Chapitre VI. Échanger
p. 407-498
Texte intégral
Tenir ses comptes : Venise et l’Allemagne
Un thème historiographique : la supériorité technique italienne
1L’histoire du commerce international européen à la fin du Moyen Âge est sous-tendue depuis un siècle par un thème qui lui donne structure et intérêt, celui de l’expansion italienne, et, en particulier, de la supériorité technique florentine, de sorte qu’une carte de l’économie des échanges internationaux se superposerait aisément au schéma de la présence italienne hors d’Italie, en Méditerranée, en Atlantique et dans leurs arrière-pays continentaux. Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la Méditerranée vers le Nord et vers l’Est et que l’on sort des places-frontières où se sont ancrés les Italiens, au fur et à mesure que la présence des colonies italiennes se fait plus rare ou discontinue dans le temps, l’économie marchande prendrait des formes plus grossières et moins lumineuses : attitude mentale propre à une historiographie toute méditerranéenne, qui perpétue aux XIVe et XVe siècle la répartition zonale de l’Europe urbaine renaissante, et transpose dans le domaine des échanges et des techniques d’échange l’idée d’un rayonnement de la « civilisation » d’autant plus diffus et faible que l’on s’égare vers le septentrion.
2Il est bien évident que les hommes d’affaires italiens ont su créer à partir du XIIe siècle des formes de domination et d’exploitation rationnelles auxquelles s’attache la figure d’un type humain, celle de l’« opérateur économique », inventeur d’un langage et d’une technique. L’accent mis sur quelques grandes figures et sur des entreprises de premier plan a peut-être conduit à généraliser, à partir des sources les plus évidentes, le rôle d’entraînement qu’ont joué quelques capitaines d’industrie dans le mouvement de l’économie urbaine aux XIVe et XVe siècles ; la gloire de quelques-uns, les mieux connus, les plus habiles, a rejailli sur un groupe aux contours indistincts. S’il est légitime de définir des niveaux d’activité au sein de l’économie urbaine en Italie, il n’est pas moins nécessaire de distinguer des groupes de sociétés dominantes dans les villes allemandes : l’histoire des marchands étrangers (Italiens en Europe continentale, Germaniques en Italie) ne peut être considérée seulement sous l’angle de la réglementation et du point de vue du douanier, qui estompe toutes les nuances et ne retient que les attributs.
Plaidoyer pour la différence
3Sans aller jusqu’à dire qu’on a sous-estimé les capacités techniques des marchands du Nord parce qu’on ne retrouvait ni dans leur pratique des affaires, ni dans leur gestion des sociétés, les éléments de base d’une formation italienne, on est en droit d’affirmer qu’on n’a pas toujours rendu justice à ce qui était différent. L’historiographie ne s’est attachée à ces milieux étrangers qu’à partir du moment où ils sont entrés en relation avec des Italiens, et n’a souvent considéré le degré d’évolution de leurs structures commerciales que par référence à un modèle toscan1.
4En admettant l’idée que ce sont les Italiens qui ont « débloqué » les structures marchandes de l’Europe continentale, par l’agilité qu’une énorme demande de produits méditerranéens a apporté à la forme même des échanges, par le rôle exemplaire qu’a pu jouer la pratique comptable des Florentins gérant les mines ou les douanes de royaumes dont l’économie était jusque-là fondée sur des ressources primaires, il faut aussi se demander quelles furent les étapes de ce « débloquage », quels milieux il a touchés, quel type de commerce il a affecté : on risque en effet, au moment où se perdent dans l’Europe compacte les traces des progrès accomplis par les Italiens et autour d’eux, de conclure hâtivement que l’on est à la frontière des archaïsmes : le « retard » par rapport à un modèle peut porter dans la langue des « barbares » un autre nom, et ce que l’on est tenté d’affecter d’un signe négatif repose peut-être sur une conception différente de la vie commerciale. À niveau de pratique égale, la taille des entreprises, les liens établis avec des clients plongés dans une économie naturelle, suffiraient déjà à expliquer des décalages dans la pratique de part et d’autre des Alpes. Or, au moins en haute Allemagne, l’écart est plus petit qu’on le croyait : marchands et financiers nurembergeois de la fin du XIVe siècle ne le cèdent en rien à leurs contemporains toscans sur le plan de l’étendue des affaires, et les bribes conservées de leurs registres comptables témoignent d’un bon niveau technique de gestion ; ils ont joué dans leur cité un rôle comparable à celui des grandes maisons florentines dans leur propre ville, et s’ils n’ont pas lié le développement de leurs affaires aux structures internationales de l’Église, ils ont bénéficié pendant plusieurs générations de l’appui des Empereurs et des rois dans toute l’Europe centrale2.
La propédeutique vénitienne
5Depuis l’heureuse formule reprise par H. Simonsfeld attribuant à Venise le rôle d’une école de commerce pour les Allemands3, on n’a jamais mis en doute l’idée que les Allemands se sont formés aux techniques marchandes à Venise, quoique Milan et Gênes, voire Florence, aient sans doute exercé une action comparable, à un moindre niveau, sur les Allemands qui s’installaient dans ces villes. Plusieurs problèmes sont ainsi posés : celui, très général, de la place de Venise dans l’élaboration, le perfectionnement et la diffusion des techniques commerciales italiennes ; c’est un milieu maritime, dont les définitions marchandes ont peut-être été exagérément opposées aux formes de l’organisation florentine, qui a éveillé un milieu continental, celui d’Outremont. Autre problème, celui de l’assimilation culturelle : doiton admettre que les Allemands se sont bornés à acquérir, pour traiter sur la place de Venise, une seconde nature, qui se serait juxtaposée à des usages proprement germaniques, l’agilité mentale des Allemands fréquentant Venise s’opposant à un retard durable des techniques dans les limites de l’Empire ? Du même coup, la supériorité acquise dans toutes les formes du trafic et dans toute l’Europe par un groupe relativement étroit aurait permis à quelques familles de conserver secret pendant plusieurs générations un capital de formation et d’informations qui manquait aux autres. Ainsi pourrait-on distinguer dans le monde germanique, comme en Italie, des niveaux de la pratique suivant l’adoption de l’« italianisme ».
6La propédeutique italienne des Allemands mérite d’être examinée dans tous ses aspects ; si l’on en juge par les déclarations d’intention des marchands qui envoyèrent leurs fils à Venise, l’apprentissage de la tenue des livres est un aspect essentiel de la formation4 ; cette préparation à la pratique d’un métier comportait des prolongements théoriques vers la mathématique ; l’aristocratie intellectuelle des villes de haute Allemagne à la fin du XVe siècle a, hors de Nuremberg, trop rarement fait l’éloge des sciences exactes pour que l’on ne se pose pas la question des rapports entre la connaissance scientifique et le monde des affaires. Il est enfin un motif très anciennement exprimé (dès les premières années du XIVe siècle) du séjour d’études en Italie, en particulier à Venise : c’est pour apprendre l’italien, langue internationale des affaires, que les jeunes Allemands faisaient des stages dans des familles ou dans des écoles ; ici encore, il convient de préciser méthodes et résultats.
La tenue des livres
Remarques préliminaires
7La comptabilité est une des approches qui permet d’apprécier la dépendance des structures haut-allemandes par rapport aux modèles italiens, et en même temps les progrès relatifs de la connaissance au long du XVe siècle, si l’on admet que la pratique de la comptabilité est fondée sur une connaissance théorique, que l’histoire de la comptabilité est indissolublement liée à l’histoire des progrès de la rationalité capitaliste, et que l’origine des progrès théoriques et pratiques est indiscutablement italienne.
8Plusieurs précisions doivent être d’emblée apportées, qui évitent à cette analyse de perdre tout sens. La première consiste à rappeler la puissance du hasard archivistique : il faut juger des niveaux d’affaires et ne pas perdre de vue qu’à un niveau supérieur ne correspondent parfois que des sources secondaires et médiocres, ou qu’au nom d’une grande entreprise peut être attaché un livre de comptes qui ne correspond pas à la période la plus brillante dans l’histoire d’une société familiale.
9Il faut éviter un second écueil, qui consisterait à donner un sens normatif à la description des méthodes employées en haute Allemagne ; évaluer la dépendance des structures d’affaires haut-allemandes par rapport à un modèle italien, ce n’est pas porter un jugement de valeur sur des comptabilités moins assurées ou moins complètes ; c’est plutôt dans une Europe où l’inégale avance de la rationalité capitaliste fait mieux ressortir l’antériorité italienne, voire toscane, chercher à apprécier la part que le relais vénitien a joué dans l’éveil précoce de la haute-Allemagne aux pratiques d’une gestion plus efficace.
10Mais rappelons que l’on doit se garder d’inférer d’une description des méthodes comptables une appréciation sur la réussite des entreprises : il n’y a aucune raison de penser que des entreprises qui firent faillite – comme les Kress de Nuremberg – se soient mal trouvées d’avoir adopté dès la fin du XIVe siècle une comptabilité « à l’italienne » ; inversement, des entreprises de tous niveaux ne firent, au contact de l’Italie, que des aménagements de pure forme à la tenue de leurs livres sans que leur envergure en parût souffrir. On peut même dire, à propos des Fugger, qui avaient toutes les raisons de connaître la pratique marchande la plus évoluée, que l’on relève chez leur comptable en chef, Matthaüs Schwarz, un point de vue presque nationaliste : il existe une comptabilité « à l’allemande », qui reconnaît sa dette vis-à-vis de la péninsule, mais prétend affirmer sa spécificité germanique, nous y reviendrons.
La mémorisation
11À l’origine de la tenue d’un livre, on trouve évidemment le souci de ne pas oublier, mais déjà un peu plus que la pratique des fiches volantes, voire des entailles sur une planchette de bois, ou des encoches sur une tablette de cire. Tablettes et planchettes sont des articles de colportage, écoulés au milieu du XVe siècle par Ott Ruland, ou par Lerer, le marchand de Munich5 ; mais encore en 1488, le marchand nurembergeois Christoff Scheuerl recommande à son pupille Hieronymus Haller, en séjour à Venise, de ne pas se fier à sa mémoire et de noter les opérations qu’il fait, achats, ventes, remises, sur sa planchette (« Täfelein »)6. La persistance des moyens mnémotechniques simples, correspondant à un niveau d’affaires élémentaire, est attestée par la pratique7 – et jusqu’à nos jours –, mais aussi par un traité théorique comme celui de Heinrich Schreiber (Grammaticus), qui expose en 1518 les principes de la comptabilité à partie double, mais conseille parallèlement à des marchands peu avertis l’usage de la planchette à calcul8. Matthaüs Schwarz sait parfaitement qu’il ne s’adresse pas aux débutants9 ; cependant, la notion de niveau d’activité n’est pas apparente dans son traité, et le comptable des Fugger n’en vient pas à l’expression de différences entre des formes de pratique, donc des types de marchands. On pouvait, au début du XVIe siècle, imaginer que la paresse et la négligence étaient responsables de la mauvaise tenue des comptes, beaucoup plus que le rayon d’action de l’entreprise. Matthaüs Schwarz porte un jugement sévère sur les marchands allemands de son temps, « qui veulent tout porter dans leur tête, se font trop confiance à eux-mêmes, prennent note de leurs affaires dans de misérables “Recordantze”, et sur des bouts de papier qu’ils collent au mur… »10.
12Mais comment expliquer qu’un des premiers marchands de la place de Ratisbonne, mort en 1469, ne savait ni lire ni écrire ?11 Il paraît une exception dans son milieu, puisque son cas est cité comme insolite. Mais voici un de ses contemporains, courtier à Venise, et qui déclare qu’il ne sait pas écrire12. Le cas est plus troublant, parce qu’il n’est peut-être pas isolé, et parce qu’il n’est pas de métier où l’on ait davantage besoin de noter, pour des transactions à terme, des calculs de pourcentages. Même en un lieu exemplaire pour l’histoire de la concentration du capital industriel, comme Schneeberg en Saxe, on rencontre encore au début du XVIe siècle des entrepreneurs miniers analphabètes13 : les opérations auxquelles ils devaient se livrer portaient cependant sur de très grands chiffres ! Le développement des affaires, la nécessité de l’écrit sont assurément précédés, et demeurent secondés à la fin du Moyen Âge, par une étonnante agilité de la mémoire.
Le souci de rationalité
13Il est bien clair que le livre a des vertus rassurantes, et ce n’est pas à Venise que les Allemands ont appris l’usage de rassembler en un volume relié les mentions d’affaires, et tout d’abord les dettes de leurs clients ; l’origine du livre (le « Schuldbuch ») est partout la même : le crédit, occasionnel ou systématiquement consenti en raison de la nature du commerce (de foire en foire, de saison en saison) et du manque de numéraire.
14S’il est donc préférable de tenir un registre, plutôt que de collationner des fiches14, la tenue des comptes « à l’italienne » ne se limite pas, dit Matthaüs Schwarz, à un livre : il faut en tenir plusieurs à la fois, et qui se correspondent15. Le comptable des Fugger parle évidemment des grandes sociétés, à l’organisation complexe, et la fonction de cette comptabilité multiple correspond au souci de rationalité : pouvoir à tout moment connaître la situation de son entreprise, actif et passif, et, d’autre part, contrôler l’activité des membres du personnel comptable : trois personnes si possible, parce qu’il « est rare que trois personnes se mettent d’accord pour tromper leur patron »16. Pour tempérer ce que ses propositions peuvent avoir de restrictif, Matthaüs Schwarz précise qu’un marchand au rayon d’affaires plus modeste et qui n’a pas d’employés dans son bureau peut aisément tenir, à lui tout seul, les trois livres nécessaires à une bonne gestion : journal, livre de caisse et livre des créances17. Mais le titre même du livre que Matthaüs Schwarz a rédigé après son séjour à Venise et sur la base des comptes réels du comptoir vénitien des Fugger, est significatif : il s’agit d’une « comptabilité modèle » (« Musterbuchhaltung »), qui se propose de développer en pays germanique le souci de rationalité ; traité à la fois théorique et pratique, il offre à tous les marchands désireux de perfectionner leur méthode de gestion une trace garantie de toute activité, une « attestation de leur travail »18. On est donc bien loin de la pratique commune, du niveau moyen de gestion des marchands allemands du début du XVIe siècle ; à plus forte raison, si, remontant dans le temps, on analyse les comptabilités fragmentaires conservés dans les archives allemandes des XIVe et XVe siècles : la situation que l’on peut décrire est celle que l’on retrouverait dans toute l’Europe, en particulier en Toscane, aux débuts de la prise de conscience par « l’opérateur économique » de la nécessité d’un ordre, pour se souvenir, pour contrôler ses commis, pour savoir où en est l’entreprise.
Les principes de la comptabilité à partie double
15Il n’y a de différence que de degré entre une comptabilité sur feuilles volantes et une comptabilité enregistrée ; mais il y a une différence de nature entre une comptabilité mnémotechnique et une comptabilité rationnelle (à partie double). La grande invention italienne – nous verrons plus loin que, suivant F. Melis, elle fut toscane – fut de distinguer le capitaliste bailleur de fonds de l’entreprise, et le sujet économique, responsable des opérations de la société et devenu sujet juridique ; c’est ce dernier qui ouvre le livre au premier jour de l’entreprise et le ferme après apuration des comptes ; il se peut évidemment que le bailleur de fonds et le gérant ne soient qu’un seul et même personnage, c’est même un cas fréquent ; mais du point de vue comptable, la distinction théorique faite entre les deux personnes fait du registre la conscience artificielle de l’entreprise : sûre de tout, cette conscience traduit en signes mathématiques toute variation apportée dans un sens ou dans un autre au capital mis quotidiennement en jeu, et qui, selon la riche expression italienne, est le corps de la compagnie : le « corpo della compagnia »19, ce peu d’être, dont les vicissitudes sont racontées jour après jour par le registre. Ainsi la comptabilité à partie double institue-t-elle par un jeu d’écritures, simple dans son principe et complexe dans les faits, une relation entre trois facteurs : l’« opérateur économique », le client et le registre, symbole de l’entreprise.
16Si l’on s’en tient aux rapports entre le client et l’entreprise – qui confèrent à ce peu d’être qu’est le « corpo di compagnia » sa véritable vie –, on comprend fort bien comment la durée des affaires et la multiplicité des opérations simultanées rendent nécessaire d’inscrire deux fois tout acte d’échange : le principe de la réciprocité ou des vases communicants fait des termes « doit » et « avoir » des mots-clés, puisque ce qu’on « me doit », je vais un jour « l’avoir » ; ces deux mots permettent aisément de suivre les variations du capital engagé, car, rapprochés de l’intitulé de chaque compte, ils expriment, comme des signes mathématiques, les variations positives ou négatives consécutives à chaque opération.
17Mais l’usage de ces mots-clés va s’étendre aux autres comptes dont l’ouverture est rendue nécessaire par la multiplicité des affaires, comptes « dérivés » ou « différentiels » : la grande nouveauté des comptes toscans du Trecento tient aux rapports imaginés entre l’entreprise (le registre) et le bailleur de fonds, qui a constitué le capital : ce bailleur de fonds est considéré comme un créancier ; la mise de fonds dans une compagnie, comme celle des Peruzzi qui reprend à son compte l’actif et le passif de la compagnie ancienne, est considérée comme une dette20. Mais il ne suffisait pas d’opposer tous les composants du patrimoine (y compris les dettes et le passif) à un compte de capital ; il fallait encore que le bailleur de fonds fût en mesure de connaître le résultat économique de l’entreprise. Constatant que certaines écritures doubles et de signe contraire ne produisaient aucune variation du capital, que d’autres, en revanche, de signe contraire, mais de valeur inégale, contribuaient à accroître ou à diminuer le profit, on rangea dans la catégorie des dettes vis-à-vis du bailleur de fonds les variations positives et dans celle des créances sur son compte les variations négatives (frais divers, intérêts passifs, amortissements, pertes diverses) ; ainsi furent ouverts les comptes de profits et revenus, de frais et de pertes (sous les titres de « guadagno, utili, spese, danni, salari »…) rapportés au bailleur de fonds, qui devait « avoir », pour gain, profits de change, pour « avanzi » (terme parfaitement double, qui signifie à la fois avance dans le sens de progrès, d’accroissement, et dans le sens de crédit ouvert pour ce qui reste à encaisser), et « donner » pour frais, salaires, pour « disavanzi ». C’est l’apparition de ces comptes dans le registre qui indique l’avènement de ce qu’on appelle la « partie double » ; c’est leur enregistrement qui permet de rétablir au niveau global des affaires les variations compensées que la simple analyse des premiers comptes ne pouvait obtenir. C’est la conséquence extrême et parfaitement logique de cette profonde vue de l’esprit qui distingua le capital et l’entreprise : ainsi ce que l’entreprise doit « avoir » d’un de ses débiteurs, elle doit aussitôt l’inscrire au titre de ce qu’elle doit « donner » au capitaliste.
