence, avec le corpus rhétorique. Pourquoi, alors que des magistri, des notaires et des juges sont présents dans de nombreuses communes, et alors que beaucoup d’entre eux produisent des dictamina, la valorisation de la parole civique cicéronienne s’est-elle concentrée sur Florence et l’espace toscan ? L’anonymat d’une partie des auteurs et la méconnaissance des lieux de formation de la totalité d’entre eux ne permettent pas de mesurer le poids des enseignements reçus dans cette manifestation brusque d’un intérêt civique associé à Cicéron. Les caractères individuels laissés de côté, ne peuvent être soumises à l’étude que les tendances politiques et culturelles collectives touchant Florence au milieu du XIIIe siècle.
16.3.2. Florence, nouvelle Rome
51Le cas florentin est alimenté par un socle de représentations citadines spécifiques, qui pourrait donner une justification supplémentaire à l’attachement manifesté envers Cicéron. D’une part, l’historiographie florentine insiste, au moins depuis les années 1230, sur la filiation qui l’unit à la République romaine97. La Chronica de origine civitatis Florentiae, plus ancien récit de l’origine de Florence à nous être parvenu, décrit la ville comme une fondation césarienne. Celle-ci aurait fait suite à la destruction de Fiesole, laquelle avait accueilli Catilina98. Sanzanome, qui reprend cette source dans ses Gesta Florentinorum vers 1230, ajoute le personnage de Cicéron à l’établissement romain de la ville, aux côtés de César99. En outre, durant la deuxième moitié du XIIIe siècle, s’amplifie la diffusion de poèmes historiques présentant l’action de Cicéron en tant que sénateur et principalement centrée sur sa lutte contre Catilina100.
52D’autre part, l’exemple d’un Cicéron orateur et sénateur hostile au pouvoir personnel de César prend un sens d’autant plus riche qu’il se développe sur le terreau d’une opposition accrue entre guelfes et gibelins. En effet, les affrontements entre partes sont devenus plus violents dans les années suivant la mort de Frédéric II, survenue en 1250101. Les années 1260 sont particulièrement terribles dans le cadre florentin, les mesures d’exil s’étant multipliées suite de la bataille de Montaperti.
53La conjonction d’un climat politique appelant à la revendication, d’un rôle civique neuf de l’orateur et d’une meilleure connaissance des figures de la République romaine sont autant d’éléments ayant pu favoriser une lecture inédite du modèle cicéronien, particulièrement auprès d’auteurs formés au notariat ou au droit, anciens lecteurs de traités rhétoriques. Il paraît toutefois impossible de lier Cicéron à l’une des partes. Celui-ci ne semble pas toujours perçu comme anti-impérial à cette date, étant même au cœur d’un conflit d’appropriation entre partisans et opposants à Manfred, derrière les œuvres respectives de Brunetto Latini et de Guidotto da Bologna. L’affiliation populaire du personnage est tout aussi problématique : hormis Brunetto Latini, aucun auteur n’insiste sur les origines non nobles de Cicéron. Dans quelle mesure la transmission en vulgaire d’une incitation à la prise de parole politique et à l’investissement civique est-elle un engagement au renouvellement des rapports de force en assemblée ? L’enjeu ne se trouverait alors pas dans une opposition entre illitterati et litterati mais plutôt dans la capacité à éduquer de nouveaux citoyens et à mobiliser aux côtés d’une partie des litterati du Popolo des groupes illitterati qui pourraient lui être favorables.
54On remarque, enfin, à travers ces exemples, le manque d’indépendance de la pensée politique de Cicéron dans la pédagogie civique communale. Hors du De regimine civitatum de Giovanni da Viterbo, les mots de Cicéron à l’égard du gouvernement doivent prendre appui sur son personnage pour s’éloigner des seules recommandations morales ou rhétoriques. Ce sera encore le cas chez les premiers humanistes, qui proposeront une estimation de sa pensée politique en regard de son attitude envers César102. On peut imaginer que les libri de regimine et les guides d’éloquence, parce qu’ils proposent des modèles de comportement, utilisent plus que d’autres sources l’identification à des figures antiques comme ressort explicatif. L’anachronisme conduit toutefois à des paradoxes quant à l’attitude attendue des gouvernants. Non seulement l’importation des recommandations cicéroniennes vers le monde médiéval suppose une universalité des comportements urbains à travers le temps, mais elle induit un important changement de destinataire des conseils prodigués. En effet, alors que les textes communaux des XIIIe et XIVe siècles mettent en avant des figures individuelles du pouvoir (podestat, capitaine du peuple ou encore seigneur), les normes éthiques et oratoires définies par Cicéron s’adressaient aux membres d’une collectivité (que celle-ci soit le Sénat ou, plus largement, la communauté des citoyens) considérés hors d’un rapport hiérarchique.
