Chapitre XVI. Les positions romaines sur le serment civique et le serment de Liberté-Égalité
p. 362-379
Texte intégral
1L’objet de cette partie n’est pas de reprendre la longue controverse qui anima au début du siècle les milieux historiques et ecclésiastiques, concernant les liens entre les martyrs de septembre 1792 et la prestation par eux du serment de Liberté-Égalité. On peut se reporter à l’étude très complète de Bernard Plongeron sur la question1, et reprendre les quelques publications qui ont marqué le bicentenaire de l’événement2. Il est d’usage d’exposer que Rome se tint informée de la situation, qu’elle fit savoir officieusement par le jeu des relations personnelles des membres de la congrégation qu’elle était plutôt opposée à la prestation de ce serment, mais suspendait son jugement dans l’attente d’une décision de Pie VI. Cette décision ne vint jamais, sans doute par respect pour l’attitude de M. Emery qui avait prêté le fameux serment en y apportant des restrictions, devant la section du Luxembourg le 11 septembre 1792. Il avait consulté le rapporteur du projet à la Convention, le girondin Gensonné3. Rome en restera toujours à la fameuse phrase de la Responsa data...4, dont les historiens s’ingénieront encore à trouver une exacte interprétation un siècle après...5.
2Il s’agit ici d’apporter des précisions déterminantes fournies par les documents des Archives Vaticanes et du Conseil pour les Affaires Publiques de l’Église. Il convient d’évaluer l’attitude de Rome sur les serments en fonction d’une durée plus étendue, de la mettre en rapport avec la politique générale du Saint-Siège vis-à-vis de l’émigration et du clergé gallican. Pour l’instant, signalons deux facteurs jusqu’ici ignorés de l’historiographie : d’abord le fait que la question de la légitimité des serments était débattue dans le cadre du synode de Pistoie, et donc que la Curie s’employa à la défendre. Des documents des congrégations cardinalices nous permettent de savoir en quels termes. Le deuxième élément est constitué de ce dossier préparé pour les cardinaux dans l’été 1793, pour une congrégation qui ne fut finalement pas tenue, et des quelques extraits de voti conservés avec lui. Il est d’un intérêt essentiel pour vérifier ce que savaient les cardinaux et pour connaître les arguments les plus déterminants à leurs yeux.
CE QUE SIGNIFIE « JURER » À PARIS EN 1789
3Comment un théologien définit-il le serment à la veille de la Révolution ? L’enjeu du débat mérite d’abord un arrêt sur les définitions générales : la réponse et son appareil de théologie positive se retrouveront en partie sous la plume des cardinaux. L’abbé Bergier écrit dans son Dictionnaire de théologie, à l’article « JUREMENT ou SERMENT » :
« Jurer, c’est prendre Dieu à témoin de la vérité d’un discours, ou de la sincérité d’une promesse, et faire une imprécation contre soi-même, si l’on ment, ou si l’on n’accomplit pas ce que l’on promet ; c’est donc un acte de religion par lequel on fait profession de craindre Dieu et sa justice »6.
4Bergier explique ensuite comment, dès le commencement de la Bible, le serment a été utilisé. Abraham fait de nombreux serments par le Seigneur, on voit même Dieu jurer par lui-même d’être fidèle à son alliance (Gn 14, 22 ; 21, 23 ; 22, 16.). Il était défendu aux juifs de jurer par le nom d’un autre dieu (Ex 23, 13) et d’invoquer en vain ce saint nom en se parjurant (Ex 20, 7). Le Christ ajoute une nouvelle défense, celle de jurer sans nécessité (Mt 5, 33 ; Jc 5, 12). Les premiers chrétiens ont utilisé les serments, ils ont juré, quand ils le pouvaient, vis-à-vis des lois de l’Empire romain. Il est donc faux d’affirmer que l’Église a longtemps prohibé tous les types de serments.
5Puis le théologien s’en prend à trois principes en vogue : tout d’abord, à des « philosophes bizarres » qui « ont décidé que les serments sont inutiles ; que celui qui ne craint pas de mentir n’aura point horreur de se parjurer ». Faux, répond-il, car l’homme a conscience que parjurer est plus grave que mentir. Seconde remarque : on déplore que l’on jure aujourd’hui avec trop de facilité. Or, « regarder le serment comme une simple formalité, c’est manquer de respect pour le saint nom de Dieu, et rompre un des liens les plus forts qu’il y ait dans la société. » Cette mise en avant du lien social sera déterminante pour la multiplication des serments dans les années de la Révolution, tandis que les ecclésiastiques se troubleront sur le thème du parjure. Enfin, troisième rappel de Bergier : la bulle Unigenitus a condamné la proposition 101 de Quesnel qui affirmait :
« Rien n’est plus contraire à l’esprit de Dieu et à la doctrine de Jésus-Christ, que de rendre communs les serments dans l’Église, parce que c’est multiplier les occasions de se parjurer, tendre un piège aux faibles et aux ignorants, et faire servir le nom et la véracité de Dieu aux desseins des impies ».
6L’auteur ajoute que c’est pour s’en prendre à la signature du formulaire du 2 juin 16557 (attestant que les propositions condamnées de Jansénius l’étaient bien dans le sens de leur auteur) que Quesnel écrivait cela. Mais il ajoute : « Suivant cette morale, il faudrait aussi supprimer les professions de foi par lesquelles on atteste que l’on est chrétien et catholique ». Supprimer les serments, ce serait aussi supprimer les professions de foi que prêtent les ecclésiastiques pour différents offices ou bénéfices : cela n’est pas sans rapport avec le proche débat sur la Constitution civile, qui n’imposera aux évêques qu’une profession de foi trop vague, à la place de celle de Pie IV.
7Cette allusion à Quesnel n’est certainement pas innocente : quelques années auparavant, le serment avait été un sujet débattu à Pistoie. La question, pour les cardinaux, est à ce moment-là de déterminer si la proposition du synode renouvelle celle condamnée par l’Unigenitus.
DÉFENDRE LE SERMENT : PREMIÈRE POSITION ROMAINE
8A la suite des décrets du synode de Pistoie, six mémoires étaient ajoutés et présentés par les Pères à leur souverain le grand-duc de Toscane. Ils concernaient l’abolition des fiançailles et de quelques empêchements au mariage, la réforme des serments, l’interdiction d’ouvrir les boutiques durant les offices, une nouvelle répartition des paroisses, un plan de réforme pour les religieux, la convocation d’un concile national. Ces points étaient présentés au souverain parce que relevant de « la discipline extérieure », selon une idée chère aux réformateurs qui voulaient séparer clairement les compétences entre l’autorité ecclésiastique et l’autorité civile. La première ne s’occupait que de ce qui a rapport au salut des âmes.
