Conclusion
p. 471-484
Texte intégral
1Au terme de ce parcours, disposé, mais non pas organisé, autour des trois grands axes qui nous ont guidé, quels enseignements pouvons-nous tirer de la relecture des sources concernant Mécène ? Loin des portraits – à charge ou dithyrambiques – nous avons prétendu toucher au plus juste l’action politique de ce personnage de l’entourage d’Auguste. Cette étude ne valait que parce qu’elle a permis de remettre en contexte chacun des éléments épars, et, il faut bien en convenir, fort ténus, que nous livrent parcimonieusement les sources. Notre parcours fut instruction plus que reconstitution, ou, pourrait-on dire, pour employer une métaphore plus concrète, tissage plus que couture : comme nous nous l’étions proposé, nous n’avons pas cherché à imposer à l’ensemble de nos sources une cohérence fallacieuse qui aurait permis de (re)construire l’objet historiographique Mécène, figé dans l’éternelle froideur d’une image immobile, mais rationnellement organisée. Au contraire, nous croyons avoir, par ce « tissage », sans cesse lié chacun des éléments que notre corpus nous a révélés, avec son contexte, en employant une méthode comparatiste qui, seule, pouvait apporter quelque résultat : comparaison avec des éléments contemporains, mais aussi avec le passé proche et l’immédiat lendemain des années d’activité de Mécène. Car, si la notion de crise est, depuis fort longtemps déjà, un outil conceptuel en usage chez les historiens1, il faut bien avouer que le Triumvirat, dont personne ne songerait à nier précisément qu’il fut un épisode de crise, reste bien mal connu et exploité, pour comprendre la naissance du premier régime augustéen.
2L’étude de Mécène nous a conduit parfois loin chronologiquement et géographiquement de Rome où se joua l’essentiel du drame politique d’où naquit l’Empire. Jamais cependant nous n’avons voulu déplacer la perspective pour masquer une difficulté posée par les sources, ou, au contraire, pour laisser de côté un aspect réputé connu, mais dont le réexamen, par l’entremise de Mécène pouvait contribuer à donner un éclairage nouveau. Ce tissage nous a montré un personnage résolument ancré dans un terreau italien : là se trouve le fondement de nombre de ses actes. Italien fut son parcours familial : non pas tant par ses origines – qui furent copieusement remaniées, entre autres raisons, pour les faire entrer dans le cadre d’un engagement politique – mais parce que romaine, implantée à Rome depuis plusieurs générations, à la différence de celle d’un Cicéron par exemple, sa famille avait été impliquée dans les grands mouvements de la politique des imperatores, ballottée au gré de leurs luttes, au sein desquelles les aristocrates locaux, petits ou grands, avaient dû trouver une place pour survivre et préserver leurs intérêts, économiques et politiques. Dans ce mouvement, l’étude fine des alliances politiques, famille par famille, individu par individu, vaut mieux que les schémas explicatifs trop généraux qui considèrent l’Italie comme un assemblage de blocs, politiquement unanimes pour l’un ou l’autre des partis en présence. La notion même de parti recouvre bien difficilement la multitude de courants sous-jacents qui rendent l’unicité d’un engagement collectif bien malaisé à défendre. Depuis M. Philippus jusqu’à César, le parcours politique de la famille était plus influencé par une série de circonstances – les épisodes syllanien, sertorien et lépidien – que par le marianisme dont on accoutre les Étrusques : cet habit leur va mal. Le dictateur perpétuel entraîna dans son sillage, par les lois d’amnistie qu’il proposa et fit adopter, une multitude de laissés pour compte des luttes précédentes. À sa suite, une masse de personnages aux parcours et aux origines sociales différents apparaissent, qui le soutinrent afin de retrouver une place qu’ils estimaient être la leur. Mais le dictateur perpétuel n’avait pas intégré, comme telle, l’Italie dans son discours politique : ses réformes administratives peinaient à prendre en compte cette même Italie, et à en faire le centre de l’empire, tandis que ses guerres extérieures le monopolisaient trop pour qu’il y ait songé véritablement. Auguste sut s’appuyer sur cette Italie – comme César l’avait fait – mais en lui accordant sa place dans le discours politique du Principat.
3Italien fut aussi l’engagement politique de Mécène, car Auguste, seul, ne pouvait rien : ses proches le rendirent plus fort en servant à la fois de relais à sa politique, grâce à leurs implantations locales, mais aussi de ferment, de soutien à cette dernière : si la politique augustéenne eut un volant italien, c’est qu’elle fut en partie faite par des Italiens. Et ce n’était pas là seulement une question de crédibilité du discours politique : seules des familles ancrées dans les réalités de la Péninsule pouvaient faire que le régime fût véritablement favorable à l’Italie. La conjuratio de 32, l’unification rêvée près d’un siècle auparavant par les insurgés de la Guerre sociale, mais lamentablement réduite à néant par les velléités de chacun des peuples, fut réalisée par Auguste.
