Chapitre 1 – Les copies antérieures au XIIIe siècle
p. 27-40
Texte intégral
1Jusqu’au XIIIe siècle, Cicéron est utilisé à des fins scolaires, principalement rhétoriques. Son ouvrage de jeunesse, le De inventione, et la Rhetorica ad Herennium – que les lecteurs médiévaux lui attribuent – sont les œuvres intégrales les plus reproduites de notre corpus. Toutefois, ces copies in extenso ne représentent qu’une maigre part de l’influence de Cicéron : celui-ci est bien plus connu par des citations que par une lecture directe de ses textes1. La transmission de ses œuvres a été marquée par les adaptations qu’en ont faites les auteurs chrétiens de l’Antiquité tardive. Le succès médiéval de Cicéron tient en partie à sa progressive intégration au canon scolaire puis scolastique en tant que promoteur de la vie contemplative et des vertus théologales2.
1.1. Cicéron inter pares : un fragment des canons didactiques
2Traversant les aetates virgiliana, horatiana et ovidiana sans y avoir attaché son nom, Cicéron peut apparaître comme une autorité de second plan du Moyen Âge latin3. Il ne figure que parmi les auteurs de « livres d’argent » décrits par Aimericus d’Angoulême dans son Ars lectoria en 1086, derrière le groupe des libri autentici, hoc est aurei, nécessaires à la connaissance des arts libéraux4. Quelques décennies plus tard, Cicéron est pourtant désigné par Conrad de Hirsau comme un des « auteurs romains majeurs » à l’étude desquels le Dialogus super auctores doit préparer les étudiants5. Ces auctores maiores composent un curriculum pour bonne part dédié à l’enseignement du trivium6. Quelle place y tiennent les textes de Cicéron ?
3Birger Munk Olsen a relevé les œuvres classiques copiées en plus de 50 exemplaires entre les IXe et XIIe siècles7 (cf. figure 2). L’Énéide est le texte le plus répandu (168 manuscrits) mais ne dépasse que de peu le De inventione (166 manuscrits). Quatre autres œuvres de Cicéron figurent à ce palmarès : la Rhetorica ad Herennium, le Somnium Scipionis, le De officiis et le De amicitia. Les œuvres les plus copiées correspondent à un nombre d’auteurs restreint, chez lesquels les lecteurs médiévaux viennent piocher des supports d’enseignement. Le recours récurrent aux mêmes référents antiques a conduit Munk Olsen à définir un « canon scolaire » propre au haut Moyen Âge, insistant par là sur le conformisme qu’impose la définition d’une culture latine légitime8. Comment s’articule le dialogue entre ces diverses autorités ?
Fig. 2 – Textes classiques copiés dans plus de cinquante manuscrits (IXe-XIIe s.) (d'après B. Munk Olsen)
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4En examinant l’entourage codicologique des textes, on constate une grande homogénéité du type de recueils au sein desquels Cicéron est copié et on y repère aisément une visée didactique. En effet, un quart des manuscrits accompagnent une œuvre cicéronienne de son commentaire – de Boèce, de Macrobe ou de Victorinus. Dans le reste des cas, les textes de Cicéron sont intégrés à des regroupements relevant de trois thèmes :
- rhétorique : le De inventione et la Rhetorica ad Herennium circulent généralement ensemble et indépendamment d’autres textes ;
- lexical : les Synonyma attribués à Cicéron sont intégrés à des manuscrits plus conséquents incluant différents glossaires, parfois en regard des œuvres lexicologiques d’Isidore de Séville ;
- auctorial : toutes les œuvres de Cicéron peuvent indifféremment être intégrées à des corpus alliant des auteurs classiques, réunissant plusieurs autorités en un seul volume. Les recueils varient d’un manuscrit à l’autre, sans règle apparente, si ce n’est de servir de support à l’enseignement du trivium.
5On peut supposer que la majorité de ces manuscrits a appartenu à des écoles (monastiques ou cathédrales)9 ou à des maîtres.
1.2. Palimpsestes, collections et premières collations
6Au sein du corpus, les 466 manuscrits copiés entre le IXe et le XIIe siècle sont répartis comme suit : 12% appartiennent au IXe siècle, 10,5% au Xe siècle, 22,5% au XIe siècle et 55% au XIIe siècle. Cette évolution est en tout point comparable à celle du corpus des auteurs classiques latins dans son ensemble et à la courbe de tendance des œuvres chrétiennes10.