Notes de bas de page
1 On trouve une première individualisation de cette production littéraire dans : Hertter 1910.
2 Ibid., Sorbelli 1944. L’avantage d’une telle dénomination résidait dans sa capacité à distinguer la littérature communale de la production de règles du bon gouvernement répondant à des commandes royales.
3 Artifoni 1993, p. 62‑66.
4 Le canon classique comprend l’anonyme Oculus pastoralis, le De regimine et sapientia potestatis d’Orfino da Lodi, le De regimine civitatum de Giovanni da Viterbo, le Tresor de Brunetto Latini et le De regimine rectoris de Paolino Minorita.
5 Les dédicataires de la « littérature podestatale » ne sont pas toujours connus et, dans certains cas, ne sont pas des podestats. Orfino da Lodi, par exemple, dédie son œuvre à son fils. Par ailleurs, on ne connaît pas avec précision les lecteurs de telles œuvres. Si l’on se fie au recensement produit par David Napolitano, on constate que le Tresor de Brunetto Latini a été copié au moins cinq fois en France avant la fin du XIVe siècle, ainsi qu’en Avignon et en Sicile en parallèle du monde communal et que, sur la même période, son volgarizzamento a été copié au moins trente fois en Toscane. Une telle diffusion laisse supposer un lectorat plus large que celui des professionnels de la pratique politique. Cf. Napolitano 2010 annexes 3A et 3B.
6 Parmi ces traités, on peut penser aux De bono communi et De bono pacis de Remigio de’ Girolami, à la Monarchia de Dante ou au Defensor pacis de Marsile de Padoue. Ceux-ci concentrent leur argumentation sur des thématiques restreintes, développées sous une forme démonstrative.
7 La datation de l’Oculus pastoralis n’est pas unanime. Dora Franceschi, qui a édité le texte, propose l’année 1222, reprise récemment par Diego Quaglioni. Plusieurs historiens optent pour une composition plus tardive, entre 1240 et 1242. Les datations prennent appui sur des indices textuels que sont les initiales mentionnées dans les discours lorsqu’elles sont précisées par une fonction officielle, ainsi que quelques situations de conflits décrites, pouvant faire écho à des événements réels. Cf. Franceschi 1964 ; Tunberg 1990, p. 2‑5 ; Quaglioni 2007.
8 Quaglioni 1995.
9 D’Angelo 2005.
10 La bibliographie consacrée à Brunetto Latini et au Tresor est particulièrement abondante. On peut notamment retenir : Messelaar 1963 ; Ceva 1965 ; Maffia Scariati 2008 ; Briguglia 2018 ; Bolduc 2020 ; Briguglia 2021.
11 Sensi 1971 ; Zorzi 2006.
12 Finzi 1997, p. 827‑829.
13 Briggs 1999 ; Perret 2011.
14 L’appareil théorique est particulièrement restreint dans l’Oculus pastoralis. Il se limite à trois paragraphes rappelant l’origine divine du pouvoir, la nécessaire justice du gouvernant, l’acceptation de cette dernière par les citoyens, la valorisation de l’amour donné à son prochain ainsi que quelques explications quant à la fixation des salaires et à l’intervention dans les conseils urbains. Cf. Oculus pastoralis, p. 23-24.
15 Thomas d’Aquin, De regno, I.1, p. 102.
16 D’un point de vue stylistique, les linguistes ont insisté sur les profonds changements sémantiques qui séparent les deux périodes d’écriture. Cf. Perotto 1997, p. 16.
17 Ptolémée de Lucques, IV.23.
18 Nederman – Sullivan 2008 ; Carron Faivre 2015.
19 De Donato 1964.
20 Papi 2015 ; Papi 2016.
21 Noëlle-Laetitia Perret attribue la traduction de 1288 à un certain « Giovanni Niccoli di Guando », qui l’aurait réalisée à la demande d’un citoyen véronais nommé Giovanni Sotonso. Il s’agit en réalité d’un explicit ajouté tardivement à un manuscrit du XVe siècle. Cf. Perret 2011, p. 35. Le manuscrit a été gratté pour changer le nom du destinataire, lequel semble avoir été dans un premier temps un citoyen siennois. Cette piste toscane paraît confirmée par la documentation archivistique. Le rédacteur de cette traduction se présente comme « Giovanni di Nicholo da Guanto ». Or on trouve dans les archives siennoises un homme qui pourrait appartenir à sa famille, en 1420 : Giuliano di Niccolò da Guanto in Alemagna, lequel travaille les peaux en tant que cordonnier. Cf. Ceppari Ridolfi 2007, p. 346 n°778. Parallèlement à ces versions vernaculaires, le traité latin de Gilles de Rome rencontre le succès : on ne compte pas moins de 48 copies réalisées en Italie avant la fin du XIVe siècle. Cf. Briggs 1999, p. 25.