4Italien en effet, ou plutôt cette fois, étrusque fut son comportement. Mécène affichait, non seulement sans honte, mais avec une immense fierté son ascendance royale étrusque. Cet enracinement italien n’était pas opposé à Rome. Ce serait bien mal comprendre les aspirations de ces sociétés péninsulaires que de voir leurs revendications en antagonisme avec la Ville. Le temps de la guerre marse était loin et même les affres de la Guerre sociale n’avaient pas été principalement motivées par le désir de détruire Rome. Sans cela, Mécène n’aurait pas soutenu le programme augustéen : fondamentalement, il s’agissait de revaloriser les identités ethniques italiennes, avant qu’elles ne soient fondues finalement dans une identité italienne qui fut en construction pendant le règne d’Auguste. Mécène contribua au premier mouvement : les Étrusques avaient mauvaise presse à Rome. Après lui, fleurirent les revendications semblables aux siennes. Mais sa fierté familiale, celle du descendant, sans doute par sa mère, des grands princes étrusques, était irréductible. Il la mit au service de César le Jeune plus tard devenu Auguste, dans son entreprise politique car il avait sans doute vu que ces forces – qui faisaient le cœur de l’armée romaine – étaient nécessaires, une fois la paix revenue, à la stabilité du régime. Mais ce serait une erreur de croire que cette fierté, exprimée par une série de revendications étrusques qui relèvent plus du « folklore », ou pour utiliser à nouveau un mot anglais, du « revival », plus que de la filiation directe, de la survivance de traits identitaires archaïques, n’avait que des fins politiques. Il la mit, certes, de bonne grâce au service d’Auguste. Mais ce n’était pas là que calcul, que de clamer haut et fort son ascendance étrusque. Le descendant des rois des cités du nord de l’Étrurie imposa son mode de vie à Rome qui avait besoin de lui. D’où un formidable mépris des formes sociales de dignitas et du pouvoir romain dans un contexte pourtant bien peu favorable à la royauté et aux Étrusques.
5C’est ce mépris qui lui permit – notre étude se voulait avant tout politique – d’occuper une place tout à fait particulière durant la période de « révolution » que constitua le Triumvirat. Révolution n’est cependant pas, pour cette période, synonyme d’illégalité généralisée et de destruction des institutions : le fondement légal même du Triumvirat ne suspendait pas les magistratures mais les doublait seulement d’un appareil parallèle, à la discrétion, celui-là, des triumvirs. Cette définition du régime correspond tout à fait aux pratiques politiques de Mécène : sans heurter la forme de l’État qui, de toute part, subissait les assauts des guerres civiles, Mécène s’inspira des pratiques – politiques mais aussi sociales – de la République pour mener les tâches confiées par le triumvir dont il dépendait : comment eut-il pu en être autrement ? Mais grâce à son action, on peut mettre en lumière de grandes tendances politiques qui déjà se faisaient jour : Rome n’était plus gouvernable comme une cité-État. Son empire, devenu trop vaste, son corps civique, trop nombreux, exigeaient que la Ville trouvât une autonomie administrative dont Mécène donna l’exemple. La liberté que la forme du Triumvirat donnait à la pratique politique ainsi que l’évolution de la cité, lui permirent de mettre en œuvre, de manière non pas expérimentale, mais circonstancielle, des éléments qui devinrent ensuite des fondements de la politique impériale. D’expédients imposés par les circonstances est surtout faite l’Histoire et c’est folie de vouloir l’oublier : ce serait lire Dion Cassius au premier degré et imaginer que l’Empire se déroula sans heurt d’un projet formulé dans une conversation matricielle tenue en 29 a.C. Les événements particuliers contribuèrent à révéler chez Mécène des compétences qui lui permirent de tenir des postes capitaux pour assurer la stabilité de la position de César le Jeune. Ces postes touchaient à la mainmise tant symbolique que véritablement administrative et pratique de la péninsule italienne : levant des impôts, il contribua à renouveler le fond archivistique qui permettait à Rome d’intégrer dans ses structures le foyer de citoyens que constituait l’Italie ; partie-prenante du processus de revalorisation des identités locales, il participa à la création de la structure des régions italiennes ; bien introduit dans les réseaux politiques que ses missions diplomatiques lui avaient permis de mieux connaître, il fut capable de tenir l’Italie et de la purger de ses grands mouvements d’opposition. Dans tout cela, il n’agissait qu’en vertu des pouvoirs que pouvait lui confier un triumvir dont la position légale, discutée, était cependant en mesure de donner une définition assez précise : l’illégalité « révolutionnaire » n’est pas en mesure de rendre compte du fonctionnement du Triumvirat. Le principe de la délégation des pouvoirs fut expérimenté alors, dans les formes légales du Triumvirat, à une échelle que seul l’Empire put égaler ensuite.
6Aristocrate fier de ses origines étrusques, Mécène, n’en était pas moins fidèle, son action politique en est la preuve, au régime instauré par Auguste. Aussi, lorsqu’une fois installé au pouvoir, une fois ses ennemis de l’extérieur et de l’intérieur éliminés, César le Jeune se trouva seul en possession des pouvoirs qui faisaient de lui le maître incontesté de Rome, il s’était agi de le rendre incontestable. Un travail puissant d’idéologie, que l’on appelle aujourd’hui augustéenne, ou, moins justement, impériale, fut mis en train. Mécène, évidemment, y participa. Premier élément dans ce sens : le retrait. Bien loin d’être une action par défaut, le retrait était un choix, actif. La fierté de Mécène s’en accordait assez bien : il n’était pas envisageable qu’il se prêtât à tout prix à la course aux honneurs. Son ascendance lui suffisait. Ses opinions philosophiques, de même, l’empêchaient de prendre une part active à la vie politique dès lors que la paix était revenue et que l’Etat s’était stabilisé. Une fois l’Empire installé, il lui importait peu de se fondre dans le moule de la République restituée qu’il soutint malgré tout, en orientant la monarchie de fait, qu’en pragmatique épicurien il ne songeait pas à remettre en cause, vers une monarchie élective qui avait été celle dont Rome s’était toujours targuée. Par ailleurs, en rappelant discrètement une filiation avec Servius Tullius, Mécène ne remettait-il pas au goût du jour une figure de monarque-démocrate qui ne pouvait que servir le régime ?
