Chapitre 1. Des revendications décalées : Mécène descendant de rois étrusques
p. 21-93
Texte intégral
Introduction : le discours de l’identité ou de la possibilté de remonter à une identité auto-définie
1Étudier les revendications identitaires de Mécène pose d’emblée la question des sources. Est-il possible de repérer des éléments d’un discours qui remonteraient à Mécène lui-même ? Les fragments conservés de ses écrits sont par trop réduits pour que nous puissions en tirer grand-chose. Tirés d’œuvres de genres variés, ils ne sont souvent que des syntagmes extraits à des fins polémiques, sans que nous puissions ni les à rattacher à une œuvre précise, ni même parfois en comprendre vraiment le sens1. Il nous faut donc, de ce fait, nous contenter de sources indirectes dans lesquelles plusieurs critères apparaissent pour décrire Mécène : il est, pour la grande majorité des auteurs, étrusque, descendant de roi et chevalier romain2. Si l’on réduit le champ aux contemporains, on trouve, indifféremment, les trois caractéristiques. En revanche, dès lors que l’on se décale chronologiquement, les deux premières disparaissent au profit de la troisième3. Velleius Paterculus4 déjà, qui est pour nous l’auteur postérieur le plus proche de Mécène, ne le qualifie plus que comme chevalier, d’illustre famille. Ce qualificatif recouvre peut-être l’allusion à l’ascendance royale étrusque. Qu’importe : cette dernière n’apparaît plus clairement, ce qui mérite commentaire. Que cela peut-il signifier ? Sans nul doute que l’affirmation de l’ascendance royale et de l’origine étrusque, qui disparait, émanait de la volonté même de Mécène. Par l’intermédiaire des poètes de son entourage (que ce soit sous la forme de la commande ou par complaisance de leur part, ou enfin, parce que, dans le groupe qu’ils formaient, l’ascendance royale étrusque était une donnée admise), il nous semble que, grâce à ces apostrophes, nous pouvons remonter jusqu’à une part de discours identitaire produit par Mécène lui-même.
2Plusieurs éléments viennent étayer cette hypothèse. Le premier est l’argument chronologique : après la mort de Mécène, ce type de discours cesse d’apparaître dans nos sources, alors même, Velleius Paterculus en est la preuve, que les auteurs s’intéressent malgré tout à ses origines. Deuxième élément de preuve : l’originalité du procédé. La pratique de la dédicace, qu’elle soit adressée à un patron ou à un dédicataire plus occasionnel, ne se développe jamais de la sorte, en se fondant sur des éléments aussi originaux. Troisième élément de preuve : une infime dissonance, chez Horace, nous fait soupçonner que le canal étrusque et royal, dans l’éloge de Mécène, était en quelque sorte un « passage obligé » pour le poète. La sixième satire du premier livre5 qui est sans doute à compter parmi les pièces les plus anciennes d’Horace, rédigée peu après son entrée dans l’entourage de Mécène, commence par un éloge qui reprend les deux topiques : l’origine étrusque et la gloire des ancêtres royaux6. Or, quelques vers plus tard, Horace rappelle avec satisfaction comment les Tarquins, derniers rois étrusques de Rome en furent chassés… La maladresse a surpris et nous devons croire, si nous voulons en dédouaner Horace, que la dédicace à Mécène telle qu’elle est pratiquée par le poète, empruntait des canaux obligés.
3Dernière preuve enfin, de la main même d’Auguste. Dans une lettre sur laquelle nous aurons à revenir, l’empereur sature de mentions à l’Étrurie les sobriquets dont il affuble Mécène.
Idem Augustus quia Maecenatem suum nouerat stilo esse remisso, molli et dissoluto, talem se in epistulis quas ad eum scribebat saepius exhibebat, et contra castigationem loquendi quam alias illi scribendo servabat in epistula ad Maecenatem familiari plura in iocos effusa subtexuit: vale mi ebenum Medulliae, ebur ex Etruria, lazar Arretinum, adamas Supernas, Tiberinum margaritum, Cilniorum smaragde, iaspi figulorum, berulle Porsennae carbunculum Hadriae, ἴνα συντέμω πάντα μάλαγμα moecharum7.
« Sachant que son ami Mécène avait un style relâché, plein de douceur et d’indolence, Auguste prenait assez souvent le même ton dans les lettres qu’il lui écrivait, et, contrairement à l’application à châtier son style qu’il observait ailleurs dans l’écriture, dans une lettre familière à Mécène, il répandit à la fin, une profusion de plaisanteries : « Adieu mon ébène de Médullie, mon ivoire d’Étrurie, mon laser d’Arretium, mon diamant de l’Adriatique, ma perle du Tibre, émeraude des Cilnii, jaspe des potiers, béryl de Porsenna, escarboucle de l’Italie, bref, matelas des courtisanes. »
4Attendu qu’Auguste parodie ici le style de son ami, il est tout à fait certain que tant la forme (et sur ce point, les jugements antiques sont unanimes) que le fond devaient démarquer d’assez près des discours effectivement tenus par Mécène. De fait, cette lettre prête à Mécène un goût, sinon une connaissance particuliers pour les pierres fines ou précieuses, ce que confirme Pline qui le cite comme source de son livre XXXVII consacré au sujet. L’autre thème de la lettre, la référence à l’Étrurie remonte donc sans doute aussi à Mécène lui-même. Tous ces éléments nous permettent d’atteindre semble-t-il une strate du discours sur soi qui émane directement de Mécène.
5Cela posé, il faut étudier précisément quelles étaient les implications de ces revendications et, en particulier, quel était leur référent, que celui-ci soit à chercher dans une réalité historique tangible, ou dans un imaginaire partagé. Ceci encore ne constitue qu’une partie de l’examen du discours identitaire : il faudra en traquer les origines, en tant que discours, c’est-à-dire étudier si et comment il était possible de se donner comme Étrusque, pour mesurer si Mécène s’inscrivait, par ses propres affirmations, dans une lignée dont nous devrons explorer les origines. Cette démarche nous conduira à étudier dans un premier temps la construction du discours portant sur les origines géographiques, puis celui sur l’ascendance royale, avant d’étudier quelle pouvait être leur portée à la fin de la République.
Le discours de l’identité et ses ancrages historiques
6Pour tester la validité et évaluer le degré d’adéquation des prétentions généalogiques de Mécène, ancrées en Étrurie, il est nécessaire de situer géographiquement l’origine de sa famille. Ce repérage passe habituellement par la collecte des indices épigraphiques qui attestent la présence d’une famille dans un lieu donné, avec toutes les précautions qu’imposent les limites à la fois qualitatives – que signifie exactement la gravure d’une inscription dans un lieu donné ? – et quantitatives – que représente notre corpus au regard de la production épigraphique ? Avant toute chose cette démarche suppose claire la séquence onomastique de Mécène, ce qui n’est pas le cas.
La séquence onomastique de Mécène et ses attaches géographiques
Maecenas
7L’immense majorité des références du corpus lui attribue le nom par lequel nous avons l’habitude de le désigner après francisation, soit Maecenas8.
8Ce nomen pose des problèmes morpho-linguistiques qui rendent compliqué le repérage d’un ancrage géographique. Varron semblait pourtant ouvrir la voie à un l’établissement d’une attache locale affirmant que Maecenas était un nomen issu d’une dérivation toponymique9. La notice n’est cependant linguistiquement pas très claire et mêle deux éléments. La première piste explorée par Varron, celle de l’équivalence des suffixes en -as et en -ius, est étymologiquement juste. Il a été établi que ces deux formations étaient actives à date haute en étrusque et dans les langues italiques sans que l’on puisse déterminer un sens d’influence entre les deux pôles10. Mais l’hypothèse ne sert chez Varron qu’à expliquer le doublon des nomina (Maecenas vs. Maecenius) et non pas à établir leur étymologie.
9La seconde hypothèse se fonde sur un exemple, celui d’Urbinas que Varron semble supposer issu du nom de la cité d’Urbinum. La dérivation en -as / -atis n’étant pas très vivante en latin11, il est possible qu’il soit arrivé à cette conclusion par inférence à partir de cas comme celui d’Arpinas (< Arpinum), sans faire le lien avec d’autres termes latins issus du même mode de dérivation qui ne sont cependant pas issus de toponyme (ex : optimus > optimas). Varron aurait alors commis une erreur en « reconstruisant », sur le modèle de la dérivation en -as utilisée en latin, entre autres usages, pour former les ethniques, une étymologie toponymique pour les quelques noms, manifestement allogènes au latin, qu’il donne dans ce passage. Même s’il ne fait, dans ce passage, aucune référence à l’étrusque, il est possible qu’il ait connu la dérivation en -te / -θe utilisée dans cette langue pour former des ethniques12. Cependant sa reconstruction serait fautive : si c’est aux ethniques étrusque présentant la séquence -ate / -aθe qu’il faisait référence (ex : Nulaθe < Nola ; Manθate < Mantua), le -a- n’appartient pas au suffixe, mais au radical.
10Quoiqu’il en soit, pour les cas particuliers cités par Varron, le toponyme originel n’est pas repérable, sauf dans le cas d’Urbinum (pour lequel cependant, on peut se demander si ce n’est pas la proximité avec Urbs qui a joué) : Lesas n’est pas autrement connu, quant à Carrinas et Ufenas on ne sait pas qu’ils dérivent d’un nom de lieu. Pour Maecenas, il faudrait supposer une construction sur *Maecen-as pour retrouver le toponyme originel et l’enquête n’est pas plus fructueuse13.
11Qu’en est-il de l’étymologie du nomen telle qu’elle a été établie par les Modernes ? Celle que proposa Schulze14 en son temps (Mehnate, provenant par échange [f] / [h], bien attesté dans les langues d’Italie, d’un *Mefanate, syncope Mefnate15) doit être écartée, car le développement d’un élément [k] présent dans la séquence Maec- serait alors inexplicable. Perusia foyer d’attestation de Mehnate16, devient moins crédible comme cité d’origine de la famille. L’étymologie pourrait en revanche se fonder d’une manière linguistiquement plus satisfaisante sur la séquence : *maicenate > *mecenate > *mecnate > lat. Maecenas. Malheureusement, on ne repère aucune attestation de ces nomina ou de formes apparentées17 : les formes les plus proches sont un mencnas (AT 1.202), mencni (Ta 1.239) qui ne peuvent se résoudre en *mecnate à cause du [n] intercalé dans le radical. Ce nomen pourrait avoir été formé soit par la dérivation d’un toponyme avec suffixe -te / -θe sur une base *mec(e) n, absente du corpus ; soit par la dérivation en -na, courante en étrusque pour former les gentilices, sur un radical en *maic- / *mec- (et non plus *mec(e) n-) qui n’est pas plus repérable.
12L’enquête étymologique se révèle complexe et peu fructueuse. Elle ne fournit en tout cas aucune assise géographique au nomen de Mécène.
13Mécène portait par ailleurs le prénom de Caius, que les sources littéraires lui donnent à quatre reprises18, et que les inscriptions confirment amplement. Outre les épitaphes de ses affranchis qui sont une preuve indirecte19, la grande inscription qui ornait le tombeau collectif qu’il leur avait fait élever sur l’Esquilin20 porte le prénom Caius. Le nomen et le praenomen sont donc les deux éléments les plus fréquents et, de plus, communs aux textes littéraires et à l’épigraphie. L’absence de cognomen à cette époque ne doit pas surprendre, l’usage de ce troisième élément ne se fixant définitivement que dans les premières années du premier siècle de notre ère21.
14Sur cette base, le travail de repérage géographique du nom Maecenas reste assez compliqué, faute de sources. Le nombre d’inscriptions mentionnant des Maecenates est certes élevé, mais cette abondance est trompeuse puisqu’elle concerne en réalité les affranchis de Mécène regroupés à Rome dans des tombeaux collectifs, ce qui ne nous renseigne guère sur l’origine géographique de la famille. Nous ne possédons en définitive que trois inscriptions antérieures à ou contemporaines de Mécène, et deux attestations littéraires du nom pour le Ier s. a.C.
15Les deux attestations littéraires ne fournissent que des arguments secondaires pour l’identification des origines géographiques du nomen. La première par ordre chronologique donne C. Maecenas dont nous savons par Cicéron qu’il s’opposa, aux réformes judiciaires de Livius Drusus en 91 a.C.22, la seconde23 concerne un Maecenas qui fut scribe de Perperna et participa au banquet qui vit l’assassinat de Sertorius. Dans l’un et l’autre cas, rien ne permet de conclure définitivement à une origine étrusque, sinon le fait que les événements politiques auxquels ils participent sont généralement reliés au milieu étrusque : les Toscans s’opposèrent, dans une certaine mesure, à une partie de la réforme de Drusus24, tandis que dans l’entourage de Perperna, l’élément étrusque occupait une grande place.
16L’épigraphie latine n’est pas d’un plus grand secours. L’inscription manifestement la plus ancienne est romaine et concerne un Lucius Maecenas, fils de Decimus, inscrit dans la tribu Maecia25, ce qui n’apporte aucune réponse quant à l’implantation géographique étrusque du personnage puisque cette tribu n’est pas attestée en Étrurie, mais laisse la voie ouverte à deux hypothèses : soit l’inscription date d’après la Guerre sociale26 et l’on conclut qu’une branche au moins des Maecenates était implantée dans une cité, hors d’Étrurie27 qui reçut la Maecia lors de la municipalisation de l’Italie ; soit l’inscription est antérieure, et il faut penser que le père de ce L. Maecenas fut inscrit dans cette tribu dans une cité qu’il est impossible de déterminer28.
17L’inscription du tombeau des affranchis et affranchies de Mécène29 comporte le nom de la tribu Pomptina, attestée en Étrurie, et notamment à Arretium30 et c’est le seul élément positif sur lequel s’appuient tous les auteurs qui attribuent aux Maecenates une origine arétine « bien établie »31.
18D’autres rares attestations du nom se trouvent en Étrurie, à Florentia32 et à Clusium33 sur des pierres qui ne nous fournissent aucun renseignement précis sur les personnages qu’elles mentionnent et qu’il donc difficile de rattacher à Mécène. Leur datation est incertaine et chacune d’entre elles peut parfaitement faire référence à des affranchis de notre personnage, ou à leurs descendants. L’épigraphie latine est par ailleurs muette dans la cité de Perusia qui constituait, selon Schulze, le foyer du nomen à l’époque étrusque, à tort, nous l’avons vu34.
19Le dossier des attestations du nomen Maecenas s’avère ténu, et ne permet pas de porter de conclusions géographiques assurées. L’inscription de Decimus laisse penser qu’il existait peut-être plusieurs branches de la famille dont nous ne pouvons saisir avec précision les évolutions, ni à la période étrusque, ni à la fin de la République romaine.
Cilnius
20Si l’on s’en tenait à l’examen des textes littéraires et des inscriptions cités, la question du nom serait claire. Cependant, trois documents viennent perturber ce schéma en proposant une séquence onomastique plus complexe, souvent acceptée sans analyse critique satisfaisante35. Ces textes sont d’origines diverses (un texte de Tacite, la lettre déjà citée, écrite de la main d’Auguste et transmise par Macrobe, et une inscription36), ce qui semble à première vue exclure une possible filiation entre eux. Tous trois intercalent dans la séquence le terme Cilnius à une position différente : le texte des Annales avant Maecenas, sans mentionner de prénom, celui de Macrobe le cite seul ; l’inscription enfin ne présente l’élément Cilnius qu’au terme d’une restitution effectuée par son découvreur au XVIIe siècle, mais dont la lecture a été contestée37.
21Faut-il donc croire que Mécène portait un nom qui aurait pu prendre la forme de Caius Cilnius Maecenas, si l’on respecte l’ordre donné pour les divers éléments par Tacite et par l’inscription ? Dans cette position, Maecenas semble devenir un cognomen. Si cette hypothèse ne constituerait pas en soi un unicum (les historiens anciens avaient tendance à désigner tel ou tel personnage par leur cognomen employé absolument, parfois avec le prénom38), elle soulève cependant plusieurs difficultés. D’abord, Varron, dans le texte cité, donne ce nom parmi une liste de nomina et non pas de cognomina39. Certes on peut avancer quelques exemples de nomen employé comme cognomen, mais il s’agit généralement des cas de provinciaux, de nouveaux citoyens, qui tendent à accentuer leur romanisation juridique par l’emploi en cognomen non pas d’un dérivé de nom indigène, mais d’un prestigieux nomen latin40. Mécène n’entre pas dans cette catégorie car la citoyenneté dans la famille devait être acquise depuis assez longtemps déjà41. Par ailleurs la terminaison en -nas désignait de toute évidence le nomen comme étrusque.
22Ensuite, l’onomastique des esclaves et des affranchis fournit un second argument contre cette hypothèse. Ces derniers en effet, à leur libération, avaient coutume de porter comme nomen et praenomen ceux de leur ancien maître42. Or dans les épitaphes d’époque augustéenne, les affranchis portent le nomen de Maecenas et jamais celui de Cilnius. Quant aux esclaves, on connaît certains de ceux qui, à la mort de Mécène, furent légués par testament à Auguste, et passèrent ensuite dans le patrimoine de Livie et de Tibère43. Conformément à l’usage des esclaves passés de main en main, ils portent deux noms44, celui qu’ils portaient dans l’esclavage et un second nom formé sur le nomen de leur premier maître. Or on connaît plusieurs Maecenatianus dans les tombes de la familia impériale, mais aucun Cilnianus45. L’épigraphie ne révèle aucun cas où la nomenclature de l’esclave ou de l’affranchi aurait été fondée sur le cognomen du maître.
23Il en va de même pour les adjectifs qualificatifs utilisés pour désigner les biens immobiliers, qui sont dérivés sur le nomen Maecenas et non Cilnius : la tour des jardins est décrite comme turris maecenatiana, les jardins eux-mêmes sont désignés sous le terme d’horti maecenatiani46, les propriétés égyptiennes de Mécène sont nommées, en grec, grâce à l’adjectif μαικενατιανος-ή clairement décalqué du latin47. Or, même si la pratique de la désignation des jardins en particulier ne répond pas à des règles fixes, la dérivation se fait généralement sur le nomen48.
24Dernier argument enfin, l’épigraphie ne donne pas d’exemple où le cognomen est cité avant le nom de la tribu49. Or, si l’on suppose que Maecenas constituait le cognomen de Mécène, alors il faudrait admettre que, dans l’inscription du tombeau de ses affranchis50 non seulement, on aurait fait exception à cette règle mais qu’on se serait aussi abstenu d’inscrire le gentilice Cilnius, ce qui est bien peu crédible.
25Que penser alors de l’insertion de Cilnius dans la séquence onomastique attribuée à Mécène ? Cilnius étant un nomen gentile51 attesté par de nombreux témoignages tant archéologiques que littéraires, Mécène aurait-il eu deux nomina ?
a) L’apport philologique
26Le témoignage du texte des Annales52 ne semble pouvoir être mis en doute. Le manuscrit sur lequel sont fondées les éditions des Annales, le Mediceus n° 68.1, portait la graphie Cillinus que Juste Lipse, dans son édition imprimée de 1574-1607 corrigea en Cilnius53. Si la présence de Cilnius résultait d’une erreur de copiste, elle ne pourrait avoir été tirée que d’un mauvais développement d’un C. Maecenas originel54. Mais on voit mal comment à partir de cette mention du praenomen, un copiste aurait pu aboutir au développement Cilnius Maecenas s’il n’avait pas eu d’autres sources à sa disposition pour lui suggérer ce second nomen. Or nous ne possédons que le texte de Macrobe qui puisse autoriser le rapprochement de la gens Cilnia et de la gens Maecenatia. À moins de supposer l’existence de sources à la disposition du copiste mais perdues pour nous, et qui de toute manière corroboreraient le lien entre les deux familles, il est plus simple d’accorder pleine créance au manuscrit et d’admettre que le nom Cilnius était bien présent chez Tacite.
27L’extrait des Annales se présente comme un petit excursus sur l’évolution de la préfecture de la Ville depuis l’époque royale. Or, si Tacite utilisa des sources écrites, peut-être annalistiques pour les périodes anciennes, pour le cas de Mécène nous devons exclure les sources officielles puisque le rôle qu’il tint n’entra pas dans le fonctionnement normal de l’État55. Tacite tira-t-il le renseignement de mémoires privés – ceux de Mécène56 ? –, ou en histoires du triumvirat. Et il se pourrait bien que le nom Cilnius ait été présent dans cette source, preuve qu’à l’époque de Mécène on utilisait cette dénomination.
28À moins que le rappel du nomen Cilnius ne soit, sous la plume de Tacite, une manière détournée de critiquer la position illégale de Mécène57. La suite de l’excursus indique, en effet, qu’Auguste régularisa la situation en confiant finalement la préfecture à un consulaire, manière à peine voilée de rappeler que Mécène n’était que chevalier et qu’il disposait, malgré la dignitas du second ordre, de pouvoirs exorbitants de la règle commune. L’insistance sur cette onomastique étrange sonnerait alors comme un reproche supplémentaire chez Tacite : Rome et l’Italie furent confiées à un chevalier. Étrusque qui plus est, pourrait-on lire entre les lignes de ce rappel du nomen Cilnius.
29Une autre hypothèse conduirait à penser que Tacite avait lu la lettre même d’Auguste que Macrobe nous transmit quelques siècles plus tard et qui reste la seule autre occurrence indéniable du nomen Cilnius. Le fait est recevable : on sait que Tacite eut accès à diverses sources pour composer ses Annales, et même s’il ne put consulter les commentarii Principum, il put lire les mémoires d’empereurs ou recueils de lettres qui avaient été publiés et qui circulaient librement dans les bibliothèques58. Mais, dans ce cas, pourquoi aurait-il, précisément dans l’excursus sur la praefectura Vrbis, tiré parti de cette lecture de la lettre qui ne touchait en rien le problème abordé dans la page concernée ? Et pourquoi, puisque la lettre d’Auguste concernait les liens entre l’empereur et Mécène, ne l’utilisa-t-il pas pour nommer Mécène de la même manière dans tout son ouvrage, ou du moins lorsqu’il traitait de ces liens particuliers tissés entre l’empereur et lui ? L’hypothèse selon laquelle c’est la source de Tacite qui mentionnait le Cilnius en décrivant les activités de Mécène, semble la mieux à même d’expliquer que la dénomination Cilnius Maecenas intervienne à cet endroit du texte de Tacite. Cela revient à dire que le terme était utilisé par les contemporains de notre personnage, que Tacite le savait, et qu’il en joua.
30Cet extrait, éclaire-t-il la nature du double nom ? Si les premiers noms cités par Tacite (Denter Romulius, Numa Marcius, Spurius Lucretius) remontent à une période où le système onomastique tripartite n’était pas fixé, l’hétérogénéité de dénomination des trois derniers (deux cognomina : Messala Corvinus59 ; un cognomen et un nomen : Taurus Statilius60 ; un unique cognomen : Piso), interdit de conclure sur la nature des éléments onomastiques utilisés par Tacite pour Mécène61.
31Le texte rapporté par Macrobe62 est plus probant. L’établissement du texte de la lettre n’est pas toujours aisé, mais la lecture du nomen Cilnius est assurée. La source du texte de Macrobe est plus claire que celle de Tacite. Le livre II des Saturnalia est consacré à l’exposé de dicta d’hommes célèbres et Macrobe s’est probablement inspiré d’un recueil de lettres et de bons mots d’Auguste qui, s’il ne circulait plus couramment à son époque, devait au moins se trouver dans son abondante bibliothèque63. Il est peu vraisemblable cependant qu’il ait eu accès à l’original de la lettre qui, près de cinq siècles après sa rédaction, devait être perdu. Cependant, nous avons là le témoignage le plus solide, car le plus proche de Mécène, du lien avec le nomen Cilnius.
32À l’issue de ce parcours, quelles sont les données du problème ? D’une part, Mécène devait donc porter un polyonyme, sans quoi on ne voit pas pourquoi Auguste et Tacite auraient employé le nomen Cilnius pour le désigner. Cependant, d’autre part, de ce polyonyme, les textes publics, telle l’inscription de la tombe de ses affranchis, ne tiennent pas compte. Les raisons expliquant ce double nom à une époque où le polyonyme n’est pas courant, peuvent être de plusieurs ordres.
33Une première raison a été évoquée, qui est d’ordre symbolique64. Une objection à la réalité généalogique, pourrait-on dire, des liens entre Mécène et les Cilnii s’élèverait du silence des poètes sur ce nom. L’usage du nom Cilnius ne devrait être cherché ni dans les liens du sang, ni dans des liens familiaux ou juridiques, mais dans les valeurs attachées à ce nomen. Les Cilnii, famille dirigeante réputée de la cité d’Arretium, de position plutôt pro-romaine et apparaissant plusieurs fois dans l’Ab urbe condita de Tite-Live65, devaient représenter le parangon de la grande noblesse étrusque. Ainsi, chez Auguste, ce nomen n’aurait d’autre valeur que métonymique pour « grand seigneur étrusque ». Son apparition chez Tacite ne relèverait alors que d’une concordance de sources avec Macrobe : tous deux auraient eu connaissance de cette lettre et en auraient fait usage dans leur œuvre respective.
34Cette hypothèse ne convainc pas totalement. D’une part, les prémisses de l’hypothèse (l’absence du nomen chez les poètes) ne sont pas solides : chez eux, la référence aux ancêtres royaux étrusques est imprécise et pourrait faire référence tout aussi bien à l’une ou l’autre des deux familles si Mécène comptait des Cilnii dans ses aïeux, ou bien les deux lignées à la fois66. D’autre part, on voit mal pourquoi Tacite n’aurait utilisé la lettre d’Auguste précisément que pour ce passage de ses Annales où le rappel de la seigneurie étrusque n’aurait pas grande utilité ; de plus, on ne voit pas exactement pourquoi l’empereur aurait choisi précisément le nomen Cilnius pour l’associer à l’Étrurie, alors que plusieurs autres noms pouvaient être utilisés, tout aussi connus, mais ne touchant pas l’actualité politique de près, alors que le nomen Cilnius, en revanche, arrivait justement à cette époque sur le devant de la scène publique dans la Ville67. Cette hypothèse a cependant le mérite de mettre en relief le bénéfice symbolique que Mécène pouvait retirer de l’usage du nomen Cilnius.
35Une autre hypothèse qui n’a jamais à notre connaissance été avancée, pourrait voir dans Mécène un natif d’une des deux familles, adopté par la seconde. Pour que cette hypothèse puisse être valable, il faudrait faire de Mécène un Cilnius de naissance adopté par un Maecenas68, établissant ainsi le lien entre deux familles étrusques aux traditions différentes : les Maecenates, d’origine étrusque incontestable, mais installés depuis plusieurs générations à Rome, intégrés dans les cadres de l’ordre équestre et par là-même impliqués dans la vie publique de la Ville69 ; les Cilnii au contraire, ancienne famille de pouvoir dans le Val di Chiana et en particulier sur le territoire d’Arretium, certainement restés fermement implantés localement, car aucun document ne trahit leur présence à Rome avant précisément l’époque augustéenne. L’adoption d’un Cilnius par un Maecenas sanctionnerait ainsi une alliance entre deux familles originaires de la même région, entretenant des liens fort anciens, alliance qui aurait permis aux Cilnii selon une pratique mise en œuvre depuis plusieurs siècles70, de s’associer à une gens politiquement importante à Rome. Dans ce cas, les ancêtres royaux dont il est question chez les poètes seraient les Cilnii royaux, et l’apparition des deux noms se trouverait ainsi expliquée. Mécène fut connu comme un Maecenas qu’il était devenu légalement, situation qu’il dût utiliser politiquement pour asseoir sa position publique à Rome. Mais le nom de Cilnius circulait était connu d’Auguste puis encore de Tacite, sans doute parce que Mécène, cherchait à rappeler cette filiation avec les Cilnii, plus glorieuse et plus ancienne.
36Plusieurs objections viennent cependant jeter un doute sur cette hypothèse de l’adoption. D’une part, les phénomènes d’adoption dans la sphère étrusque sont mal connus. D’autre part, outre le fait qu’aucun auteur contemporain n’en parle – l’argument a silentio n’est jamais probant, et ici en particulier, le fait que nos sources soient poétiques, explique peut-être l’absence de ce type de détails légaux – l’épigraphie est muette sur ce chapitre. L’inscription du tombeau des affranchis, pas plus que l’inscription d’Athènes71, ne mentionne le second nom. Les pratiques épigraphiques concernant l’adoption ne reculaient pourtant pas devant la polyonymie72 et Mécène, s’il était si désireux de promouvoir ses liens avec la famille des Cilnii comme nous le supposons, aurait eu beau jeu de se proclamer Maecenas Cilnianus ou Maecenas Cilnius73, jusque dans les inscriptions gravées en son honneur. Par ailleurs, si l’on établit le lien entre Cilnii et Maecenates par l’adoption de Mécène de l’une à l’autre famille, on ouvre le champ à de nouvelles discussions sur l’identité des ancêtres maternels de Mécène qu’Horace mentionne au même titre que les ancêtres paternels, comme generosi et grands commandants d’armées74.