7Le statut des auteurs antiques dans la culture médiévale a eu une forte incidence sur la « disparition » de certains textes11. Nous savons, par la médiation d’auteurs païens, que de nombreuses œuvres cicéroniennes nous ont échappé. La plupart d’entre elles ont déjà été oubliées durant l’Antiquité, par manque de succès. D’autres ont attendu plusieurs siècles avant de s’éteindre. Les philologues sont tout spécialement sévères à l’encontre des copistes des « périodes sombres » et des « siècles obscurs » précédant la Renaissance carolingienne12. D’une part, les études des classiques latins ayant un succès limité, les manuscrits vétustes n’ont pas toujours été remplacés. D’autre part, par pragmatisme, les copies existantes ont pu servir à la création de palimpsestes, particulièrement aux VIIe et VIIIe siècles. Parmi les œuvres ayant subi ce revers, le cas du De republica est devenu célèbre13 : redécouvert à l’époque contemporaine, le texte est resté durant tout le Moyen Âge inconnu des intellectuels, qui ne disposaient que d’un extrait de l’œuvre, le Somnium Scipionis.
8Les programmes d’enseignement carolingiens ont remis au jour le modèle classique latin. La circulation accrue de textes antiques a incité les lecteurs, encore rares, à composer leurs propres collections. Parmi eux, Loup de Ferrières. D’origine germanique, il a été formé dans les écoles nées de la Renaissance carolingienne14, avant de devenir abbé en 840. Au sein d’un réseau de correspondants, on le voit demander à ses amis le prêt d’exemplaires du De inventione, du De oratore, de lettres cicéroniennes ou encore des discours In Verrem afin de les copier et d’accroître sa collection15. Son but avoué est de recomposer le corpus des œuvres de Cicéron dans son intégralité16. Cet exemple n’est pas isolé : on observe, au siècle suivant, les mêmes demandes de prêt de la part de Gerbert d’Aurillac17. Or les échanges de textes entre intellectuels et entre centres religieux, par les recherches qu’ils imposent, favorisent la mise au jour d’œuvres oubliées. C’est par exemple le cas des Partitiones oratoriae en Italie ou des discours Pro lege Manilia, Pro Milone, Pro Sulla et Pro Plancio en Allemagne au Xe siècle18. Les réapparitions de textes cicéroniens durant la fin du haut Moyen Âge ont d’ailleurs le plus souvent lieu dans l’espace germanique, les monastères de cette région ayant bénéficié du large patrimoine des copies carolingiennes19.
9La profusion de manuscrits issus de traditions hétérogènes incite les lettrés à les comparer. De cette mise en parallèle émergent une analyse critique des textes et quelques propositions de correction. Loup de Ferrières veut ainsi apporter des modifications sur un corpus de lettres cicéroniennes et sur les Aratea. Il écrit à Ansbald, moine de Prüm, en 847 :
Je ferai collationner sur notre exemplaire les lettres de Cicéron que tu m’as envoyées, afin que des deux textes la vérité, si possible, se dégage. Quant à toi, remets au courrier, porteur des présentes, le livre de Tullius sur Aratus, pour qu’au moyen de celui que j’espère obtenir je puisse suppléer ce qui lui manque.20
10Loup vise l’amélioration du texte ; d’autres ambitionnent la reconstitution des passages manquants d’une œuvre. En effet, les parchemins étant parfois très endommagés, certains textes sont mutilés. C’est le cas notamment de la Rhetorica ad Herrenium qui, au IXe siècle, est amputée de ses premiers développements21. Certains lecteurs vont jusqu’à tenter la reconstitution d’ouvrages perdus. Au XIIe siècle, Guillaume de Malmesbury réussit à composer un recueil de vingt-deux œuvres de Cicéron et essaye d’y restituer le texte du De republica à partir des citations qu’en a faites Augustin22. Le désir d’obtenir un texte « juste » est d’autant plus fort lorsque celui-ci intègre le curriculum23. Or la popularité du Cicéron rhéteur grandit au Xe siècle, date à partir de laquelle on le croise plus fréquemment dans les manuels, excerpta et deflorationes24. D’abord associé à Quintilien et à Horace, il acquiert progressivement la position du « maître d’éloquence » par excellence25.
1.3. Des œuvres inégalement copiées
11Ayant des usages variés, les œuvres de Cicéron n’ont pas toutes la même popularité. Au sein du corpus, on relève les copies de 52 œuvres entre le IXe et le XIIe siècle (figure 3)26. Deux groupes au succès inégal s’y distinguent : des œuvres supports d’enseignement, d’une part, et des textes peu copiés mais cités avec une constance variable, d’autre part.
1.3.1. La prédominance des œuvres supports d’enseignement
12Trois œuvres représentent, à elles seules, plus de 40% des copies disponibles : le De inventione, la Rhetorica ad Herennium, formant un canon rhétorique, et le Somnium Scipionis, presque toujours associé au commentaire de Macrobe.
