Introduction
p. 1-12
Texte intégral
Du monde du silence à l’histoire des musiciens
1Aucun historien n’imagine qu’une cité puisse être muette. Pourtant ouvrir un livre d’histoire romaine revient encore le plus souvent à plonger dans le monde du silence. L’absence de toute référence spécifique à la musique dans une récente synthèse consacrée à la civilisation romaine est en ce sens symptomatique d’une historiographie qui n’envisage pas la musique comme un fait historique, sans même parler des sons de manière plus générale1. La musique n’est pas intégrée aux travaux d’histoire de l’art antique et se voit confinée à des études spécialisées, prouvant le peu d’évolution depuis les constatations du très conservateur philosophe allemand O. Spengler, il y a de cela près d’un siècle2. La suprématie de la vue sur les autres sens dans les sociétés contemporaines occidentales, phénomène bien connu des anthropologues et des spécialistes de l’histoire des sens, laisse dans l’historiographie une empreinte durable : l’histoire de l’art est avant tout celle des formes visibles3.
2S’il existe effectivement des histoires de la musique ancienne, ces dernières se placent essentiellement dans une démarche esthétique et formelle : il y est avant tout question de la nature de la production musicale. À ce jeu, Rome ne peut souffrir la comparaison avec la Grèce, référence absolue en matière de musique antique. La perte de tous les documents comportant une annotation musicale dans le monde romain n’a assurément pas joué en la faveur d’une civilisation présentée dès lors comme amusicale4. Pour cette raison, on ne compte plus les ouvrages dont la démonstration, censément frappée au coin du bon sens, vise à prouver la faiblesse de l’art musical romain, imitation sans âme des productions grecques5. Ainsi, L.Friedländer niait purement et simplement toute capacité à la création musicale de la part des Romains : on n’entendait, à Rome, que de la musique grecque6. C’était aussi l’opinion de M. Degani et O. Tiby, pour lesquels la musique romaine était placée sous le signe de la décadence et de la grossièreté7. Pour le belge F. A. Gevaert, les Romains souffraient de la chronologie, qui les prenait en étau entre l’apogée culturel grec et le raffinement de l’art musical chrétien, habité d’une puissance spirituelle inaccessible à l’art païen8. L’organisation de ces ouvrages est symptomatique : l’essentiel de leur développement est consacré à la musique grecque et le sort des grossiers Romains est expédié en quelques pages finales. La plupart de ces études sont anciennes et pourraient donc faire croire à une historiographie datée, sans écho dans la recherche actuelle. Un livre comme celui de J.G. Landels, publié en 1999, reproduit toutefois cette schématisation catégorique de la pensée musicale9.
3La réflexion sur la musique romaine a pourtant franchi un grand pas avec la parution en 1967 de l’ouvrage monumental de G. Wille10. Au terme d’un extraordinaire travail de collation de sources, le savant allemand a établi définitivement l’omniprésence de la musique dans les cités romaines : la civilisation romaine était musicale. L’engouement des Romains pour la musique, l’importance de cette dernière dans la vie quotidienne, ainsi que le nombre de ses praticiens, ressortent de l’accumulation de citations, inscriptions, documents iconographiques, réalisée par l’auteur. Pour autant, quantité n’est pas qualité et l’on reprocha à G. Wille d’avoir échoué dans sa tentative de réhabilitation de la musique romaine. Il entendait prouver l’indépendance et la qualité de la production musicale romaine ; il n’avait démontré que la régularité de ses prestations. Les Américains écoutent de la musique en faisant leurs courses au supermarché, on ne peut pour autant en déduire la supériorité de la culture musicale américaine, critiqua non sans acidité J. McKinnon dans un compte rendu publié en 196811. Pour bien des commentateurs, G. Wille doit se résoudre à postuler l’existence d’une musique propre aux Romains, sans que sa fantastique collation de documents n’alimente véritablement la démonstration12.
4Le même reproche, avoir privilégié la quantité sur la qualité, est adressé à l’auteur sur la forme de son raisonnement. L’œuvre est immense, mais une étude précise de la documentation rassemblée aurait exigé un travail colossal, sans doute irréalisable pour un homme seul. Ainsi Musica romana est-il avant tout un marchepied efficace pour les études futures, obligeant les historiens à ne plus être ces « faussaires de bonne foi » décrits par O. Spenger : impossible désormais d’ignorer la place de la musique dans les cités romaines. Finalement, et c’est un paradoxe par rapport aux intentions de l’auteur, l’analyse de G. Wille conduit sans doute davantage à l’étude de la musique en tant que pratique sociale qu’en tant qu’objet esthétique.
