Chapitre 12 – L’émergence de la polis derrière la civitas
p. 249-256
Texte intégral
1Les historiens de la philosophie placent au XIIIe siècle un tournant de la pensée politique médiévale1. La maturation des redécouvertes du corpus juridique romain et de plusieurs textes d’Aristote au siècle précédent permet, en effet, l’émergence d’une conception neuve de la communauté civique. Alors que la tradition augustinienne subordonnait la citoyenneté de la civitas à celle de l’ecclesia, déterminée par un espoir eschatologique partagé, l’étude d’Aristote ouvre une réflexion sur la collectivité civique conçue de façon indépendante, affichant pour but un bien commun distinct du salut collectif. La notion de civitas s’enrichit lentement du sens de la polis grecque, en tant qu’association humaine régie par des lois terrestres choisies et acceptées, auxquelles le dirigeant est lui-même soumis2.
2Si les modèles théoriques antiques sont ravivés au XIIIe siècle, ils étaient déjà présents dans la culture didactique antérieure, bien que de façon partielle et adaptée au dogme chrétien. Cicéron, parce que relayé par les Pères de l’Église et parce que se proposant lui-même comme collecteur de la pensée grecque, a été un des transmetteurs indirects de la philosophie aristotélicienne telle que réinterprétée au XIIIe siècle. Par une mise en abîme ironique, ayant conçu son œuvre comme un entrelacs d’influences, Cicéron a, à son tour, été recueilli par une culture politique sélective et cumulative. Il voit ses mots transmis par bribes et parfois de façon anonyme par les textes tardo-antiques ayant joué le rôle de passerelle entre la Rome classique et le Moyen Âge.
12.1. Un entrelacs d’influences
3La pensée politique de Cicéron est transmise par trois œuvres principales, inégalement connues au cours du Moyen Âge : De republica, De legibus et De officiis. De la première, les lecteurs communaux n’ont accès qu’au sixième livre, relatant un rêve de Scipion. À travers ce dernier, Cicéron présente l’idéal d’un gouvernant guidant les législateurs dans le choix de règles bénéfiques à la communauté3. Le De legibus a été pensé en complément à ce premier ouvrage, afin d’exposer les différents types de droits ainsi que les règles qui doivent encadrer les institutions romaines. Plus tardif, le De officiis s’éloigne des structures politiques citadines pour se concentrer sur l’éthique du citoyen, appliquant à ce dernier les recommandations stoïciennes.
4Comme dans la majeure partie de son œuvre philosophique, Cicéron propose dans ses traités politiques un condensé des opinions héritées des Grecs. Le De officiis est sans doute l’ouvrage reprenant de la façon la plus évidente une pensée préexistante : Cicéron y rappelle sa volonté de transmettre à son fils les idées de Panétios de Rhodes4. Les philologues ont décelé de nombreuses références grecques dans le reste de l’œuvre, bien qu’elles ne soient pas toujours revendiquées. Cicéron cite fréquemment Platon avec grande déférence5, tout comme il mentionne ses emprunts à Carnéade6. Sont relevés, dans le même temps, des renvois réguliers à Théophraste et une dette importante à l’égard d’Aristote7. Cet entremêlement de sources a une incidence sur l’interprétation des textes de Cicéron au Moyen Âge. D’une part, cette méthode de composition a favorisé un usage utilitaire des textes de Cicéron, pour y puiser des extraits ; d’autre part, la pensée cicéronienne a pu apparaître peu originale. Le bas Moyen Âge hérite ainsi non seulement de textes cicéroniens fragmentaires mais également d’une tradition en ayant transmis certains passages de façon anonyme.
5Plus que d’autres, deux types d’écrits ont joué le rôle de transmetteurs des définitions ou des théories politiques de Cicéron : les écrits patristiques, d’une part, et les textes juridiques tardo-antiques rassemblés dans le Corpus iuris civilis, d’autre part.
