Introduction
p. 1-25
Texte intégral
1Dans les fresques, les mosaïques et les retables réalisés dans les régions centrales de la péninsule italienne entre le milieu du XIIIe siècle – le Duecento – et le milieu du XVe siècle – le Quattrocento –, la scène de la Nativité du Christ, c’est-à-dire l’image correspondant à la fête de Noël1, apparaît très fréquemment. Un recensement des occurrences de cette scène, qu’il s’agisse d’œuvres encore in situ aujourd’hui, conservées dans un musée, présentées dans un catalogue de vente lors de leur passage sur le marché de l’art ou encore documentées sur une base de données d’images en ligne, conduit à l’établissement d’une série de plus de deux cents Nativités (présente in extenso en Annexe 15). En observant des œuvres peintes il y a entre six cents et huit cents ans, on se trouve en mesure d’en détailler l’évolution pas à pas, et si ce n’est année après année, du moins lustre après lustre.
2Or, chacune de ces Nativités est unique, et l’objet de cette étude est d’embrasser cet ensemble d’images, dans un va-et-vient permanent entre la série – définir ce qui permet de qualifier chacune d’entre elles de Nativité et donc de les associer les unes aux autres – et les cas singuliers – déterminer aussi bien ce qu’il peut y avoir de commun à telle image et telle autre, ou tel groupe d’images, que ce qui distingue en propre une image de toutes les autres. Un motif visuel joue un rôle clé dans la conduite de cette enquête, à savoir le motif de l’adoration ou la représentation d’une ou plusieurs figures agenouillées dans la scène, adorant l’Enfant tout juste né, dont la Nativité célèbre et illustre la théophanie. Repérer les figures en adoration dans les Nativités italiennes entre 1250 et 1450, c’est se confronter à une prolifération d’individus en prière (Marie, Joseph, les bergers, un-e saint-e, un-e commanditaire, etc.) au sein même de l’image, dont il faut comprendre, d’un point de vue esthétique, la genèse figurative – pourquoi ce type de figure en prière est-il élu par les peintres et comment l’insèrent-ils dans l’économie d’ensemble de la Nativité, aux côtés de la crèche, de l’Enfant, de l’âne et du bœuf – et d’un point de vue anthropologique, tout ce qu’il documente visuellement sur les pratiques spirituelles d’une époque comme, par exemple, dans un panneau de Taddeo Gaddi de 1335-40 (pl. III, NH 1272).
3Dans les six chapitres qui séquencent cette étude, la série est considérée successivement par grandes coupes thématiques, depuis les retables hagiographiques du Duecento jusqu’aux pale et aux tondi du Quattrocento, en passant par les formats de la peinture auxquels le Trecento donne ses lettres de noblesse, qu’il s’agisse de la fresque monumentale ou bien des tabernacoletti ou petits triptyques portatifs destinés à la dévotion domestique. L’interprétation de la série articule des analyses des Nativités peintes qui la constituent à tout un ensemble d’autres images, sculptées ou enluminées par exemple, à des images provenant d’autres aires géographiques que l’Italie centrale, dès lors que la comparaison permet d’avancer dans la compréhension de la scène et de sa transformation dans le temps.
4Avant l’exploration même de cette série d’images, l’Introduction entend proposer au lecteur un ensemble de réflexions préparatoires qui permettent à la fois de situer l’étude dans le champ des études visuelles et historiques et de comprendre la polysémie du terme adoration, ici identifié comme le moteur iconographique de la Nativité. Premièrement, je présenterai la conception de l’iconographie (Baschet 2008a; Frugoni 1993) qui sous-tend cette étude, ainsi que la dialectique historia-imago ou narration-dévotion (Belting 2007) qui travaille une image-récit telle que la Nativité dès lors qu’elle est habitée par des figures en prière. Les trois étapes suivantes parcourent progressivement les différentes valeurs que peut prendre l’adoration. L’adoration de l’image d’abord, pose la question de la licéité et de la pratique du culte des images (Boespflug – Lossky 1987; Cannon 2010; Wirth 1999; Wirth 2011), entre Querelle des images byzantine et élaboration d’une théologie occidentale de l’image. L’adoration devant l’image, ensuite, retrace l’histoire du geste de prosternation puis de prière que constitue l’agenouillement (Schmitt 1990; Palazzo 2016), ses différentes variantes et les traces de sa pratique qui nous sont parvenues. L’adoration dans l’image enfin, introduit de façon globale le développement d’une prédilection pour ce motif de la (ou des) figure (s) agenouillée (s) dans la peinture italienne de la fin du Moyen Âge (Bacci 2000; Bacci 2003; Russo 1984; Russo 2000), dont la Nativité apparaît comme un cas, non pas isolé mais particulièrement représentatif et un fertile observatoire: en témoignent non seulement les images mais également les sources écrites (Anheim 2011). Pour finir, l’Introduction présente la méthode proprement dite et les outils à la disposition du chercheur en ce début de XXIe siècle pour la constitution d’une série iconographique (Baschet – Dittmar 2015; Hourihane 2017). Iconographie, historia et imago
5Dans Francesco e l’invenzione delle stimmate. Una storia per parole e per immagini fino a Bonaventura e Giotto, C. Frugoni mène une enquête exemplaire sur l’invention de l’épisode de la stigmatisation de saint François d’Assise ainsi que de sa mise en image2. Son livre et sa méthode, qui offrent des études de textes et d’images, contemporains les uns des autres, également approfondis et fouillés, présentés dans leurs natures différentes et néanmoins complémentaires pour la compréhension globale d’un phénomène religieux et culturel, sans opérer de hiérarchisation entre textes et images mais bien en les traitant à parts égales comme des sources pour l’historien-ne, constituent un modèle d’analyse. Pour reprendre la formule liminaire de C. Frugoni et lui rendre hommage, on pourrait formuler l’objectif ici poursuivi comme l’écriture de La Nativité et l’invention de l’Adoration de l’Enfant. Une histoire en mots et en images jusqu’à Giovanni Dominici et Beato Angelico, où le propos travaille à un va-et-vient constant entre sources écrites et figurées, au service d’une seule et même démonstration3. Les textes font ainsi partie intégrante de cette enquête iconographique: Évangiles, canoniques et apocryphes, récits hagiographiques, compilations et méditations, révélations mystiques, prêches, ricordanze, contrats de commande, écrits théoriques sur la peinture, en latin ou en vulgaire, tous sont convoqués afin de contribuer à la connaissance de la culture et de la société où prennent place les images.
6Par l’intermédiaire des ordres mendiants principalement, toute une population laïque et urbaine apprend, entre Duecento et Trecento, à prier devant et à l’aide des images4. Dans les décors monumentaux comme dans les retables, les images sont volontiers présentées sous forme de successions de scènes – Vies ou Cycles –, l’Ancien et le Nouveau Testament, la Vie de Jésus, la Vie de Marie, les Vies de Joachim et d’Anne, parfois mises en parallèles entre elles. De ces images narratives dont les fidèles font un usage dévotionnel, J. Wirth affirme avec perspicacité qu’elles «se situent à mi-chemin de l’imago et de l’historia5 ». Le propre de l’image dévotionnelle dans l’Italie de la fin du Moyen Âge est bien de combiner ces deux qualités; la Nativité en particulier raconte les circonstances de la naissance du Christ, dans une grotte, auprès d’un âne et d’un bœuf, et en cela elle est historia progressivement habitée, noyautée même comme on va le démontrer, par une dimension d’imago.
7Dans L’événement sans fin, A. Boureau décrit l’articulation de l’historique et du divin qui se manifeste dans l’instant de la Nativité: «L’originalité propre du christianisme réside dans l’Incarnation: Dieu s’est manifesté sur terre, au milieu des hommes, au milieu de leur histoire […] Le sacré donc, se raconte et doit se raconter car il se manifeste ou peut se manifester soudain, à proximité des hommes […] L’incarnation donne donc un fondement ontologique à la narration6 » . La génuflexion progressive de plusieurs personnages, à l’intérieur même de la Nativité peinte (pl. III, NH 1272), paraît refléter et enregistrer son utilisation comme imago par les croyants, produisant un «enchâssement du sacré dans le déroulement de l’histoire humaine7 » . Aussi les figures peintes se voient-elles attribuer une double mission: raconter une histoire, d’une part; indiquer, d’autre part, au spectateur l’attitude à adopter et l’objet sur lequel concentrer sa prière, en l’occurrence Jésus et Marie. Le cas de Jésus est simple: il est le destinataire de l’adoration de toutes les autres figures dans l’image. Le cas de Marie est plus complexe: elle-même destinataire de l’adoration venue du fidèle, elle donne l’exemple en adorant son Fils, se situant en position d’intermédiaire (advocata et mediatrix) entre le croyant et le Christ. Ainsi, une Nativité entièrement centrée sur la figure de Marie agenouillée devient-elle une Adoration de l’Enfant. Le basculement dans la qualification de la scène advient lorsque, sans jamais l’éclipser totalement, la part d’imago l’emporte sur la part d’historia, selon un principe proche, sans être identique, de celui qu’E. Panofsky décrit pour l’Andachtsbild ou image de dévotion8. Comment déterminer cela de la manière la moins arbitraire possible? La solution proposée ici est confiée à l’étude de la Nativité sur un temps long – deux siècles, de 1250 à 1450 –, permettant de repérer les changements significatifs dans l’iconographie de la scène et de jauger une image à l’aune de plusieurs dizaines d’autres, semblables mais non identiques. Le cadre de l’enquête est ainsi formé par la longue série d’images (Annexe 15), tandis que le motif de l’adoration n’est pas le seul mais bien le principal facteur de compréhension des changements. Après avoir fait un point sur l’historiographie existante consacrée à la Nativité, on s’emploie dans les prochaines pages à définir la nouveauté et les apports du présent livre en détaillant la méthode sérielle adoptée, les choix opérés en matière de reproduction des œuvres (pour partie imprimées au fil des pages, pour partie en ligne sur un site dédié), et surtout la richesse heuristique d’une approche de la scène centrée sur l’adoration, définie dans ses dimensions théologique, dévotionnelle et esthétique.