18Comme l’a lumineusement rappelé F. Melis, la méthode de comptabilité à partie double est parfaitement indépendante en théorie de la forme même des comptes, c’est-à-dire qu’elle peut fort bien s’accommoder d’un enregistrement qui dissocie les deux mentions au lieu de les juxtaposer ou de les opposer. D’autre part, elle n’est pas nécessairement liée à la présence d’un nombre fixe de registres se renvoyant les uns aux autres. Mais il est bien évident que le nombre croissant des registres traduit l’organisation de plus en plus complexe des entreprises au XIVe siècle finissant et au XVe siècle. Le livre principal, ouvert au début de chaque compagnie, est le « Libro grande » ou « Mastro », où sont enregistrés les crédits et débits, des dépenses, les « avanzi » et « disavanzi », les comptes de caisse, le compte de capital lorsqu’il y est transféré de son lieu d’origine, le livre secret. Le « libro segreto » concerne essentiellement la forme revêtue par l’entreprise : acte constitutif de la société, comptes de capital, comptes de dépôts et d’intérêts des associés, inventaires, bilans. Le « libro dell’ entrata e dell’uscita » est le compte détaillé de la caisse, lorsque le libro grande ne l’a pas encore absorbé ; le « libro delle compere e vendite » est le livre de magasin, qui n’existe que si le « libro grande » ne concentre pas tous les comptes de marchandises. Et l’on peut imaginer encore bien des livres, dits « auxiliaires » : ventes au détail, dépenses de boutique, comptes immobiliers, comptes de dépenses des salariés etc.…
L’évolution en Italie
19Une définition instrumentale de la partie double suppose trois éléments conjoints : l’enregistrement de toutes les opérations, leur classement, puis leur contrôle par le livre de caisse. Or, l’évolution qui part de la classification des mouvements et aboutit à l’observation de tous les biens réels et valeurs de l’entreprise, cette évolution est loin d’être rectiligne dans l’Italie de la fin du Moyen Âge. On a relevé le fait que la comptabilité du siège pisan de Francesco di Marco Datini sépare ou juxtapose, selon les comptes, les sections de « doit » et « avoir » entre 1383 et 140621. Les « massarii » de Gênes dont les registres à partir de 1340 passent pour les plus anciens témoins de la comptabilité à partie double, n’opèrent pas de reclassement des valeurs, parce que les résultats économiques de leur gestion sont seconds par rapport à la clarté comptable de leur situation vis-à-vis de tiers. Les Peruzzi se passent de registre de caisse, la société Lippi-del Bene, en son siège de Padoue, connaît parfaitement le mécanisme formel de la partie double, mais renonce à la rendre opératoire : le désordre monétaire des années 1390 conduit le siège – essentiellement bancaire – à abandonner le compte de caisse, et à ne faire fonctionner que les comptes ouverts aux associés et à la clientèle22. Le plus ancien exemple connu d’application complète de la partie double à l’analyse du profit dans une société commerciale est celui du registre de la « société de Catalogne » de Marco Serrainerio de Milan, tenu à partir de 1395 : les 1400 postes comptabilisés ont une contre-partie, mais c’est encore pour des raisons monétaires, la discordance entre différents systèmes de monnaies de compte, que l’on renonce à partir de 1402 à la synthèse du capital23.
20Quarante ans après ces divers témoignages d’une bonne connaissance théorique de la méthode, apparaissent les registres qui, pour la première fois, conduisent l’application jusqu’à son terme : les mastri 4 et 6 de Giovanni Borromeo de Milan (1427 et 1428) et à Venise, les deux registres d’Andrea Barbarigo (1430-1440) et le registre de Giacomo Badoer (1436-1437). On aboutit à un bilan général des profits et pertes, à un bilan d’exercice prenant en compte l’évaluation chiffrée des stocks. La comptabilité d’Andrea Barbarigo nous offre le plus ancien exemple connu de « journal » étroitement lié au grand-livre ; instrument d’analyse comptable, le journal décrit scrupuleusement toutes les opérations selon l’ordre chronologique, mais aussi la suite des égalités comptables qui les ont exprimées : il fournit constamment la preuve des affirmations du grand-livre, où les opérations sont matériellement reclassées. Son rôle fondamental tient à sa fonction à la fois mathématique et juridique, que l’Italie du Nord, et en particulier les sociétés vénitiennes, ont contribué à dégager.
La « comptabilité idéale »
21Si l’on en vient à la « comptabilité idéale », telle que Matthaüs Schwarz la décrit d’après le modèle italien, on s’aperçoit qu’elle résume en ce début du XVIe siècle les recherches et les résultats de la méthode toscane. Selon Matthaüs Schwarz, ce n’est pas un seul livre, mais plusieurs qu’il faut tenir à la fois, et à travers son ouvrage, on possède un vivant aperçu sur la comptabilité du siège vénitien des Fugger dans les années 1500. À côté du « zornal », le journalier où les opérations sont inscrites à la file (« durcheinander », dit Matthaüs Schwarz, sans aucun ordre logique), le livre essentiel est le « Schuldbuch », correspondant au « Mastro » ; il contient des comptes de personnes et de marchandises, à moins que ces derniers soient rassemblés dans un livre particulier, le « Kapus ». Viennent ensuite des livres qui « soulagent » le « Schuldbuch » : livre de caisse, où ne sont portés que les comptes d’entrées et de sorties de numéraire ; livre des commis, renfermant les comptes de dépenses personnelles du facteur pour le train de maison et le bureau. Le siège vénitien des Fugger possédait en outre un « conto di tempo », où étaient notées les échéances des prêts et des lettres de change, un « conto a parte » qui rassemblait les affaires pendantes et douteuses. Mais surtout, étant donné le rôle essentiel que jouait cette factorerie dans l’écoulement de l’argent et du cuivre, on y tenait des livres des métaux, décrivant poids, emballages, prix d’achat et de vente, frais de transport.
22Comme dans la comptabilité à partie double, on trouve dans la méthode de Matthaüs Schwarz la relation entre les clients et l’entreprise sous la forme des comptes « soll uns » et « sollen wir », l’entreprise elle-même représentée par la Caisse se déclarant débitrice et responsable vis-à-vis du bailleur de fonds, ce qui apparaît de la façon la plus claire lors de l’ouverture ou de la fermeture du « Schuldbuch »24. Il faut cependant préciser que les opérations de fermeture du compte de Venise renvoient au siège central le soin de calculer les profits et pertes, car, comme le souligne Matthaüs Schwarz, cela ne concerne plus le facteur de Venise, qui n’est responsable que d’1/13° du commerce d’ensemble (« gemain handel »)25. Les différents comptes spéciaux étaient d’abord fermés, et reportés dans le « Schuldbuch », puis étaient soldés les comptes des différentes factoreries avec lesquelles le siège de Venise était en rapport, et les restes positifs ou négatifs étaient imputés au compte « Herr Jacob Fugger », c’est-à-dire au compte de capital26. Il en allait de même pour les comptes de personnes et de marchandises. Pour l’établissement du bilan d’activité, Matthaüs Schwarz conseille de suivre les mentions du « Zornal » dans l’ordre des opérations pour éviter de se tromper : à gauche, « Jacob Fugger nous doit pour les sorties de caisse » : tous les paiements effectués par le siège vénitien au nom de Jacob Fugger, sur son ordre ou sur l’ordre des autres factoreries. À droite, « nous devons à Jacob Fugger pour les entrées », où sont portés tous les encaissements et les profits d’exercice : ainsi le bénéfice sur les ventes d’argent est porté au crédit (« avanzo ») de Jacob Fugger et au débit du compte « argent ». Les sommes restant en caisse en liquidités étaient portées à gauche, au débit de Jacob Fugger ; les deux colonnes additionnées et comparées, les entrées devaient être égales aux sorties, selon l’expression imagée de la balance (« bilancia »). Chaque année, Augsbourg recevait les comptes finaux des 12 factoreries, fermés à la date du 31 Décembre ; le bureau central, « la chambre d’or », que dirigea Matthaüs Schwarz de 1517 à sa mort, devait réduire ces comptes divers au dénominateur commun du florin rhénan, puis les examiner les uns par rapport aux autres et par rapport au siège central ; les postes non soldés – les ventes à crédit –, les créances douteuses non recouvrées étaient estimées au plus bas, afin d’entrer dans le compte général des actifs et des passifs ; ainsi obtenait-on des bilans généraux approchés, et une estimation des gains probables ; « compare ton capital présent à celui du compte précédent ; s’il est plus élevé, il y a gain ; s’il est moins élevé, tu as perdu »27 ; c’est l’organisation même de l’entreprise « Jacob Fugger et ses neveux » qui rendait difficile un bilan réel chaque année d’exercice, et nous n’en connaissons que pour des années marquées par la mort des directeurs (Ulrich en 1510, Jacob en 1525) : à la mort de Jacob, son neveu et successeur, Antoine, eut besoin de 2 ans pour rassembler et étudier l’inventaire général ; c’est le texte fameux établi à la date du 31 Décembre 152728. Dans les années courantes, le bilan cherchait sans doute moins à établir le calcul des profits et des pertes qu’à contrôler la gestion des facteurs et s’assurer du bon équilibre financier de chaque siège. Les écritures de clôture étaient des balances par soldes ; mais pour des entreprises où les activités bancaires demeuraient étroitement liées au commerce des marchandises (en particulier des métaux), il était particulièrement difficile de déterminer la valeur exacte des stocks : le plus souvent, le bilan de sortie était établi avant les écritures d’inventaire, et ne pouvait donc pas représenter très exactement la situation de l’entreprise. Quel que fût l’usage que les Fugger firent des principes appliqués par leur comptable en chef, il est certain que la méthode se plaçait à un niveau technique et intellectuel comparable à celui qui caractérisait depuis plus d’un siècle les grandes sociétés italiennes. Notons que Matthaüs Schwarz prévoyait des variantes à la tenue des comptes, puisqu’il conduit ses exemples de comptabilité, à partir des mêmes sources, selon trois pratiques voisines ; mais qu’il y ait ou non un « zornal », que les comptes de marchandises figurent dans le « Schuldbuch » ou soient séparés dans un « Capus », pratique dite allemande, mais que l’on connaissait aussi en Toscane29, il s’agit d’une bonne assimilation de la leçon italienne, dans les grandes lignes, sinon dans les finesses de la pratique.
23À partir de cette source, on peut poser deux questions : peut-on lui trouver des antécédents dans la pratique sinon dans la théorie germanique, ou au contraire, l’oeuvre du comptable des Fugger est-elle contemporaine – cause et effet – des progrès enregistrés au Nord des Alpes ? D’autre part, quel rôle Venise a-t-elle joué dans cette transmission, cette translation des méthodes ?
Florence et Venise : un débat
24Pour ce qui est de cette seconde question, il semble qu’elle ait été obscurcie par les commentateurs modernes, et qu’en particulier F. Besta ait méconnu la réalité de la partie double dans des registres toscans du XIVe siècle, et ait, en revanche, trop précipitamment rapproché la qualité du traité historique de Luca Pacioli d’une expression fort ancienne, les comptes « à la vénitienne » (« al modo di Vinegia »)30. Pour démontrer l’origine vénitienne de la méthode, on s’est appuyé sur le témoignage d’un Florentin, Paliano di Falcho, qui, dans les premières lignes de son registre de comptabilité privée, à la date du 12 Octobre 1382, déclare qu’il va utiliser la méthode vénitienne31 ; ce registre marquerait l’apparition de la partie double à Florence. Or, l’examen par F. Melis d’innombrables comptabilités toscanes a convaincu que la méthode rationnelle de comptabilité est antérieure au moins d’un siècle au registre de Paliano di Falcho, et largement diffusée dans la seconde moitié du XIVe siècle dans les grandes sociétés florentines32. Quant à la référence à Venise, il s’agirait de l’aspect formel de la comptabilité : c’est exactement ce que dit Paliano di Falcho, c’est ce que prétend observer Luca Pacioli, lorsqu’il écrit que dans son traité, il « utilisera la manière de Venise, qui est la plus recommandable parmi celles qui existent » ; plus précisément encore, Angelo Pietra, auteur d’un traité de comptabilité théorique paru à Mantoue en 1586, déclare qu’il traitera « du livre double avec son journal, non selon l’usage de Rome, de Venise, de Gênes ou d’une autre cité, mais selon l’usage commun à toutes et avec des termes universels… » : il n’y a qu’une méthode, les formes peuvent varier33.
25Quel est donc le rôle de Venise dans l’histoire de la comptabilité34 ? c’est sans doute d’avoir diffusé, et imposé une disposition des comptes « doit » et « avoir » en correspondance, se faisant face sur deux pages du registre ; c’est-à-dire exactement la disposition annoncée dans son exorde par Paliano di Falcho en 1382. C’est peut-être aussi d’avoir préparé par la clarté de l’enregistrement l’apparition du journal, la base continue qui assure toutes les lignes de l’investigation comptable. Aussi longtemps que la signification de « partie double » a été limitée à son aspect formel, on n’a pas su reconnaître dans des comptabilités formellement moins claires et efficaces l’adoption véritable de la méthode ; si des sociétés toscanes du XIVe siècle n’ont pas opposé mais seulement superposé les parties « dare » et « avere », à l’actif et au passif, elles n’en adoptaient pas moins une méthode de comptabilité à partie double parfaite, comprenant comptes de capital et comptes de profits et pertes. La disposition en sections opposées sur deux pages a été employée en Toscane bien avant de l’être à Gênes ou à Venise ; mais si elle n’a pas été largement diffusée avant la fin du XIVe siècle, s’il faut attendre les années 1380 pour que la pratique en paraisse généralisée, et pour que l’attribution de cette pratique soit faite à l’initiative de Venise, il faut peut-être faire appel à une explication tout-à-fait extérieure aux vertus intellectuelles de la contraposition, une explication tenant à la fabrication « industrielle » du papier succédant à une relative pénurie et au constant souci d’économiser la place.
26On doit en effet constater que dans toute comptabilité marchande les parties « dare » sont plus nombreuses que les parties « avere » dans les comptes d’actif ; inversement au passif : les sections opposées avaient donc l’inconvénient de laisser vides les blancs coûteux. F. Melis a d’autre part mis l’accent sur un phénomène paléographique ; pendant la plus grande partie du XIVe siècle, les caractères de l’écriture florentine sont de grande dimension, et les abréviations sont rares ; la généralisation des comptes à sections opposées à la fin du XIVe siècle va de pair avec un remarquable changement d’écriture : réduction de la taille des caractères, abréviations plus nombreuses35.
27Les contacts étroits entre sociétés florentines et vénitiennes dans les dernières décennies du XIVe siècle, la réputation des maîtres d’abaque vénitiens ont contribué à diffuser la méthode de comptabilité à partie double sous sa forme la plus éclairante, « à la vénitienne ». Elle a été diffusée en toutes directions, et en particulier, dans le monde germanique.
28C’est pourquoi il convient de préciser en quels domaines Venise fut, selon une expression inventée par Greiff et souvent reprise, « l’école supérieure pour les marchands d’Allemagne du Sud »36.
Les écoles vénitiennes
Les maîtres
29Les sources réunies par E. Bertanza et G. della Santa37 ont fait surgir une Venise studieuse, vue du côté des maîtres, et au niveau de la formation générale dispensée aux enfants et aux adolescents sous le contrôle de l’État. Il n’y est question ni des pédagogues qui élevaient les rejetons des familles patriciennes, ni des frères qui préparaient les jeunes moines, particulièrement dans les grands couvents des Mendiants, aux études qu’ils étaient destinés à suivre dans les studia generalia. Il ne s’agit pas non plus de la Venise érudite, mais des maîtres d’école, soit 850 chargés d’éducation, recensés dans les sources notariales entre 1300 et 1450.
30On a trop souvent opposé Venise la marchande à Padoue l’intellectuelle pour qu’il ne soit pas inutile d’évoquer ces esclaves grammairiens qui jouent à la paume le dimanche sur le Campo de S. Maria Formosa, ou ces deux domestiques allemands qui se promènent à S. Maria Maddalena en discutant à voix haute d’un point de grammaire38. Non qu’il faille en conclure à la diffusion des connaissances de base dans l’ensemble du petit peuple vénitien ; mais ces exemples isolés rappellent que le bagage intellectuel n’était pas plus à Venise que dans d’autres métropoles médiévales le monopole des grands bourgeois, et que les étrangers formaient dans la masse populaire des noyaux de progrès.
31Outre l’enseignement élémentaire, Venise se dota au milieu du XVe siècle d’un enseignement supérieur public, dont les maîtres furent rétribués par l’État39. Ce fut d’abord le cas à l’école de la Chancellerie, ouverte à St. Marc, « a presso il campaniel », destinée à former une douzaine de jeunes gens choisis par le Maggior Consiglio pour apprendre « la grammaire, la rhétorique et les autres sciences », ainsi que les consuetudines, c’est-à-dire le droit vénitien40.
32Un second centre d’enseignement s’était largement ouvert au public depuis 1445, au Rialto, près de S. Giovanni Elemosinario, sous l’impulsion d’un maître réputé, Paolo della Pergola41. École de logique et de philosophie naturelle, elle avait été définie par son fondateur, un marchand florentin mort à Venise en 1403, Tomà Talenti, comme un cours préparatoire à la médecine, à la mathématique et à l’astronomie42. Si l’on se place au début du XVIe siècle, on constate la grande variété des enseignements donnés à Venise, et la qualité des maîtres dont se félicite Marin Sanudo43.
33Paolo della Pergola, docteur ès arts, professeur de théologie, et qui, au moins à partir de 1442, fut curé de la paroisse de S. Giovanni Elemosinario, enseigna pendant trente trois ans. L’éloge que lui rendit son élève Giovanni Antonio, 40 ans après sa mort (1455), reconnaît en lui le véritable fondateur de l’établissement dont le legs Talenti avait jeté les bases ; Paolo della Pergola qui donnait 14 cours par jour, 7 le matin et 7 l’après-midi, avait ajouté à l’enseignement de la théologie un programme comparable à celui que tenaient 4 ou 5 maîtres de la faculté des Arts à Padoue44, où figuraient en particulier l’algèbre et la géométrie, magistère ouvert à tous, « prêtres et nobles, bourgeois et étrangers ». Aussi la Commune de Venise rétribua-t-elle son activité, triplant la modeste somme que les Procurateurs de Citra lui versaient en exécution du testament de Tomà Talenti45 ; mais le Conseil des Dix donna un coup d’arrêt à une évolution de l’enseignement supérieur qui faisait concurrence à l’université de Padoue, en interdisant toute tentation de « statuts et conjurations »46.
34Avec le successeur de Paolo, son élève Domenico Bragadin, commence la longue série des maîtres recrutés au sein du patriciat vénitien47 : à Domenico Bragadin succède en 1484 Antonio Corner, condisciple de Luca Pacioli, qui, d’un même mouvement, rend hommage, dans la Summa de Arithmetica à tous ceux dont il se dit redevable48. La tonalité scientifique et pratique de l’enseignement ne surprend pas dans le milieu marchand vénitien, puisque les problèmes de logique, d’algèbre et d’écriture se posaient quotidiennement au commerçant, qui s’était formé au calcul par l’usage et chez les maîtres d’abaque. Ils se posaient aussi aux employés des offices économiques, et l’on constate que des spécialistes de calcul et de comptabilité passent couramment de l’enseignement à la pratique des affaires49.
