Introduction
p. 241-248
Texte intégral
1Les théoriciens d’un « pré-humanisme civique » florentin ont de nombreuses fois présenté l’œuvre de Brunetto Latini en exemple d’une éducation à la politique1. La capacité pédagogique du notaire a été louée dès le deuxième quart du XIVe siècle par Giovanni Villani qui, dans sa Nuova cronica, le qualifie d’« initiateur et maître de l’instruction des Florentins, auxquels il a appris à bien parler et à conduire et gouverner notre république selon la politica »2. La remarque a deux implications.
2Tout d’abord, Villani lie rhétorique et gouvernement, ce qui n’a rien d’inattendu au XIVe siècle. En effet, depuis le siècle précédent, les dictatores ont mis en avant l’importance du discours dans l’exercice politique. Au XIIIe siècle, plusieurs traités font de l’éloquence un prérequis aux tâches podestatales3. Les libri de regimine, destinés à instruire le futur dirigeant, participent à cette initiation, consacrant de nombreuses pages à la définition de normes rhétoriques et morales. Pourtant, l’extrait de la Cronica de Villani révèle une seconde orientation : selon lui, Latini était le premier à enseigner aux Florentins les règles du gouvernement. Maurizio Viroli a proposé une interprétation de cette nouveauté, établissant que si les conseils aux gouvernants constituent un genre littéraire déjà bien diffusé dans les années 1260, le Tresor est le premier ouvrage à donner non plus les caractéristiques du podestat, du seigneur ou du prince, mais une définition de la politique en propre4.
3Comme le remarque Viroli, le terme « politique » est peu utilisé dans les sources communales avant le dernier tiers du XIIIe siècle. Au cours du Duecento, les auteurs empruntent généralement au vocabulaire cicéronien – à travers le Digeste – l’expression scientia civilis pour décrire l’aptitude à gouverner5. Le changement lexical vers la « politique » est sans doute imputable à la diffusion des textes d’Aristote, au premier rang desquels l’Éthique à Nicomaque6. Art de la polis, cette discipline oriente tant la communauté que ses institutions, associant à l’interaction des individus une considération pour les structures sociales et constitutionnelles qui lui sont favorables. Qu’advient-il du modèle civique cicéronien, profondément lié – dans sa lecture médiévale – à l’acte oratoire, une fois que sont édifiés en normes les préceptes politiques aristotéliciens, plus ancrés dans la constitutionnalité et l’éthique ?
4Malgré l’ambiguïté terminologique que cela suppose, dans les chapitres suivants l’adjectif « politique » sera utilisé pour qualifier les réflexions et les actes relatifs à la gestion de la collectivité communale avant comme après les années 1260, c’est-à-dire indépendamment de la réappropriation médiévale du vocabulaire aristotélicien. Je place derrière ce mot les théories et les pratiques définissant l’exercice des pouvoirs régaliens de même qu’un vivre-ensemble idéalisé et normé. Les acteurs d’une telle discipline comptent gouvernants et citoyens, conçus comme des entités abstraites, comme des collectivités ou comme des individualités, dont les manifestations sont interrogeables par leur description, leurs actes et leurs discours.
5Inscrite dans un contexte socio-politique anachronique, la pensée de Cicéron est éloignée des pratiques communales. Malgré les efforts déployés par des auteurs médiévaux pour faire coïncider conseils citadins et sénat républicain, ordre équestre et chevalerie ou encore impérialisme romain et expansionnisme urbain, l’exemple antique n’est pas transposable dans les usages du temps. Ce parallélisme, à défaut de superposition, impose ses recommandations comme des idéaux plus que comme un vade-mecum.
6Ces expressions parfaites, censées être inspiratrices, ne s’imposent pas à la société communale. À l’inverse, cette dernière sélectionne, chez Cicéron comme chez d’autres auctoritates, les préceptes venant étayer des idéaux locaux prédéfinis par un héritage culturel comme par un contexte social, économique et diplomatique. Il est erroné de vouloir estimer en quoi la pensée cicéronienne modèle la société communale et plus juste d’envisager de quoi cette pensée est légitimatrice. Il importe ainsi de donner du sens aux absences de Cicéron tout autant qu’à ses mentions en regard des idéaux politiques communaux. Or de telles normes existent-elles à l’échelle du monde communal ? Peut-on définir des idéaux hors du cadre individuel de chaque cité, voire de chaque auteur ? Si ces normes générales existent, quelles aspirations portent-elles ?