Historiographie, iconographie sérielle et reproduction des images
8L’ouvrage le plus récent et le plus détaillé sur l’image de la naissance du Christ est celui de H. P. Neuheuser, centré sur la production du Haut Moyen Âge et du Moyen Âge central allemand (enluminures et ivoires principalement, mais aussi tissus, vitraux et ouvrages d’orfèvrerie)9. Il constitue une référence en matière d’étude de la valeur liturgique et théologique de la naissance du Christ, et représente donc une excellente base pour l’enquête menée ici sur un autre territoire géographique. Icône de la Nativité de G. Drobot10 relève d’un projet comparable puisqu’il présente l’enjeu théologique de l’Incarnation et la question de l’adoration des images dans l’Empire byzantin, permettant de se familiariser avec l’iconographie byzantine de la Nativité qui précède les œuvres étudiées dans le présent livre. Dans son ouvrage11, H. Cornell analyse avant tout des images du Nord de l’Europe mais surtout il reprend le récit de la Vierge racontant à sainte Brigitte de Suède, en 1372, le déroulement de son accouchement divin et commente les traductions de ce récit en images, incluant quelques images italiennes du Trecento. Il esquisse là un premier corpus des Visions de la Nativité par sainte Brigitte qui a fait l’objet d’une attention constante des chercheurs, jusqu’aux travaux récents d’A. Creutzburg et F. Wolf12, un ensemble discuté et révisé dans ce livre au chapitre 313. La Nativité dans l’art médiéval de T. Pérez-Higuera porte en réalité sur le Cycle de l’Enfance dans son ensemble et un seul de ses cinq chapitres est consacré à la Nativité (le troisième)14.
9Le collectif Boyer – Dorival 2003 présente deux points forts: les différentes contributions sur la fête de Noël dans l’Antiquité ainsi que les analyses de la Nativité dans la pensée des grandes figures de la spiritualité tardo-médiévale, saint Bernard, saint François et saint Thomas15. Enfin, trois articles (Bergamo 2003; Ceccanti 2005; Papa 2007) apportent des études de cas iconographiques précises et pertinentes. Partant de cet état de la question, le présent ouvrage propose une étude d’ensemble qui fasse, pour la première fois de façon complète et approfondie, le point sur le sujet de la Nativité italienne à la fin du Moyen Âge, sur retable, fresque et mosaïque considérés ensemble.
10En 1999, D. Arasse faisait paraître L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective, ouvrage dans lequel il explore la capacité de la perspective à signifier, dans le langage figuratif, l’enjeu théologique de cet épisode rapporté dans l’Évangile de Luc (1: 26-38), à savoir l’Incarnation du Christ, Dieu-homme16. Le titre du présent livre, Les Nativités italiennes (1250-1450). Une histoire d’adoration, rend hommage à l’œuvre de D. Arasse ainsi qu’à sa démarche. Absent de l’iconographie de la Nativité jusqu’à la toute fin du Duecento, le geste de l’adoration y devient, en l’espace de quelques décennies, un motif largement pratiqué, il suffit de comparer entre elles les Nativités de Guido da Siena (fig. 14, NH 79), Ambrogio Lorenzetti (fig. 13 et fig. 19, NH 226), Bartolo di Fredi (fig. 28, NH 587 et NH 626, NH 648, NH 653) et Beato Angelico (NH 242, NH 274, NH 764, Pl. VII, NH 1465) pour s’en faire une idée. L’hypothèse qui préside à ce travail est donc que ce geste dévotionnel, employé par les peintres comme outil figuratif, acquiert à l’égard de la Nativité une efficacité heuristique comparable à celle de la perspective pour l’Annonciation. Étudier la scène sur un temps long, à travers des dizaines d’occurrences, c’est se donner les moyens d’expliquer ce phénomène. Cette «étude d’iconographie et de spiritualité», pour reprendre les termes de D. Russo, se donne donc pour objectif de «saisir […] la succession des types17 ». Avec L’iconographie médiévale, J. Baschet propose un fondement à la fois épistémologique et méthodologique18 à cette démarche pour laquelle il propose le nom d’ «iconographie sérielle19 » et dont on espère ici offrir une mise à l’épreuve. L’objectif est de constituer «le corpus, aussi exhaustif que possible, de toutes les représentations conservées (et accessibles) du thème et du motif étudié20.» L’étude sérielle se donne un but, l’ «exploration systématique des possibles21 » iconographiques, et plusieurs moyens à combiner pour l’atteindre: le traitement quantitatif de la série dans un premier temps; la présentation de la gamme des possibilités figuratives, dans son extension maximale et sa double dimension diachronique et synchronique, ensuite; une analyse particulièrement détaillée pour les images «extrêmes» de la série22. En somme, la substance de la démarche dans laquelle s’inscrit la présente enquête est la suivante:
Dans la stricte mesure où elle donne à voir la stupéfiante vitalité de la pensée figurative […] l’iconographie sérielle peut contribuer à une approche historique – mais problématiquement historique – des images médiévales23.
11Le dessein de ce livre est de rendre manifeste «la stupéfiante vitalité de la pensée figurative», à partir de l’analyse de la série la plus complète possible des Nativités. Cette série (Annexe 15) demeure ouverte parce que l’exhaustivité étant son horizon, il serait illusoire de la considérer comme close. Au contraire, il paraît plus utile de la présenter comme la série la plus complète possible établie à partir de sources diverses, elles-mêmes en transformation24. Ainsi, afin d’établir des critères de définition d’une Nativité italienne, le lecteur se verra, au fil de cet ouvrage, proposer la confrontation de deux ensembles d’œuvres. D’une part, l’ensemble des images décrites et commentées déborde délibérément les bornes chronologiques, géographiques et thématiques de la série, de même que d’autres scènes christologiques telles que l’Adoration des mages, le Baptême du Christ sont commentées, à titre comparatif. La convocation de ces «autres» iconographiques et leur comparaison interviennent parce qu’elles permettent de faire émerger une définition de la Nativité italienne. D’autre part donc, la série des Nativités, comprenant à ce jour plus de deux cents unités, inclut des images ne faisant pas l’objet d’une étude de cas ou d’un commentaire dans le corps du texte mais simplement d’un traitement quantitatif. Elles participent de l’effort de recensement des images, pour rendre compte du mieux possible de la présence massive de cette scène à l’époque et dans le territoire étudié, tandis que le cœur du livre est fondé sur la sélection, au sein de la série, la description et le commentaire de Nativités permettant de dessiner les principales évolutions de la scène de façon suffisamment représentative, mais sans les épuiser.
12De même, face à la difficulté de rassembler en un seul ouvrage les plus de 250 images mentionnées au cours du livre, une sélection de reproductions est insérée au fil des pages, indiquées soit par un sigle de type (pl. II) si la reproduction est en couleur dans le cahier hors-texte, soit par un sigle de type (fig. 23) si la reproduction est en noir et blanc, insérée dans le corps du texte. Pour prendre la pleine mesure de la série cela étant, le lecteur trouvera également à sa disposition 230 images en ligne à l’adresse http://nativita.hypotheses.org/. Tout au long des chapitres, les images visibles en ligne sont signalées par un sigle de type (NH chiffre) placé entre parenthèses après le nom du peintre: le lecteur peut y accéder très simplement en cliquant sur l’onglet «Série NH/NH Series» en haut de la page d’accueil de WWW.NATIVITA.HYPOTHESES.ORG, puis sur le sigle correspondant.