9Le deuxième mémoire8 concluait qu’il fallait que le souverain promulgue par sa loi « que soient abolis les serments exigés dans les cours tant ecclésiastiques que civiles, ceux que l’on prête pour être admis à des charges, offices, universités ou tout autre acte curial »9. Cela parce que le Christ a commandé dans la loi de la grâce de s’abstenir de tout serment, alors qu’aujourd’hui on les prête sans connaissance de cause ni attention, ce qui est l’origine de multiples parjures.
10En présentant ces éléments aux membres de la seconde congrégation, pour les discuter le 19 janvier 1792, le document de convocation10 (attribué par P. Stella à Giuseppe Ferrante, professeur de droit canon à l’université de la Sapienza) offre quelques clefs de discernement. Il explicite mieux que Bergier la place de Dieu dans le serment en partant des définitions de saint Thomas d’Aquin : le serment est un acte de latrie ou de religion envers Dieu, dans lequel il est invoqué comme vérité première, et omniscient, témoin de toute chose11. Dieu ne l’interdit pas, mais le recommande, en Dt 6, 13, et Ps 62,12. Saint Paul utilise les serments à plusieurs reprises (entre autre en Hb 6, 16), ce qu’il n’aurait pas fait si le Christ avait enseigné le contraire. Les passages de Mt 5, 33 et Jc 5, 12 sont là pour nous demander de ne pas jurer sans cesse, et sans nécessité ; c’est comme cela que saint Augustin et saint Thomas les ont interprétés. Il est vrai que la vertu de religion est la plus sainte et la plus parfaite des vertus morales, il est donc capital de ne pas jurer à tort. Que certains en abusent et parjurent n’est pas une raison pour les supprimer, de même qu’on ne supprime pas les sacrements parce que certains hommes blasphèment.
11Reste à déterminer quand le serment est licite : Dieu a répondu à cette question par la bouche de Jérémie « Iurabis in veritate et in iudicio et iustitia » (Jr 4,2)12. Si ces trois conditions sont réunies, le serment est un acte de vertu qui glorifie Dieu.
12Alors il faut reprocher au synode de proscrire les serments, mais plus encore d’affirmer que dans les premiers temps de l’Église, il en allait ainsi, ce qui revient à reprendre l’argument de l’obscurcissement des vérités dans l’Église au fil de l’histoire13. De plus, le synode utilise l’argument de la proposition 101 de Quesnel. Cela fait deux raisons de condamner sévèrement la proposition du mémoire. Le dubbio proposé aux cardinaux demande donc de juger si la demande du synode renouvelle la proposition 101 de Quesnel.
13Une seconde fois, il est question des serments, le 9 février 1792 ; le document de convocation14 porte sur différents sujets, mais débute en prolongeant la session précédente. Il s’agit de condamner les serments portant sur les contrats et les conventions civiles. On pense que le synode reprend l’article 43 de Wycliff proscrit par le concile de Constance : « Iuramenta illicita sunt, quae fiunt ad corroborandum humanos contractus et commercia civilia »15. De plus, le synode a l’audace de demander au souverain d’abroger les serments exigés dans les Cours, tant ecclésiastiques que civiles, par exemple dans les universités. Il faut considérer ces affirmations comme méritant les censures « ampliativam laicae potestatis, iurisdictionis et immunitatis ecclesiasticae laesivam, ac destructivam legum ecclesiasticarum ».
14Comment les cardinaux réagissent-ils ? Nous possédons d’abord un avis anonyme16 qui reprend les définitions de saint Thomas et de saint Augustin, ainsi que la phrase de Jérémie. L’auteur insiste sur l’utilité ecclésiale des serments. Ainsi, le serment des évêques est indispensable pour marquer l’unité dans la foi et la conjonction des membres de l’Église à son chef. Tout chrétien doit prêter obéissance au pape dans les choses spirituelles, pour la paix et le bien de l’Église, et donc combien plus les évêques. Ce n’est pas un caprice des papes, mais une nécessité. S’y opposer, c’est répandre un esprit de schisme et de rébellion. Il en va de même dans les choses publiques : le roi ne peut pas tout contrôler dans son royaume, s’il n’y a pas un engagement de chacun à suivre les lois et les coutumes. Mais attention : cette loi peut se trouver contraire à la véritable justice, entraîner à l’erreur, s’opposer à la loi de l’Église. L’auteur, en disant cela, pense t-il à la France ?
15La plupart des voti apportent une réponse affirmative à la question posée : le mémoire du synode renouvelle la proposition 101 de Quesnel, et même celle de Wycliff. Ainsi s’expriment de Zelada, Valenti, Borromeo, Albani, et les évêques consultés. Gerdil pense même que le synode est plus dangereux que Quesnel, car Quesnel, comme nous l’avons déjà dit, visait la question du formulaire, alors qu’il est désormais question de la profession de foi des évêques à l’ordination. Carrara et Campanelli jugent par-dessus tout nécessaire de lutter contre l’opinion d’un éloignement de l’Église par rapport à la vérité première, apostolique. (On s’était prévalu de cette idée au Comité ecclésiastique et à l’Assemblée Nationale lors des débats sur la Constitution civile du clergé, la Constitution étant légitimée par ce désir de rendre à l’Église la pureté de ses origines).
16Colonna évoque les serments demandés par la puissance civile : elle peut faire des lois en ce sens, du moment que ce qu’elle demande soit droit et juste en soi, ayant comme objet le bien public, autant que possible avec le concours des théologiens. Peu importe que l’on prévoie des parjures. On ne supprime pas les vœux religieux parce que certains ne les respecteront pas.
17Ainsi, si aucune référence explicite à la France n’est présente dans les textes, on ne peut affirmer qu’aucune allusion à la situation n’y figure. La légitimité du serment est affirmée, on insiste sur les évêques et la rectitude de leur foi, on parle de ce que l’on appellera ensuite la conservation du dépôt de la foi, on expose que l’État doit assurer la justice de ses lois. Nous sommes en janvier 1792, la France est déjà divisée par le serment constitutionnel et la mise en œuvre de la réforme de l’Église.