7Aristocrate de son temps, Mécène était aussi au cœur de multiples réseaux sociaux qui nous renseignent sur le fonctionnement de la société romaine. Les grandes armatures qui la structuraient, furent, bien évidemment, ébranlées par les guerres civiles et par l’instauration d’un nouveau régime. Mais elles survécurent, dans des formes qui ne diffèrent pas fondamentalement de celles de la fin de la République. L’étude de la structuration des réseaux sociaux au sein desquels Mécène s’insérait permet d’apporter un éclairage sur l’impact de la fondation du régime sur la société impériale. Ces relations lui avaient permis, bien sûr, de mener à bien les démarches diplomatiques qui avaient été nécessaires, pendant un temps, pour raffermir la position – italienne, est-il besoin de le rappeler ? – de César le Jeune : quand menaçait la famine dont Sextus Pompée usait comme une arme contre les triumvirs, Mécène avait dû entrer en contact avec les pompéiens que Lépide connaissait bien. Se les concilier c’était à la fois se décharger de l’opposition de la plèbe affamée, éliminer le réseau de Lépide, et gagner du temps pour la suite des opérations. César le Jeune lui en sut gré. Une fois introduit dans ces réseaux, Mécène eut beau jeu de réprimer les contestations soi-disant pompéiennes qui ébranlèrent Rome et l’Italie. Un des fondements de son action politique la plus visible, celle du maintien de l’ordre, avait ses fondements dans les réseaux dans lesquels il était implanté. Par ailleurs, les relations avec les élites anciennes, avec l’opposition sinon républicaine, du moins aristocratique, relevaient des grandes orientations politiques du Principat, mais elles étaient aussi – et surtout – affaires de relations personnelles. Celles nouées avec la famille de Terentia en sont la preuve manifeste. Cet état de fait ne propulsait pas pour autant Mécène dans les plus hautes strates de la société, selon les classifications habituelles. Sauf que la proximité impériale, dans un cercle restreint qui échappe à toute définition structurelle traditionnelle, met au jour, pour nous, des processus de décision qui sont la marque de l’Empire. Sa position s’accordait en effet parfaitement avec le modèle d’initiative politique du Principat lequel donnait une grande place au Prince et à ses conseillers.
8La sociabilité que tout aristocrate entretenait avec les hommes de lettres se retrouve bien évidemment chez Mécène, puisque c’est par cette voie qu’il accéda à la postérité, jusqu’à notre époque. C’est aussi la partie la plus connue et la mieux étudiée de la vie du chevalier d’origine étrusque, sans qu’on ait toujours saisi dans sa composante sociale l’organisation d’un tel groupe de sociabilité. Les interactions qu’il entretenait avec un certain nombre d’autres ensembles sociaux, sa structure même, permettent de saisir quelle fut la place de Mécène dans la nouvelle société du début de l’Empire. Cette sociabilité permit au chevalier romain d’origine étrusque de créer les conditions qui furent favorables à l’épanouissement de ce que nous nommons la poésie augustéenne, faute d’avoir conservé d’autres œuvres que celles produites dans l’entourage de Mécène. L’approche sociologique rend caduque la notion de cercle que les points de vue idéologique et philosophique avaient déjà mise à mal. Car la nature des relations sociales à l’œuvre dans l’entourage de Mécène interdit que l’on parle de « cercles rivaux », ni même que l’on prenne le groupe formé, entre autres, par Virgile, Horace et Properce pour autre chose que ce qu’il fut : la rencontre de trois sensibilités différentes, exprimées dans des genres différents, mais qui toutes, avaient subi les mêmes épreuves, qui toutes aspiraient à la paix et qui trouvèrent dans l’entourage de Mécène – Auguste compris –, de quoi satisfaire leurs attentes. Properce n’appelle-t-il pas son protecteur : « l’espoir et l’orgueil » de la génération des poètes2 ? Bien loin d’un groupe commandé pour une poésie nationale, les poètes étaient augustéens parce qu’ils avaient trouvés en Mécène un homme dont les opinions rejoignaient les leurs, et dont la proximité avec le Prince ne pouvait que renforcer leur communauté de pensée, sans que cela leur interdît la fréquentation d’autres aristocrates, ou l’expression d’opinions qui n’étaient pas toutes dans la lignée de celles de la politique augustéenne.
9En définitive, voilà ce que fut Mécène : celui qui permit que l’Empire fût ce qu’il fut. En politique, selon ses convictions philosophiques, grâce à son entourage poétique, jusque dans son altière proclamation d’ascendance royale et étrusque. Portant sa fidélité à Auguste comme un trophée, au dire même de Properce3, il soutint de toute son action la politique augustéenne, et contribua à donner à l’Empire le visage (y compris dynastique, avec les conditions de l’excellence du Prince choisi), que nous lui connaissons. Malgré le changement d’expression de son action, imposé à la fois par la modification des conditions d’exercice de la politique, après l’abolition des actes du Triumvirat, mais aussi et sans nul doute, par goût personnel, le soutien à Auguste fut inconditionnel jusqu’à sa mort en 8 a. C4. N’est-ce pas là, finalement, le trait qui résume l’ensemble de l’action politique du chevalier d’origine étrusque ? Écoutons le poète des Élégies qui, à la mort de Mécène, rédigea deux poèmes en son honneur : Caesar amicus erat : poterat uixisse solute, / cum iam Caesar idem quod cupiebat erat5, « César était son ami : [Mécène] pouvait vivre sans entrave du moment que César était ce qu’il désirait qu’il fût ».