L’adoration comme «moteur iconographique» de la Nativité
13Une fois ce cadre établi en matière d’historiographie, de méthode et de reproduction des images, il est possible de présenter le cœur de la thèse qui préside à l’écriture de ce livre, à savoir le rôle de «moteur iconographique25 » de l’adoration dans la transformation de la Nativité, un rôle qui n’a pas pleinement été considéré à sa juste valeur jusqu’ici. Le latin adorare/adoratio, construit sur l’articulation du préfixe ad- (vers) et du verbe orare/du substantif oratio est présent dès les traductions latines de la Bible pour désigner le geste de révérence et de prière adressé par les mages à l’Enfant lors de sa naissance. Le lexicon Totius Latinitatis d’E. Forcellini indique bien ce sens tout en en précisant l’étymologie: «adoratio: actus orandi, itemque precatio manu ad os admota et flexo corpore facta26.» L’adoration prend sa racine dans le geste de porter les mains devant les lèvres alors que le corps est fléchi, un geste qui redouble et signifie les mots prononcés durant la prière27. Tout au long de l’Antiquité tardive puis du Moyen Âge, le lexique de l’adoration est également présent dans les différents évangiles apocryphes et jusqu’à la vaste compilation dominicaine qu’est la Légende dorée de Jacques de Voragine au XIIIe siècle, pour qualifier le comportement d’un ensemble toujours croissant de personnages (sages-femmes, anges, même l’âne et le bœuf) dans l’instant de la Nativité. En fin d’ouvrage, le lecteur trouvera en Annexe les textes faisant le récit de la Nativité du Christ, depuis les Évangiles canoniques jusqu’à la Légende dorée28, auxquels il sera fait régulièrement référence (Annexes 1 à 8) et, pour finir, un tableau rassemblant les occurrences du lexique de l’adoratio (Annexe 9). Ce lexique renseigne à plusieurs titres sur son rôle dans la célébration de la Nativité. Au fil des siècles, notamment d’un apocryphe à l’autre, elle se propage à de nouveaux acteurs, et elle recule dans le temps narratif, au sens où, loin d’être exécutée exclusivement par les mages (plusieurs jours après la naissance du Christ, au terme de leur long voyage), l’adoration est réalisée à un moment de plus en plus rapproché de la naissance elle-même, par les sages-femmes, les anges, voire par Marie qui accouche en adoration selon sainte Brigitte de Suède (chapitre 3).
14Le terme d’adoration désigne plusieurs réalités, qui peuvent être combinées, mais qu’il faut dans un premier temps distinguer les unes des autres. L’adoration peut être la qualité d’un type de prière, elle désigne alors l’intensité d’une révérence qui se justifie si elle est adressée à Dieu. Pour comprendre ce niveau de sens, il faut la mettre en réseau avec la catégorie de culte ainsi qu’avec les termes grecs de proskynesis, latreia et dulia. On abordera ici cette question par le prisme de la licéité de l’adoration de l’image, c’est-à-dire en interrogeant le rapport fort débattu au Moyen Âge, à l’Ouest et surtout à l’Est de la Méditerranée, entre le recours aux images et la transitivité vers Dieu de l’éventuelle adoration qu’elles recevraient mais dont il serait le principal destinataire.
15Au-delà de ces enjeux de théologie de l’image, l’adoration peut toutefois désigner, plus généralement et plus simplement l’acte de prier, de joindre le corps à la parole dans l’énonciation d’une prière. On abordera cette dimension de l’adoration en retraçant l’histoire de la constitution des gestes de prière appelés adoration: il s’agit bien de plusieurs gestes possibles (des jambes, des bras, du torse, de la tête et du regard) et non pas d’une posture fixe et rigide; en complément, on présentera des exemples de l’emploi du lexique d’adorare et de ses équivalents en langue vulgaire italienne dans des documents contemporains des Nativités étudiées, notamment de l’adoration devant les images peintes. Le chapitre VI De Nativitate Domini de la Légende dorée (Annexe 8), contemporain du début de la série iconographique prise en compte ici, comprend, de manière significative, trois mentions de l’adoration due à l’Enfant dans l’instant de la Nativité (adoration de l’imago de la Mère et de l’Enfant par les prêtres païens, adoration du Dieu incarné par l’empereur romain, geste de la prière d’adoration chez les animaux), dans lesquelles sont bien présentes, in nuce, les différentes dimensions et enjeux du terme qu’on veut ici déployer.
16Enfin, on accèdera ainsi à un troisième niveau de sens, spécifique à l’étude iconographique de la peinture: l’adoration désigne alors, au sein d’une composition peinte, un motif visuel représentant une ou plusieurs figures dont le corps, en adoration, signale qu’elles sont saisies dans un moment de recueillement et de prière, en tant que sujets en train de faire l’expérience – et de se montrer capables – de foi. Cette troisième lecture de l’adoration dans l’image, est bien celle que l’on retient pour le propos de cet ouvrage. Elle est plus réductrice que la deuxième, et plus encore que la première; néanmoins, tout en étant un instrument de l’enquête historique et visuelle, le motif de l’adoration implique les deux lectures précédentes, et c’est l’imbrication de ses dimensions esthétique, anthropologique et spirituelle que l’étude de la série de Nativités peintes se fixe pour but de déployer.
L’adoration de l’image
17Adoratio peut être employé en latin pour traduire le grec proskynesis (ou proskinèse) et l’éventail des gestes qu’il désigne va d’une prosternation complète au sol à un simple agenouillement. Pratiquée dès l’Antiquité, et particulièrement dans l’empire byzantin, la proskinèse, avant d’être un geste de dévotion religieuse, relève du cérémonial de cour, et constitue un geste de déférence réalisé pour faire allégeance ou demander une faveur29. Dans l’empire byzantin, il est rapidement lié au culte des icônes, où ce n’est plus l’empereur qui est adoré mais bien l’empereur qui adore l’icône du Christ30. Comme le rappelle H. Belting dans Image et culte, le culte des icônes devient une pratique si courante, à compter du Ve siècle, que proskynesis finit par désigner non plus seulement le geste mais directement l’ «icône du jour», c’est-à-dire l’icône représentant le saint ou la fête du jour dans le calendrier liturgique, le proskunetarion étant alors l’espace réservé à sa vénération dans l’église31. Jean Damascène (680 env. – 749) théorise ainsi la «transitivité de l’adoration» portée à l’icône32 : un premier niveau d’adoration, la dulia (dulie), va directement à l’icône, puis transite vers le modèle divin changeant alors de qualité et devenant un niveau supérieur d’adoration, la latreia (latrie), exclusivement réservée à Dieu. Avec cette distinction, les iconophiles – aussi appelés iconodules, justement du fait de leur pratique de dulie devant l’icône – légitiment les honneurs rendus aux icônes et concentrent sur eux l’accusation d’idolâtrie.
18Dans son article de synthèse, «Faut-il adorer les images? La théorie du culte des images jusqu’au concile de Trente» ainsi que dans sa trilogie sur l’image médiévale33, J. Wirth retrace l’histoire des réactions et contributions occidentales au débat doctrinal byzantin sur l’adoration de l’image chrétienne. Après un premier temps de relative réticence, à l’époque carolingienne, les images sont progressivement réhabilitées, à compter du XIe siècle34. Le culte de l’icône se répand en Occident, et tout particulièrement en Italie, à partir du XIe siècle pour se généraliser au XIIIe s35. La production théologique occidentale en matière de doctrine d’adoration de l’image accompagne, voire s’adapte à cette pratique. Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin en particulier se penche sur la question et postule l’adoration de latrie pour l’image, au même titre que pour le modèle36. Adoration désigne toute une gamme d’attitudes dévotionnelles du fidèle vis-à-vis de l’image, de Dieu dans l’image, et des saints dont la licéité ne va pas de soi37. S’interroger sur les modalités d’apparition de l’adoration dans la Nativité s’accompagne d’une interrogation sur les pratiques d’adoration de cette même image par le fidèle, sur l’histoire des gestes de prière pratiqués devant l’image. Or, il en est du geste comme de la doctrine d’adoration, le terme recouvre en réalité toute une variété de mouvements du corps, changeant selon les lieux et les époques, rassemblés sous ce terme parce qu’ils ont en commun d’exprimer l’instauration d’un rapport de déférence vis-à-vis de Dieu.
L’adoration devant l’image
19J. Cannon a montré comment Duccio compte parmi les derniers à peindre, dans la Madonna dei Francescani (1280-90 env., Sienne, Pinacothèque), un franciscain baisant le pied de la Vierge, le corps recroquevillé dans une des formes les plus complètes de prosternation comprenant le buste et le visage tout près du sol38. Son étude revient aussi bien sur l’histoire de la proskynesis que sur cette pratique du baiser du pied, l’illustrant de nombreux exemples où le pied de la Vierge est placé bien en vue par le peintre, offert à la dévotion et aux lèvres du fidèle, avant de s’interroger pour finir sur la disparition de ce motif en peinture, liée à la disparition de la pratique de la dévotion au pied de la Vierge ou du Christ. Les fidèles commencent à lui préférer la genuflexio recta (le dos droit), le regard dirigé vers le visage de la Vierge ou du Christ et non plus vers leurs pieds, exactement comme D. Russo l’a démontré pour la figure de saint François dans les croix peintes du XIIIe s39.