7Plusieurs historiens ont tenté de délimiter une culture politique spécifiquement communale et, tout particulièrement, podestatale. Cela implique, d’une part, qu’elle diverge des référents suivis par les monarchies, les seigneuries et l’Empire et, d’autre part, qu’elle soit partagée par l’ensemble des cités ayant choisi l’institution d’un dirigeant étranger gouvernant la ville pour un temps déterminé, avec l’appui de conseils citadins. Cette définition généralisatrice a souvent été marquée par une lecture à rebours de la littérature politique : certains spécialistes de l’humanisme civique ont identifié dans l’Italie podestatale les prémices des revendications républicaines florentines7.
8D’autres ont plutôt recherché dans l’expression récurrente d’idéaux non des velléités performatives mais un mode de légitimation des gouvernements, assimilable à une propagande8. Les éléments retenus comme valorisants ne seraient ainsi pas généralisables à l’ensemble du monde communal, chaque cité créant son image en réaction à ses opposantes9. Parallèlement, l’écart entre désir exprimé et revendication a été transcrit par plusieurs chercheurs sous le terme d’« idéologie » communale10. Selon Maria Consiglia De Matteis, derrière les cités idéales proposées par les auteurs communaux se dessine un système idéel permettant d’analyser la réalité selon des schèmes fixes. Ce mode de description du réel invite à penser le monde médiéval à travers des catégories positives ou négatives, souvent selon un classement binaire opposant vertu et immoralité. Or ce système, bien que se promouvant comme universel, n’est pas immuable. Ses mutations seraient tout particulièrement perceptibles dans les temps de crise, les grilles de classification et de jugement devant être réadaptées à de nouveaux équilibres socio-politiques11. À travers ces lectures linéaire, propagandiste ou idéologique, les visées attribuées par les chercheurs aux « idéaux » communaux divergent considérablement, leur nature étant également soumise à débat.
9Les valeurs revendiquées par les communes italiennes sont aisément perceptibles dans les sources des premières décennies du XVe siècle, les affrontements entre cités alimentant d’importantes controverses épistolaires. Les auteurs de ces missives promeuvent les qualités de leur communauté et la supériorité du modèle constitutionnel choisi. Or les historiens ont souvent associé les communes podestatales des XIIIe et XIVe siècles aux ambitions revendiquées par ces textes postérieurs. Parmi ces aspirations, trois sont particulièrement fréquentes : tout d’abord, l’expression d’une fierté à l’égard du système constitutionnel républicain, jugé plus équitable que tout autre car garanti par une loi acceptée par la communauté ; ensuite, une ambition pacificatrice de la Commune, laquelle nécessite une défense constante de l’intérêt collectif, désigné comme bien commun ; enfin, cette ambition solidaire et patriotique se manifeste par une conduite vertueuse dont doit faire preuve le citoyen et, plus encore, le gouvernant12. La liste des qualités requises (prudence, courage, tempérance et justice) est directement inspirée de la présentation des vertus cardinales donnée par Cicéron dans le Somnium Scipionis telle que révisée par Macrobe et transmise par les Pères de l’Église13. Ces idéaux font la part belle aux réminiscences antiques, dont l’évocation, appuyée avec emphase par les premiers humanistes, ne doit pas faire oublier qu’ils font partie d’un héritage chrétien. La dimension pieuse des modèles politiques communaux est rappelée avec vigueur tant par Maria Consiglia De Matteis que par Massimo Giansante. L’un et l’autre ont apporté des nuances au triptyque classiquement décrit.
10Maria Consiglia De Matteis nuance le paradigme républicain et les désirs pacifiques des cités. Elle insiste sur le culte du pouvoir qui s’exerce via le gouvernement podestatal, permettant aux grandes familles de garder une influence au sein de la ville et, en parallèle, d’envisager l’expression de leur puissance collective sur les communautés environnantes14. Massimo Giansante, en explorant l’exemple bolonais du XIIIe siècle, appuie ces considérations. Il note que les sources utilisées par les notaires pour décrire les ambitions de la Commune sont rarement puisées chez les Antiques : la majorité des textes cités sont extraits de la Bible ou du Corpus iuris civilis – reprenant de ce fait des considérations classiques reformulées par le message chrétien. Giansante en déduit que, tout au long du XIIIe siècle, la valorisation des revendications communales passe par une « sublimation sacrale », et non par un référent antique15. Tout comme De Matteis, il relativise l’attachement citadin à un modèle « républicain », calqué sur des valeurs romaines. Selon lui, il est anachronique de percevoir dans la promotion du système podestatal au XIIIe siècle une opposition à la seigneurie, cette contestation apparaissant tardivement. Il serait plus judicieux d’y lire un contraste avec le système impérial. En ce sens, Giansante estime que la paix et le bien commun sont bien moins présents au sein de son corpus que l’idéal de libertas16.