Fig. 3– Œuvres de Cicéron copiées entre le IXe et le XIIe siècle
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13Les deux œuvres de Cicéron les plus conservées sont les textes rhétoriques mobilisés pour l’enseignement du trivium27. Le De inventione expose les règles à suivre pour sélectionner des arguments. Divisé en deux livres, le texte puise ses illustrations au sein de la rhétorique judiciaire. Cicéron part d’un exemple précis pour, ensuite, examiner les arguments que pourraient présenter accusateurs et défenseurs au cours du procès. On retrouve un contenu similaire dans la Rhetorica ad Herennium, à une différence près : son auteur manifeste son hostilité à la culture grecque – que valorise, à l’inverse, Cicéron. Resté anonyme, il a dédié son texte au consul Marcus Herennius. L’œuvre est longtemps restée méconnue : le texte apparaît dans les sources au Ve siècle, mentionné notamment par Jérôme qui, déjà, l’attribue à Cicéron. C’est donc sous son nom qu’il circule au Moyen Âge, intitulé parfois Rhetorica secunda ou nova, en référence au De inventione, dit Rhetorica vetus.
14Les similitudes entre les deux textes sont fortes. Ils présentent les mêmes parties de l’éloquence et, souvent, des définitions identiques28. Toutefois, l’esprit des deux manuels diffère : alors que la Rhetorica ad Herennium se cantonne à l’exposition des règles rhétoriques, Cicéron tient à replacer sa pratique au sein de la cité. Il inaugure son œuvre par une réflexion sur le rôle civique de l’orateur, mettant en avant les dangers et les bienfaits que ce dernier peut apporter à la communauté. Par ailleurs, alors que la Rhetorica ad Herennium pioche ses exemples parmi les événements romains, se voulant réaliste, le De inventione propose des illustrations imaginaires, peut-être estimées plus percutantes. Il en découle, chez Cicéron, un texte plus concis et plus pédagogique que celui de la Rhetorica nova29. Le De inventione a bénéficié, en outre, de commentaires tardo-antiques guidant sa lecture, lesquels ont fait défaut à la Rhetorica ad Herennium30. Toutefois, par proximité thématique et parce que l’on pensait qu’elles étaient l’œuvre d’un seul auteur, la Rhetorica vetus a presque toujours circulé avec la Rhetorica nova. Destinées à l’enseignement, elles sont souvent insérées au sein de corpus plus larges, intégrant d’autres textes utiles à la pratique rhétorique, à l’exercice de la grammaire ou à l’apprentissage du dictamen.
15Le Somnium Scipionis est lui aussi support d’enseignement, de même que sa transmission est médiatisée par commentaire. Le « Songe » est l’unique passage connu du De republica au cours du Moyen Âge31. L’œuvre intégrale avait été pensée comme une réflexion sur la cité et sur le citoyen, à travers un dialogue entre Scipion Émilien et ses amis. Le dernier livre contient le récit par le héros d’un songe qu’il a fait plusieurs années auparavant : il s’y élève dans les cieux, où l’accueillent son ancêtre Scipion l’Africain et Paul Émile. Ces derniers lui expliquent le fonctionnement du cosmos et lui révèlent que l’activité politique juste est récompensée par l’immortalité, auprès des dieux. Au cours de la narration, Scipion décrit les planètes, pour mettre en exergue la vanité de la gloire terrestre. Au sein d’un traité politique, ce passage présente une réflexion sur la distinction du corps et de l’âme32. Jusqu’au XIIe siècle, isolé du reste de l’œuvre, l’extrait sert d’exemple aux exposés sur l’au-delà ou d’introduction à l’astronomie33.
16Le texte du De republica reste introuvé dans son intégralité jusqu’au XIXe siècle34. Le Somnium Scipionis, compris comme une unité spécifique, a continué de circuler parce que copié avec le commentaire que Macrobe en a livré au Ve siècle, lequel connaît un grand succès tout au long du Moyen Âge35. Accompagnant ce commentaire, il est transmis par des compilations dédiées à la théologie ou au quadrivium. Le Somnium Scipionis voisine quelquefois d’autres œuvres de Cicéron, sans affinité thématique36. L’identité de l’extrait reste donc liée à l’auctoritas cicéronienne.