5Pour que la musique existe, encore fallait-il en effet qu’elle soit jouée : voilà une évidence qu’oublient trop souvent les histoires de la musique, antique ou non. L’approche esthétique de la musique, dérivée de la musicologie, pose en présupposé l’existence d’une autonomie du langage musical, coupé de son contexte de production13. Or les sources rassemblées par G. Wille incitent au contraire à envisager la pratique musicale comme un acte concret, matériel, tangible. Pour qu’une musique soit jouée, il faut une occasion, un contexte, un instrument, un musicien. Sur ces éléments précis, les sources existent et ont été utilisées dans les dernières décennies, parfois avec bonheur, notamment grâce au développement de l’archéomusicologie ou archéologie musicale. Cette discipline se définit comme une branche de l’archéologie, spécialisée dans l’étude des instruments de musique14. Elle est donc la démarche qui prend le plus en compte la matérialité de la performance musicale. Elle offre souvent comme perspective la reconstitution d’instruments anciens, voire leur jeu, comme dans le cas de l’ensemble Kérylos, dirigé par la spécialiste de la musique ancienne A.Bélis15. L’archéologie musicale possède aujourd’hui ses propres réseaux et ses modes de diffusion scientifiques. Des associations de savants, telles la MOISA International Society for the Study of Greek and Roman Music and Its Cultural Heritage ou encore l’International Study Group on Music Archaeology portent la réflexion au niveau international. L’ISGMA publie régulièrement les résultats de ses rencontres, regroupés dans les Studien zur Musikarchäologie16. La MOISA International Society dispose pour sa part de son propre journal17 et propose sur son site internet une mise à jour annuelle de la bibliographie sur la question18. L’effort est appréciable étant donné le foisonnement bibliographique que suscite cette « fièvre du son » dont la cohérence méthodologique est parfois difficile à cerner, comme dans tout champ en construction19.
6L’historiographie française de la fin des années 1990 fit place à l’archéologie musicale notamment avec les travaux de V. Péché et C. Vendries, tous deux étudiants de A. Bélis, qui se répartirent l’instrumentarium romain. La première consacra sa thèse aux instruments de type tibia, tandis que le second analysait les instruments à cordes20. Leur démarche est organologique : les instruments sont au point de départ de l’analyse. Dans un deuxième temps seulement vient l’étude des hommes et femmes qui les faisaient résonner. Outre les très belles avancées que cette approche permit de réaliser dans la connaissance technique des instruments anciens, elle eut pour vertu de mettre en avant les praticiens de la musique. C. Vendries, notamment, livra une étude complète des musiciens jouant sur les instruments à cordes, qui dépassait largement les objectifs de l’organologie21. La deuxième partie de son ouvrage offre un cadre méthodologique à la recherche, par l’insertion des instrumentistes dans leur contexte historique. Ce faisant, la musique n’est plus le cœur de l’étude mais bien ceux qui la jouaient, les musiciens.
Le métier de musicien, préjugés esthétiques et approche sociale
7Les musiciens romains ont très largement souffert des considérations négatives à l’encontre de leur art. La musique romaine étant méprisable, que pouvait-on bien attendre de ceux qui la jouaient ? C’est pourquoi les études synthétiques consacrées à l’ensemble des musiciens romains, sans présupposé organologique, sont rares. G. Wille ne consacra que quelques pages de son œuvre aux musiciens, se contentant d’un alignement de références à des sources, plutôt que d’une véritable analyse22. Ce manque bibliographique parut comblé quand, en 1999, A. Bélis publia une synthèse au titre trompeur, Les musiciens dans l’Antiquité23. Son ouvrage se présente comme une étude d’ensemble des musiciens antiques à la période classique. Pourtant l’extraordinaire disproportion entre les passages consacrés aux musiciens grecs et ceux dédiés aux romains est frappante. On ne peut donc considérer cet ouvrage comme une étude des musiciens romains tant les pages qui les concernent sont rares. La seule synthèse qui leur ait été consacrée dans leur ensemble est donc par conséquent Les musiciens romains de l’Antiquité, publiée par A. Baudot en 197324. L’étude ne porte que sur les musiciens et non sur la musique, ce qui constitue en soi une originalité dans le panorama historiographique. A. Baudot tire ainsi à demi-mot la seule conclusion possible de la collation de sources réalisée par G. Wille : puisqu’une histoire esthétique de la musique romaine est impossible, seule une approche sociale est en mesure de faire avancer les questionnements. Or une telle enquête ne peut être menée qu’à partir des musiciens.