Proposition pour une vie de Mécène
10Le treize avril d’une année comprise dans la décennie 70 ou 60 avant notre ère, naquit C. Maecenas, fils de Lucius, sans doute à Rome. L’exil qui avait conduit son père en Espagne, à la suite de Lépide, le consul de 78 a.C. devenu ennemi de Rome, avait pris fin par la loi d’amnistie soutenue par César en 70 a.C. Ainsi s’achevait une période difficile pour cette famille fermement implantée depuis longtemps déjà dans la politique romaine, et qui avait culminé dans l’opposition des chevaliers romains aux projets de Drusus le Jeune, menée par C. Maecenas en 91 a.C. Sa mère en revanche, une Cilnia d’Arretium, était bien enracinée dans l’Étrurie du Nord que sa famille n’avait pas quittée pour la ville de Rome. En tout cas, aucun membre de la gens étrusque ne s’était lancé en politique.
11Mécène grandit comme un jeune aristocrate romain, même s’il avait été privé de ses droits complets, à la suite des choix politiques de son père. L’éducation qu’il reçut alors, en revanche, le fit fréquenter les mêmes maîtres que nombre d’aristocrates de la meilleure eau : Areius d’Alexandrie, compta aussi parmi ses disciples C. Octavius qui avait peut-être le même âge que Mécène. Son goût l’orienta peut-être assez jeune vers le groupe des philosophes épicuriens de la baie de Naples : le vieux Siron, qui mourut dans les années 40 a.C., devait y enseigner, de même que Philodème de Gadara. Parmi ce cénacle, il acquit les connaissances philosophiques qui correspondaient à son tempérament, et qui le formèrent. En 49 a.C. fut votée la loi qui restaurait dans leurs pleins droits civiques les enfants des exilés du premier siècle a.C. Comme la première loi d’amnistie, elle était due à César : Mécène et son père s’inscrivirent alors définitivement dans le sillage politique du dictateur. Par la grâce de ce dernier, ils retrouvèrent à ce moment (si cela n’avait pas déjà été le cas depuis 70 a.C.) l’ordre équestre que la fortune familiale leur assurait sans aucun problème.
12La guerre civile avec Pompée se prolongea encore quelques années, après lesquelles, alors qu’il s’apprêtait à quitter une nouvelle fois Rome pour rejoindre le mirage des conquêtes orientales qui avait englouti Crassus, César fut assassiné. Le parti césarien était désorganisé : l’imprévu de sa mort laissait derrière le dictateur perpétuel deux héritiers potentiels. Celui qui avait combattu avec lui, avait fait carrière dans son ombre, Antoine, se trouvait consul cette année-là. De César, le second, appelé pour peu de temps encore Octavius, héritait la fortune, ce qui n’était pas négligeable, et le nom, ce qui était considérable. Le jeune Mécène, tout comme son père, accompagnait peut-être à ce moment ce jeune parent que César avait entrepris de former depuis plusieurs années en le faisant participer à ses côtés, contre l’avis de sa mère, aux grandes campagnes. Il était bien jeune encore, et Mécène était peut-être même son aîné de quelques années seulement. Leur âge fut un lien supplémentaire de la convergence de leurs fortunes. Dès son retour en Italie, Octave qui prit, à son adoption officielle, le nom de César, entreprit de prendre le pouvoir, que son désormais père, bientôt devenu divin, avait laissé vacant. Il s’opposa immédiatement à Antoine. Dans cette querelle, les Maecenates ne semblèrent pas hésiter. Ils suivirent César le Jeune.