35Si l’on considère l’ensemble des enseignants pendant le siècle et demi que couvre la documentation rassemblée par Bertanza et Della Santa, on est frappé par quelques concordances. D’abord, l’existence de familles, voire de dynasties de maîtres ; de façon plus large, les professeurs vénitiens vivent dans un milieu familial ou professionnel cultivé, celui de médecins, de prêtres, de notaires, de marchands de livres. C’est le cas des maîtres d’abaque ou d’arithmétique50 qui ont diffusé à Venise la théorie comptable, en particulier Paolo della Pergola51.
36Ensuite, le nombre des étrangers, et surtout des fils de la Terre Ferme : sur 46 maîtres d’école recensés entre 1385 et 1440, 32 portent un nom de ville étrangère, et 25 sont originaires de l’arrière-pays vénitien, de Trévise aux Alpes et au-delà ; 4 sont Allemands, mais le nombre des germanophones est plus élevé, qu’ils viennent du Frioul ou du Trentin52. Pour la seule année 1380, choisie comme test, sur 23 maîtres, 17 portent un nom d’origine étrangère à Venise, et 9 sont de Terre Ferme (4 du Frioul, 2 de Trévise)53.
37Enfin, la mobilité des maîtres est très élevée au cours de leur carrière54, qui s’étend en moyenne sur une dizaine d’années. Deux secteurs de la ville sont privilégiés, d’une part les paroisses de S. Giacomo dell’Orio et de S. Apollinare, à proximité du Rialto, d’autre part, la zone qui s’étend de S. Maria Nova à S. Zulian, en passant par S. Maria Formosa, sur le trajet qui sépare le Fondaco de St. Marc.
38Il serait possible à partir de nos sources d’esquisser un tableau des lectures et ouvrages d’études composant au XIVe et au XVe siècle la bibliothèque ou les instruments de travail de ces maîtres55. Les legs testamentaires comportent, dans plusieurs cas, des méthodes, manuels enrichis de gloses : recueils d’exemples de testaments, cahiers de vocabulaire, linéaments de philosophie. Il nous paraît particulièrement intéressant d’insister sur la rédaction et la circulation d’ouvrages techniques, et sur le fait que les maîtres vénitiens rétribués par l’État passaient avec virtuosité de la philosophie à l’art du notaire, et de la mathématique à l’art du verre. On imagine assez mal, sauf en termes de culture générale, comment était dispensé un enseignement destiné à un public disparate : le maître Aldregandinus appartenant à la maison des Este de Ferrare avait parmi ses élèves vénitiens un cristallier et un chaudronnier56 ; Paolo della Pergola fut le maître du verrier Angelo Barrovier. On a conservé la liste des livres prêtés par une bibliothèque circulante fondée par un patricien vénitien au milieu du XVe siècle57 : on y trouve à la fois le nom d’élèves de Paolo della Pergola et le titre d’ouvrages du maître qui circulaient manuscrits ; l’un de ces élèves, le frère Giovanni Antonio du couvent de S. Giorgio, nous a transmis dans des conditions curieuses quelques informations sur son professeur58. Étonné de ne pas trouver dans la Weltchronik de Hartmann Schedel, parue à Nuremberg en 1493, un éloge de Paolo della Pergola dans les pages consacrées par l’auteur à Venise, le moine fit une note manuscrite, qui fut retrouvée au début du XIXe siècle dans l’exemplaire de la Weltchronik qu’il avait lu et qui était conservé dans la bibliothèque de son couvent. Il complète le portrait intellectuel de ce professeur de philosophie, de logique, de théologie, de grec, de géométrie et d’arithmétique, en lui attribuant curiosités et découvertes dans le champ de l’expérimentation pratique : connaissance des couleurs et des alliages de métaux. Culture encyclopédique, qui n’établit pas de barrière entre science et technique59.
39C’est dans ce climat – même s’il faut convenir que la figure de Paolo della Pergola paraît exceptionnelle dans le milieu enseignant – que s’est développé à Venise au XVe siècle une théorie et une pratique de la mathématique, qui, née de l’abaque de Leonardo Fibonacci, s’est haussée, semble-t-il, au niveau de la comptabilité théorique.
40On a déjà noté la diversité du public soucieux de perfectionnement intellectuel : il n’est pas courant de voir un prêtre faire contrat avec un maître d’école pour apprendre « les huit parties de la grammaire »60 ; c’est là un souci de curiosité désintéressée. Il n’en va pas de même lorsque des marchands embauchent des pédagogues pour apprendre à leurs fils à lire Caton dans le texte61 ; ils aspirent pour eux à des carrières administratives, juridiques ou libérales, et les dispositions testamentaires nous révèlent de préférence le changement à la continuité : il est peu de marchands pour considérer que dans le métier qu’ils ont pratiqué, l’initiation théorique puisse faire accomplir à leurs fils des progrès dans la réussite sociale. En revanche, ceux qui prétendent que leur héritage contribue à l’illustration de leur nom prévoient volontiers qu’au moins l’un de leurs fils devienne notaire ou médecin62. Les diplômes sont académiques et non mercantiles, le marchand est heureux, mais pas encore fier de sa profession. Et il faut être médecin et fils de notaire comme Simon de Valentini – et provincial pour rêver de donner à ses fils une formation qui soit strictement marchande : les dispositions testamentaires de ce médecin révèlent que, vue par un homme de science, la formation mercantile suppose un investissement financier important, et trois étapes dans l’apprentissage : les bases, puis l’abaque, puis les auteurs63. C’est un cursus graduel, très différent des programmes de littérature. On comprend par quelle pesanteur sociologique le modèle de reproduction professionnelle fait un marchand d’un fils de marchand64. On le devient à moins de frais, et en confrontant très vite la pratique à l’enseignement théorique.
L’abaque et l’algorithme
41Mais que faut-il entendre par abaque ? Si l’on s’en rapporte au Liber Abaci de Leonardo Pisano, toujours présent dans les écoles au XVe siècle, même s’il n’apparaît jamais dans les inventaires privés vénitiens, il s’agit d’abord des quatre opérations et de la théorie de la numération arabo-indienne ; ce n’est que dans la seconde partie du traité que surgissent les problèmes de l’arithmétique pratique et que se développe une oeuvre spéculative profondément originale. La référence à Leonardo Pisano est quelque peu périmée pour analyser la pratique pédagogique à la fin du Moyen Âge. En effet, dans les traités conservés de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, la place des problèmes ou exposés de cas n’a cessé de s’accroître, au point que les chapitres sur la numération sont devenus de simples résumés des notions de base, cependant que l’intérêt des démonstrations mathématiques du Pisan a rarement été perçu. Mais sous la forme des questions qui se posaient sans cesse aux marchands (répartition des profits entre les partenaires, actualisation des stocks, calcul des intérêts composés), c’est une véritable théorie comptable qui a été mise sur pied.
42C’est pourquoi, lorsque les textes de la pratique évoquent l’abaque, ils désignent soit l’apprentissage de la numération, soit des mathématiques supérieures. On connaît dans le détail le programme d’enseignement dispensé dans les écoles d’abaque florentines au XVe siècle, et l’on a tout lieu de croire qu’il n’était pas différent à Venise, puisque plusieurs maîtres florentins vinrent enseigner au Rialto. Il comportait l’apprentissage des trois premières opérations, puis celui de la division à un, deux, trois chiffres ou plus, puis celui des fractions, de la règle de trois et, pour finir, le système monétaire en cours65. Il est beaucoup plus difficile de se représenter les modalités de l’enseignement, la part du calcul mental, le rôle gestuel des mains dans la mnémotechnie ; il est probable que les 1200 jeunes Florentins qu’évoque Villani assidus aux écoles d’abaque possédaient une grande expérience d’apprentissage de la mémoire66.
43Mais il faut concevoir un niveau supérieur de l’abaque, ou algorithme, qui s’appuyant sur l’expérience des écoles, guidait les plus doués vers les mathématiques de la gestion : le premier traité imprimé d’abaque s’adresse explicitement « à ceux qui veulent apprendre l’art de commerce, vulgairement appelé abaque »67. C’est à ce niveau que se rapportent deux mentions des comptes Barbarigo : lorsque Nicolo et Alvise Barbarigo enregistrent en 1458 leur dette envers leurs maîtres Zuan de Sicile et Troilo de Cancellariis, « per insegnar l’abacho » et « per dotrina »68, il est clair qu’il ne s’agit pas des notions de base, mais de développements théoriques et pratiques : un corps de doctrine de la comptabilité, dont l’expression visible est la tenue des livres, est en train de se former à Venise depuis le milieu du siècle, et la part des maîtres florentins dans cette élaboration, quoiqu’elle n’ait pu être démontrée, est probable69.
44On a le sentiment que Venise offre, comme quelques autres villes, des cours de perfectionnement, et que des progrès dans l’exposé cohérent d’un corps de doctrine attirent particulièrement à Venise les étrangers. Prenons l’exemple de deux Allemands bien connus, Lucas Rem et Matthaüs Schwarz.
45Lucas Rem d’Augsbourg est envoyé par son père à Venise en octobre 1494 ; il est placé par un ami d’affaires de son père, le facteur des Welser, chez Jeronimo della Nave, puis, comme ce dernier meurt subitement, chez Guido d’Angelo, chez qui il reste six mois. Il ne s’agit là que de familiarisation avec la langue et la pratique quotidienne de la marchandise. Vient ensuite un stage chez un Allemand de Venise, porteur de son état et Augsbourgeois, Ulrich Ehinger ; là, pendant cinq mois et demi, il apprend à calculer : il ne va pas chez un maître vénitien pour apprendre l’abaque, parce qu’il en possède déjà les bases, et ne fait que s’exercer à des problèmes pratiques. C’est ensuite seulement qu’il apprend la tenue des livres, et dans une école, où il passe trois mois à rédiger le « journal » et le livre des débiteurs. C’est là que se situe le cours de perfectionnement, où, par la pratique, s’assimilent des notions de comptabilité théorique70.
46Trois mois et demi, c’est le temps qu’il faut pour apprendre la comptabilité : Hans Pach, cousin du grand marchand de Ratisbonne Hans Musauer, est entré le 14 septembre 1502 chez le maître Christophe ; le 1er décembre, il est embauché au Fondaco par son cousin71.
47Quant à Matthaüs Schwarz, c’est également chez des amis d’affaires de son père qu’il est d’abord envoyé, à Milan, en 1514. On l’initie à la tenue des livres, mais elle est pour lui le plus grand mystère : non qu’il n’en ait jamais entendu parler, mais parce qu’il se rend compte dans la pratique qu’elle repose sur une théorie, qu’il ignore. Désireux d’en savoir plus sur la mathématique marchande, il ne trouve ni à Milan, ni à Gênes de maître suffisant, et c’est ainsi qu’il se rend à Venise, attiré par la réputation du maître Antonio Mariafior72.
48Il n’y a aucun doute que l’école d’abaque supérieure ou de comptabilité vénitienne ait été particulièrement brillante à partir du milieu du XVe siècle, parce qu’elle a su présenter à un vaste public, soucieux de se cultiver ou de se « recycler », une mathématique opérationnelle qui n’était pas séparée de ce que l’on appelait la philosophie. Nous avons évoqué la personnalité mal connue de Paolo della Pergola ; avec Troilo de Cancellariis, nous saisissons – très imparfaitement – l’un des théoriciens de la comptabilité : son oeuvre perdue ne s’aperçoit qu’à travers les traités publiés par ses successeurs, sa vie n’est connue que par des notices dispersées, mais c’est à lui que la tradition attribue le renouveau des études mathématiques dont s’engouèrent les hommes d’affaires vénitiens.
Troilo de Cancellariis et Luca Pacioli
49L’enseignement est dans la famille de Troilo de Cancellariis une tradition : son père Hermann, fils de Benesutus, était venu de Venzone, aux confins Nord du Frioul, s’installer comme maître d’école à Venise, où l’on le rencontre à partir de 1392 ; professeur de grammaire, il était en outre écrivain public, et résida ou enseigna successivement dans les paroisses de S. Severo, de S.Maria Formosa, de S. Sofia, et à nouveau de S. Severo, à ca’ Benedetto, où il est installé en 1433, au moment de sa mort73. Ce Frioulan, probablement bilingue, appartient, nous l’avons vu, à un groupe d’immigrés de haut niveau culturel, parmi lesquels figurent nommément des Allemands74 ; les villes de l’arrière-pays alpestre servent souvent de relais dans l’histoire, difficile à reconstituer, de la descente vers Venise. Hermann de Cancellariis, qui doit son surnom latin et savant à ses activités, avait épousé une vénitienne, Maria Zusto, fille de Lorenzo (S. Marina), mais avait conservé des biens à Venzone « et ailleurs dans le Frioul », et les notaires qui nous ont laissé quelques traces de sa vie vénitienne sont comme lui originaires de l’arrière-pays vénitien75.
50Hermann avait deux fils, Jacopo et Troilo. Ce dernier apparaît pour la première fois en 1421, porte déjà le titre de maître, et exerce comme abaquiste au Rialto76. On sait qu’il vécut dans la paroisse de sa belle-famille Negro, à S. Cassian77, qu’il intervint auprès du Conseil des Dix pour obtenir en 1454 la grâce de son fils78, qu’il eut, entre autres élèves, les frères Barbarigo, et qu’il est l’auteur probable d’un traité d’abaque qui, au moins pour F. Besta, doit être considéré comme l’ancêtre d’une lignée d’ouvrages79. Troilo ab abacho avait lui-même un fils, Francesco, qui, après d’obscurs démêlés avec la justice, enseigna à son tour l’arithmétique à Brescia, et tenta difficilement d’obtenir un poste de scribe ou de notaire dans un office public vénitien : il fut enfin admis comme scribe au Fondaco dei Tedeschi en 147380. Il est fort possible que Francesco de Cancellariis ait joué, par le poste qu’il occupa désormais, un rôle important dans la transmission du savoir en matière de finances et de comptabilité dont il était l’héritier auprès des marchands allemands qu’il fréquentait quotidiennement.
51Dans le zèle qu’il mit à reconstituer l’histoire hypothétique de l’abaque à Venise, F. Besta accordait tout à la famille de Troilo ; il en venait ainsi à sous-estimer la part de Luca Pacioli dans l’élaboration de la théorie comptable ; le Tractatus de computis et scripturis devrait beaucoup au manuel rédigé par Troilo de Cancellariis à partir de ses notes de cours81.
52Luca Pacioli, qui fit à Venise plusieurs séjours82, remercie pour la préparation qu’il leur doit un prêtre vénitien, Isidoro Bagnuoli, curé des SS. Apostoli, mort en 1515, et un cousin de Marin Sanudo, Marco di Francesco, astronome et mathématicien, mort en 150583. Ayant été l’élève de Domenico Bragadin, et ayant fréquenté les érudits vénitiens, il ne pouvait ignorer l’apport de deux maîtres aussi illustres en leur temps que Paolo della Pergola et Troilo de Cancellariis. F. Besta fait d’autre part remarquer tout ce que le traité de Luca Pacioli comporte d’idiotismes vénitiens, non seulement dans la langue comptable (« zornal », « cavedal », « quaderno » au lieu de « mastro », « insida » pour « uscita » etc.…), mais encore dans la langue usuelle, chaque fois qu’il choisit des exemples concrets (« fazuoli », « pevere », « magazen », « Senza » pour « ascensione », « meseta » pour « sensale »).
53En s’appuyant enfin sur un certain nombre de faits datés, figurant ou ne figurant pas dans le traité de Pacioli et dans un traité apparenté traduit du vénitien en anglais en 1543, F. Besta arrivait à la conclusion que Luca Pacioli, comme d’autres auteurs avant lui et après lui, avait compilé divers travaux et que son apport personnel était moins grand qu’on ne l’avait pensé84. Cette opinion n’est pas partagée par tous les spécialistes : F. Melis en particulier se montra soucieux de rendre à Florence ce qui lui était dû, et au génie mathématique de Pacioli, élève de Piero della Francesca et ami de Léonard de Vinci, toute son envergure. S’il serait aventureux de faire de Pacioli un simple imitateur, voire un imposteur, il n’en demeure pas moins que son traité, imprégné de civilisation vénitienne, est, dans ses deux éditions de 1494 et de 1523, paru sur le territoire de la Dominante, à Venise d’abord, sur les rives du lac de Garde ensuite, et que sur le plan de la comptabilité, il consacre l’usage, fort vénitien, du « zornal ».
La transmission du savoir mathématique et comptable
54L’intérêt de cette discussion est en particulier de justifier le pouvoir d’attraction de Venise comme centre d’enseignement commercial et de diffusion des connaissances mathématiques. Parmi les maîtres vénitiens contemporains de Luca Pacioli, outre Francesco de Cancellariis, citons Antonio Tagliente, né vers 1450, qui enseigna pendant trente ans la comptabilité aux notaires de la Chancellerie et composa des traités de mathématiques en compagnie de son frère Girolamo et d’Alvise della Fontana85 ; Gian Francesco Aritmetico, qui écrivit en 1516 un traité sur les mathématiques appliquées à la gestion des affaires, en s’inspirant pour la description de la partie double du traité de Luca Pacioli86 ; Antonio Maria Fior, qui fut à la fois le maître de Matthaüs Schwarz et de Domenico Manzoni. Ce dernier fut professeur de mathématiques, tout en gérant l’entreprise commerciale de Alvise Vallaresso dont il transcrivit la comptabilité réelle87. C’est peut-être à leur maître commun, Antonio Maria Fior, que Manzoni et Schwarz doivent leur commun souci d’éclairer les principes généraux par une application directement tirée des registres comptables. L’abaque, qui permettait d’entrer dans le rôle omniscient du comptable, ressort du bureau de l’homme d’affaires sous la forme figurative des comptes d’entreprise. Il ne s’agit plus d’aider le marchand à se retrouver dans l’espace et le temps de ses propres affaires, mais de proposer à un public curieux de mathématiques une méthode pédagogique fondée sur l’explication des documents vrais. La comptabilité, haussée au niveau théorique, n’est plus seulement une technique professionnelle, qui rattachait fermement la marchandise au monde de l’artisanat ; elle fait désormais partie des définitions culturelles d’un milieu dominant88. Le « marchand parfait », conscient de sa valeur et de son rôle social, prétend figurer parmi les piliers de l’État89.
55Le mérite du traité de Luca Pacioli, publié à Venise et diffusé par ses soins, est sans doute d’avoir présenté une « somme » de connaissances. A-t-il découragé les imitations ? D’aucun des grands maîtres vénitiens du temps ne nous sont parvenus de traités comparables avant la première moitié du XVIe siècle. L’invention et la diffusion ont passé les Alpes, et l’axe du savoir comptable qui relie Venise, Nuremberg et Anvers est symbolique de toute l’économie des échanges européens.
