Conclusion
p. 371-377
Texte intégral
1 14 juillet 2012. 6,3 millions de citoyens français assistent à la revue des armées en direct à la télévision. Ils entendent alors la Marseillaise jouée par la garde républicaine, probablement pour la première fois de l’année, sauf à avoir suivi avec assiduité toutes les interventions présidentielles. Les États se parent d’atours sonores, et les hymnes font partie d’une « identité nationale » que seraient censés partager, par la connaissance ou le chant régulier, les citoyens d’une nation1. Pourtant, alors que la musique est devenue omniprésente, totalement disponible en tous temps et en tous lieux, son rôle de lien entre les citoyens et l’État est bien distendu. L’incarnation de l’État n’est pas musicale.
2Autre temps, autres mœurs : les citoyens romains entendaient très régulièrement des mélodies émises par la cité, dont nous ne connaissons pas et ne connaîtrons probablement jamais la teneur. Dans les rangs des troupes romaines et auxiliaires, des soldats musiciens étaient chargés de transmettre les ordres du commandement. Tubicines, cornicines et bucinatores se partageaient cette charge, et mémorisaient des codes sonores propres à guider la totalité de la troupe dans ses actions. De la Lusitanie aux rives du Danube, du camp lambésitain au mur d’Hadrien, des soldats se levaient, mangeaient, se battaient aux sons des instruments en bronze, créant une forme de culture commune. Les cornicines s’adressaient plus particulièrement aux porteurs d’enseignes et les bucinatores animaient la vie des camps.
3Loin des castra, les citoyens vivaient eux aussi au rythme de sonorités émises par la cité qui, pour certaines, reprenaient les codes militaires. Elles les tiraient de leur couche, lorsque leur devoir les appelait aux comices judiciaires. Plus régulièrement, les habitants des cités d’Occident rencontraient des musiciens lorsque ces derniers se déplaçaient dans le tissu urbain, pour accompagner les imagines divines aux jeux, emmener un magistrat dans sa dernière demeure ou encore solenniser la procession de prêtres du culte public. Des tibicines garantissaient l’efficacité rituelle des sacrifices de la religion publique en ne permettant pas que des bruits extérieurs viennent troubler les gestes et paroles du sacrifiant. Ils furent, à partir du dernier siècle de la République, accompagnés régulièrement par des joueurs de lyre. L’association des deux spécialités conduisit peut-être à ce qu’ils soient désignés de manière éphémère comme des symphoniaci. Ces musiciens, notamment les tibicines qui sont constamment présents à côté des autels dans les sources figurées, avaient donc un rôle actif dans la vie civique. Ils étaient les garants du bon fonctionnement de la communication entre les citoyens et les dieux. Ils représentaient, avec les aenatores, les archétypes des musiciens de service civique, de ceux dont les sonorités s’ancraient dans la mémoire culturelle des habitants des cités romaines.
4Les situations de la vie civique exigeant l’intervention de musiciens étaient donc nombreuses. Elles étaient satisfaites par des musiciens de métier, qui jouaient au service de la cité, aussi bien dans les armées que dans un cadre civil.
5Ainsi peut-on à bon droit penser, malgré les lacunes de la documentation, que tous les corps de troupe comprenaient des musiciens. La cavalerie, en revanche, ne disposait d’aucun instrument de prédilection, contrairement à ce qu’énonce une partie de l’historiographie. La répartition des différents musiciens dans les corps de troupe est un sujet difficile à trancher, même dans les légions, pour lesquelles on dispose pourtant de plus d’informations. La réflexion autour des inscriptions de collèges militaires de Lambèse, riches de 36 soldats pour les cornicines et de 39 pour les tubicines, conduit à lier le nombre de musiciens au nombre de manipules, sans toutefois que cette hypothèse ne soit exempte de faiblesses. Les bucinatores étaient inférieurs en nombre, peut-être une quinzaine par légion.