20Avec La raison des gestes dans l’Occident médiéval, J.-C. Schmitt opère une synthèse de l’évolution des gestes de prière depuis l’Antiquité jusqu’au bas Moyen Âge – dans la lignée de Trexler 1987 – de la position dite de l’orant, debout les bras écartés, à l’humiliatio des moines qui reprend la prosternation complète au sol des Grecs40. La position à genoux qui finit par s’imposer est, à l’origine, proscrite les jours de fête, car elle a une valeur pénitentielle inappropriée aux circonstances. Son succès est tel néanmoins qu’au bas Moyen Âge elle devient la position de prière quotidienne, sans exception, y compris les jours de fête. J.-C. Schmitt expose ensuite la réflexion théorique sur la prière qui interroge le lien entre le geste de la prière et son intention. Pour Augustin, les gestes ont une «efficacité psychologique» et, «en entraînant l’âme dans leur mouvement41 », favorisent le transitus du matériel au spirituel. C’est à compter de la deuxième moitié du IXe siècle qu’on trouve en Occident les premiers textes s’employant à justifier la genuflexio. Le geste de l’adoration à genoux remonterait à Daniel, au Christ au jardin des Oliviers, par exemple, et aux apôtres42. Outre l’origine biblique de Jésus à Gethsémani43 puis byzantine avec la proskinèse, le geste de l’adoration est emprunté au rituel laïc de l’hommage vassalique44, l’analogie partielle entre les deux gestes dénotant «l’idée analogue d’un rapport personnel, hiérarchisé, mais fait aussi d’ “affection” mutuelle. Constitutif de l’hommage vassalique, un tel rapport s’impose, à l’époque féodale, comme une nouvelle attitude dévotionnelle. À elles seules, les mains jointes deviennent ainsi le symbole de toute la prière chrétienne45.» Quant au reste du corps, la position antique de l’orant au corps déployé s’oppose au corps replié de la génuflexion tardo-médiévale: changement lié à la recherche d’une dévotion individuelle intériorisée, «tantôt plus intellectuelle, tantôt plus affective», caractéristique des XIIe et XIIIe siècles46.
21Thomas d’Aquin se penche également sur la complémentarité du geste et de l’intention dans la prière pour affirmer l’importance de la part physique de cette pratique: «l’adoration comporte aussi des signes extérieurs: la voix et les “signes corporels de l’humilité”, telles les génuflexions et les prosternations. Ces gestes ont deux fonctions: ils expriment la dévotion intérieure et ils “excitent le désir que nous avons (affectus) de nous soumettre à Dieu”47 ». Plusieurs traités, enfin, sont entièrement consacrés aux gestes de la prière. Dans le De oratione et de speciebus illius, attribué à Pierre le Chantre (1197), la genuflexio recta s’inscrit en quatrième position dans une liste de sept48, le dévot comparé à un artisan (artifex est orator) maniant les instruments naturels, c’est-à-dire les membres de son corps, de la même manière que les instruments de l’agriculteur ou du bûcheron49. Pierre le Chantre présente les prières comme des techniques du corps «ayant, à l’instar des outils, une utilitas pratique: non seulement ils représentent les états cachés de l’âme, mais, dans la tradition augustinienne, ils rendent plus intense l’affectus du fidèle en prière50.» L’essor du culte eucharistique et des gestes qui lui sont liés pousse l’Église à se préoccuper d’établir des prescriptions en matière de pratiques religieuses par les laïcs. L’évêque de Mende Guillaume Durand par exemple qui, «suivant les usages de l’époque, […] prescrit la génuflexion devant l’hostie consacrée qu’élève le prêtre […] Le geste d’adoration à genoux devient ainsi un signe d’unanimité, d’adhésion à la communauté de l’Église51.»
22Vers 1280, le De modo orandi corporaliter sancti Dominici d’un dominicain lombard offre également une typologie des gestes de prière effectués par le fondateur de l’ordre, analysée récemment par C. Aubin52 et visualisée dans les enluminures du ms Ross. 3 de la Bibliothèque Apostolique Vaticane. Le manuscrit comprend pour chacune des neuf prières53 décrites dans le De modo orandi une enluminure54, datées 1330 env., donnant à voir saint Dominique en train de la réaliser devant un autel décoré d’un crucifix et d’un diptyque55. La lecture de ces images par É. Palazzo est attentive à ce qui, dans chacune des enluminures, participe à l’activation d’un ou, le plus souvent, de plusieurs sens chez le dévot56. L’adoration se prête également à une enquête d’histoire multi-sensorielle: ainsi, si cette enquête reste centrée sur ses manifestations visuelles, l’interrogation d’une base telle que Cantus. A Database for Latin Ecclesiastical Chant permet de prendre la mesure, par exemple, du lexique d’adoratio dans les pratiques liturgiques et musicales contemporaines des tableaux étudiés ici, notamment dans les chants liés à la célébration de la naissance du Christ57.
23Au cours du XIIIe siècle, la prière debout ou ventre à terre est progressivement délaissée au profit de la forme intermédiaire que constitue l’agenouillement58. Dans les fresques et les retables italiens, une variété de gestes de prière est représentée (orants debout, personnages sur un seul genou, personnages croisant les bras sur la poitrine en signe de pénitence) tandis qu’en parallèle la genuflexio recta devient davantage fréquente dès le Duecento puis de plus en plus au Trecento59. Le plus souvent, les peintres représentent ces différents gestes au sein d’une même composition, choix qui permet une variatio dans l’attitude des personnages, et surtout d’évoquer les rapports dialogiques et hiérarchiques entre les acteurs de la scène, comme dans la Nativité du Pseudo-Jacopino (NH 426), par exemple. Le peintre y présente toute une gamme de positions de prière – Joseph et les animaux tournés vers Marie, le berger du second plan vers l’ange, Marie vers l’Enfant – se relayant les unes les autres, Marie faisant figure de principal intercesseur et convoyant la dévotion reçue des autres acteurs vers Jésus. Ensemble, les différents gestes représentés dans la composition aident le fidèle à s’identifier et à les imiter. En effet, il faut avoir à l’esprit cet autre en miroir en dehors de l’image, toujours potentiellement en adoration lui-même, qu’est le fidèle, spectateur de ces images contenant des personnages eux-mêmes en prière. L’image de dévotion, qu’elle soit dans l’espace ecclésial ou domestique, a une véritable fonction d’entraînement pour ces observateurs.
24L’un des témoignages les plus précieux sur l’usage dévotionnel des images domestiques est celui de Giovanni di Pagolo Morelli (1371-1444), marchand florentin, rapporté dans ses ricordi60. Morelli voit mourir son fils Alberto de maladie en 1406 alors que celui-ci n’a pas dix ans. Un an après le décès, en 1407, Morelli raconte comment il prie devant une Crucifixion61. Il témoigne ainsi d’un rituel de prière avec une image peinte pour support où gestes et paroles se succèdent dans un ordre bien précis. Dans l’intimité de sa demeure, avant de se coucher, vêtu d’une simple chemise, la tête nue, une courroie de cuir au cou en signe de pénitence, il s’agenouille devant un tableau (tavola) de la Crucifixion, composée des trois figures du Christ en croix, de sa Mère et de Jean. Morelli passe en revue ses péchés, s’imprègne de la Passion du Christ et se repent, en se mettant à pleurer d’abord, et à prier ensuite. Une fois achevée la prière, il se lève, prend la tavola dans ses mains et l’embrasse là où son fils l’avait embrassée pour demander en vain sa guérison. Il replace ensuite le tableau et s’agenouille ( «ginocchione» en italien) à nouveau devant lui, portant cette fois son regard de Marie à Jean. Il prie l’évangéliste puis reprend le tableau en main, le couvre à nouveau de baisers et, enfin, va se coucher, apaisé et réconforté. L’image peinte a donc sa place dans la chambre à coucher, et elle a un rôle décisif dans le processus dévotionnel.
25Morelli commence par la regarder et cette observation de la figure peinte permet d’entamer un travail d’introspection nécessaire à la pénitence. Un va-et-vient se met en place, et son regard revient vers Jésus crucifié. L’observation du Christ en croix a alors une efficacité: elle rappelle au fidèle le sens du sacrifice du Christ et le renvoie à sa part de péché, le fait sentir coupable et provoque le sentiment de repentance. À tout ce travail visuel de dévotion succède la prière parlée. Morelli apporte un témoignage précieux de la pratique et de l’habitude d’une prière par les yeux, au moins aussi importante que la prière par la parole, en tout cas indissociable d’elle, lorsqu’il affirme qu’ «après plusieurs psaumes et plusieurs laudes dits en son honneur avec une voie pieusement ordonnée, je me mis à lui adresser ma prière avec mes yeux, mon cœur et mon esprit62 » .
26Il utilise une image peinte parce qu’il sait que la regarder va l’émouvoir, et que l’émotion va l’amener à demander pardon pour ses péchés. Sa voix est «pieusement ordonnée» ( «ordine pietoso» dans le texte), son interaction avec l’image peinte l’est tout autant. Les étapes successives de son récit traduisent un ordre pieux ou dévot de la prière à l’aide de l’image. Morelli sait lire l’image, il sait en exploiter les différents éléments et leur consacrer le temps et les gestes qu’il faut, dans l’ordre qu’il faut. C’est ainsi qu’il respecte l’ordre hiérarchique et porte son regard et ses prières vers Dieu dans un premier temps, vers sa Mère ensuite et, enfin, vers Jean l’évangéliste.