18Dans la première liste des propositions à condamner, dressée en novembre 1792 par Di Pietro, il est dit au n° 76 que le synode reprend les idées de Quesnel et Wycliff17. Mais dans la liste des propositions de Gerdil18, la référence disparaît : les propositions sont censurées sans référence au passé. Dans le texte final, il en va de même19 pour le n° 75, ainsi libellé :
« La doctrine qui dit que, dans les beaux jours de l’Église naissante, les serments avaient paru tellement éloignés des enseignements de Notre Divin Maître et de la précieuse simplicité Evangélique, que, jurer sans une extrême et inévitable nécessité, aurait été regardé comme un acte irréligieux indigne d’un chrétien ; qu’en outre la succession continuelle des Pères démontre que les serments étaient regardés d’un commun consentement comme défendus. D’après quoi, le Synode va jusqu’à improuver les serments que la Cour Ecclésiastique a adoptés, suivant, y dit-on, la marche de la jurisprudence féodale dans les Investitures et même dans les Ordinations Sacrées des Évêques ; qui statue, en conséquence, qu’il faut implorer l’autorité Séculière afin qu’elle porte une loi qui abolisse les serments qui, même dans les Cours Ecclésiastiques, sont exigés pour recevoir les fonctions et offices, et généralement pour tout acte qui ressort de cette Cour, est fausse, injurieuse à l’Église, blessant le droit Ecclésiastique, subversive d’une discipline introduite par les Canons et approuvée ».
19Par ailleurs, la première proposition condamnée par Auctorem Fidei porte sur la notion d’obscurcissement de la foi dans les derniers siècles de l’Église : elle est déclarée hérétique20.
20Ainsi, l’affaire se conclut sans référence à Quesnel ni à l’Unigenitus, ni à Wycliff. On parle bien des Cours et des serments des évêques, mais en n’allant pas au-delà de considérations historiques sur les origines et les Pères. L’Église entendait simplement garder sa liberté.
21Dans sa réponse à Pie VII, Scipion De’ Ricci affirmera en 1805 que le but du synode n’avait pas été de renverser la discipline, mais de faire respecter la sainteté des serments en limitant les abus actuels21.
LES CARDINAUX DU 24 SEPTEMBRE 1790 ET LE SERMENT CONSTITUTIONNEL
22En septembre 1790, les cardinaux ne peuvent réagir sur la prestation du serment constitutionnel : la loi est votée la première fois à l’Assemblée le 27 novembre. Mais la Constitution civile du clergé prévoit, pour l’élu à un siège épiscopal, la prestation du serment « de veiller avec soin sur les fidèles du diocèse qui lui est confié, d’être fidèle à la nation, à la loi, et au Roi, et de maintenir de tout son pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée Nationale et acceptée par le Roi »22. Dans l’Exposition des principes, Boisgelin et les évêques font remarquer que l’interdiction des vœux religieux a pour effet de mettre sous les yeux des Français qui prêtent le serment civique un grand nombre de parjures23, et ajoutent : « nous avons refusé le serment sur tout ce qui concerne les objets spirituels, dépendant de l’autorité de l’Église »24.
23Pour la congrégation du 24 septembre, deux cardinaux s’expliquent sur le refus du serment : Antonelli déclare que ce serment lui semble intolérable25, car trop de lois de l’Assemblée sont injustes, et prêter serment aux principes de la déclaration des droits de l’homme serait sacrilège. Un évêque, qui ne peut que les désapprouver en conscience, ne peut invoquer sur eux le nom de Dieu. Livizzani opine dans le même sens : « On ne peut intrinsèquement reconnaître pour évêque un jureur »26 L’Assemblée n’étant pas dotée de l’infaillibilité, on ne peut ainsi lui signer un chèque en blanc. Un dubbio fait aussi remarquer que les lois de l’Assemblée toucheraient peut-être un jour aux dogmes.
24Dans Quod aliquantum, Pie VI s’en prend à Talleyrand qui a prêté le serment :
« Les premières qualités d’un serment sont d’être vrai et juste ; mais d’après les principes que nous avons établis, où est la vérité, où est la justice dans un serment qui ne renferme rien que de faux et d’illégitime ? »27
25Pour les thèmes de la liberté et de l’égalité qui vont nous intéresser, il faut prendre le temps de lire ce que le pape écrit : les décrets de l’Assemblée anéantissent la religion et renversent l’obéissance due aux rois au nom
« de cette liberté absolue, qui non seulement assure le droit de n’être point inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde encore cette licence de penser, d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion, tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée ; droit monstrueux, qui paraît cependant à l’Assemblée résulter de l’égalité et de la liberté naturelles à tous les hommes »28.
26Aux yeux de Pie VI, la liberté et l’égalité ainsi comprises étouffent la raison. Or la raison est soumise à Dieu, et Dieu a organisé le monde pour que l’homme vive en société et obéisse à ses maîtres. Il faudra ajouter bientôt : pas n’importe lesquels... Ces arguments sont à retenir comme toile de fond pour les discussions de l’été 1793 sur le serment de Liberté-Égalité.
27En attendant, les cardinaux eurent connaissance, grâce aux bons soins de l’abbé de Salamon, d’une autre affaire liée au serment qui secoua le Paris ecclésiastique : le mercredi 16 novembre, à l’Assemblée, le député François de Neuchâteau propose un décret rendant « suspect de conspiration contre les loix » les ecclésiastiques non-jureurs. L’abbé Royou, qui dirige le journal l’Ami du Roi, commente : « Les Néron, les Dioclétien, les Julien, ont-ils jamais imaginé des loix aussi insidueuses à la fois et aussi atroces ? »29. Dès le lendemain, il prend position sur la réitération de la prestation de serment imposée par l’Assemblée. Il fait remarquer que la question ne porte pas sur l’intérêt financier, car la banqueroute va de toutes façons ruiner tout le monde : c’est une pure question de conscience. Or l’Assemblée actuelle est tyrannique et usurpatrice du pouvoir. Les prêtres ont donc le choix entre la fuite, la résistance ou la soumission au joug du tyran. En vertu de la loi naturelle, il est acceptable de se soumettre au tyran, pour préserver la religion ; et l’abbé de conclure :
« Il est donc incontestable qu’en vertu du serment civique, on ne jure à la constitution qu’une obéissance purement passive, telle qu’on peut la promettre en conscience aux loix, même injustes, d’un usurpateur et d’un tyran... A quoi donc nous engage le serment purement civique ? A nous soumettre avec résignation aux injustices que nous ne pouvons empêcher ».
28Et de considérer que l’Église ne peut imposer le martyre et la résistance à tous ses enfants. On a déjà signalé que Royou rétracta son opinion. Relevons que, dès l’hiver 1791-1792, Rome a connaissance des divisions à l’intérieur de l’Église réfractaire au sujet des serments : ce sont les premiers signes d’un malaise qui ne fera que grandir.