37Troisième et dernière hypothèse enfin, la présence du nomen Cilnius peut s’expliquer par l’intégration du matronyme dans la séquence onomastique. C’est ce qu’on s’accorde à dire depuis Bormann75, bien qu’il n’existe aucune preuve positive de cette hypothèse. Selon la mode étrusque Mécène aurait choisi de faire entrer son matronyme dans sa titulature76. La pratique étant par trop étrangère aux habitudes romaines à cette époque, les textes officiels n’en auraient pas gardé trace, et il faudrait faire remonter la mention du nomen Cilnius aux textes qui touchaient à l’entourage privé de Mécène, ou ceux qui étaient fortement influencés par lui.
38Dans tous les cas, il semble que Mécène soit, par le sang ou par le droit lié à ces deux familles, et qu’il ne faille pas révoquer en doute les deux auteurs qui joignent le nom de Cilnius à celui de Mécène même si seule la vraisemblance nous permet de privilégier une hypothèse d’explication plutôt qu’une autre. Son nom était C. Maecenas, sans aucun cognomen connu à ce jour. Son attachement personnel à l’autre nomen transparaît en revanche dans les deux sources que nous avons gardées.
b) L’ancrage géographique des Cilnii
39Plus loquaces que pour les Maecenates, l’épigraphie et la littérature fournissent des témoignages sur la famille des Cilnii, donnant plus de prise à une connaissance de son enracinement géographique. Le nomen a une origine étrusque indéniable, laquelle a été établie par Schulze77, sous la forme Cilnie.
40Les sources épigraphiques de langue étrusque sur la gens comportent six documents étudiés par A. Maggiani78, qui conclut que la famille des Cilnii, est originaire d’Arretium, quoique sa démonstration doive plus s’appuyer sur ce point sur les sources littéraires latines79 et en particulier sur l’histoire de Tite-Live80, que sur l’épigraphie qui n’apporte pas de preuves incontestables. En effet, sur les six inscriptions recensées seule une, la plus récente, a été retrouvée à Arretium. Les autres couvrent une zone beaucoup plus large qui s’étend jusqu’à Tarquinii au Sud. Ces inscriptions concernent en majorité des femmes mariées à des représentants de l’aristocratie des cités dans lesquelles on a retrouvé leur épitaphe. Cette politique matrimoniale semble être la preuve de l’importance de la gens dans sa cité d’origine : prépondérante localement, elle pouvait prétendre s’associer avec les familles dominant politiquement dans d’autres cités, dans le cadre des grands mouvements d’alliance que l’on peut déceler entre l’Étrurie du Nord et l’Étrurie du Sud au IVe s.81. C’est le cas en particulier avec l’union d’une Cilnia et d’un Spurinna de Tarquinii82. À la génération qui a précédé Mécène, c’est la même politique qui semble à l’œuvre : que ce soit par l’adoption ou plus vraisemblablement par le mariage, la famille des Cilnii, absente de Rome, semble s’être alliée à celle des Maecenates, politiquement intégrée dans la Ville pour accroître sa position cantonnée à l’échelle locale à la fin de la République.
41Les documents nous permettent ensuite de suivre quelque peu l’évolution de la famille. Après la conquête, certaines branches préservèrent la tradition agricole de la gens, d’autres se spécialisèrent dans l’industrie des vases arétins83 tandis que d’autres, à l’époque augustéenne, quittaient l’Étrurie pour Rome et le service de l’Empire. L’épigraphie latine prend alors le relais pour nous permettre de suivre les destinées de certains membres de la famille, tout en confirmant son origine arétine. A. Fatucchi84 constate que le nom est absent du nord-est de l’Étrurie, absent même de la zone périphérique à Arretium, absent du centre de la région et du sud-est, ce qu’il explique par le fait que les épitaphes de langue étrusque retrouvées précisément dans ces « zones vides » mentionnent des femmes, qui ne perpétuaient pas le nom dès la génération qui leur succédait immédiatement. En revanche, les seize ou dix-sept individus portant le nomen Cilnius, connus par l’épigraphie latine appuient l’idée d’une origine arétine. Parmi ces personnages, sept sont soit de la tribu Pomptina, qui est celle d’Arretium, soit attestés dans la cité même d’Arretium. Parmi eux, on compte, par ordre chronologique, un légat puis proconsul sous Tibère85, un tribun militaire de légion IVa Flavia86, un des consuls suffects de 87 p.C., un militaire mentionné sur un document daté de 92 p.C.87, un consul suffect de 100, deux femmes dont les inscriptions sont datées du tournant des Ier et IIe siècles88. Neuf autres sont mentionnés sur des inscriptions trouvées hors du territoire d’Arretium et n’indiquent ni le nom de la tribu qui aurait permis de les rattacher à la cité, ni leur origine. On compte parmi eux cependant quatre individus d’origine sans nul doute étrusque : un quattuorvir de Volaterrae89, et trois femmes, d’origine sociale incertaine90 dont les inscriptions ont été trouvées à Caere. Dans le reste de l’Italie, on trouve enfin un homme mentionné sur la sépulture romaine de sa fille, sans indication d’origine91, un homme d’Aquileia92, et un homme du vicus Augustanus Laurentium93. Les derniers représentants sont mentionnés, cette fois, sur des pierres hors d’Italie94.
42A. Fatucchi cherche par ailleurs à retrouver dans la toponymie actuelle des traces des domaines qui auraient porté le nom de Cilnianus fundus. Partant de l’hypothèse linguistique selon laquelle le toponyme actuel Cignano descendrait de cet adjectif, il note une certaine concentration de lieux-dits et de villages dans la province actuelle d’Arezzo dont quatre dans les limites de la cité antique. Son étude ne peut cependant servir que de vérification sans prétendre être un argument emportant définitivement la conviction. En effet, il est fort possible que la famille, parvenue dans les hautes sphères de l’ordre sénatorial au Ier s. p. C. avant de décliner rapidement par la suite, ait possédé des domaines dans des régions d’Italie dont elle n’était pas forcément originaire. De même les affranchis de la famille purent, par leur mobilité, avoir disséminé les attestations du nomen.
43Malgré ces nuances, du croisement des sources épigraphiques et littéraires, il apparaît que l’origine arétine de la gens n’est guère contestable. Il semble aussi que les personnages ayant eu une carrière au service de Rome dont l’ascension fut peut-être favorisée par Mécène, furent issus de la branche venue d’Arretium comme l’indique leur tribu. Le consul suffect de 100 p.C. descendant d’un Cilnius qui entama sa carrière sous Auguste, mena une brillante carrière sous plusieurs empereurs95 et fut honoré, à Arretium, par une inscription gravée sur une porte construite sur le tronçon de voie joignant la ville d’Arretium à l’embranchement de la route ouverte en 123 entre Clusium et Florentia96. La famille avait par ailleurs sous Auguste des attaches à Volaterrae et beaucoup plus tard à Caere, sans que l’on puisse dire s’il s’agissait d’une même branche que celle implantée à Arretium ou non.
Mécène et Arretium
44Un faisceau d’indices indirects concorde donc pour établir un lien entre Mécène et la cité d’Arretium, que vient corroborer la mention de la cité dans la lettre d’Auguste. Mais il faut noter aussi que le rattachement concret et physique, pourrait-on dire, de C. Maecenas à la cité d’Arretium, passe en réalité par la famille des Cilnii, elle aussi citée dans la lettre, d’autant que Mécène semblait attacher une grande importance à ses liens avec cette gens. S’il est vrai qu’il était inscrit dans la tribu Pomptina, qui est celle d’Arretium et qu’il ne put avoir reçue que de son père, ou d’une intervention de l’autorité souveraine de l’État, dans des conditions politiques particulières, les liens d’implantation locale, dépendaient de son second nomen.
45Il nous faut revenir, après ce parcours géographique qui nous ancre définitivement, du moins d’un côté, en Étrurie, sur une explication possible de ce double nomen. Celle-ci réside sans doute dans une position médiane entre celle adoptée par C. J. Simpson, qui privilégie que les liens symboliques et non généalogiques avec les Cilnii, et celle de L. A. MacKay97, qui voit dans les Maecenates une famille obscure que Mécène tendit à masquer en faisant appel à l’autre partie de sa famille beaucoup plus noble. Ces deux hypothèses insistent cependant sur le même fait : la charge symbolique que véhiculait le nom de Cilnius. Mais alors que C. J. Simpson met l’utilisation de cette charge symbolique sur le compte d’Auguste dans la lettre rapportée par Macrobe, et lui accorde une valeur métonymique (Cilnius étant une manière élégante de dire « puissant Étrusque d’Arretium »), nous pensons qu’il faut plutôt, avec L. A. MacKay, la porter au compte de Mécène lui-même. S’il insista sur cette lignée le rattachant aux Cilnii, ce n’était cependant pas pour masquer l’obscurité de ses origines paternelles98 : c’est l’orientation politique de son père et de cette branche de sa famille qui lui valut certainement sa position auprès du fondateur de l’Empire99. Plusieurs générations de Maecenates avaient participé à la vie politique à Rome avant lui, et c’est à cette lignée qu’il devait sa place dans la société romaine. En revanche, ses prétentions étrusques ne pouvaient pas se rattacher facilement à cette famille habitant Rome et intégrée à sa vie publique. Les Cilnii en revanche, pouvaient servir de soutien à cette auto-représentation étrusque que Mécène attacha volontairement à sa personne pendant toute sa carrière. Les Cilnii étaient les « véritables Étrusques » dont Mécène se plaisait à se dire le descendant et à adopter le mode de vie jusque dans Rome.
Atavis edite regibus : descendre des rois
46Le second trait utilisé pour désigner Mécène et qui relève très certainement de ses propres prétentions identitaires, est son ascendance royale. On le retrouve chez tous les poètes du cercle dont nous ayons conservé des œuvres100, et même dans leur postérité, puisque Martial101 en garde la trace. Les revendications d’origine géographique et les prétentions d’ordre social sont par ailleurs indéfectiblement liées entre elles, car les ascendants royaux sont toujours localisés géographiquement et ethniquement102 en Étrurie. Pourtant, hormis ce détail, il est difficile de fournir un ancrage historique précis à cette ascendance : à quels rois faut-il en effet rattacher le rejeton royal que fut Mécène ? La pratique de la généalogie prestigieuse (et parfois fictive) était répandue à la fin de la République103, mais dans ces cas-là, la généalogie proposée par la gens se rattachait toujours à un personnage nettement identifiable. Rien de tel pour Mécène qui est toujours de souche royale, certes, descendants de roi, soit – et la bibliographie moderne le répète à l’envi – mais sans que soit précisée la souche à laquelle il se rattachait. Ni qui étaient ces rois qui fondèrent sa lignée.
47Ce pluriel est-il un effet de style de l’écriture poétique104 et ne marque-t-il que l’emphase avec laquelle les poètes s’adressaient à leur protecteur ? Sans doute, mais l’argument n’est pas suffisant et n’explique de toute manière pas à quelle branche royale il faut alors rattacher Mécène.
48Se réfère-t-il à une famille qui compta dans ses rangs plusieurs rois ? Dans ce cas, il faudrait trouver une branche qui eût gouverné en Étrurie suffisamment longtemps pour pouvoir prétende à ce titre quasi dynastique. La généalogie nous fournit alors une solution : il s’agirait non pas des Maecenates mais des Cilnii, si tant est que nous puissions reconstituer convenablement leur passé politique en Italie.
49Ce pluriel enfin, se réfère-t-il à plusieurs rois auxquels Mécène se rattacherait plus symboliquement que généalogiquement – c’est-à-dire que l’exploitation de ces symboles relevait de prétentions généalogiques qui eurent cours, ou auxquelles Mécène tenta de donner un cours forcé et dont nous aurions aujourd’hui perdu la trace ? Parmi eux, deux figures émergent : celles de Porsenna et de Servius Tullius qui répondent tous deux aux caractéristiques de la royauté et de l’origine étrusque.
Une généalogie royale ?
50Les ancêtres de Mécène les plus renseignés sont les Cilnii. Peut-être est-ce la raison pour laquelle cette ascendance maternelle (selon l’hypothèse la plus vraisemblable) fut particulièrement mise en valeur par Mécène, en forçant ainsi quelque peu une réalité historique pour nous évanescente il est vrai.
51Les Cilnii, de fait, pouvaient fonder leurs revendications royales sur le rôle qu’ils jouèrent à date ancienne dans la cité d’Arretium. Si l’épigraphie arétine de langue étrusque est quasiment muette105, en revanche Tite-Live mentionne la famille dans le récit des troubles survenus en Étrurie en 302 a.C. selon la datation livienne106. Cette année-là, un soulèvement de la population d’Arretium chassa la puissante famille des Cilnii et manqua de provoquer un embrasement général de la région. Si la première partie de l’affirmation livienne semble plausible, la menace d’une rébellion générale de l’Étrurie paraît relever de l’amplification rhétorique destinée à rehausser le prestige de la victoire romaine qui s’ensuivit. Le récit des événements de 302 a.C. a suscité des commentaires car Tite-Live reconnaît lui-même qu’une partie de ses sources n’en faisait pas mention107. Quoi qu’il en soit, et de l’avis même de l’historien, le seul élément commun à ses deux sources ou série de sources, concerne précisément les événements d’Arretium dont les Cilnii furent les protagonistes de premier plan108. Selon Tite Live, en 302 a.C., la famille des Cilnii occupait une position prééminente dans la cité d’Arretium grâce à sa richesse (praepotens diuitiarum), mais aussi sans doute grâce au pouvoir politique qu’elle devait y détenir. Même si l’historien padouan ne le précise pas exactement, on peut le déduire de son texte : on ne comprendrait en effet pas en quoi la chute des Cilnii aurait remis en cause l’ordre dans la région, ni pourquoi Rome se serait intéressé au sort de cette famille. De plus, le vocabulaire employé dans ces deux passages est clairement celui de la politique (seditio, plebs).
52Quelle était alors la position exacte des Cilnii à Arretium ? Il faudrait, pour répondre à cette question, replacer l’épisode livien dans le contexte social ou politique des cités étrusques et d’Arretium en particulier, mais nos connaissances précises des événements politiques sont si ténues que plusieurs interprétations contradictoires sont possibles.
53D’un côté, certains rappellent le contexte économique des cités étrusques au tournant du IVe et du IIIe s. a.C. : le développement de techniques agricoles nouvelles eut pour conséquence l’extension des surfaces exploitées dans le territoire de la cité. Le développement parallèle des voies de communication et du commerce favorisèrent certainement l’émergence de classes « d’entrepreneurs » capables de recevoir et d’assimiler les influences extérieures à l’Étrurie, de mettre en pratique ces apports et ainsi de profiter du développement technique dans leurs domaines109. La richesse des Cilnii serait alors d’origine agricole et la famille, sans doute de fortune modeste au départ, peut-être même extérieure à la cité – ce que ne dément pas l’épigraphie qui nous livre des témoignages anciens hors d’Arretium110 –, se serait, au cours du IVe s., peu avant les événements dont il est question, installée comme famille dominante, excitant ainsi la jalousie, non seulement de la plèbe, selon le mot de Tite-Live – entendons les couches émergentes de la population – mais aussi des autres familles, de l’ancienne aristocratie.
54À y bien regarder, ce n’est cependant pas cette direction qu’invite à choisir le texte de Tite Live chez qui il s’agit manifestement pour Rome de rétablir une famille de potentats locaux (praepotens genus). Cette lecture invite à voir dans la famille Cilnia une gens aristocratique de plus ancienne date (ce qui n’est pas incompatible d’ailleurs avec une puissance fondée sur la richesse agricole qui peut ne pas être neuve). Le type de révolte auquel les Cilnii furent confrontés s’inscrit dans un schéma sinon politique, du moins historiographique, qui permettrait de confirmer cette hypothèse. Le soulèvement dont ils furent victimes selon Tite-Live paraît plutôt caractéristique de ceux que subirent les vieilles familles de l’aristocratie terrienne, opposées aux groupes émergents, extérieurs à ce système gentilice, souvent liés au commerce ou à l’artisanat qui se développent à cette époque111.
55Tite-Live mentionne cependant un renversement par le peuple. Même si le mot plebs relève de réalités sociales romaines et est sans doute impropre pour caractériser la société étrusque du IVe s. que nous connaissons mal, on pourrait penser que les Cilnii ont été chassés par les couches inférieures de la société arétine. On a depuis longtemps rapproché ce passage de Tite Live de l’éloge d’Aulus Spurinna Velthuris filius de Tarquinii qui proclame qu’il « Arretium bello servịḷị ṿ[exatum liberavit] »112 alors qu’il était praetor. Quelle que soit la restitution de la fin du texte mutilé, nous devons comprendre que ce Spurinna de Tarquinii est intervenu dans la cité d’Arretium en proie à des troubles sociaux, qualifiés de bellum servile. La correspondance avec le texte livien est assez frappante pour qu’elle ait pu jeter le doute sur l’authenticité des faits rapportés par les elogia aux yeux des tenants de l’hypercritique. L’inscription, postérieure à la publication de l’œuvre de Tite-Live, aurait-elle pris appui sur le texte de l’historien et fait jouer à Spurinna un rôle qu’il n’eut pas dans les événements de 302 ? Ou bien se trouve-t-on en présence d’un cas où une historiographie gentilice étrusque concurrence l’annalistique romaine ? En d’autres termes, Rome s’attribue-t-elle un rôle dans les événements sociaux d’Arretium où, en réalité, seuls des jeux d’influences étrusques jouèrent ? En l’état de la question, il est difficile de trancher. Si l’alliance connue entre les Spurinnae et les Cilnii, par la voie du mariage d’une Cilnia avec un membre de la famille dirigeante de Tarquinii113 semble pouvoir soutenir la version étrusque portée par l’elogium, rien ne dit que les événements auxquels il est fait allusion soient précisément ceux que rapportent Tite-Live, mais pourraient désigner des faits obéissants au même schéma politique, mais antérieurs à ceux rapportés par Tite Live114.
56Ces deux sources ainsi interprétées se rapprochent par ailleurs curieusement du récit de la chute de Volsinii en 265-264 a.C. dans l’historiographie romaine, affecté par la déformation moralisante attachée au discours ethnologique sur l’Étrurie chargé des topoi liés à la τρυφή étrusque. Or la description de la chute de Volsinii doit être lue sur plusieurs niveaux d’interprétation115. Le récit prend certainement racine dans une réalité historique sous-jacente au récit historico-moralisant : on peut supposer un élargissement du corps civique, autorisant l’accès des magistratures à un plus grand nombre et donnant le conubium aux nouveaux citoyens (Valère-Maxime, tributaire de la version de la réaction oligarchique, parle d’esclaves envahissant le Sénat et s’attribuant les femmes de leurs anciens maîtres). Cet élargissement aurait ensuite été interprété, sans doute à date haute car Rome connut la même évolution, à travers le cadre moral, familier de l’historiographie romaine qui réintègre des données ethnologiques hellénistiques, de la décadence morale de la cité, dont la conséquence fut sa chute116. Dans ce cas-là, la réalité sous-jacente au récit volsinien peut aussi être valable dans l’affaire arétine : le renversement des Cilnii pourrait relever d’un élargissement du corps civique remettant en cause la suprématie de la ou d’une des familles oligarchiques dominant la cité.
57Si l’on suit les poètes de l’entourage de Mécène, la question se pose aussi de savoir ce qui doit être compris sous le terme de rex. Doit-on entendre le terme au sens propre et comprendre que la famille des Cilnii occupa le pouvoir de manière dynastique ou du moins qu’un de ses membres fut investi pendant un temps d’un pouvoir de type monarchique117 ? Suivant le schéma d’évolution politique des cités étrusques établi par Tite Live, nous nous situons, en 302 a.C., à un moment où les vieilles monarchies des « lucumons » étrusques avaient disparu au profit de républiques oligarchiques. En réalité, c’est là utiliser une chronologie toute romaine. L’elogium de Tarquinii semble prouver en effet que Caere était dirigée par un roi au milieu du IVe s. Même si la définition de cette monarchie reste difficile, il n’est pas absurde de penser que l’abandon du pouvoir unique au profit de magistratures partagées et annuelles ne fut pas aussi clair, unanime et définitif que Tite Live semble le croire118. Il est donc possible qu’un Cilnius ait pu se prétendre roi de la cité à la fin du IVe s.
58À moins, bien sûr, que l’on n’admette chez Tite Live que le fond des événements en remettant en cause le seul nomen Cilnius. D’aucuns ont remarqué en effet que le nomen était le seul nom étrusque à avoir échappé au naufrage de l’annalistique, et à être retranscrit dans une œuvre historique latine, depuis le roi Tolumnius119. Ce nom a-t-il surnagé parce que les Cilnii jouissaient à l’époque des faits d’une certaine prépondérance ? Ou tout simplement, parce que Tite-Live écrivait peu ou prou à l’époque où Mécène usait du trait étrusque familial pour mettre en avant sa position120 ? Dans tous les cas, qu’on suive l’elogium de Tarquinii, trop vague pour être appliqué exactement à notre cas, ou le texte de Tite-Live, il semble que l’ordre social ait été rétabli à Arretium par une intervention extérieure qui conforta l’assise de la famille Cilnia sur la cité, sans doute pour plusieurs générations, ce qui lui permit d’établir des alliances matrimoniales avec d’autres familles aristocratiques étrusques en dehors de la cité. L’enquête se clôt ainsi pour la famille des Cilnii.
59Les autres sources en langue latine qui concernent les ancêtres de Mécène ne peuvent pas nous porter grand secours. Celui qui semble le plus utile, en cela qu’il s’éloigne du simple rappel des « ancêtres royaux », est Horace, mais son vocabulaire est en réalité trompeur121. L’adjectif generosus ne revêt pas de valeur technique pour désigner un rang social particulier, mais s’applique à la valeur de la naissance (genus). Quant aux « commandements » exercés sur des legiones par les ancêtres maternels et paternels de Mécène, ils ne sont pas plus identifiables. En réalité, ce passage – qui constitue l’unique effet de variatio sur le thème des ancêtres royaux dans le corpus – se comprend uniquement dans le contexte général du début de cette satire, qui vise à louer Mécène en condamnant la morgue des aristocrates romains : c’est donc le fondement de leur arrogance, à savoir leurs magistratures et leurs commandements militaires que le poète attaque. Qu’il s’agisse ou non, pour ce qui est des ancêtres de Mécène, d’une interpretatio Romana de réalités étrusques dont aurait eu connaissance le poète importe en réalité peu au regard de la portée générale de la satire qui en commande le détail.
60Ce parcours du rôle politique des ancêtres de Mécène en Étrurie ne permet que de conclure sur l’importance accordée aux Cilnii dans la revendication royale : ce sont les Cilnii, « rois » de leur cité, ou anciens rois, qui permettent à Mécène de se dire « rejeton de souche royale ». Cela renforce sans doute l’importance, mal comprise par les Romains, accordée à ce nom par Mécène. Mais il est, en dehors de la généalogie réelle, biologique, pourrait-on dire, d’autres « rois étrusques » sur lesquels peuvent se fonder les assertions de poètes, et avec lesquels s’établissent cette fois, des liens symboliques.
Porsenna
61S’il est possible d’exclure Porsenna de l’enquête généalogique et des revendications portées par Mécène lui-même, il reste qu’Auguste utilisa son nom, dans la lettre transmise par Macrobe, pour caractériser Mécène. Quel sens pouvait donner l’empereur à ce sobriquet qui, pour ne pas fonder de discours généalogique, n’en soulignait pas moins le trait royal que Mécène attachait à son discours d’identité ?
62Quelques précautions s’imposent tout d’abord quant à la nature du texte. Replaçant cette allusion dans son contexte d’écriture, il ne faut pas manquer de rappeler qu’elle trouve sa place dans une lettre dite familière (in epistula familiari), dans laquelle Auguste se livre à un pastiche du style de Mécène et accumule des plaisanteries sur son compte (plura in iocos effusa subtexuit). Nous sommes vraisemblablement dans un contexte purement ludique qui rappelle celui des banquets au cours desquels se tissaient des vers légers et des conversations divertissantes, celui des cercles d’aristocrates en définitive, si friands de ces allusions cryptées que leur commune culture leur permettait de déchiffrer. Cette lettre est peut-être le rappel plaisant d’un mot échangé au cours d’un entretien privé, ce que le caractère éphémère de l’assimilation tendrait à prouver. La lettre d’Auguste fait aussi écho de la passion de Mécène pour les pierres précieuses, comme si elle traduisait, sur un mode détaché, les conversations d’« honnêtes hommes », cultivés, qui se tenaient dans les heures de repos.
63Cependant, ce contexte pragmatique n’ôte pas toute valeur à l’allusion d’Auguste. La figure de Porsenna, au début du Principat relevait sinon du débat, du moins de l’intérêt des historiens qui fixaient alors l’histoire de Rome et des débuts de la République. L’historiographie pouvait ainsi très certainement fournir à l’empereur un certain nombre de traits communs au roi étrusque et à Mécène, qui lui permirent cette assimilation plaisante. Le bon mot, avec un fond tout à la fois littéraire et amical n’est peut-être pas dépourvu de signification historique.
64Sur quels éléments put se fonder Auguste pour assimiler son ami Mécène à celui qui fit trembler Rome au début de la République ? Au moment où la tradition historiographique sur les origines et les temps anciens de la cité se fixait, l’image de Porsenna semble plus nuancée122 qu’elle ne l’avait été à l’époque des guerres samnites par exemple123. Tous les traits issus des récits traditionnels, y compris grecs, devaient être connus à l’époque de Tite-Live et discutés par les érudits dont il se fit la synthèse raisonnée. Cette actualité lettrée permettait à Auguste de s’appuyer sur la figure du roi et de jouer sur les traits suivants : Porsenna était un roi étrusque, ayant contribué d’une manière ou d’une autre à chasser les tyrans, à combattre l’influence grecque en Campanie, assimilée elle aussi à la tyrannie, et à favoriser la fondation de la République. Or Mécène en effet, peut à son tour apparaître comme un descendant de famille royale de l’Étrurie, ayant soutenu César le Jeune dans son combat contre un Orient royal, représenté par Cléopâtre et Antoine124, pour refonder la République. Dans le contexte du Principat, Auguste ne pouvait manifestement pas utiliser l’image de Brutus qui de toute manière correspondait peu à Mécène. Il lui fallut alors remonter un peu plus haut dans le temps, jusqu’à l’époque de Porsenna, où, les Tarquins défaits, Porsenna faillit bien devenir un éphémère « huitième roi de Rome »125, avant de se rallier à la fondation de la République romaine. Porsenna, roi, étrusque, fabuleusement riche126, était resté sur le seuil d’un pouvoir monarchique à Rome : le parallèle avait de quoi tenter Auguste pour décrire Mécène aux lendemains de sa retraite. Est-ce forcer les événements historiques en plaquant des interprétations modernes sur une réalité ancienne, que de proposer cette lecture des faits ? L’utilisation de leur passé par les Romains, montre l’exceptionnelle connaissance qu’ils avaient de leur histoire, à partir de laquelle, en particulier dans des périodes de bouillonnement intellectuel comme le fut le début du règne d’Auguste, ils jouèrent très finement des interprétations du passé le plus lointain pour éclairer un présent souvent trouble. Au regard du zèle des « antiquaires » de la fin de la République et du Principat d’Auguste, et de l’importance que revêtit la période de fondation de la République dont le Princeps se prétendit nouveau conditor, l’hypothèse d’une discussion du rôle de Porsenna paraît vraisemblable.
65De la part d’Auguste, l’usage de cette image royale était sans doute risqué. Il faut pour qu’elle soit opérante situer la rédaction de la lettre à un moment où Auguste cherchait à éloigner de lui l’héritage césarien par trop marqué par ses allures royales127. En effet, dans cette reconstruction, la refondation de la République, qu’Auguste ne cessa de proclamer pour justifier son action, ne pouvait se produire qu’après que la République eût été pervertie par une série de personnages aux prétentions royales, et ces derniers ne pouvaient renvoyer qu’à Pompée, bien sûr, mais aussi à César. Il faudrait donc situer la rédaction de la lettre bien après la période du triumvirat où les trois prétendants au pouvoir faisaient assaut d’imagination pour se rattacher, dans leur propagande à la fidélité aux usages césariens128.
66Mais le danger représenté par l’image du roi représenté par Porsenna était en réalité désamorcé par Auguste. D’une part, parce qu’elle ne le touchait qu’indirectement : le roi, dans cette lecture, c’était Mécène, et lui, le refondateur de la République, n’avait profité que de son aide et de son soutien. Par ailleurs, Mécène prêtait le flanc à cette critique, puisqu’il revendiquait pour lui-même cette image royale. C’était, de la part d’Auguste, jouer sur le terrain même de Mécène en reconnaissant les prétentions qu’il se donnait à descendre des rois étrusques. La comparaison avec Porsenna relevait plus du détail, doucement moqueur envers les prétentions de son ami : Porsenna avait été contraint de se retirer, laissant généreusement les Romains profiter de l’immense richesse qu’il avait accumulée.