1.3.2. Citation et inspiration : une présence hors des copies intégrales
17« Au Moyen Âge, Cicéron a plus été loué que lu » : cette remarque, récurrente dans l’historiographie, pourrait s’appliquer à plusieurs auteurs antiques37. La connaissance des textes cicéroniens est souvent passée par des compilations, des mentions, des résumés ou des commentaires. Chacun vantera les qualités de l’auteur, mais rares sont ceux à avoir effectivement lu ses œuvres sans intermédiaire. Ainsi, quelques écrits de Cicéron parmi les plus cités ne sont pas copiés dans une proportion similaire à celle des textes rhétoriques décrits plus haut. Connaissant un écho très fort dans la littérature médiévale, leur présence médiatisée semble décuplée.
18Les emprunts médiévaux à Cicéron sont nombreux pour la description des rapports humains, au sein de la cité comme dans le domaine privé. Trois œuvres alimentent tout particulièrement ces réflexions et se combinent de façon indistincte dans les manuscrits jusqu’au XIIe siècle : le De amicitia, le De senectute et le De officiis. Parmi elles, seul le De senectute est intégré à la pensée chrétienne du Moyen Âge central sans importantes adaptations. Caton, protagoniste principal du dialogue, expose à Scipion Émilien et à Laelius les clés d’une vieillesse heureuse que sont la vertu et la connaissance. La sagesse gagnée par l’expérience entre en cohérence avec les valeurs chrétiennes aux yeux des auteurs médiévaux, qui citent abondamment le texte sans le renouveler.
19Il en va autrement pour le De amicitia. Celui-ci met en scène une discussion entre Laelius et ses gendres38. Le principal protagoniste, qui porte le deuil de Scipion Émilien, y expose sa conception de l’amitié. Cicéron livre par son biais une réflexion empreinte de morale stoïcienne, présentant le sentiment amical comme un élan naturel poussant l’homme à aimer la vertu. Il décrit également ses limites, qui sont imposées par l’honnêteté. Le texte est utilisé par les maîtres médiévaux comme support à l’étude de la grammaire latine et est fréquemment cité par les traités moraux. Ceux-ci interprètent le De amicitia sous l’éclairage de définitions réélaborées par les Pères de l’Église. Au-delà de citations parfois rendues trompeuses par leur association aux Écritures, le texte a été interprété à travers les conceptions chrétiennes de la vertu39. Que l’on pense, entre autres, au De spirituali amicitia d’Aelred de Rievaulx, composé vers 1163, ou au De amicitia christiana de Pierre de Blois, plus récent de quelques décennies40 : pour chacun des deux auteurs, l’amitié cicéronienne s’apparente à l’amour de Dieu et prend sa source dans le Christ.
20Une adaptation idéelle et culturelle similaire est perceptible pour le De officiis41. Destiné au fils de Cicéron, il présente un ensemble d’éléments pratiques devant guider la vie sociale du jeune homme. Par l’action individuelle, chacun peut accéder à la gloria, que seul l’honestum rend possible, c’est-à-dire la beauté morale – laquelle entre fréquemment en conflit avec l’utilitas42. Le De officiis connaît un grand succès tout au long du Moyen Âge, à travers des réélaborations successives. Il est transformé une première fois par Ambroise dans le De officiis ministrorum, qui reprend la structure et une partie des contenus cicéroniens en les christianisant ou en les réfutant. Une inspiration similaire est présente chez Isidore de Séville dans le De ecclesiasticis officiis ou encore chez Alcuin dans le De divinis officiis. On retrouve le De officiis comme source de nombreux textes moraux médiévaux, tels le Moralium dogma philosophorum43, le Policraticus de Jean de Salisbury44 ou la Summa theologiae de Thomas d’Aquin45. Alors que Cicéron livrait une œuvre dont les préceptes moraux devaient s’appliquer à la cité, les auteurs médiévaux en ont tiré l’inspiration d’écrits chrétiens dont les règles éthiques viennent nourrir l’ecclesia et sa spiritualité46.
21La reproduction de ce corpus moral se maintient au cours des siècles : les œuvres qui le composent ont intégré une culture commune, organisée par une conception éthique héritée de la patrologie. Cette permanence est moins visible pour les œuvres pédagogiques, lesquelles sont tributaires des pratiques d’enseignement, en termes de méthodes et de contenus. La diffusion nouvelle de traductions des textes d’Aristote au XIIe siècle conduit, par exemple, à délaisser certaines œuvres de Cicéron. Le cas des Topica est ici paradigmatique. Le traité de Cicéron, qui expose la conception aristotélicienne de l’origine des arguments47, est copié au haut Moyen Âge en appui du De differentiis topicis de Boèce48. La diffusion des Topica évolue de façon comparable à celle des œuvres rhétoriques jusqu’au XIe siècle, puis le nombre de ses copies s’effondre. Il s’agit du seul traité dont la présence décroît considérablement entre le XIe et le XIIe siècle. Alors que la production générale de manuscrits s’amplifie, cette œuvre est laissée de côté dès les années 1050, et ce en raison d’un désintérêt pédagogique49. Les Topica cicéroniennes appartiennent à la logique que le XIIe siècle qualifie de vetus, rendue obsolète par la redécouverte des œuvres aristotéliciennes composant l’Organon. Une éclipse similaire est visible pour les Synonyma placées sous le nom de Cicéron, dont le succès déclinera constamment après le IXe siècle50.