27Il documente aussi le fait que le rapport à la tavola n’est pas que visuel, qu’il a une dimension tactile. À deux reprises en effet, Morelli décrit comment il quitte momentanément la genuflexio, pour se saisir du panneau et l’embrasser. Plusieurs termes indiquent dans son récit la maîtrise d’un code gestuel qu’il suit à la lettre et notamment le terme «ginocchione» (à genoux), remarquable trace, dans la langue vulgaire italienne, de l’existence d’un terme spécifiquement destiné à signifier la posture physique ici travaillée sous le nom de motif de l’adoration. Morelli emploie également le verbe «adorare» ( «incominciai ad adorare e dire», je me mis à adorer et à dire) pour se décrire en prière.
28Dans la séquence des neufs modes de prière de saint Dominique, réservée aux frères prêcheurs, l’adoration est bien présente, avec le quatrième mode, et l’auteur indique qu’il s’agit précisément du mode exprimant la confiance en dieu63. Au sein d’une gamme de gestes de prière aux différentes valeurs, l’agenouillement de l’adoration est donc le plus à même de dire le sens profond de la commande picturale dans l’Italie de la fin du Moyen Âge, c’est-à-dire un sentiment de confiance et d’attente où l’image peinte est introduite par le (s) personnage (s) en adoration dans l’image auprès d’un intermédiaire et intercesseur chargé d’en porter la demande auprès de Dieu et donc d’assurer le salut de l’âme du commanditaire et/ou du groupe qu’il représente. En cela, l’enquête d’É. Palazzo qui postule un «effet miroir» du dévot dans l’image sur le dévot devant elle, entre tout à fait en résonance avec les travaux de M. Bacci, notamment Investimenti per l’al-dilà. Arte e raccomandazione dell’anima nel Medioevo, où le terme «raccomandazione» charrie exactement ce double sens de confiance et d’attente placée dans la commande artistique64.
L’adoration dans l’image
29M. Bacci lit en effet les gestes du fidèle et des personnages peints comme spéculaires l’un de l’autre, comme un langage gestuel qui se passe de mots et où le fidèle transmet un message aux personnages peints, qui le recueillent et le transmettent à Dieu65. L’opération suit un ordre hiérarchique partant des saints et passant par Marie avant d’arriver à Dieu en personne. Au Duecento et Trecento s’élabore un langage muet dans les images pour le salut de l’âme, un véritable code gestuel à l’œuvre, qui traduit combien les retables et les fresques, en même temps qu’ils sont des objets de jouissance esthétique, constituent une monnaie d’échange avec l’au-delà. Le personnage en adoration dans la Nativité, qu’il s’agisse de Marie, d’un saint ou encore d’un berger, acquiert une efficacité que le fidèle venu se recueillir devant l’autel peut activer pour faire aboutir sa prière: l’orant dans l’image est à la fois un miroir et un relais, un modèle et un intercesseur, il peut avoir le même geste et une fonction complémentaire dans la transitivité de la prière. L’analyse qu’A. Boureau mène de la production narrative propre aux textes chrétiens offre ici encore des points de convergence avec la compréhension des images. Il affirme ainsi qu’ «une attitude de narration que l’on voit se développer au XIIe siècle […] a contribué à fonder une façon de dire narrativement la participation du fidèle au divin, une expression qui sera capitale dans la mystique moderne66 », un mécanisme comparable à celui des personnages adorants dans l’historia de la Nativité qui viennent habiter la narration avec leur geste de dévotion. Ils permettent d’interroger la notion de devotio moderna, dans sa chronologie et les traces qui en attestent l’avènement. Comme on le voit en détail au début du chapitre 2, saisir la Nativité italienne peinte sur le long terme en partant de la deuxième moitié du Duecento, c’est se donner les moyens de voir se séparer iconographiquement Nativité et Adoration des mages en deux scènes autonomes, et de constater comment le geste exécuté par les mages – qui donne son nom à la scène – persiste dans la Nativité, exécuté par d’autres, alors même que la scène s’affirme comme une scène théophanique autonome.
30Le geste de l’adoration dans l’image existe depuis bien des siècles au moment où on entreprend son analyse ici pour la série des Nativités; les papes en particulier, sont parmi les premiers à s’autoriser leur propre représentation dans les images dont ils sont les commanditaires67 : dans cette position, on trouve Pascal Ier dans la conque absidale de Santa Maria in Domnica (aussi appelée alla Navicella) à Rome, par exemple, au début du IXe siècle. Il s’agenouille et tient dans ses mains le pied droit de Marie, exactement dans la tradition dont J. Cannon étudie les dernières manifestations chez Duccio68. Mais H. Belting mentionne avec justesse des exemples antérieurs dans les restes de fresques de Santa Maria Antiqua, toujours à Rome, sur le forum69. Le phénomène le plus remarquable au tournant des XIIIe et XIVe siècle est la représentation d’autres individus dans cette position et il affecte l’art chrétien en général, bien au-delà de la seule scène étudiée ici. Dans The Gothic Idol, M. Camille rassemble ainsi pour les mêmes siècles – mais pour des territoires plus septentrionaux de l’Europe – de nombreuses occurrences d’images où le motif de l’adoration est central dans l’expression de l’idolâtrie70. Il documente ainsi à la fois la diffusion de ce motif et sa relative versatilité: la silhouette agenouillée manifeste qu’elle prie, le restant de la composition peinte doit ensuite permettre de déterminer si elle le fait dans un cadre hétérodoxe, comme dans le cas des idoles païennes exploré par M. Camille, ou orthodoxe, comme dans le cas de la Nativité. La Nativité mérite une attention à part entière du fait du nombre de sujets différents qui y sont mis en situation d’adoration, décennie après décennie, chaque sujet portant avec lui un ensemble de questionnements différents, qu’il s’agisse de Marie, de l’âne et du bœuf, ou d’un-e commanditaire agenouillé-e. Les chapitres du livre tentent d’éclairer successivement ces différents cas et de les relier. Dans son article «Expertise et construction de la valeur artistique (XIVe-XVe siècles)», É. Anheim commente par exemple un contrat de commande71, passé à Florence en 1385 pour un retable contenant, entre autres, une Nativité, comportant une mention écrite explicite du motif de l’adoration dans l’image ( «come venono ad adorare», «comment ils-elles viennent adorer»):
Al nome di dio adì 27 di gi [u] gnio 1385.
Sia manifesto a chi vedrà questa scrita ch [’] io Francescho di Michele dipintore del popolo di Sancto Leo di Firenze prometto di dipingniere a Lemmo Balducci del popolo di Sancto Michele Bisdomini diFfirenze un tabernachulo […] pel quale […] debo dipingniere le’ frascrite dipinture: in prima la Natività del nostro signiore Giesocristo chon que’ pastori e agneeli el bestiame e montagnie e agniolli ch’anunziarono e quele cose che si chontiene a la deta Natività e come venono ad adorare.72
31Le peintre, qui rédige lui-même le contrat, offre une description relativement détaillée de ce que doit contenir la Nativité (chon que’ pastori e agneeli el bestiame e montagnie e agniolli ch’anunziarono, les bergers, les agneaux et les bêtes et les montagnes et les anges qui annoncent [la Nativité]), en l’occurrence en insistant sur l’Annonce aux bergers fort courante dans la scène à cette époque. L’allusion à une forme d’accord tacite sur les éléments constitutifs habituels ( «e quele chose che si chontiene a la deta Natività») d’une Nativité, évoque à la fois une marge de manœuvre pour l’artiste et une culture visuelle commune, partagée entre commanditaire et peintre. La formulation impersonnelle «che si contiene» peut être traduite «et ces choses que contient ladite Nativité», pointant, par son caractère allusif, un sous-entendu de l’ordre de «ces éléments que contient habituellement une Nativité» ou encore «ces éléments dont le peintre sait qu’ils sont attendus dans une Nativité, il va donc sans dire qu’il faut les inclure». Les termes du contrat ne précisent ni qui adore ( «come venono ad adorare») – le pluriel pourrait renvoyer aux anges, comme aux bergers ou encore aux animaux, voire à tous simultanément – ni qui est adoré – l’Enfant –, tant ces données sont considérées comme évidentes. Elles forment la culture commune aux acteurs de la transaction, en même temps qu’apparaît, en creux, une forme de confiance dans l’interprétation que le peintre donnera de la tradition. Au cœur des formulations retenues dans ce contrat ressort bien la dialectique entre «sérialité» et «inventivité» que J. Baschet a formulée comme propre de l’image médiévale: «Répétons-le: la liberté de l’art invoquée ici ne consiste pas à sortir du cercle des énoncés acceptables par l’orthodoxie […] La liberté et l’inventivité des images doivent plutôt être conçues comme une ouverture des champs de possibilités au sein d’un espace social et idéologique dominé par l’institution ecclésiale73.» L’étude des sources écrites, comme les contrats de commande ou autres documents témoignant de l’activité des ateliers à la fin du Moyen Âge74, contribue à l’établissement de l’histoire des images médiévales, et surtout permet d’aborder la question de l’apport des documents écrits pour l’étude des images selon une perspective renouvelée: «au point de convergence entre la langue des notaires et celle des artisans, [l] es contrats sont le lieu d’élaboration d’un vocabulaire et d’une pratique de la description qui sont au cœur des transformations dans la perception de la peinture à la fin du Moyen Âge75 » . La connaissance des textes bibliques et de leurs récritures médiévales n’est ainsi pas indispensable, du moins certainement pas la source unique de la réalisation de Nativités fidèles aux évangiles dans la mesure où le commun des peintres dispose de sa propre culture biblique figurative dont la langue vulgaire du contrat peut se faire la caisse d’enregistrement.