8Le portrait des musiciens dressé dans ces ouvrages est extrêmement contrasté. Deux alternatives seulement semblaient s’offrir à ces artistes : être des stars ou des putains25. Les stars étaient les grands musiciens, les idoles de la scène ou les vainqueurs des concours. Pour eux on oubliait l’infamie censée frapper tout individu montant sur les planches dans les cités romaines : A. Baudot parle à leur sujet d’« indulgence »26. Quant aux putains, elles réjouissaient de leurs mélodies les hommes avinés des tavernes de Subure, ou les convives des banquets privés27.
9À l’évidence, un tel écartèlement de la réalité sociale pose problème. Il dérive, dans une certaine mesure, d’une forme de fascination des historiens pour les grands artistes, les vainqueurs des concours, triomphateurs à répétition, qui éclaboussaient leur époque de leur talent, tel ce Ménécratès que Néron couvrit de richesses28. Ce sont les pythioniques, les actioniques ou les périodoniques qui suscitent l’intérêt. Ces virtuoses brillants séduisent, ils sont l’aristocratie des musiciens et offrent à des historiens en manque de musicologie l’accès le plus proche à la scène et aux représentations. Le virtuose est l’artiste poussé à sa quintessence, la figure la plus satisfaisante pour des historiens qui peinent à se détacher d’une approche esthétique de la musique. Le personnage de Néron représente alors une figure de choix, empereur et aspirant virtuose : il excite toutes les interprétations et occupe une place à part dans la bibliographie29.
10La prostituée représente la jumelle honteuse du virtuose : elle partage avec lui la pratique instrumentale, mais son piètre niveau musical va de paire avec la dégradation de sa condition, pauvre hère condamné à se servir de son corps pour subvenir à ses besoins. Entre la fascination esthétique et la morale réprobatrice, les musiciens sont un groupe radicalement polarisé, avec pour conséquence la disparition, dans l’historiographie, de toute figure intermédiaire, entre les vedettes et les infâmes30.
11En pérennisant cette description d’un grand écart social entre les stars et les putains, les historiens sont les victimes volontaires d’un effet de source. À l’exception notable de G. Wille, qui intègre une documentation plus variée, sans pousser l’analyse à son terme, les documents mobilisés pour l’étude des musiciens sont essentiellement littéraires. Un tel choix méthodologique n’est pas sans conséquence : l’histoire écrite par un Tacite ou un Tite Live est avant tout celle des élites31. Un regard moins nobiliaire comme celui de Juvénal, trouvait ses limites dans la xénophobie de son auteur : pour lui tous les artistes étaient grecs et donc méprisables32. De même, la poésie d’Horace, Ovide ou Tibulle n’est pas une source bien adaptée à l’histoire sociale : la forme poétique contraint l’expression et ne peut être acceptée que comme un reflet partiel du réel. Les débats méthodologiques entre P. Veyne et F. Dupont, sur le rapport du Satiricon au réel et l’utilisation que l’on peut en faire en historien, sont en ce sens symptomatiques de la prudence avec laquelle les sources littéraires doivent être maniées par les historiens33. Pour qu’un musicien apparaisse dans les sources littéraires, il lui fallait avoir réalisé quelque chose d’extraordinaire, en bien ou en mal. Terpnus et Diodore, des citharèdes, réussirent à vaincre l’avarice de Vespasien en lui arrachant deux cent mille sesterces chacun : voilà un exploit qui méritait de rester dans les annales34 ! Le malheureux Eucaerus, tibicen, n’eut pas cette chance : il servit de bouc émissaire à un Néron souhaitant se débarrasser d’Octavie pour Poppée35. En tant que musicien, il faisait un amant crédible pour l’impératrice, et donc un coupable tout désigné. Dans un cas comme dans l’autre, les musiciens sont pris dans le jeu d’une situation qui les dépasse. Ils sont des hommes anecdotiques, vecteurs d’un discours dont ils ne sont pas le sujet.