Mécène héritier de Servius Tullius ?
67Le rapprochement de Mécène d’avec Porsenna repose, chez Auguste, sur la double caractérisation de roi et d’Étrusque que partagent les deux hommes. Dans l’histoire de Rome, d’autres individus partageaient cependant les mêmes éléments de définition, la dynastie des Tarquins, par exemple, avec l’inclusion de Servius Tullius entre ses deux représentants. Si Mécène ne fut jamais rapproché de ces derniers, les choses sont plus nuancées en revanche pour ce qui concerne Servius Tullius129, quoique le dossier soit, là encore, fort maigre.
68Tout autant que lorsqu’il s’était agi d’étudier le lien établi par Auguste avec Porsenna, nous quittons le domaine du rattachement généalogique à proprement parler, pour nous engager sur la voie d’une filiation symbolique. Si cette nouvelle piste peut sembler factuellement moins certaine, pour atteindre les origines de Mécène, que la méthode onomastique supportée par l’épigraphie, il ne faut pas oublier que l’une comme l’autre sont pourtant affaires de discours. Ne pas le reconnaître serait refuser d’admettre que la présence épigraphique d’une famille dans un lieu est un discours qui n’est lui-même ni simple, ni neutre, mais tout aussi composé qu’une caractérisation telle que celle de Porsenna pour désigner Mécène sous le calame d’Auguste : l’exemple des elogia de Tarquinii est une preuve, de quelques années postérieures à Mécène, de l’utilisation que l’on pouvait faire d’un passé étrusque et royal dans le cadre d’une promotion gentilice. Avec Porsenna et Servius Tullius, le discours identitaire franchit simplement un nouveau degré de construction qui trouve son matériau à la fois dans la rhétorique historique (en utilisant la figure historiographique d’un des rois de Rome), mais aussi dans la topographie de Rome qui n’est rien d’autre qu’un type différent de discours.
69Les sources littéraires ne fournissent qu’un seul exemple de rapprochement de Mécène avec le sixième roi de Rome : à la suite du passage, déjà commenté, où Horace rappelle la haute naissance des ancêtres paternels et maternels de son protecteur, le poète rappelle que Mécène, comme Servius Tullius, ne jugeaient pas les hommes sur leur naissance, mais sur leur mérite130. Le compliment est topique, quoique contraire à l’éthique nobiliaire de la Rome républicaine, et le choix de Servius Tullius pour porter la comparaison ne s’imposait pas. Doit-on supposer que cette unique apparition du roi de Rome dans toute l’œuvre d’Horace, soit liée par hasard au thème des origines de Mécène ? Sans charger le texte d’un surcroît de sens qu’il n’aurait pas, on doit noter qu’elle intervient dans ce contexte particulier de la généalogie de son protecteur.
70Ce lien entre l’ancien roi et le chevalier d’origine étrusque peut être renforcé par l’argument topographique. Mécène s’installa sur l’Esquilin131 et y aménagea des jardins, or, plusieurs auteurs signalent en effet que Servius Tullius y installa sa propre habitation132. Dans le détail, il est très difficile de faire se surimposer les données concernant Servius Tullius avec celles que l’archéologie nous a fournies pour les jardins de Mécène, dont les limites exactes ne sont, au demeurant, pas fixées. Tite-Live reste assez général en précisant que Servius Tullius s’installa sur l’Esquilin. Solin nomme clivus Urbius la voie auprès de laquelle il bâtit sa demeure. La localisation de ce clivus reste sujette à discussion car imbriquée dans un très large réseau de raisonnements qui prennent racine dans l’identification du tracé de la voie sacrée, lequel reste un des problèmes les plus discutés de la topographie du centre de Rome133. Dans tous les cas, le texte de Solin est parfaitement clair, le clivus comme la demeure du roi se trouvaient sur l’Esquilin, et, si l’on suit Varron134, se trouvait même sur une éminence, puisque l’antiquaire signale des constructions installées par Servius Tullius en hauteur, pour des raisons politiques, afin de pouvoir surveiller les patriciens cantonnés plus bas, dans le vicus Patricius. S’il n’est pas parfait, le parallèle avec la situation de Mécène ne peut que frapper. Le chevalier d’origine étrusque bâtit, pour sa part, une tour dont le souvenir se conserva longtemps135, du fait de l’usage qu’en fit Néron, observant l’incendie de 64 p.C. se développer dans la Ville. La localisation de cet édifice n’est pas assurée. On a pu en proposer diverses localisations entre le prétendu auditorium de Mécène et la porticus Liviae, qui constitue le point le plus occidental jusqu’auquel on puisse faire s’achever les jardins de Mécène136. Toujours est-il que l’on se situe sur l’un des points culminants de l’Esquilin, et que l’édifice devait être assez haut, sans qu’on en connaisse le plan exact, pour être décrit par Horace comme une alta domus137. Est-ce un hasard si Mécène utilisa ce type architectural assez peu représenté à Rome ? Ou bien le fit-il consciemment, pour s’inscrire dans la lignée du roi Servius Tullius qui surveillait, du haut des postes de garde, la cité ? Il n’est pas exclu par ailleurs, que la tour de Mécène ait prit pour fondation ou pour modèle une de ces tours de l’enceinte qui gardaient peut-être encore le rempart devenu militairement inutile, puisque les jardins englobèrent une partie de la muraille.
71La muraille constitue précisément un point d’accroche certain avec le souvenir architectural de l’ancien roi de Rome. Horace138 nous apprend que Mécène supprima, pour installer des horti novi, un ancien cimetière populaire qui jouxtait aussi un lieu de décharge au sortir de la Ville, dans le fossé qui longeait la muraille. Le poète nous apprend aussi que le mur d’enceinte avait été intégré dans les agréments de la domus, ou du moins avait été réhabilité en promenade. L’archéologie confirme non seulement cette intégration de la muraille dans le noyau d’habitat bâti au cœur des jardins, mais montre même que les aménagements construits par Mécène se développant de part et d’autre, les horti novi faisaient pendant à des « horti veteres » qui devaient se situer à l’intérieur de la ville. Son complexe architectural s’appropriait donc très clairement la muraille de Rome. Or il s’agit là incontestablement d’un élément lié dans l’historiographie romaine, au roi Servius Tullius. Même si l’on sait que la muraille fut reconstruite à partir de 378 a.C. après l’épisode gaulois139, son premier état était attribué au roi Servius. Aujourd’hui encore, les deux niveaux de construction sont visibles dans les quelques tronçons conservés. Il est donc possible que, par cette appropriation de la muraille, ce soit en réalité le souvenir de la marque du roi sur la Ville que Mécène ait voulu capter. On connaît d’autres exemples de ces récupérations, qui s’accompagnaient parfois de la destruction de très anciens sanctuaires proches des demeures gentilices, et parfois considérés comme tels140. La pietas n’en était offusquée que dans la mesure où le droit interdisait l’appropriation des terres sur lesquelles étaient bâties des sanctuaires. Le message politique que masquait ces destructions ou ces reconstructions était en revanche clair. Dans la mesure où ces captations furent souvent orientées dans le sens d’une glorification gentilice, le rapprochement de Servius Tullius et de Mécène peut trouver dans la proximité topographique un surcroît de crédibilité.
72On pourrait aller plus loin encore en affirmant que c’est même la destruction de la muraille qui constitue le parallèle le plus explicite dans nos sources avec l’action urbanistique de l’ancien roi. À la fin de la République, la muraille servienne était en train de perdre sa fonction militaire. Si elle avait encore été utilisée pendant la guerre civile qui opposa Marius à Sylla dans la première moitié du siècle, et sans doute réactivée dans ses fonctions premières lors des affrontements suivant la mort de César141 elle entama, quand la paix fut revenue, sa défonctionnalisation militaire. Tite-Live et Denys d’Halicarnasse signalent qu’elle fut débordée par l’extension de la ville142, tandis que les vestiges archéologiques trouvés à la fois sur l’Aventin et sur l’Esquilin, au nord des jardins de Mécène, montrent qu’après une phase républicaine qui respecta ses abords, s’ensuivit une phase au cours de laquelle elle fut englobée, percée ou détruite par des bâtiments aux fonctions diverses143. En revanche, pendant la même période, certaines portes reçurent un soin particulier de la part d’Auguste, ce qui montre qu’elles n’avaient pas perdu toute fonction, au moins symbolique dans la définition de la Ville. Une raison pratique présida sans doute à la restauration de certaines d’entre elles : les grands travaux menés sous Auguste sur les aqueducs s’étendirent peut-être aux portes qui, souvent soutenaient les conduits. Mais cette raison n’entra pas seule en ligne de compte. Les portes et la muraille, qui marquaient juridiquement la limite entre Rome et l’Urbs, distinguées par les juristes144, faisaient donc office de marqueurs de passage entre la ville dans son développement primitif et son extension. Cette ouverture était un corollaire de la paix revenue, qui par ailleurs, rendait ces mêmes muraille et portes inutiles militairement.
73Mécène constitue un exemple de ce développement urbanistique. Si l’appropriation de la muraille parachevait la liaison établie avec Servius Tullius, Mécène contribuait aussi à l’ouverture de la ville autrefois close par le mur. Cette ouverture se faisait de deux manières : d’abord en introduisant les jardins à l’intérieur de la Ville pour la première fois sans doute. Ainsi se trouvaient brouillées les traditionnelles localisations des types d’habitat aristocratique : domus intra muros, horti extra muros dans la proche périphérie et villae en Italie145. Ensuite, en consacrant définitivement le débordement de l’habitat urbain hors de l’ancienne borne de la muraille qui se trouva incorporée dans le complexe. L’implantation de Mécène s’accompagna d’une véritable entreprise de bonification, de terrassement et d’assainissement des terrains autrefois occupés par des cimetières publics, lesquelles s’inscrivirent, au cours du règne d’Auguste, dans un réaménagement en profondeur du quartier de l’Esquilin. Comme les travaux entrepris par Auguste et par Agrippa sur le Champ de Mars visaient non seulement à ouvrir la Ville sur cette face, mais aussi à fonder une « nouvelle cité »146, la réhabilitation de l’Esquilin à laquelle Auguste prêta la main en restaurant, entre autres portes, la porta Esquilina, en bâtissant la porticus Liviae, s’intégra dans une politique, inscrite à l’échelle chronologique du règne, d’ouverture et de refondation de la Ville dont l’ancienne limite n’avait plus cours147.
74Dans ce vaste mouvement auquel Mécène prêta son concours en imposant sa marque personnelle, se dessine à nouveau le parallèle avec Servius Tullius. En reprenant le texte de Tite-Live qui rappelle l’installation de l’ancien roi sur l’Esquilin, on ne peut qu’être frappé par la proximité des situations :
Addit duos colles, Quirinalem Viminalemque; inde deinceps auget Esquilias; ibique ipse, ut loco dignitas fieret, habitat148.
« Il [Servius Tullius] lui [à la Ville] adjoignit deux collines, le Quirinal et le Viminal ; après quoi il agrandit les Esquilies et, pour que le quartier ait meilleure réputation, il s’y fixe lui-même. »
75Le verbe augere porte le sens d’agrandir – en concurrence d’ailleurs avec le verbe ampliare, peut-être plus topographique, sur les bornes impériales d’extension du pomerium –, mais aussi celui d’« honorer, augmenter l’éclat », sens qualitatif que possède aussi le verbe. Et ce sème semble confirmé par le syntagme suivant qui en vient développer la teneur : le roi lui-même fixa sa demeure sur l’Esquilin pour en augmenter la dignitas. Or cette action prêtée à Servius Tullius est étonnamment proche de celle que le poète Horace attribue à Mécène. Dans les deux cas, il s’agit d’améliorer la réputation d’un quartier, de le rendre viable par le biais de l’installation d’une habitation privée grandiose. La question que se pose inévitablement l’hypercritique est la suivante : Tite-Live ne colora-t-il pas son récit des temps serviens de la réalité de son temps qui vit l’implantation de Mécène sur l’Esquilin modifier en profondeur l’assiette et l’éclat des hauteurs orientales de Rome ? Porter plus avant la discussion ne revêt que peu d’intérêt. Que Mécène se soit inspiré de l’action prêté à l’ancien roi pour s’en rapprocher, ou bien que le Servius Tullius de Tite-Live emprunte certaines de ses actions au Mécène contemporain de l’historien, la question importe peu, car le lien est irrémédiablement établi entre les deux personnages et il n’est pas exclu que l’influence entre les deux faits ait été effectivement double. Mécène s’inscrivit volontairement dans les traces que l’historiographie attribuait au roi étrusque et, en retour l’historien Tite-Live, qui écrivait à peu près à l’époque de réalisation des travaux de Mécène, confirma les traditions qui existaient déjà à son époque et auxquelles Mécène venait de redonner de l’éclat.
Culture et identité : comment peut-on être Étrusque ?
76Le trait royal dans le discours identitaire est, on l’a vu, indéfectiblement lié au thème étrusque et il y a quelques difficultés méthodologiques à les étudier séparément. Cependant, le thème étrusque paraît dominant dans la mesure où il apparaît parfois seul dans la caractérisation de Mécène, sans que le thème royal ne l’accompagne. Le discours identitaire du chevalier semble donc le rattacher à une entité qui est à la fois géographique, bien sûr, mais aussi ethnique. Ce constat soulève un certain nombre de questions. Rappeler l’origine étrusque de Mécène suppose de la part des poètes la conscience de l’existence d’un groupe nettement déterminé, en tout cas perçu comme tel, de personnages qui pouvaient être qualifiés d’Étrusques par des « Romains » (les poètes l’étaient en réalité fort peu, et n’hésitaient pas, quand l’occasion se présentait, à louer leur propre cité149). Mais si l’on suppose que leurs dédicaces ne faisaient que relayer des revendications émanant de Mécène lui-même, il faut aussi supposer qu’il existait de la part de certains Italiens une conscience propre d’appartenir à un groupe ethnique différent – quoique composé de citoyens romains –, mais aussi une volonté d’afficher cette appartenance. Car une chose est de qualifier l’« Autre » et de lui dénier une qualité qu’on se réserve sans chercher à la définir – ce que font des « Romains » en désignant « les Étrusques »150 – autre chose est de se définir soi-même, et de revendiquer pour soi une identité qui n’est pas celle du groupe dominant. C’est cette situation particulière qui doit être examinée de manière à la fois théorique et pratique.
77Quelques remarques méthodologiques s’imposent. Il ne sera pas question d’aborder le problème général de l’existence d’une conscience étrusque à la fin du Ier s. a.C. : pour rester fidèle aux principes fixés à l’orée de cette étude, l’angle d’approche et l’objet de cet ouvrage restent Mécène. L’existence d’une conscience étrusque au Ier s. a.C. sera l’objet d’un autre travail en cours d’accomplissement151. Quoi qu’il en soit, cette perspective qui pourrait sembler d’un premier abord tronquée, vise en fait à mettre en lien Mécène avec les pratiques de son temps : la question se pose en effet de savoir si son attitude était originale ou au contraire s’inscrivait dans un mouvement répandu, et à quelle échelle. En d’autres termes, il faut se demander si le comportement de Mécène est l’un des indices de l’existence, à Rome, d’une conscience autonome des Étrusques, de la persistance de la conscience d’appartenir à un groupe particulier, formé ethniquement, sinon géographiquement et socialement par les membres de familles, ou par un certain nombre d’individus que certains critères permettraient de définir comme tels. La question d’une identité étrusque sera donc abordée à travers le cas d’école du chevalier d’origine étrusque.
78L’interrogation sur la présence d’une conscience collective, d’une identité étrusque, fût-elle un unicum chez Mécène – ce qui est peu vraisemblable, puisque, quoique singulier, il se trouvait pris dans des tendances qui le dépassaient – suppose un cadre théorique précisément défini. Les réflexions qu’ont mené les sciences humaines sur la notion d’identité culturelle d’un groupe, d’une société (quelle que soit sa taille, de l’ethnie à la nation), peut aider à combler les manques induits par l’apparente singularité de la biographie.
De la mémoire à l’identité, de la culture à la conscience collective : quelques éléments de réflexion sur l’identité culturelle
79S’interroger sur la manière dont Mécène construisit ses revendications d’identité étrusque nécessite de se pencher sur l’apport des réflexions menées par les disciplines des sciences sociales sœurs de l’Histoire152, afin de déterminer les outils théoriques qui peuvent être mis en œuvre pour la connaissance des réalités antiques.
80Il est admis que l’élément fondamental pour définir une identité culturelle, la conscience d’une appartenance sociale commune, est le partage d’un savoir, d’une mémoire communs qui s’appuient sur un système symbolique commun. Cet ensemble de signes peuvent renvoyer à des éléments de l’histoire personnelle et particulière de l’individu, aux « données biographiques » en quelque sorte, qui lui sont propres, mais aussi, et plus généralement, à un ensemble de traits qu’il partage avec un nombre plus important d’individus. Se trouve donc d’emblée posée la dialectique entre l’identité individuelle et l’identité collective. Les sociologues et ethnologues s’accordent par ailleurs pour montrer que le medium de codification de ce fond commun et partagé n’est pas discriminant, mais que seule importe la fonction symbolique donnée au signe pour renvoyer à cette culture commune que le sujet souhaite partager. À partir de ce constat l’ethnologue Fr. Barth et l’égyptologue J. Assmann ont développé des théories, concordantes sur plusieurs points, qui semblent les plus à même de décrire les phénomènes de construction de l’identité ethnique153. J. Assmann donne une définition « métaphorique » de l’identité, de la personne ou de la communauté : loin de l’essentialisme des études menées dans le sillage de la philosophie allemande du XVIIIe s. marquée par l’idée du Volksgeist, pour Assmann, l’identité est le fruit d’un façonnement exclusivement symbolique. L’identité collective est l’image qu’un groupe élabore de lui-même et à laquelle ses membres s’identifient. À cela, deux conséquences, dont la première est que l’identité collective n’existe pas en soi, mais seulement dans la mesure où des individus s’en réclament. La seconde est qu’une identité collective peut, dans cette hypothèse connaître des fluctuations qu’une vision essentialiste aurait interprétées dans le sens d’un reflux, d’une acculturation ou au contraire d’une résistance. Cette vision de l’identité trouve de sérieuses résonnance dans la vision « interactionniste » de Fr. Barth. Plutôt que de parler d’identité ou même d’identification, l’ethnologue crée la notion de « stratégie identitaire » qui désigne la manière dont un individu, dans un contexte donné, utilise les « ressources identitaires » dont il peut disposer pour construire une image de soi, et cela, après évaluation des données contingentes du milieu dans lequel il se trouve.
81C’est sur ces deux études fondamentales dans le champ de la recherche concernant la notion d’identité, que nous nous appuierons dans les pages qui suivent pour étudier non seulement les marqueurs d’identité collective étrusque employés par Mécène pour forger son identité personnelle, mais aussi la manière dont il le fait, les raisons qui le poussèrent à le faire, ainsi que la réception d’un tel discours.
Le cas de Mécène
82Parmi les éléments discriminants utilisés par des individus pour revendiquer une identité ethnique, un certain nombre mérite d’être interrogé au regard du cas de Mécène.
Etrusce genus
83Ethnologues et historiens s’accordent à noter l’importance de l’ethnonyme comme support d’une identité ethnique, quelle que soit la réalité effective qu’il recouvre154. Il devient, dans ce cas, nécessaire de revenir sur la manière qu’ont les poètes de rattacher Mécène à l’Étrurie, d’autant que, si dans le monde romain, l’identité exprimée est plus souvent civique qu’ethnique, Mécène n’est jamais associé à une cité en particulier. Pourtant, les poètes qui nous transmettent le discours identitaire de Mécène, ne sont pas avares de noms de cités, en particulier lorsqu’il s’agit de décrire leurs propres origines : Virgile se rattache à Mantua, tandis qu’Horace se dit originaire de Venusia155, en écartant le rattachement régional ou ethnique, faute de bien pouvoir déterminer à quel ensemble de la Lucanie ou de l’Apulie, sa cité fait partie. Et il n’est pas besoin d’évoquer de raisons stylistiques à cette absence, car le toponyme Aretium n’est pas métriquement impossible, quoique difficile, à insérer dans un vers. L’adjectif Aretinus, lui, ne l’est pas du tout156.
84Nous avons vu comment tenir Aretium pour cité d’origine était une hypothèse qui a pour elle un très haut degré de vraisemblance, mais qui reste une déduction à partir d’éléments indirects. Cette difficulté à donner à Mécène une origine civique transparaît aussi chez Silius Italicus. Le poète flavien, avide de généalogie fictive, pourtant prompt à replacer les ancêtres de toute une série de grands hommes de l’histoire romaine dans son Italie des guerres puniques, qualifie simplement les ancêtres de Mécène d’« étrusques ». Alors qu’il avait placé un Tullius, évidemment ancêtre de Cicéron, à la tête des troupes d’Arpinum engagées dans les combats à Cannes, alors même qu’il avait fait intervenir un Cilnius, décrit comme Arétin, dans un épisode recomposé autour de la bataille du Tessin, le Maecenas qu’il convoque est simplement dit : Maecenas, cui Maeonia venerabile terra / et sceptris olim celebratum nomen Etruscis, « Mécène, qui porte un nom vénérable en terre méonienne et rendu célèbre jadis par le sceptre étrusque »157, comme si le poète épique avait buté sur cette caractérisation étrusque (rappelée deux fois) et royale, sans pouvoir l’élucider plus explicitement, en tout cas l’ancrer géographiquement.
85Lorsqu’ils attribuent une origine géographique à leur protecteur, c’est à l’Étrurie en général, au groupe ethnique des « Étrusques » que les poètes font appel en utilisant un adjectif ethnique tel que Tuscus ou Tyrrhenus158. Il semble donc qu’il y ait chez eux une volonté de faire référence à une entité géographique, sociale, ethnique déterminée, qui n’est pas la cité159, à la différence de certaines autres familles étrusques prééminentes à Rome, dont on repère beaucoup plus facilement l’attachement géographique précis : les Caecinae de Volaterrae, les Spurinnae de Tarquinii par exemple. Comment peut-on interpréter cette revendication au regard de la question de l’identité étrusque ?
86Une première remarque s’impose : on ne connaît pas l’autonyme des Étrusques. Denys d’Halicarnasse, qui est le seul à rapporter directement l’existence d’une telle dénomination, a sans doute fait une erreur en considérant comme tel le terme de Ῥασέννα160. Est-ce à dire que les Étrusques ne possédaient pas de terme pour se nommer ? Dans ce cas, cela signifierait que Mécène, se donnant comme Étrusque, aurait intégré les critères ethnographiques romains ou grecs, donnant aux Étrusques un nom qui n’était pas le leur, et les catégorisant comme un seul peuple uni, malgré les dissensions politiques et les discordes internes qui les caractérisèrent dans toute l’histoire de leurs rapports avec Rome161. En réalité, l’absence d’autonyme connu doit être tempérée : St. Bourdin a montré, dans le cas de l’Italie pré-romaine, que même les hétéronymes que nous connaissons en plus grand nombre, peuvent correspondre à des identités revendiquées162 et, de fait, la grande homogénéité des appellations ethniques des Étrusques dans plusieurs langues de l’Italie pré-romaine, semble bien confirmer l’existence d’une racine *turs- indigène, de laquelle dérivèrent les différents noms qui leur furent donnés par leur voisins163. Les hétéronymes, issus avec grande vraisemblance d’un autonyme perdu, permettent donc malgré tout aux groupes de porter leur propre revendication identitaire ethnique, voire se reprendre à leur compte, et favorablement, les étymologies qui en sont proposées, par les ethnographes grecs164.
87La prudence reste pourtant de mise pour le Ier s. a.C. : ne peut-on pas supposer derrière l’ethnonyme unique la reconstruction antiquaire d’une Étrurie unifiée politiquement qui n’exista sans doute jamais vraiment, mais que les historiens du temps décrivaient parfois comme telle165 ? Quelques décennies après Mécène, un membre de la famille des Spurinna fit graver dans la ville de Tarquinii les célèbres éloges de ses ancêtres parmi lesquels un Velthur Spurinna est dit avoir été le primus o (mnium ?) Etruscorum à avoir traversé la mer pour mener une expédition militaire en Sicile166. De même, on ne sait si ce fut à l’époque augustéenne ou claudienne que fut recréé une instance regroupant les « Étrusques » au sein d’une ligue dirigée par un préteur, dans cette zone à laquelle Auguste avait donné une unité territoriale en lui donnant les frontières d’une des regiones167. En 26 p.C. fut produit un « décret de l’Étrurie » par la cité de Sardes en Asie Mineure, qui proclamait la συγγένεια entre elle et le peuple étrusque168. Il est assez peu vraisemblable que le décret ait été un reliquat de la période d’indépendance de l’Étrurie, d’une époque où l’existence d’une ligue étrusque en forme est fortement douteuse. Il est au contraire plus probable que nous ayons là un texte émanant d’une instance recomposée à l’époque augustéenne. Tous ces éléments datés d’entre l’époque augustéenne et l’époque claudienne trahissent ainsi la résurgence, la recomposition d’une mémoire de l’Étrurie. Les prétentions de Mécène sont-elles alors une sorte de préfiguration de ces restaurations qui n’auraient pas grand-chose à voir avec la manière dont les Étrusques auraient pu s’auto-définir ? Dans ces recompositions antiquaires, il est difficile en effet de démêler ce qui relève de l’identité imposée par un pouvoir romain susceptible d’organiser selon sa propre conception politique et ethnologique une région dont il pressentirait l’unité, et ce qui relève de la manière dont les Étrusques pouvaient s’y reconnaître effectivement. Le paradoxe du « renforcement » de l’identité est précisément celui-ci que l’imposition d’une catégorisation de l’extérieur, peut parfois pousser un groupe à rendre plus vigoureuses ses revendications identitaires. L’ensemble des éléments que nous avons notés et qui se situent tous chronologiquement dans les premières décennies du Ier s. p. C. sont peut-être en réalité la trace de cette négociation identitaire qu’a théorisée Barth. À une époque où l’identité civique ne suffisait plus à se définir – en partie pour des raisons politiques, puisque, depuis la fin de la Guerre sociale, les Italiens dans leur grande majorité sont citoyens romains169 – et où au contraire se créent des conditions politiques qui nécessitent l’appui des Italiens, il est possible que se soit renforcée la conscience d’appartenir à une identité caractérisée de manière ethnique, selon des critères que nous n’apprécierons pas ici. Se rencontraient donc deux sentiments, endogènes et exogènes, d’attribution et d’auto-revendication, d’une identité qui prenait comme socle l’Étrurie170.
88Dans ce cadre, il faut remarquer que la recherche antiquaire de la fin de la République, et la tradition ethnographique et géographique qu’elle créa et dont les traces sont repérables jusqu’assez tard sous l’Empire, semblent avoir perçu une différence entre les deux ethniques d’Etruscus et de Tuscus171. À partir de Varron, se crée une tradition (peut-être reprise à de plus anciennes sources pour nous impossibles à repérer), qui différencie Etruria (terme désignant la région étrusque) et Tuscus (le nom des habitants, selon une étymologie qui faisait référence à leur piété, par l’entremise du verbe grec « sacrifier »). Chez Varron, puis chez Denys et Pline en particulier, qui le suivent, il semble que soit établie une différence chronologique entre le terme d’Etruria, et celui de Tuscus, le second intervenant dans un second temps. Etruria, et l’ethnique Etruscus qui en est tiré renverrait donc, dans ce schéma varronien, à la fois à la simple géographie, et à une strate ancienne de l’histoire du peuple étrusque. Or on remarque que Mécène n’est jamais qualifié par les poètes que par l’entremise de l’ethnique Etruscus. Seul Horace emploie une fois l’ethnique grec latinisé de Tyrrhenus172. Mieux encore, les poètes qui emploient l’adjectif Etruscus le font en réalité porter sur la lignée de Mécène ou bien sur un terme de délimitation géographique173. Est-ce à dire que Mécène et son entourage avaient fait leur la description historique de Varron ? Cela n’a rien d’invraisemblable et concorderait assez bien avec l’implication des poètes et de leur protecteur dans les débats de nature géographico-administrative en cours à l’époque174. En tout cas, cela contribuerait à montrer combien la revendication identitaire est fortement négociée entre un sentiment d’appartenance sans doute ressenti intensément, renforcé par la situation contraignante des individus se revendiquant de cette identité à la fin du Ier s. a.C., et une caractérisation imposée à la fois par un discours savant, mais aussi sans doute par un discours relevant du savoir commun.