56Matthaüs Schwarz semble être le premier, outre Alpe, à mettre en pratique les leçons vénitiennes, et à composer en 1517 un traité – dont la publication fut retardée jusqu’à la mort de Jacob Fugger – fidèle à l’enseignement de ses maîtres. En 1518, le grand mathématicien Heinrich Schreiber (Henricus Grammaticus) écrivit à Vienne un traité à l’usage des hommes d’affaires, intitulé Rechenbuechlin behend und gewiss auff alle Kauffmanschafft gericht, qui parut à Erfurt en 1523, et qui est donc dans l’Empire le premier du genre qui ait été imprimé90. Désormais l’envoi est donné, et les oeuvres théoriques paraissent simultanément à Venise et dans les pays du Nord au cours du XVIe siècle. Citons les principaux : en 1531 à Nuremberg, de Johannes Gottlieb, Ein Teutsch verstending Buchhalten ; en 1543, à Anvers, le traité d’Ympyn, qui reconnaît sa dette envers Pacioli, Tagliente, d’autres traités « en langue italienne ou germanique », et Giovanni di Paolo di Bianchi, qui pourrait être vénitien, si l’on en juge par les usages pris comme exemples par Ympyn ; en 1548, à Anvers, la Pratique brifve pour cyfrer et tenir livres de compte, de Valentin Mennher de Kempten, qui doit beaucoup à la Toscane ; en 1549, à Nuremberg, de Wolfgang Schweicker, Zwifach Buchhalten sampt seinen Giornal des selben Beslus auch Rechnung Zuthun durch Wolffgang Schweicker Senior von Nürnberg yetzt in Venedig. Mais désormais les traités à l’usage des marchands sont devenus des manuels qui souvent se recopient les uns les autres, et il en paraît à Venise comme ailleurs, celui de Bartolomeo Fontana en 1551, celui d’Alvise Casanova en 1558 et tant d’autres. En se diffusant, ils perdent l’originalité qui fut la leur, avant l’imprimerie ou dans les premiers temps de cette invention, et qui distinguait nettement un secteur avancé des affaires de la pratique du commun marchand.
57Dans cette propédeutique, Venise joua manifestement – le cas de Matthaüs Schwarz le démontre – un rôle essentiel de diffusion d’un corps de doctrine en direction des pays germaniques : des rapprochements, des coïncidences, des filiations y ont puissamment contribué, nous l’avons entrevu. Mais comme les relations d’affaires entre Venise et le monde allemand sont bien antérieures à la fixation de ce corps de doctrine, il est légitime de se demander si les Allemands n’avaient pas déjà assimilé les premières leçons méditerranéennes.
Les sciences mathématiques en Allemagne
Culture savante et négoce
58Il n’y a pas de doute que les mathématiques antiques et la numération indienne aient pénétré dans le monde germanique avant même que n’ait été diffusé le traité de Leonardo Pisano91. Mais elles se cantonnaient dans les cercles de la culture cléricale, où ce dépôt se reproduisit par le manuscrit et s’enrichit d’apports nouveaux. Les problèmes de mathématiques relèvent à la fois de la « littérature de monastère » et de la recherche de la délectation ; on les retrouve sur les bords du Danube92 tels qu’on les posait dans la Grèce antique ou à la cour des califes.
59Mais la démonstration pratique emprunte, à la fin du Moyen Âge, un nombre croissant d’exemples aux opérations mercantiles, et sans même habiller d’un vêtement germanique les réalités du commerce italien qui lui servent de base ou de prétexte. L’un des plus fameux traités d’algorithme, né au monastère de S. Emmeran à Ratisbonne, rédigé par le frère Friedrich vers 1450, en administre la preuve. Au corpus hérité de l’antiquité sont incorporés des passages dont la tonalité est non seulement italienne, mais plus précisément vénitienne : poids, monnaies, échange de marchandises, tout évoque le Rialto. Les exemples choisis relient étroitement commerce vénitien et haute-Allemagne : conversions d’unités de poids et de monnaies, achats de gingembre ou de clous de girofle destinés à Ratisbonne ou à Nuremberg, divisions de l’once d’or fin à Venise93. Au groupe des problèmes évoquant ces échanges commerciaux, ajoutons les problèmes transmis par Byzance à l’Occident, et dont certains figurent dans des manuscrits attestés à Venise à la fin du XVe siècle94. La dette allemande vis-à-vis de l’Italie est reconnue par le consensus des auteurs, ainsi au milieu du XVe siècle par un manuscrit de Tegernsee, qui donne à une série d’exemples le titre : « voici des calculs à la vénitienne, à commencer par la règle d’or, dont les marchands ont grand besoin », ou par l’introduction aux fractions et à la règle de trois dans le plus ancien ouvrage de mathématiques comptables publié dans le monde germanique, le « Bamberger Rechenbuch » d’Ulrich Wagner95. Ces données posent la question essentielle des liens entre une culture mathématique savante, entretenue et transmise par des monastères, et le monde du négoce, dont les besoins et les préoccupations sont d’abord pratiques.
60Comme on l’a vu, les mathématiques sont considérées comme la pierre de touche de l’agilité mentale depuis l’Antiquité96 ; l’apprentissage intellectuel au Moyen Âge, dans les écoles destinées aux fils de marchands, fait une large place à l’aiguisage de l’esprit par le calcul, mais un calcul présenté sous l’aspect plaisant de la devinette : un marchand désirant tester les qualités de son fils lui propose un problème, vieux comme la Méditerranée, de distribution inégale, mais libellé sous la forme d’une proportion correspondant au statut social de son temps97. Manuscrits et traités nous ont transmis un savoir fondé sur la curiosité (apprendre en se jouant) et sur l’oralité, et adapté dans sa formulation aux préoccupations de la vie pratique. L’existence d’un trésor diffus de recettes mathématiques a été soutenue par la pédagogie active : sa forte tonalité marchande abolissant, le temps d’un exercice, les différences de statut social, démontre la place que le commerce, et plus généralement la gestion, tenaient dans la conscience collective.
L’enseignement des mathématiques
61L’enseignement des mathématiques fut exclu du programme des écoles publiques dans le monde germanique jusqu’à la fin du Moyen Âge. Même en Allemagne du Sud, si proche de l’Italie à bien des égards, le calcul demeure matière d’enseignement privé jusque dans les années 1500. On a pu dresser une liste des maîtres de calcul du début du XVe siècle à 1525, et montrer qu’ils sont volontiers gyrovagues, engagés par contrat98, ou gagés par des particuliers : le premier connu est Jobs Kapfer, écrivain au service de la ville de Nuremberg, qui en 1409 donne des leçons de calcul aux enfants et en 1425, reçoit un cadeau de Walburga Kress pour les services qu’il a rendus à la famille99. Puis voici Michael Joppel, qui a installé vers 1450 dans la maison Scheuerl à Nuremberg une école de calcul pour les étudiants avancés : Christoph Scheuerl, qui écrit vers 1520 l’histoire de sa famille, raconte qu’il était revenu de Breslau dans sa ville natale pour apprendre les mathématiques avec ce maître100.
62Ainsi, comme à Venise et au moins aussi tôt, des maîtres de mathématiques assurent un enseignement à la demande, propédeutique ou perfectionnement, mais dans un milieu plus restreint qu’en Italie : les deux exemples cités nous font pénétrer dans les demeures patriciennes de Nuremberg, et à un niveau élevé des affaires : commerce des métaux précieux, affinage ou monnayage.
63Tout change à la fin du XVe siècle, à l’initiative des villes marchandes, Ulm, dont les habitants ont la flatteuse réputation d’avoir la tête mathématicienne (Ulmenses sunt mathematici), Augsbourg et surtout Nuremberg. Villes franconiennes et souabes se dotent d’un enseignement public des sciences exactes ; le « Gymnase » de Nuremberg, où enseignaient jusque-là philosophes, grammairiens et cosmographes, recrute au début du XVIe siècle le mathématicien Johannes Schoener de Karlstadt. On a constaté l’essor tardif en Italie d’un enseignement scientifique dans les métropoles marchandes ; on retrouve en Allemagne le même décalage entre la création de chaires universitaires et celle de chaires urbaines, les principaux centres d’études des mathématiques et de l’astronomie se situant avant le début du XVe siècle dans les universités de Prague, Vienne et Cracovie. Vienne surtout, où le premier professeur de mathématiques fut Johannes de Gmünden, qui, à partir de 1420, enseigna l’algorithme et l’optique. Lui succéda dans sa chaire Georg von Peurbach, qui avait fait ses études à Ferrare, et dont le manuel, Elementa arithmeticae, connut 14 éditions en Europe entre 1470 et 1530. Le grand astronome Johannes Müller dit Regiomontan succéda à son maître Peurbach en 1468101 ; sa réputation était soutenue par la correspondance scientifique qu’il entretint avec des maîtres de toute l’Europe, d’Urbino à Erfurt. Puis ce fut la grande période de l’humanisme viennois, favorisé par Frédéric III, et par son fils Maximilien, et qui faisait une large place aux sciences. La qualité de l’enseignement universitaire, le goût des Habsbourg pour la recherche intellectuelle, l’essor de l’édition haut-allemande et du commerce des livres102, autant d’occasions de renforcer les liens qui unissaient les capitales marchandes et le monde universitaire : la « fraternité du Danube », le « Collège des poètes et des mathématiciens » créé en 1502, les chaires fondées par Maximilien à l’université de Vienne, autant d’institutions et de cercles qui attirent les haut-Allemands, comme Konrad Keltis, Andreas Stöberl, Georg Tannstetter d’Ingolstadt103.
Nuremberg et le creuset haut-allemand
64Si l’on analyse le cas de Nuremberg, où ont vécu plusieurs des plus grands savants et érudits de leur temps, on constate que l’humanisme ne s’y développe pas à l’écart de la culture monastique : juristes, médecins, hommes de science, issus pour la plupart des familles du négoce et de la banque, fréquentent assidûment les couvents de la ville et leurs riches bibliothèques104. Mais, d’autre part, le développement des mathématiques est nécessaire à plusieurs métiers essentiels de la ville ; la métallurgie différenciée, de l’art de la guerre à la chirurgie, présente une gamme complète de produits de la mécanique de précision : pas de grandes découvertes maritimes sans les instruments scientifiques que Nuremberg produit en masse, et qui déterminent Regiomontan, un des grands astronomes de son temps, à s’installer dans la ville105. Astrolabes, compas, verge à mesurer le calibre des canons, hausse de visée, autant d’applications pratiques de la géométrie, et sans lesquels ne seraient pas parus à Nuremberg les traités et méthodes de mesurage, d’arpentage, de perspective, de construction qui fleurissent à la fin du XVe et au début du XVIe siècle106 : l’oeuvre théorique de Dürer prétendait mettre à la portée d’un vaste public de techniciens, d’artistes et d’humanistes un savoir scientifique et un savoir-faire : Melanchton reconnaît, dans une lettre à Camerarius, qu’il possède dans sa bibliothèque toute l’oeuvre « allemande » de Dürer, quoiqu’elle ne lui soit d’aucune utilité pratique107 ; l’ambition encyclopédique se satisfait de la simple pensée des références… C’est la pensée de l’utilité sociale des mathématiques dans une cité où la science vit en symbiose avec les activités industrielles qui pousse J.G. Doppelmayr en 1730 à élaborer le répertoire biographique des 360 Nurembergeois qui s’illustrèrent entre le XVe et le XVIIe siècle dans l’art et l’invention mécaniques, filles des sciences exactes108.
65Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les progrès des mathématiques dans le monde germanique passent par le creuset haut-allemand : Adam Riese, le grand maître du calcul109, est un Franconien fixé dans la Saxe industrielle, qui reconnaît sa dette envers l’essayeur Hans Konrad d’Eisleben, élève lui-même du mathématicien Aquinas Dacus ; ce dernier, ami de Regiomontan, vivait à la cour du duc Otto II de Bavière, dit mathematicus110. Quant à Heinrich Schreiber (Grammateus) d’Erfurt, élève à la fois de Stöber et de Tannstetter à Vienne, et qui fit faire à l’algèbre des progrès décisifs en Allemagne, il sait ce qu’il doit à ses maîtres haut-allemands111.
66Le rôle « oecuménique » de l’Allemagne du Sud dans la diffusion du savoir mathématique, les liens existant entre savoir théorique et applications pratiques, le travail synthétique de quelques auteurs de traités112 dont l’imprimerie fit le bien commun de tous les amateurs, toutes ces conditions réunies expliquent que la pratique des affaires dans les villes haut-allemandes paraisse plus proche que dans d’autres parties de l’Empire de la rationalité italienne. Il convient cependant de faire deux observations. La première porte sur l’indécision où demeure notre connaissance des chemins de la rationalité : si les intellectuels – clercs ou laïcs – sont issus du même milieu dominant que les hommes d’affaires, ou entrent aisément en relations avec eux par l’enseignement qu’ils dispensent à leurs enfants, jeunes et moins jeunes, ou par leurs fonctions dans la vie sociale et professionnelle, ni les inventaires de bibliothèques ni des écrits ou travaux personnels ne peuvent nous convaincre qu’avant le XVIe siècle le marchand haut-allemand fut le « marchand philosophe » encensé par Cotrugli.
Mathématiques, comptabilité, « nationalisme »
67La rationalité était une recette pour mieux compter, sinon pour mieux vivre, et, à défaut de sources cohérentes, des fragments de comptabilité sont la seule approche qui nous reste pour apprécier les progrès de la connaissance scientifique. Or, cette notion même de progrès nous renvoie à la nécessaire virtuosité du calcul, à la solution des problèmes ardus qui ne se posaient pas dans les mêmes termes à tous les marchands. Un certain nombre d’indices nous confirme dans l’idée que ce n’est pas la marchandise, mais le métal précieux qui fait le départ entre des niveaux de commerce113. Ces indices, ce sont les types de problèmes les plus difficiles proposés par les manuels, ce sont les carrières et les expériences des spécialistes du calcul, c’est enfin le type d’activité dominant des marchands ou des sociétés les plus en vue : commerce de l’argent, participation à l’extraction minière des métaux non ferreux, gestion de revenus régaliens (mine et monnayage). Ici se rejoignent mathématique et comptabilité : c’est la synthèse que propose Heinrich Schreiber au monde marchand germanique114.
68On observe certains aspects « nationaux » de la littérature scientifique et marchande en terre d’Empire. Par définition, l’humanisme est universaliste : Dürer déclare que celui qui peut lire Euclide peut se passer de lire les traités qu’il vient de composer à l’intention des jeunes artistes allemands115 ; il n’est pas le seul à rendre hommage à la lumière méditerranéenne et l’Italie est vraiment la mère des lettres, des arts et des sciences : quel traité d’arithmétique commerciale ne se réfère pas, au XVIe siècle, à la pratique « welsche » ? Luther exprime parfaitement, avec sa rudesse enthousiaste, le sentiment que la lumière vient du Sud : « Nous avons été pendant trop longtemps des brutes allemandes ; faisons maintenant nous aussi usage de notre raison… » et il ajoute : « si j’avais des enfants, ils n’auraient pas seulement des cours de langue et d’histoire, je les ferais aussi chanter et apprendre la musique avec toute la mathématique »116 ; la mathématique, la rationalité sont, à n’en pas douter, nées au Sud des Alpes.
69Et pourtant, quelques signes laissent percer l’agacement des bons esprits devant cette humble reconnaissance de filiation intellectuelle. Ainsi, Adam Riese rappelle que la pratique « welsche », dérivée de la règle de trois, était bien connue dans les pays allemands depuis plusieurs centaines d’années, et Stifel, dans sa Deutsche Arithmetic (1545) conseille à ceux qui ne connaissent pas la manière italienne d’en rester à la simple règle de trois : ils trouveront le même résultat117. On trouve la même attitude dans des écrits de Matthaüs Schwarz, en particulier dans le récit de sa quête de la vérité comptable en Italie du Nord : revenu chez lui après trois ans d’étude et de pratique, il se repent « d’avoir cherché si loin ce qu’il aurait pu tout bonnement apprendre à Augsbourg »118 : dans son souci d’apparaître comme le fondateur d’un art nouveau en Allemagne, Matthaüs Schwarz minimise peut-être l’apport des maîtres italiens, surtout sur le plan théorique. Mais il n’est pas faux de dire que l’Allemagne n’était pas la table rase et que si les grandes sociétés des villes du Sud avaient, depuis plus d’un siècle, appris par osmose à Milan et à Venise comment mieux tenir leurs comptes, les particularités de la tenue des comptes de marchandises pouvaient passer pour un progrès proprement germanique.
70À tout le moins, la preuve n’a pas été administrée que les entreprises allemandes les plus prospères aient dû au modèle italien la qualité de leurs résultats économiques.
La rationalité dans la diachronie : les incertitudes
71Si l’on se borne à suivre la diffusion à partir de l’Italie du Nord d’un modèle de la rationalité, on peut aisément constater que la comptabilité publique du Tirol vers 1290 était nettement plus élaborée que celle du duc de Bavière Louis le Sévère (1291-1294) : des hommes d’affaires italiens occupaient alors des postes-clés dans l’administration du Tirol ; il n’en allait pas de même en Bavière119. Plus efficace que l’idée d’une lente et régulière osmose (« on n’arrête pas le progrès »), le concept de niveau de rationalité permet de classer des entreprises contemporaines : l’origine sociale des marchands, leur formation, la dimension de leurs affaires (capital, personnel, mouvement de fonds) déterminent consciemment ou inconsciemment le choix d’une méthode de gestion. C’est, nous l’avons vu, le point de vue qu’adopte Matthaüs Schwarz lui-même, lorsqu’il déplore la médiocrité ambiante sur laquelle se détachent des cas de conversion germanique à la pratique italienne120. La discordance est durable, et permettrait, par exemple, d’opposer vers 1450 les premiers registres « à l’italienne » de la firme Imhoff de Nuremberg et la comptabilité sommaire d’un marchand de fers de Gemona, un Allemand installé aux confins italiens121. Mais les critères externes auxquels s’arrêtent tant de commentateurs – faute souvent de posséder tous les éléments nécessaires pour juger du degré de rationalité d’une comptabilité – ne peuvent suffire à classer une entreprise commerciale dans le groupe des sociétés les plus avancées : le registre de la compagnie Lippi et Del Bene de Padoue (1391-1392) observe les règles formelles de la comptabilité à partie double, mais ignore les classifications comptables qui auraient permis d’analyser systématiquement la constitution du profit122 ; inversement, la comptabilité du siège nurembergeois de la Grande Société de Ravensburg (1479- 1480) dispose d’un inventaire des stocks, sans lequel la partie double ne peut être véritablement efficace ; mais précisément, elle s’en tient à la partie simple ou comptabilité tabulaire123.
72La documentation subsistante brouille encore par son caractère hasardeux et lacunaire les lignes maîtresses d’une évolution dont le terme est connu, mais dont les étapes et les seuils demeurent incertains. Dans la confrontation entre deux civilisations du livre de comptes, remarquons que hasard et lacunes règnent autant en-deçà qu’au-delà des Alpes. On sait en effet que le plus ancien registre marchand conservé à Venise appliquant les principes de la comptabilité à partie double est celui des frères Soranzo, soit celui qu’on intitule le « libro real vechio » (1410-1417), soit le « libro real novo », compilation à fins judiciaires réalisée après 1434, et qui s’appuie sur une série d’écritures comptables débutant en 1403 : les mutilations du premier laissent subsister un doute sur cette application totale, quant au second, il n’est pas impossible que le compilateur ait introduit la partie double pour reconstruire les trente ans de gestion qui étaient l’objet de contestation entre les membres de la famille Soranzo124.