Une histoire en contrepoint
12Partant de ces constats historiographiques, le présent ouvrage se propose d’écrire une histoire décalée et chorale des musiciens. Décalée dans sa volonté consciente de ne pas faire primer la dimension artistique de la pratique musicale, avec tout ce qu’elle implique pour ses praticiens ; chorale par la multiplicité des problématiques et des approches méthodologiques auxquelles ces derniers seront soumis.
13L’objectif premier est de réussir à dépasser cette catégorisation sociale des musiciens, trop extrême pour être satisfaisante. Entre les stars et les putains se trouvait un ensemble de musiciens dont l’horizon d’attente ne se situait ni dans les victoires aux concours ni dans des pratiques dégradantes. Ces hommes et ces femmes avaient acquis, au cours d’une période d’apprentissage, la technique permettant de jouer d’un instrument. Leur maîtrise d’un savoir-faire (ars) les distinguait des autres membres du corps social36. Ils en tiraient des revenus grâce auxquels ils subvenaient à leurs besoins. En d’autres termes, les musiciens étaient des hommes de métier, des artifices37. L’ambiguïté du terme est connue : il désignait aussi bien l’artiste que l’artisan38. Si l’historiographie a jusqu’alors cherché avant tout à démontrer la dimension artistique des musiciens, c’est ici sur leur condition d’hommes de métier qu’il s’agit d’insister, par un mouvement de balancier historiographique assumé. Était-on tibicen, cornicen ou scabillarius au même titre que d’autres étaient boulangers ou cordonniers ? La présence dans les sources d’une abondance de documents par lesquels les musiciens sont désignés par leur spécialité technique (joueur de tibia, tuba, cornu, etc.) incite à le penser. La formation même des termes servant à désigner les musiciens établit un rapport strict entre les hommes et leur instrument : Varron explique ainsi que tibicen et tubicen sont deux termes servant à désigner des spécialistes, composés à partir du nom de l’instrument et du verbe canere39. L’instrumentiste est donc défini par le savoir-faire technique qui fait de lui un spécialiste de son instrument ; à l’origine est l’instrument.
14Considérer les musiciens comme des hommes de métier, abandonnant par là tout a priori esthétisant, c’est aussi les insérer dans un questionnement d’histoire sociale plus large sur l’organisation de cette plèbe à laquelle ils appartenaient. Ce vaste ensemble humain, défini par la négative dans une célèbre épître d’Horace – est plébéien celui qui n’appartient pas aux ordines supérieurs –, ne peut être entendu comme un tout lisse et indivisible40. La plèbe urbaine était parcourue de tensions et de fractures économiques, sociales, morales que les historiens peinent à repérer et synthétiser41. Le débat, non sans résonnances actuelles, se concentre notamment sur l’existence d’une classe moyenne et sur sa composition. Il voit s’opposer les tenants d’une bipartition nette de la société, comme G. Alföldy, pour qui la seule fracture majeure de la cité passe entre les ordines supérieurs et la plèbe, et une vision tripartite, défendue notamment par K. Christ42. Ce dernier distingue les élites impériales, les couches moyennes auxquelles appartenaient une large partie des habitants de l’Empire, ingénus de richesse moyenne, vétérans, officiers subalternes, riches affranchis, desservants des cités, et enfin la plèbe, rassemblant les plus miséreux qui vivaient dans la dépendance des deux premières catégories. P. Veyne a, quant à lui, tenté de définir l’existence d’une plebs media à partir notamment de l’inscription funéraire d’un acteur de Rome43. Par leur appartenance à la plèbe des cités, les musiciens peuvent être un cas d’étude vers une stratification plus fine de cet objet social débattu.