6Dans les troupes romaines et auxiliaires, la pratique d’un instrument de musique signifiait une distinction par rapport au reste des soldats. Ceux qui en avaient la compétence, certainement au terme d’une formation dispensée dans le cadre de la troupe, servaient en tant que musiciens ; ils étaient donc des spécialistes. Le profil de leur carrière était assez caractéristique. L’approche prosopographique s’est ainsi avérée efficace pour une étude de ces postes de la hiérarchie inférieure au centurionat. Les simples soldats arrivaient assez rapidement à atteindre un grade de musicien, synonyme de dispense de corvées, sans pour autant que cela entraîne réellement de progression dans la hiérarchie jusque dans la deuxième moitié du IIe s. p. C. À cette date, les tubicines et les cornicines furent intégrés aux principales, tandis que les bucinatores restèrent probablement des immunes jusqu’au début du IIIe s. Mais une fois un poste de musicien atteint, les soldats ne connaissaient qu’une très rare progression dans la suite de leur carrière : il n’est pas rare de voir des soldats rester musicien des décennies durant. Il est probable cependant que cette stagnation hiérarchique ait été compensée par une progression en interne, entre les charges de musicien. Il existait en effet une hiérarchie entre ces postes : les cornicines étaient supérieurs aux bucinatores mais inférieurs aux tubicines. Dans le même temps, une progression par les soldes pouvait compenser l’absence d’avancement dans la hiérarchie.
7Les modalités selon lesquelles les musiciens militaires servaient la cité étaient claires : en tant que soldats, ils étaient rattachés à un corps de troupe dont dépendait leur durée de service. Ils répondaient aux ordres donnés par leur supérieur hiérarchique et en dernier ressort par la cité ou l’empereur. Pour les musiciens civils en revanche, la notion de service devait être précisée. Les inscriptions fournissent un certain nombre de marqueurs permettant de distinguer les musiciens au service de leur cité, comme le rattachement précis à une communauté civique ou à un culte local. Cependant, c’est la reconnaissance de leur utilité publique qui fournit la démonstration la plus éloquente. Les tibicines et les symphoniaci en bénéficièrent en raison de leur participation aux rites de la religion publique.
8Cette officialisation de leur rôle dans la religion publique éclaire leur rapport à la cité sous un jour nouveau : il les rapproche des apparitores, ces desservants mineurs de la cité. Le texte de la constitution d’Vrso place les tibicines au même rang que les scribes et les licteurs : le niveau de rémunération entre les différentes charges n’est pas le même, mais le statut est identique. À Rome, bien qu’ils servent les magistrats, les tibicines ne faisaient pas partie des apparitores, dont la liste est bien établie. Ils n’étaient pas regroupés en décuries, structures caractéristiques des apparitores et leur collège ne tenait pas lieu de cadre de recrutement pour la cité. Les tibicines correspondaient donc à une catégorie inférieure de serviteurs de la cité, les « marges des appariteurs », dans lesquelles on doit aussi inclure les aenatores, probablement à partir du règne d’Auguste.
9Ainsi distingués du reste de la population par l’existence d’un lien officiel avec la cité, les musiciens représentaient-ils un groupe socialement attirant ? La question de la situation précise des musiciens dans la plèbe, trouve, grâce à l’approche prosopographique, une réponse nuancée. La capacité de ces musiciens à produire des inscriptions exclut d’emblée qu’ils aient appartenu à la partie la plus basse de la population, de même que leur insertion dans un collège professionnel, ce qui correspond à plus de la moitié des cas. Certains musiciens donnent des signes de richesse particuliers, comme la possession d’une concession funéraire, de monuments épigraphiques coûteux ou de plusieurs esclaves. Ces hommes constituent néanmoins une minorité par rapport à la totalité du corpus considéré : il faut donc situer l’essentiel des musiciens de métier au sein de la couche moyenne de la population.