73D’autres comptes plus anciens, le fragment de registre de Zaccaria Talenti (1380)125, le journal de la société Lippi-Del Bene issu du milieu toscano-vénitien (1391), permettent de reporter, nous l’avons vu, à la seconde moitié du XIVe siècle la diffusion de la comptabilité à partie double à Venise. Or, les comptes les plus rationnellement tenus à Nuremberg, retrouvés et étudiés depuis quelques années, sont sensiblement contemporains de leurs homologues vénitiens ; leur caractère incomplet ne permet pas d’affirmer que la partie double était appliquée en haute-Allemagne, mais de remarquer que les Schürstab, les Kress et les Mendel appartiennent au groupe étroit des familles les plus durablement fixées au Fondaco126. Le « décollage » de l’Allemagne du Sud par rapport à la situation comptable et mercantile du monde germanique dans la seconde moitié du XIVe siècle tient à l’alignement de sa gestion commerciale sur la situation vénitienne ; mais si la partie double est effectivement inventée en Italie, elle n’est peut-être pratiquée à Venise que par les sociétés les plus liées au milieu florentin, à la banque et au commerce des métaux précieux : n’était-ce pas précisément le cas, et dans les mêmes années, des Lippi-Del Bene de Padoue, et des Kress de Nuremberg en leur siège vénitien ?
Les certitudes : l’écriture, le chiffre, le classement
74La rationalité s’incarne d’abord dans l’écriture : entre le « ductus » gothique des comptes Holzschuher (1304-1307)127 et la « cancellerescha » des comptes Kress, il y a une différence de période, mais aussi de niveau et de pratique : l’écriture comptable de la fin du XIVe siècle efface en Allemagne les barrières qui pouvaient subsister entre gestion privée et administration publique ; comme en Italie, l’écriture est le reflet de la classification sociale et l’écart qui s’est creusé, dans la société laïque, entre ceux pour qui la lettre est un acte et ceux pour qui elle n’est que signe, est aussi profond qu’entre illettrés et scolarisés. C’est le fossé entre l’application humble et obstinée du testateur que chaque mouvement de son poignet engage et qui s’attache aux souvenirs corporels de son enfance, et l’aisance avec laquelle le scribe professionnel, expulsant toute confidence affective, traverse vivement vers le but qu’il s’est fixé la forêt des signes qu’il trace.
75Les livres de comptes allemands de la seconde moitié du XIVe siècle et, à plus forte raison, du XVe siècle, témoignent de la progressive uniformisation des habitudes d’écrire : non seulement les chefs d’entreprise, mais leurs commis maîtrisent cette essentielle obligation : du service de la ville ou de l’Empereur au service des affaires commerciales, l’écriture devient la base indifférenciée des « écritures »128. Apportons cependant cette nuance visuelle : de même que se décèlent à Venise les traits florentins de la cursive, de même quelques écritures de Nurembergeois trahissent la profonde influence vénitienne sur leur manière d’être et d’écrire : lorsqu’il tient ses comptes à Venise, Hilpolt Kress révèle sa seconde patrie ; lorsque Franz Hirschvogel rédige à Venise son testament il reporte sur la version allemande son parfait mimétisme italien129. Ces exemples sont trop fragmentaires et univoques pour que l’on puisse imaginer que les comptes tenus en Allemagne par ces hommes d’affaires et leur entourage aient traduit par leur « ductus » même leur attachement à la rationalité « à la vénitienne ». Il demeure que les grandes sociétés allemandes, rompues aux usages dominants du négoce et de la gestion, manifestent par la rapidité de l’écriture et son uniformité croissante au XVe siècle leur appartenance à un niveau international de la pratique.
76L’écriture comptable, c’est aussi la pratique du chiffre. À cet égard, l’évolution vers la rationalité se traduit par l’emploi des chiffres arabes, qui allègent la présentation des comptes et simplifient les opérations. Leur usage suppose une véritable révolution dans les habitudes intellectuelles, puisqu’il implique le passage du calcul en ligne au calcul à la plume130. Cette évolution – ou révolution – a été officiellement contredite ou ralentie par la législation urbaine en matière de droit commercial, qui a imposé durablement l’emploi des chiffres romains dans les comptabilités publiques et privées131. La tenue des livres de comptes n’était pas une obligation pour les sociétés haut-allemandes, alors qu’elle l’était en Italie du Nord : en cas de procès, les livres des Allemands de Venise étaient saisis et examinés par le tribunal, alors que les déclarations et témoignages sous serment continuaient au XVe siècle à servir de preuves en Allemagne132. Sans doute n’était-il pas exclu que les documents comptables fussent présentés devant les Conseils de ville133, mais ils n’avaient de valeur démonstrative que s’ils étaient tenus en chiffres romains.
77Les chiffres arabes, qu’au début du seizième siècle on appelait encore « figures »134, étaient assez énigmatiques pour qu’un grand marchand de Ratisbonne comme Matthaüs Runtinger s’en servît pour coder dans son registre le montant de son évasion fiscale en 1390135 : si par tradition d’écriture on demeura fidèle au décompte en ligne que permettaient les chiffres romains, on conçoit que l’usage fréquent de la règle de trois (proportions d’alliage, répartition des pertes et profits entre associés etc.…) ait favorisé l’adoption parallèle de la numération symbolique. Les marchands qui étaient capables d’effectuer des divisions de nombres fractionnaires en chiffres romains, d’imaginer des grands nombres pour lesquels il n’existait pas même de nom (le concept de « million » apparaît dans le traité de Luca Pacioli), voyaient soudain des champs infinis ouverts au calcul mental par l’adoption des chiffres arabes – en particulier, du zéro.
78Ces symboles agiles s’imposent dans le cours du texte, dont ils ne rompent pas la course ; on les trouve au bas des colonnes de chiffres romains, où ils inscrivent le total136 ; ils sont sans doute présents en mille occasions dont ne subsiste plus la trace. Leur apparition dans le registre de Matthaüs Runtinger, au hasard de l’année 1390, paraissait exceptionnelle à Penndorf137 ; or, voici que les comptes tenus à Venise par Hilpolt Kress à partir de 1389 sont presque entièrement écrits en chiffres arabes, les chiffres romains n’apparaissant que par à-coups138. C’est-à-dire que, 45 ans avant Giacomo Badoer, un Allemand de Venise porte témoignage d’un fait de civilisation propre au milieu du grand négoce qu’il fréquentait au Fondaco : voici soudain éclairée la pratique quotidienne du marchand, qui ne se traduit pas nécessairement par un bouleversement des usages publics du commerce139. Les plus avertis des marchands puisent à la fois aux deux sources de la tradition et de l’innovation.
79Au demeurant, T. Zerbi a admirablement montré comment l’adoption de formes comptables avancées dans divers registres d’Italie du Nord, à la fin du XIVe siècle, n’a pas empêché le système d’écritures d’être frappé de stérilité, faute d’analyse suffisante des buts que se proposait l’entreprise140. Aussi, s’il est vrai que la haute-Allemagne a accédé au même moment que l’Italie du Nord à la connaissance des outils mathématiques de pointe, l’emploi des chiffres arabes n’est qu’un indice entre autres du degré de rationalité auquel est parvenue la comptabilité marchande.
80D’autres aspects formels nous font pénétrer plus avant dans les progrès de l’ordre comptable germanique, si nous abandonnons un moment la confrontation avec les livres italiens et nous retournons plutôt vers le passé, qui est en même temps le domaine hanséatique. L’absence de formalisme tient souvent à la structure même des entreprises : petit capital, répartition des risques, fréquence de la commission. Si l’on reprend les trois termes qui définissent la parfaite rationalité comptable, enregistrement chronologique, classement et contrôle, il est certain que la spécialisation des écritures commence par le classement : Heinrich Dunkelgud de Lübeck n’adopte aucun ordre dans son mémorial (1480), alors que Johannes Piesz de Danzig ouvre des rubriques spéciales pour les ventes, les achats et les affaires en commission (1430)141. Les règles de classement correspondent parfois à des initiatives personnelles, qui manifestent un souci de rationalité, mais restent en-deçà d’une formulation organique : le livret des obligations d’Ott Ruland d’Ulm se propose de séparer les créances qu’il tient sur ses compatriotes et celles qu’il tient sur des étrangers, payables sur des places visitées par lui-même ou ses représentants142. Les comptes des Holzschuher de Nuremberg répartissent les créances selon des catégories sociales (« Stände »), parce que le but du registre n’est pas le bilan, mais la poursuite éventuelle des débiteurs devant les instances judiciaires appropriées : tribunal impérial pour les nobles, officialité de Bamberg pour les clercs, Conseil de Nuremberg pour les bourgeois143.
Le contrôle : journal, bilan, inventaire
81Après la séparation des mentions personnelles et des comptes commerciaux144, la séparation des comptes de personnes et des comptes de marchandises145, l’ouverture des comptes courants à des clients privilégiés, la séparation du doit et de l’avoir146, on est encore loin d’aboutir à une comptabilité de plein exercice : mais on obtient un meilleur contrôle des opérations en vue de la reddition des comptes, résultats d’un « voyage »147, ou, plus largement d’une campagne entre associés. Ainsi se multiplient les registres et carnets148, accompagnés de feuillets séparés, notes, billets qui convergent vers le « rechenbuch » ou « grossbuch » ; c’était le cas des comptabilités hanséatiques, celle par exemple, de la « société de Venise » des frères Veckinchusen, où les opérations enregistrées entre mai 1407 et mars 1408 ont été « recopiées de notices séparées en vue de la reddition de comptes »149. C’était une pratique courante en haute-Allemagne que de joindre aux comptes, particulièrement dans le cas de « comptes de voyage » ou de commission, toutes les pièces justificatives, comme le prouvent des mentions portées dans le registre de Matthaüs Runtinger150, ou la procédure suivie, un siècle plus tard, par le siège nurembergeois de la « Grosse Ravensburger Gesellschaft », qui enregistrait la description détaillée des marchandises, les paiements et dépenses et adressait ces informations au siège central ; les fiches de vente, les dettes laissées en clôture d’exercice, les comptes de transport étaient adressés séparément sur des fiches151.
82La multiplicité des livres facilitait le contrôle, dans un système de comptabilité en partie simple ; l’emportant, la comptabilité à partie double avait pour effet de réduire le nombre des livres152. Mais en toute hypothèse, l’existence du « grand livre », portant à l’italienne une lettre d’ordre, prouve qu’au moins en haute-Allemagne, dans le courant du XVe siècle, on s’acheminait vers une vision globale des résultats. À Nuremberg, les deux plus anciens exemples conservés de « grands livres » appartiennent à des archives familiales, celles des Imhoff et celles des Praun153.
83Le passage de la comptabilité simple ou tabulaire à la comptabilité à partie double a été facilité par la constitution de la chaîne chronologique des opérations. Ici encore l’évolution est loin d’être uniforme ; trente ans après les registres Barbarigo, la « Grande Société de Ravensburg » n’en a pas éprouvé le besoin154. On ignore tout des livres commerciaux des Kress, si sensibles dès la fin du XIVe siècle aux influences vénitiennes. Issu du même milieu, et quoiqu’il ne soit pas à proprement parler un registre commercial, le « Buch de Hantierung » de Marquart Mendel (1425-1438) est peut-être le premier livre allemand qui établisse un lien chronologique, et par conséquent amorce le lien arithmétique entre tous les comptes.
84Parmi les livres conservés dans le fonds Imhoff de Nuremberg, le premier de la série fait référence au « langes zornal » en 1485155, ce qui révèle la continuité – souterraine, faute de sources – qui depuis la fin du XIVe siècle, rattache à Venise les progrès comptables de la haute-Allemagne. De 1484 date le bilan établi par un autre marchand nurembergeois, « Lang Hans » Tucher : il paraît bien construit à partir d’une comptabilité à partie double156. Le recensement des actifs commence par les créances, sur Nuremberg, Erfurt, Würzburg, Genève, Lyon, Troyes et Paris ; puis sont évaluées les marchandises emmagasinées à Lyon et Genève, ou en chemin. Au passif, figurent les dettes, mais ce qui est plus remarquable, le capital de l’entreprise et la mise de fonds de l’associé principal de Tucher. Il y a là deux signes qui ne trompent pas : les comptes d’actif représentent l’emploi qui a été fait des biens, alors que les comptes du passif représentent leur origine et l’emploi qui sera fait un jour des capitaux. Le bilan permet de connaître le solde et de dégager le résultat net des opérations achevées ; demeure le stock, dont la valeur constitue en effet un élément d’actif. « Lang Hans » Tucher calculait un gain brut de 31 % après un an d’activité, et il est possible que, comme la « Grande Société de Ravensburg », le Nurembergeois ait actualisé la valeur des marchandises en magasin au prix coûtant en convertissant toutes les unités monétaires en florins rhénans157. On peut même se demander si une grande entreprise industrielle et commerciale comme celle de l’imprimeur Anton Koberger de Nuremberg ne pratiquait pas l’inventaire permanent, lui permettant à tout moment d’équilibrer sur les différentes places d’Europe l’offre et la demande de livres158.
85Voici cependant une autre grande entreprise du milieu du XVIe siècle, celle de l’éditeur Christophe Plantin, dont la comptabilité, lorsqu’elle est tenue par un protégé de ses associés Bomberg, formé à Venise, se présente sous la forme la plus accomplie recommandée par Jan Ympin. Mais au départ de ce comptable, Plantin revient sans transition à une pratique « non rationnelle »159.
86C’est pourquoi l’analyse des progrès de la rationalité ne doit pas conduire à une appréciation linéaire d’un soi-disant progrès continu de la pratique commerciale. Le scepticisme de B.S. Yamey a des vertus salutaires, lorsqu’il rappelle qu’une connaissance précise du profit général n’était pas indispensable à l’homme d’affaires de la Renaissance pour prendre des décisions d’investissement160.
87Les exemples isolés – et géographiquement concentrés – d’une diffusion au Nord des Alpes de la comptabilité à partie double ne sont avant le XVIe siècle que des signes avant-coureurs. Et il n’y a pas de doute que l’alignement du monde germanique sur les techniques de la rationalité commerciale de l’Europe a été préparée, depuis la fin du XIVe siècle, par quelques sociétés de haute-Allemagne, grâce à leurs relations privilégiées avec Venise.
88La description que l’on peut actuellement proposer des étapes et des voies de cette diffusion est malheureusement tributaire de la pauvreté des sources, aussi bien en Allemagne qu’à Venise : rien de comparable à la documentation milanaise ou florentine. Il est fort possible que l’organisation même des sociétés soit responsable de cette discordance : le commerce de commission, si répandu à Venise et dans le monde germanique, a multiplié les opérations comptables et favorisé le souci de clarification des bilans ; mais en même temps, l’axe central de l’entreprise n’a pas gardé la trace écrite de tous les compte-rendus, une fois que les résultats étaient rapportés au capital et à son évolution.
89Il reste peu de chances de retrouver des « journaux » à la vénitienne dans les archives allemandes avant le XVIe siècle161 ; c’est la continuité logique et chronologique des enregistrements qui marque la dernière étape de la translation du savoir comptable et de la rationalité de gestion. Elle s’opère symboliquement avec la parution à Nuremberg en 1549 d’un traité qui vulgarise pour le public allemand la comptabilité à partie double, l’ouvrage de Wolfgang Schweiker, qui ne manque pas d’inclure dans son titre un mot magique : « Venise »162.
Se faire entendre : l’apprentissage de la langue
Le latin et le « welsche » : le « kaufmannslatein »
90Outre la familiarité avec les pratiques les plus évoluées du commerce, le séjour à Venise des fils de familles allemandes visait explicitement l’apprentissage de la langue des affaires163. La grande ville était l’un des points de contact entre Nord et Midi où l’activité de transmission (translatio) a été la plus vivace.
91Le latin, langue de médiation universelle, permettait d’accéder aux mystères de la foi, d’entrer sous les portiques de la culture méditerranéenne : les héritiers nordiques du monde ancien, lorsqu’ils passaient les Alpes, se retrouvaient égaux, quelle que fût leur provenance, aux pieds des maîtres de Bologne et de Padoue. Sans doute, les étudiants venus du Nord partageaient-ils avec les futurs marchands les difficultés quotidiennes de la communication, dès qu’ils sortaient du périmètre universitaire. Mais la connaissance du latin les préparait à comprendre le « welsche ».
92Il n’en allait pas de même pour tous les jeunes marchands allemands, dont les origines sociales étaient diverses : il n’était pas donné à des nouveaux venus sans tradition culturelle de tenir en latin leur registre de comptes et leur correspondance164. Les incertitudes sur l’identité de la langue des affaires165 se traduisent, chez les Allemands frottés d’Italie, par l’emploi de mots latins ou italiens mêlés à des approximations traduites de l’allemand. C’est le « kaufmannslatein », cette langue à cheval sur les monts, qui, malgré ses maladresses, témoigne d’un souci de participer à la « koinè » du commerce. Non sans affectation, Hilpolt Kress, dans ses comptes de Venise, italianise jusque dans l’abréviation savante le nom propre d’un Nurembergeois de ses amis166.
93Les tensions entre groupes de population, qu’elles soient l’expression de très anciennes rivalités ethniques, ou de concurrence économique, ou d’incompréhensions entretenues ou avivées par la guerre, ou l’affirmation de « nations » naissantes, ces tensions géographiquement ou historiquement déclarées en Europe n’ont jamais entravé l’œuvre des glossateurs167 ; à plus forte raison, l’ouverture au monde extérieur, l’existence de colonies étrangères dans des villes, dans des ports168, a-t-elle favorisé l’épanouissement d’une forme utilitaire de la langue : listes de mots usuels, formules de bienvenue et de politesse, proverbes et banalités constituent la base du mémorial linguistique. Vient ensuite l’ambition intellectuelle d’assimiler le vocabulaire, la grammaire, les idiotismes : le manuel de langue vivante s’impose.
94Accommodée à des niveaux culturels divers, une langue de communication « vulgaire » comme l’italien ouvrait aux étrangers les portes du monde méditerranéen et de ses marges. Le tourisme eschatologique que fut le pèlerinage en Terre Sainte exalta le rôle médiateur de Venise et la propédeutique franciscaine ; sachant le rôle que tenait le couvent de S. Francesco della Vigna dans la préparation des missions lointaines, on ne s’étonne pas de la faveur manifestée par les pèlerins à une ville où l’on se procurait aisément le « Baedecker » mis au point par les frères169.