15Décaler le regard sur les musiciens professionnels imposait un changement de sources. Les inscriptions des musiciens de l’Occident romain, quelle que soit leur spécialité, n’avaient jamais été rassemblées et étudiées de manière systématique, bien qu’elles offrent un important champ de recherche. Leur collation et leur mise en série a fourni la base documentaire principale de cette étude, croisée bien évidemment avec les sources narratives et iconographiques. Individuellement, ces inscriptions ont rarement fait l’objet d’études précises, leur contenu souvent bref et leur sujet jugé peu intéressant n’ayant pas attiré les chercheurs44. Il m’est au contraire apparu que seul un commentaire au cas par cas pouvait mettre en relief leur intérêt général. Afin de conserver ces commentaires dans leur intégralité et en espérant qu’ils pourront être d’une certaine utilité pour la communauté scientifique, j’ai fait le choix de ne pas les réduire pour une publication traditionnelle mais de publier les 568 notices en ligne sur le site de l’École française de Rome45. Le texte ici présenté y gagne en synthèse mais il ne saurait être lu sans les notices individuelles qui en furent le fondement méthodologique et le développent souvent de manière substantielle. Ces dernières apparaissent dans le texte selon la classification que je leur ai donnée en deux corpus, le corpus des musiciens civils (ci-après CMC) et le corpus des musiciens militaires (ci-après CMM)46.
16Les documents ainsi rassemblés, qui concernent l’Occident romain pour les inscriptions de musiciens civils et la totalité de l’empire pour les musiciens militaires, ont donné à l’étude ses bornes chronologiques, larges, entre la fin du IIe s. a.C. et le IIIe s. p. C., avec cependant une concentration des inscriptions entre la fin du Ier s. a.C. et le début du IIIe s. p. C.47. En raison de la définition des musiciens comme hommes de métier donnée précédemment, le corpus des inscriptions a été constitué en prenant comme critère d’inclusion la présence d’un « occupational title » pour reprendre la terminologie de S. Joshel48. Ce choix a conduit à écarter les inscriptions faisant état d’une pratique musicale en amateur, qui ne correspondait pas aux mêmes problématiques49. L’apprentissage d’un instrument était ainsi chose indispensable dans l’éducation des jeunes filles de bonne famille et nombre d’inscriptions louent les talents musicaux de jeunes femmes en des vers plus ou moins convenus50. Mais l’énonciation du rapport à la musique est alors faite par périphrase et l’on doit se garder de voir en ces femmes des musiciennes professionnelles.
17La collation de ces sources a rapidement fait apparaître une autre nécessité méthodologique. Le rapport aux théâtres et aux agones, qui avait fait l’objet des recherches antérieures est loin de ressortir avec clarté du matériel épigraphique. Le tout-venant des musiciens romains ne faisait pas état de sa participation aux représentations et aux concours : ce cadre de prestations n’est quasiment jamais mentionné dans les inscriptions. Il fallait donc sortir du théâtre et chercher à comprendre dans sa diversité le cadre de la pratique musicale romaine. Il n’est d’histoire que contextualisée et pour mieux comprendre la place des musiciens dans la cité, on doit donc accepter de suivre tibicines et tubicines hors de la cauea : auprès des autels, sur les murailles des cités, dans les rues de Rome précédant les cortèges funèbres ou le char du triomphateur. Par leurs prestations, les musiciens animaient la cité et participaient au déroulement de ses activités. Ils étaient donc, selon un niveau et des modalités variables, des agents de son fonctionnement quotidien. Il s’agira de déterminer dans quelle mesure cette situation de service de la communauté civique participait à la définition de leur identité professionnelle ou de leur condition sociale. Que signifiait servir la cité pour des musiciens ? Quelles en étaient les conséquences, collectives et individuelles ?
18Non seulement il fallait sortir des théâtres mais encore devait-on accompagner les musiciens sur les champs de bataille et dans les castra. Les musiciens militaires se sont ainsi imposés comme une partie importante de l’étude, tant par l’abondance du matériel qu’ils ont laissé – la majorité des inscriptions ici étudiées leur appartiennent – que parce qu’ils faisaient sans le moindre doute possible partie d’une catégorie de la population qui œuvrait au fonctionnement de la cité. Peu importe, donc, que la musique militaire soit à la musique ce que la justice militaire est à la justice, pour paraphraser Groucho Marx : en tant que musiciens, les militaires se devaient d’être au cœur de l’étude51.