22 Lorenzi 2011.
23 Pezzè 2016.
24 En parallèle, le texte de Gilles connaît au moins trois autres traductions vernaculaires dans la péninsule italienne avant la fin du Trecento. Cf. Briggs 1999, p. 43.
25 Durant la première moitié du XIVe siècle, par exemple, le dominicain Bartolomeo da San Concordio en livre une interprétation dans le Compendium moralis philosophiae, qu’il transmet dans divers studia. Cf. Ibid., p. 91-93.
26 Giustinopoli, actuelle Koper, fait alors partie des possessions de la République vénitienne.
27 Milan, BN Braidense, AD.IX.42, f. 1r. Le traité est inédit.
28 On sait que Borromeo est lecteur à la basilique San Zanipolo en 1322. Cf. Luna 1992, p. 204.
29 Ibid., p. 205.
30 Ces citations du De officiis sont peu nombreuses et appartiennent au corpus des maximes cicéroniennes courantes dans les florilèges : il est probable qu’Orfino cite le traité à travers une source intermédiaire.
31 Iam nova progenies celo dimittitur alto, principis in prato geminantur germina lato, fructibus et foliis mellitis flore beato : Tullius atque Cato Salomon sibi Senaca Plato viribus Acchilles forma Paris Ector Ulixes. Cf. Orfino da Lodi, De regimine, p. 62.
32 Oculus pastoralis, p. 40, 69.
33 Parmi une quinzaine d’extraits du De amicitia, le seul auquel Cicéron est explicitement associé émet une recommandation politique, rappelant qu’une cité dénuée de bienveillance entre citoyens est appelée à disparaître, détruite par les haines. Cf. Ibid., p. 40 ; Cic., Lael., 23.
34 Milan, BN Braidense, AD.IX.42, f. 7v.
35 Jean de Galles utilise des sources latines très variées, dont plusieurs passages du De officiis, du De senectute, du De inventione et des Tusculanae disputationes. Cf. Diem 2009 ; Bejczy 2011, p. 139.
36 Dans sa réflexion sur la tyrannie, Borromeo utilise l’exemple césarien et se range derrière l’avis cicéronien : Tullius laudat eos qui occiderunt Iulium Cesarem quamvis amicum et familiarem. Cf. Milan, BN Braidense, AD.IX.42, f. 5r.
37 Perotto 1997, p. 12‑17. Il faut remarquer que Ptolémée de Lucques, pour le De regno, élargit le corpus mobilisé précédemment par Thomas d’Aquin. Les emprunts faits à Cicéron se diversifient, bien qu’ils restent dépendants d’une lecture morale. Ptolémée utilise, par exemple, quelques passages du De legibus et des Tusculanae disputationes pour définir la loi ainsi que l’activité politique, exposée comme l’art le plus haut permis à l’homme. Cf. Ptolémée de Lucques, De regno, p. 122-123, 138.
38 Mussafia 1868, p. x‑xi.
39 Perret 2011, p. 89.
40 Un tableau récapitulatif des emprunts de Giovanni da Viterbo à Cicéron est présenté en annexe 4.
41 Sestan 1989, p. 62 ; Zorzi 2006.
42 Un article sur ce sujet est en cours de préparation. Tout comme Enrico Faini, je postule une rédaction multiple : le noyau du texte remonte probablement aux années 1230 mais des ajouts et modifications postérieurs ont été réalisés, au moins jusque dans les années 1260. Cf. Faini 2018, n.32.
43 Napolitano 2018.
44 Giovanni affirme l’égale origine divine du pouvoir pontifical et du pouvoir impérial. Chacun a, selon lui, été créé pour tenir des fonctions complémentaires, qui méritent un respect équivalent. Il estime, en outre, que les deux pouvoirs se doivent honneurs et entraide, afin d’assurer la justice à leurs sujets. Selon Mario Sensi, la proximité des démonstrations dantesques témoigne d’une connaissance directe du De regimine civitatum. Cf. Sensi 1971.