32H. Belting a démontré, dans Image et culte, comment s’était développé le culte des icônes en Italie, à partir des icônes byzantines, rapportées d’Orient et copiées, puis comment était née au XIIIe siècle une demande croissante en images peintes, à l’origine de l’essor de la production massive de retables et de fresques dans les siècles suivants76. Les peintres italiens avaient donc avant tout une connaissance visuelle des scènes bibliques, qu’ils acquéraient dans les ateliers où ils se formaient, dans les églises où ils allaient s’inspirer des cycles déjà peints par leurs maîtres pour penser leurs propres cycles ou compositions77. Ils connaissaient par ailleurs certains versets bibliques qu’ils inséraient dans des phylactères ou dans des bandeaux de titre au-dessus ou au-dessous de la scène représentée, mais cette connaissance était au service de la production d’une œuvre figurative78. Dans le contrat de Francesco di Michele, l’ekphrasis sommaire de la Nativité définissant l’œuvre figurative à venir, offre une synthèse concrète de ce que pouvait être la culture biblique du peintre en général, visuelle comme écrite, de l’imbrication entre la pensée figurative et la pensée verbale présidant à la programmation et à la réalisation d’un retable ou d’une fresque. Dès lors, on perçoit la justesse du propos d’H. Damisch décrivant la démarche de M. Schapiro dans Les Mots et les Images:
Il ne s’agit plus seulement de décider du sens de telle ou telle image […] en procédant […] par application, à partir d’un texte dont on ferait correspondre un à un les termes avec telle ou telle part de l’image, mais de rechercher comment celle-ci fonctionne, au titre de dispositif signifiant, sinon de proposition picturale [pictorial statement]79.
33L’ensemble des textes présentés dans ce livre, en dialogue avec les images peintes, se révèle donc à la fois indispensable et insuffisant à la connaissance des Nativités: indispensable parce que les textes apportent un grand nombre d’informations aidant à comprendre les images peintes; insuffisant parce que les analyses au cas par cas apportent la preuve que les images fonctionnent selon un langage figuratif qui leur est propre et dont les textes ne permettent en aucune manière d’épuiser le contenu. L’étude des multiples manifestations du motif de l’adoration dans la Nativité sera, on espère le démontrer dans les six chapitres qui constituent ce livre, une porte d’accès privilégié à «un univers social et cognitif80 » où la dynamique incarnationnelle occupe une place centrale, et ne se comprend pleinement qu’en prenant en compte ensemble les dimensions matérielle, économique, symbolique81 mais aussi esthétique, spirituelle et théologique qui se condensent dans l’image peinte, dans leurs aspects de complémentarité mais aussi les plus contradictoires.
34Les coupes thématiques sélectionnées dans le but de composer l’histoire la plus complète possible de la Nativité italienne sont ainsi les suivantes, distribuées en six chapitres. Le chapitre 1 porte sur la mise en scène de la crèche par François d’Assise, le 24 décembre 1223 à Greccio, en Ombrie, en analysant d’abord la tradition textuelle qui retrace cet épisode, puis le corpus des images qui le commémorent. L’étude de la série, textuelle et figurative, du Noël à Greccio s’impose à double titre: parce qu’il illustre l’intensité du rapport entretenu par François avec la Nativité de l’Enfant; parce qu’il permet d’envisager l’impact que la dévotion franciscaine exerce sur les composantes figuratives de la Nativité. Le chapitre 2 débute par l’analyse de plusieurs images-hybrides de la Nativité et de l’Adoration des mages, datant du premier tiers du Trecento, et témoignant de l’entrée en scène du motif de l’adoration. L’enquête se penche ensuite sur le format le plus courant pour les images de dévotion privée du Trecento, celui des triptyques portatifs, qui constituent une véritable série dans la série du fait de leur cohérence formelle et iconographique. Le chapitre 3 examine un récit renouvelé de la Nativité, à savoir celui de sainte Brigitte de Suède, issu d’une révélation de la Vierge survenue dans la grotte de Bethléem, au cours du pèlerinage de la sainte en 1372. Dans le cadre de son procès de canonisation, puis à l’initiative des milieux dévots à la sainte, plusieurs retables illustrent cette révélation: la figure de la mystique, agenouillée sur un côté de la composition, signale que c’est sa vision qui est alors représentée, et constitue un exemple du nouveau rapport personnalisé à l’image peinte, une attestation précoce de devotio moderna. Dans l’ensemble des Nativités, il semble bien que ce soient les figures des bergers, désormais de plus en plus souvent agenouillés au premier plan, qui permettent de généraliser cette aspiration à la personnalisation de la dévotion par le truchement de l’image: ce que le chapitre 4 s’attache à démontrer. L’occupation du premier plan par les bergers ainsi que le soin apporté à représenter la dévotion mariale favorisent la raréfaction des sages-femmes, et partant du Bain de l’Enfant dans la Nativité où leur présence était porteuse, depuis l’origine, d’un sens théologique dont l’histoire est retracée dans le chapitre 5. La tendance générale est à l’exclusion progressive de ces figures de la Nativité de Jésus et à leur report dans les Nativités de Marie. De son côté, la Nativité de Jésus évolue dans une direction qui s’éloigne de ces usages anthropologiques de l’image de la naissance: d’autant plus que, au début du Quattrocento, s’élabore l’invention d’une scène, l’Adoration de l’Enfant, dont la valeur symbolique, qui entraîne la redistribution des membres de la sainte Famille dans la composition, aboutit à l’exhibition du corps nu de l’Enfant, comme l’explique le chapitre 6. La Mère et le Fils y sont pris dans un rapport dialectique où la première doit à la fois offrir au regard dévot et au sacrifice expiatoire le second, en même temps qu’elle le protège. Ce rapport s’exprime figurativement par l’usage des textiles avec lesquels Marie voile et dévoile Jésus, son manteau au premier chef. L’Adoration de l’Enfant par sa Mère semble répondre de mieux en mieux aux demandes d’images dévotionnelles aux alentours de 1450, et les traits de la Nativité – Joseph, les animaux, la crèche – tendent à y occuper progressivement une place moindre, relégués à l’arrière-plan, voire éliminés. Le couple Mère-Fils devient un objet de représentation et de dévotion autonome: l’Adoration de l’Enfant, à partir des années 1450, provient de la Nativité, mais n’en est plus une.
Notes de bas de page
1 Sur l’établissement et l’histoire de la fête de Noël, en particulier l’articulation des enjeux liturgiques, théologiques et calendaires durant les premiers siècles du christianisme, le récent et très complet Cabantous – Walter 2016.
2 Frugoni 1993.
3 Dans La Fuite en Égypte. Histoires d’Orient et d’Occident. Essai d’histoire comparée, sur un sujet très proche de la Nativité puisqu’appartenant également à l’Enfance du Christ, l’étude approfondie des textes sert la connaissance des images et réciproquement, et chaque objet, écrit ou visuel, est considéré dans sa spécificité, comme une source à part entière, Valensi 2002.
4 «La piété de la fin du Moyen Âge réalisa […] une extraordinaire «vulgarisation» de certaines formes de spiritualité mystique, restées jusque-là essentiellement confinées dans des milieux conventuels et ecclésiastiques. […] L’usage de ces méditations affectives pénétra dans des couches très larges de la population, généralisant la pratique d’une piété qui s’appuyait sur une contemplation des images pour entrer en contact avec le sacré», D’Hainaut Zveny 2009, p. 398-399.
5 Wirth 1999, p. 29. L’usage médiéval de ces deux termes réserve au premier le signalement d’un portrait, d’une figure présentée à la dévotion du fidèle – une icône -, et au second le signalement d’une scène narrative: «Dans l’ensemble, le mot imago désigne l’image d’un seul objet et le plus souvent un portrait, qu’il soit peint ou sculpté. Ce que nous appelons une image narrative se dit historia. […] Il existe des cas où imago semble se référer à des scènes narratives. […] En fait, une historia, c’est-à-dire une scène narrative, se compose d’un certain nombre d’imagines, de sorte que le pluriel imagines peut désigner une ou plusieurs historiae. De plus, l’art du Moyen Âge présente fréquemment des œuvres qui se situent à mi-chemin de l’imago et de l’historia.», Ibid., p. 28. Sur le développement de la dimension narrative, également Kessler 1994.
6 Boureau 1993, p. 20.
7 Ibid.
8 Sur la genèse du concept d’Andachtsbild, Dehio 1921 d’abord, suivi de Panofsky 1927, traduit en français dans Panofsky 1997, p. 13-28 et précédé d’une présentation de D. Arasse, p. 5-11. Sur sa discussion et la redéfinition du périmètre de l’Andachtsbild, Ringbom 1984, Schade 1996, Belting 1998 et Belting 2007 jusqu’à Sander 2006 et Pericolo 2009; pour sa discussion vis-à-vis de la présente réflexion sur la tension dialectique entre imago et historia dans la Nativité peinte en particulier, Ch. 2.