95Une longue tradition conservait intacte l’image de l’unité du monde, même si des affirmations nationales l’avaient envahie, même si des coupures profondes l’avaient rompue. La carte du monde romain et chrétien était orientée vers Jérusalem ; sur cette carte, le voile jeté par l’islam demeurait transparent, parce qu’il ne pouvait dissimuler les certitudes du salut. En attendant que descendît la Jérusalem céleste, il n’était pas inutile de « savoir demander en langage sarrazin ses necessitez pour vivre »170. Le lexique italien, enrichi parfois de quelques mots arabes, était l’appendice de l’« itinéraire »171, ce « vademecum » des marcheurs de la foi. Les grands seigneurs du Nord, les ecclésiastiques en route vers l’Orient, trouvaient aisément à Venise, dernière halte continentale avant le grand passage, les médicaments, les vêtements spéciaux, les guides de voyage munis d’informations touristiques et linguistiques ; et, s’ils en avaient les moyens, ils recrutaient un interprète, vénitien sachant à la fois l’allemand et l’arabe, et connaissant les principaux centres de la Méditerranée orientale172.
96À vrai dire, il était peu de places ou d’itinéraires au Moyen Orient où l’italien, dans la diversité originelle de ses langages, ne suffît à se faire entendre des marchands arabes, des fonctionnaires et de leurs interprètes. Mais si l’on quittait les bordures du monde méditerranéen vers la mer Noire et l’Asie, l’italien cédait la primauté à l’arménien, au persan et au turc : où s’arrêtait le commerce occidental et la connaissance des usages du monde, commençait la reconnaissance et le terrain de la mission sur des itinéraires balisés de l’Ouest vers l’Est. À sa grande surprise, Giosafat Barbaro remarque cependant que l’arc des langues germaniques, dont les Italiens n’entendaient couramment les sonorités qu’à Bruges et dans la vallée du Rhin, se déployait en latitude jusqu’en Crimée ; son domestique allemand s’entretient avec des Goths, exactement comme un Frioulan pouvait le faire avec un Florentin173. Cette réflexion sous la plume d’un Vénitien nous rappelle, à plus forte raison, que pour des Allemands, le « welsche » était l’expression prudente dans sa généralité, d’une approximation linguistique : commençant aux cols alpins, le domaine « welsche » se définit comme un territoire où circulent les hommes, les marchandises et les idées jusqu’aux limites de l’ancien monde romain.
La frontière linguistique entre Allemands et Italiens
Langue et mœurs
97Si Allemands et Vénitiens ont le sentiment très net que la frontière qui les sépare est linguistique, la présence de fortes minorités de langue allemande sur le versant Sud des Alpes atténue, dans l’histoire et dans la géographie de l’arrière-pays vénitien ce que l’opposition pouvait avoir d’absolu174.
98La coupure est plutôt dans les moeurs et les usages de table, les plus sensibles à des voyageurs quand ils ne peuvent se faire entendre : Andrea de Francesci, auteur de la relation de voyage de Giorgio Contarini et Polo Pisani, ambassadeurs de la République auprès de l’Empereur Frédéric III en 1492, sait parfaitement que l’Allemagne commence à S. Michiel, au Nord de Trente, mais il n’est sensible au changement d’atmosphère qu’à l’auberge de Brixen, où il se heurte à un patron « superbissimo et bestial », qui ne sait pas l’italien175.
99Dans l’autre sens, le frère Paul Walther, qui se rend en Terre Sainte en 1482 par le St. Gothard, note que la frontière est le lieu où il faut abandonner sa langue : au-delà, la perception est distincte de la communication176. Revenons vers les Dolomites en compagnie d’un observateur subtil, le frère Felix Faber d’Ulm177 : c’est à Peutelstein, après Cortina, que se dresse la frontière fortifiée construite par Venise, et où les gardes crient : « Marco, Marco ! » du haut des remparts, face au monde germanique, au « territoire de la langue allemande » dit le frère Felix. Descendons vers l’Italie ; à Bruneck, « on n’entend pas un mot d’italien ; tout y est allemand, les moeurs et la langue ». À Bolzano, « la ville était, il y a quelques années, italienne, et la langue usuelle était l’italien », mais le nombre des Allemands ne fait que croître ; un quartier allemand, nommé « Nova » ou « Deutschmess », s’est édifié autour d’une chapelle St. Ulrich.
Antagonisme ou symbiose
100À Trente, l’évolution est comparable : les Italiens habitent la ville haute, les Allemands, la ville basse ; « tout les sépare, la langue et les moeurs, et la paix règne rarement entre eux ; il y a quelques années, les Allemands étaient dans la ville un petit groupe d’étrangers, ils sont maintenant les bourgeois et les chefs de la ville, et ne cessent de gagner du terrain »178. À cette évolution récente, le frère Felix donne une explication : les pays germaniques sont moins fertiles et la vie y est plus dure. L’expansion allemande, dont on trouve la trace sur tout le versant Sud des Alpes dans la seconde moitié du XVe siècle est liée à la prospection et à l’exploitation minière, moteur d’une immigration qui s’est accélérée dans les années 80179 ; Felix Faber a parfaitement noté le phénomène.
101Arrivé à Ospedaletto, le frère célèbre la messe dans l’église St. Georges : « la population s’était rassemblée et me regardait ébahie, car ils étaient Italiens et n’avaient sans doute jamais entendu avant moi de prêche en allemand »180 ; puis à Feltre, « l’auberge était pleine de rudes Italiens, l’hôte, l’hôtesse et tous les valets ne parlaient qu’italien… ». C’est seulement dans la Pusteria, au moment où l’on commence à sortir des montagnes, que la langue et les manières de vivre sont parfaitement italiennes. L’impression serait sans doute la même sur d’autres itinéraires, ainsi dans le Frioul, ou la symbiose entre populations italienne, allemande et slave est fort ancienne, mais où la domination politique et sociale d’une aristocratie foncière et d’une administration d’origine germanique a conduit Venise, après sa prise de pouvoir en 1420, à faire traduire les coutumes de la province en plusieurs langues : une édition allemande destinée aux feudataires allemands, vassaux du patriarche, et une édition en trévisan, pour la partie occidentale de la Patrie du Frioul181. Quant au Vicentin et à la région de Padoue, on sait que des îlots vivaces de population allemande y conservèrent leur langue, et que des prêtres allemands vinrent jusqu’au début du XVIe siècle entretenir par leur ministère le sentiment d’être de ces minorités182.
102La conquête de son arrière-pays par Venise a officialisé, partout où s’est dressé le lion de St. Marc, une langue d’administration ; mais face aux magistrats vénitiens s’affirme la présence de Frioulans, de Cadorins, de Trévisans dans des postes-clés pour la communication ; les plus brillants, les plus ambitieux font carrière à Venise, notaires, professeurs, médecins, fonctionnaires. C’est dans ces milieux bilingues, partagés entre la descente de l’allemand et la montée du « welsche », que sont nées les premières tentatives systématiques de forger les outils de traduction : le plus ancien lexique italo-allemand connu date de 1393 et se trouve dans le cartulaire d’un notaire allemand de Merano, Hermann Wirtel183.
La conscience de soi linguistique
103Se mieux entendre, parler la langue d’autrui, c’est l’effort nécessaire, c’est l’aspect avenant du face-à-face ; demeurent les manières de vivre, d’autant plus tranchées que le face-à-face tourne à l’antagonisme entre communautés : oppositions sociales, concurrence économique renforcent la conscience de soi linguistique.
104Sous la plume de Felix Faber, qui a parfaitement perçu dans les années 80 du XVe siècle les tensions existant sur le territoire vénitien entre Allemands et Italiens, la conscience de soi linguistique prend le tour d’une défense et illustration de la langue allemande184. Cette langue qui passe pour barbare et inhumaine aux yeux de tous les peuples méditerranéens, se caractérise, selon Felix Faber, par deux traits qui la rendent très difficile à apprendre : son pouvoir de condensation du sens par l’économie des mots, ses aspirations et diphtongaisons qui multiplient les significations.
105Malgré tous leurs efforts, même s’ils devaient travailler quarante ans, ou se faire tuer sur place, les étrangers auront toujours une prononciation ridicule. La langue, et par conséquent la culture germanique, leur sont inaccessibles. Langue de barbares ? Il est aisé de dénigrer ce qu’on est incapable d’assimiler. Qu’importe ! conclut le franciscain souabe : nous autres Allemands, nous apprenons sans mal toutes les langues étrangères.
106Indubitablement, ce texte d’un bon observateur des réalités de son temps participe de l’esprit humaniste, qui se lève dans les villes de Souabe et de Franconie : la « nation allemande » se dresse sous la bannière de l’identité linguistique. Encore frustrés de la reconnaissance par les autres de leur dignité culturelle, les Allemands affirment, par la plume de Felix Faber, que la frontière du langage et du savoir ne peut être franchie que dans un seul sens : justification profonde du dynamisme germanique, d’une réalité politique et économique structurelle depuis cinq siècles, et de toutes les très anciennes images qu’elle a suscitées de part et d’autre des Alpes.
107Un petit mot cependant laisse de l’espoir aux gens du Sud : aucun Français, Italien, Slave, Grec, dit Felix Faber, ne peut parfaitement apprendre notre langue à l’âge adulte (adultus) ; aux enfants, donc, l’apprentissage, à tous ceux qui depuis leur jeune âge se sont fait l’oreille aux diphtongues et aux aspirations. L’apprentissage s’effectuait le plus souvent en Italie, comme on va le voir ; mais de jeunes Vénitiens étaient aussi adressés à des amis d’affaires en Allemagne : lorsque le jeune Alvise di Francesco Amadi fait son testament, c’est qu’il se prépare à passer les monts et à retrouver dans la famille Kress de Nuremberg les amis de son âge qui étaient venus chez ses parents185 ; lorsque le teinturier Leopardo Guiducci donne par testament 500 ducats à son fils Guido qu’il émancipe, c’est que ce dernier revient d’Allemagne et qu’il veut faire fructifier cet apprentissage par une activité au Fondaco186. L’apprentissage, dans un sens ou dans un autre, peut offrir des surprises s’il est mal encadré : un procès devant les juges de Petizion atteste les difficultés qu’il peut y avoir à faire respecter les clauses financières de l’échange. Bartolomeo di Lorenzo a confié (« dado ») son fils de 16 ans à une famille de marchands de Nuremberg, les frères Orier, pour qu’il apprenne la langue et les habitudes et qu’il soit soustrait pendant deux ans à de mauvaises influences ; c’est un courtier qui a donné l’adresse et préparé le contrat, prévoyant les frais de voyage, les dépenses de bouche et de vêtement à la charge du père ; d’éventuels compléments, s’ils paraissent justifiés, seront fournis en marchandises (« cose di botega »). Or le jeune homme, loin de sa famille, a dépensé sans compter et une longue facture est présentée par les juges aux commissaires du défunt père. On peut imaginer qu’il revient à Venise bien vêtu, botté et équipé, mais qu’il a aussi appris l’allemand187.
108Beaucoup plus qu’en Allemagne, où les Italiens sont clairsemés et de passage, c’est dans les villes italiennes, c’est à Venise que la présence d’une forte colonie allemande en voie d’assimilation favorise l’apprentissage ; et nous allons voir qu’au XVe siècle, il n’est pas à sens unique.
L’apprentissage oral à Venise
109On parlait allemand à Venise, la topographie professionnelle de la Venise germanique nous en convainc aisément188 : merciers, tisserands, boulangers, tout un monde d’autant plus bilingue que les relations avec la clientèle étaient plus personnelles. Entre la boutique ou l’atelier et le Fondaco, l’indispensable courtier, qui parlait couramment l’allemand, par nécessité et souvent par tradition de famille189. Au Fondaco même, le personnel de service faisait partie du groupe germanique et le marchand allemand pouvait compter sur l’assistance de Vénitiens rompus à la connaissance de sa langue190. Qu’une ambassade de la République soit envoyée outre-Alpe, et l’on trouvait sans mal des patriciens capables de s’entretenir de questions politiques ou économiques en allemand191 ; inversement, lorsque Frédéric III traverse Venise en 1452, la délégation vénitienne qui l’accompagne jusqu’à Rome est parfaitement bilingue192. Dans les bureaux, les services, dans l’entourage des nobles, sur les bateaux en partance pour l’Orient ou pour la Flandre, on ne compte pas les germanophones. N’oublions pas les auberges allemandes, où les gens du Nord, de Bruges à Prague, se sentent un peu chez eux193 ; évoquons aussi, car les textes judiciaires nous y invitent, le « rotwelsch », langue des truands et du demi-monde venu chercher fortune par tous les moyens sur la lagune : dans les prisons vénitiennes, criminels et gardiens parlent parfois allemand les uns et les autres194.
110À tous, princes ou mendiants, marchands et employés, résidents ou pélerins de passage, prêtres et moines pouvaient apporter le prêche ou la confession dans la langue de leurs pères. Franciscains aux Frari, Dominicains à S. Zanipolo, Ermites Augustins à S. Stefano, et la Sainte Trinité de S. Gregorio, où les moines allemands sont soutenus dans leur action vénitienne par une « scuola » : le statut de la « scuola » prévoyait en 1420 que serait toujours élu un Allemand de Venise pour s’entretenir en allemand avec le provincial de l’ordre195. Un texte rare met en lumière le rôle des prédicateurs allemands de passage dans les parages du Fondaco196 : à S. Bartolomeo, ce qui n’étonne pas, à S. Lio, paroisse des emballeurs, ce qui est moins attendu. Le récit du frère Paul Walther tourne au comique lorsqu’il décrit la rivalité entre prédicateurs. Le dominicain Sigismond d’Autriche, furieux d’apprendre que ce pèlerin de Terre Sainte se voit proposer la chaire de S. Bartolomeo où il a lui-même prononcé 66 sermons, somme l’intrus de se contenter de S. Lio ; après un échange de lettres, Paul Walther renonce à prêcher dans l’une et l’autre église, et se réjouit de voir le dominicain Johannes Alamanus attirer la foule à S. Lio, tandis que Sigismond doit se contenter d’une dizaine d’auditeurs. À Sigismond succède un autre allemand, qui s’assure un vaste public en annonçant des conférences religieuses sur la langue et la littérature hébraïque. Après la prédication, la confession : Paul Walther voit affluer, en Carême, résidents du Fondaco et Allemands de Venise197. On a toutes raisons de penser que ce précieux témoignage daté de 1482 traduit une constante réalité, le retour aux sources nationales et linguistiques par la pratique religieuse.
111De façon plus générale, la langue allemande de Venise se serait dégradée en un dialecte professionnel, contaminé par le vocabulaire vénitien du port, des tripots et des métiers, si elle n’avait pas été rappelée à elle-même par la présence des Allemands de passage. La langue commerciale, avec sa dominante bavaroise, l’allemand des prêtres, malgré la diversité culturelle des Allemagnes, représentaient la continuité vivante par rapport à l’obscurité volontaire du « Rotwelsch » ou aux fantaisies joyeuses du charabia, le « Kauderwelsch » dont s’enchantait Albrecht Dürer198.
Le bain de langue
112C’est dans un milieu populaire, s’embarrassant fort peu du bien dire, qu’il fût allemand ou vénitien, qu’étaient plongés les jeunes fils de marchands mis en pension à Venise199. S’ils résidaient parfois dans de nobles demeures, leur apprentissage des écritures et de l’italien se faisait « sur le tas », au bureau, sur le quai, chez les clients. Formation pratique par imprégnation, secondée par le bilinguisme ambiant : emballeurs, portefaix du Fondaco recevaient des pensionnaires et les traditions familiales d’accueil facilitaient l’acclimatation200. En sens inverse, la connaissance de l’allemand était nécessaire, on l’a vu, pour prétendre à quelques postes-clés de l’administration du Fondaco et de la régulation des échanges201.
113L’apprentissage oral fut prolongé par la notation de mots et de phrases usuelles, mémorial aussi profitable à des futurs marchands ou à des courtiers qu’il pouvait l’être à des pélerins de Terre Sainte. Un manuscrit, qui appartint à la bibliothèque de l’humaniste nurembergeois Hartmann Schedel, se présente comme le carnet d’exercices de langue et d’écriture d’un Nurembergeois qui séjourna à Venise en 1459-1460202. La durée de sa composition, les changements volontaires de style d’écriture, la tonalité religieuse des sujets traités en italien, en latin et en allemand font songer à un travail d’autodidacte. Cependant, le vocabulaire germano-vénitien qui forme la première partie de l’ouvrage présente un caractère systématique, que l’on retrouve dans un glossaire rédigé par un élève d’une école de langue203.
L’enseignement de la conversation
114De façon plus générale, Venise fut un des centres pionniers en Europe de l’apprentissage scolaire des langues vivantes. Un ensemble de sources germano-italiennes offre une image précise des méthodes d’enseignement pratiquées par des maîtres installés près du Rialto, assurés d’avoir un public aussi régulier qu’étaient assidues les relations entre Venise et son arrière-pays. Les glossaires que nous présentons trouvent leurs pendants en cet autre point de contact permanent entre le roman et le germanique que fut, pendant des siècles, la ville de Bruges204. Dans les deux cas, le souci qui anime les maîtres est de fournir non pas l’introduction à la grammaire et à la philologie comparées, mais la formalisation de la langue quotidienne, le manuel de la conversation courante205.
Les glossaires germano-vénitiens : Georg de Nuremberg et ses élèves
115Les glossaires, que pour simplifier nous qualifierons de germano-vénitiens, constituent une famille de manuscrits, transmis par des copies, toutes apparentées à un prototype. Ce dernier dérive lui-même du cours professé par un maître allemand installé à Venise, Georg de Nuremberg206. Avec quelques testaments et actes notariés, ces glossaires constituent le corpus des « monuments » allemands de Venise et l’intérêt qu’ils ont suscité, dès leur parution, les a dirigé vers des bibliothèques allemandes : destinés à un public sans prétentions intellectuelles, ils n’en ont pas moins été collectionnés par des érudits207.
116Alors qu’on ignore si l’auteur du Livre des Mestiers de Bruges était un Flamand sachant le français ou un Hennuyer établi à Bruges comme maître de français, l’auteur du plus ancien glossaire germano-vénitien a lui-même inséré sa « carte de visite » à la fin de son texte et la critique philologique du document confirme scientifiquement la réalité publicitaire introduite dans le canevas pédagogique :
Où est installé ton maître ?
Place S. Bartolomeo.
Où se trouve cette place ?
Près de la maison des Allemands.
Comment s’appelle ton maître ?
Il s’appelle maître Georges.
D’où est-il, que Dieu t’aide ?
Il est de Nuremberg.
Quel homme est-il ?
C’est un homme sérieux.
Ce n’est pas ce que je voulais dire : quel âge a t-il ?
Il a un certain âge ; il a un sens très sûr de l’enseignement, sans aucun mouvement d’humeur208.
117Pour tout ouvrage à double entrée, comme un lexique, la question du sens de la transmission linguistique ne devrait pas se poser. Le copiste de la Vie des Mestiers de Bruges a ajouté une longue préface sur ce thème209, qu’il est utile d’évoquer ici puisque les deux ouvrages sont contemporains et que la méthode adoptée par l’un et l’autre était soumise à des jugements identiques de leurs utilisateurs : la qualité d’un livre ne tient pas à son entrée et la traduction mot à mot est une approche insuffisante pour apprendre à parler une langue étrangère ; c’est la différence avec les vocabulaires jusque-là connus et qui visaient à faciliter la lecture210.