6Les Pères de l’Église, par leur audience, ont rendu courants au sein de la littérature médiévale plusieurs traits de la vie civique décrits par Cicéron. Augustin, par exemple, initie une norme définissant la justice comme « une disposition de l’esprit qui, tout en sauvegardant l’intérêt général, accorde à chacun ce qu’il mérite »8 et reprend la définition du peuple participant à la république : « Un peuple n’est pas toute réunion d’hommes assemblés au hasard, mais seulement une société formée sous la sauvegarde des lois et dans un but d’utilité commune »9. La médiation de Cicéron a transmis aux théologiens du XIIIe siècle les conceptions stoïciennes du corps social, insistant sur un ordre politique et légal naturel10. Cette transposition dans la pensée chrétienne ne s’est pas faite sans reformulation ni contradiction. Augustin, par exemple, reprend la distinction de Cicéron entre droit naturel et droit positif, mais fait évoluer le lexique utilisé de la « loi naturelle » vers la « loi éternelle » pour illustrer la cité divine11. De même, Ambroise ne manque pas de critiquer Cicéron pour ses préceptes valant pour une civitas parfois trop éloignée de l’ecclesia12 ; Macrobe, quant à lui, tempère la promotion des vertus politiques du Somnium Scipionis par la valorisation de vertus contemplatives puisées chez Plotin13. Ainsi, les auteurs chrétiens ont été vecteurs d’une importante diffusion du vocabulaire de Cicéron et, paradoxalement, d’une conformation de ses propos aux prescriptions sociales de l’Église.
7Le rôle du Corpus iuris civilis est tout autre. Les lois, la jurisprudence et le manuel qui composent cet ensemble textuel accordent une place minime à Cicéron. Bien que certains passages ressemblent à des extraits du De republica, il est rare que Cicéron soit cité dans le corpus. Il apparaît sept fois dans le Digeste mais généralement en tant que personnage historique, pour présenter une situation servant d’exemple à un conflit juridique14. Une des rares phrases qui lui est attribuée ne peut aujourd’hui être replacée dans ses textes. Toutefois, la redécouverte au XIIe siècle du Code justinien contribue à la diffusion d’un lexique juridique romain, pour partie inspiré de l’époque républicaine. Le Corpus a donc permis une familiarisation accrue des professionnels du droit et de l’administration avec le vocabulaire politique qu’utilise Cicéron. L’accord entre les interprétations morale et socio-politique des textes cicéroniens s’est réalisé à travers une lecture platonisante au cours du Moyen Âge15. Or celle-ci est fortement concurrencée, dès les années centrales du XIIIe siècle, par les traductions latines d’Aristote.
12.2. Un tournant à la fin du XIIIe siècle : Aristote, nouvelle autorité de la pensée politique
8La pensée sociale d’Aristote n’est pas une découverte au XIIIe siècle : des extraits de l’Éthique à Nicomaque et de la Politique circulent depuis l’Antiquité tardive. Cicéron, Boèce, les Pères de l’Église et les sources arabes sont autant de voies indirectes de leur transmission en Occident16. Dès le XIIe siècle, quelques livres de ces deux œuvres circulent de façon indépendante sous des formes latines. Il faut toutefois attendre la fin des années 1240 pour que Robert Grosseteste traduise intégralement l’Éthique17 et presque deux décennies supplémentaires pour voir paraître la traduction complète de la Politique proposée par Guillaume de Moerbeke18. C’est également à cette période que sont composés les premiers commentaires de cette dernière19. Les propos de la Politique sont progressivement intégrés dans les libri de regimine et les traités abordant la question des pouvoirs et de la vie sociale. Dans quelle mesure « l’acculturation » de l’œuvre a-t-elle influé sur les lectures politiques de Cicéron à la fin du Moyen Âge ?20
9L’Éthique à Nicomaque et la Politique n’ont pas connu la même audience au XIIIe siècle. Toutes deux touchent dans un premier temps un lectorat universitaire, particulièrement parisien. L’antériorité de la traduction de l’Éthique la rend plus rapidement disponible à un public élargi – avant tout à travers ses formes commentées21. Outre les nombreux relais païens et chrétiens d’Aristote, le Liber ethicorum, version latine partielle de l’Éthique aujourd’hui attribuée à l’ambassadeur Burgundione da Pisa, circule dès le XIIe siècle en Italie22. Par ailleurs, dès le début des années 1240, une traduction de l’Éthique réalisée à partir de manuscrits arabes par Hermann l’Allemand est disponible23. Enfin, dès le début du XIIIe siècle, on voit la multiplication des florilèges réunissant les citations aristotéliciennes, particulièrement en matière morale, au point que l’on compte une cinquantaine de compilations différentes à la fin du Moyen Âge24. Les années 1260, marquées par un renouveau de la culture politique qu’incarne notamment Brunetto Latini, ne constituent pas un palier soudain, façonné par une brusque redécouverte d’Aristote, mais une étape de l’appropriation de ses thèses, déroulée sur plusieurs décennies.