45 Pour composer le deuxième livre du Tresor, Brunetto Latini s’est avant tout inspiré de la Summa de virtutibus et vitiis de Guillaume Peyraut et des Moralium dogma philosophorum. Cf. Beltrami 2007, p. xviii‑xix.
46 Brunetto Latini, Tresor, III.1, III.73 ; Id., Rettorica, p. 13-18.
47 Omnis potestas a Domino Deo est. Et illa rectoralis, pro qua natura provide cetera disponens locorum regimina protulit, tribus est precipuis valata presidiis, quibus feliciter adiuvatur, justitia videlicet, reverentia et amore : Oculus pastoralis, p. 23. « Toutes seingnories et toutes dignetez nos sont baillies par le soverains Peres, qui entre les sainz establissemenz des choses dou siecle vost que li governemenz des villes fust fermés de .iii. piliers, c’est de justice, de reverance et d’amor » : Brunetto Latini, Tresor, III.74.
48 Ibid., III.1.
49 Ibid., III.78, III.96.
50 Selon Stephen Milner, cette production restreinte est due à une conception médiévale assimilant le discours oral non religieux à une pratique plus qu’à un art, ne justifiant dès lors pas l’élaboration de règles spécifiques. Cf. Artifoni 1993, p. 64‑66 ; Milner 2006, p. 380‑381. Sur la dépendance de l’ars concionandi aux normes de la composition écrite, voir : Artifoni 2007.
51 En 1229, Guido Faba cite l’arenga dans sa Summa dictaminis mais ne la traite pas spécifiquement puisqu’elle lui sert avant tout à déterminer les particularités de l’exorde en regard de la captatio benevolentiae présente dans les discours. Cf. Guido Faba, Summa dictaminis, p. 331.
52 Boncompagno désigne les débats en assemblée par le terme colloquium, tandis qu’il réserve contio à la déclamation d’un discours devant la population : Boncompagno da Signa, Rhetorica novissima, XII.1, XIII.1.
53 Omnes contionatores habent contionandi scientiam magis per consuetudinem quam naturam, quia non potest esse scientia naturalis, maxime cum verba contionatorum in abusionem et aperta mendacia dilabuntur, nec esse valet, quod aliquando non referant veritatem. […] Verum quia contionandi officium rarissime ad viros pertinet litteratos, idcirco hec plebia doctrina est laicis Italie reliquenda, qui ad narrandum magnalia contionum a sola consuetudine sunt instructi : Ibid., XIII.1.
54 Ibid., XI.
55 L’Ars loquendi et tacendi connaît un grand succès dans l’Italie communale. Il circule notamment à travers deux versions vernaculaires : l’une, composée par Andrea da Grosseto en 1268 et, la seconde, établie par Soffredi del Grazia en 1278. Cf. Piattoli 1974.
56 Si autem de concionando de ambaxatis faciendis : Albertano da Brescia, Liber de doctrina dicendi et tacendi, p. 40. S’inspirant de l’Annonciation, l’auteur préconise de délivrer son message au public en commençant par une salutation et une adresse et d’associer à sa requête des exemples de négociations ayant abouti.
57 Cic., Inv., I.6.
58 Selon Boncompagno, Cicéron s’est trompé en donnant une origine oratoire aux lois et à l’organisation politique. Dans le Candelabrum, Bene da Firenze délaisse certaines parties du discours classique, estimant que celles-ci ne sont pas utiles pour l’ars dictaminis. Il explique cette disparité par la concentration de Cicéron sur les « causes civiles ». Cf. Bene da Firenze, Candelabrum, p. 247.
59 Cette exposition est développée dans une lectio consacrée par Alain de Lille à la Rhetorica ad Herennium. Cf. Cox – Ward 2006, p. 417‑419.
60 Rodrigues 1997, p. 135‑136.
61 Gilli 2003, p. 69‑74 ; Quaglioni 2005.
62 On trouverait ici le pendant social de la théorie d’une autopromotion intellectuelle des dictatores au sein du monde communal, identifiée par Enrico Artifoni à travers la tutelle symbolique de Salomon dans plusieurs prologues à leurs ouvrages. La figure biblique manifeste la sagesse à laquelle la rhétorique donne accès, inatteignable sans une initiation dont les rhéteurs sont les gardiens. Cf. Artifoni 1997. La revendication d’une haute place dans la hiérarchie des savoirs se perpétue dans le temps puisque, déjà manifeste au début du XIIIe siècle, elle est encore opérante durant la première moitié du XIVe siècle. Les noms auxquels sont associés le rapprochement de la rhétorique et de la sapientia Salomonis (Enrico Artifoni a étudié les cas de Boncompagno, de Guido Faba et de Lorenzo di Aquileia, auxquels on peut ajouter ceux d’Arseginus et de Giovanni del Virgilio) témoignent d’une aspiration émanant exclusivement de magistri, appartenant à des écoles et universités du nord de la péninsule italienne (Bologne et Padoue), lesquelles sont alors principalement valorisées pour leurs juristes.