FACE AU SERMENT DE LIBERTÉ-ÉGALITÉ
Le dossier de l’été 1793
29Les documents en cause ont déjà été présentés, prouvant une réflexion de la Curie à cette période sur le second serment. Dans la Responsa data, le texte officiel dit simplement que, dans le doute, il fallait s’abstenir de jurer. Mais les documents précédents étaient beaucoup plus fermes30 : la lettre du prodataire à de Bernis du 30 mai 1792 parle d’un nouveau serment captieux, digne de ses auteurs, d’autant plus dangereux qu’on essaye d’en dissimuler la malice. Rien ne pourra sortir de l’Assemblée qui ne soit du venin. Il vaut donc mieux que les évêques quittent Paris, plutôt que de céder, et, dans tous les cas, ils ne doivent agir qu’avec l’accord du Saint-Siège.
30Le 5 septembre 1792, la lettre de Zelada à de Salomon31 utilise le verset de Jérémie pour définir si le serment est licite : les souvenirs des voti sur Pistoie n’étaient pas loin. Mais on se dirige vers plus de précision sur les critères de jugement : il faut connaître la formule entière, savoir si la Constitution civile du clergé est abolie, pour être certain que la religion ne fait pas partie de la matière du serment ; savoir ensuite si, derrière le mot liberté, on place une liberté de religion et de conscience, qui serait inacceptable. Faire éviter aux fidèles une nouvelle persécution ne serait pas un motif suffisant pour prêter ce serment car « on n’a jamais le droit de professer l’erreur en vue d’atteindre un résultat d’ordre temporel ». A cette date, Zelada ignore que les évêques et les ecclésiastiques viennent d’être massacrés aux Carmes.
31Dans le dossier des Archives du Conseil pour les Affaires Publiques de l’Église, on trouve ensuite une position sur ce serment, rapportant qu’un supérieur, avec 25 dominicains, a prêté le serment (ils n’avaient pas prêté le premier) avec une clause de restriction acceptée par leur section de Grenelle : « Nous exceptons formellement tout ce qui peut intéresser la religion, la loi de Jésus-Christ, nos devoirs de prêtres et de religieux, et nous n’entendons promettre, sinon ce qui est restreint à l’ordre politique et civil »32. Mais des prêtres réfugiés à Londres, suivant l’avis de Barruel, jugent le serment illicite. Des prêtres de Bourges font état de leur divisions et de celles des fidèles. Suivent trois dubbi, différents des autres, ce qui peut nous amener à penser qu’il s’agit peut-être d’un document préparant une autre séance de la congrégation pour les affaires de France. On demande si le serment est licite, si sont au moins licites les réserves et modifications, puis « s’il convient et s’il faut que Sa Sainteté en arrive rapidement à une décision sur une question si importante ? »33. Question lancinante qui le demeurera jusqu’au bout...
32Vient alors notre pièce essentielle, le document résumant aux cardinaux les prises de position argumentées en France. Un ensemble de 24 pages reliées, avec une écriture rapide et brouillonne, par endroit difficile à déchiffrer, précédé d’un sommaire reproduit en annexe.
33Neuf documents sont en faveur du serment, d’avril 1792 à janvier 1793. On y reconnaît M. Emery et l’évêque de Langres. Vingt-huit avis sont défavorables, datés de septembre 1792 à mai 1793. Enfin, neuf autres avis s’expriment sur la position que le pape devrait adopter publiquement (avril 1792 – mai 1793).
34Avant d’analyser les arguments produits par l’un et l’autre camp, nous pouvons reproduire une liste des tenants des deux positions données par le dossier34.
35Sont favorables au serment : l’archevêque de Paris, avec beaucoup de réserves ; les évêques de Nîmes, Saint-Malo, Troyes, Langres, Saint-Dié (avec incertitude) et d’Aix ; « Le doyen » des évêques de France ; quelques évêques rassemblés un moment à Paris, dont celui d’Alès, qui s’est ensuite rétracté ; les docteurs de la Sorbonne (« mais beaucoup se sont dispersés après avoir refusé le premier serment ») ; les messieurs de Saint-Lazare, les prêtres de Saint-Nicolas, les Oratoriens ; les supérieurs des séminaires du Saint-Esprit et de Saint-Marcel ; le général de Saint-Sulpice ; certains prêtres massacrés aux Carmes ou à Saint-Firmin, « mais c’est incertain » ; et enfin « beaucoup d’autres prêtres ».
36Ces positions sont effectivement connues : les évêques émigrés à Constance, à savoir ceux de Paris, Langres, Troyes, Saint-Malo, Nîmes et Comminges, publièrent un mémoire35.
37Sont contre le serment : l’Archevêque d’Arles, mort martyr aux Carmes, et ses deux autres compagnons évêques ; le cardinal de La Rochefoucauld ; les 12 évêques de Suisse (de Fribourg)36 ; les 50 évêques réfugiés en Grande-Bretagne et en Hollande (4 à Maastricht, 12 à Bruxelles, plus ceux de Trèves, d’Espagne37) ; le cardinal Gerdil ; Mgr Maury ; les nombreux prêtres qui écrivent, et jurent de suivre l’avis du Saint Père.
38Selon quels arguments le serment est-il considéré comme licite ? Un premier objet est de définir le sens de « Liberté » et « Égalité »38. Par liberté, on entend non pas la licence, ou un pouvoir arbitraire, mais la soumission dans l’état présent à la loi. Au moment des premiers débats sur ce serment, la monarchie n’était pas encore renversée ; donc on peut la considérer comme faisant partie du système social et politique lié à cette notion de liberté. Par égalité, on entend une égalité politique devant l’impôt et les droits de chacun : la naissance ou la richesse ne peuvent exclure quelqu’un. Vient s’ajouter un argument intéressant par rapport aux formulations de Pistoie : certains disent qu’il ne faut pas abuser des serments. Certes, mais ici, on ne peut en rien prouver que la foi est mise en danger. Ce sont là les positions de M. Emery.
39La pensée de l’évêque de Langres va plus loin : il faut obéir au souverain, tout le monde s’accorde à cela. Or lui promettre fidélité n’empêche pas que le croyant se trouvera libre si ce souverain édicte une loi contre la foi chrétienne. Les abus d’un pouvoir ne font pas partie en soi de la liberté et de l’égalité préalablement définies. Les premiers chrétiens jurèrent envers des empereurs païens. Un serment ne peut porter que sur ses propres paroles exprimées, pas sur les opinions particulières ni même les intentions de la puissance civile. Si celle-ci veut détruire la religion en France, cela la regarde. A ce titre, jurer avec l’intention de désobéir serait un parjure inacceptable ; mais jurer en souhaitant que la situation du pays change est normal. Il n’est pas douteux que la Révolution a été menée de façon « incompétente dans son principe, injustement dans ses effets, criminellement dans ses moyens »39. Puisque nous sommes sous un régime de violence, nous devons vivre avec lui comme l’ont fait les chrétiens tout au long de l’histoire : saint Martin se rendit auprès de Maxence, les évêques vécurent avec les Barbares.