118Le propos de nos auteurs est de fournir « le usage et costume de dues parolez (de usage unde costume van den tween spraken) ». La qualité du livre tient à ce qu’il est écrit « de cellui qui perfaitement sace lire, espellir et escrire romans et almanz (ghescreven van dengonen wie vulcomentlijc connen lesen, spellen unde scriven Walsch unde Dutschs) », exprimant par l’ordre des mots, par la syntaxe, l’esprit même d’une langue vivante. On conçoit le caractère pionnier que revêtaient pour les contemporains les glossaires à double entrée, débouchant sur la vie quotidienne.
119Sans doute possible, le manuscrit de 1424 est le fruit d’un enseignement magistral donné à des Vénitiens par un Allemand de Venise : Georg de Nuremberg connaissait parfaitement les deux langues et se situait au coeur du monde double constitué par les parages du Fondaco.
120Allemand, Georg l’était par les schémas associatifs que l’on détecte souvent dans le glossaire : les suites
El brazo | der arm | |
Le povere persone | die armen menss | |
ou | ||
Abrazare | ringen | |
chantare | singen | |
saltare | springen |
121doivent leur existence capricieuse à l’assonance (les « faux amis » des méthodes de langues anciennes), au jeu des rimes automatiques dans la langue maternelle de l’auteur. Mais Georg était devenu Vénitien, dans la mesure où l’apprentissage linguistique était scandé par des proverbes italiens rimés, dont la traduction en allemand était nécessairement boiteuse211. La parfaite connaissance de son cadre de vie, de la région, des lieux, coutumes et institutions vénitiennes, font de son glossaire un miroir indirect où se réfléchit par éclairs la société qui l’entoure212.
122Si le glossaire de 1424 a pu rendre d’éminents services à de jeunes Allemands qui l’ont découvert à Venise, ses premiers destinataires étaient Vénitiens : non seulement parce que le texte italien précède toujours le texte allemand213, mais parce que la conversation imaginée entre un jeune Vénitien et différents marchands allemands évoque bien l’apprentissage de l’allemand214.
Qu’apprends-tu ? – J’apprends l’allemand. – Tu fais bien, c’est une bonne chose que de savoir l’allemand dans cette ville ; par intérêt pour le Fondaco, tu dois bien travailler – Bien volontiers, messire » ; [ou] « Sais-tu déjà l’allemand ? – Je dirais bien, un sac plein ! – Ce sac plein est peut-être un sac percé… – À la vérité, je le sais un peu, mais je l’apprends – Tu as bien raison, cela te servira plus que tout au monde ! » [ou encore] « Que désires-tu ? – C’est mon père qui m’envoie vers vous – Que veut-il ? – Il désire que je parle l’allemand avec vous – Allons-y donc, demande-moi ce que tu veux, et je crois que je pourrai te répondre… Où as-tu appris l’allemand ? – Ici même – Et combien de temps as-tu été à l’école ? – Cela ne fait pas encore un an – Ma foi, tu en sais déjà assez, c’est comme si tu avais passé 20 mois en Allemagne.
123Georg de Nuremberg, qui ne manquait pas d’humour et d’à-propos, encourageait par ces exemples ses propres élèves à mettre en pratique leurs connaissances. On aimerait mettre des noms sur ces figures si naturelles, si proches du Fondaco ; ce sont les dialogues qu’on imagine entre les fils de Amado et de Francesco Amadi et les amis d’affaires de leurs pères, comme Hilpolt Kress215.
124Plus généralement, les élèves du maître nurembergeois étaient ceux qui avaient « de l’intérêt pour le Fondaco » (« per amore del fontego », dit le texte italien) : la profession fondée sur ce goût était celle de courtier : l’orientation germanique – déterminée par le jeu de facteurs personnels, familiaux – était une véritable spécialisation. Voilà une preuve supplémentaire, tirée de la vérité du dialogue, d’une polarité allemande présente à Venise dans les esprits et dans les faits. « L’intérêt pour le Fondaco » était continuellement secrété par l’existence même de l’institution ; c’est pourquoi le glossaire de 1477, dit « Introito et porta » insiste encore dans son titre sur l’utilité pratique dont il est porteur (« … Utilissimo per quele che vadeno apratichando per el mundo el sia todescho o taliano ») et l’élargit même, dans l’édition de 1479, à tous ceux qui ont besoin d’apprendre l’allemand sans aller à l’école « comme les artisans et les femmes » : élargissement et rapprochement de termes fort intéressant, si l’on se souvient des relations assidues nouées au XIVe siècle entre marchands allemands d’une part, métiers de la soie d’autre part216.
La descendance allemande des premiers manuscrits
125Ce n’est pas au nombre des manuscrits – puis des incunables – subsistants qu’il faudrait estimer la profondeur de leur influence : la disparition des éditions anciennes, voire des manuscrits, est un problème auquel sont confrontés les historiens du livre.
126C’est plutôt à la belle descendance d’une famille d’ouvrages, annonçant tous les manuels de langue vivante de l’époque moderne et contemporaine, que l’on peut juger leur utilité et la faveur qu’ils ont connue217. À commencer par les deux premiers manuscrits (A 1) et (A 2), rédigés par la même main, et à la suite l’un de l’autre, par un Vénitien, écrivain professionnel, habitué à « scrivere con la vivace man ogni qualità di lettere »218 ; l’analyse philologique renforçant la critique externe des documents, on a pu montrer que les deux textes dérivent de deux sources proches mais différentes, qui pourraient être les notes prises par deux élèves du maître Georg de Nuremberg. Ces différences portent sur les exemples illustrant le cours, et nous transmettent la part d’improvisation du maître dans l’exposé logique et progressif de sa méthode.
127Malgré leur caractère didactique, ces manuscrits tranchent sur l’habituelle transmission des textes littéraires par la désinvolture du copiste : confusion de lettres (m et w), emploi aberrant de l’h aspiré, transcription phonétique (« segczigt » pour « sechszig »)219. Une étude de la langue allemande de Venise doit tenir compte, outre ces erreurs matérielles, de l’incertitude des élèves de Georg de Nuremberg au moment d’écrire en allemand – plus exactement en bavarois – la traduction orale des mots et des phrases italiennes. Mais ne pourrait-on compter le copiste lui-même, dont l’écriture tient à la fois de la « cancellerescha » et du ductus des lettres d’affaires, au nombre des anciens élèves du maître, un courtier en exercice par exemple ? Quelques lignes avant la fin du manuscrit de Vienne, le scribe exprime son soulagement non seulement d’avoir terminé son travail, mais encore, dit-il, « d’avoir appris le livre à la gloire de Dieu et pour son propre profit »220. Il était assez proche du maître pour qu’on ait pu attribuer à ce dernier les lignes finales de (À 1) : l’auteur revendique la paternité d’une oeuvre originale et en autorise, en quelque sorte, la diffusion221.
128L’oeuvre fut, semble-t-il, essentiellement diffusée par des Allemands qui l’ont utilisée pour apprendre l’italien ; sur l’axe Nord-Sud, « Introito et Porta » était à double sens, et les manuscrits de la seconde moitié du siècle (B 1) et (B 2) témoignent d’une transmission du savoir en Allemagne moyenne et en Bohême ; puis, grâce à un imprimeur allemand de Venise, Adam de Rottweil, le glossaire dérivé des premiers manuscrits connus (C1) donna naissance à une famille d’éditions.
129Ces éditions enrichissent l’invention de Georg de Nuremberg de plusieurs nouvelles entrées : après (B 2), le précurseur, l’édition nurembergeoise de 1531, (C 6), encadre l’allemand de l’italien et du tchèque ; elle diffuse, comme un lointain écho, les recommandations de la Bulle d’Or222 et rappelle la position médiatrice qu’occupe Nuremberg entre la Bohême et l’Italie. Un certain nombre de fils de familles nurembergeoises ne font-ils pas leur apprentissage commercial à Prague depuis la fin du XIVe siècle223 ? Le latin, langue universelle, était bien mal connu de Johannes Dux, le précurseur de (B 2)224 ; l’édition d’Augsbourg en 1516, confère, avec un latin correct et le français225, un caractère de respectabilité culturelle à l’entreprise (C 5). Augsbourg, 1533, Anvers, 1534 : l’Europe continentale se tourne vers l’Atlantique et les langues maritimes, l’espagnol et le néerlandais (C 7, C 8) ; l’anglais enfin s’ajoute aux cinq langues précédentes (C 9) ; n’est-ce pas la définition linguistique de l’Europe dominante, celle qui a conquis le monde, de l’Amérique au Japon ?
130Élaborés sur des bases systématiques, les polyglossaires à la recherche d’un public d’utilisateurs renouent avec le projet empirique des itinéraires et guides de voyageurs ; mais ils laissent à d’autres – ces autres furent les missionnaires – le soin de pénétrer par la langue les mondes dominés et colonisés. C’est un Allemand de Venise qui est à l’origine des réseaux de compréhension de l’Europe moderne et de l’interprétation autoritaire du reste du monde.
L’analyse linguistique : langue populaire et minoritaire
131L’analyse linguistique des deux premiers manuscrits (A 1 et A 2) permet d’appréhender des phénomènes culturels propres au milieu vénitien où ils sont nés226 ; phénomène que les copies allemandes et les éditions postérieures ont progressivement éliminés. On pourrait les décrire sous deux angles : la promotion pédagogique d’une langue populaire et le rôle créateur d’une langue minoritaire.
132Sur le premier point, on a rapproché le glossaire de 1424 des écrits des poètes populaires de Padoue, Vicence et Trévise, ainsi que de la langue des pêcheurs et marins de Chioggia et de Burano227. Insistons à titre d’exemple sur la verve drue du vocabulaire corporel et sexuel : menaces physiques, provocations injurieuses, proverbes scatologiques, allusions lubriques228… La vivacité et le naturel des dialogues sont accompagnés d’un aveu et d’une excuse non sans malice dans la bouche d’un maître : « il est bien connu qu’on apprend plus facilement le mal (le vocabulaire grossier) que le bien »229.
133Sur le second point, on constate l’adoption par les Allemands de Venise d’un certain nombre de termes proprement vénitiens, et qui furent transportés dans l’allemand d’outre-Alpe, passant les cols comme les marchandises. Il ne s’agit pas là de noms de produits lointains, docilement transposés dans des langues occidentales, comme le « galanga » ou le « balasso » ; mais de noms de bateaux (« le galie » = « die galein », « lo burchio » = « die wurken », « la piata » = « die platen »)230, et de termes liés à la vie commerciale.
134Ainsi, la voûte ou magasin voûté (« volta ») assignée aux marchands du Fondaco, n’est pas traduite par l’allemand « gewelbe », mais par « ful-lt », « Vulten », « folckt » ou « falkin »231. Maître Georges apprend à ses élèves que « la riva » – qui signifie à Venise soit la rive, soit l’appontement, soit la taxe de débarquement ou d’embarquement – se traduit par « das gestat oder reiff » ; ce dernier mot apparaît au XVe siècle dans les documents allemands le long de l’Adige avec le sens d’appontement, mais un siècle plus tôt, Ulman Stromer l’employait avec son sens de taxe portuaire, totalement détaché de ses origines, et dans un contexte génois232. Dernier exemple, « spesa », passé sous la forme de « spîse », « speiz » avec le sens précis de dépense pour frais233. Nous ne nous écartons pas du centre nerveux de la vie allemande à Venise, le Fondaco et ses parages.
Le classement du vocabulaire
135De même que les usages du commerce sont rassemblés dans les traités de pratique commerciale, la méthode linguistique de maître Georg tend un miroir aux marchands et aux courtiers, afin qu’ils s’y reconnaissent. Son travail ne possède aucun caractère normatif, puisqu’il propose non la promenade dans un jardin grammatical aux bordures bien taillées, mais un parcours, aussi naturel que possible, à travers les ressources de la langue usuelle. Le Nurembergeois a donc construit le canevas d’une démarche progressive à travers les objets, concrets ou abstraits, de la conversation.
136Toute liste de mots et d’expressions suppose un ordre, une procédure, sans laquelle il n’y aurait pas de pédagogie : l’ordre adopté par Georg de Nuremberg est un classement à la fois commode, et pour nous, révélateur. Commode, car il est fondé sur l’apparentement notionnel – sans exclure les rapprochements par assonances ou par opposition –, et s’écarte délibérément d’un ordre alphabétique234 : il ne s’agit pas de comprendre un texte, mais de retenir des mots étrangers en groupes associatifs. Révélateur, par le paysage mental que font surgir la construction même du glossaire, et la transcription, très proche du discours oral.
Le monument de 1424 : un paysage mental en trois tableaux
137L’ouvrage de 1424 est composé de trois parties : la première de ces parties est consacrée au vocabulaire, la seconde conjugue les verbes, la troisième est essentiellement constituée par deux longs dialogues entre marchands, un Allemand et un Vénitien.
138Si la troisième partie enregistre négociation et marchandage aussi vrais que nature, et constitue un irremplaçable document sur la réalité des échanges au Fondaco, la première partie nous livre à la fois les cadres de pensée d’un habitant de Venise au début du XVe siècle, et à l’intérieur de ces structures héritées et recomposées, les enchaînements, les parenthèses, les détournements de sens qui animaient le cours de maître Georg : la perturbation du canevas, l’écart par rapport au schéma introduit dans le texte digressions, réflexions, plaisanteries, somme toute, la voix du maître.
139À Dieu l’honneur d’ouvrir le glossaire, comme il a créé le monde par le Verbe : toute énumération est, après l’acte créateur, répétitive. On évoque le paradis : « je voudrais bien y être… – Moi aussi ! – Tu te mets peut-être une épine dans le pied ». Les éléments s’appellent l’un l’autre ; la terre, le feu, d’où l’on passe au chaud et au froid ; l’eau sous toutes ses formes, du brouillard à la neige en passant par le puits. On est vite descendu de l’abstraction à la sensation, de la création du monde à l’environnement quotidien, à Venise : la toux, le nez froid, l’impression glacée que donne la chaîne de fer du puits ; puis le soleil changeant à travers la vitre, l’ombre et la bougie ; par un enchaînement subtil, la nuit tombe : « As-tu entendu quelle heure a sonné ? – Maître, laisse nous partir, il est temps de manger ». Et ce sont les jours qui passent, jours ouvrables, jours fériés ; les confidences sont bien vénitiennes : « j’irai dimanche me promener au Lido » – « J’y étais vendredi pour pêcher »…
140Après le milieu naturel que constituent les éléments, l’homme et son corps : l’homme nu, dans toutes ses parties, tel que Dieu l’a fait ; on raille l’haleine fétide, on rappelle que les poings peuvent servir, et qu’il faut se laver les mains. Habillons cet homme, pour qui sont tissés à Venise toutes les variétés de soie, importées toutes les sortes de fourrure ; autour du mannequin prétexte, s’empilent les connaissances de base de l’échange Nord-Sud, en présence du courtier235. L’homme prêt à s’habiller est évidemment dans sa chambre ; c’est par le lit que commence la description de la maison, entre le toit et la porte. On traverse rapidement le « portego » vénitien, la grande salle de l’étage noble, et l’on descend dans la cuisine : pour apprendre du vocabulaire courant, inutile de s’attarder dans des pièces peu meublées, alors que la cuisine et ses dépendances – cellier, bûcher, four – offrent toutes les ressources de la vaisselle, de la batterie de cuisine, des instruments les plus divers. Les domestiques sont évoqués, affairés à servir, à dresser la table ; mais nous sommes déjà dans le cellier, prêts à suivre un cours sur le vin, de la production à la conservation. C’est au pain que nous devons ensuite un développement sur le four, qui nous entraîne vers les arts du feu, du charbonnier au forgeron, « tout couvert de suie, lui et les siens ».
141L’alimentation constitue le chapitre suivant, et, comme on pouvait s’y attendre236, les viandes représentent à elles seules, dans leur variété, la moitié du vocabulaire de la table : le cru et le cuit, le salé et le bouilli, le frit et le rôti, viande domestique, viande sauvage et volaille accompagnées des sauces, moutardes, ail et oignon. Sans doute l’abondance n’est-elle pas sur toutes les tables vénitiennes, mais le glossaire atteste l’ampleur de l’approvisionnement urbain et la part que la viande se voit attribuer dans les menus imaginaires. Le poisson n’a pas la place que l’on pourrait imaginer à Venise (nourriture de milieux populaires et périphériques par rapport au marché du Rialto ? ou habitudes alimentaires du maître nurembergeois que le séjour à Venise n’a pas modifiées ?), et le fromage, le miel, le lard, les oeufs renforcent encore la prééminence des produits de l’élevage. En revanche, quelques mots suffisent pour décrire l’accompagnement à base de céréales, bouillie, pâte, croûte, avec l’exemple : « le fromage frais est bon avec la fougace chaude » ; ajoutons le radis noir, qu’un Allemand ne saurait oublier, et les fruits, classés avec les végétaux.
142Est-ce par souci de rompre l’uniformité du chapitre alimentaire, en faisant alterner le concret et l’abstrait, que Georg de Nuremberg a intercalé dans son discours trois passages sans lien avec son sujet ? À moins qu’il s’agisse de fiches interpolées par ses étudiants. Sont successivement abordés les nombres, les pierres et les métaux, enfin l’école et l’enseignement237. L’occasion nous est offerte d’analyser le mécanisme associatif, que semble déclencher le titre de « maître ». Le maître d’école est placé sur le même plan que le maître orfèvre, le maître ès épices (« speziale ») et le médecin : en quête de médicaments, nous pénétrons chez l’épicier ou l’apothicaire. Dans le milieu des élèves auxquels s’adresse maître Georg, la digression est inévitable : poivre, safran, clous de girofle, les variétés de gingembre… C’est l’esquisse d’un dialogue, d’un marchandage : défilent tous les termes qui définissent le juste prix :
intendevelo | = vernu (n) fftig |
chomprendevele | = vernunfftig |
rasonevele | = weschaiden |
discretamente | = vernunfftigleich |
143L’échange suppose équilibre et maîtrise de soi ; le parfait marchand est ici opposé – et l’on reviendra sur ce thème qui parcourt le glossaire – à l’incivilité, c’est-à-dire aux désordres de la nature : la mauvaise conduite définit le paysan ignorant (« la villania = die unczucht » ; « mal chostumado = ubel geczogen », « villanamentre = pewerischen » ; « hovestu sta levado tu non sa niente in questo mondo = wo pistu geczogen warden du chanst nichcz in diser werlt »), alors que le parfait marchand (« piasevele = glinpfigt », « serviciale = diensthaftigt ») est par sa courtoisie l’homme de la ville par excellence.
144Cet excursus a interrompu l’énumération des épices ; elle reprend, et se poursuit par le vocabulaire des drogues et onguents, qui ramène au point de départ, les soins du médecin (cf. le schéma ci-dessus).
145L’homme, créature de Dieu, a été jusqu’à présent habillé, installé, nourri et instruit, voire soigné ; le glossaire l’a placé dans son milieu quotidien. Une seconde séquence est consacrée par maître Georg à la vie sociale. Par ses enchaînements et ses corrélations, cette séquence très complexe révèle les images dominantes que le maître se fait de la vie de son temps.