10Les œuvres d’Aristote complètent les recommandations vertueuses faites aux gouvernants et citoyens déjà proposées par la morale chrétienne. Alors que la Politique invite, dans une réflexion institutionnelle, à prêter attention aux comportements demandés à chacun, l’Éthique enjoint l’individu de se conformer au bien commun25. Les deux traités proposent une réflexion renouvelée sur les régimes politiques et en établissent une classification quadriforme, distinguant monarchie, aristocratie, oligarchie et démocratie. Une telle description des pouvoirs n’est pas inconnue des lecteurs médiévaux, Augustin mentionnant dans le De civitate Dei la classification des gouvernements transmise par le De republica cicéronien. En la reprenant, Augustin établissait que toute forme de pouvoir est juste si elle se donne pour but le bien commun26. Malgré l’intégration des textes aristotéliciens dans une trame médiévale traditionnelle, l’étude nouvelle de ces écrits insuffle deux modifications importantes à la culture politique de la fin du XIIIe siècle. D’une part, les traductions directement effectuées à partir du grec imposent un vocabulaire neuf, créant des néologismes pour détailler les types de gouvernement et leurs actions27. D’autre part, le gouvernant n’est plus au cœur des attentions : celui-ci laisse place au gouvernement en tant qu’action politique et à la collectivité. La découverte de la Politique impose à la réflexion sur les vertus de changer d’objet, passant de l’homme dirigeant la civitas aux institutions qui encadrent ce dernier et aux lois auxquelles il se soumet28.
11À l’inverse, l’historiographie récente a relativisé le poids des textes aristotéliciens dans certaines nouveautés culturelles du XIIIe siècle. La première concerne la naturalité de la société civique. Dans les années 1960, Walter Ullmann présentait la comparaison de l’homme à un animal politique comme inédite au Duecento29. Selon lui, cette affirmation avait balayé la conception augustinienne d’un État créé pour pallier l’inclination humaine au péché30. On passerait, à la lumière d’Aristote, de la compréhension du pouvoir coercitif légal comme une réponse de Dieu à la faiblesse de ses créatures à une communauté intuitivement normée et hiérarchisée. Pourtant, depuis la fin des années 1980, d’autres historiens ont mis en exergue la présence de jugements politiques naturalistes dans les textes au XIIe siècle, s’appuyant sur la pensée grecque par une tradition indirecte31. Parallèlement, l’idée selon laquelle la politique n’aurait pas été conçue comme une discipline indépendante dans le champ des savoirs avant la lecture médiévale d’Aristote est battue en brèche par Cary Nederman. Ce dernier note déjà une structure épistémique individualisant la connaissance de la polis (souvent exprimée par la civitas latine) chez Jean de Salisbury ou chez Guillaume de Conches32. La mutation engendrée par les textes aristotéliciens n’aurait pas transformé en profondeur la réflexion sur la communauté civique mais l’aurait étayée, lui fournissant des arguments et des concepts complémentaires. Elle aurait, en outre, initié un conflit d’attribution du champ politique entre philosophes, rompus au commentaire aristotélicien, et légistes, directement confrontés à la construction de l’appareil législatif33.
12Le renouveau aristotélicien du XIIIe siècle en matière morale et politique ne se manifeste pas à travers un changement doctrinal mais une influence lexicale34. En outre, l’influence des textes aristotéliciens a entraîné la politique vers une dimension pratique35. La référence cicéronienne semble dans un premier temps bénéficier de cette mise en avant de l’action politique, notamment à travers des thèmes rhétoriques. Toutefois, à partir du dernier tiers du XIIIe siècle, l’importance d’Aristote dans l’enseignement universitaire impose celui-ci comme penseur privilégié de la communauté et de ses institutions. Dès le De regno de Thomas d’Aquin, en 1268, Aristote devient une autorité inévitable de la réflexion politique. À sa suite, Ptolémée de Lucques, Remigio de’ Girolami, Dante ou encore Marsile de Padoue privilégient cette référence antique36.
13Le monopole aristotélicien n’est que d’apparence. L’argumentation suivie guide le choix des autorités citées ; or sa structure est souvent orientée par la formation professionnelle ou l’école de pensée de l’auteur. En comparant, à quelques années de distance, deux libri de regimine émanant l’un du monde notarial et l’autre d’un milieu universitaire, on observe des corpus référentiels distincts. Brunetto Latini, dans le Tresor, entre 1260 et 1266, restreint Aristote à un rôle moral : il traduit en picard plusieurs passages de l’Éthique consacrés aux vices et aux vertus dans le deuxième livre de son traité37. À l’inverse, dans le troisième livre, consacré à la rhétorique et à ses usages politiques, Cicéron devient l’autorité principale de l’exposé. Alors que Brunetto, notaire, se restreint à l’Éthique, déjà diffusée depuis plusieurs décennies, Thomas, formé à la théologie universitaire, puise dans la Politique, montrant la maîtrise d’un corpus élargi. Aristote est alors appelé à devenir l’auteur païen de référence pour traiter des usages gouvernementaux et civiques.