10Cette absence de particularité des musiciens pourrait paraître bien banale. Elle n’en est pas moins l’un des apports de la recherche : les musiciens des cités étaient des artifices comme les autres. Pour ces hommes la pratique d’un instrument de musique était bien conçue comme un métier. Elle pouvait être à l’origine d’une forme de fierté, notamment via l’inscription dans un collège professionnel qui donnait au groupe une visibilité dans la cité que les simples individus ne pouvaient pas atteindre.
11Les aenatores ressortent toutefois de cet ensemble. Parmi ces musiciens se trouvait une majorité d’ingénus. Ce sont par ailleurs les aenatores qui présentent les plus nombreux signes de richesse et les meilleurs témoignages d’insertion sociale. Dans les cités d’Italie notamment, ces musiciens étaient régulièrement en relation avec les responsables du culte impérial, sévirs ou augustaux, quand ils ne détenaient pas eux-mêmes l’un de ces sacerdoces. Leur collège était autorisé officiellement dans nombre d’entre elles, signe de leur reconnaissance légale. C’est cependant à Rome que cette reconnaissance se manifeste le plus brillamment, puisque des inscriptions témoignent de leur participation aux distributions frumentaires. L’octroi de ce privilège civique hors des processus réguliers d’attribution est le signe d’une faveur de la part de la cité et, en l’occurrence, de l’empereur.
12Cette autorisation, c’est à Auguste que les aenatores la devaient probablement. À la lumière des documents étudiés, le règne du premier Princeps ressort comme un temps fort pour les musiciens en général et les aenatores en particulier. En effet, les inscriptions permettent de reconstruire une relation établie entre ces musiciens et l’autorité impériale. L’utilisation des aenatores et des tibicines dans le renouveau des cultes et le renforcement des rituels civiques leur accorda une visibilité accrue dans l’espace social. Associés au fonctionnement de la cité depuis son origine, ces musiciens participaient à la construction d’une image d’ancienneté qui reprenait les grandes lignes de la politique augustéenne de restauration. La célébration des jeux séculaires en 17 a.C. marqua peut-être un tournant particulier dans l’instauration de nouveaux rapports entre les musiciens et le pouvoir impérial. Les musiciens y furent associés et c’est dans les années suivantes que se manifestèrent les premiers signes de la faveur impériale : officialisation du rôle des tibicines et des symphoniaci dans la célébration des sacra publica et octroi du privilège frumentaire aux aenatores. Les retombées qu’ils en tirèrent, aussi bien financières que symboliques, firent des musiciens des zélateurs du règne. Le monument de la Meta Sudans est révélateur de cette relation de don contre-don entretenue entre les aenatores et le pouvoir impérial, qui transcende la personne d’Auguste et se poursuit durant toute la dynastie julio-claudienne. Tout pousse donc à croire que les aenatores, musiciens au service des cités par excellence, signifiants sonores de l’imperium, bénéficièrent pleinement du passage au principat. Ils étaient devenus des incarnations sonores du nouveau régime, les trompettes de sa renommée.
13Chemin faisant, l’enquête sociale a cédé le pas à une approche plus politique de l’objet d’étude. Les musiciens, en tant que faiseurs de sons, rappellent combien il serait faux d’espérer étudier le monde sonore, les perceptions auditives, hors de tout contexte. Les sons sont des phénomènes sociaux, qui doivent être appréhendés en tant que tels dans toute leur complexité, d’émission et de réception. La grande inscription des aenatores de Rome est emblématique de ce que peut apporter une démarche où se croisent les approches d’histoire sociale, politique et culturelle, qui s’enrichissent au service d’une histoire sensible enracinée dans les faits.
Notes de bas de page
1 La Marseillaise est l’hymne officiel de la République française depuis 1879. Son apprentissage n’est toutefois devenu obligatoire à l’école primaire que depuis la loi du
23 avril 2005, modifiant l’article L 321-3 du Code de l’éducation.
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Jouer pour la cité
Ce livre est cité par
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