63 Pour Brunetto Latini, par exemple, l’art oratoire et l’art épistolaire supposent le même enseignement. L’ars dictaminis pourrait d’ailleurs être déduit directement des règles orales : « Tal puote sapere bene dittare che non àe ardimento o scienzia di profferere le sue parole davanti alle genti ; ma chi bene sa dire puote bene sapere dittare » Cf. Brunetto Latini, Rettorica, p. 4. L’affirmation de Brunetto peut paraître contradictoire puisqu’il importe vers la rhétorique classique des règles de l’art épistolaire.
64 Selon Brunetto, le gouvernement s’exerce, en partie, à travers la maîtrise rhétorique : « La scienza del covernamento delle cittadi è cosa generale sotto la quale si comprende rettorica ». Cf. Ibid., p. 29.
65 L’introduction de la Rettorica, par exemple, questionne les dommages causés par les prises de parole mal maîtrisées au sein des villes : « Sovente e molto ò io pensato in me medesimo se lla copia del dicere e lo sommo studio della eloquenzia àe fatto più bene o più male agli uomini et alle cittadi ; però che quando io considero li dannaggii del nostro comune e raccolgo nell’animo l’antiche aversitadi delle grandissime cittadi, veggio che non picciola parte di danni v’è messa per uomini molto parlanti sanza sapienza ». Cf. Ibid., p. 3.
66 Alessio 1979, p. 124‑125.
67 Cette préoccupation civile du discours urbain, exposée en vulgaire ouvre également le Fiore de rettorica. Traduisant la Rhetorica ad Herennium, la première version de cette œuvre fait de Cicéron un protecteur de la cité face à une parole « aussi dangereuse qu’un couteau aiguisé et coupant dans la main d’un fou » : « E io, veggendo nella favella cotanta utilitade, sì mi venne in talento, a priego di certe persone, della Rettorica di Tulio e d'altri detti di savi cogliere certi fiori, per li quali del modo del favellare desse alcuna dottrina. […] La sua favella così è in lui pericolosa come uno coltello aguto e tagliente in mano d'uno furioso ». Cette première version est anonyme et, de ce fait, difficilement datable. L’œuvre, dont on estime la rédaction autour de 1260, a été attribuée à Bono Giamboni, sans que l’on puisse établir si elle est antérieure à la Rettorica. Bono Giamboni en établit une seconde version, par la suite remaniée par Guidotto da Bologna. Cf. Bono Giamboni, Fiore di rettorica, p. 1 ; Foà 2000.
68 Guidotto da Bologna, Fiore di rettorica, p. 1. Le terminus ante quem de ce remaniement est l’année 1266, le traité étant dédié à Manfred. L’identité de Guidotto da Bologna est mal connue.
69 Selon Witt, l’absence de nouveaux traités d’ars arengandi au XIVe siècle serait palliée par la multiplication des modèles de discours, isolés de leur versant théorique. Cf. Witt 2000, p. 359.
70 Outre les manuels cités dans ce chapitre, le corpus des traités rhétoriques consultés comprend : Summa dictaminis de Bene da Firenze, vers 1210 ; Boncompagnus de Boncompagno da Signa, 1215 ; Quadriga d’Arseginus (ms. Padoue, Biblioteca universitaria, 1182), 1217 ; Rota nova et Summa dictaminis de Guido Faba, 1225-1226 et 1228-1229 ; Summa dictaminis de Matteo dei Libri (Kristeller 1951), entre 1235 et 1275 ; Summa brevis introductoria in artem dictaminis de Bartolomeo da Faenza (Kaeppeli 1951), entre 1264 et 1283 ; Brevis doctrina dictaminis de Bonaventura da Bergamo (Thomson – Murphy 1982) ; Summa dictaminum secundum stylum Curiae de Richard de Pophis (Simonsfeld 1892, p. 505‑509), vers 1270 ; Mirra correctionis et Brevis summa diffinitionum de Bono da Lucca (ms. Modène, Biblioteca Estense, gamma E.7.7), entre 1268 et 1281 ; Microcosmus de Tommasino d’Armannino (Bertoni 1921), entre 1259 et les années 1290 ; Practica de Lorenzo di Aquileia (Capdevilla 1930), entre 1274 et 1287 ; Summa dictaminis de Jacques de Dinant, entre 1282 et 1295 ; Pomerium de Quichilino da Spello, 1304 ; Brevis introductio ad dictamen de Giovanni di Bonandrea, entre 1300 et 1321 ; Ars dictaminis de Giovanni del Virgilio (Kristeller 1961), années 1320 ; Regule artis dictaminis prosaici et epistolaris de Francesco da Buti (ms. Londres, British Library, Add. 22025, f. 1-15), entre 1355 et 1378.