40D’autres courriers reçus parlent aussi de cette situation particulière : le pouvoir étant renversé, on est en régime de pouvoir usurpé : il ne revient pas aux clercs de fomenter une guerre civile, mais d’essayer de vaincre le mal par le bien40. On se retranche parfois derrière une interprétation minimaliste du serment : on s’engage simplement à ne pas troubler l’ordre civil41. Ce sont là au fond les positions de l’abbé Royou dans le débat précédent.
41M. Emery explique que la noblesse et le clergé ont renoncé à leurs privilèges et qu’il faut désormais en assumer les conséquences. Toute loi est entendue comme juste en son but premier, et le pouvoir a déclaré que ce serment est une mesure de police nécessaire, et rien de plus. Le serment n’est pas plus pervers que la cocarde, que tout le monde porte aujourd’hui dans la rue. Note importante du Sulpicien : « On ne peut tirer argument de l’opinion des martyrs. Quelle qu’elle fut, ils moururent les 2-3-4 septembre où le préambule et les circonstances de ce serment ne pouvaient leur être bien connus »42 ; Emery rapporte aussi que l’évêque de Clermont a proposé en janvier 1791 de prêter le serment avec des restrictions43 (ce qui avait été alors refusé). Il est adroit de la part du Sulpicien de tirer argument d’un évêque clairement anti-révolutionnaire. Rome sait donc alors que les martyrs de septembre ne peuvent être utilisés dans un sens précis, vu la position du général des Sulpiciens.
42Que répondent les opposants ? Pour l’évêque d’Embrun44, la liberté et l’égalité n’étant pas circonstanciées, elles peuvent comprendre la destruction de la hiérarchie catholique, elles sont de toutes façons à l’origine de tous les désordres. Le premier serment ayant crédité le clergé qui l’a refusé majoritairement, le second a pour but d’y semer la division et de le discréditer. Pour l’évêque de Vence45, on ne peut jurer sur une Nation : c’est un terme trop large ; on ne peut non plus jurer en consacrant la perte du roi : c’est une désobéissance. Même au sens strictement civil, il s’agirait d’une rébellion. La loi est devenue un instrument de destruction, les premiers serments ne sont déjà plus respectés. L’abbé Lambert46 répond à ceux qui prônent la soumission au pouvoir que les apôtres ont recommandé la soumission, mais pas les serments, qui obligent en conscience. Maury47, de son côté, le 30 janvier 1793, calcule que les puissances font la guerre à la France ; il faut donc attendre un peu. Sa lettre à Monsieur Emery lui reproche, par son acceptation du serment, d’entériner la perte du roi et le changement de régime. Jurer, c’est fouler aux pieds la religion catholique qui professe le respect du roi. « Qu’est-ce-donc que ce fantôme de catholicisme que vous conservez ? »48. Le 13 mars 1793, Maury revient à la charge auprès du Sulpicien : la lettre du 30 janvier fut montrée à Pie VI qui l’approuva. Maury comprend les risques encourus par les prêtres en France, mais objecte, de façon peu courtoise, que ce n’est plus le moment de jouer, comme du temps des cas de conscience en Sorbonne : référence peu gracieuse aux querelles jansénistes...49. Il lui propose ensuite de venir le rejoindre à Rome !
43Le vicaire général de Fréjus50 construit son argumentation contre les tenants du serment : invoquer l’exemple des premiers chrétiens face aux empereurs n’est pas valable car le paganisme dominait, alors qu’aujourd’hui le christianisme est majoritaire. Autre exemple historique : les Pères du concile de Rimini acceptèrent une profession de foi vague : le résultat fut d’accroître le problème arien. Certes, la liberté et l’égalité sont conciliables avec le christianisme, mais pas telles que l’entend la France : la Convention nationale est-elle légalement convoquée ? Si elle l’est, peut-elle imposer un serment à ceux dont elle tire sa légitimité ? Ces principes sont-ils réellement approuvés par les Français ? Enfin, on sait que le serment est bien accompagné d’une persécution désormais ouverte de l’Église : comment soutenir que le civil ne touche pas au religieux ?
44Divers arguments sont tirés d’autres circonstances concrètes : on a déclaré à la Convention que les dogmes et l’autorité pontificale sont contraires à la liberté telle qu’on l’entend en France51. Ou encore, le peuple peut retourner la situation en faveur de la royauté52. La Nation ne défendant plus mes droits, je ne puis lui jurer fidélité53. En somme, on argumente sur les intentions politiques de la Convention. Les uns acceptent de s’en accomoder ou de « vivre avec », pour cause de situation de persécution ; les autres n’envisagent plus que le martyre. Cela explique l’importance symbolique et émotionnelle (encore que bien réelle) des martyrs de septembre. Les arguments de M. Emery, dans son dialogue avec Gensonné, étaient visiblement connus de tous. Mais là où sa définition de la liberté politique n’est pas forcément crédible, c’est qu’il y a lieu de se demander si ce sont les lois, ou un pouvoir arbitraire, qui mènent désormais la France.
45Les avis de la troisième catégorie vont tous dans le même sens. Une première lettre explique que les clercs peuvent prêter ce serment en déclarant qu’ils sont attachés au Saint-Siège et opposés aux schismatiques. Il faut tenir compte du fait que les Français qui parlent de liberté et d’égalité sont en général toujours de bons catholiques, et qu’il faut maintenir ce qui reste d’unité dans cette Église. Si le pape parle encore avec force, il y aura une nouvelle persécution. Autant demander de s’abstenir sans porter de jugement sur ceux qui ont juré à ce jour54. Dans le même sens, un autre avis expose le risque d’un second schisme : que le pape conseille de s’abstenir en offrant aux évêques d’opérer les réconciliations avec largesse55. Pour l’évêque de Langres56, beaucoup ont prêté serment de bonne foi, par faiblesse. L’intérêt supérieur est de laisser les prêtres agir au niveau local, dans des situations souvent très diverses les unes des autres, sur lesquelles le pape ne peut risquer une parole générale. Tel autre déclare que le serment a été présenté comme un remède à l’anarchie, et que l’argument a séduit les catholiques.