La langue
89L’existence et l’usage d’une langue sont souvent considérés comme des éléments de catégorisation des groupes ethniques, en particulier par les auteurs antiques, parfois au mépris de la réalité linguistique175. En réalité ce critère, comme tous les autres, n’est pas en soi discriminant, car une même langue peut-être partagée par plusieurs groupes qui revendiquent pourtant des identités différentes. La langue ne devient critère de définition du groupe que lorsqu’il est consciemment mis en avant pour créer une dichotomie entre les membres du groupe, et ceux qui lui sont extérieurs. L’étrusque peut assez facilement remplir au Ier s. a.C. cette fonction discriminante176, et il est nécessaire de replacer dans leur contexte les textes qui emploient la langue et l’alphabet étrusques pour bien saisir la portée de l’acte qui consiste à afficher un texte dans cette langue. Il apparaît ainsi que certaines de ces inscriptions, notamment les bilingues, s’inscrivent nettement dans une situation de diglossie177 : leurs scripteurs parlaient étrusque avec les compagnons de même langue, latin avec le reste de leurs locuteurs, ce qui révèle à la fois la conscience d’appartenir à une communauté particulière, celle des dépositaires et pratiquants de la langue étrusque, et la volonté de maintenir cette différence, alors que l’usage du latin était par ailleurs maîtrisé.
90Malheureusement, ce type d’analyse ne trouve pas d’accroche chez Mécène, et tous les indices sont négatifs. Son gentilice emploie la forme latinisée en – nas et non pas la forme plus proche de l’étrusque en – na. Le nomen ne fut cependant pas totalement latinisé selon le schéma de dérivation proposé par Varron178 : on connaît des Maecenius plus tardifs179. L’onomastique traduit donc un attachement modéré à la langue étrusque. La prosoposée de Vertumnus dans l’élégie que Properce lui consacre et qui a parfois été considérée comme un portrait masqué de Mécène180, n’est pas concluante non plus sur le plan linguistique. Ce dieu dont l’origine étrusque est plus que revendiquée au début du poème (Tuscus ego et Tuscis orior181) semble avoir subi une romanisation linguistique parfaite, puisqu’en cherchant à expliquer étymologiquement son nom, il relate les transformations dont il est capable (vertere = se transformer) et conclut qu’il reçut ainsi son nom dans sa patria lingua. Si la phrase suivante met en opposition cette patria avec Rome, il est clair que la langue maternelle dont il est question est ici le latin182 : c’est en latin que vertere d’où proviendrait Vertumnus, signifie « se transformer ».
91Nos sources sont par ailleurs muettes sur les pratiques linguistiques de Mécène, et même Sénèque, si prompt à dénigrer quoi que ce soit dans son attitude publique qui ne fût pas authentiquement romain et déviât un tant soit peu de la pratique ancestrale, ne nous dit rien d’un éventuel charabia ou d’un accent étrange qu’on pourrait interpréter comme une survivance de l’Étrusque chez Mécène183. Son relevé des fautes de style dans les œuvres du chevalier d’origine étrusque ne relève pas de la critique linguistique, et les fragments de Mécène font montre en réalité d’un asianisme poussé à son extrême qui, s’il ne témoigne pas d’un grand talent, est preuve au moins d’une bonne maîtrise littéraire de la langue latine.
92Le dossier linguistique se clôt rapidement dans le cas de Mécène.
Religion
93Le principal véhicule de la langue étrusque que fut l’Etrusca disciplina ne semble pas, lui non plus, avoir été pratiqué par Mécène184. Au mieux peut-on supposer que son installation sur une zone normalement protégée par le droit parce qu’appartenant aux murailles, fut rendue plus facile parce qu’on reconnaissait aux Étrusques une compétence particulière en la matière185. Mais cette hypothèse reste bien fragile et ne permet en rien d’attribuer à Mécène des compétences en la matière.
Onomastique
94L’onomastique, dans le système romain de la fin de la République, laisse une place limitée à l’expression volontaire d’une identité de groupe qui serait ethnique. Sauf à conserver un gentilice non latin, il était difficile, à une époque où le cognomen n’était pas très répandu, de lui trouver une place dans la séquence romaine. La liste des prénoms des citoyens porteurs de tria nomina était normalement close. Le cognomen étant absent chez Mécène, seule la filiation laissait une petite place à l’insertion de données allogène au système romain. L’inscription du matronyme en est une. La coutume n’est certes pas exclusivement étrusque, pas plus que toutes les inscriptions étrusques n’expriment le matronyme186. Cependant, la proportion d’inscriptions mentionnant le nom de la mère est de loin plus forte en Étrurie que dans le reste de l’Italie187.
95Cette pratique épigraphique singulière semble permettre de privilégier l’hypothèse généalogique formulée plus haut, pour expliquer l’apparition fugace du second nomen Cilnius dans la séquence onomastique de Mécène, au détriment de l’hypothèse d’une adoption, dont on ignore tout, en en particulier les usages épigraphiques, dans le monde étrusque. Dans ce cas, la revendication serait claire car il est difficile d’appliquer à l’apparition du nomen Cilnius dans l’onomastique de Mécène, le schéma de la diglossie. En effet, aucun des deux cas connus d’usage du gentilice ne correspond en réalité à une situation d’énonciation qui nous placerait dans un milieu étrusque. Nous avons vu que le passage de Tacite était peut-être issu de mémoires ou d’histoires de la période triumvirale, qui ne correspondent pas à ce type d’interlocution. La lettre d’Auguste, transmise par Macrobe ne pourrait y correspondre qu’à condition que l’on retienne que l’empereur pastichait Mécène sur un niveau de langue privé.
Endogamie
96Si Cilnius est bien une référence au nom de la mère de Mécène, comme nous en privilégions l’hypothèse, il faut bien conclure que jusqu’à la génération de ses parents, l’endogamie, qui est une marque distinctive, souvent conscientisée, de l’appartenance à un groupe social, fut une pratique répandue. Avec la stratégie politique qui était peut-être à l’œuvre derrière ce mariage, l’alliance d’une Cilnia avec un Maecenas continuait, dans un environnement étrusque, la tradition des grandes alliances que la famille avait eu l’habitude de nouer aux siècles précédents188.
97À la génération de Mécène cependant, la stratégie matrimoniale suivit vraisemblablement un autre schéma, lui aussi politique, mais de tradition toute romaine : les Maecenates ou les Cilnii étaient peut-être liés aux Terentii, famille de l’épouse de Mécène, depuis la fin du IVe s. par des liens de clientèle189. L’endogamie est donc un trait de différenciation qui n’est pas utilisé par Mécène, à la différence d’autres familles de claire ascendance étrusque à la même époque, et postérieurement190.
98Sortant de la stricte endogamie, mais restant dans le domaine des relations sociales, on notera que la constitution de l’entourage de Mécène, sur lequel nous aurons à revenir plus longuement par la suite191, accorda une place importante à l’origine géographique. Si l’on ne peut déceler dans le mariage de Mécène une tendance à la fermeture du cercle sur des critères d’origine ethnique, la constitution de son entourage, manifestement, pris en compte ce type de critère.
Mémoires politiques
99Mécène se rattacha aux rois étrusques très certainement en choisissant la branche maternelle de sa famille, puisque seuls les Cilnii sont documentés avec une position sociale prééminente dans le monde étrusque. S’il ne faut pas négliger la perte des sources concernant les Maecenates, force est de constater que dans l’historiographie romaine, contemporaine de Mécène, c’est-à-dire dans le milieu culturel qui recevait à proprement parler le discours identitaire de Mécène, ce sont les Cilnii qui font sans conteste la renommée de la famille192.
100Ce choix de la famille maternelle répond-il à une simple nécessité historique (la famille paternelle ne s’illustra pas dans le monde étrusque) ou bien à une tradition ethnique ? Il faut garder à l’esprit que Rome elle-même ne mésestimait pas la valeur de l’élément féminin dans la transmission héréditaire du pouvoir. Les historiens de la fin de la République, et à leur suite le Prince lui-même, usèrent du principe dont P. M. Martin retrouve la trace durant toute la monarchie ancienne, qui est celui de la succession exogamique en ligne utérine193. Ce principe était destiné à éviter aux enfants du couple royal d’accéder au trône, et de permettre aux Romains de proclamer que leur monarchie était élective, sauvant ainsi l’ancienneté de la libertas chère aux Républicains. Si les rois de Rome, et peut-être jusqu’à Auguste, justifièrent leur pouvoir par un passage non pas purement héréditaire, mais par une transmission au plus capable par la lignée féminine, Mécène pouvait prétendre au même lien généalogique : c’est par sa mère, une Cilnia, qu’il se rattachait aux « rois » étrusques. En tout état de cause donc, l’importance de l’élément féminin dans les règles de succession, ainsi que la survivance de la pratique onomastique étrusque purent sans doute faciliter cette revendication de l’ascendance royale si l’on donne à Mécène une Cilnia pour mère. Mais nous sommes là dans un schéma historiographique qui est plus romain qu’étrusque. Ou du moins, nous ne connaissons pas assez le fonctionnement de la transmission du pouvoir en Étrurie pour pouvoir envisager la question sur des bases purement étrusques.
101La revendication d’ancêtres royaux n’est par ailleurs pas un apanage des Étrusques : si Rome fut animée d’une haine du nom des rois, ceux qui se pressent dans son histoire et dans ses légendes sont nombreux. La mode des généalogies fictives à la fin de la République194 fondait les prétentions politiques d’un certain nombre de familles précisément sur des ascendances royales195. Le trait n’était au demeurant pas réservé à l’aristocratie romaine, et les Italiens usèrent aussi de l’artifice en se rattachant aux « rois » des cités dont ils étaient originaires196. D’abord, ce furent les Latins, si proches des Romains, et qui partageaient avec eux une partie de leurs légendes fondatrices, grâce aux rois d’Albe197. Puis vinrent les autres régions : s’il était facile à certaines d’entre elles, telle la Sabine198, de se rattacher généalogiquement à Rome, puisqu’elles lui avaient donné certains de ses rois, d’autres ne purent mettre en avant sérieusement que des liens plus distendus qui passaient par les héros mythologiques et par les légendes de fondations locales qu’on cherchait à tout prix à recoudre, parfois sans grand bonheur, aux légendes romaines199.
102Cependant une originalité étrusque pourrait se nicher dans le rattachement aux rois non plus romains mais locaux, ce qui n’allait pas forcément de soi – pourquoi donc se rattacher à des rois que Rome avait vaincus ? Un petit nombre de familles étrusques eut recours à ce type de prétention généalogique200, parmi lesquelles il semble qu’il faut compter celle de Mécène. Certes, le chevalier d’origine étrusque sembla se rattacher, par les moyens que nous avons vus, au roi de Rome Servius Tullius (modèle « standard » romain), mais le lien le plus visible pour nous semble celui qui le rattache à la gens Cilnia. En tout état de cause, la proclamation Maecenas atavis edite regibus, semble n’être pas isolée et trouver sa traduction monumentale201 dans cette autre revendication manifeste d’ascendance royale étrusque qu’est le trône dit Corsini. Les analyses de M. Torelli montrent bien qu’il s’agit là d’un faux, d’époque romaine, reprenant volontairement un modèle étrusque, tout à fait étranger au modèle du trône romain. Un certain nombre de transformations (changement de matériau, changement de lieu d’exposition, changement de décor) montrent manifestement une modification dans la destination de cet objet, sans doute exposé dans l’atrium d’une famille qui revendiquait, de manière figurée, son ascendance royale202.
Monuments
103Dernier élément enfin, monumental cette fois. Dans la dernière partie du Ier s. a.C. furent construits à Rome de grands tombeaux à tambour, portant parfois un tumulus. Celui d’Auguste, sur le Champ de Mars en est l’exemple le plus frappant. On a parfois vu dans cette forme monumentale une résurgence, adaptée aux critères romains, d’un type de tombeau étrusque. L’existence de la réalité de cette filiation architecturale reste une question ouverte, de même que la perception qu’en pouvaient avoir les contemporains. À coup sûr, le modèle ne devait pas être perçu comme anciennement romain, car on n’en a pas d’exemples antérieurs au Ier s. a.C. dans le monde romain. En revanche, il pouvait avoir de nombreuses autres origines, et ne constituait en rien le modèle le plus courant des tombeaux étrusques203.
104Une nouvelle fois, la faiblesse documentaire du dossier archéologique touchant à Mécène nous contraint à n’avancer qu’une hypothèse fragile. On sait que Mécène fut enterré à l’extrémité de ses jardins204. Sa tombe n’a pas été retrouvée, ni même l’inscription qui pourrait en indiquer l’emplacement. En revanche, une construction de l’Esquilin, détruite en 1876, qui reprenait le plan des tombes à tumulus romaines du début du Ier s. p. C., avec une fondation carrée, sur laquelle s’élevait un tambour, est considérée par certains archéologues comme sa possible tombe205. L’état de conservation du monument au moment de sa destruction ne permet pas de savoir cependant de connaître la proportion de hauteur du tambour par rapport au tumulus, si tant est qu’il en ait eu un206. Il semble en tout cas, que, à l’instar des autres mausolées romains connus, le tombeau de l’Esquilin ait été creux à l’intérieur.
105Tels sont les quelques traits différenciateurs culturels qui nous semblent pouvoir relever du discours identitaire de Mécène. Avant de porter une conclusion sur sa manière de se revendiquer Étrusque, il nous semble nécessaire de nous arrêter un instant sur le contexte dans lequel ses revendications étaient émises. En effet, l’identité d’un individu, en particulier lorsqu’on l’envisage selon la perspective de F. Barth est fondée sur l’interaction avec le reste du milieu social dans lequel est immergé l’individu. L’identité est tout autant affirmée par le sujet, que reçue de la société dans laquelle il vit, l’une et l’autre de ces deux facettes, sans que l’on puisse les isoler réellement, exerçant une influence constante l’une sur l’autre. C’est pourquoi il faut se pencher à présent sur la manière dont pouvaient être perçue une revendication d’origine royale et d’origine étrusque dans la Rome de la fin du Ier s. a.C.
Se revendiquer Étrusque et roi à Rome au Ier s. a.C.
106De fait, si la perception de l’Étrurie « de l’intérieur », si la description de cette « autocoscienza » de ceux qui se revendiquaient comme Étrusques, ont pu fonder une description de pratiques sociales que nous n’avons jusque-là pas envisagées de l’autre point de vue, celui des Romains, il faut maintenant revenir à ces derniers. La question qui se pose alors est la suivante : quel effet produisaient, dans la seconde moitié du Ier s. a.C., ces revendications particulières ? Cette question recoupe en fait deux voies qui doivent orienter la recherche : d’une part, quel était l’écho que pouvaient recevoir ces affirmations identitaires ? D’autre part, quelle fut l’influence du contexte sur cette construction identitaire mise en place par Mécène ? Répondre à ces questions nécessite de se pencher sur l’image attachée tant à la royauté qu’à l’Étrurie dans les mentalités romaines au milieu du Ier s. a.C. Cette étude devrait nous permettre de cerner la place que pouvait occuper Mécène dans les schémas de représentations de l’époque.
L’image de la royauté à Rome
107Quelle pouvait être, au Ier s. a.C., la réaction de ses contemporains romains, devant un homme qui proclamait descendre d’une lignée de rois ? Il apparaît clairement que l’image que les Romains se faisaient des rois est beaucoup plus nuancée que le simple réflexe de l’odium regni qu’on leur prête trop souvent207. Le mouvement de rejet viscéral de la royauté, depuis qu’elle fut bannie de Rome à la date légendaire de 509, inscrite comme une rupture dans la mythologie politique de Rome, n’est pas aussi unanime et unilatéral qu’il n’y paraît. En réalité, le terme même de roi recouvrait des situations extrêmement variées qui, chacune, s’accompagnaient d’un ensemble de représentations, positives et négatives. Autour de Rome gravitaient des rois conquérants vaincus, des rois clients qui servaient la politique étrangère de la Ville et permettaient de tenir à bon compte des régions entières aux marges de l’empire. Mais il existait aussi des rois qui appartenaient à l’histoire de Rome, et parmi eux, on comptait les rois romains, puis les autres, notamment les souverains étrusques… À tous ceux-là s’ajoutaient encore les rois mythiques qui jouèrent un rôle dans la généalogie de la Ville, mais que les historiens rangeaient hors de l’histoire proprement dite208. Tout cela reste sans compter les Romains qui « aspirèrent à la royauté »209, de manière plus ou moins consciente ou volontaire, que cette aspiration ait été sanctionnée par les lois ou simplement objet de rumeurs et de récriminations. Aussi, l’imaginaire lié à la royauté était-il traversé de grandes figures ambivalentes, qui excitaient à la fois la haine et l’admiration, sans qu’aucune, pas même celle de Tarquin le Superbe, puisse jamais servir de repoussoir absolu. Car chacun de ces rois jouissait d’une image contrastée qui interférait puissamment avec celle des autres, et qui, bien entendu, évolua selon les circonstances. La réélaboration perpétuelle de la tradition historique n’épargnait pas ces hommes qui devinrent à proprement parler des figures historiques intégrées dans un schéma de pensée politique.
108Dans ce cadre qui n’en est précisément pas un, tant les lignes de force sont fluctuantes, comment peut-on percevoir l’image que Mécène donnait de lui-même ? Dans quel contexte s’inscrivait, pour un Romain, cette étrange revendication qui venait, disait-on, de tuer César ? Notre étude portera donc sur les stéréotypes du « roi » tels qu’ils pouvaient être présents dans l’esprit d’un Romain pour déterminer sur quel fond se détachait la figure que Mécène se construisit. Nous devons tenter de trouver les parallèles sur lesquels ses concitoyens pouvaient juger de sa conduite. Car il s’agira bien-là de jugement porté, comme l’implique la notion de stéréotype : la question est de savoir comment les hommes politiques du temps et le reste du monde romain caractérisaient leurs rois, pour voir si Mécène se plia à cette image.
Les deux figures contemporaines : César puis Auguste
109La politique césarienne, en particulier celle des dernières années, est lue parfois, et ce, depuis les années 40 a.C. déjà, à travers cette interrogation : « César prétendit-il à la royauté ? »210. Affichons d’emblée notre objectif : cette question ne nous concerne pas. Nous devons seulement nous pencher sur les critères qui firent que l’on crut que César y aspirait. Car cela doit révéler les traits qui « faisaient » un roi pour les Romains du milieu du Ier s. a.C. À la fin de la République, la position romaine était ambivalente, elle comprenait la haine du nom qui était une arme politique et qui tuait, mais aussi la fascination pour les formes et le contenu de la monarchie211. Par ailleurs, P.-M. Martin fait avec raison le départ entre deux faits distincts trop souvent confondus pour décrire l’action politique de César. Il n’est pas strictement équivalent de restaurer les structures appartenant en propre à la royauté et d’accaparer la symbolique royale212. Dans le premier cas, César innova souvent, dans le second, il ne fit que suivre la voie ouverte par d’autres avant lui. Mais les deux traits qu’il convient de distinguer méthodologiquement participaient concurremment à l’image de roi qui se cristallisa peu à peu, avec une valeur négative ou positive, autour de lui.
110Dans la réalité, le premier concerne peu Mécène : il lui était difficile d’utiliser les institutions pour leur donner et se donner un tour monarchique aux yeux des contemporains. Mécène n’entra pas dans la carrière qui lui aurait permis d’accaparer, de près ou de loin, les traits proprement royaux des institutions romaines comme le fit César en réinvestissant par exemple le pontificat, le consulat, l’augurat de tendances royales213. Mais le refus de la royauté « à la romaine » de sa part est signifiant, nous y reviendrons.
111Mécène semble en revanche plus à même d’accaparer une partie de la symbolique attachée aux rois. Nous avons parlé de la captation de l’héritage servien qui est un des rares éléments positifs qui devaient fournir une base à ses contemporains pour l’assimiler à un roi, étrusque, mais roi de Rome dans la tradition malgré tout. Parmi les éléments symboliques qui « faisaient » un roi à Rome, on compte évidemment l’assentiment divin manifesté sous la forme de présage. Assez significativement, les périodes césarienne et augustéenne virent ressurgir un grand nombre de signes divins adressés autrefois aux rois et qui, après la chute de la royauté, avaient été réinterprétés pour certains comme des signes de la grandeur de Rome, plus que comme ceux du destin d’un individu en particulier214. À nouveau, cependant, l’enquête est décevante pour Mécène. Aucun des présages attribués à Servius Tullius par exemple, et qui auraient pu renforcer son assimilation au vieux roi, ne lui fut attribué. La faute n’en est pourtant pas à une « confiscation » des présages royaux de la part d’Auguste. On sait qu’il partagea ces derniers avec un certain nombre de personnalités dont Salvidienus Rufus215, dont on prétendit qu’il fut, enfant, auréolé de flammes, comme l’avait été aussi Servius Tullius. En l’occurrence, Mécène ne pouvait que méditer sur le sort de Salvidienus, qui fut le premier des proches de César le Jeune à être éliminé, sans doute en raison – ou du moins au prétexte – de ces prétentions.
Les rois étrangers
112Rome connaissait ses rois anciens, mais elle avait eu, tout au long de son existence tumultueuse, à affronter de nombreux autres rois étrangers, souvent dans des contextes militaires. Ces rois étaient-ils caractérisés par des éléments qui auraient permis à Mécène d’être assimilé à eux ? La question est délicate car elle dépend de la provenance géographique des rois qui donne des traits propres, en fonction des données ethnologiques disponibles. Commençons par l’Étrurie, puisque c’est là que Mécène fixait ses origines.
113Cette région pose d’emblée un problème : ses rois étaient-ils considérés comme des étrangers ? La réponse est multiple : non, quand lesdits rois régnèrent sur Rome, et furent ainsi assimilés par l’historiographie traditionnelle jusqu’à devenir des rois « nationaux »216. Mais le point de vue n’avait pas toujours été le même. Après la chute de la royauté, la haine des Tarquins, qui fut la première forme d’odium regni que Rome connut, s’assimila à la haine des Étrusques, et ainsi, ces derniers furent naturellement rejetés de la communauté romaine, comme le laisse très clairement paraître l’historiographie ancienne217. Cet odium regni fut par ailleurs entretenu pendant les premières années de la jeune république par la lutte contre des souverains étrusques : la guerre contre Véies marquée par des épisodes comme la lutte contre Lar Tolumnius, les menées militaires de Porsenna, permirent de cristalliser à Rome les premiers rudiments républicains de l’histoire de la cité en opposition vigoureuse à des figures royales proprement étrusques. Cet arrière-fond idéologique se traduisit évidemment par une qualification excluante des Étrusques : ces derniers étaient des « étrangers ». Ainsi, lorsque Valère Maxime218 rapporta un exemple de modestie masculine trouvé en Étrurie, il précise : Quod sequitur externis adnectam, quia ante gestum est quam Etruriae ciuitas daretur, « ce qui suit, je le rattacherai aux exemples étrangers, car les faits se sont déroulés avant que le droit de cité ne soit donné à l’Étrurie ». La leçon est claire : pour un écrivain contemporain de Tibère, l’Étrurie avant 90 a.C. n’est pas romaine, quand bien même elle avait été conquise depuis assez longtemps déjà. Pourtant, la situation de l’Étrurie avait quelque peu évolué, en ce qui concernait ses rois au moins : sous Auguste, la monarchie étrusque fut assimilée peu à peu au patrimoine historique de Rome. En effet, en lisant les sources romaines, on est bien en mal d’extraire les éléments qui caractérisent proprement le roi étrusque : ni son siège curule, ni ses éventuels faisceaux219, pas même sa toga picta ne permettaient de le différencier du roi romain.
114Qu’en est-il des autres rois ? Les rois orientaux étaient caractérisés parfois chez les Romains par leur vêtement, ample, riche et coloré. Juvénal220 fournit un détail signifiant : les vêtements de Mécène auraient été pourpres. Est-ce une référence aux robes chamarrées portées par les rois, notamment de l’Orient ? Nous tiendrions alors là un élément positif sur lequel les Romains auraient pu fonder une caractérisation royale de notre personnage. Il n’est pas exclu que Sénèque et Juvénal, postérieurs à Mécène, prirent ou voulurent faire passer pour un habit royal oriental un vêtement royal qui était en réalité étrusque221. On sait bien sûr que la toga picta du triomphateur provient de l’ancienne toge toscane. Peut-être dans ces conditions, Mécène porta-t-il une sorte de manteau d’origine étrusque, qui fut assimilé ensuite à un vêtement inclassable (du moins par Juvénal).
115Martial pourrait permettre de soutenir cette hypothèse dans une de ses épigrammes en rappelant une toge manifestement trop fastueuse dont Mécène aurait fait usage222. Or, le même passage où Mécène n’intervient qu’au titre de son goût vestimentaire, le qualifie de Caesarianus eques. Doit-on comprendre partisan de César223 ? Certes, et les sources ont eu soin de souligner la fidélité du chevalier étrusque à César le Jeune224. Mais ce « césarien » ne pourrait-il pas aussi signifier : « qui se comporte en César » ? Puisque le poète nous place sur le terrain du vêtement, faut-il comprendre que c’est la toge de Mécène qui est « césarienne » ? Si cette analyse est justifiée, il n’y a pas de doute : une toge césarienne est une toge triomphale, donc pourpre et royale225.
116Un autre élément, plus ténu encore, pourrait être retenu : Mécène fut semble-t-il amateur d’un type de char particulier, l’essedum226. Les Gaulois qui firent découvrir ce type de char aux Romains227, les ornaient de plaques de métal qui faisaient grand bruit et effrayèrent, lors du premier contact, la cavalerie romaine. Il semble que par la suite, ces plaques de métal restèrent en usage, pour des fins décoratives, mais qu’elles continuèrent à produire un bruit remarquable228. Le texte de Properce concernant Mécène mentionne d’ailleurs ces plaques. Ce modèle de char léger initialement de combat, puis de plaisance, était rapproché, dès l’Antiquité des δίφροι grec homérique229. Le rapprochement est intéressant : le terme δίφρος désigne en effet en grec à la fois le char léger de combat, et le siège qui traduit la romaine curule. On attribuait d’ailleurs comme étymologie au mot curule, et cela jusqu’à l’époque de Festus au moins230, le droit ancien qu’auraient eu les magistrats de ce rang de se faire véhiculer sur un char. Quand on connaît l’importance acquise par le char en Étrurie et à Rome dans la mise en scène du pouvoir, notamment dans la cérémonie du triomphe231, la propension de Mécène à se déplacer en « char breton », témoigne peut-être de sa volonté d’agir sinon comme un magistrat curule qu’il n’était pas et refusa d’être, du moins, comme un roi.
La demeure des adfectatores regni et le palais de l’Esquilin
117Plusieurs personnages de la vie politique romaine essuyèrent l’accusation de se comporter en roi, d’aspirer à la royauté. La plupart du temps ils en moururent, tant il est vrai que l’injure n’était pas que rhétorique. Dans le discours232 elle se galvauda parfois, mais la mort de César, montra sa redoutable efficacité.
118Dans l’histoire de Rome, certains de ceux qui souffrirent de cette accusation, virent la sanction qui leur avait été appliquée s’étendre à leur habitation. Les cas de Spurius Maelius, Spurius Cassius et Manlius Capitolinus sont bien connus233. À la fin de la République cependant, on aboutit à cette situation paradoxale que, l’évolution du droit avait fait que l’abattis de domus était finalement déconnecté de la condamnation pour adfectatio regni, alors que dans le même temps, le discours historique et la tradition liaient ces deux mesures irrémédiablement234. La domus pouvait donc être, de manière stéréotypique, plus que légale, un moyen de caractériser « l’aspirant roi ». L’exemple du traitement historiographique de Valerius Publicola est à ce titre probant. Ce personnage n’est pas compté parmi les adfectatores regni traditionnels, car son bon sens et les avis qu’il reçut de ses amis, firent qu’il sut amender sa conduite à temps. Pour lui, qui aurait pu devenir, pendant son consulat immédiatement postérieur à la chute de la royauté, le premier « aspirant » à la royauté de toute l’histoire de Rome, deux raisons sont invoquées pour expliquer les craintes concernant ses intentions politiques235. La première est la gestion du consulat sans collègue, après la mort de Brutus : la royauté était trop présente encore dans les esprits pour qu’on n’accusât pas le tenant d’un pouvoir unique de vouloir la rétablir. La seconde est la construction d’une maison, sur la Velia, dont l’aspect fortifié, dominant le forum paraissait menaçant et véritablement tyrannique. Ce reproche fit tant d’effet sur Publicola qu’il décida lui-même de détruire sa maison pour montrer que ses intentions n’étaient pas mauvaises. L’historiographie fait comme si Publicola avait intériorisé un châtiment qui n’existait pas encore (puisque les trois autre adfectatores sont plus récents), au point de devancer la raison de la condamnation. Mais surtout ici, à la différence des trois autres cas, c’est l’aspect de la maison et sa situation qui conduisent à la caractérisation royale du personnage.
119Les horti de l’Esquilin pouvaient partager avec la domus de Publicola la position surplombante, mais certainement pas sa situation respectivement au forum qui contribua beaucoup à l’accusation d’adfectatio. Quant à l’aspect particulier de la domus de l’Esquilin, sans qu’on en connaisse avec précision le plan, il est certain qu’elle ne devait pas présenter le schéma axial de la domus aristocratique. En revanche, son modèle se rapprochait, sans l’égaler, de celui des grands palais hellénistiques. Les vestiges archéologiques prouvent que Caligula força encore le trait en entreprenant un réaménagement en profondeur de la zone236. Le schème architectural royal aurait pu être véhiculé par le biais de ce modèle hellénistique.