11L’idéologie politique communale est polymorphe, malgré d’importantes récurrences. Considéré comme référent fondamental de l’action civique florentine, Cicéron n’est ni omniprésent au sein des sources communales, ni garant d’un ensemble clos de valeurs. Les causes de telles variations émanent de contextes socio-politiques et culturels disparates entre espaces, entre périodes et entre auteurs (souvent influencés par leur milieu professionnel ainsi que par le genre littéraire auquel ils se consacrent).
Notes de bas de page
1 Davis 1967 ; Godbarge 2005.
2 Giovanni Villani, Nuova cronica, IX.10, p. 378. Un débat a toujours cours quant à ce que désigne Villani par « politica » entre pratique gouvernementale et civique, d’une part, et Politique d’Aristote, d’autre part. Cf. Najemy 1994.
3 Artifoni 1986, p. 695‑698.
4 Viroli 1994, p. 14.
5 Ibid., p. 37. Cf. Cic., Inv., I.6.
6 Robert Grosseteste et Guillaume de Moerbeke importent chacun le terme politicus dans leurs traductions latines de ce texte.
7 Hans Baron, qui le premier a défini un Bürgerhumanismus dans la Florence du Quattrocento, explique l’émergence de ce courant par les conflits opposant la cité toscane à la seigneurie milanaise vers 1402. À l’inverse, plusieurs auteurs, dont Quentin Skinner, ont fait remonter l’apparition d’un vocabulaire caractéristique de ce mouvement au XIIIe siècle, notamment à travers l’œuvre de Brunetto Latini. Ils sont suivis par Cary Nederman et Maurizio Viroli, lequel établit un lien continu entre pensée politique de Brunetto et langage politique moderne. Cf. Baron 1966, p. 21‑37 ; Skinner 1979, p. 69‑84 ; Viroli 1994, p. ix ; Nederman 2009, p. 141‑159.
8 James Hankins a proposé une lecture critique des recherches de Hans Baron, estimant que le vocabulaire politique utilisé par Leonardo Bruni et plusieurs autres auteurs florentins ne décrivait pas les ambitions de Florence et avait plutôt un but démonstratif, servant à « produire une propagande pour l’État ». Cette idée est partagée par John Najemy, bien qu’il attribue cette propagande à une lutte sociale, oligarchique plus qu’institutionnelle. Cf. Hankins 1995, p. 326 ; Najemy 2000. Sur les propagandes communales antérieures à l’humanisme civique, majoritairement philo- ou anti-impériales, voir : Barone 1994 ; Maleczek 1994 ; Bertini Guidetti 1998.
9 La volonté propagandiste identifiée par les historiens agirait comme relais d’une littérature laudative ancrée dans la culture communale dès la fin du XIe siècle. Celle-ci a pour but de valoriser la cité en regard de ses concurrentes et de souder la communauté derrière une fierté partagée. Elle s’appuie largement sur les pratiques religieuses, favorisant l’émergence de cultes spécifiques à chaque commune, associant croyances et solidarités sociales. Cf. Centro di studi sulla spiritualità medievale 1972 ; Bartoli Langeli 1994.
10 Savona 1975 ; De Matteis 1981 ; Giansante 1998.
11 De Matteis 1981, p. 15.
12 Mineo 2011 ; Artifoni 2012b.
13 Viroli 1994, p. 5‑12.
14 De Matteis 1981, p. 16‑23.
15 Giansante 1998, p. 17.
16 Andrea Zorzi a critiqué l’assimilation de la paix aux idéaux politiques communaux, pointant derrière cette lecture une interprétation trop linéaire des vertus civiques. Il remarque, en effet, que les velléités pacifiques des gouvernements ont fait partie de stratégies conflictuelles, permettant de légitimer des changements de pouvoir et de présenter l’ennemi comme étranger aux normes de la civilité. Il note que cette instrumentalisation de la paix, bien qu’émanant souvent du Popolo, n’est pas restreinte à un groupe social. Cf. Zorzi 2009, p. 20‑21, 31‑32.
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