19Contextualiser la pratique musicale afin de mieux cerner le rôle des musiciens dans la cité signifie aussi être attentif à la chronologie et à la possibilité que ce rôle ait évolué dans le temps. Une approche diachronique n’est pas aisée pour deux raisons. D’une part la reconstitution de situations précises de jeu musical, comme la pompa triumphalis par exemple, oblige à faire appel à des sources très éloignées dans le temps, écrasant la chronologie. D’autre part, la tendance de certains auteurs de sources narratives à considérer les musiciens comme des agents immémoriaux du fonctionnement de la cité conduit tout à la fois à les effacer des témoignages – pourquoi décrire ce que tous les lecteurs connaissent ? – et à les figer en des sortes d’archétypes, des bornes immobiles que l’on pourrait croire vide de sens.
20Le détour par les sources épigraphiques attire au contraire l’attention sur l’existence d’une évolution dans la condition sociale des musiciens professionnels, particulièrement de ceux en situation de service de la cité. Les sources se font le témoin d’une inflexion particulière sous le règne d’Auguste, dont l’interprétation appelle en retour une réflexion sur la valeur politique et culturelle des musiciens, figures bien ancrées dans la mémoire culturelle des habitants des cités romaines d’Occident52.
Notes de bas de page
1 Inglebert 2005a. Le long chapitre consacré par G. Sauron à l’art romain se concentre exclusivement sur ses manifestations plastiques et littéraires. On ne voit apparaître la musique qu’incidemment dans le chapitre relatif aux « cultures du monde romain » à travers le thème des spectacles (Inglebert 2005b, p. 397-409).
2 O. Spengler, Le déclin de l’Occident, 1918, 1, p. 215 (trad. fr.) : « Nos méthodes savantes ont pour conséquence une histoire de l’art excluant l’histoire de la musique. Tandis que la première figure sur les programmes des universités, la seconde est abandonnée aux spécialistes seuls. Qu’est-ce autre chose, sinon vouloir écrire une histoire grecque d’où serait exclue celle de Sparte ? Le théoricien de l’art se mue de la sorte en faussaire de bonne foi ».
3 Sur l’historicité de la hiérarchie des sens voir les travaux des anthropologues des sens C. Classen et D. Howes, particulièrement Classen 1993 et Howes 20104, ainsi que la vaste entreprise collective d’histoire culturelle des sens, Classen 2014. L’ouvrage de Le Breton 2006 fait pour sa part référence en langue française. La question de la hiérarchie des sens et de la suprématie de la vue se trouve au cœur de la problématique de Smith 2007. Voir aussi Krampl, Beck 2013 sur ce point.
4 Sur l’absence de documents musicaux concernant la période romaine, voir le rappel de A. Bélis dans Vendries 1999, p. 10, notamment sur le « faux antique » en marge d’un manuscrit de Térence.
5 L’énonciation d’une litanie de titres n’aurait pas grande utilité ici, ces ouvrages étant bien éloignés de notre propos. Seuls les exemples les plus marquants ont été retenus dans les lignes suivantes. On trouvera un bilan historiographique dans Wille 1967, p. 10-14.
6 Friedländer 1965, p. 337 sq.
7 Degani 1939 ; Tiby, 1942.
8 Gevaert 1875.
9 Landels 1999.
10 Wille 1967.
11 McKinnon 1968, qui ne pensait manifestement pas au rock’n roll, malgré l’extraordinaire bouillonnement artistique des années qu’il vivait : voir la chronologie dans Molon 2007, p. 252.
12 Voir notamment les comptes rendus de E. K. Borthwick, CR, 1969, p. 343-346 et de F. R. Levin, CJ, 5, 1969-70, p. 226.
13 On trouve une présentation synthétique des approches musicologiques et musico-historiques dans l’article introductif d’un ouvrage consacré à l’histoire sociale de la musique, Dufourt 1987. On relèvera que l’ouvrage n’inclut pas la musique antique : l’histoire sociale de la musique ne semble possible, pour ces auteurs, qu’à partir de l’Ars Noua du XIVe s.
14 Pour une présentation, Vendries 1999b, p. 13-40. On trouve aussi un bilan de l’archéomusicologie romaine et gauloise dans Carnyx 1993.
15 On peut avoir une idée de ce travail de reconstitution en écoutant leur CD au sous-titre évocateur : Musiques de l’Antiquité grecque et romaine. De la pierre au son, Éditions K 617, 1996.
16 La collection, dirigée par R. Eichmann et E. Hickmann, compte à ce jour huit volumes, publiés entre 2000 et 2012. Voir par exemple Both, Eichmann, Hickmann, Koch 2008.