22Néanmoins, la variation du nombre de copies disponibles dit peu de la connaissance tacite des œuvres, transmise par des relais indirects ou des évocations lointaines. Les Paradoxa stoicorum, par exemple, ont un titre évocateur pour les lettrés médiévaux, malgré la circulation d’un faible nombre de manuscrits51. Ils en connaissent des passages extraits de florilèges ou de compilations, tels les Collectanea d’Hadoard au IXe siècle52 ou le Florilegium gallicum, du XIIe siècle53. Inversement, plusieurs discours sont amplement copiés, sans qu’on connaisse avec précision les ambitions attribuées à leur lecture et sans que leur citation soit courante54.
1.4. Une présence sous-estimée par l’historiographie ?
23Les études consacrées aux interprétations médiévales de Cicéron se focalisent souvent sur le traitement qu’en ont laissé Ambroise, Jérôme ou Augustin. Tout d’abord, parce qu’ayant eu accès à des textes qui pour certains seront perdus quelques siècles plus tard, ces auteurs vont constituer la source primaire de nombreuses œuvres postérieures. Ensuite, parce que chacun des trois Pères livre au moins une anecdote relative à ses lectures cicéroniennes, dont la narration est restée populaire auprès des historiens modernes. Ainsi, la plupart des hagiographies rappellent l’épisode du rêve de Jérôme55 ou de la conversion d’Augustin56. De même, la transmission médiévale de Cicéron n’est pas compréhensible sans le De officiis ministrorum d’Ambroise. La rédaction de ce traité témoigne d’un conflit de sources, entre inspiration cicéronienne et arguments bibliques, dont la résolution se fait au profit de ces derniers57. En christianisant le texte moral, Ambroise montre tout à la fois son admiration pour la pensée antique et toutes les rectifications que la foi doit y apporter. Or Cicéron, jusqu’au XIIIe siècle, paraît toujours pris en étau entre ces deux considérations : il est adopté, en tant qu’auctoritas rhétorique, penseur auréolé par la tradition, tout autant que remanié parce que hors des conceptions et du vocabulaire chrétiens58. La prise en compte de cette dualité a suscité des débats historiographiques modernes sur au moins trois volets : 1) l’assimilation médiévale de Cicéron à un modèle contemplatif, 2) la dimension dépréciative du jugement que lui portent les Pères de l’Église, 3) la part de la lecture directe des œuvres cicéroniennes dans la tradition médiévale.
241) Selon Hans Baron, l’adaptation ambrosienne du De officiis marque la disparition de Cicéron en tant qu’homme politique dans la pensée médiévale. Ambroise transforme l’otium de Scipion en solitude, mise à profit dans la contemplation et dans l’exercice spirituel. Dès lors, selon Baron, Cicéron est présenté en moine studieux, méprisant le mariage et la vie active59. Rüegg va en ce sens puisque, selon lui, il faut attendre le milieu du XIIIe siècle pour voir l’orateur pensé à nouveau comme un citoyen romain60. À l’opposé, plusieurs commentateurs de Jean de Salisbury, dont Birger Munk Olsen, insistent sur la lecture novatrice que celui-ci donne, déjà, du personnage antique61. Élève d’Abélard, Jean conserverait la dimension intellectuelle du modèle cicéronien, tout en acceptant l’investissement du personnage dans la vita activa62. Il va d’ailleurs jusqu’à critiquer sa personnalité : « Si la vie de Cicéron avait été conforme à ses mots, il aurait pu être parmi les plus grands des hommes »63. Ce reproche, particulièrement proche des blâmes qu’adressera Pétrarque au sénateur, amène à nuancer l’opposition brutale entre un Cicéron scolastique, penseur désincarné, et un Cicéron humaniste, être de chair et de doutes. Il instille la possibilité d’une transition plus longue entre les deux modèles, dont l’hybridation est palpable.