120Ainsi donc, pour ses contemporains, si Mécène pouvait, grâce au « palais de l’Esquilin », être assimilé à un roi, c’était uniquement sur un fondement historiographique, voire philosophique, plus que purement formel. Une étude de l’« imaginaire » palatial pour reprendre les termes employés par M. Royo237 resterait à faire pour la République, qui apporterait sans doute des éléments intéressants pour comprendre la manière dont étaient perçues les demeures de certains aristocrates238.
Conclusion : Mécène, un rex
121De ce parcours dans l’imaginaire stéréotypique royal des Romains, quels éléments positifs pouvons-nous retirer ? Les critères qui permettaient d’interpréter la conduite de César, puis d’Auguste comme « royale » sont absents chez Mécène, parce que la situation sociale des uns et de l’autre sont par trop différentes. De la symbolique royale romaine, Mécène ne semble pas avoir profité. En revanche, son vêtement, et peut-être sa manière de se déplacer pouvaient faire penser au mode de vie d’un monarque. Il semble que la perception de leur origine géographique n’ait pas été perçue correctement par ses contemporains : nous-mêmes ne pouvons prétendre, au regard des seules sources que nous ayons, et qui traduisent le regard de Romains, parfois postérieurs, sur son compte, rattacher irrévocablement à l’Étrurie ces deux aspects, vestimentaire et « voiturier » – mais ces éléments étaient tout de même assez peu communs pour qu’ils pussent exciter leur curiosité, voire leur réprobation. Mécène s’écartait des voies communes.
122La seule pratique, attestée chez lui, qui aurait pu le faire entrer dans le cadre des revendications royales tardo-républicaines connues, la prétention généalogique, est en réalité détournée dans son cas239. Rattacher sa famille aux rois de Rome (qu’ils fussent historiques ou légendaires) était chose commune. Mais les rois auxquels Mécène chercha à se relier, étaient exclus des généalogies, du fait de leur geste trop ambiguë pour n’être pas dangereuse à qui les utiliserait : malgré son aspect « populaire » utilisé depuis Sylla240, Servius Tullius était écarté au même titre que Tarquin le Superbe à cause du crime de Tullia minor241. Les prétentions royales étaient en outre absentes chez les Étrusques intégrés dans la politique romaine242. Au contraire de tout cela, Mécène revendiquait explicitement sa royauté en utilisant de plus un terme qui n’était jamais positif à Rome : celui de rex qu’employèrent pourtant tous les poètes de son entourage243.
123Ainsi, si les revendications royales de Mécène peuvent prendre appui sur des coutumes signifiantes chez les personnes de culture étrusque, il est très clair qu’elles échappaient au modèle romain. Autrement dit, vues à travers le prisme des mentalités romaines de ses contemporains, les revendications royales de Mécène devaient être sinon difficilement du moins imparfaitement compréhensibles.
Les représentations de l’Étrurie au Ier s. a.C.
124Les attaches royales de Mécène étant indissociables de ses revendications étrusques, il nous faut, en nous plaçant du point de vue romain cette fois, nous demander quelles significations pouvaient prendre dans les décennies centrales du dernier siècle de la République, la revendication d’Étrusque.
125Il semble clair que, du point de vue romain, les Étrusques étaient vus comme un bloc unifié. Depuis longtemps, les Romains n’identifiaient qu’un seul peuple, un seul groupe ethnique, divisé en plusieurs cités, mais partageant des caractéristiques communes et qu’ils nommaient « les Étrusques » – Tusci ou Tyrrheni selon le modèle grec. Sans revenir sur ces questions de vocabulaire et ce qu’elles impliquaient, on retiendra que le fait de donner un nom suppose une différence ethnique ressentie. Nous reviendrons simplement sur l’image attachée à ce groupe. Tite-Live constitue pour nous une source précieuse en cela qu’il est le plus ancien auteur romain aujourd’hui conservé à traiter en détail des rapports romano-étrusques à date haute. Il est un auteur d’autant plus important pour notre propos que la publication de son œuvre historique se situe chronologiquement en léger décalage avec les faits que nous cherchons à éclaircir. Si l’on admet que le premier livre de son Histoire fut publié entre 27 et 25 a.C., sans préjuger de la date de publication de la première décade au moins qui nous intéresse, nous nous trouvons au moins une décennie après les premières mentions des ancêtres de Mécène, et au plus fort des revendications attestant spécifiquement l’ascendance royale étrusque du personnage244. Or Tite-Live est le plus fort soutien de la thèse accréditant l’existence d’une confédération étrusque politiquement et militairement unie245. Sur le modèle de la ligue latine, les Romains reconstituèrent un ensemble à forte cohérence politique et militaire auquel ils reconnaissaient des caractéristiques culturelles communes.
126Les Étrusques des Romains possédaient par ailleurs nombre de qualités qui, pour un ethnographe antique, permettaient d’individualiser un ensemble ethnique. Le peuple étrusque était en particulier attaché à un territoire propre que les Romains délimitaient avec précision. Aux portes de Rome commençait l’Étrurie, puisque le Tibre possédait une « rive étrusque246 ». À l’époque augustéenne à nouveau, au moment où l’on créa le maillage régional de l’Italie247, la regio VII qui se dota bientôt après du nom d’Etruria, correspondait à peu de chose près au territoire autrefois occupé par les Étrusques, malgré le redécoupage des territoires de cités effectué lors des déductions successives de colonies248, ce qui prouve qu’il restait de ce peuple un souvenir assez prégnant chez les administrateurs du cercle d’Auguste. Nous avons avancé l’hypothèse que Mécène reprenait à son compte cette définition exogène ou du moins « négociait » l’expression de son identité en prenant en compte cette définition exogène.
127Quelles étaient alors les représentations mentales que rencontraient, chez un Romain, ces revendications ethniques ? C’est en tentant de percevoir ces représentations, ces stéréotypes que l’on comprendra comment était perçu le comportement de Mécène, puisqu’il apparaît clairement que c’est sur le plan de l’image, de la représentation qu’il se situait en se présentant comme Étrusque d’ascendance royale. Bien évidemment, cette image romaine n’est pas uniforme. Elle comporte plusieurs traits que nous allons tenter d’isoler et d’exposer en partant de celui qui était le plus ancré dans la réalité historique et quotidienne, avant d’arriver au trait le plus stéréotypé, c’est-à-dire le plus figé dans les mentalités, sans que son origine réelle soit encore perçue.
128Pour un Romain des décennies 50-30 avant notre ère, l’image de l’Étrurie la plus perceptible devait être celle d’une région troublée et instable politiquement. Le traumatisme de la Guerre sociale et de la première guerre civile entre Sylla et Marius et ses successeurs, était encore présent dans les mémoires tant de la cité que des individus. Après cet épisode douloureux qui marqua presque toutes les régions d’Italie, même si ce fut à des degrés divers, le calme revint dans toute la péninsule pour n’être plus troublé qu’épisodiquement par le passage du Rubicon. Et encore, le début de la guerre civile entre César et Pompée n’atteignit-elle pas en priorité l’Italie, puisque très vite les combats se déportèrent sur des fronts provinciaux. Dans ce cadre – presque – pacifique, l’Étrurie est la seule région à avoir connu et alimenté des troubles armés, fondés sur une situation sociale instable. La question de la position politique des Étrusques importe peu ici249 : il n’est pas du tout certain qu’elle ait pu jouer un rôle dans la constitution de leur image au cours du Ier s. En outre, cette attitude politique est extrêmement difficile à cerner, sans doute parce qu’elle n’existe pas en tant que telle : l’Étrurie « marianiste », voire gracchienne passée unanimement et comme par héritage à ceux qui se prétendaient héritiers politiques de Marius, ou même à tous ceux qui se disaient populares est un mythe historiographique. De nombreux facteurs furent mis en concurrence pour développer des courants politiques extrêmement complexes et diversifiés qui n’ont rien de rigides250.
129Mais ces traditions politiques liées aux circonstances particulières qui avaient fait de l’Étrurie un bastion des troupes de Marius251, créèrent les conditions des troubles qui continuèrent à agiter la région quand le reste de l’Italie retrouvait un calme relatif. En 78-77 a.C., eut lieu l’épisode impliquant Lépide en Étrurie. L’incident était de taille, car il signifiait que la lutte entre Sylla et ses adversaires n’était pas terminée. Après la mort du dictateur au début de l’année 78, Lépide, consul cette année-là avec Q. Lutatius Catulus, renoua avec la tradition politique de sa famille en s’éloignant des mesures syllaniennes qu’il avait pourtant approuvées – ou contre lesquelles il ne s’était pas levé252. En particulier, il proposa de rendre leurs terres aux Italiens dépossédés en faveur des vétérans de Sylla. Même s’ils ne sont pas nommés en particulier, les Étrusques devaient être concernés au premier chef. La région avait été la plus touchée d’Italie par les distributions du dictateur qui avait profité de ces assignations viritanes ou coloniales pour maîtriser et sécuriser le territoire. La proposition souleva plusieurs foyers d’agitation en Étrurie, et en particulier à Faesulae où une émeute aboutit, en 78 a.C., à l’assassinat des vétérans syllaniens. À Rome, ce fait ne fut sans doute pas sans évoquer de bien funestes souvenirs : n’était-ce pas rejouer l’histoire des prisonniers de guerre sacrifiés à Tarquinii253 ? Plus proche, n’était-ce pas l’assassinat des citoyens romains d’Asculum, massacrés en 90 a.C. alors que le préteur Servilius tentait de ramener l’ordre, que le massacre de Fiesole rappelait254 ? Le drame d’Asculum avait été un des éléments déclencheurs de la guerre qui avait opposé Rome à presque toute l’Italie… Et loin de démentir ce funeste précédent, les événements de Fiesole semblaient le confirmer : le consul Lépide, pour des raisons de politique qui étaient plus romaines que locales, fit de l’Étrurie sa base arrière, refusa de prendre la province de Transalpine qui devait être la sienne l’année suivante et se mit ainsi promptement hors la loi255. On en vint à la situation où les deux consuls de la République s’affrontèrent. Lépide fut défait par Catulus qui reçut le soutien de Pompée. Cet épisode fut sans doute extrêmement négatif pour l’image de l’Étrurie à Rome : on se retrouvait, en 78, aux heures les plus noires des guerres avec les Barbares, ou de la Guerre sociale, et le conflit né de l’assassinat des Romains de Fiesole ne s’acheva que beaucoup plus tard en Espagne, avec la défaite des armées de Sertorius, auxquelles le reste des troupes de Lépide s’était joint. Tant dans les élites que dans le reste de la population, l’Étrurie confirmait là sa position de terre « difficile » et dangereuse.
130En 63, la conjuration de Catilina trouva elle aussi son dénouement militaire en Étrurie : la bataille qui scella son sort, à Pistoriae fut une nouvelle fois fondée sur des ressources puisées en Étrurie256. Ces différents épisodes lui donnaient la réputation d’une région italienne dans laquelle les affrontements de la politique romaine pouvaient facilement dégénérer en conflit armé, à l’instar des provinces plus lointaines : car depuis que Sertorius avait quitté la péninsule pour l’Espagne, c’est hors de l’Italie que se jouaient les événements militaires majeurs des guerres civiles. L’Étrurie fut donc la seule à rester impliquée militairement dans des conflits qui émanaient de la politique romaine, qu’on explique cela par sa tradition « marianiste » ou par sa position stratégique257. Cela signifie qu’elle était tout de même assez impliquée dans la politique qui se menait à Rome pour que les affrontements de partis puissent y trouver un écho si puissant.
131Cette image de tradition belliqueuse se traduisit sans doute aussi, pour l’élite romaine, par une image politique contrastée qu’on ait appartenu aux mouvements favorables aux populares ou aux optimates. Les populares devaient tenir la région en estime en cela qu’elle avait largement contribué à la lutte contre Sylla, et que les mesures de ce dernier y avaient créé nombre de mécontents, mais ils ne devaient pas oublier que les réformes gracchiennes avaient rencontré une hostilité latente, sans doute due aux grands propriétaires fonciers (a fortiori à l’époque qui nous occupe, où une grande partie d’entre eux devaient être romains). Du côté des optimates au contraire, la position de Cicéron, qui ne saurait cependant être tenu pour un représentant uniforme de ce parti, est significative de la complexité de l’image de l’Étrurie : c’était à la fois la région qui avait permis à l’ennemi de son grand consulat de trouver refuge, mais c’était aussi une région dans laquelle il avait des clients qu’il défendait contre les expropriations dont les lois de Sylla les menaçaient toujours258.
132La situation ne changea pas vraiment après la mort de César. Comment les vétérans, qui constituaient une grande part du soutien de César le Jeune auraient-ils oublié que les Italiens s’étaient soulevés contre l’assignation des terres qui devaient leur revenir en 41 ? Et que c’est précisément en Étrurie – pour des raisons stratégiques, mais qu’importe – à Pérouse, que l’opposition armée s’était cristallisée ? Comment oublier à Rome qu’aux pires heures de la disette imposée par Sextus Pompée, pendant la campagne même de César le Jeune en Sicile, des émeutes éclatèrent dans la région, alors même que sa richesse agricole devait la mettre, provisoirement, à l’abri du besoin259 ?
133L’Étrurie devait donc jouir de cette image peu reluisante. Farney a bien montré, par l’étude des monnaies que peu de magistrats d’origine étrusque revendiquèrent leur origine dans leurs actes politiques, à l’inverse par exemple de ceux qui pouvaient se rattacher, plus ou moins facticement, à la Sabine260. Le fait même que cette région ait attiré de fausses généalogies, affichées aussi sommairement que par le cognomen Sabinus261 manifestement abusif, nous renseigne sur la réputation positive qui pouvait être attachée à une région et qui ne l’était manifestement pas à l’Étrurie.
134Les Étrusques en général étaient souvent associés aux rois et en particulier aux tyrans : chez Horace les rares apparitions de l’Étrurie sont dominées par la liaison avec Tarquin et avec Porsenna262. De même la mauvaise réputation du vicus Tuscus chez Plaute, loin de se rattacher à la réputation de moralité douteuse des Étrusques, était en fait dans un premier temps tout simplement due aux activités commerciales qui y étaient pratiquées. Elle contamina ensuite les Étrusques dont le quartier portait le nom, d’autant plus facilement que l’origine alléguée du vicus, telle que l’atteste Festus263, renvoyait à de mauvais souvenirs de royauté et de menaces portant sur Rome : s’y seraient installés les mercenaires issus des menées de Porsenna. C’est donc l’association des Étrusques avec les rois qui donnait au vicus le schème négatif. Le discrédit moral, porté par les activités de prostitution entre autres, ne venant qu’en surplus264.
135Cette image du tyran s’enrichit dans l’imaginaire romain de plusieurs traits dont pâtissent les Étrusques : le roi étrusque est un roi opulent – et cela dut rendre d’autant plus difficile le refus des assignations de terres aux vétérans. Cette image ne correspondait sans doute plus à la réalité car la grande propriété en Étrurie était sans doute à la fin de la République autant dans les mains des aristocrates romains que des notables locaux265. Mais la région était sans doute celle aussi où la petite et la moyenne propriété s’étaient le mieux préservées266. Il est vrai que les conditions naturelles renforçaient cette impression de richesse agricole267. L’image d’opulence des Étrusques avait la vie dure, et, même détachée de la réalité, continuait d’imprégner l’imaginaire romain. La principale conséquence pour l’Étrurie et les Étrusques était l’accusation de τρυφή qui leur était attachée. L’image est difficile à cerner : elle n’était pas uniforme et évolua notamment lors de son passage du monde grec au monde romain et s’inscrivit dans des contextes historiques et des genres littéraires qui conditionnèrent le sens qu’on lui donna. La τρυφή étrusque remonte, dans les formes où nous la connaissons aujourd’hui, au IVe, voire au Ve siècle a.C. Le contexte politique de sa création, en Grèce, était alors la lutte contre l’oligarchie, pour l’instauration de la démocratie et sa survie ; le contexte littéraire était le genre ethnographique, tel qu’Hérodote en fondait les schémas tant de pensée que d’expression. Les Étrusques étaient gênants dans ce double cadre efficace pour décrire les « Barbares », car ils étaient très proches des Grecs (et ne pouvaient donc profiter du bénéfice d’innocence des « vrais » Barbares qui ne pouvaient, de ce fait, être condamnés moralement) et renvoyaient une image que les ethnographes grecs ne pouvaient entièrement rejeter, car il leur était possible de s’y reconnaître partiellement. Le discours qui en émana fut un discours passablement embarrassé qui n’était pas entièrement négatif. Quand il l’était, et c’était le cas lorsqu’il s’agissait de τρυφή, le discours était éloigné des réalités : il était en partie construit sur une image d’opulence, d’ostentation de la richesse qui était doublement périmée au moment même de leur exploitation par le discours ethnographique grec. Les Grecs avaient beau jeu de critiquer des pratiques qui n’avaient plus cours ni chez eux, dans le contexte athénien de la fondation de la démocratie, ni même chez les Étrusques268.
136Le passage à Rome apporta un nombre considérable de changements dans l’image des Étrusques sur le rapport de la τρυφή. D’une part parce que Rome avait lutté très longtemps contre les Étrusques, et les avait vaincu. D’autre part parce que Rome savait que les Étrusques l’avaient dominée et qu’elle avait eu des rois issus de cette région, même si elle s’en cachait parfois. Rome hérita des schémas grecs pour concevoir cette τρυφή, mais elle ne put les faire entrer totalement dans son mode d’appréhension du monde : pour paraphraser Voltaire, les Romains « n’avaient pas la tête ethnographique », et l’historiographie romaine eut généralement tendance à centrer son point de vue sur Rome en donnant des faits une vision historicisante. L’image de la τρυφή étrusque subit donc l’intrusion des cadres de la philosophie historique romaine. Elle se colora d’une part d’un trait purement négatif cette fois, issu de l’image du tyran ; d’autre part, elle subit la condamnation morale au nom du mos maiorum, qui découlait de cette même vision historique : la décadence des Étrusques fut expliquée par la luxuria du peuple (un des termes latins utilisés pour traduire τρυφή), elle-même issue de l’abondance de la terra Etruriae269. Ainsi la τρυφή n’était plus vue que dans ce cadre historique à visée rhétorique. En résulta une image assez étrange qui ne semble pas avoir d’attache géographique, ni historique précise.
137La généalogie du discours romain semble ainsi pouvoir être établie de la manière suivante : à une image de richesse de la terre et des élites, mise en œuvre à date haute par ces élites étrusques elles-mêmes, répondit l’étonnement et la réprobation des Grecs qui avaient cessé de pratiquer cette ostentation oligarchique. Cette association de l’Étrurie à la richesse fut adaptée par Rome dans un schéma historico-moral qui expliquait la décadence du peuple par des mœurs relâchées du fait d’une trop grande félicité. La portée de l’image eut beau être limitée270, elle n’en fut pas moins prégnante dans le discours romain et contribua évidemment à renforcer la valence négative attachée au stéréotype de l’Étrusque.
138On trouve une trace de cette image chez Horace, un des auteurs augustéens étranger à la sphère étrusque271. À plusieurs reprises, le poète associe les vieux topoi sur les Étrusques à la vision historicisante, inscrite fermement dans le contexte historique. Chez lui, l’Étrurie est au mieux connotée de manière neutre, quand il s’agit de notation géographique. Et encore : parfois le simple adjectif tyrrhénien, pourtant couramment appliqué à la mer de la côte occidentale de l’Italie, colore négativement la mention topographique272. Dans tous les autres cas, la référence à l’Étrurie est négative273 : ce sont ses rois qui sont qualifiés de menaces pour Rome, c’est son art, qui pourtant faisait sa renommée, qui est discrédité274, c’est son mode de vie qui est fustigé, ce sont ses richesses qui sont accusées d’avoir entretenu les guerres civiles275, c’est enfin la région entière qui est accusée d’avoir ruiné Rome : dans la deuxième ode du premier livre276, la vague qui renverse le temple de Vesta, les monuments du Forum qu’Auguste dans sa bienveillance releva, est étrusque… Pour expier ses fautes et retrouver la félicité qui était la sienne autrefois Rome devait se débarrasser des richesses venues d’Étrurie, qui les amollissaient et faisaient perdre aux Romains les qualités qui fondaient leur puissance277. Troie même, qui chez Virgile était gage de la valeur de Rome, souffre d’une image ambivalente chez Horace : Énée est héros fondateur mais Alexandre-Pâris est un parangon de mauvaise foi et conduit ses peuples à la ruine278. Aussi, Junon279 dans une prédiction adressée aux Romains les enjoint-elle de ne pas être pieux au point de relever Troie. Il faut, bien sûr, voir sans doute dans cette ode écrite entre 28 et 26, un souvenir des tentatives prêtées à César de déplacer Rome sur les ruines d’Ilion, ravivé par la propagande augustéenne qui chargeait Antoine du même projet rendu plus impie encore par le déplacement à Alexandrie280. Mais c’est sans doute aussi une réponse à la tendance qui associait trop étroitement Rome, Troie et l’Étrurie. L’épode XVI, écrite pendant les heures indécises de la lutte contre Sextus Pompée a souvent été lue281, à juste titre, comme le pendant, négatif, de la vision proposée par l’églogue IV de Virgile publiée avec les autres bucoliques en 37 précisément. Si le Mantouan voit le retour proche de l’âge d’or et propose une vision idyllique du monde romain, sans exclure cependant les combats qui restaient à mener pour atteindre cette Arcadie, Horace, lui, ne songe qu’aux îles Fortunées qu’on n’atteint qu’en s’éloignant des « rivages étrusques » où se complaît la part dévirilisée de la population.
139Mécène choisit donc des traits qui, à l’époque où il les utilisa, ne pouvaient que le discréditer aux yeux d’un public romain. Toutefois, le stéréotype attaché aux Étrusques connut un tournant majeur dans le dernier tiers du Ier s. a.C. On a beaucoup insisté sur le caractère étruscophile de Virgile dont les origines, elles aussi étrusques, ont été rappelées à juste titre282. L’importance, dans l’Énéide, des libertés prises avec le mythe et avec l’histoire pour donner une place nouvelle à l’Étrurie nous semble devoir être soulignée à nouveau. En effet, Virgile, contredit délibérément un certain nombre de légendes qui avaient alors cours, en s’inscrivant contre des traditions parfois fort anciennes de discussions érudites sur les généalogies mythiques283. La réévaluation positive des Étrusques y est de deux ordres. D’une part, dans une vaste contestation d’ordre généalogique, donc ethnique284, Virgile prend le contre-pied d’un historien contemporain, Denys d’Halicarnasse. Si ce dernier s’acharne à prouver l’origine grecque de Rome grâce au syllogisme plaisamment formulé par P.-M. Martin285 : « les Romains descendent des Troyens or les Troyens sont d’origine grecque, donc les Romains sont d’origine grecque », Virgile donne une généalogie purement italique aux Troyens : Dardanus, chef de race des Troyens était originaire de Corythus sedes Tyrrhena286, et émigra jusqu’en Phrygie où la dardanienne Troie fut fondée. Ainsi, non seulement l’errance d’Énée s’apparente à une Odyssée en cela qu’elle constitue un retour aux origines, géographiques s’entend, mais l’alliance avec les Étrusques d’Étrurie, arrivés postérieurement sur les lieux d’où Dardanus était parti, n’en était que plus naturelle. Si la légende qui faisait des Étrusques des alliés d’Énée était connue avant Virgile287, elle ne constituait pas la version la plus répandue des aventures italiennes d’Énée. Ainsi, hors le roi Mézence dont l’opposition était irréductible au nouveau schéma virgilien, les Étrusques deviennent des alliés fidèles d’Énée, et constituent un soutien souvent décisif. Les peuples d’Étrurie, par leur proximité avec les Troyens se voient dotés de toutes les qualités qui furent celles que Rome revendiqua pour justifier sa souveraineté méditerranéenne : la pietas, le courage guerrier288…
140La version virgilienne, loin de se cantonner aux temps mythiques précédant la fondation, fut aussi extrêmement attentive à la période historique de Rome289. Si l’on considère que la revalorisation des Étrusques dans la partie mythique du poème n’est pas sans incidence sur les allusions historiques, c’est en réalité une histoire relativement hétérodoxe des premiers temps de la République que Virgile est conduit à présenter. Une histoire que nous pourrions qualifier d’« alternative », en référence à celle qui se fixait à l’époque, dans les rouleaux de l’ab urbe condita de Tite-Live. La tradition romaine, telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui dans les décades subsistant de cette grande histoire, qui n’est que le dernier maillon d’une chaîne perdue pour nous, est sérieusement mise à mal par les allusions à peine voilées du poète mantouan. M. Sordi a montré comment l’histoire du IVe s. apparaissait infuser profondément le récit des engagements militaires d’Énée : la lutte contre Mézence est un calque mythique de la lutte contre Véies à date historique et s’inscrit parfaitement dans un calcul du nombre d’années dont les généalogistes de la mythologie étaient friands, destiné à faire se superposer exactement – au prix d’ajustement qui mettent le poète en porte à faux avec la chronologie admise couramment – deux cycles dont l’un commence avec Énée et Mézence et s’achève avec la naissance de Romulus et l’autre débute sur la prise de Véies et prend fin avec la naissance d’Octave. La coïncidence des faits rapportés et parfois jusqu’aux expressions même du texte entre l’épopée virgilienne et le texte livien sont trop flagrantes pour qu’il ne s’agisse pas là de la preuve d’une dépendance des deux textes, l’un envers l’autre et sans doute des deux envers une source commune. Cependant, les différences sont aussi notables, et celles-ci sont toujours chez Virgile le Mantouan, pour souligner une intervention favorable des Étrusques dans des instants difficiles pour Rome290.
141L’élaboration d’une mythologie et d’une doctrine historique documentée, remontant certainement à des sources céritaines, nous paraît relever, chez Virgile, d’une entreprise intellectuelle qui dépasse la simple affection « campaniliste ». Même s’il n’est pas juste de parler de l’Énéide comme d’une « épopée nationale » ou d’une « version officielle » de l’histoire, l’inscription dans les débats intellectuels du début de la période impériale ne fait pas de doute, et cette réévaluation positive de l’Étrurie s’inscrit dans un courant qui dépasse le seul Virgile291.
142Des poètes de Mécène, nous connaissons aussi Properce dont la position relativement à l’Étrurie est plus difficile à saisir292. Lui, de fait, n’était pas Étrusque, mais Ombrien, même si les deux régions finirent, parfois, par former une seule entité chez lui293. Properce s’inscrivit dans un genre différent, celui de l’élégie, qui ne pouvait que refuser l’idéal guerrier que Virgile exaltait dans l’Énéide. La Guerre civile est évidemment condamnée dans ses vers, et, à ce titre, l’épisode sanglant de Pérouse occupe une place particulière294. Est-ce à dire que Properce avait une vision négative des rapports d’Auguste à l’Italie ? Sans doute pas plus que Virgile qui signale la perte de sa terre natale à la suite des confiscations triumvirales : la condamnation porte sur la politique sanglante des guerres civiles. En revanche, plus nombreux sont les éléments qui penchent en faveur d’une image positive de la région. S’opposant à la réputation virulente de l’Étrurie, Properce propose au contraire une image d’intégration pacifique, principalement dans l’élégie à Vertumne, où l’on note que, parmi les transformations multiples du dieu, la seule qui soit inscrite dans le temps historique, est celle qui fait passer Vertumne, dont la revendication d’origine étrusque est éclatante (Tuscus ego Tuscis orior), de l’état guerrier à l’état pacifique295. Le poète semble donc combattre lui aussi la piètre image des Étrusques.
143Horace, extérieur à l’aire étrusque puisque ses origines étaient dans le sud de l’Italie, ne partagea pas, dans un premier temps cette vision, nous l’avons vu. Il se faisait le véhicule de l’image des Étrusques telle qu’elle circulait alors. Mais sa géographie évolua au fil du temps. En effet, dans les derniers recueils du poète (les deux livres d’épitres, publiés respectivement autour de 20 et autour de 13 a.C., et le chant séculaire, publié en 17 a.C.), la perception du territoire italien change totalement296, et l’Étrurie, dans le chant séculaire, reprend, discrètement la place qui lui est attribuée dans le modèle officiel prôné par Auguste et qu’il s’agit de célébrer dans la grande cérémonie de 17 a.C. : le rivage étrusque est le point d’arrivée d’Énée en Italie, qui est aussi le point de départ du peuple romain297.