17 Il s’agit d’une publication annuelle, Greek and Roman Musical Studies.
18 http://www.moisasociety.org/de-musicis [consulté le 08/01/2016].
19 La variété des articles recueillis dans les Studien zur Musikarchäologie, tant dans la chronologie que dans les aires géographiques concernées, est un bon reflet de cette richesse parfois désordonnée qui caractérise l’archéologie musicale.
20 Péché 1998 ; Vendries 1999b.
21 Vendries 1999b, p. 193-369. Voir aussi Vendries 1997, Vendries 2001a, Vendries 2002, Vendries 2008.
22 Wille 1967 : l’essentiel de cette étude des musiciens est concentrée dans le début du septième chapitre, « Die Musik in der römischen Gesellschaft », p. 306-324 (particulièrement p. 315-324) et p. 357-367.
23 Bélis 1999.
24 Baudot 1973.
25 Wille 1967, p. 306 ; Baudot 1973, p. 79-91 ; Péché 1998, p. 268-278 et p. 284-294 ; Bélis 1999, p. 42-46 (« petites femmes, petites vertus ») et p. 91-122.
26 Voir infra l’introduction au ch. 4, sur la question de l’infamie des acteurs et des musiciens.
27 C’est la meretrix tibicina d’Horace, Épitres, 1, 14, 24.
28 Suétone, Néron, 30, 1, 5 : Menecraten citharoedum et Spiculum murmillonem triumphalium uirorum patrimoniis aedibusque donauit.
29 Notamment Tiby 1942, p. 162-163, d’une incroyable naïveté quant aux succès musicaux de l’empereur ; Baudot 1973, p. 24-26 et p. 67 ; Bélis 1989, qui revient elle aussi sur la question des qualités réelles ou supposées de Néron en tant que musicien ; Vendries 1999b, p. 334-337 ; Benoist 2003 ; Garelli-François 2004. On pensera aussi à Friedländer 19652 pour les « grands hommes » et la pratique de la musique.
30 Bélis 1999, p. 61-90 consacre bien un chapitre à ce qu’elle appelle les « petits métiers de la musique », mais uniquement grecs !
31 Baudot 1973, p. 79-80.
32 Gérard 1970, p. 309-310.
33 On trouvera une synthèse de leurs positions respectives dans Andreau 1992, p. 219-222.
34 Suétone, Vespasien, 19.
35 Tacite, Annales, 14, 60, 2.
36 Ces premières réflexions comme plus loin le chap. 3 doivent beaucoup à Monteix, Tran 2011. Sur l’ars voir particulièrement Tran 2011, p. 124-128 et Tran 2013, p. 198-208.
37 Pour cette définition liminaire du métier, Andreau 1987, p. 27 ainsi que les réflexions introductives de Tran 2013. Pour la dualité du terme artifex, voir notamment Vendries 1999b, p. 285. Pour une perspective contemporaine, Perrenoud 2008. De manière générale, voir infra, ch. 3.
38 Voir infra, ch. 3, rubrique 3.1.
39 Varron, Langue latine, 5, 91 : Tubicines a tuba et canendo, similiter liticines. Voir aussi Ibid., 5, 99 et 6, 75.
40 Horace, Épîtres, 1, 1, 57-59 : Est animus tibi, sunt mores, est lingua fidesque, sed quadrigentis sex septem millia desunt : plebs eris. Sont donc plébéiens ceux qui n’appartiennent pas aux ordines supérieurs, chevaliers et sénateurs.
41 On se reportera dorénavant sur ces questionnements à Courrier 2014.
42 Alföldy 1991 et Christ 1980. Voir aussi Abramenko 1993 selon qui on doit identifier une classe moyenne dans les cités d’Italie, dans la personne des prêtres du culte impérial. On trouve une présentation synthétique des principales positions dans Łoś 1995, p. 1027-1029. Selon Veyne 2000, p. 1169-1170 la question de la terminologie sur laquelle a buté le débat (couches, strates, classes, ordres) ne serait que le reflet de préoccupations contemporaines, sans intérêt pour la compréhension des sociétés anciennes.
43 Veyne 2000, p. 1169-1170. La question de la « middle class » taraude aussi l’historiographie anglo-saxonne : voir la démonstration de Mayer 2012 et les réactions qu’elle suscita.