252) Plutôt qu’en termes d’action (adoption/remaniement), la réception de Cicéron a été pensée sous l’angle de l’appréciation (bienveillance/rejet) par l’historiographie64. Philippe Delhaye oppose, par exemple, la révérence de Guillaume de Conches au « dédain » d’Ambroise pour le De officiis, manifestation de l’infériorité du monde païen en regard de la civilisation chrétienne65. De façon similaire, l’expression cuiusdam Ciceronis trouvée sous la plume d’Augustin66 a copieusement alimenté la littérature historique et philologique : Henri-Irénée Marrou y voit l’expression d’un mépris quand Maurice Testard s’emploie à démontrer la bienveillance de l’évêque67. La dimension appréciative a été particulièrement questionnée dans le cadre de portraits individuels d’auteurs médiévaux. La mise en série de ces derniers tend toutefois, de façon sans doute erronée, à polariser les lectures alto-médiévales de Cicéron soit en soumission irraisonnée à l’autorité, soit en négation des modèles non chrétiens.
263) Il est communément admis que Cicéron est le plus souvent lu par la médiation de sources indirectes au cours du Moyen Âge68. Mais, face à la masse de manuscrits disponibles, Peter Lebrecht Schmidt émet l’hypothèse que la lecture de ses textes a été sous-estimée69. Selon Schmidt, l’abondance des références faites à des compilations et florilèges ne démontre en aucun cas l’absence d’une lecture directe. De même, les inventaires de bibliothèques ne constituent pas une source de premier plan puisqu’ils donnent à voir des possessions mais non la lecture réelle des ouvrages. Schmidt conseille plutôt, afin d’avoir un aperçu des titres lus, de se référer aux accessus, c’est-à-dire aux courtes introductions destinées aux étudiants et facilitant la compréhension des œuvres70. En le suivant, on note une présence proportionnellement plus marquée du De amicitia. Toutefois, le nombre des accessus paraît bien restreint au regard du nombre de copies connues. Par ailleurs, d’usage strictement scolaire, ceux-ci ne donnent pas accès à l’ensemble des modes de lecture du corpus cicéronien. Enfin, cette source n’est pas équitablement répartie dans le temps, son développement majeur n’ayant lieu qu’au XIIe siècle71.
27À travers ces débats, l’historiographie récente tend à nuancer l’idée d’un haut Moyen Âge et d’une scolastique ayant ignoré ou travesti l’œuvre non rhétorique de Cicéron. Auteurs et lecteurs du XIIIe siècle héritent d’un corpus, d’interprétations et de pratiques bibliophiliques déjà riches. Les florilèges tiennent une place importante dans la transmission des mots de Cicéron, tout comme de sa réputation d’éloquence. Toutefois, plusieurs œuvres sont lues dans leur intégrité textuelle, qu’elles soient associées aux curricula ou qu’elles participent d’un horizon culturel partagé par de nombreux lettrés. En parallèle d’une auctoritas circonscrite à la discipline oratoire, une renommée plus diffuse entoure Cicéron, dressant de lui le portrait indistinct d’un auteur païen érudit et sage, à la morale compatible avec les idéaux chrétiens. Hors des classes de rhétorique, il est utilisé comme outil d’exemplification des normes du comportement social, plus illustratif qu’assertif. À l’inverse, la considération technique et utilitaire accordée à certains de ses écrits au haut Moyen Âge (Topica, Synonyma), s’éteint avant le XIIIe siècle.
Notes de bas de page
1 Rüegg 1983, p. 2063.
2 Baron 1938, p. 77‑80.
3 La tripartition du Moyen Âge latin en aetas virgiliana (VIIIe-IXe s.), horatiana (Xe-XIe s.) et ovidiana (XIIe-XIIIe s.) a été proposée par Ludwig Traube pour désigner les références classiques de prédilection des auteurs médiévaux. Cf. Traube 1911, p. 113.
4 La distinction qu’opère Aimericus se fait probablement entre textes authentiques et textes remaniés, transmis par une tradition indirecte. En plaçant Cicéron dans le « genre d’argent », il mettrait en avant une copie régulièrement enrichie de commentaires ou de réélaborations. Cf. Reijnders 1972, p. 170 ; Gianotti 2007, p. 342.
5 Conrad de Hirsau, Dialogus super auctores, p. 72, 100-103 ; Munk Olsen 1991, p. 4‑5.
6 Ward 2013a.
7 Munk Olsen 1986, p. 177.
8 Il note néanmoins que ce programme idéal de connaissances est d’un volume irréaliste, d’autant plus lorsque s’y ajoutent les œuvres chrétiennes que l’étudiant doit avoir lues. Cf. Munk Olsen 1991, p. 5‑6, 51.
9 Les écoles possèdent souvent au moins une œuvre classique à la fin du XIIe siècle. Toutefois, ces classiques ne constituent jamais plus du tiers des ouvrages de la collection. Cf. Beddie 1929.