9 Neuheuser 2001.
10 Drobot 1975.
11 Cornell 1924.
12 Creutzburg 2011; Wolf 2012; Wolf 2017.
13 Le second et dernier chapitre de Cornell 1924 porte non pas sur la Nativité mais sur d’autres images et traditions, cette fois exclusivement septentrionales, représentant des miracles de la période de Noël.
14 Les autres chapitres de Pérez – Higuera 1996 concernent, dans l’ordre, l’Annonciation, la Visitation, l’Adoration des mages, le dernier chapitre allant du Massacre des Innocents à la Présentation au Temple en passant par la Fuite en Égypte. Très général, proposant des considérations sur «l’Occident» opposé au monde byzantin, l’ouvrage traite d’œuvres espagnoles, italiennes, flamandes et françaises, de retables, d’enluminures ainsi que de bas-reliefs. Noël sous le regard des peintres (1996), d’É. Gondinet-Wallstein mêle à une majorité de Nativités une minorité d’Adorations des Mages exécutées du IIIe au XXe siècles, dans l’Europe entière et le monde orthodoxe. Le mie Natività (2000) de F. Zeri est un très rapide catalogue de quelques Nativités et Adorations des mages, réunies d’après le seul critère du goût de l’auteur et assorties d’un paragraphe de commentaire, Gondinet-Wallstein 1996, Zeri 2000. Pour une approche différente – centrée sur la Renaissance tardive – des images de l’Enfance du Christ dans leur ensemble, Hornik – Parsons 2003.
15 Boyer – Dorival 2003. La contribution de G. Comet sur «L’iconographie de la Nativité à l’époque médiévale» n’offre, en revanche, qu’un aperçu rapide des motifs qui constituent la scène de la Nativité ainsi que de l’Adoration des mages, p. 203-211.
16 Arasse 1999. La perspective permet de représenter rationnellement le monde matériel, de le doter d’un cadre, en même temps que sa construction rigoureuse suppose un point de fuite qui renvoie à l’infini, hors cadre. Or, dans le mystère de l’Annonciation se joue la même conciliation de deux entités antinomiques: l’infini divin s’incarne dans l’humain fini, le corps de Marie. Dieu le Père demande à une Vierge de circonscrire avec son corps l’incirconscriptible. D. Arasse enquête donc sur les différents usages de la perspective comme outil figuratif capable de rendre visuellement ce paradoxe de l’Incarnation dans les fresques et les retables peints sur le territoire italien entre Trecento et Cinquecento. Sur l’approche iconographique de l’auteur de façon plus générale, Arasse 1996; Arasse 1997.
17 Russo 1987, p. 3. Cette exigence est dictée par le fait que «saint Jérôme [l’objet de Russo 1987] n’est pas un, mais multiple, n’arrêtant pas de se métamorphoser, revêtant les aspects les plus variés pour plaire à un public en rapide extension.», Ibid., p. 2. Le même genre de remarque peut être formulé pour la Nativité.
18 Baschet 2008a. Je me permets de renvoyer à l’interview de l’auteur, que j’ai réalisée au moment de la sortie du livre: «Pour l’iconographie: entretien avec Jérôme Baschet», nonfiction.fr, publié le 23 juin 2008, Url: http://www.nonfiction.fr/article-1248-pour_liconographie_entretien_avec_jerome_baschet.htm. Un développement complémentaire sur l’évolution de la discipline iconographique d’Émile Mâle à nos jours, Baschet 2005; un point de vue italien sur l’histoire de la discipline, Cieri Via 2009.
19 Baschet 1996, p. 108-122, en particulier les paragraphes «Construire une série» et «Analyser une gamme sérielle».
20 Baschet 2008a, p. 263.
21 Baschet 2008a, p. 272. Quelques exemples d’enquêtes sérielles: Baschet 2000; Baschet 2014; Lepape 2007.
22 Ibid., p. 266-270; en part., les «images extrêmes semblent avoir pour vertu de révéler, plus clairement que les autres, la dynamique à l’œuvre dans la gamme sérielle. On qualifiera d’images-limites les œuvres, exceptionnelles ou extrêmes, qui s’aventurent jusqu’aux marges de l’orthodoxie ou, pour être plus précis, jusqu’aux limites des possibilités que les paradoxes doctrinaux ouvrent aux jeux de la figuration.», Ibid., p. 272.
23 Ibid., p. 280.
24 Outre la photographie in situ, deux lieux de recensement privilégiés permettent d’accroître la série: les catalogues – de musées, de collections, d’expositions, de ventes –, d’une part, les bases d’images numérisées d’autre part. Les Nativités présentes dans la série sont ainsi le fruit de la consultation d’innombrables catalogues, et de celle, entre 2007 et 2017, de bases d’images numérisées de différentes envergures et répondant à différents projets. Pour commencer, les musées et les collections présentent ainsi, de manière croissante, des reproductions de leurs œuvres et tout un appareil critique pour les appréhender, c’est le cas, par exemple, du Metropolitan Museum de New York, du Museum of Art de Philadelphie ou de la Kress Foundation. Des bases telles que la Base Joconde ou le Polo Museale Fiorentino témoignent d’un effort de numérisation à l’échelle nationale ou régionale, au-delà de la seule institution. Des projets destinés à cataloguer les images non pas du point de vue d’une institution de conservation mais avec une institution de recherche pour point de départ, constituent enfin des références incontournables pour mener à bien une enquête sérielle, la Fototeca Zeri de Bologne, par exemple, ou encore l’Index of Medieval Art de Princeton. Sur la disparité régionale dans l’histoire de l’art italien, son recensement et donc son étude, Castelnuovo – Ginzburg 1981.
25 Wirth 2011, p. 211-217 où J. Wirth emploie l’expression au sujet de l’eucharistie.
26 Forcellini 1940, p. 99.
27 Je remercie A. Candiard pour les précisions qu’il m’a apportées sur le sens de l’adoration.
28 Norelli 2006.
29 Spatharakis 1974, p. 191-192.
30 Belting 1998, p. 137-141.
31 Ibid., p. 244, également p. 208-209.
32 Mondzain 1996, p. 51.
33 Wirth 1999; Wirth 2001; Wirth 2008; Wirth 2011.
34 Wirth 1999, p. 42.
35 Belting 1998, p. 419-552, Ch. 15 à 18.
36 «L’image en tant que chose n’est susceptible d’aucune adoration, tandis que l’image considérée en tant qu’image reçoit l’adoration due au modèle. […] L’identité du mouvement de l’âme vers l’image et le modèle entraîne que la même adoration est due à l’une et à l’autre. Le Christ recevant l’adoration de latrie, le même culte est dû à son image.», Wirth 2011, p. 309.
37 Un débat qui se poursuit bien au-delà du Moyen Âge avec la Réforme protestante, Christin 2002-2003.
38 Cannon 2010.
39 Russo 1984.
40 Schmitt 1990, p. 289-320, Ch. VIII «De la prière à l’extase.» .
41 Schmitt 1990, p. 291.
42 Ibid., p. 293-294.
43 «Contrairement au geste des mains jointes, l’agenouillement est déjà attesté dans la Bible, et le Haut Moyen Âge est loin de l’ignorer en tant que geste d’adoration, de supplication, de pénitence, spécialement durant le carême et l’avent. […] Durant le Moyen Âge central, l’agenouillement devient l’attitude centrale de la prière: une prière plus individuelle qui est adressée à Dieu le plus souvent devant un objet […] matérialisant la présence divine.», Ibid., p. 299.
44 «Celui-ci est effectivement antérieur à la diffusion la plus large de ce geste de prière puisqu’il est attesté dès le VIIe siècle, avant de devenir, à l’époque féodale, un geste essentiel de la société aristocratique. […] Les mains jointes de celui qui prie s’élèvent pour ainsi dire dans le vide: il n’y a pas, même imaginairement, de véritable immixtio manuum.», Ibid., p. 296.
45 Ibid., p. 297.
46 Ibid., p. 297-300.
47 Ibid., p. 301.
48 «Les trois premiers modes de la prière concernent le corps debout. […] L’orant est un combattant […] il ne saurait donc prier assis ou couché. […] Le corps dressé signifie la tension du cœur vers Dieu. […] Le quatrième mode seul [est] à proprement parler une génuflexion. Il est identifié par les mots Domine, si vis, potes, selon les paroles du lépreux implorant le Christ pour qu’il le guérisse (Marc 1: 40). […] Le cinquième mode de prière ou adhesit pavimento […] Le sixième mode (incurvatus sum usquequaque) […] s’inscrit davantage dans un contexte liturgique et dans l’espace de l’église: celui qui prie est debout, mais la tête inclinée, devant l’autel, […] plus spécialement pendant la consécration du pain et du vin, ou encore devant une image du Christ ou d’un saint.», Ibid., p. 304-306.
49 Sur l’artifex peintre, créateur et dévot tout à la fois, Palazzo 2016, p. 134-136.
50 Schmitt 1990, p. 303.
51 Ibid., p. 301-309. La valeur du geste est, en outre, soulignée a contrario par le fait que les hérétiques refusent de le pratiquer durant la messe, rendant leur désaccord immédiatement visible.