44 Avec des exceptions bien évidemment, comme les grandes inscriptions des collèges militaires de Lambèse ou encore l’inscription des symphoniaci du colombaire Codini par laquelle est attestée la lex Iulia sur les associations.
45 http://www.efrome.it/publications/ressources-en-ligne.html
46 Au sein de chacun de ces corpus le classement a été réalisé par ordre alphabétique de gentilice lorsque le texte permettait d’en disposer, de cognomen ou de nom unique, le cas échéant. Par ce choix, je revendique la démarche prosopographique, tout en ayant conscience des limites de son application pour un ensemble social tel que les musiciens professionnels. Les études prosopographiques ont été progressivement appliquées à des membres du corps social de plus en plus éloignés de l’élite. Les détenteurs de magistratures (T. R. S. Broughton, A. Chastagnol ou J. Suolahti) ont laissé place aux membres de l’ordre équestre (H.-G. Pflaum, C. Nicolet, S. Demougin), aux responsables des cités italiennes (M. Cébeillac) ou encore aux détenteurs des grades supérieurs de l’armée romaine (H. Devijver, G. Alföldy). Rares sont pourtant les études qui descendent plus bas dans la hiérarchie sociale. Même la prosopographie d’un groupe aussi clairement délimité que les apparitores, que Cl. Nicolet appelait de ses vœux en (Nicolet 1970), n’a pas été entreprise de manière systématique. Pour les militaires, le centurionat semble être la limite infranchissable (Richer 2004, Faure 2013). La raison de cette limite sociale réside dans la nature des sources mobilisables, plus que dans leur nombre. La masse des inscriptions augmente radicalement à partir du Ier s. a.C., mais la grande majorité de ces documents sont des inscriptions funéraires, « la canaille des inscriptions », pour reprendre le mot de G. De Rossi. Il ne semble pas raisonnable de vouloir tirer des notices biographiques propres à l’édification d’une prosopographie à partir de ces textes, la plupart du temps courts et pauvres. Pour autant, si un objet historique comme les musiciens de métier ne permet pas de respecter techniquement la méthodologie de la prosopographie, il est tout à fait légitime d’en revendiquer les objectifs. En effet, la compilation des notices individuelles n’est pas un but en soi : l’objectif ne réside pas dans la précision technique ni dans la joie de l’exhaustivité érudite. Il s’agit de tenter, à travers les cas singuliers, l’appréhension la plus complète possible de la diversité des situations.
47 La question des critères de datation se pose pour une étude qui concerne l’ensemble du bassin occidental de la Méditerranée. Les formes, les habitudes épigraphiques évoluent suivant les régions et les époques. C’est pourquoi, respectant le principe énoncé par Le Roux 1982, p. 28 selon lequel il n’est de bonne épigraphie que locale, nous avons la plupart du temps suivi les propositions de datation suggérées par les éditeurs spécialistes de la région. On trouve les principaux critères de datations régionaux énoncés dans des études comme Lassère 1971, Clauss 1973, Le Roux 1982, Dondin-Payre, Rapsaet-Charlier 2001c.
48 Joshel 1992. L’objectif recherché par S. Joshel, en interrogeant les inscriptions des gens de métier est d’« écouter le silence », c’est-à-dire de donner voix à ceux auxquels les sources autres que l’épigraphie ne laissent pas la parole.
49 Sur la pratique musicale amateure, voir Baudot 1967, p. 91-114 ; Vendries 1999b, p. 327-368.
50 Par exemple CIL, XI, 6249 : V(iuus) f (ecit). | M(arcus) Annidius M(arci) l (ibertus) Ponticus | sibi et Sabini (a), | docta lyra grata et gestu formosa puella, | hic iacet aeterna Sabis humata domo, | cuius fatalis pensare optauerit annis | Ponticus huic coniux ultima dona dedit | hunc titulum socios manes commune sepulchrum. Sur la place de la musique et de son apprentissage dans la paideia, Vendries 1999b, p. 330-333 et p. 348-350 pour les jeunes femmes.
51 La phrase de l’humoriste américain inverse les propositions, affirmant que la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique… je ne crois pas heurter sa pensée.
52 Sur l’utilisation de la notion de mémoire culturelle, cf. infra, chap. 2.
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