71 Les informations concernant la vie de Lorenzo sont sporadiques. On sait qu’il a eu des obligations cléricales dans le nord de l’Italie au début des années 1290, avant de s’impliquer auprès du studium parisien. C’est au cours de ce séjour français, long de quelques années, qu’il compose sa Summa dictaminis. Cf. Terzi 2006.
72 Officium oratoris est de his rebus dicere posse, que ad usum civilem sunt legibus et moribus institute, cum assensu auditorum, quoad eius fieri potuerit. Hoc ideo dicitur quia, sicut Aristoteles inquit in Topicis, nec orator omnino suadebit, nec semper sanabit medicus, sed, si ex contingentibus nil omisit, disciplinam perfectam dicitur habuisse : Bono da Lucca, Cedrus Libani, p. 10. La première partie de la citation est directement extraite de la Rhetorica ad Herennium. Cf. Rhet. Her., I.2 ; Arist., Top., 101b5.
73 On note une démarche similaire dans le commentaire que Bartolino di Benincasa da Canulo livre de la Rhetorica ad Herennium. L’auteur apporte un regard universitaire sur le texte et insiste sur les implications politiques de la rhétorique en s’appuyant sur l’autorité aristotélicienne afin de compléter les dires de Cicéron. Cf. Wertis 1979 ; Ward 1995, p. 176‑177.
74 Durant le premier tiers du XIVe siècle, Pietro Boattieri, maître de rhétorique, aurait été l’auteur d’un traité Super modum aringandi tam licteraliter quam vulgariter dont n’a été gardée qu’une trace indirecte. Celui-ci apparaît dans une pétition adressée en 1321 par les étudiants en notariat de Bologne aux autorités de la Commune afin que plusieurs œuvres du maître soient rendues disponibles. Cf. Zaccagnini 1924, p. 218 ; Orlandelli 1968. Les décennies suivantes ne voient pas éclore de nouveaux manuels dédiés à l’art oratoire. Le XVe siècle italien, motivé par l’imitation des classiques et les échanges humanistes, est le cadre d’un renouveau du genre. Outre les nombreux commentaires des œuvres de Cicéron, on note des compositions neuves, tel l’Oratoriae artis epitome de Giacomo Publicio. Cf. Vasoli 1999, p. 58.
75 Pour expliciter les mots de Cicéron, Jacques précise : Civilem : nota, quod hec scientia est pars civilis scientie. Moribus : nota, quod hec scientia est moralis. Cf. Jacques de Dinant, Commentum Tullii, p. 865.
76 Ibid., p. 860.
77 Jacques de Dinant, Ars arengandi, p. 121-122. L’association de la sagesse de Salomon à l’art oratoire est classique au XIIIe siècle pour caractériser la bonne parole. Il est, à l’inverse, moins fréquent de présenter le roi d’Israël comme modèle du concionator. Cf. Artifoni 1995, p. 181‑188.
78 Cicéron apparaît dans de nombreux modèles de discours mais perd son autorité politique et rhétorique. Ses propos, véhiculant des idéaux moraux généralistes, apparaissent parmi un très large corpus de références, dont il ne se démarque pas. En parallèle des modèles de discours véhiculés par l’Oculus pastoralis, le De regimine civitatum et le Tresor, j’ai pris en compte les corpus suivants, circulant de façon indépendante : Arenge et Parlamenta de Guido Faba (Gaudenzi 1889, p. 127‑160), années 1240 ; Arringhe de Matteo de’ Libri, avant 1275 ; Flores dictaminum (transmises sous le nom d’Arenge, faussement attribuées au XIIIe siècle à Pierre de la Vigne) ; Flore de parlare de Giovanni da Vignano, vers 1290 ; Dicerie de Filippo Ceffi, années 1330. À l’inverse de l’Oculus pastoralis, qui utilisait de longs passages du De amicitia pour créer des parties de discours, les modèles postérieurs multiplient les références très courtes et imbriquent différentes autorités classiques et bibliques. C’est, par exemple, le cas de Matteo de’ Libri, qui puise quelques phrases dans le De officiis (Matteo de’ Libri, Arringhe, p. 62, 146, 164), le De amicitia (p. 90, 138, 157) et les Tusculanae disputationes (p. 128-129), vraisemblablement collectées dans les œuvres d’Albertano da Brescia. Les citations ne se restreignent pas à une thématique spécifique et relaient toutes des recommandations morales n’ayant pas directement trait au gouvernement.