Conclusion
144En introduisant les deux modalités, ethnique et royale, dans un discours identitaire dont nous avons pu entrevoir la complexité, Mécène s’oppose à certains schémas mentaux de son temps, tout en en assumant une partie : la richesse, la pompe, le luxe et la prodigalité que supposait la τρυφή étrusque, sont notoirement connus, et jamais cachés par Mécène298. Outre l’intérêt que présente ce cas d’école pour l’étude des mentalités de l’époque augustéenne, Mécène constitue un bel exemple des rapports paradoxaux qu’entretient la construction de l’identité d’un individu, avec les cadres d’une identité collective. Cet ouvrage, du fait de l’angle d’approche qu’il s’est fixé, n’est pas le lieu de conclusions sur les modalités de l’existence d’une identité collective, d’une mémoire culturelle étrusque à la fin de la République299. Mais, de fait, il n’est par définition pas possible de détacher les revendications identitaires de Mécène d’un cadre qui les dépasse très largement, à la fois dans la synchronie – car Mécène n’était certes pas le seul à user de telles revendications – et dans la diachronie, puisqu’il faudrait étudier comment s’articulent les modalités de revendications d’étrusquisme du Ier s. a.C. avec celles des siècles précédents ou du moins avant la Guerre sociale qui nous apparaît comme un jalon important.
145Ce parcours des modes de l’expression de l’identité étrusque de Mécène appelle plusieurs remarques. D’une part, il semble qu’il faille évacuer d’emblée l’idée selon laquelle la persistance des traits différenciateurs étrusques était la preuve d’une incapacité à l’adaptation qui ferait que, par inertie, les Étrusques auraient été inaptes soit à se fondre dans les coutumes romaines, soit à négocier une culture nouvelle ou rénovée à partir de ce que pouvait proposer la situation nouvelle créée par la conquête, et auraient continué leurs anciennes pratiques menacées, au fil du temps, d’une disparition programmée. Mécène illustre très clairement la pratique de la négociation de l’identité, induite et renforcée par la situation de domination politique de Rome et l’égalisation des statuts juridiques entre Italiens et Romains au Ier s. a.C. Mécène utilise à la fois des éléments endogènes – c’est à dire qu’on retrouve à un moment où la culture étrusque se trouvait non pas autonome (ce qui est techniquement impossible), mais sans antagonisme majeur qui engendrât des mécanismes de défense –, mais il utilise aussi des éléments purement extérieurs au groupe culturel étrusque, c’est-à-dire des éléments proposés par Rome et sa vision ethnographique – qu’on peut comprendre, au sens large à la fois comme le discours savant, le discours commun, fondé sur la mémoire courte, et le discours stéréotypique. Éléments proposés, et non pas imposés car, bien que Rome soit capable de nommer, de catégoriser les Étrusques, ce qui est le propre d’une culture dominante300, ce n’est pas le signe qu’elle efface le modèle culturel étrusque et les revendications autonomes de ceux qui s’y rattachent. La culture de la classe sociologiquement dominante n’efface pas forcément toute trace de la culture des classes sociologiquement dominées dans le cadre d’un rapport impérialiste. L’acceptation, l’utilisation de ce cadre fourni par Rome ne signifie pas que les Étrusques renonçaient à produire eux-mêmes leur discours identitaire : le réinvestissement par les intéressés d’une dénomination venue de l’extérieur est une marque de la vivacité d’une identité collective.
146Cette conclusion pose quelques questions. D’abord, celle des cadres sociaux qui soutiennent ce discours. Halbwachs a fait entrer dans la sociologie de la mémoire, la notion de « cadre social » qu’il conçoit au sens propre comme des structures, des armatures qui portent la mémoire collective, qui lui permettent d’exister301. Puisque le souvenir n’est possible qu’en société, ces structures de soutien sont sociales. Dès qu’elles disparaissent, ou qu’elles changent et se modifient, le souvenir disparaît, ce qui permet à Halbwachs de théoriser aussi bien l’oubli que la mémoire. Dans notre cas, la résurgence d’éléments anciens, la mise en avant de traits différenciateurs étrusques doivent nécessairement nous inviter à nous pencher sur ces cadres qui rendent possible leur expression au Ier s. a.C.
147Dans les conditions qui ont favorisé le rattachement à la mémoire collective étrusque, se trouve très certainement un élément de psychologie individuelle qui est difficilement mesurable pour nous. L’attachement à une tradition personnelle302, familiale (et cette dernière est par ailleurs soutenue par un autre cadre social, celui de la promotion gentilice, qui est extrêmement puissant à Rome), explique sans doute la multiplication des revendications au Ier s. a.C. Le règlement de la Guerre sociale n’est sans doute pas étranger à cette floraison : l’égalisation des statuts, loin de produire un lissage des identités culturelles, permit sans doute au contraire à celles qui avaient été mises sous le boisseau pour favoriser l’obtention de la citoyenneté romaine, de s’exprimer plus librement.
148L’introduction du facteur politique dans les cadres de l’expression et l’utilisation de la mémoire collective étrusque par Mécène doit porter plus loin encore. Nous anticipons ici sur l’analyse proprement politique qui sera l’objet de la deuxième partie, mais un retour aux contingences d’ordre historique et politique s’impose. La situation de César le Jeune depuis 44 a.C. et ses décisions politiques et militaires modelèrent considérablement le champ italien. Même s’il ne fut pas, jusque vers l’année 36 a.C., le seul à intervenir sur cette zone géographique, son influence y fut prépondérante. C’est en Italie que César le Jeune chercha des soutiens dès 44 a.C. pour assurer sa position que le testament de César ne suffisait pas à assurer franchement. L’épisode de la guerre de Perusia montra ensuite la nécessité et l’utilité de se présenter comme un défenseur de l’Italie. Les aspirations des élites locales répondaient parfaitement à la méfiance du tout jeune César face aux arcanes d’une aristocratie romaine qu’il ne pouvait maîtriser totalement et qui avait, pour une partie d’entre elle, contribué à l’assassinat de son père adoptif. La conjuratio Italiae de 32, tout artificielle qu’elle paraisse, ne fut possible que grâce à un long travail de préparation qui présentait César le Jeune comme un soutien et un défenseur de l’Italie contre les prétentions, d’autant plus menaçantes qu’elles étaient lointaines, d’un Antoine prétendument gagné à la cause de l’Orient. C’est un tel cadre qui rendit possible, sans nul doute, l’expression des identités collectives italiques, notamment celles fondées sur l’ascendance royale. Du moment où Virgile mettait dans la suite d’Énée certains des Princes des peuples italiens, rien n’empêchait que des individus se rattachent à une mémoire collective dont le pouvoir politique rendait l’existence moins difficilement envisageable. Mécène appartient au grand mouvement augustéen en faveur de l’Italie et qui est à la base, sociologique et politique, du Principat. Il s’en fit le porteur tant idéologiquement, nous venons de le voir, que politiquement303. Son cas est intéressant car il contribua à créer le cadre (politique) qui permit à l’identité collective qu’il revendiquait de s’exprimer. On ne saurait mieux exprimer la dialectique entre identité personnelle et collective, entre action de l’individu et des structures.
149J. Assmann considérait l’antagonisme comme la condition principale du renforcement de l’expression des identités, au point de pousser l’idée de la contre-identité jusqu’à celle de « souvenir contre-présent » ou « structure anachrone », dans lesquels la mémoire culturelle entre en contradiction avec la réalité politique et sociale du présent dans laquelle elle se développe304. Qu’en est-il pour le cas de Mécène ? La notion d’antagonisme doit être replacée dans le cadre historique qui fut celui de l’inclusion de l’Étrurie dans les cadres territoriaux et politiques de Rome. La romanisation dans son sens juridique le plus strict procéda en effet par l’intégration, en particulier des élites civiques, ce qui interdit de considérer l’antagonisme comme un facteur parfaitement opérant dans l’histoire de la péninsule italienne.
150Par ailleurs, que le projet politique évoqué plus haut entre en totale contradiction avec cette notion de contre-identité, de contre-présent, ne doit pas conduire à la révoquer cependant sur ce seul argument. C’est sur d’autres bases qu’il faut la discuter. L’Étrurie à laquelle se rattache Mécène ne semble pas former un îlot maintenu de non-contemporanéité, mais semble plutôt une Étrurie inauthentique au sens où elle est une Étrurie recomposée, laquelle sera ensuite reprise comme base du projet politique impérial la concernant (recréation d’une « ligue » avec ses préteurs…). Mais le propre d’une identité collective est précisément d’être imaginaire305 au même titre que la communauté de ceux qui s’y rattachent. En ce sens seulement, elle peut être considérée comme une Étrurie folklorique, au titre d’une « tradition inventée » qui sert à définir ethnologiquement le folklore, et non pas au sens où elle fournirait un point de contre-présence. La preuve la plus flagrante se trouve dans le rapport à la romanité qui n’est jamais vécu comme contradictoire. C’est sans doute la raison pour laquelle l’identité étrusque de la fin du Ier s. a.C. est une identité plutôt faible, moins capable de guider l’action des individus : l’absence d’un antagonisme fort est une des raisons de cet affaiblissement, avant que la disparition des cadres sociaux qui permettent son expression n’entraîne sa disparition306. Il est clair que Mécène surimposa des identités multiples sans les opposer vraiment.
151Paradoxalement, ces revendications étrusques servirent in fine la volonté politique de créer, sinon une identité, du moins une idée de l’Italie, plus globale, qui n’annihilait en rien les identités ethniques les plus fortes qui avaient su se structurer. La création de cet espace global, à ce moment donné de l’histoire de Rome, peut être limitée (mais non pas totalement isolée) à la péninsule italienne : le soutien des réformes politiques du statut des individus contribua à créer le cadre juridique de cette globalisation qui fit visiblement partie, pendant un temps, du projet politique augustéen. Loin de se concevoir selon les modes habituels de la romanisation ou du métissage que nous avons, avec d’autres, révoqués par ce que ces concepts sont tributaires des visions trop parcellaires qu’ils donnent des phénomènes culturels, c’est peut-être la notion de « cosmopolitisation »307 qui permettrait le mieux de décrire le mouvement dans lequel s’insère l’attitude de Mécène. Cette notion n’a pas forcément été créée pour décrire un modèle de formation de l’identité en lien avec la construction d’une mémoire collective, mais plutôt pour penser la création d’espaces globaux dans le contexte particulier des déplacements à grande échelle, et la caducité du cadre national dans le monde contemporain. Mais elle a le mérite de montrer que les situations de grande mobilité ne rompent pas les liens qui existent entre chacun des lieux, chacune des identités, des positions sociales occupées par les individus. Loin de se combattre, les identités se superposent et forment un processus d’identification complexe. Nous retrouvons-là les analyses de F. Barth qui nous ont servi en tête de ce chapitre. Les traits culturels que met en avant un personnage ne sont pas exclusifs de traits appartenant à « d’autres » cultures – si tant est que, dans la perspective de F. Barth, cela ait un sens. Et jamais Mécène ne revendique l’Étrurie contre Rome. Sa position dans la société romaine était autant due à son adéquation aux structures romaines, qu’il n’est pas question de remettre en cause, qu’à son utilisation de traits proprement étrusques.
152À la définition de cette position sociale que nous cherchons à déterminer, participait ce discours identitaire à base ethnique, mais aussi le choix d’une posture politique qu’il nous faut maintenant étudier.
Notes de bas de page
1 Voir André, 1983, pour l’édition et le commentaire de ces fragments. La bibliographie pour certains d’entre eux est pléthorique : Costa, 2009, recense dans un article de dix-neuf pages la bibliographie portant sur le seul Fragment 1 (édition Lunderstedt).
2 Pour la royauté seule : Hor., O., I, 1, 1 ; pour le rang équestre seul : Hor., O., III, 16, 18-19 ; Prop., III, 9, 21-34 ; Eleg., I, 31-32 ; Vell., II, 88 ; Mart., X, 73, 2-4 ; Tac., An., VI, 11, 2 ; DC., XLIX, 16, 2 ; DC., LI, 3, 5-7 ; DC., LV, 7, 1 ; pour la royauté et l’origine étrusque : Hor., O., III, 29, 1 ; Hor., S., I, 6, 1-3 ; Eleg., I, 13 ; pour le rang équestre et l’origine étrusque : Hor., O., I, 20, 4-8. Pour la royauté et le rang équestre : Mart., XII, 3, 1-2 ; pour les trois éléments : Prop., III, 9, 1-2.
3 Seul Martial (Mart., XII, 3, 1-2) donne le trait royal après la mort de Mécène, mais dans ce passage, le poète démarque consciemment Horace dont il regrette l’époque : le vers s’inscrit donc dans une filiation poétique que prouve la proximité avec Hor., O., I, 1, 1. En revanche, même si le thème étrusque n’apparaît pas explicitement, la figure de Mécène se charge, sous les Julio-Claudiens, des traits autrefois caractéristiques des Étrusques : sur ce sujet, voir Chillet, 2012.
4 Vell., II, 88 : C. Maecenas equestri, sed splendido genere natus, vir : « Mécène, un chevalier, mais d’une illustre famille ». Pour l’association très fréquente du mot splendor aux membres de l’ordre équestre, voir Hellegouarc’h, 1963, p. 458-461. Le caractère adversatif introduit par la conjonction sed ne se comprend alors que si Velleius Paterculus voulait signifier que la dignité équestre ne correspondait en réalité pas au rang de la famille de Mécène.
5 Hor., S., I, 6, 1-17 : Non quia, Maecenas, Lydorum quicquid Etruscos / incoluit finis, nemo generosior est te, / nec quod auus tibi maternus fuit atque paternus / olim qui magnis legionibus imperitarent…, « Non Mécène, si de tous les Lydiens qui ont jamais habité le pays des Étrusques aucun n’est plus noble que toi, si tu as des ancêtres maternels et paternels qui ont commandé jadis de grandes armées… » (trad. pers.).
6 Horace utilise ici deux manières originales de rappeler les origines étrusques et royales de Mécène : d’une part, en recourant à la généalogie lydienne, qui infuse le discours romain, mais n’est quasiment pas employée par les auteurs de l’entourage de Mécène (voir Briquel, 1991, p. 488-487, pour Virgile, qui l’utilise de manière allusive ; Horace et Properce n’usent pas du thème par ailleurs). D’autre part, en mentionnant le commandement des magnae legiones par les ancêtres paternels et maternels de Mécène (cf. infra p. 99). C’est peut-être précisément la conscience de la maladresse qu’il y avait à faire de Mécène un roi étrusque avant de rappeler l’expulsion des Tarquins de Rome qui conduisit Horace à cette présentation originale de son protecteur.
7 Auguste apud Macr., Sat., II, 4, 12 (trad. Ch. Guittard modifiée, coll. La roue à livres). Nous donnons ici une fois pour toutes le texte de cette lettre utilisée plusieurs fois au cours de notre démonstration. Voir en particulier pour l’établissement d’une partie du texte cf. chapitre 5, p. 281.
8 Le grec Μαικήνας de même est une simple hellénisation du latin.
9 Varr., L., VIII, 41, 84.
10 De Simone, 1989. Le suffixe indo-européen -yos donne le suffixe -ie fréquent en étrusque, -ius en latin, -iís dans les parlers de type osco-ombrien. Le latin -as, génitif - atis, peut être rapproché des terminaisons étrusques -ate/-aθe, à valeur originellement ethnique, voir infra.
11 La suffixation en -as / -atis pour former toponymes et adjectifs ethniques existe effectivement en latin (-ā-t(i) s > -ās) mais déborde très largement le cadre de la latinité (Ernout, 1965, p. 53).
12 Rix, 1963, p. 232-236.
13 Le seul toponyme latin approchant (Maecia/Mecia sur le territoire des Volsques d’où la tribu Maecia tira son nom), suppose une décomposition *maec-en-as, qui serait trop irrégulière.
14 Schulze, 1966, p. 149.
15 Mefanatei : ET, Co 1.28 ; mefanateś : ET., Co 1.3 ; mefanatial : ET., Cl 1.1428, 1.1429 ; mefnate- : ET., Vs 1.318.
16 ET., Pe. 1.437 et 1.1134 (mehnates) ; Pe. 1.1114 (mehnati) ; Pe. 1.842 (mehnatial). En revanche, par ricochet, cette étymologie atteste peut-être de l’origine ombrienne de mehnate (de Mevana en Ombrie ?).
17 Les suites de lettres ne sont pas assez discriminantes pour que l’on puisse trouver, dans les index directs ou en ordre inverse, d’occurrences certaines : -cna- se trouve dans le nom ecnate bien attesté ; la suite ---ena est trop courante.
18 Plin., VII, 51 (172), Tac., An., XIV, 53, 3, Vell., II, 88, et DC., XLIX, 16, 2. Les auteurs ne mentionnent que très rarement le praenomen des personnages qu’ils citent, cet élément de la séquence onomastique étant considéré comme « faible » : cf. Lassère, 2005, p. 99 pour la pratique épigraphique qui enregistre le fait, mais avec retard.
19 Les épitaphes d’affranchis portant le nom de Maecenas et datant de l’époque augustéenne, peuvent à bon droit, vu la rareté du gentilice, être rapportés aux affranchis de Mécène. Ils affichaient quasiment tous, selon l’usage, le praenomen de Caius, prénom de leur patron. Sur les affranchis de Mécène, cf. chapitre 8, p. 395 sqq.
20 Sur la question de la localisation de ce tombeau, voir chapitre 8, p. 395-399.
21 Lassère, 2005, p. 92.
22 Cic., Clu., 153-154.
23 Sall., H. frg M., III, 83.
24 Hall, 1984, p. 36 sq. Pour la carrière et l’implication politique de la famille, cf. chapitre 2, p. 102-123.
25 CIL, I2, 2519. La tribu Maecia fut créée selon Tite-Live (VIII, 17) en 333 a.C.
26 Pour la discussion de ces datations, et les problèmes afférents, cf. chapitre 2, p. 101.
27 Taylor, 1960 dans son catalogue ne donne aucune cité de la région VII pour la tribu Maecia. En revanche, on trouve les cités italiennes suivantes : Lanuvium, Neapolis, Brundisium, Paestum, Rhegium, Hatria, Liburna.
28 Les processus d’attribution des nouveaux citoyens dans les tribus sont décrits par Hall, 1984, p. 55-57. Cf. aussi, Taylor, 1960, p. 159-164 et Harris, 1971, p. 329-335 avec bibliographie antérieure. Si l’on admet que la répartition des cités dans les tribus se fit parfois en fonction de la tribu dans laquelle avait été inscrit un citoyen honoré de la citoyenneté viritim avant la guerre, il faudrait placer le père de L. Maecenas dans une des cités mentionnées n. 27. Pour l’extension de la tribu à une cité qui comptait déjà un membre citoyen, cf. Harris, 1971, p. 246-250.
29 CIL, VI, 21771.
30 L’autre cité inscrite dans la tribu est Volsinii.
31 Ainsi Hall, 1984 index, n° 58 s.v. Maecenas.
32 CIL, XI, 1635.
33 CIL, XI, 2360. L’inscription de Clusium, malheureusement perdue, est fort mal décrite dans le CIL : on ne sait sur quel type d’objet elle était inscrite, sinon que le support était de “marmo bianchissimo”, ce qui laisse entendre une bonne facture. Le texte en est C. Maecenat[---] (cf. tableau 2, n° 6). Si l’on opte pour une restitution en C(aio) Maecenat (i), on pourrait penser à une dédicace des habitants de la cité à Mécène. En quel honneur, voilà ce que le texte ne nous permet pas de déterminer. On notera que, dans la même cité de Clusium, fut retrouvée une dédicace à Agrippa portant le texte M. Agrippae L(uci) filio / co (n) s (uli) : CIL, VI, 2105, sur laquelle nous n’avons malheureusement pas plus de renseignement, sinon la taille des caractères (une paume, soit environ 7,5 cm selon le corpus).
34 La cité de Perusia compte pourtant un corpus relativement important (173 inscriptions au CIL XI) au regard d’autres cités comme Arretium (83 inscriptions).
35 Il n’est qu’à consulter les indices d’un certain nombre d’études sur la période qui, à l’entrée Maecenas, renvoient généralement à l’entrée Cilnius, ou développent, sous la première, le nom en Caius Cilnius Maecenas.
36 Tac., An., VI, 11, 2-3, Macr., Sat., II, 4, 12 et Supplementa Italica, XIII, *2.
37 La pierre, aujourd’hui invisible, a été lue au XVIIe s. dans les fondations de l’église Santa Maria Argentea de Norcia (antique Nursia). Elle portait le texte : ab C. Ci[lnio] Maecenate. Cordella et Criniti, 1988, p. 83 suspendent leur jugement sur la lecture du texte et l’authenticité de la restitution, et les Supplementa Italica la rangent parmi les falsa. Le manuscrit qui nous livre la lecture des fouilleurs précise cependant que les lettres étaient « ben formate ». Si la lecture pouvait être vérifiée, elle serait d’autant plus intéressante qu’elle fixerait un nouveau lieu de propriété d’un Maecenas, puisque qu’on pourrait restituer un texte du type [locus concessus] ab C. Ci[lnio] Maecenate. Voir aussi Solin, 1989, p. 202.
38 Lassère, 2005, p. 101, note que dans les textes d’auteurs classiques ainsi que dans les textes officiels, le nomen gentile était souvent omis pour ne laisser subsister que le praenomen et le cognomen qui servait véritablement à différencier les personnages. Il n’y aurait donc aucun inconvénient théorique à ce que Mécène ne soit nommé qu’à partir de son cognomen.
39 Varr., L., 8, 41, 84. Il est vrai que la liste dans laquelle Maecenas est inséré, n’apporte que peu d’aide, puisque les autres exemples proposés par Varron sont tous absents du catalogue de nomina et cognomina de Solin et Salomies, mis à part Carrinas, bien connu comme gentilice.
40 Cagnat, 1914, p. 48-49, Lassère, 2005, p. 84.
41 Cf. chapitre 2.
42 Cagnat, 1914, p. 82, Lassère, 2005, p. 158-159.
43 Suet., Aug., CI et chapitre 8.
44 Cagnat, 1914, p. 81, Lassère, 2005, p. 148.
45 Par exemple : voir tableau 2, cat. 7 ; cat. 8 ; cat. 11. Un seul Cilnianus, esclave public, est connu, sans aucun lien repérable avec la familia de Mécène : CIL, VI, 37174.
46 Suet., Ner., XXXVIII, 2, Oros., Hist., VII, 7, 6, Suet., Tib., XV, 1.
47 P. Fay. Descr. 338 (= SB XVI 12676), ou bien P. Vindob. G. 39919. L’argument est cependant moins probant dans le cas des domaines d’Égypte : on note en effet une grande diversité dans les désignations parmi lesquelles l’usage du cognomen est loin d’être absent (Seneca, Germanicus, Pollio…). L’argument n’en sort pas affaibli : si Mécène ne possédait pas de cognomen, il est logique qu’on ait employé son nomen pour désigner ses propriétés. Sur ces domaines, voir chapitre 5, p. 270-275.
48 Les usages sont contrastés mais domine cependant la formation d’un adjectif à partir du nomen du propriétaire : les horti Sallustiani appartenant à Caius Sallustius Crispus ; les horti Lolliani à M. Lollius Paulinus…
49 Cagnat, 1914, p. 62.
50 CIL, VI, 21 771, l. 2 : C(ai) Maecenatis L(uci) f (ilius) Pom (ptina tribu).
51 Cf. infra. Cela nous permet d’évacuer d’emblée l’hypothèse fantaisiste de Paturzo, 1999, p. 34, qui, s’appuyant sur Sil., VII, 29, conclut que Cilnius est un second prénom de Mécène destiné à rappeler son ascendance maternelle alors que Caius renverrait à ses ancêtres paternels. Rien dans Silius Italicus ne permet de traiter Cilnius comme un prénom, et il est bien évident, les sources épigraphiques le prouvent, que Cilnius est un nomen.
52 Tac., An., VI, 11, 2-3.
53 La correction est unanimement acceptée. Cillinus est d’ailleurs absent du répertoire onomastique.
54 L’hypothèse est repoussée, à juste titre, par Simpson, 1996, n. 18.
55 Quoique Dion Cassius laisse supposer qu’il a utilisé au moins une fois une liste de magistrats organisée de manière annalistique, ce qui ne veut pas dire qu’elle ait été officielle : cf. chapitre 6, p. 284.
56 Plin., VII, 147 ; Bardon, 1956, p. 102.
57 C’est l’opinion de Byrne, 1999a, qui pense que Tacite utilisa l’image de Mécène ternie par Sénèque pour discréditer par contamination certains aspects du régime impérial, voir chapitre 3.
58 Mendell, 1970, p. 212-213.
59 Dont le nom complet est : M. Valerius Messala Corvinus.
60 Dans cet ordre étrange qui n’est répertorié ni par Cagnat, 1914 dans son cours d’épigraphie, ni par Lassère, 2005. Le personnage s’appelle T. Statilius Taurus.
61 Ce qui exclut l’hypothèse de Simpson, 1996, lequel pense que Tacite, lisant Cilnius pour désigner Mécène, dans sa source qui fut celle qu’utilisa aussi Macrobe, déduisit faussement que Mécène, cédant à la pratique du temps utilisait son cognomen seul en faisant disparaître son nomen (comme L. Plancus pour L. Munatius Plancus par exemple). Selon lui, Tacite aurait donc à tort rétabli C. Cilnius Maecenas.
62 Pour le texte, voir supra, p. 23.
63 Tuerk, 1968 Macrobe possédait de nombreux ouvrages perdus aujourd’hui et parfois pour ses contemporains. Sa bibliothèque remonterait jusqu’au Punicum de Naevius et aux Annales d’Ennius.
64 Simpson, 1996.
65 Cf. infra, p. 40-42.
66 Hor., S., I, 6, 3-4.
67 Cf. infra p. 36. La famille des Cilnii devint politiquement active à Rome à l’époque augustéenne et au Ier s. p. C. avant de décliner assez rapidement (Torelli, 1969, 292). Pourquoi, si Auguste voulait employer un nom métonymique, n’utilisa-t-il pas un nom tombé en désuétude et sans connotation contemporaine ? Nous verrons que c’est précisément ce qu’il fit avec un autre nom cité dans cette même lettre.
68 Et non pas un Maecenas adopté par un Cilnius : le père de Mécène, chez Nicolas de Damas, est un Maecenas, et il est plus vraisemblable, si le but de cette adoption était de faire entrer les Cilnii dans la politique romaine, que le fils adopté suivît son père adoptif ; de plus, même si l’onomastique des adoptés est extrêmement fluctuante dans ses pratiques (O. Salomies, 1992, cf. infra n. 72) Mécène porte toujours le nom de Maecenas, ce qui semble plus logique si on doit accepter l’hypothèse de cette adoption.
69 Voir chapitre 2.
70 Cf. infra p. 36.
71 IG, III, 600.
72 Salomies, 1992, p. 11-14 ne dénombre pas moins de 7 types de schémas onomastiques des adoptés pendant la République. Mécène se trouverait alors dans le dernier cas (praenomen adoptif + nomen adoptif + cognomen adoptif) où seule l’onomastique adoptive apparaît.
73 La séquence C. Cilnius Maecenas (soit nomen originel + nomen adoptif) n’apparaît pas dans les recensements de Salomies. La séquence C. Maecenas Cilnius (soit nomen adoptif + nomen originel) est notée comme rare.
74 Hor., S., I, 6, 3-4. À moins que l’adoption ne se soit faite dans la famille maternelle, comme celle d’Octave par C. Julius Caesar.
75 Bormann, 1883, p. III-IV, non vidi.
76 Heurgon, 1961, p. 97 : même indiquée, l’ascendance maternelle ne remplace jamais la primauté de l’ascendance paternelle. En dernier lieu et pour un catalogue des inscriptions, voir Gasperini, 1989. Il faut noter une différence entre l’usage romain, qui pouvait faire intervenir le gentilice de la mère sous la forme d’un dérivé placé en position de cognomen (par exemple M. Porcius Cato Salonianus, fils de Caton l’Ancien et de Salonia ou M. Porcius Cato Licinianus, fils du même et d’une Licinia), et l’usage étrusque qui emploie, en des positions diverses, le nom même de la mère.
77 Schulze, 1966 [1904], p. 149.
78 Réunis par Maggiani, 1986 : 1) CIE, 408 (décennies centrales du IVe siècle ; Bettolle in Valdichiana). 2) publié dans Campana et Maggiani, 1989 (même datation ; région de Tarquinia ?) ; la lecture en a été reprise par Steinbauer, 1998, et Agostiniani-Giamecchini, 2002. 3) document sans référence dans Maggiani, 1986 (troisième quart du IIIe siècle sur des critères paléographiques ; S. Anna, entre Pienza et Montefollonico). 4) P. Giannini, dans Tuscia archeologica, V-VI, 1971, p. 12 (IV-IIIe siècle ; Viterbe). 5) CIE, 5221 (fin IIIe ou début IIe ; Sovana). 6) CII, 402 (de datation incertaine ; Arezzo).
79 Sur quatre attestations du nom Cilnius, une est celle de Tacite, en relation avec Mécène, les trois autres sont mises en relation étroite avec Arretium. Il s’agit de Liv., X, 3, 2 ; X, 5, 13 ; Sil., VII, 29.
80 Cf. infra p. 98 sq. pour l’activité politique de la famille.
81 Cf. Moretti et Sgubini-Moretti, 1983, p. 83 ; Torelli, Storia degli Etrusci, Rome, 1984, p. 237.
82 Document 2 de Maggiani, 1986, cf. supra n. 78.
83 Oxé, 1968, p. 431.
84 Fatucchi, 1995, p. 191-193.
85 Pour Caius Cilnius Paetinus, proconsul d’époque tibérienne, C. Cilnius Proculus, cos. 87 et son homonyme, consul en 100, qui appartiennent sans doute tous à la même lignée, voir chapitre 2, p. 98-100.