13Les tensions entre les deux héritiers de César allaient de jour en jour croissant. L’un et l’autre perçurent l’intérêt de s’allier les vétérans des légions de César installés en Italie, parfois sous l’égide même d’Antoine. En octobre 44 a.C., Mécène et son père furent envoyés, avec Agrippa en Campanie, pour convaincre, et en quelque sorte acheter, les vétérans des septième et huitième légions. César le Jeune lui-même entama une tournée dans la région, qui le conduisit à traverser le Samnium en revenant à Rome. Alors que, dans le même temps, Antoine s’aliénait le Sénat en voulant récupérer la province de Gaule Cisalpine en lieu et place de la province qui lui avait été attribuée pour l’issue de son consulat, César le Jeune prit le parti de soutenir le Sénat dans cette affaire, pour affaiblir Antoine. Ses soldats devaient lui servir à peser dans le choix d’un chef pour mener la guerre qui se profilait contre le consul félon, que l’assemblée ne parvenait pas, malgré les efforts de Cicéron, à déclarer ennemi public. César le Jeune termina sa tournée en avançant vers Rome, accompagné de toutes ses nouvelles recrues, sur le conseil de Cicéron. La démonstration de force devait pousser le Sénat à légitimer le pouvoir auquel César le Jeune prétendait. La contio convoquée par le tribun de la plèbe C. Cannutius le 10 novembre de cette même année 44 a.C. et destinée à mettre les vétérans au courant de la mission dont se chargeait César le Jeune tourna mal. Antoine avait suivi, dans les mêmes villes, le trajet de César le Jeune, et avait sans doute contribué à détacher déjà un certain nombre d’enthousiastes que le seul nom de César avait fait suivre son héritier. La perspective de s’affronter à Antoine, qui avait combattu avec eux pendant les campagnes de César, acheva de dissuader une partie de ces rengagés. La situation était devenue périlleuse : le Sénat refusa d’entériner la position de César le Jeune. C’est alors que ce dernier se tourna vers son entourage. Les Maecenates, surtout depuis leur alliance avec les Cilnii d’Arretium, possédaient, dans le nord de l’Italie, tout près de la Cisalpine, des domaines et une certaine influence qui pouvait servir le fils adoptif du dictateur défunt. Comptant sur les légions de Macédoine qu’il avait achetées et haranguées par l’intermédiaire de ses proches, César le Jeune quitta Rome pour Arretium et les environs de Ravenna. Sur ces terres des Maecenates et des Cilnii, il recruta des hommes neufs, qui n’avaient pas servi sous César, et n’étaient pas susceptibles de suivre Antoine, auréolé de son prestige de général victorieux. Des fonds nouveaux, fournis sans doute par la famille et par des levées sauvages effectuées dans la région remirent César le Jeune en position plus favorable. La défection des légions de Macédoine lui donna encore plus de poids. César le Jeune l’emporta sur Antoine et, par un incroyable retournement, s’allia à lui et à Lépide pour former le Triumvirat.
14À partir de ce moment-là, les carrières politiques de César le Jeune et de Mécène furent liées. Dans le sillage du premier, et en même temps que lui, le second s’aguerrissait au jeu politique, dans le sillage de son grand-père, l’opposant de Livius Drusus le Jeune. Dans son ombre souvent. Au grand jour parfois. Dans les heures sombres de la lutte en Italie, il joua sans doute de son influence pour adoucir le sort des cités de la péninsule, celles d’Étrurie en particulier. Il savait bien que celui qui pourrait se prévaloir de leur soutien aurait le pouvoir sans partage : les provinces suivraient si le foyer des citoyens soutenait le prétendant au pouvoir. Après la bataille de Philippes, César le Jeune avait reçu la mission de lotir les vétérans libérés à cette occasion : les cités d’Étrurie souffrirent relativement peu des confiscations. Peut-être en 40 a.C. Mécène agit-il aussi pour protéger Perusia de l’ire de César le Jeune qui voulut éradiquer sa population.
15Dès la fin de cette année en tout cas, devant une situation plutôt critique, il intervint sur ordre de César le Jeune. Sextus Pompée, le dernier des bastions républicains, qui avait accueilli les proscrits fugitifs, se muait peu à peu en un « quatrième » triumvir, avec des prétentions au pouvoir. Il fallait envisager de le combattre, ou de se l’allier, tant que la situation militaire n’était pas favorable. Et cela, d’autant plus vite que l’entourage du fils du Grand Pompée tentait de le rapprocher d’Antoine. Mécène se familiarisa alors avec les réseaux pompéiens restés en Italie, car la Sicile, forteresse de Sextus Pompée, lui était inaccessible. Il négocia avec Scribonius Libo, le beau-père de Sextus Pompée, le mariage de sa fille avec César le Jeune. Il faisait des deux ennemis, de part et d’autre du détroit de Messine, deux beaux-frères. La situation était confuse, à la mesure de l’affrontement des forces en présence qui se profilait. Pendant le temps même qu’il négociait un rapprochement avec Sextus Pompée, pour le détacher d’Antoine, d’autres négociateurs, suivant une démarche symétrique et complémentaire dont l’importance était capitale, cherchaient à rapprocher les deux triumvirs. Cocceius Nerva s’y employa, et Mécène fut chargé de parfaire cette alliance. À la fin de l’année 40 a.C., il fit le voyage de Brindes, pour rencontrer Antoine et ses négociateurs. Les accords furent jurés. Ils aboutissaient au mariage d’Octavie, la sœur de César le Jeune, avec Antoine, à la réaffirmation du Triumvirat avec la mise à l’écart de Sextus Pompée, et plus important, à une répartition de l’empire qui, de fait, incluait l’Italie, bien qu’officiellement neutre, dans la part de César le Jeune. La guerre contre Sextus Pompée fut par ailleurs décidée. Il revenait à César le Jeune de la mener. Pour cela, il lui fallait lever des fonds. La taxation qui fut alors décrétée, doublée de la reprise des courses de Sextus Pompée sur la côte qui affamaient Rome, mit l’Italie en ébullition. La situation redevenait franchement difficile et l’hostilité populaire finit par contraindre les triumvirs à traiter avec le fils du Grand Pompée. Mécène, qui avait eu à traiter avec les pompéiens restés en Italie, et particulièrement avec Scribonius Libo, dut s’activer à établir des contacts pour le compte de César le Jeune lors des négociations qui aboutirent, à Misène, à un accord, au printemps 39 a.C. Le traité alors conclu, était de nécessité. Pris sous la pression populaire, il était cependant d’avenir incertain : la place qu’il accordait à Sextus Pompée n’était compatible ni avec les ambitions, ni avec le programme politique des deux triumvirs. Il apportait néanmoins une détente salutaire qui permit à César le Jeune de reprendre pied sur le terrain italien, de reconstituer ses forces bien éprouvées, et à Antoine de poursuivre ses rêves orientaux.