10 On peut mettre en regard ces résultats avec les données collectées par Birger Munk Olsen à partir des œuvres de 53 auteurs antiques, d’une part, et avec l’étude quantitative menée par Carla Bozzolo et Ezio Ornato sur les textes bibliques, patristiques, théologiques et hagiographiques (corpus « B.P.T.H. ») dans le nord de la France, d’autre part. Cf. Bozzolo – Ornato 1980, p. 53‑60 ; Munk Olsen 1986.
Siècle | IXe s. | Xe s. | XIe s. | XIIe s. |
Corpus classique | 11% | 11% | 24% | 54% |
Corpus B.P.T.H. | 13,5% | 8,5% | 16% | 62% |
11 Près de 800 noms d’auteurs latins apparaissent dans les sources, mais seulement quelques 150 œuvres romaines nous ont été transmises. Cf. Riché – Verger 2006, p. 54.
12 Reynolds – Wilson 1968, p. 70‑71.
13 On ne conserve qu’une version mutilée du texte, dans un palimpseste de Bobbio : Città del Vaticano, BAV, Vat. Lat. 5757. Le De republica, copié aux IVe/Ve siècles, a été effacé puis recouvert au VIIe siècle par un commentaire augustinien des Psaumes. Cf. Reynolds – Wilson 1968, p. 76
14 Levillain 1964, p. x ; Reynolds – Wilson 1968, p. 92.
15 Loup demande ainsi à l’archevêque de Tours l’envoi le plus discret possible des commentaires de Boèce sur les Topica cicéroniennes présents dans le trésor de l’abbaye de Saint-Martin. Cf. Loup de Ferrières, Correspondance, lettre 53.
16 Ibid., lettre 100.
17 Gerbert d’Aurillac, Correspondance, lettre 9.
18 Reynolds 1983, p. xxxi.
19 Le De optimo genere et le De finibus y sont redécouverts au XIe siècle. Cf. Ibid., p. xxxiii.
20 Tullianas epistolas, quas misisti, cum nostris conferri faciam, ut ex utrisque, si possit fieri, veritas exculpatur. Tu autem huic nostro cursori Tullium in Arato trade, ut ex eo, quem me impetraturum credo […] suppleantur : Loup de Ferrières, Correspondance, lettre 69, p. 4-7.
21 Munk Olsen 1990, p. 86.
22 Thomson 1987, p. 51‑56 ; Munk Olsen 1990, p. 95‑96.
23 Munk Olsen 1996, p. 2‑3.
24 Reynolds 1983, p. xxvii.
25 Murphy 1974, p. 89, 106.
26 Les manuscrits indéterminés entre les VIIIe et IXe siècles ainsi qu’entre les XIIe et XIIIe siècles sont inclus. Les abréviations utilisées sont celles du Thesaurus Linguae Latinae (à l’exception de « SomSci », qui renvoie spécifiquement au Somnium Scipionis, sixième livre du De republica).
27 Au sein de l’importante bibliographie dédiée à la transmission des œuvres rhétoriques de Cicéron, on peut se référer à : Grosser 1953 ; Dickey 1968 ; Caplan 1970 ; Fredborg 1971 ; Ward 1972 ; Mattmann 1975 ; Spallone 1980 ; Reeve 1988 ; Hafner 1989.
28 Achard 1994, p. 20‑23.
29 Ibid., p. 27. Sur l’appui graphique utilisé dans certains manuscrits du De inventione à des fins pédagogiques, voir : O’Daly 2015.
30 Le De inventione circule régulièrement en association avec les commentaires de Victorinus ou de Grillius, au moins jusqu’au XIe siècle. Cf. Ward 2006, p. 10.
31 Sur la transmission médiévale du Somnium Scipionis, voir : Ziegler 1931 ; Castiglioni 1935 ; Montanari Caldini 2002.
32 Bréguet 1980, p. 86-88.
33 Sanford 1924, p. 194.
34 Bréguet 1980, p. 150‑151.
35 Presque 200 manuscrits du commentaire de Macrobe antérieurs au XVe siècle ont été identifiés. Cf. Armisen-Marchetti 2001, p. lxvi‑lxix ; Caiazzo 2002.
36 Il est par exemple associé au De senectute (Paris, BNF, NAL 454) ou au De amicitia (Città del Vaticano, BAV, Reg. Lat. 1439).
37 « Im Mittelalter wurde Cicero mehr gepriesen als gelesen » : Martin Schanz, cité par Schmidt 2000, p. 27.