46Seule note demandant une déclaration papale précise : un anonyme de Fribourg écrit à Maury qu’il faut distinguer deux périodes57. Au départ, le serment pouvait se prêter sans connaître les projets de la Convention. Aujourd’hui, on affirme officiellement que le second serment contient le premier : il ne faut plus dès lors le prêter. Que le pape écrive donc un bref distinguant clairement les deux situations.
47Les documents comptent enfin le projet de bref préparé par Maury et donné aux cardinaux58 : il nous donne une idée de ce que le Saint-Siège n’a justement pas fait. Maury suggère de louer la famille royale, de conspuer les philosophes, les protestants, les jansénistes et autres novateurs qui sont à l’origine de tous les maux présents, de se plaindre d’Avignon, et d’exiger le retour immédiat à la situation précédente, dans son intégralité, y compris en rendant les biens du clergé injustement aliénés. On écrira un bref aux évêques, et un autre au régent. Or le pape ne fera rien de plus que de publier à nouveau en avril 1794 la Responsa data...
Les avis des cardinaux
48Une minute pour un avis sur le serment59 semble être inachevée, sans conclusion, se terminant par de longues citations des avis du dossier. Elle commence par donner les arguments en faveur du serment (liberté seulement civile, c’est-à-dire droit pour chacun de faire tout ce qui n’est pas contraire à la loi, et égalité comprise comme annulation des privilèges), puis objecte qu’un clerc ne peut combattre pour une loi ; il fait don de sa vie d’une autre façon. Comment respecter un serment sur des lois qui évoluent si vite, dans un sens contraire à l’Église ? Jurer, c’est se prêter au jeu de ceux qui ruinent le royaume, c’est limiter la liberté des prêtres dans l’exercice de leur ministère. Quel est le véritable but de ceux qui exigent le serment ?
49Puis un voto est marqué « du cardinal Antonelli ». Il semble également incomplet, avec deux écritures différentes. Il s’attache à définir ce qu’est la liberté, puis tire d’un livre sur les francs-maçons un exemple de conception erronée de la liberté et de l’égalité. La liberté est :
« cet empire naturel qu’a l’homme sur ses actions, qui le détermine à faire une chose, ou à ne pas la faire, à la faire plutôt d’une façon, que d’une autre, ou à en faire une toute à fait opposée. Et comme l’homme naît sujet à la loi éternelle de Dieu, à la loi naturelle, et aux lois positives de la société à laquelle il appartient de naissance, pour cela il est obligé de réguler de telle façon ses actions, qu’il ne fasse rien contre Dieu, contre la droite raison naturelle, contre la société, et n’omette rien de ce qui est prescrit de Dieu, de la raison et de la société... La vraie liberté, étant une faculté que l’homme a reçue de Dieu, sera en lui d’autant plus parfaite, qu’il la fera contribuer au droit ordre de toute chose »60.
et Antonelli d’ajouter que la vraie gloire de l’homme n’est pas d’être libre, mais de rendre sa liberté sujette de la volonté de son créateur (Le cardinal développe ici avec plus de finesse les affirmations de Pie VI dans Quod aliquantum). L’Église catholique est dépositaire de la Révélation, préservant l’homme d’errer parmi les erreurs et les ténèbres des philosophes ou des sectateurs. De plus, la raison naturelle impose un frein à la liberté humaine. Partant d’un ouvrage sur les Francs-Maçons, le cardinal démontre ensuite que les notions invoquées viennent en fait du travail des loges. Il nous faudrait déterminer si les réseaux de Barruel, depuis Londres, avaient une certaine influence sur le milieu français de Rome, jusque dans la Curie. « L’histoire du clergé pendant la Révolution française » est publiée en août 1793 à Londres, mais les idées de Barruel étaient déjà connues dans les milieux émigrés61.
50Suit un avis anonyme, en français. S’agirait-il de Maury, ou de Bernis ? L’opposition au serment est claire : « Ce serment est encore plus criminel et plus injuste que le premier »62. Tout serment doit être fait avec vérité, le jureur doit savoir ce qu’il jure, ce qui est premier est l’intention du receveur. Or, qui peut prêter serment après quatre ans de régime illégitime « à ces prétendus représentants de la nation française » ? Ces assemblées sont composées d’hommes issus des clubs, et non du pays, ils sont pour la plupart « athées, impies, sans mœurs, inhumains, tyrans ». Les Français en fait désapprouvent ces opérations, ou ne se soumettent que par crainte et sous la force. Certes, il faut obéir aux tyrans, mais de là à prêter serment ! La liberté signifie en France faire ce que l’on veut contre la religion, et Pie VI a dit ce qu’il en pensait dans Quod aliquantum. Quand à l’égalité, elle est opposée à la raison et à la loi de Dieu, elle viole les droits de la famille royale de France. Le prêtre qui prête ce serment ne peut plus être un modèle pour les fidèles.
51Enfin, se présente un long voto de Mgr Di Pietro63. Il répond successivement aux quatre dubbi du dossier.
52Le serment est un acte de religion dont Dieu est témoin. A ce titre, le sens doit en être clair, et l’intention pure. Or le serment de Liberté-Egalité est illicite, dans sa nature et son intention, car ces deux termes sont définis dans des sens contraires à la morale évangélique. Di Pietro se réfère à la déclaration des droits de l’homme : les articles 4, 10 et 11 permettent de penser et de faire n’importe quoi en dehors de la religion. La Constitution civile du clergé, sur ces principes, a renversé le gouvernement établi par Jésus-Christ, par le système électif et la coupure des liens avec Rome. La Convention a déclaré le divorce légal, car « résultant de la liberté individuelle dont un lien indissoluble serait une perte ». On marie les prêtres, on brise les vœux religieux. Comment peut-on accepter de mourir pour une telle loi ? Le pape, dans son premier bref, s’était déjà exprimé sur cette liberté, et avait rappelé l’exemple des martyrs anglais. Les affirmations des commissaires, en France, selon lesquels le serment est purement civil, sont illusoires : le clergé est émigré, ou massacré, ou déporté. Aussi faut-il condamner le serment selon la formule même du bref Charitas : « pure et simpliciter ».
53Deuxième question : ceux qui jurent sont-ils soumis aux peines de Charitas ? Non, car s’il est certain qu’il n’y a pas de lien entre ce serment et la Constitution civile du clergé, on ne peut encourir les peines portées contre elle. Cela est bien l’avis de la congrégation « deputata sugli affari ecclesiastici di Francia »64. Donc, les ecclésiastiques qui ont prêté le deuxième serment sans avoir prêté le premier, ne sont pas suspens de l’exercice du ministère.