16Mécène, avait, dans les années précédentes, noué des contacts qui marquèrent toute sa vie future. En 40 a.C., alors que Pollion était devenu gouverneur de Macédoine, Virgile était définitivement entré dans son groupe de sociabilité. L’année suivante, il présentait, avec Varus, Horace à son protecteur. Vu le passé politique trouble de ce dernier, républicain, sauvé de la défaite infâmante par des antoniens, Mécène fit patienter le postulant pendant neuf mois. Puis, convaincu par son talent sans doute, Horace fut autorisé à intégrer le groupe qui entourait le familier du jeune César, jusque dans ses voyages diplomatiques. Voyages diplomatiques qui, d’ailleurs reprirent rapidement : César le Jeune n’avait de cesse que de briser la puissance de Sextus Pompée, l’homme de trop dans le jeu politique, parce qu’il était le dernier qui défendit les assassins de son père adoptif, parce qu’il était un élément supplémentaire dans le jeu à trois qui menait l’empire, enfin parce qu’il représentait une menace réelle en l’Italie que César le Jeune voyait définitivement et avec raison comme l’assise de tout pouvoir durable. Il avait donc entrepris de partir à nouveau en guerre contre la forteresse de Sicile.
17La campagne de 38 a.C. tourna quasiment au désastre, si bien qu’il fallut appeler Antoine à l’aide. Mécène fut dépêché à Athènes pour rencontrer le maître de l’Orient. Il y reçut les honneurs du peuple athénien qui lui éleva une stèle. Cette mission était préparatoire à des entretiens qui devaient avoir lieu au plus tôt en Italie du Sud. Il s’agissait de disposer Antoine à apporter de l’aide à César le Jeune, ou du moins, à éviter qu’il ne s’opposât à la reprise de la guerre. Dans le même temps, ce dernier avait continué ses efforts au long cours pour reconstituer ses forces. Agrippa rappelé, une nouvelle flotte avait été mise en chantier, qui rendait l’intervention d’Antoine moins urgente. Malgré cela, un rendez-vous manqué faillit brouiller les deux triumvirs. C’est finalement l’intervention d’Octavie, sœur de César le Jeune et épouse d’Antoine, qui permit de parvenir à une rencontre à Tarente. Les résultats de la conférence étaient capitaux : ils renouvelaient le triumvirat, parvenu à expiration, confirmaient le partage des terres de l’empire, et mettaient en place une aide militaire réciproque entre Antoine, pour mener sa campagne d’Orient, et César le Jeune, pour conduire la guerre de Sicile. Les négociations avaient porté leurs fruits. César le Jeune pouvait reprendre l’offensive. La première partie de la campagne ne fut pas de tout repos : devant les revers du jeune triumvir, les pompéiens restés à Rome s’agitèrent. Mécène, en urgence fut, une fois de plus, dépêché pour les contenir. Rien de plus facile pour lui, qui avait mené deux négociations respectives avec tous les membres du parti de Sextus Pompée restés en Italie, que de repérer et de réduire au silence des hommes qui comptaient agiter la foule contre César le Jeune. Les vicissitudes de la campagne, après une première victoire d’Agrippa à Mylae le 2 août 36 a.C., nécessitèrent que Mécène fût renvoyé à Rome, pour contenir de nouveaux fauteurs de troubles. Ce qu’on pourrait considérer comme un parti pompéien n’y était peut-être pas pour grand-chose : Mécène acquit l’expérience de la répression des troubles politiques, et du maintien de l’ordre dans la capitale. Son mandat particulier s’étendait à l’Italie qui était, elle aussi, parcourue de soubresauts. La victoire de Nauloque, le 3 septembre délivra César le Jeune de deux ennemis à la fois. Le premier, déclaré. Sextus Pompée était mis hors course définitivement. Il avait réussi à s’enfuir, mais sans soutien, sa force politique était réduite à néant et il fut bientôt tué. Le second, paradoxal. Lépide, le troisième des triumvirs, fut accusé de collusion avec Pompée, et déposé d’autant plus facilement que ses troupes l’abandonnèrent. Présent ou non lors de ces événements, Mécène, avait, en amont, préparé le terrain par ses missions diplomatiques, et avait permis qu’elles fussent mise en œuvre dans les meilleurs conditions qui fussent pour César le Jeune, c’est-à-dire sans craindre de soulèvements à l’arrière.
18Les années suivantes furent marquées par un calme relatif dans la Péninsule. César le Jeune menait alors les campagnes d’Illyrie dont il revint victorieux. L’affrontement avec Antoine se profilait néanmoins et la crise éclata en 32 a.C. Après de houleuses séances du Sénat où les deux triumvirs restants échangèrent leurs vues par leurs partisans interposés, la rupture fut consommée lorsqu’Antoine répudia Octavie, et que César le Jeune lut le testament d’Antoine en public : il prétendait qu’Antoine lésait Rome au profit de Cléopâtre et de ses enfants égyptiens. L’affrontement armé se préparait. Pour cela, à nouveau, il fallut des fonds. Et Mécène, qui avait sans doute employé ces années de paix à assurer l’Italie des intentions de César le Jeune, fut chargé, à cette époque sans doute, de mettre en œuvre des levées qui, comme toujours, étaient bien impopulaires. Ordonnées par César le Jeune, les taxes étaient mises en recouvrement par le chevalier d’origine étrusque qui scellait les demandes envoyées aux cités de son sceau à la grenouille. Il n’était néanmoins pas temps de fâcher l’Italie. Aussi Mécène paya-t-il de sa poche, comme d’autres riches chevaliers, une partie des frais de la campagne, en attendant la récompense de la victoire.