79 Milner 2006.
80 La famille de Luigi Gianfigliazzi a été propriétaire de la plus grosse compagnie marchande florentine au début du XIVe siècle. Considérée comme magnatice, elle a été exclue des charges communales suite aux Ordonnances de justice de 1293. Toutefois, en avril 1355, en récompense de l’activité qu’il a menée pour Florence, Luigi obtient d’être assimilé au Popolo, en échange de quoi il abandonne la stemma familiale et change son nom en « della Torre ». Cf. Arrighi 2000.
81 Città del Vaticano, BAV, Chig. J.VIII.291, f. 1r. Un extrait est transcrit en annexe 2.
82 Ibid., f. 3r.
83 Ward 1995, p. 176‑177. En outre, la vocation politique de la rhétorique n’est que secondaire pour Bartolino qui, en maître universitaire, envisage avant tout cette discipline comme un moyen de hiérarchiser les hommes par le savoir. Cf. Wertis 1979, p. 292‑293.
84 Florence, Laurenziana, Plut.43.06, f. 1r. Un extrait est proposé en annexe 3.
85 Je n’inclus pas les commentaires « humanistes » sur les discours cicéroniens apparaissant au cours de la seconde moitié du XIVe siècle dans les œuvres visant à éduquer le citoyen ou le gouvernant à la vie publique. En effet, les travaux d’Antonio Loschi, par exemple, s’intéressent plus aux modes de composition littéraire qu’aux contextes d’utilisation de la parole.
86 La Compilatione di retorica, composée au XIIIe siècle, ne fait aucune mention d’un usage politique de la parole. À l’inverse, le Trattatello di colori rettorici, des années 1328-1329, présente l’art rhétorique comme « il quale a’ suoi amati dona graziosi benefici, e fagli talora consiglieri de’ regii ». Enfin, la traduction associée à l’incipit « Avvegna Dio che la natura ministrasse » est complétée de modèles de discours à destination du podestat et des assemblées citadines. Cf. Speroni 1994, p. lxxii n. 5 ; Trattatello di colori rettorici, éd. Zambrini, p. 9 ; Florence, Laurenziana, Plut. 43.27, f. 3r.
87 Cox 2006, p. 138‑142.
88 Sensi 1971.
89 Il s’agit de l’identification linguistique choisie par l’Opera del vocabolario italiano pour le Dizionario storico della lingua italiana : Istituto OVI 2017.
90 Cox 1999, p. 248‑255. Virginia Cox a pris en compte un corpus plus large que le nôtre puisqu’elle y intègre les textes destinés à guider l’écrit. Parmi eux, ne sont pas isolés les manuels mettant en avant les implications sociales et gouvernementales de l’oralité, ni les textes vulgaires. Ainsi, les bornes chronologiques et géographiques qu’elle délimite sont plus étendues que les nôtres, la production des œuvres considérées se maintenant jusqu’à l’humanisme et la barrière toscane étant franchie.
91 Sur la prise de parole dans les assemblées communales et le renouvellement social de ces dernières, voir notamment : Redon 2003 ; Artifoni 2004 ; Diacciati 2008 ; Poloni 2010, p. 85‑108 ; De Angelis 2011.
92 Les années centrales du XIIIe siècle voient se multiplier les textes légaux cadrant les possibilités d’intervention au sein des conseils, en délimitant leurs thèmes (la restriction du discours à la question débattue ou l’interdiction de porter au débat un cas personnel, par exemple), leurs modes de formulation et l’organisation des dialogues. Cf. Tanzini 2014, p. 93‑99.