86 Caius Cilnius Ferox, AE, 1946, 1 ; AE, 1956, 223.
87 L. Cilnius Secundus, CIL, XVI, 39 = AE, 1897, 108.
88 Cilnia Justina, CIL, XI, 1857 et Cilnia Severa, CIL, XI, 1858 (Arretium).
89 C. Cilnius Varus, CIL, XI, 1746, daté de l’époque augustéenne.
90 Cilnia Briseis et Cilnia Procula, CIL, XI, 3697, et Cilnia Procula, CIL, XI, 3698, dont les inscriptions ont été datées par Fatucchi, 1995, p. 193 de la « pleine époque impériale » à cause de l’emploi du grec. La notice du CIL pour l’épitaphe de Cilnia Procula laisse deviner qu’elle possédait un tombeau trahissant une certaine richesse (« trovai le rovine di un antico sepolcro, accanto al quale eravi una scultura in rilievo rappresentante una donna nella base del marmo »). Mais l’indication n’est pas suffisante pour décider de leur niveau social. FOS, p. 195, n° 209 évoque un lien possible, mais non certain, entre Cilnia Procula (PIR2, C, 733, art. de Groag) et les consuls de 87 et 100. La RE a proposé plusieurs types de liens familiaux avec les consuls : Hanlik dans RE, S. XII (1970), s.v. Cilnius n° 3 : fille ou petite-fille du consul de 87 ; Eck dans RE, S. XIV (1974), fille ou sœur de C. Cilnius Proculus, cos 100 ou tante ou sœur de C. Cilnius Ferox.
91 CIL, VI, 14 725.
92 Inscriptiones Aquileiae, III, 3271.
93 CIL, XIV, 2047.
94 CIL, III, 5854 à Augusta Vindelicorum (Rétie) ; CIL, VIII, 12702 à Carthago (Afrique Proconsulaire).
95 Fitz, 1968.
96 CIL, XI, 1833.
97 Mackay, 1942.
98 Horace (S., I, 6, 3-4) en rappelle l’éclat, quoique ce soit peut-être de manière sentencieuse ou ironique.
99 Voir au chapitre 2 sur la tradition politique de la famille de Mécène.
100 Sans établir de relever exhaustif, on notera à titre d’exemples : le fameux Maecenas atavis edite regibus, « Mécène, issu d’une lignée de rois » qui ouvre le recueil des Odes d’Horace ; Maecenas, eques Etrusco de sanguine regum, « Mécène, chevalier issu d’une souche étrusque de rois » (trad. pers.), Prop., III, 9, 1.
101 Maecenas atavis regibus ortus eques, « Mécène chevalier né d’ancêtres royaux », Mart., XII, 3, 2 qui démarque de très près l’ouverture des Odes d’Horace, citée à la note précédente.
102 On notera que le procédé de l’hypallage fait porter systématiquement l’ascendance ethnique sur les termes désignant le lignage. Voir Prop., III, 9, 1, par exemple : eques Etrusco de sanguine regum, devrait être traduit plus par « Mécène, chevalier issu du sang étrusque des rois », que par « Mécène, chevalier né du sang des rois étrusques ».
103 Martin, 1994, p. 233 sq. pour la liste des familles se rattachant aux différentes « dynasties » de rois de Rome.
104 Le manque de précision n’est d’ailleurs pas une marque de la poésie : voir Vell., II, 88.
105 Cf. supra p. 35 n. 78 et p. 36-38.
106 Liv., X, 3-5.
107 De fait, on a l’impression de disposer de deux narrations, dont la première (Liv., X, 3 à 5, 12 et 14) est beaucoup plus développée que la seconde (Liv., X, 5, 13), expédiée en une phrase, dans laquelle Tite-Live rapporte l’existence d’une seconde tradition sur les événements (habeo auctores…). Ce constat a laissé à penser qu’une des deux versions était une anticipation d’autres événements plus tardifs. En effet, dans le récit de l’année 302, apparaît la mention d’une campagne contre Rusellae (Liv., X, 4, 5). Or Rusellae tomba en 294 a.C. (Liv., X, 37, 1-2), ce qui poussa E. Pais entre autre à suspecter Tite-Live. Voir Harris, 1971, p. 63-65 sur les éléments qui fondent le doute qui s’est emparé des historiens sur ce double récit. Notons en dernier lieu, Farney, 2007, p. 166, n. 135 qui nous paraît verser dans l’hyper-criticisme en supposant que l’intervention de Valerius Maximus dans le récit de Tite Live est une « rétroprojection » de l’amitié entre Mécène et Messalla descendant de ce Valerius Maximus. En réalité, les Fasti triumphales lui donnent bien un triomphe de Etrusceis en 301. Sur les rapports entre Mécène et Messalla, cf. infra, p. 443 sq.
108 Liv., X, 3, 1 et X, 5, 13.
109 Fatucchi, 1995, p. 189-190
110 Cf. supra, p. 35.
111 Voir Cherici, 2009, p. 156 sq.
112 La restitution proposée est celle de Torelli, 1975. Pour la question de l’intervention de Spurinna à Arretium, voir aussi Cherici, 1988.
113 Voir l’inscription n° 3 supra, n. 78, provenant de Tarquinii, datée des IVe-IIIe siècles.
114 Sur ce bellum servile à Arezzo, voir Torelli, 1975, p. 39 sq. et 80 sq. ; Maggiani, 1986, p. 181 sq. Firpo, 2009 résume efficacement les thèses possibles : soit Tarquinii agit pour Rome en intervenant à Arretium, et l’on doit penser que Tite-Live et l’elogium mentionnent le même événement ; soit Tarquinii agit effectivement de sa propre initiative, à une date certainement antérieure à 302 a.C. Dans ce cas, il semble que le paysage politique arétin ait été particulièrement mouvementé à la fin du IVe siècle.
115 Liebert, 2006, p. 252 sq.
116 Le modèle serait l’épisode d’Omphale, le rapprochement étant facilité par l’origine supposée lydienne des Étrusques : comparer Val. Max., IX, 1, ext., 2 et Clearq., Vies, IV, apud Ath., XII, 515e-516b. Voir aussi Flor., I, 16.
117 On ne connaît presque rien à date haute du système politique d’Arretium. La cité n’apparaît dans les sources littéraires qu’en 311 (Liv. IX, 32, 1 : toute l’Étrurie, sauf Arretium assiège Sutrium, alliée de Rome) car le passage de Denys d’Halicarnasse (DH, III, 51) mentionnant l’aide fournie par la cité aux Latins contre Tarquin l’Ancien est remis en doute par Scullard, 1967, p. 165. L’archéologie nous permet d’envisager, à la fin du Ve et au début du IVe, l’existence d’une riche aristocratie hellénisée économiquement puissante comme en témoigne le dépôt de la chimère (Colonna, 1985, p. 172 ; Camporeale, 2009, p. 71-72). L’alternance des épisodes militaires où Arretium se trouve favorable ou opposée à Rome traduit peut-être des alternances dans sa vie politique interne (Camporeale, 2009, p. 74).
118 Le revirement de Veii qui donne lieu à la remarque livienne sur les régimes politiques étrusques, tend d’ailleurs à prouver que toutes les cités n’avaient pas clairement basculé dans un régime républicain (Liv., V, 1, 3).
119 C’est Harris, 1971, p. 65 qui en fait la remarque.
120 C’est l’opinion, voilée, de Harris, ibid. Après avoir fait le lien traditionnel entre Mécène et les Cilnii, il conclut sur le récit livien disant : « there is no strong reason to suspect more than the name »…
121 Voir texte cité supra n. 5.
122 Voir Plut., Publ., XIX qui mentionne le seul « lieu de mémoire » de valeur positive qui soit attaché au roi dans la Ville de Rome (même si M. Sehlmeyer, LTUR IV s.v. statua : Porsenna émet des doutes quant à son authenticité). Les autres lieux qui peuvent rappeler sa mémoire sont tous liés à la valorisation de ses ennemis : l’equus Cloeliae est la statue équestre de l’héroïne de la défense de Rome (voir E. Papi dans LTUR II s.v. equus : Cloelia) ; et les Prata mucia, terres données à Mucius Scaevola par les Romains pour son acte de bravoure contre le roi (P. Liverani s.v. Prata Mucia dans LTUR IV).
L’image du roi vaincu par les vertus romaines n’est pas tenable non plus : Tac., H., III, 72, 1 parle sans ambages de dedita urbe ( !) et Plin., XXXIV, 139-140 du traité que Porsenna donna à Rome (in foedere quod populo Romana dedit Porsina).
123 Lorsqu’en 296 les Samnites tentèrent de convaincre les Étrusques de s’allier à eux contre Rome en leur donnant l’exemple historique de Porsenna : Liv., X, 16, 7.
124 Martin, 1994, p. 183 sq.
125 L’expression est de Piel, 2003, 530. Auparavant, Martin, 1982, p. 304 avait parlé du « règne » de Brutus.
126 Voir Pline (XXXVI, 91-93) qui décrit son tombeau fabuleux, ou bien encore Tite-Live (II, 14, 1) qui rapporte à la vente des biens du roi après son départ, la tradition romaine de proclamer « la vente des biens de Porsenna » à chaque fois que s’ouvrait une vente à l’encan. Pour une autre interprétation : Martin, 1982, p. 196, qui se fondant sur DH., V, 32, 1-34, 1, voit dans les biens de Porsenna en réalité un héritage royal des Tarquins.
127 Sur les liens ambigus qu’Auguste entretint avec la mémoire de César, voir Ramage, 1984, en particulier p. 223-235 sur la distance prise avec la politique de César.
128 Cet héritage constituait en 44 a.C. le seul atout politique, ou peu s’en faut, de César le Jeune. Antoine et Lépide utilisaient eux aussi l’image de César après les Ides de Mars, mais différemment, dans un sens moins dynastique que César le Jeune, en tout cas. Pour ce dernier, le thème monarchique devint d’un danger extrême.
129 Quoique les analyses de P.M. Martin montrent que la tradition s’efforça de « latiniser » Servius Tullius dont le souvenir fut parfois aussi positif que celui de Romulus (Martin, 1982, p. 173, par exemple), ses origines étrusques sont bien soulignées par l’historiographie antique (voir la Table claudienne) comme moderne : voir Richard, 1978, p. 286-431 ; Cornell, 1995, p. 130-141 ; A. Grandazzi, dans DA, s.v. Servius Tullius, p. 1978 sq. Contra : Gjerstad 1967 ; Idem, 1973, p. 205.
130 Hor., S., I, 6, 1-11. Voir le texte supra, n. 5.
131 Pour les Horti Maecenatis, voir : Häuber, 1990 ; Ead. dans LTUR, III, s.v. Horti Maecenatis ; et Chillet, 2006.
132 Liv., I, 44, 3 et Solin, I, 25.
133 Sur la vexata quaestio du tracé de la via Sacra, voir, en dernier lieu Ziółkowski, 2004, qui résume les opinions en présence avant de proposer ses propres interprétations des sources. Pour le clivus Orbius : Palombi, 1997, fig. 50, propose de le voir au sud de la croupe de l’Esquilin ; Coarelli, 2001, fig. 7, propose le tracé le plus au nord, c’est à dire plus haut sur la pente, dans l’axe des actuelles via Frangipane et Vittorino da Feltre, et place la maison de Servius au niveau de l’église Saint Pierre aux Liens ; Carandini et Minardi, 2007 et Capanna et Amoroso, 2007, proposent une localisation plus à l’est pour le vicus qui s’inscrirait dans le prolongement du vicus Sabuci, lui-même provenant de la porta Esquilina, la maison de Servius est en revanche placée dans les environs de la porticus Liviae, là aussi plus à l’est que ce que proposait Coarelli. Ziółkowski, 2004, fig. 23, propose pour sa part une orientation nord-ouest/sud-est pour le clivus, et non plus ouest-est comme les auteurs précédents.
Écartons de la réflexion le bâtiment rond, représenté sur le fragment 10v de la Forma Urbis, et dont la trace a été retrouvée sur l’Esquilin à proximité immédiate de la porticus Liviae. Ce bâtiment dont les premiers états sont médio-républicains et le dernier impérial, entoure un dépôt votif du VIe s. a.C. Coarelli, 2001, Carandini et Minardi, 2007 et Capanna et Amoroso, 2007, proposent d’y voir un hérôon de Servius Tullius, autour du lieu supposé de son tombeau. Cette hypothèse n’est en rien confirmée ni par les textes, ni par l’épigraphie, ce qui nous empêche de considérer ce bâtiment à la longévité exceptionnelle, comme le tombeau du roi Servius.
134 Varr., L., V, 49 ; Fest., 247, L : l’un et l’autre auteurs ne mentionnent cependant pas exactement l’habitation du roi.
135 Jusqu’au Ve siècle dans nos sources avec : Oros., Hist., VII, 7,6.
136 Perrin, 1996 propose une localisation dans les vestiges de la partie esquiline de la domus Aurea, Haüber, 1990, p. 36-43 au croisement de la via Mecenate et de la via Merulana plus à l’est. Nous partageons cette hypothèse, voir Chillet, 2006, p. 57-61.
137 Hor., Epo., IX, 2.
138 La description la plus ancienne et la plus complète des jardins et des travaux de Mécène, se trouve dans Hor., S., I, 8, 8-16. La satire est datée par les éditeurs de 35 a.C., ce qui laisse supposer que les travaux furent entamés à la fin des années 40 a.C.
139 Liv., VI, 32, 1.
140 Cic., Har., 30-32. Voir Palombi, 1997, p. 88-90 qui analyse l’exemple célèbre du sacellum de Mutinus Titinus, détruit par Cn. Domitius Calvinus. Sur le même sujet, voir Guilhembet-Royo, 2008, p. 206.
141 Respectivement, App., Civ., I, 88, 405 pour les affrontements entre Marius et Sylla, et App., Civ., V, 30, 118, pendant la guerre de Perusia.
142 Liv., I, 44, 4 et DH., IV, 13, 3-5.
143 Voir Chillet, L’Esquilin… à paraître.
144 Dig., L, 16, 87, Marcellus, Digeste, livre 12, citant Alfenus.
145 Voir Chillet, 2011.
146 Voir Gros, 2012.
147 Mais la position d’Auguste vis-à-vis des anciennes limites de la Ville était ambiguë : tout en entérinant l’extension de l’urbanisme, il avait soin de marquer son respect de la vieille délimitation en restaurant des portes et en ne déplaçant pas le pomerium. Sur cette question, voir : Chillet, 2011.
148 Liv. I, 44, 3. Sur ce texte et son interprétation, voir Ampolo, 1996.
149 Virgile affirme son attachement à Mantua (Verg., G., III, 10-15), Horace à Venusia (Hor., S., II, 1, 34-39). On notera que, dans ces vers, Horace préfère se rattacher à sa cité plutôt qu’à une région – Lucanie ou Apulie –, car sa cité est frontalière. C’est la preuve que, dans son cas, l’appartenance civique ne se traduisait pas forcément par une identité ethnique forte. Sur cette rivalité entre l’attachement à la cité ou à la « région », voir infra, p. 56.
150 En effet, que les Romains tiennent un groupe de personnages pour Étrusques et qu’ils établissent une différence identitaire entre eux est un fait, mais ne prouve absolument pas qu’il y ait une conscience de groupe de la part de ces derniers. Bourdieu, 1985 p. 69-83, note que les dominants – situation des Romains après la conquête – ont le pouvoir de classer, d’ethniciser les dominés et de leur imposer une identité de l’extérieur sur des caractéristiques qui sont censées leur être consubstantielles, mais qui peut ne pas correspondre à l’identité culturelle revendiquée par ce groupe.
151 Ce travail en cours porte sur l’expression de l’identité étrusque dans la « dernière Étrurie », entre la Guerre sociale et le début de l’Empire.
152 Pour un exposé des avancées théoriques en la matière, voir notre travail en préparation cité note précédente.
153 Barth, 1995 et Assmann, 2010.
154 Voir l’apparat théorique sur la question dans Bourdin, 2012, p. 705, et sur la situation dans l’Italie pré-romaine, ibidem, p. 720-729.
155 Verg., G., III, 10-15 ; Hor., S., II, 1, 34-39.
156 Sil., VII, 29 emploie par exemple le locatif Areti dans un hexamètre dactylique.
157 Tullius : Sil., VIII, 404 ; Cilnius : Sil., VII, 29 ; X, 40-41.
158 Hor., O., III, 29, 1, l’adjectif Tyrrhenus est plus rare pour le désigner. Dans ce vers d’Horace, il s’applique aux parents royaux de Mécène. L’usage de l’adjectif Tuscus est à interpréter dans le sens d’une actualisation des origines étrusques de Mécène, car Tyrrhenus est de connotation plus mythologique. C’est dans l’Étrurie contemporaine que les poètes ancrent leur protecteur, dans la région « vécue » et non pas dans les racines mythologiques controversées des fils de Tyrrhénos. Pour un commentaire ethnologique de cette différence de vocabulaire, voir infra, p. 59-60.
159 La mention de la chimère, chez Horace, ne nous semble pas pouvoir être interprétée comme le fait Fatucchi, 1995, p. 202 comme une référence littéraire à l’origine arétine de Mécène, renvoyant au fameux bronze étrusque trouvé dans la cité : l’animal intervient dans une ode astrologique et mythologique détachée de tout contexte géographique Hor., O., II, 27, 10-13. Ce bronze aujourd’hui conservé à Florence fut découvert en 1553 lors de travaux entrepris par les Medici à Arezzo ; il daterait du Ve siècle, même si son origine antique a été mise en doute parfois ; sur cette question, voir la mise au point de Warden, 2011, qui conclut dans le sens d’un véritable bronze ancien. La chimère porte une inscription qui en fait une dédicace à Tin.
160 DH., I, 30, 3. Rix, 1984 semble avoir réglé la question du sens de ce terme, sans doute plutôt équivalent au publicus latin qu’à un véritable ethnonyme. Le dossier épigraphique des attestations du terme en étrusque a été repris dans De Simone, 1985. Dernièrement, mais sans apport nouveau, voir Aigner-Foresti, 2001, p. 100 et Bonfante, 2002. L’erreur de Denys d’Halicarnasse est peut-être héritée de Varron, car Briquel, 1993, p. 176 a montré que ce chapitre contient des éléments de tradition varonienne.
161 Le « cippe des Tyrrhéniens » de Delphes, dans lequel des Étrusques agissant peut-être au nom d’un groupe de cités, semblent eux-mêmes se caractériser comme Τυρρανοι, pourrait conforter cette idée d’un hétéronyme d’origine grecque, accepté par les Étrusques, qui en joueraient pour s’adresser à des Grecs. Sur cette inscription, voir : Homolle, 1896, p. 628 (publication incomplète), Flacelière, 1954, p. 199-200, n° 124 (publication complète). Le bloc, trouvé entre le temple d’Apollon et la base du trépied de Gélon, porte le n° inv. 1560. L’inscription est datée par les éditeurs de la fin VIe ou du premier tiers du Ve s. a.C., ce qui permet de lier éventuellement l’offrande à la conquête des îles Lipari par des cités étrusques en 485-480 a.C. La nature de l’offrande supportée par cette base est discutée (Colonna, 1984 et 1989 et Amandry, 1989, p. 124 sq).
162 Bourdin, 2012, p. 721.
163 Briquel, 1993, p. 192-194, qui donne le grec Τυρρενοί, Τούσκοι, le latin Etruscus, Tuscus, Tyrrhenus (mais en décalque du grec), l’osque Turskum.
164 C’est l’exemple que donne D. Briquel de l’utilisation par les Étrusques eux-mêmes, de l’étymologie de leur nom grec Τυρρενοί par le mot τύρσεις « tours », Briquel, 1993, p. 215.
165 Le problème de l’existence d’une « ligue étrusque » occupe une place immense dans la bibliographie. Voir un résumé des positions dans Camporeale, 1985. Quelques auteurs persistent à affirmer l’existence d’une ligue étrusque en s’appuyant notamment sur le récit de Tite-Live : voir en particulier : Aigner-Foresti, 1994 ; mais voir aussi Aigner-Foresti, 1992 et 2001 qui conclut à l’existence en Étrurie de caractéristiques qui relèvent du Bundeststaat (« État fédéral ») plus que du Staatenbund (« alliance d’États »). Contra : Briquel, 1994, plus mesuré et qui signale que le récit de Tite-Live permet de remonter à certaines sources originaires d’un environnement étrusque [Licinius Macer] qui donnent des renseignements clairs sur une structure multipartite des Étrusques.
166 AE, 1951, 19 ; Torelli, 1975, p. 43 pour le texte et p. 56-66 pour le commentaire ; p. 96 pour la compilation claudienne de l’histoire familiale des Spurinnae par M. Verrius Flaccus et p. 98 pour la datation claudienne de la gravure.
167 Avec la création de cette préture, il ne s’agissait pas cependant d’« autonomiser » la regio VII, mais de faire un acte purement symbolique. Liou, 1969, p. 95-96 penche pour une création d’époque claudienne. Mais Torelli, 1971, p. 500, dans le compte rendu de l’ouvrage de B. Liou n’exclut pas une datation augustéenne.
168 Tac., An., IV, 55 ; Briquel, 1991 p. 106.
169 Voir par exemple, la lex Munatia-Aemilia de 42 a.C. et l’édit de César le Jeune qui y fait référence, lesquels accordent plus d’importance à la tribu, qui devient une marque juridique de citoyenneté plus importante que l’inscription dans une communauté civique. Sur le sujet, voir Chillet, 2016, La conception…
170 Bourdin, 2012, p. 739 sq.
171 Sur la question de ce double nom, voir : Briquel, 1991, p. 510-514 et Briquel, 1993b, p. 176-178. Cette tradition varronienne, dont on a la trace dans Varr., L., V, 32, mais aussi chez Jean le Lydien (Mag., II, 13), qui semble citer Varron (Briquel, 1984, p. 426, n. 29), se retrouve chez Denys d’Halicarnasse (I, 30, 3), mais aussi chez Pline (III, V, 50).
172 Tyrrhenus est employé par Horace une seule fois (O., III, 29, 1). De même il avait, seul parmi les poètes augustéens, utilisé la référence à la Lydie en S., I, 6, 1. Tuscus n’est employé que par Prop., IV, 2, 3, mais pour caractériser le dieu Vertumne : ce n’est que secondairement que l’on a proposé de voir dans cette élégie consacrée au portrait du dieu étrusque, un masque pour le chevalier d’origine étrusque (Lucot, 1953). Tuscus est aussi employé par Mart., VIII, 55, 9, hors du corpus augustéen.
173 Prop., III, 9, 1 : eques Etrusco de sanguine regum, « Mécène, chevalier issu du sang étrusque des rois » (trad. modifiée), Hor., S., I, 6, 1-2 : Lydorum quicquid Etruscos / incoluit finis, « de tous les Lydiens qui ont jamais habité le pays des Étrusques » ; Eleg., I, 13 : Regis eras Etrusce genus, « tu étais du sang étrusque des rois » (trad. modifiée). Notons, hors du corpus, que Sillius Italicus emploie le même adjectif en X, 41 pour désigner les sceptres tenus par les ancêtres de Mécène.
Les listes dressées par Kajanto, et actualisée montrent que le cognomen Etruscus et ses dérivés sont moins employés que le cognomen Tuscus et ses dérivés, Kajanto, 1965, p. 188.
174 Voir chapitre 4.
175 Bourdin, 2012, p. 748-755.
176 C’est la perception qu’en a Denys d’Halicarnasse (I, 30, 2) qui parle de l’isolement de la langue étrusque.
177 Les critères de définition de la diglossie, en particulier pour la différencier du bilinguisme, sont les suivants : « coexistence de deux systèmes linguistiques différents, mais proches entre eux et dérivés d’une même langue ; hiérarchie sociale de ces deux systèmes, l’un considéré comme haut et l’autre comme bas, répartition des fonctions (des usages dans la société) de chacune de ces deux variétés ; durée et stabilité de la situation ». La définition est élargie à des systèmes où les deux langues ne sont pas dérivées de la même entité. Dubois, Giacomo et all., 2007, s.v. diglossie.
178 Varr., L., VIII, 41, 84.
179 Schulze, 1966, p. 374.
180 Lucot, 1953.
181 Prop., IV, 2, 3.
182 Prop., IV, 2, 47-50.
183 Alors que le même auteur ne se prive pas de le faire pour l’empereur Claude cf. Sen., Apoc., V, 2.
184 Cf. chapitre 3.
185 Tassi Scandone, 2013 accorde une importance particulière aux rites de fondation dans la création d’un droit particulier aux murailles.
186 Hadas-Lebel, 2004, p. 344. L’usage du matronyme à date haute dans le monde romain doit être réévalué : Salway, 1994, p. 142 et Wikander, 1996.
187 Voir le catalogue de Gasperini, 1989 et ses subdivisions. Hadas-Lebel, 2004, p. 341 sq. La plupart des inscriptions latines qui portent le matronyme cèdent cependant à l’usage latin qui indique en priorité le patronyme. Le matronyme seul en étrusque est utilisé plus largement quand il s’agit de femme, ou bien quand le support est de faible dimension. La majorité des inscriptions ne mentionnant que le nom de la mère se trouvent en effet sur des tuiles : sur les cent vingt et une inscriptions matronymiques que comporte le catalogue de Gasperini, dix-huit ne portent que le matronyme et sur ces dernières, quatorze sont inscrites sur des tuiles (n° 10, 29, 30, 33, 39, 51, 52, 55, 60, 64, 78, 82, 83 (?), 84 (?)), une sur une jarre (n° 113), et trois seulement sur des sarcophages ou urnes dans une inscription plus développée (n° 34, 44, 98).
188 Cf. supra, p. 36.
189 Voir chapitre 8.
190 Voir, à titre d’exemple, la politique matrimoniale pratiquée sans doute sous l’égide d’Urgulania, amie de Livie, d’origine étrusque, sur deux générations et peut-être même dans deux branches de la famille : ses fils et petits-fils épousèrent des femmes issues de familles étrusques. Sur cette question, voir Torelli, 1990.
191 Cf. chapitre 9.
192 Voir la remarque déjà citée de Harris, 1971, p. 65 sur le fait qu’après Tolumnius, c’est le seul nom de roi étrusque conservé chez un annaliste.
193 Martin, 1982, p. 19 sq.
194 Wiseman, 1974, Wikander, 1993. Pour des exemples plus tardifs, voir : Chausson, 1998.
195 Voir la liste des familles qui se rattachaient aux différentes générations de rois de Rome dans : Martin, 1994, p. 233 sq.
196 Farney, 2007, p. 53 et passim.
197 Voir Liv., I, 30, 2 et DH., III, 29, 7. Le second introduit dans les familles « albaines » celle de ses patrons.
198 Les Marcii Reges se rattachaient à Ancus Marcius, roi sabin de Rome. On note aussi les Calpurnii Frugi, dont Farney, 2007, p. 89, explique le cognomen par le fait que la frugalitas était la valeur cardinale de Numa.
199 Farney, 2007, p. 206-210 explique de manière convaincante la multiplication des légendes de printemps sacrés en Italie par une volonté de se rattacher aux Sabins qui, eux, avaient bonne presse auprès des Romains.
200 Farney, 2007, p. 145 note quatre exemples d’Étrusques aux ancêtres royaux, qui cependant doivent être nuancés. Le premier exemple est celui des Cilnii, qui paraît clair, quoiqu’on ne connaisse pas l’usage du thème étrusque que firent les membres de la famille avant Mécène.
Le deuxième, celui de la famille des Salvii, s’appuie sur Suet., Oth., I, 1, qui précise que les ancêtres de l’empereur Othon furent ex principibus Etruriae. Le témoignage est tardif et le terme de princeps ne désigne pas d’emblée la royauté, mais, employé au pluriel, porte une connotation plutôt positive (Hellegouarc’h, 1963, p. 327-337, dont l’étude est consacrée à un champ chronologique qui ne saurait toutefois venir éclairer totalement la langue de Suétone).
Le troisième exemple est celui des Tarquitii Prisci. Mais Tarquitius ne pouvait pas renvoyer sans danger à Tarquinius : même si Schulze reconnaît une même origine étrusque dans les deux nomina Tarquitius et Tarquinius qu’il considère comme des doublets (Schulze, 1966 [1904], p. 95), l’interdit pesant sur le nom de la dynastie des Tarquins semble empêcher qu’on y fît référence, même de manière détournée. Fest. 496 L signale même qu’on effaçait le nom des Tarquins jusque dans la toponymie romaine : les scalae Tarquitiae seraient une déformation de scalae Tarquiniae destinée à effacer le nom odieux. La forme Tarquinius est d’ailleurs plutôt rare après les débuts de la République (Hall, 1984, n° 87). Quant au cognomen Priscus, il peut renvoyer à l’antiquité de la gens sans pour autant la connoter royalement.