Notes de bas de page
1 Canning 1988, p. 341.
2 Berti 1979.
3 Barlow 1987.
4 Cic., Off., I.9-10.
5 Le De republica et le De legibus sont les principales sources par lesquelles Augustin se réfère aux écrits de Platon. Cf. Fortin 1996, p. 5 ; Hösle 2008.
6 Zarecki 2005, p. 19‑29.
7 Moraux 1975 ; Nicgorski 2013, p. 42‑43.
8 Habitus animi communi utilitate conservata suam cuique tribuens dignitatem : Cic., Inv., II.160. Cf. Aug., Divers. quaest., XXXI.1., p. 41.
9 Populus autem non omnis hominum coetus quoquo modo congregatus, sed coetus multitudinis iuris consensu et utilitatis communione sociatus : Cic., Rep., I.39. Cf. Aug., Civ., II.xxi.81.
10 Maes 1967, p. 16‑19 ; Colish 1985, p. 60‑70, 159‑165, 232‑234, 277‑280 ; Nederman 2011.
11 Fortin 1996, p. 11.
12 Lanéry 2006.
13 Labarrière 2011.
14 Digeste, I.2.2.40, I.2.2.43, I.2.2.46, XLII.4.7.4, XLVIII.4.8, XLVIII.19.39, L.16.96.
15 Von Ivánka 1990, p. 175‑176, 293‑295 ; Lemoine 1998, p. 46‑50, 60‑61.
16 Lines 2002, p. 45‑49 ; Gentili 2005, p. 15 ; Molnár 2005.
17 Brams 1994.
18 Schütrumpf 2014, p. 9‑25.
19 Des débats persistent quant à l’attribution du premier commentaire de la Politique, certains historiens estimant les travaux de Thomas d’Aquin antérieurs à ceux d’Albert le Grand. À leur suite, on compte près de cinq commentaires rédigés en un siècle. Cf. Grabmann 1941 ; Fortin 1995, p. 148.
20 Le terme « acculturation » est emprunté à Bénédicte Sère. Elle insiste par son biais sur le rôle des auteurs médiévaux dans l’adaptation de ces écrits à l’anthropologie chrétienne. Cf. Sère 2010, p. 280.
21 Lines 1999, p. 249‑257 ; Gilli 2013, p. 34‑36.
22 Bossier 1998 ; Verbeke 1999.
23 Traditionnellement, on présente cette traduction comme source de Brunetto Latini, guidant la présentation de la morale aristotélicienne dans le Tresor. Toutefois, Sonia Gentili estime qu’il est plus probable qu’il ait utilisé la version toscane du traité d’Hermann écrite par Taddeo Alderotti. Cf. Ibid., p. 34 ; Gentili 2012, p. 49.
24 Hamesse 1974.
25 Sère 2007, p. 277‑291.
26 Blythe 2005, p. 42‑52, 60.
27 Luscombe 1992, p. 43‑47.
28 Viroli 1994, p. 21 ; Fioravanti 1997, p. 22‑23.
29 Ullmann 1961, p. 231‑234.
30 En général, les Pères de l’Église ont retenu la définition de l’homme comme animal social. Par nature, les humains auraient vécu originellement dans une société dénuée d’institutions, avant que le péché n’impose la construction d’un État. Au haut Moyen Âge, on retient de ce fait la société humaine comme naturelle, à l’inverse de l’État. Cf. Post 1964, p. 496‑512.
31 Nederman 1991, p. 181.
32 Ibid., p. 187-192.
33 Fioravanti 1997, p. 20‑21 ; Gilli 2013, p. 33‑34.
34 Black 1992, p. 10 ; Nederman 1996, p. 571‑572 ; Bertelloni 2000 ; Sullivan 2011.
35 Nederman 1996, p. 573‑583.
36 Davis 1959 ; Laurenti 1985 ; Minio Paluello 1993, p. 29‑49 ; Gentili 2005 ; Keys 2006 ; Syros 2007.
37 Brunetto Latini, Tresor, II.1-50.
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