93 Cox 1999.
94 Le Pro Marcello, tel que conservé aujourd’hui, n’est associé à aucun commentaire de Brunetto. À l’inverse, le Pro Ligario et le Pro Deiotaro sont accompagnés d’introductions établissant la clémence de César à l’égard de Cicéron, lequel n’hésite pas à se mettre en danger pour défendre des causes justes. Il est dépeint debout face à une assemblée d’hommes restant muets face aux mensonges. Les accusés sont, quant à eux, présentés comme ayant choisi le camp de Pompée avec « Catone e quasi tutto ’l sanato e la buona gente di Roma » et ayant prouvé être depuis toujours « amico del comune e del sanato di Roma », attaqués à tort par des hommes corrompus ou envieux. Cf. Brunetto Latini, Pro Ligario, p. 162 ; Id., Pro rege Deiotaro, p. 230. Le Pro Ligario a été traduit longtemps avant les deux autres discours. En effet, une analyse lexicale comparative démontre que les traductions des Pro Marcello et Pro Deiotaro sont plus matures que celle du Pro Ligario, qui utilise plus fréquemment des latinismes. Certains historiens de la langue datent ces traductions de la fin des années 1280. Cf. Vineis 1970, p. 79 ; Cura Curà 2002, p. 27.
95 Speroni 1994, p. ccli‑cclxv.
96 Milner 2006, p. 384‑392.
97 Faini 2006 ; Faini 2015.
98 Chronica de origine civitatis Florentiae, p. 37-42.
99 Sanzanome, Gesta Florentinorum, p. 125.
100 Dès la fin du XIIIe siècle, deux traductions des Fet des Romains ont été produites, toutes deux issues de l’espace toscan. Les deux volgarizzamenti, anonymes, sont aujourd’hui conservés dans au moins 47 manuscrits. Cf. Flutre 1932, p. 192‑222 ; Lorenzi 2015a ; Lorenzi 2015b.
101 Cette amplification des heurts est liée, d’une part, aux nombreuses destitutions des podestats impériaux voulues en Toscane par une papauté dont l’ingérence a pu être défavorablement perçue. Elle s’inscrit, d’autre part, dans une évolution plus longue qui a vu s’adapter les différentes familles urbaines et leurs partisans à l’institution podestatale, les incitant à se recomposer en groupes supposés cohérents, plus enclins à peser sur les conseils et à s’organiser militairement. À Florence, dès le deuxième quart du XIIIe siècle, se surimposent aux societates ainsi formées des considérations de politique extérieure induisant un positionnement dans le conflit opposant Empire et papauté. Florence entre en conflit avec l’Empire dès le début du règne de Frédéric II, en partie en raison de la guerre qu’elle mène contre Pise, laquelle a obtenu le soutien des Hohenstaufen. Les différentes societates florentines se divisent rapidement quant à l’opportunité d’une telle guerre. Les partes s’invitent dès lors au sein des conseils florentins, permettant l’arrivée au pouvoir, successivement, de groupes désignés comme guelfes (en 1250, avec le gouvernement du Primo popolo) ou gibelins (en 1260, suite à la défaite guelfe de Montaperti) et, conjointement, l’exil des opposants. Or les visées hégémoniques florentines sur la Toscane exportent rapidement ce bipartisme à l’échelle régionale, investissant tant les oppositions politiques, les alliances économiques que la littérature. Parmi de multiples exemples de compositions littéraires prenant pour toile de fond les conflits entre guelfes et gibelins, outre les chroniques, on peut penser au Tresor de Brunetto Latini, à plusieurs poèmes de Guittone d’Arezzo ou de Guido Cavalcanti, à l’Ecerinis d’Albertino Mussato ou, bien entendu, à la Commedia de Dante. Cf. Sestan 1968, p. 238‑242 ; Raveggi 1978 ; Milani 2003, p. 150‑151 ; Dessì 2005a ; Milani 2005a ; Canaccini 2009 ; Dessì 2011, p. 25.
102 La lettre adressée par Pétrarque le 28 novembre 1373 à Francesco da Carrara, seigneur de Padoue, se rapproche des libri de regimine. Son objet est, en effet, d’expliquer « comment on doit se conduire quand on dirige un État ». Le texte doit rendre hommage et réconforter le mécène de Pétrarque, qui est à cette époque mis en difficulté par la défaite de Padoue dans la guerre qui l’opposait à Venise. Pétrarque propose une réflexion sur la sincérité des louanges adressées aux princes en guise de préambule à sa lettre et dénonce, dès les premières lignes, l’attitude de Cicéron face à César. Le sénateur est accusé d’avoir alternativement honoré et insulté le dictateur par opportunisme. Malgré cette accusation, Pétrarque fonde une importante part de ses recommandations gouvernementales sur les textes de Cicéron, « l’écrivain païen qu’[il] admire et qu’[il] aime le plus ». En utilisant un large éventail d’œuvres cicéroniennes, le poète rappelle les bénéfices d’une sage administration, la nécessité de se faire aimer de ses concitoyens et de leur inspirer un comportement exemplaire. Cf. Pétrarque, Seniles, XIV.1.
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