52 Aubin 2005.
53 Chaque position fait l’objet d’une analyse: l’inclination profonde (premier mode de prière), la prosternation complète au sol (deuxième mode), la discipline avec une chaîne de fer (troisième mode) y précèdent l’agenouillement (quatrième mode), la station debout devant l’autel (cinquième mode), l’extension des bras en forme de croix (sixième mode), les mains levées vers le ciel (septième mode), la lecture assis (huitième mode) et, enfin, le chemin d’évangélisation (neuvième mode) où l’on voit Dominique en voyage.
54 Du fol. 6r au fol. 13r: le manuscrit, entièrement numérisé, est consultable sur DigiVatLib, à l’adresse https://digi.vatlib.it/view/MSS_Ross.3 pour une reproduction de haute qualité des images en question.
55 Exceptée la dernière qui est exécutée à l’air libre.
56 Palazzo 2016, dans le prolongement de Palazzo 2014.
57 D. Lacoste et J. Kolacek, Cantus: «A Database for Latin Ecclesiastical Chant – Inventories of Chant Sources», http://cantus.uwaterloo.ca/. La base donne accès au contenu de plusieurs centaines de manuscrits, provenant de l’Europe entière, principalement mais pas uniquement entre l’an mil et le XVe siècle. Pour ce qui est des manuscrits contemporains des images étudiées ici et provenant des mêmes aires géographiques, le lexique de l’adoration est bien présent dans la célébration de la naissance du Christ, attestant une diffusion de la pratique de l’adoration et de son vocabulaire au-delà de la seule sphère picturale et visuelle. Les occurrences se comptent par dizaines, à titre d’exemple, voir le ms lat. 8737 (XIIIe siècle) de la Bibliothèque Apostolique Vaticane contentant le chant «Omnis terra adoret te», auquel on accède par l’entrée «Epiphania» dans l’onglet «List of feasts», et à partir duquel on peut ensuite accéder aux concordances de ce même chant.
58 Schmitt 1990, p. 313. Pour une vue d’ensemble sur la prière au Moyen Âge, Bériou – Berlioz – Longère 1991.
59 «Face à la raison du gestus (mâle, clérical et scolastique) ils, et surtout elles [les mystiques], incarnent, à la fin du Moyen Âge, mais sous une nouvelle forme, la force supérieure des gesta. Leur modèle est le “nouveau Christ”, saint François d’Assise: le premier saint d’Occident qui, le 17 septembre 1224, ait bénéficié, dans sa chair, des stigmates du Crucifié.», Schmitt 1990, p. 320.
60 Trexler 1980, p. 159-186. Que C. Revest soit remerciée pour avoir attiré mon attention sur les ricordanze de Morelli. Leur édition scientifique par V. Branca, se trouve dans Giovanni di Pagolo Morelli 1986. Sur les retranscriptions de rêves chez Morelli, Besson – Schmitt 2017; sur les rêves et leur mise en image, également Freedberg 1999.
61 La rédaction des ricordi connaît sa phase la plus intense entre 1393 et 1411: il est donc probable que le texte racontant la prière a été rédigé peu après les faits, à la fin de la première décennie du Quattrocento.
62 Texte cité en italien dans Puma 2015b, p. 14 où je développe cette analyse. Je traduis.
63 Pour l’analyse détaillée de l’enluminure représentant saint Dominique agenouillé, Palazzo 2016, p. 88-95.
64 Bacci 2003.
65 M. Bacci rappelle comment Dante met en scène ce type d’échange, au Paradis (Divine Comédie), entre la Vierge et saint Bernard: «Ricordiamoci del modo in cui la Madonna risponde a san Bernardo, che intercede per Dante, nell’ultimo canto del Paradiso: i suoi occhi “fissi ne l’orator” indicano di per sé il Suo favore e non appena Ella li volge “a l’etterno lume” il santo esprime con un sorriso e un accenno della mano che la grazia le è stata concessa.», Bacci 2003, p. 193-194.
66 Boureau 1993, p. 24.
67 Sur les gestes de prière du pape, Ladner 1961.
68 Cannon 2010.
69 Belting 1994, p. 81, fig. 28.
70 Camille 1989, fig. 14, 22, 25, 34, 37, 38, 59, 67, 69, 85, 89, 92, 100, etc. Le cas documenté à la fig. 70 – enluminure du ms fr. 1098 (Paris, BnF), fol. 35v - montre saint Denis obtenant la destruction des idoles par la prière qu’il exécute agenouillé devant elles. On pourrait croire, à première vue, observer un idolâtre, comme dans les exemples précédents, mais il s’agit au contraire ici d’un motif de l’adoration opéré devant une idole pour rétablir l’orthodoxie.
71 «Par l’intermédiaire de ces contrats, la peinture s’inscrit dans le cadre de la culture écrite qui se développe en Italie depuis la seconde moitié du XIIe siècle.», Anheim 2011, p. 17.
72 Anheim 2011 analyse ce contrat édité pour la première fois dans Milanesi 1893, p. 65, où il porte le n° 84. Le document provient de l’Archivio dello Spedale di S. Maria Nuova di Firenze, Spedale di S. Matteo, filza A, a. 24.
73 Baschet 2008a, p. 256-257.
74 Les ricordanze du peintre florentin Neri di Bicci constituent l’un des ensembles les mieux connus pour le Quattrocento, Neri di Bicci 1976. Sur la vie de l’atelier artistique/artisanal médiéval, Barral i Altet 1986-1990; Cassanelli 1998.
75 Anheim 2011, p. 19. Je souligne. Une démarche approfondie dans un mémoire inédit d’HDR (Anheim 2015), que je remercie chaleureusement l’auteur de m’avoir permis de consulter; également désormais Anheim 2017. La démarche d’É. Anheim s’inscrit dans la continuité des travaux de M. Baxandall: principalement Baxandall 1985; Baxandall 1991a; Baxandall 1991b. Pour d’autres enquêtes, complémentaires, sur le lexique médiéval de la caractérisation de l’image, Bellosi 2006; Boulnois 2008; Madero 2004; O’Malley 2005. Je me permets de renvoyer également à mon article Puma à paraître sur ce que je propose d’appeler «l’ekphrasis du notaire» .
76 Belting 1998.
77 Citons Agnolo Gaddi travaillant dans la Chapelle du sacro cingolo (la relique de la ceinture de Marie) du Duomo de Prato (1392-95, NH 134) à partir des fresques de son père Taddeo dans la Chapelle Baroncelli de Santa Croce à Florence (1328- 32, NH 413); puis Cenni di Francesco di Ser Cenni travaillant dans la Chapelle della Croce di Giorno de San Francesco à Volterra (1410, NH 701) à partir des fresques d’Agnolo (NH 134).
78 Pour ne prendre ici qu’un exemple, les versets de l’ange annonçant la naissance de Jésus aux bergers (Lc 2: 10-11, evangelizo vobis gaudium magnum […] quia natus est vobis hodie salvator) se retrouvent dans la fresque de la Nativité des maîtres romains dans la Basilique Supérieure d’Assise (1288-90) (NH 71), dans les mosaïques de Jacopo Torriti de Sainte-Marie-Majeure à Rome (1296) (NH 68) et celles de et de Pietro Cavallini pour Santa Maria in Trastevere à Rome (1295-99) (NH 65), ou encore dans le retable du Maestro della Dormitio di Terni (1391-1410) (fig. 25).
79 H. Damisch, dans Schapiro 2011, p. 25-26. Également: «L’une des plus salutaires critiques [de l’iconographie] a été menée par H. Damisch: sa description parfaitement négative de l’iconographie (en même temps que de l’iconologie panofskienne) pointe très exactement tout ce qu’il nous faut écarter. Ainsi s’en prend-il au modèle logocentrique qui conçoit l’image comme la simple illustration d’un texte, seul à même d’en révéler l’intelligibilité: l’iconographie ne peut faire autrement que de rabattre l’image sur des énoncés verbaux. […] Si les œuvres visuelles sont des actes de pensée, portés par la spécificité du langage figuratif, alors les caractéristiques formelles qui les constituent ne peuvent plus être tenues pour de simples habillages de discours ou de doctrines préétablies. Les dispositifs plastiques sont eux-mêmes signifiants et participent à la production du sens en image.», Baschet 2008a, p. 159-160. Pour l’œuvre de H. Damisch: Damisch 2011; Damisch 2012; Damisch 2016 principalement.
80 Selon l’expression employée par J. Baschet: «Maintenant que l’effort pour faire valoir la dignité des images et la spécificité de la pensée figurative a porté ses fruits, il est temps d’admettre qu’il ne s’agit ni de la séparer totalement de la pensée verbale, ni de les ramener de force à l’unité, mais de les articuler, de les penser l’une par l’autre, dans leurs imbrications et leurs décrochements, leurs échos et leurs écarts. Langage figuratif et langage verbal participent ensemble, quoique chacun de façon spécifique, d’un même univers social et cognitif.», Baschet 2008a, p. 161-162.
81 Kempers 1997 en particulier sur ses aspects.
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