Enfin, le dernier exemple est celui des Urgulanii qui se fondent sur le trône Corsini (cf. infra, n. 202). Peut-être faut-il lier la famille à Caere dont un elogium de Tarquinii nous apprend qu’un roi local se nommait Orgol[nius]. Il faut noter que le rapprochement de certains noms de familles romaines avec des andronymes dont l’archéologie nous apprend qu’ils furent royaux dans les temps anciens ne nous autorise pas à dire systématiquement que ces familles utilisaient le trait royal. C’est le cas par exemple des Velini, dont on ne sait pas s’ils se rapprochèrent jamais du θefarrei Velianas, que les lamelles d’or bilingues de Pyrgi nous apprennent avoir été « roi » (c’est du moins ce que sous-entend le punique MLK ; l’étrusque, lui, pose beaucoup plus de problèmes : voir Lamine di Pyrgi, 1970 ou Battaglini, 1991 et, en dernier lieu, Pittau, 2000, chapitre 2, p. 42-53 ou qui divergent sur la question).
201 Hor., O., I, 1, 1. C’est M. Torelli, 1990, qui parle de « corrispondente monumentale » du vers horatien.
202 Torelli, 1990, repris dans Torelli, 1999, chap. 6. Les notes de l’article donnent la bibliographie complète concernant l’histoire de l’objet et des interprétations qui en ont été données. M. Torelli propose de voir dans la famille en question les Plautii, à laquelle est liée par le mariage l’Urgulania qui était d’ascendance étrusque.
203 Voir Gros, 1996, p. 422-435 ; Amand, 1987. Le modèle existe en Étrurie et descend des tombes villanoviennes qui marquaient l’espace funéraire d’un cercle de pierre. On connaît aussi l’exemple, décrit par les textes et fouillés ensuite, de la tombe considérée comme celle d’Énée à Lanuvium (Castagnoli, 1975). Mais une autre influence majeure dans l’utilisation du mausolée à tumulus à Rome, fut sans aucun doute le modèle hellénistique, provenant pour sa part de Macédoine. P. Gros (p. 429-430) indique qu’Auguste réalisa sans doute la synthèse entre les inspirations régionales italiques et l’héroïsation royale macédonienne et hellénistique.
204 Suet., Vit. Hor., p. 47-48 (éd. Reifferscheid).
205 Coarelli dans LTUR, s.v. sepulchrum : Maecenas (tumulus).
206 Il n’existe que peu de renseignement sur la « casa tonda », le tombeau présumé de Mécène, détruit pour laisser la place à la piazza Vittorio Emmanuelle sur l’Esquilin. La lettre du maire de Rome, répondant à un article du Morning Post, qui avait apparemment relayé les protestations de son correspondant à Rome au sujet de la démolition de l’édifice, signale simplement une élévation d’un mètre, BCAR, 1876, p. 29. Des fouilles entreprises en 1975, ont révélé la base carrée de l’édifice, Gatti, 1983, p. 166.
207 Martin, 1982 et 1994. Pour une analyse de l’utilisation de la figure de Romulus au dernier siècle de la République, voir l’étude de Ver Eecke, 2008.
208 Liv., I, Praef., 6.
209 Nous regroupons sous ce terme la diversité des verbes employés par les sources romaines, qui trahissent peut-être l’imprécision de la forme légale prise par la répression de ces tentatives : adpetere (deux fois dans Cic., Dom., 101), occupare (Var., L., 5, 157), adfectare (Val. Max., V, 8, 2 ; Plin., XXXIV, 15).
210 Meier, 2014.
211 Martin, 1994, p. 250.
212 Martin, 1994, p. 366.
213 Martin, 1994, p. 367-370 sur le pontificat suprême ; p. 370-371 sur le consulat ; p. 372-373 sur l’augurat qui rassemble les anciennes fonctions du roi.
214 Sur les listes de présages, étudiées dans leurs énumérations : Devillers, 2006 ; sur les présages concernant Octavien-Auguste : Bertrand-Ecanvil, 1994 ; sur les présages de pouvoir : Guittard, 2006 ; sur les présages attachés aux rois et leur réutilisation sous Auguste : voir Martin, 1986, qui interprète cette résurgence sur plusieurs modes : en concentrant un nombre important de présages, atteint uniquement par Servius Tullius, Auguste, comme l’ancien roi, montrait que son règne avait besoin d’être légitimé ; en réutilisant les présages royaux à l’exception de ceux attachés à Tarquin le Superbe et à Brutus, le premier Princeps s’écartait à la fois de héritage tyrannique et de la « trop farouche idéologie républicaine » ; en réutilisant les prodiges de Servius Tullius pour Auguste, la tradition dévoilait l’importance des données étrusques de son règne.
215 DC., XLVIII, 33, 1-2. Sur l’interprétation à donner à ce présage, voir Rohr-Vio, 2000, p. 131 sq. et voir aussi, Rohr-Vio, 1999.
216 Martin, 1994, p. 173 sq. remarque que l’histoire des origines de Rome est marquée par une conscience des particularités ethniques : ainsi, malgré la contradiction apportée par d’autres sources, Tite-Live ne fait jamais combattre Tarquin l’Ancien contre des Étrusques et Ancus Marcius contre des Sabins, au vu de leur origine alléguée. En revanche, les traditions concernant des rois comme Servius Tullius (p. 173), peuvent être parfaitement « latinisées ».
217 Martin, 1994, p. 8.
218 Val.-Max, IV, 5, 1, ext. En Cic., Nat., II, 4, 11, on voit Tiberius Gracchus le père repousser les haruspices pour le même motif.
219 Rome reconnaît la dette de l’invention des faisceaux de ses consuls : Cic., Rep., II, 31, 55, Liv., III, 76… Le nombre des faisceaux est de douze tant pour les rois que pour les consuls (Cic., Rep., II, 17, 31 pour les rois) ; c’est par erreur qu’Appien attribue vingt-quatre licteurs aux premiers (App., Civ., I, 100). Pour l’origine étrusque, voir aussi : Liv., I, 8, 3 ou les représentations figurées : par exemple, voir Maggiani, 1996, p. 127-132, et les figures de la Tombe « del Convegno » de Tarquinii. Les faisceaux de verges accompagnent les magistrats de même que les haches (qui sont séparées des verges, comme ce fut le cas vraisemblablement à Rome dans les origines : DH, V, 2, 1). Il semble que la lance ait aussi constitué un signe de pouvoir militaire (Maggiani, 1996, et Fest., 55 L).
220 Juv., XII, 38-39.
221 Cf. chapitre 3.
222 Mart., X, 73, 2-4. Pour le commentaire de ce passage, cf. chapitre 3, p. 158.
223 C’est le sens que César lui donne dans B. Afr., 13 ; dans Cic., CCLXXVIII = Att., 6, 8, 2 ou DCCCXXII = Att., 16, 10, 1, l’adjectif se rapporte simplement à César. Le dictionnaire d’Oxford donne plusieurs sens proches chez des auteurs chronologiquement dispersés. Avec l’Empire le mot perdit évidemment ses liens avec le personnage de César, pour signifier de plus en plus « de l’empereur ». Le Code théodosien utilisera ce terme pour signifier « agent de l’empereur », en particulier dans les provinces : Cod. Th., 10, 7.
224 Prop., III, 9, 34.
225 Notons au passage qu’il arrivait qu’on donnât aux rois qui s’apprêtaient à visiter Rome, ou qu’on voulait honorer particulièrement, la toge réservée au triomphateur. Tacite rapportant l’ancien usage qui prévalut lors de la révolte de Tacfarinas quand Ptolémée des Garamantes envoya des ambassadeurs à Rome (Tac., An., IV, 26), fait sans doute référence à des épisodes rapportés dans Liv., XXX, 15, 11 ou XXXI, 11. En XXX, 15, 11, la toge est donnée à Rome même par Scipion à Massinissa pour lui signifier qu’il portait désormais le titre de roi. Bien évidemment, la cérémonie marquait aussi la dépendance dans laquelle se trouvait le roi à l’égard de Rome.
226 Prop., II, 1, 73-76.
227 Voir Caes., G., I, 3, 51 et passim. Pour les esseda voir DAGL s.v. esseda par G. Lafaye.
228 C’est Sénèque qui, grand sage, résiste même au dérangement sonore qu’ils causent pourtant (Sen., Ep., LVI, 4) !
229 DS., V, 21 et 29.
230 Fest., p. 43 L. Il s’agit là des restes d’un usage militaire fort ancien où les grands combattaient dans des chars : Cur[r]ules magistratis appellati sunt quia curru vehebantur.
231 Voir DAGL, s.v. Currus, art. de E. Saglio.
232 Voir Hellegouarc’h, 1963, p. 560-562. Le terme de rex est employé couramment depuis les origines de la République. L’opposition qui se cristallise entre optimates et populares à la fin de la République répand l’insulte plus largement. Ce sont, généralement, les populares qui en font les frais, mais les optimates n’en sont pas exempts (Martin, 1982, p. 323 sq. et 1994, p. 137 sq.). Le terme de tyrannus est accordé presque aux mêmes personnes que celui de rex, mais il semble plus péjoratif et de portée plus large (l’adfectatio regni est un crime dont la définition est relativement précise).
233 Martin, 1982, p. 339 ; Martin, 1988 ; sur la construction de l’image de ces trois hommes et ses conséquences : voir les contributions de M. Chassignet et de Vigourt dans Coudry et Späth, 2001. Voir aussi sur le cas de leur domus : Guilhembet, 1995, p. 543-576 en part. p. 543-552. Le cas de Vitruvius Vaccus et Fulvius Flaccus est différent : Vaccus est un notable de la ville de Fundi, uir non domi solum sed etiam Romae clarus, « célèbre non seulement chez lui, mais à Rome » ; il prit la tête de la révolte de cette cité en 330 (Liv. VIII, 19). Fulvius Flaccus est un partisan des Gracques qui subit la répression de 121, mais sans qu’il y ait d’accusation formelle d’adfectatio cependant (Cic., Dom., XXXVIII, 102, dit qu’il fut ex senatus sententia interfectus pour avoir agi contre la République).
Valvo 1975 et 1978, signale de forts liens tissés entre la geste de Spurius Maelius, telle qu’elle est décrite chez Tite-Live, et les événements de 44-43 : l’historien est en effet le seul à donner un homonyme à Spurius Maelius qui intente une action judiciaire contre Ahala sous le chef d’accusation d’avoir exécuté un citoyen sans procès. A. Valvo y voit un parallèle avec la situation du jeune Octave, qui porte en 43 le même nom que César, et met en place avec l’aide de son collègue au consulat Pedius, la lex Pedia, chargée de faire juger les assassins de son père adoptif. Dans ce cas évidemment, la figure de Spurius Maelius et de son descendant est positive. Est-ce là la trace d’une tentative de réhabilitation, toute de tradition popularis, de Spurius Maelius ? Ou doit-on y voir une tentative de dédouaner César le Jeune d’une accusation d’adfectatio regni ?
234 Guilhembet, 1995, p. 546.
235 Voir Liv., II, 7 ; Ps. A.-Vict., Vir., XV ; DH, V, 19 ; Plut., Popl., X.
236 Voir Grimal, 1969, p. 83 et Royo, 2007, p. 389-391.
237 Royo, 1991.
238 Voir cependant Guilhembet, 1994-1995 et Guilhembet, 2001.
239 Martin, 1994, p. 233 signale que la mode des généalogies à la fin de la République puisait aussi dans le passé royal de Rome, mais que cela ne portait pas de signification particulière : « De ce point de vue, prétendre descendre d’Énée ou de Numa n’a pas en soi plus d’importance que de se donner pour ancêtre Bellérophon, Ulysse ou Hercule ».
240 Martin, 1992.
241 Martin, 1994, p. 236.
242 Nous avons plus haut, n. 200, nuancé l’opinion de Farney, 2007, p. 145 qui en repérait quatre.
243 Properce en tous les cas lorsqu’il s’agit de rappeler l’ascendance de Mécène ; Horace chaque fois, sauf en S., I, 6, 3, où il est simplement fait référence à l’avus maternus atque paternus.
244 On peut établir une chronologie de ces attestations. Elles sont absentes chez Virgile. Chez Horace, elles apparaissent dans S., I, 6, composée avant 34, mais ne comportent pas la mention exacte des « rois » (il s’agit simplement des avus maternus atque maternus). La période principale est comprise entre 26 et 23 avec : O., III, 29 composée en 26-25, O., I, 1, composée autour de 23. C’est à cette période que se rattache aussi Prop., III, 9, écrite entre 25 et 23.
245 Liv., IV, 23 ; V, 1 et passim.
246 C’est parfois même le Tibre entier qui est dit étrusque en liaison avec les origines alléguées de Mécène : cf. Hor., O., I, 20, 5 (et la scholie du Pseudo-Acron) qui qualifie le Tibre de flumen paternum, « le fleuve de ses pères ».
247 Pour les hypothèses sur la date de création des regiones, voir les débats infra, p. 228 sqq.
248 Voir les frontières qui lui sont attribuées par Thomsen, 1966, p. 124 sq.
249 Sur ce sujet, voir chapitre 2, p. 103 sq.
250 À ce sujet, voir les précisions apportées par Hall, 1984, chapitres III-IV, qui a le mérite de mettre au jour des liens entre les aristocraties municipales et des hommes politiques de Rome qui ne sont pas tous populares. Il signale par ailleurs que l’opposition à Sylla ne signifiait pas forcément un ralliement à Marius. Il dénonce à ce sujet le paralogisme qu’on pourrait résumer ainsi : « l’Étrurie est une terre opposée à Sylla, ce qui explique que Sylla ait traité durement la région… ce qui sert à prouver que l’Étrurie était anti-syllanienne ». Cf. chapitre 2.
251 App., Civ., I, 67, 304-305, Plut., Mar., XLI, 4.
252 Voir le discours contre Sylla que lui prête Sall., H., I, 55, 16-18.
253 Liv., VII, 15, 10.
254 App., Civ., I, 38, 173-174.
255 App., Civ., I, 107, 501-504 ; Licin., 34, 8. Allély, 2004, p. 27-29 et Allély, 2012, p. 35-39.
256 Cic., Cat., I, 5 ; Sall., Cat., 26-36 et 56-61 ; Harris, 1971, p. 293-294 ; Hall, 1984, chap. IV. Catilina recruta ses contingents à la fois parmi les expropriés de Sylla et parmi les colons syllaniens ruinés. Certains venaient d’Arretium et de Faesulae (Cic., Mur., XXIV, 49). Catilina renforça la teinte popularis de son mouvement en ravivant le souvenir de Marius (Cic., Cat., I, 24 et II, 13 ; Sall., C., 59, 3). Voir Sordi, 2009, p. 171-172.
257 Voir les remarques de Sordi, 1972. L’Étrurie est sur le chemin des provinces du Nord, et en particulier des Gaules et de ses légions dont on connaît l’importance. Ce fut ce qui détermina sans doute L. Antonius à partir vers le nord de Rome en 41 : il attendait les renforts des généraux antoniens qui se trouvaient en Espagne (Q. Calenus) en Gaule Transalpine (Ventidius Bassus) et en Cisalpine ou dans le nord de l’Italie (Ventidius Bassus). Cf. Gabba, 1969.
258 C’est l’objet du plaidoyer Pro Caecina, daté généralement de l’année 69 a.C. Cicéron y rappelle avoir défendu autrefois une femme d’Arezzo dont la citoyenneté fut contestée (Cic., Caec., XXXIII, 97). Voir aussi l’affaire des expropriations de Volaterrae et d’Arretium dans Cic., DLIII = Fam., XIII, 4 (46 a.C.) à Q. Valerius Orca et DLIV = Fam., XIII, 5 (même date, au même). Sur ce dossier, voir Deniaux, 1991.
259 L’Italie était encore fournisseuse de blé à Rome : Rickman, 1980, p. 101-104.
260 Farney, 2007, p. 78 sq.
261 Cic., DCCCV = Fam., XII, 20, 1.
262 Hor., Epo., XVI, 4 ; S., I, 6, 12-13.
263 Fest., 486 L.
264 Liébert, 2006, p. 178-189.
265 Ainsi, la poétesse Sulpicia fait référence à un de ses séjours dans une villa de famille sur le territoire de la cité : Corp. Tib., III, 14, 4, voir Fatucchi, 1976. La question reste entière sur la branche des Sulpicii à laquelle elle se rattache.
266 Voir sur Volaterrae, Clusium et Perusia : Cristofani, 1977. Cherici, 1988, p. 30-31, signale qu’à partir du IIIe et au IIe siècle l’archéologie prouve que la petite et la moyenne propriétés prirent le pas sur les très grands domaines aristocratiques en place depuis le Ve. Ce n’est que sous l’Empire que la propriété se reconcentra. Voir aussi Cherici, 2004, p. 30.
267 Voir Varr., R., I, 9, 6, ou bien Plin., Ep., V, 6, 7-12, même s’il faut, dans cette lettre, faire la part des topoi du locus amoenus, d’autant que Pline décrit les environs de sa villa !
268 Liébert, 2006, le chapitre sur le texte de Théopompe, et en particulier p. 123 sq.
269 Jusqu’à Sénèque, pour qualifier Mécène : Sen., Ep., 92, 35 : Alte cinctum putes dixisse : habuit enim ingenium et grande et uirile nisi illus secundis <dis>cinxisset, « Ne croirait-on pas à l’entendre [Mécène] qu’il était de ces âmes portant haut leur ceinturon ? Eh oui, s’il ne l’eût défait dans la prospérité, c’était un haut et mâle génie ».
270 Liébert, 2006, p. 261.
271 Voir Scuderi, 1978, p. 93 et surtout Firpo, 1998, p. 251-285 et Briquel, 1988 et 1993C.
272 La mention des « rivages étrusques » dans Épode XVI, 35-40, ne pourrait être que géographique, et désigner, de manière tout à fait conventionnelle la côte de la mer Tyrrhénienne. Toutefois, il semble que les mentions au muliebris luctus, à la mollitia de la pars indocilis de la cité, renvoient trop aux images traditionnelles des Étrusques, pour ne pas connoter négativement jusqu’à cette mention normalement neutre. Par ailleurs, la mer est plus généralement appelée tyrrhénienne que proprement étrusque (chez Horace : tyrrhenum mare en O., I, 11, 5-6 : mention géographique neutre, voire négative, car la mer Tyrrhénienne est un exemple de mer en furie, tout comme en Ep. II, 1, 202 : mare Tuscum. En O., III, 24, 4, le cas est discuté : la leçon des manuscrits est sujette à relecture : tyrrhenum semble bien lu sur tous les manuscrits, mais rend difficile la lecture du dernier mot du vers ; sur la foi de la scholie de Porphyrion à ce vers, la plupart des éditions corrigent tyrrhenum en terrenum. Si toutefois il fallait maintenir la leçon des manuscrits, l’adjectif serait péjoratif : il s’agirait de condamner tous ceux qui bâtissent des maisons luxueuses – évidemment décriée – sur les rivages de la mer tyrrhénienne : voir note ad hoc dans l’édition de Villeneuve).
273 Voir Briquel, 1988 et 1993C. Voir aussi les remarques de Firpo, 1998, p. 251-256 et 285, qui attribue ce rejet de l’Étrurie par Horace non seulement à un attachement à sa patrie d’origine, la Sabine, mais aussi à un fort sentiment de rejet des Étrusques dans l’Italie d’après la Guerre sociale, en réaction à la « trahison » de ce peuple qui cessa rapidement le combat et accepta les conditions romaines. Il est en tout cas très clair que l’image négative de l’Étrurie est une spécificité d’Horace parmi les poètes du cercle. Pour Virgile, et Properce, voir infra, p. 86-88.
274 Hor., Ep., II, 2, 180 : les Tyrrhena sigilla, sont de petites statues de terre cuite. Il ne faut pas voir là une allusion à ce que la littérature archéologique moderne appelle la sigillée dont un des grands centres de production fut précisément étrusque (Arretium) : le terme est indéniablement moderne, cf. Pucci, 1985.
275 Epo. XVI, 35-40.
276 Hor., O., I, 2, 13 sq. Le litus Etruscum dont il est question est plutôt la « rive étrusque », c’est-à-dire la rive droite du Tibre, que le littoral de la côte tyrrhénienne.
277 Nous souscrivons à l’interprétation de Firpo, 1998, p. 270 de O. III, 24, en part. v. 45-54 : l’anti-modèle des Scythes et des Gètes devient enviable pour sa castitas, son innocentia, sa pietas… Au contraire, les Romains sont caractérisés par leur impiété, leur cupidité. Un remède est proposé par le poète : Vel nos in Capitolium / quo clamor vocat et turba fauentium / vel nos in mare proximum / gemmas et lapides, aurum et inutile / summi materiem mali / mittamus, scelerum si bene paenitet : « Portons au Capitole, où nous appellent les acclamations et une foule venue pour applaudir, ou bien jetons dans la mer la plus proche ces perles, ces pierreries, cet or inutile, aliment des pires maux, si nous avons un vrai repentir de nos crimes » : il s’agit de se débarrasser de la source des maux, les inutiles richesses soit en les consacrant aux dieux, soit en les jetant à la mer. G. Firpo fait remarquer que ce « mare proximum » ne peut être que la mer Tyrrhénienne. Pour extirper les maux de la société, il faut se replier sur la piété nationale ou rendre aux Étrusques les richesses et le mode de vie qu’ils ont infusé à Rome et qui l’ont pervertie.
278 L’ode I, 15, donne une idée assez précise de l’image de Pâris.
279 Hor., O., III, 3, 57 sq.
280 Voir Ceausescu, 1976.
281 La Penna, 1963, p. 29-36 ; Scuderi, 1978, p. 93.
282 Voir Enking, 1959.
283 Martin, 1989 étudie les différentes branches de ces généalogies. Sur la très bonne connaissance qu’avait Virgile de légendes locales sur l’Étrurie, qu’il modifie presque systématiquement en faveur de sa région (Mantoue, en part. p. 14) et d’une origine étrusque des Troyens, voir Colonna, 1980. Voir aussi Scuderi, 1978.
284 Rattacher tel ou tel personnage mythique à une lignée revient en fait à inscrire la région dont il est originaire dans un réseau complexe de liens avec celle du reste de la lignée. L’idée de syngeneia, fondée sur ces rapprochements, joua un rôle important dans les rapprochements diplomatiques dans le monde antique.
285 Martin, 1989, p. 113.
286 Verg., En., I, 380 ; III, 94-96 et 166-171, VII, 205-211 et VIII, 36. Sur cette question, voir Colonna, 1980 qu’il faut cependant amender : Dardanus quitta la cité de Corythus qui ne devint étrusque qu’après son départ. La coïncidence est géographique et non ethnique.
287 Les Étrusques d’Afrique, qui érigèrent des bornes de limitations en langue étrusque, se proclamaient « Dardaniens ». Ils assimilaient donc Dardaniens et Troyens (ce qui était courant), mais aussi Troyens et Étrusques : cf. Heurgon, 1969. L’abscons Lycophron de même (Lyc., 1239-1245) signale cette alliance entre Énée et les rois de l’Étrurie. Ce n’était cependant pas la vision que donnait la tombe François qui faisait un parallèle entre le massacre de prisonniers troyens et le massacre de ressortissants de cités étrangères à Vulci, dont Rome. Même si, parmi les personnages massacrés par les Vibenna vulciens, se trouvent des représentants d’autres cités étrusques, la présence au milieu d’eux d’un Tarquin de Rome semble accréditer l’hypothèse selon laquelle on aurait dans ces peintures une réponse à la propagande romaine qui assimilait les habitants de la Ville aux Troyens (Briquel, 1997, chapitre 2, p. 57-116). À l’époque augustéenne, contre Virgile, s’élevait la position de Denys d’Halicarnasse qui fit des Étrusques des autochtones, sans liens avec les Troyens et qui les plaçait donc en position d’ennemis, unanimement rangés derrière Mézence et son fils Lausus (I, 64-65). Mais on sait dans quel débat s’inscrivait cette version non virgilienne (Scuderi, 1978 ; Sordi, 1989 ; Martin, 1989).
288 On pourrait multiplier les exemples. Notons : Verg., En., VIII, 500, l’appel à la juste douleur (justus dolor) qui justifie le soulèvement contre l’ennemi ; ou encore la très fameuse réputation de religion attachée aux Étrusques par Liv., V, 1, 6.
289 Sordi, 1995, p. 77-93 note que, précisément, Virgile s’intéresse à la période que Tite-Live laisse de côté, faute de sources romaines sûres : l’histoire de Rome jusqu’à la prise de la Ville par les Gaulois (Liv., VI, 1). Le rapport quantitatif inverse du traitement des deux périodes chez l’historien et le poète s’accompagne, chez ce dernier, du tissage d’un réseau de correspondances entre les événements mythiques et les événements historiques.
290 L’épisode du siège des Troyens par Mézence allié de Turnus, montre, selon M. Sordi, la Rome exsangue et abattue, telle qu’elle dut l’être après le passage des Gaulois, et que l’histoire « officielle » ne montre pas. Grâce à l’étude des parallèles, parfois lexicaux entre le passage de Tite-Live et de Virgile, il semble clair que l’un et l’autre événement sont mis en superposition. Mais la version virgilienne ne craint pas de montrer les extrémités où sont réduits les Troyens, quand Tite-Live minimise les moments de faiblesse de la Ville.
291 Voir Le Doze, 2014, troisième partie et en particulier chapitre 9.
292 Sur Properce, voir : Schilling, 1981 ; Pinotti, 1983 ; Firpo, 1998, p. 287-298.
293 Ce qui, somme toute, revient à trahir sa position quant à l’Étrurie. Prop. IV, 1, 121 sq., mentionne l’Ombrie et la ville d’Assise, mais, en I, 22, 3, Pérouse, ville étrusque, est décrite comme sa patria. Si Properce était né à Assise, sa famille devait être originaire de cette région frontalière entre les deux ensembles, ombrien et étrusque.
294 Prop., I, 22, 1 sq. et II, 1, 29 (au cœur des victoires de César le Jeune).
295 Prop., IV, 2, 27 (arma tuli quondam).
Firpo, 1998, p. 296 sq. propose une interprétation intéressante de II, 15, 41-48 qui a souvent posé problème. Outre le fait que ce passage constitue une présentation négative de la bataille d’Actium unique dans la poésie augustéenne, l’élégie affirme que laserunt nullos pocula nostra deos, « nos coupes n’ont blessé aucun dieu ». L’identification du référent de l’adjectif possessif n’est pas aisée et les différentes solutions proposées ne sont pas satisfaisantes. Firpo réduit la difficulté en faisant de nostra pocula un équivalent de Etrusca pocula. En effet, les vers précédents décrivent les lieux communs de la mollesse étrusque. La leçon de Properce serait une réponse à la réputation belliqueuse de l’Étrurie : « nos coupes n’ont blessé aucun dieu » = « les Étrusques sont peut-être mous, mais au moins, leur mollesse qui se passe en banquets n’est pas dangereuse et ne conduit pas aux massacres des guerres, même victorieuses ».
296 Uda, 1990.
297 Hor., Carm. Saec., 37. Mais la mention ne pourrait être que géographique… En tout cas ici, elle est positive !
298 Les élégies dites « à Mécène », donnent un point de vue intéressant. Loin de la critique moralisante sénéquienne, elles ne cherchent pas à nier le comportement de Mécène, mais le justifient en disant que sa position le lui permettait (cf. n. 302). Se pose cependant la question de la chronologie de leur écriture. Avec J. Amat dans son introduction de la collection des universités de France (p. 84), nous penchons pour une rédaction contemporaine de la mort de Mécène. Voir aussi Le Doze, 2012.
299 Cf. n. 151.
300 Bourdieu, 1985 p. 69-83.
301 Halbwachs, 1994 [1925].
302 Voir l’étrange affirmation transmise par les Elégies : Eleg., I, 103-106 : Caesar amicus erat : poterat uixisse solute, / cum iam Caesar idem quod cupiebat erat. / Indulsit merito : non est temerarius ille ; / uicimus : Augusto iudice dignus erat : « César était son ami : il pouvait vivre sans entrave du moment que César était ce qu’il désirait qu’il fût. Il lui accorda son indulgence à juste titre : ce prince n’est pas irréfléchi ; nous avons été vainqueurs : au jugement d’Auguste, il était digne de vivre ainsi ».
303 Cf. chapitre 4.
304 Assmann, 2010, p. 139 pour les contre-identités et p. 22 pour la définition du contre-présent et des structures anachrones.
305 Voir la description de la nation comme communauté imaginaire par Anderson, 1968.
306 Giardina, 1997 note la disparition, avant même qu’elle n’ait été totalement formée, de l’identité italienne concurrencée par la notion d’empire. On pourrait reprendre l’analyse en termes d’inadéquation de l’identité italienne aux cadres sociaux du monde romain qui deviennent impériaux.
307 Beck, 2006, par exemple. Le terme de cosmopolitisation est préféré par l’auteur au terme de cosmopolitisme. La notion a été adaptée par Cl. Moatti aux réalités du monde romain.
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