54Alors que faire pour ces nouveaux jureurs ? Simplement leur demander une rétractation et une réparation du scandale, s’ils veulent continuer à dispenser les sacrements.
55Mgr Di Pietro accorde que la question d’une publication, ou non, d’une condamnation est le plus gros problème, vu les circonstances. Parler, c’est accroître la persécution et ruiner un peu plus l’Église de France. Se taire, c’est sembler approuver, condamner les martyrs, et mécontenter les exilés. Remarquons combien le secrétaire prend en compte les dimensions « politiques ». Il avoue avoir beaucoup hésité, mais le devoir de dire la vérité doit l’emporter, pour le bien spirituel des consciences, qui reste une nécessité suprême. L’utilisation d’un bref contre les catholiques ne sera pas le fait du Saint-Père. Il faut écrire aux évêques, avec beaucoup de prudence, rappelant les condamnations du 13 avril 1791, expliquant ce qu’il faut faire au cas par cas.
56On trouve enfin un autre avis, de l’abbé Converti65. Il répond aux trois dubbi du deuxième dossier. Il fait écho aux Testimonianze et se réfère aussi à des condamnations du synode de Pistoie (non-publiques à l’époque...). Il estime que le pape doit parler pour le bien de l’Église de France.
57Et l’on en resta à la maxime : « dans le doute, il n’est pas permis de jurer ». Le 30 janvier 1796 encore, dans une lettre à l’évêque de Vintimille, le secrétaire d’État explique que, pour un prêtre ayant prêté le serment de Liberté-Egalité, il n’y a pas imposition d’une rétractation, mais demande de réparation du scandale66. Caprara lui-même, comme légat chargé de la mise en œuvre du concordat, n’aura d’autre ordre, sur ce serment, que de se baser sur la conscience des prêtres en question. Mais l’avis de Rome ne fut pas sans influence, puisque M. Emery avait déclaré rapidement, dès le 21 avril 1793 : « Puisque la plupart des évêques et notre Saint-Père répugnent au serment, si aujourd’hui il fallait le faire, je ne le ferais point... »67. La sagesse et l’obéissance du Sulpicien amenèrent d’ailleurs Rome à rester sur la réserve. Il est aussi évident que la politique de déchristianisation et la Terreur, sous la Convention montagnarde (2 juin 1793 – 28 juillet 1794) rendent inopérante et superflue toute initiative romaine.
58En quelques mois, les cardinaux ont donc défendu la légitimité des serments, l’indépendance de la puissance spirituelle de l’Église, et la nécessité de ne pas les prêter dans n’importe quelle condition. Oui, il ne faut pas invoquer le nom de Dieu en vain : l’argument des réformateurs devient nécessairement celui des romains. Rome adopte sur le deuxième serment une réserve de principe, sans charger les consciences, au moment même où l’on gomme de la condamnation de Pistoie la référence à Quesnel. Ce n’est plus le moment de regarder vers le passé de la France, mais de suivre son douloureux présent.
59Cette évolution de Pie VI vers la retenue correspond dans l’été 1793 au passage à la congrégation restreinte. Le 16 juin, le prodataire prépare la congrégation sur le second serment. Le 12 juillet, le secrétaire d’Etat distribue les pièces. Le 25 juillet, il annonce que le sujet sera traité par la congrégation restreinte68.
Notes de bas de page
1 B. Plongeron, Conscience religieuse en Révolution, Paris, 1969, p. 36-74 ; Les défis de la modernité, p. 352-357. Parmi les études sur le sens des serments dans la vie politique, il faut signaler en particulier P. Prodi, Il sacramento del potere. Il juramento politico nella storia costituzionale dell’Occidente, Bologne, 1992.
2 F. Bluche, Septembre 1792, logique d’un massacre, Paris, 1986 ; 1792, les massacres de septembre, catalogue de l’exposition de la mairie du VIe arrondissement, 11 septembre – 4 octobre 1992.
3 « 1° Il a envisagé et il envisage le serment ordonné dans le décret du 3 septembre 1792 comme renfermé purement dans l’ordre civil et politique.
2° Par la liberté, il a entendu et entend, non pas la licence ni l’anarchie, ni le droit de dire et de faire impunément tout ce qui nous plaît. Mais par la liberté politique dont il s’agit uniquement ici, il entend en général tout ce qui exclut la servitude d’un côté et le despotisme de l’autre, et plus particulièrement l’état où l’on est gouverné par des lois et non par des volontés purement arbitraires.
3° Par égalité, il n’entend ni l’égalité de fortune, ni l’égalité d’autorité et de pouvoir, ni en un mot toute égalité qui serait destructive de l’ordre social ; mais par égalité, il entend la répartition des charges et des impôts entre les citoyens, en raison des facultés et sans privilèges, la condamnation aux mêmes peines pour les mêmes délits, sans distinction de personnes, et le droit pour chaque citoyen de voter dans toutes les assemblées, de parvenir à tous les emplois sans qu’aucun puisse en être exclu à raison seulement et sous pretexte de l’obscurité de sa naissance ou de la médiocrité de sa fortune.
4° Par la loi dont il s’agit dans la formule, il entend toutes les lois qui ont pour objet la liberté et l’égalité ainsi entendues, la sûreté des personnes et des propriétés.
La clause, mourir s’il le faut pour l’exécution de la loi, n’emporte, pour les officiers chargés par état de la manutention des lois, que l’obligation de ne pas céder facilement aux obstacles et d’employer pour les surmonter le courage ordinaire, et pour les simples citoyens que l’obligation de la soumission et de l’obéissance, et c’est ainsi qu’il faut encore entendre la maintenir de tout son pouvoir. »
Reproduit par Leflon J., Mr. Emery, Tome I, p. 258-259.
4 Theiner, I, p. 173 : « Non esse locum pro nunc poenis canonicis, nondum edito per Sanctissimum Dominum Nostrum judicio super praefato juramento, sed monendos esse et laicos, et ecclesiasticos, qui idem juramentum praestiterunt, ut consulant conscientiae suae, cum in dubio jurare non liceat ».
5 L. Misermont, Le serment de Liberté-Egalité, p. 61-64.
6 N. S. Bergier, Dictionnaire de théologie, Paris, 1852, Tome III, p. 272-274.
7 L. Cognet, Le jansénisme, Paris, 1961, p. 76.
8 Atti e Decreti del concilio diocesano di Pistoia dell’anno 1786, ed. P. Stella, Florence, 1986, vol. I, p. 225-227.
9 « Che siano aboliti i giuramenti che si esiggono nelle curie sì ecclesiastiche che secolari, quelli che si prestano nell’essere ammessi a cariche, uffizi, università ed in qualunque altro atto curiale », in P. Stella, Il giansenismo in Italia, II/1 Roma, p. 409.