38 Combès 1983, p. xi.
39 D’Anna 1969, p. 368.
40 Delhaye 1948.
41 Au sujet de la transmission médiévale du De officiis, voir : Martin 1951 ; Fedeli 1965 ; Winterbottom 1993.
42 Testard 1974, p. 68.
43 Delhaye 1949 ; Liccaro 1998.
44 Munk Olsen 1968 ; Lachaud 2014.
45 Rand 1946.
46 Otton de Freising constitue un contre-exemple (encore timide) à cette règle. Dans son Historia de duabus civitatibus et, moins ouvertement, dans sa Gesta Frederici imperatoris, il utilise des citations du De officiis pour commenter l’éthique de diverses figures historiques. Le jugement porté sur ces dernières ne relève pas du domaine religieux : si Cicéron est invoqué, c’est ici pour présenter l’action juste comme la voie la plus assurée pour l’obtention et l’exercice du pouvoir. Cf. Nelson 1933, p. 101.
47 Bornecque 1924, p. 60.
48 Ce traité utilise les Topica de Cicéron mais s’inspire majoritairement des Topica aristotéliciennes. Boèce a produit un autre texte, cette fois exclusivement consacré à la source cicéronienne, mais celui-ci a rencontré un succès moindre. Cf. Stump 1987, p. 3‑4 ; Casey 2012.
49 Green-Pedersen 1984, p. 39.
50 Les Synonyma sont un ensemble de collections de synonymes mises sous le nom de Cicéron durant l’Antiquité tardive qui ont rencontré un très large succès au IXe siècle. Cf. Gatti 1993 ; Gatti 1994, p. 8 ; Di Sciacca 2008, p. 22‑23. D’ailleurs, lorsque dans le prologue à ses propres Synonyma, Isidore de Séville dit avoir été inspiré par un ouvrage préexistant du même titre, trois manuscrits du IXe siècle précisent qu’il s’agit là des Synonyma « Ciceronis ». Mais, bien qu’encore copiés au cours des siècles suivants, ils n’auront plus jamais la même importance. Cf. Isid., Synon., p. 5 ; Brugnoli 1961, p. 299 ; Duval 2008 ; Elfassi – Ribémont 2008.
51 L’œuvre est fréquemment citée dans les traités de philosophie mais n’est pas intégrée au canon scolaire avant la fin du XIIe siècle. Cf. Draelants 2002, p. 404.
52 Schwenke 1889 ; Beeson 1945.
53 Hamacher 1975.
54 Bornecque 1926, p. i‑vii. Les quatre harangues In Catilinam sont les plus couramment copiées jusqu’au XIIe siècle, favorisant la perception de Cicéron en praticien du discours, appuyées en cela par l’Invectiva contre Salluste. Ne faisant pas partie des œuvres enseignées, on peut supposer qu’elles servaient d’illustration à l’histoire romaine.
55 Hier., Epist., XXII.30. Voir 8.3.1 Un modèle païen.
56 Dans ses Confessions, Augustin explique que la lecture de l’Hortensius de Cicéron, en l’incitant à rechercher la sagesse, l’a conduit à la conversion. Cf. Aug., Conf., III.iv.7 ; Zieliński 1897, p. 116‑118 ; Testard 1958, p. 19‑21.
57 Testard 1974, p. 22, 31‑33.
58 La distance entre pensée cicéronienne et thèmes chrétiens n’est pas manifeste pour tous les auteurs médiévaux. Cf. Bolgar 1954, p. 189‑190.
59 Baron 1938, p. 79.
60 Les principales contributions à ce débat sont résumées par Peter Lebrecht Schmidt : Schmidt 2000, p. 32‑34.
61 Cette lecture tient en partie aux sources mobilisées par Jean de Salisbury. Il utilise, par exemple, des extraits de la correspondance cicéronienne relayés par des textes tardo-antiques. Cf. Hermand-Schebat 2014, p. 198‑202.
62 L’idée d’un XIIe siècle de transition est rejetée par Hans Baron, qui voit chez Jean de Salisbury un lecteur conservateur. Cf. Baron 1938, p. 79‑80.
63 Et si vita foret Ciceronis consona verbis, in summis poterat maximus esse viris : Jean de Salisbury, Entheticus maior, p. 185. Cf. Munk Olsen 1968, p. 54.
64 La notion de « rejet » de la pensée cicéronienne est développée par Walter Rüegg. Cf. Rüegg 1983, p. 2065.
65 Delhaye 1949, p. 235‑236.
66 […] usitato iam discendi ordine perveneram in librum cuiusdam Ciceronis : Aug., Conf., III.iv.7.
67 Marrou 1938, p. 26 ; Testard 1958, p. 251‑254.
68 Rüegg 1983, p. 2066.
69 Schmidt 2000, p. 24.
70 Ibid., p. 28-29.
71 Munk Olsen 2007, p. 11.
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