19Le travail des années précédentes porta ses fruits lorsqu’il fallut que les cités d’Occident prêtassent serment de suivre César le Jeune dans la guerre contre l’Orient. La conjuratio Italiae, sans réelle valeur juridique, accordait un surcroît de légitimité à cette campagne. L’affrontement se profila dans la baie d’Ambracie, au droit d’Actium. Mécène était peut-être présent. Mais le 2 septembre 31 a.C., marqué par le replis d’Antoine et de Cléopâtre sur l’Égypte, ne signifiait pas la fin des hostilités. Mécène fut envoyé une fois encore à Rome pour éviter qu’en l’absence de César le Jeune, la situation ne devînt intenable, car les partisans d’Antoine n’avaient pas tous renoncé. Lui fut adjoint Agrippa, maladroit à régler la situation des vétérans libérés après Actium. César le Jeune apaisa leurs revendications, avant de repartir pour l’Orient en laissant à ses deux fidèles acolytes son sceau. Ils avaient ainsi le pouvoir, exorbitant à l’évidence, de lire et de modifier les lettres qu’il adressait d’Orient au Sénat et aux magistrats. Le triumvirat courait toujours, et Antoine en avait été déchu, comme Lépide l’avait été en 36 a.C. Il était loisible au seul triumvir restant, de régir la République par ses édits. Donner à Mécène et Agrippa le pouvoir de les modifier lui évitait de leur conférer des pouvoirs ; c’était aussi leur permettre de gouverner, au mieux, en son absence. Une des formes de gouvernement de l’Empire prenait forme.
20En 30 a.C. César le Jeune termina le conflit en vainquant définitivement et en acculant à la mort ses deux adversaires. Son retour s’annonçait triomphal. La victoire d’Égypte lui permit de rembourser les prêts personnels qu’il avait contractés auprès de ses proches. Mécène y gagna des terres que le vainqueur d’Alexandrie lui concéda personnellement. Cependant, à Rome, les derniers républicains avaient échafaudé une conspiration qui reposait sur les épaules, fragiles, d’un jeune homme : le fils de Lépide, le triumvir écarté. Mécène eut vent de la conspiration qui projetait d’assassiner le triumvir à son retour d’Orient. Sans éclat, les conjurés furent circonvenus, le jeune homme envoyé à Actium où César le Jeune faisait relâche avant son retour, pour célébrer sa victoire vieille d’un an. Chargé formellement de maintenir l’ordre, Mécène n’outrepassait pas ses pouvoirs : César le Jeune jugea le fils de Lépide et le condamna. L’Empire qui n’était pas encore né, n’avait plus d’ennemis intérieurs. Mécène profita de la gloire de celui qu’il soutenait : plusieurs fois, il fut acclamé au théâtre, comme un magistrat qu’il n’était pas.
21Après son retour et ses triomphes, la question se posa pour César le Jeune de savoir quel avenir donner à la République qui s’accommodait mal de ses pouvoirs de triumvir. C’est pourquoi il les rendit, de manière négociée, lors des séances du Sénat du mois de janvier 27 a.C., lors desquelles il prit le cognomen d’Auguste. Le discours politique du Prince fut celui de la restituta res publica. La République continuait, elle n’avait pas cessé d’exister et le Prince en garantissait le fonctionnement. Il recevait des pouvoirs exceptionnels pour un temps limité, mais ne modifiait pas le fonctionnement des institutions. Ce compromis était le fruit d’une intense réflexion, et il est sûr que si le génie politique d’Auguste se manifesta à un moment de sa carrière, ce fut à cette occasion. Mais cet acte fondateur du Principat ne fut pas de la seule paternité d’Auguste. Ses proches conseillers avaient dû, avec lui, élaborer ce schéma de gouvernement. Convaincus les uns et les autres que Rome ne pouvait plus vivre que sous le pouvoir d’un seul, restaient à régler les formes de cette transformation radicale du gouvernement. Mécène participa sans nul doute à ces réunions de cabinet comme il fut plus tard un habile conseiller de la tournure à donner à l’Empire qui se construisait.
22Mais cette restitution avait une contrepartie : il fallait que les formes habituelles d’exercice du pouvoir fussent respectées. Mécène ne trouvait donc plus de place sur le devant de la scène, que d’ailleurs, ni son goût, ni ses opinions philosophiques ne le poussaient à réclamer. Commença pour lui un retrait, mais non pas une retraite. Il fut toujours, auprès de l’empereur, un conseiller écouté. Quand il s’agit de donner son avis sur l’avenir du régime, Mécène pencha pour une politique dynastique élective, en faisant entrer dans la famille du Prince le meilleur : Agrippa. Et toujours, Mécène accompagnait celui qu’il n’avait pas quitté depuis 44 a.C., même s’il n’avait pas la visibilité et le prestige d’un magistrat. Et toujours, Auguste passait à Mécène les originalités que sa fierté d’Étrusque ou ses goûts différents le poussaient à commettre. Et le Prince pardonna à une querelle de mimes parce que l’un était le protégé de Mécène, et qu’ils avaient créé, sous son égide, un genre nouveau qui occupait une partie du peuple au théâtre. Il ferma les yeux sur l’immense et luxueux palais que le chevalier d’origine étrusque s’était constitué pendant les guerres civiles sur l’Esquilin. Mais là encore, l’utilité n’en était pas nulle : Mécène s’appropriait la mémoire de Servius Tullius, le roi démocrate de Rome, un bel exemple pour le Princeps qui restaurait la République. Et, de surcroît, il menait une opération d’urbanisme dans cette Rome qu’Auguste prétendit avoir reçu de briques et rendre de marbre. Vedius Pollion, voisin de Mécène, richissime lui aussi, possesseur d’une villa sur l’Esquilin, ancien collaborateur de César le Jeune, tomba pourtant dans une semi-disgrâce qui ne permit pas à sa villa d’être sauvée : à sa mort, elle fut rasée et Auguste construisit un monument public en ses lieu et place. C’est que Mécène, l’indispensable conseiller, était resté, à la différence de Vedius, un proche du Prince.