10 Ibid., p. 408-412.
11 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, II.II, q. 89, art. 2 : « Iuramentum est introductum ex fide qua homines credunt Deum habere infallibilem veritatem, et universalem omnium cognitionem et provisionem ».
12 « Si tu reviens, Israël, oracle de Yahvé, si tu reviens à moi, si tu ôtes de devant moi tes horreurs, si tu ne vagabondes plus, si tu jures par Yahvé vivant, en vérité, droiture et justice, alors les nations se béniront en lui, en lui elles se glorifieront. » Jr 4, 1-2, Traduction de la Bible de Jérusalem.
13 P. Stella, « L’oscuramento della verità nella Chiesa dal Sinodo di Pistoia alla Bolla Auctorem Fidei », Salesianum XLIII/4, 1981, p. 731-756.
14 P. Stella, Il giansenismo in Italia, II/1 Roma, p. 413-428.
15 Les conciles oecuméniques, 2*, Cerf, 1994, p. 852-853.
16 Les voti désormais analysés sont en ASV, Sinodo di Pistoia, 16.
17 P. Stella, op. cit., p. 531-532.
18 Ibid., p. 578.
19 Ibid., p. 640. Traduction en Ph. Boutry, « Autour d’un bicentenaire, la bulle Auctorem fidei (24 août 1794) et sa traduction française (1850) par le futur cardinal Clément Villecourt », in MEFRIM 106 (1994)-I, p. 252.
20 P. Stella, op. cit., p. 616-617 ; Ph. Boutry, op. cit., p. 224.
21 P. Stella, op. cit., p. 695.
22 Titre II, article 21.
23 Droits de l’Église et droits de l’homme, p. 75.
24 Ibid., p. 83.
25 AAEESS, Francia 10, f. 82.
26 « Non si puo intrinsecamente riconoscere per vescovo uno, che si sa abbia giurato » Francia 11, f. 84-85v.
27 Quod aliquantum, § 60.
28 Quod aliquantum, § 12.
29 L’Ami du Roi, numéro du vendredi 18 novembre 1791, p. 1 (BNF, LC2-398).
30 Voir toujours L. Misermont, Le serment de Liberté-Egalité, p. 74-79 ; ASV, Segr. Stato, Epoca Napol., Francia, XXI, et AAEESS, Francia 13, f. 1-10.
31 Ch. Ledre, L’abbé de Salamon, p. 162.
32 AAEESS, Francia 13, f.11.
33 « Se sia doveroso, e conveniente, che Sua Santità venga subito alla decisione di cosi rilevante questione ? » Ibid., f.12.
34 Ibid., f. 24.
35 Voir synthèse des positions en J. Charonnot, Mgr de La Luzerne et les serments pendant la Révolution, Paris, 1918, p. 136 sv. Le mémoire de Constance est reproduit en Œuvres de Mgr de La Luzerne, édition Migne, tome VI, p. 574-588.
36 Dès le 17 novembre 1792, les évêques de Fribourg demandent à connaître l’avis du pape : ASV, Archiv. Nunz. Lucerna, 386, f. 26v.
37 Les documents précisent : les évêques de Luçon, Clermont, Embrun, Le-Puy, Gap, Agen, Lisieux, Belley, Senez, Toulon, Nevers, Sisteron, Châlons-sur-Saône, Cavaillon, Ypres, Vence, Rieux, Lausanne, Annecy, Saint-Jean-de-Maurienne, Nice, Alet, Turin, Sion...
38 AAEESS, Francia 13, f. 19 (C 7).
39 Ibid., f. 20 (A 1).
40 Ibid., f. 22-23 (A 6 et A 7).
41 Ibid., f. 23 (A 9).
42 « Dalla opinione de’martiri non può cavarsi argomento. Qualunque ella fosse, essi morivono li 2-3-4 settembre onde poco poteva essere adessi noto il preambole, e le circostanze di quel giuramento ». Ibid., f. 21 (A 3).
43 « Je jure de veiller avec soin sur les fidèles dont la conduite m’a été confiée, ou me sera confiée par l’Église, d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir en tout ce qui est de l’ordre politique la constitution décrétée par l’Assemblée Nationale et acceptée par le roi, exceptant formellement les objets qui dépendent essentiellement de l’autorité spirituelle ».
44 AAEESS, Francia 13, f. 25 (B 1).
45 Ibid., f. 25-26 (B 4).
46 Ibid., f. 27 (B 5).
47 Ibid., f. 28 (B 8).
48 Ricard, op. cit., p. 125-128.
49 Ibid., p. 128-131.
50 AAEESS, Francia 13, f. 29-30 (B 14).
51 Ibid., f. 31 (B 16).
52 Ibid., f. 32 (B 18).
53 Ibid., f. 23 (B 23).
54 Ibid., f. 35 (C 1).
55 Ibid., f. 36 (C 2).
56 Ibid., f. 36 (C 3).
57 Ibid., f. 38 (C 9).
58 Ibid., f. 49.
59 Ibid., f. 47-70.
60 Ibid., f. 73. « Per libertà intendiamo quell’impero naturale che hà l’uomo sopra le sue azioni, e cui egli si determina a fare una cosa, o non farla, a farla piuttosto in un modo, che in un’altro, o a farne una totalmente opposta. An siccome l’uomo nasce soggetto alla legge eterna di Dio, alla legge naturale, e alle leggi positive di quella società in cui sertisce i natali, perciò e obbligato a regolare in tal guisa le sue azzioni, che nulla faccia contro Dio, contro la retta ragione naturale, contro la società, e nulla ometta di ciò, dalla ragione, e dalla società si prescrive... La vera libertà, essendo una facoltà che l’uomo ha ricevuta da Dio, tanto più in lui sarà perfetta, quanto più esso la farà contribuire al retto ordine di tutte le cose ».
61 M. Riquet, Augustin de Barruel, un jésuite face aux jacobins francs-maçons, 1741-1820, Paris, 1989.
62 AAEESS, Francia 13, f. 81.
63 Ibid., f. 88-115v°.
64 Ibid., f. 106.
65 AAEESS, Francia 14, f. 4-72.
66 L. Misermont, op. cit., p. 59.
67 J. Leflon, op. cit., p. 253
68 ASV, Segr. Stato, Epoca Napol. Francia, XXI, 3.
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