23L’Empire n’allait pas tout seul cependant : des conspirations, encore. En 23 a.C., un gouverneur, en procès pour avoir outrepassé les ordres, invoqua des instructions reçues d’Auguste ou de Marcellus. Le Prince intervint devant la cour sans y avoir été invité. Le défenseur, alors, s’insurgea violemment. C’était le beau-frère de Mécène. Il conspira l’année suivante, preuve que toute opposition n’était pas éteinte. La grande famille des Terentii, malgré son alliance avec ce proche d’Auguste, n’était pas entièrement ralliée, et son passé anti-césarien ressurgissait à l’occasion. Mécène commit l’imprudence – peut-être voulue – de révéler à son épouse que son frère allait être inquiété. Murena s’enfuit, fut condamné par contumace et exécuté. Sa fuite n’était-elle pas un aveu de culpabilité ? Déjà, auparavant, les relations avec Terentia n’étaient pas faciles. Mécène se sépara d’elle, puis ils se remarièrent, puis se séparèrent à nouveau. Si Mécène avait la réputation d’être volage, Terentia avait celle d’être difficile et on lui forgea celle de marivauder avec Auguste. Les deux hommes ne se brouillèrent pas pour autant : Auguste fréquentait toujours l’Esquilin.
24Pendant toutes ces années, Mécène avait entretenu autour de lui des poètes qui avaient, en lui, et dans Auguste ensuite, rencontré un répondant à leurs aspirations de paix. Tacite eut beau dire que l’Empire fut installé lorsqu’il n’y eut plus personne qui fût né sous la République, l’Empire fut poussé par des hommes qui l’avaient connue et étaient dégoûtés des jeux instables auxquels elle avait donné lieu. Cela n’en faisait pas de serviles porte-plume du régime. En assurant une vie confortable aux poètes, et leur donnant l’assurance de son soutien qui les poussa dans le monde, Mécène vit naître autour de lui des chefs d’œuvres : les Bucoliques et l’Énéide de Virgile qui mourut en 19 a.C., les Satires, les Odes, les Épîtres et les Épodes d’Horace, puis les Élégies de Properce et sans doute d’autres œuvres que nous ne pouvons plus lire aujourd’hui. Les uns et les autres, du cénacle de l’Esquilin, atteignirent les sommets à la mesure de ce que leur art leur permettait. Ils contribuaient en tout cas à répandre dans la société les grands axes d’une idéologie qui fut celle du premier principat de l’histoire de Rome.
25Les dernières années de la vie de Mécène furent troublées, persiffle Sénèque, par la vie un peu chaotique qu’avait menée le chevalier d’origine étrusque. Mais c’est là le résultat d’une image reconstruite et déformée par de multiples lentilles, philosophiques, politiques, rhétoriques, personnelles… Le prince étrusque en son domaine de l’Esquilin regardait toujours Rome, et se préoccupait de son bien-être, au point qu’Horace devait se faire plus épicurien que lui-même et lui rappeler de profiter des instants présents et de laisser à d’autres le souci du bien public. Auguste se fiait à son jugement, surtout quand il était question de le tempérer, lui, le Prince auquel on reprocha longtemps les excès triumviraux de sa jeunesse.
26En 8 a.C., Mécène mourut. Il fut enterré sur l’Esquilin dans un tombeau à tambour, bien proche de celui que le Prince faisait construire sur le Champ de Mars : c’est qu’un prince, étrusque, venait de mourir dans une Rome nouvelle, la Rome de l’Empire.
Notes de bas de page
1 Ou plutôt il s’agit d’un terme souvent employé, tout en étant rarement défini : voir sur ce constat, en histoire en générale et pour la fin de la République en particulier, Bruhns, 2003.
2 Prop., II, 1, 73 : Maecenas nostrae spes inuidiosa iuuentae.
3 Prop., III, 9, 34.
4 L’année de la mort de Mécène est fixée par DC., LV, 7. Il n’est en aucun cas possible de se fonder sur Suet., Vit. Hor., p. 122 (éd. Rostagni) pour en fixer le jour, attendu que l’intégralité du passage qui pourrait donner l’indication est une restitution hasardeuse d’une lacune certaine. S’il est assuré que le texte du manuscrit decessit (…) post nonum et quinquagesimum annum est fautif (pour des raisons de constructions et par ce que l’on sait par la Chronique de saint Jérôme qu’Horace vécut 57 ans), il n’est pas raisonnable de restituer : decessit (…) post nonum et quinquagesimum <diem quam Maecenas obierat, Romae, aetatis agens septimum et quinquagesinum> annum.
5 Eleg., I, 103-104.
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