146Dans un plat pays estompé comme les souvenirs d’un Nurembergeois qui n’aurait pas quitté Venise depuis longtemps, se dressent des forteresses, qui évoquent le pouvoir de commandement sur les hommes ; mais à Venise, le commandement évoque le navire. Georg de Nuremberg, qui fait claquer au vent la bannière au lion238, dresse dans le paysage urbain les mâts et les voiles. Le métier de marin est la première profession qui lui vienne à l’esprit ; suivent tous les artisans, jusqu’au maître armurier. Tendre l’arbalète, charger le navire, un même mot (« chargare = spannen ou laden ») ; ajoutons que le navire part, comme le carreau ! Tirer sur qui ? Nous passons du commandement au maintien de l’ordre ; non l’ordre des mots, mais l’ordre des pensées et l’ordre social : surgissent le voleur, le bandit, le traître, le meurtrier. Au bout du chemin, la potence : « va piane la furcha taspeta = ge gemaleich der galg peit dich », et le son du fifre évoque l’exécution publique. La musique, activité ludique associée aux attractions de plein air, à la folie et à la bouffonnerie, forme le contrepoint au sinistre rituel : « demain on va abîmer (“zusticiar o guastare” = “verderben”) deux vauriens » : brûler, écarteler, décapiter, couper les mains, crever les yeux, rouer, empaler… L’épée, décrite dans toutes ses parties, nous renvoie au maître armurier. Mais le thème du jeu qu’amorçait la musique est repris par le maître Georg : les dés, les échecs conduisent à l’auberge du Petit Cheval (« al Cavalleto »)239 ; on en vient aux métiers nécessaires à la vie des clients de l’auberge : la boucherie, la poissonnerie, le barbier, le changeur, le porteur. Le thème du désordre reparaît, lorsque sont évoqués successivement l’étranger, la putain et l’homosexuel : la peau, le cuir, le ceinturon, et voici le couteau, et la folie sanguinaire ; le marchand lui-même n’est pas insensible à la colère : « tu as de l’humeur, je m’en aperçois ».
147Le tableau ci-dessus décrit une société violente, où la part des délinquants et des exclus a été délibérément grossie ; le ton populaire du livre échappe, et c’est son intérêt, à l’atmosphère feutrée de l’école. Il est fort possible que le témoignage involontaire qu’apporte maître Georg de Nuremberg sur la vie vénitienne décrive ses propres inquiétudes et ses fantasmes plus qu’il ne reflète l’opinion commune. Il est certain que le vocabulaire de la paix est moins riche que celui des troubles. Il demeure que parmi les innombrables métiers de Venise, ce sont les métiers de l’armement qui ont été retenus par maître Georg. Plus que le nombre des délinquants – proportionnellement plus élevé dans une grande ville portuaire que dans une ville moyenne –, c’est l’ampleur des moyens de contrôle, de pression et de répression qui devaient à Venise frapper l’étranger qui élisait domicile dans la ville-État240. Le monde du commerce que connaissait bien notre auteur n’était pas exempt de foucades, d’humeurs et de violences ; il représentait cependant le souci et la nécessité d’un comportement raisonnable, sans lequel les échanges deviennent impossibles.
148Une troisième section de l’oeuvre élargit notre champ de vision : nous quittons la ville, ses trafics et ses angoisses, pour les premiers ouvrages de la main de Dieu, les animaux et les plantes. Le monde animal est lui-même divisé en trois groupes classiques, les oiseaux, les poissons et les terriens, compagnons ou adversaires de l’homme. La suite verbale qui passe en revue les terriens (cf. le schéma qui suit) porte en exergue l’opposition entre le domestique et le sauvage. Parmi les animaux domestiques, le porc est le premier nommé, à raison de la place qu’il occupe dans l’alimentation241, et le cheval à l’honneur d’un traitement différencié selon ses fonctions. La sauvagerie, ce sont les bêtes héraldiques et mythiques, et le gibier des forêts et garennes, le lièvre appelant le chien. Une troisième catégorie s’esquisse, regroupant les animaux de la fable, saisis dans leur éternel combat, ou leur caractère métaphorique, le plus souvent nuisible. L’exposé, on le voit, concilie la logique d’un classement naturaliste et anthropocentrique et la vertu pédagogique.
149Quant au monde végétal, indiquons, sans entrer dans le détail, que le plan adopté par le glossaire se déploie à partir de l’arbre et de ses ramures. Le bois, en piquets, en bâtons, en palissades, isole dans la forêt vignes, prés, jardins, vergers. On entrevoit les paysages de Terre Ferme, qui affirment la conquête par l’homme d’un des plus beaux jardins d’Europe, douce et paisible harmonie des tableaux de Giovanni Bellini242. Ce sont les fruits, les fleurs, les potagers, et, plus loin, les champs de blés, avec les cultures temporaires de pois, de fèves, de lentilles. Si le vocabulaire des plantes cultivées n’apporte sans doute rien qui ne figurât dans les encyclopédies et les herbiers padouans du XIVe siècle, l’ordre suivi par maître Georg nous convainc que sa science n’est pas seulement livresque et que dans la description, ce citadin transplanté et acclimaté à Venise se souvient de ce qu’il a vu.
150Mais c’est toujours de l’homme social qu’il est question ; le vocabulaire du paysage humanisé nous ramène aux structures d’encadrement : la famille, la religion, l’État. D’abord, la famille, qui conduit droit à l’héritage et aux exécuteurs testamentaires ; élargie par le mariage, elle s’inscrit dans la nébuleuse des parents, des amis – voire des ennemis (« l’inimistade = die feintschafft ») – mais c’est encore le patrimoine que l’on trouve en bout de liste : les biens hérités sont la manifestation la plus tangible de l’enchaînement des générations. Réflexion émue d’un émigré qui a mis les Alpes, et le temps qui passe et distend les liens, entre lui et les siens ? L’association de mots « le patrimoine – la patrie » laisse passer, me semble-t-il, la nostalgie d’un Allemand de Venise243.
151Lorsqu’il en vient à la société politique, Georg de Nuremberg part de l’Empereur, clé de voûte théorique de l’édifice. Le Doge de Venise n’est qu’un prince parmi les autres, et c’est au niveau du châtelain que se développe le vocabulaire de la cour féodale ; c’est-à-dire que les modes de pensée de ce Vénitien d’adoption, et par conséquent ceux de ses élèves, sont parfaitement adaptés aux institutions dominantes, et dont le territoire commence où finit la lagune.
152Par les affinités du maître et par son propos pédagogique, ce territoire est orienté de l’Allemagne vers l’Italie ; le glossaire doit rendre service à des Vénitiens, et l’on énumère d’abord ce qu’ils ne connaissent pas. Il n’en est pas moins frappant que le plan adopté offre une vision de l’espace conforme à l’orientation cardinale, alors que la première carte routière d’Allemagne, qui date des années 1500, place le Sud, direction privilégiée pour les astronomes, en haut de l’itinéraire imprimé244. Depuis Venise, maître Georg lance un coup de projecteur sur une zone qu’il isole ; en effet, les pays germaniques qui sont énumérés s’étalent du lac de Constance à la Hongrie, sans dépasser jamais vers le Nord la latitude de la Bohême : la vision géographique concorde avec la délimitation linguistique du glossaire et l’origine de son auteur245.
153Ce territoire orienté se rétrécit dans les Alpes le long des deux principaux défilés empruntés par les voyageurs qui se rendent en Ita- lie : l’Adige et le » canal del ferro » ; par les petites villes du Frioul convergent vers Venise les hommes et les marchandises de Budapest. Vienne, Prague, Salzbourg et Nuremberg ; notre Nurcmbcrgcois est un homme de l’Est. Mêmes limites à l’Italie utile du manuel : elle s’étend vers l’Ouest jusqu’à Milan et Gênes, et s’étire vers le Sud, par Bologne, Florence et Rome, jusqu’à Naples. Il est bien naturel, étant donné la date du glossaire, qu’aucune allusion ne soit faite à la notion d’Europe ; la géographie est la description du monde chrétien, qui s’oppose aux Juifs, aux infidèles et aux païens, qui sont « au-delà des mers ». Habituées aux routes maritimes vers l’Orient, les galères vénitiennes vont aussi vers le Ponant, et « de ce côté-ci de la mer » se trouvent les villes de France, d’Angleterre et de Flandre, que découvrent marins et marchands.
154On le voit, la géographie politique du glossaire est dessinée par le voyage, et pour sa part, maître Georg n’imagine le voyage que sur des chemins de terre. Plaines et vallées, collines et montagnes, c’est le paysage que découvre le cavalier qui passe les rivières à gué, hésite aux croisements, traverse les champs pour éviter les fondrières, et qui, crotté jusqu’au haut des bottes, contemple l’arc-en-ciel après l’orage246.
155À cette société civile découverte dans toute son étendue manquait encore une dimension verticale : le monde de l’église entre alors en scène, et par deux fois ; d’abord, les hommes qui constituent la hiérarchie ecclésiastique et le peuple des dévots ; ensuite, les objets du culte, les cérémonies et le rituel. Ne nous attendons pas à trouver dans le glossaire le vocabulaire de la spiritualité ; remarquons cependant que la distinction est opérée entre « dévots » et « spirituels », et que la sainteté fait surgir la silhouette des assistés des « scuole » vénitiennes, estropiés et aveugles247.
156Ayant fait le tour des choses d’ici-bas, maître Georg songe enfin à la mort. Tout converge vers elle. La famille suscitait, pour finir, l’image du testament ; le vocabulaire de la vie religieuse se termine par les obsèques ; la société civile secrète la guerre. La voici présentée dans ses atours d’acier et de buffleterie ; il ne manque pas un passant au harnachement de l’homme d’armes, qui parcourt les champs, l’épée à la main. La mort, la guerre, le péché : sombre trilogie, sur laquelle se conclut la dernière séquence construite du glossaire248. Le désordre et l’angoisse nous ramènent à la nécessaire pénitence des créatures de Dieu.
157Au terme de cette analyse, qui a tenté de pénétrer par effraction dans l’arrière-boutique de ce glossaire germano-vénitien, le paysage mental qui s’est reconstitué au fil du vocabulaire ne nous paraît manquer ni de cohérence ni d’universalité. Ouvrage d’un homme des villes, il n’ignore pas le plat-pays ; ouvrage d’un étranger, il témoigne d’une excellente connaissance de la langue, des institutions et des usages vénitiens ; ouvrage d’un Allemand et destiné à l’apprentissage de l’allemand, il décrit un environnement européen avec assez de recul pour que des Allemands aient pu, à leur tour, l’adopter sans être limités par le vocabulaire à un cercle professionnel ou régional. S’il est vrai que la langue est, comme le pensait Konrad von Megenberg249, la meilleure introduction aux moeurs, l’oeuvre de maître Georg de Nuremberg peut être considérée comme une éclatante réussite : elle nous introduit au coeur des mentalités d’une époque. L’universalité de ce glossaire lui valut son succès auprès des enseignants, des éditeurs et d’un vaste public, même si, nous allons le voir, les remaniements qu’il a subis l’ont, dans les versions que nous connaissons, altéré plutôt qu’amélioré.
158Aucun des manuscrits et des ouvrages qui l’ont copié ne présente au même degré la solide charpente structurelle qui a été bâtie par le Nurembergeois de Venise. L’auteur a en effet rassemblé sa matière – l’encyclopédie du monde visible – sous quatre rubriques, et nous ne pensons pas lui faire un crédit excessif en lui attribuant l’idée d’une mise en scène sur le thème de la condition humaine ; mise en scène assurément tributaire d’un schéma social dominant : l’homme, parmi les autres créatures, a développé sous le regard de Dieu un système de vie sociale ordonnée ; mais la violence est dans l’ordre des choses, et risque de conduire l’homme à sa perte. Parsemée d’éclairs de gouaille et d’humour populaire, la méditation pessimiste sur les mots en deux langues, née en 1424 à Venise, mérite d’être rangée, malgré l’apparente modestie de son propos, parmi les « monuments » de la littérature conceptuelle.
159Pour en prendre la mesure, que l’on confronte ce glossaire avec son plus récent avatar, la méthode « Assimil » : la progression dans la connaissance de la langue s’y accompagne d’une description par petites touches ironiques de scènes typiques de la vie quotidienne à l’étranger, mais la représentation sociale qu’on peut tirer de la méthode serait banale ou indigente : stéréotypes et silences. Ayant légitimement abandonné toute ambition encyclopédique aux dictionnaires, la méthode « Assimil » n’a conservé de son lointain ancêtre que le sens du dialogue. Rappelons que la partie du glossaire que nous avons analysée débouche sur deux longues conversations, qui sont un modèle de dialogue entre marchands : salutations, invitations, formules de politesse, propositions, marchandages, fausses colères, apaisement, règlement250. Oui, le commerce est, aux yeux de maître Georg, l’expression parfaite d’une société urbaine, c’est-à-dire policée, où le respect d’autrui, même s’il n’est que pure forme, inspire un code de bonne conduite. Voilà le lien profond entre les deux parties de l’oeuvre, la parole qui rapproche les hommes, quelle que soit leur langue et leur origine251.
Les successeurs
160La faveur qu’a connue le glossaire se lit dans les remaniements qui furent apportés à sa riche matière par ceux qui l’ont étudié et recopié. N’ayant aucune raison de respecter un ordre qui correspondait à des motivations de moraliste et non à une progression linguistique, les élèves et successeurs du maître ont détruit plusieurs séquences, sans proposer à leur tour d’autre plan qu’une succession de mots.
161Cette désorganisation apparaît dans les manuscrits (B), dans la mesure où les groupes de mots, isolés sous un titre252, ont retrouvé leur liberté. En revanche, l’éditeur de (C 1) a tenté un nouvel effort de synthèse ; l’ordre qu’il propose part du vocabulaire sacré, insiste sur la puissance publique, et rassemble sous le fait urbain tout le vocabulaire de la vie marchande et artisanale ; lorsqu’on en vient aux végétaux et aux animaux, on découvre un enchaînement spatial plus cohérent que dans les manuscrits (A) : la campagne, c’est le plat-pays, qui s’étend comme une carte géographique et politique : le monde sensible qui est décrit est le territoire de la chrétienté. La transition avec les devoirs et les manquements du chrétien est plus artificielle que dans les premiers manuscrits, et la fin du texte ressemble à un fourre-tout. Cependant, le vocabulaire s’est étendu et diversifié, et l’auteur n’a pas jugé possible ni utile de constituer de nouvelles séquences.
162On ne peut manquer de s’interroger sur les résultats obtenus par ces méthodes de langue vivante. Car il ne suffit pas de présenter, d’une manière ou d’une autre, le vocabulaire conjoint de deux, trois ou plusieurs langues, encore faut-il que l’élève arrive à se faire comprendre. La diffusion par l’imprimerie des glossaires germano-italiens pouvait inciter à faire l’économie d’un maître : d’où les conseils de prononciation, qui, à partir de l’édition-pirate de 1479, précèdent le glossaire ; conseils parfaitement bavarois, puisque l’« a » doit se dire « o », tandis que « ae » (ä) doit être très ouvert (« a : ») et que « w » se prononce « b ». Les conseils aux Italiens précèdent les conseils aux Allemands : on ne peut expliquer, la plume à la main, la différence entre « ch » et « sch » en allemand, alors qu’en italien « ch » se dit « k », et « sch », « sc » ; quant à l’« x », il faut en vénitien le prendre pour un « s »253. L’imprimerie a donc diffusé en Europe les bases de l’échange germano-italien sur le mode bavaro-vénitien des origines.
163Ne nous attardons pas sur les plaisanteries que suscite inévitablement la mauvaise prononciation de l’étranger254, et insistons plutôt sur les réussites.
Les réussites
164C’est d’abord l’existence d’un corps de courtiers traitant avec des marchands allemands qui ne savaient pas l’italien ; et comme les mentions de séjours d’apprentissage de jeunes Vénitiens en pays germanique sont extrêmement rares, il faut bien supposer qu’en nombre croissant, des Vénitiens instruits en allemand à Venise ont pris au Fondaco le relais de courtiers d’origine allemande255.
165C’est ensuite la double culture d’un certain nombre d’Allemands de Venise, à commencer par le maître Georg de Nuremberg, dont on ignore s’il eut des collègues et des imitateurs ; sans même parler des artisans fixés dans la ville et peu à peu assimilés, évoquons encore une fois Hilpolt Kress, ou Georg Mendel, ou Franz Hirschvogel qui ont laissé des témoignages précis sur leurs capacités linguistiques256. De façon plus générale, la connaissance d’une langue étrangère est considérée comme un atout sur le terrain de la marchandise ; c’est ce que dit le jeune homme du glossaire de 1460 (B 3), pour qui l’allemand est placé à l’égal des plus grands biens dont il peut hériter, ou le jeune Allemand destiné par son père à parfaitement savoir le tchèque257.
166On ne peut cependant prétendre que tous les marchands allemands travaillant en relation avec la place de Venise au XVe siècle aient su l’italien ou voulu l’apprendre ; on perçoit un certain agacement d’Albrecht Scheuerl, lorsque de Breslau, il prie son correspondant Ludwig Gruber de dater ses lettres d’après les noms des saints et les jours de la semaine, et non d’après les jours du mois, car, dit-il, « je ne suis pas italien et n’y comprends rien »258. Réaction épidermique, indiquant les limites spatiales de l’« italianisme » vers 1440 ? Au début du XVIe siècle, Lucas Rem déclare qu’on ne pourrait citer aucun marchand d’Augsbourg « digne de ce nom » qui n’ait fait ses études (de langue et de comptabilité) à Venise259. Au même titre que la comptabilité, la connaissance de l’italien crée le clivage entre deux catégories de marchands : ceux qui sont acquis aux méthodes, aux usages d’un capitalisme conscient d’être international, et les autres, qui opèrent à un niveau plus modeste, et dans des réseaux subordonnés ou indépendants.
L’Allemand et l’Autre
167La langue maternelle est l’une des sources toujours renouvelées de la différence ; c’est par elle que se survivent les communautés étrangères, que les Allemands de Venise ont conservé le sentiment de leur appartenance à l’Outremont, et que les Allemands de passage ont été isolés dans les foules italiennes. Zanin Morosini voulant, à la fin de la guerre de Chioggia, se faire passer pour un étranger afin de gagner Padoue sans encombre, s’habille à l’allemande et entouré de serviteurs allemands, feint de ne pas savoir l’italien ; il n’en est pas moins reconnu ; l’intonation, les gestes, le comportement ne pouvaient donner le change260.
168Place Saint Marc, Gentile Bellini saisit et isole d’un oeil critique trois marchands allemands, que, dans la foule, tout désigne à son attention261. Et lorsqu’un siècle plus tard, Ulrich Wirschung d’Augsbourg, facteur de Bartholomeo Viatis, est au milieu du carnaval vénitien apostrophé par une belle inconnue : « je ne puis me tromper, dit-elle, tu es Allemand. Je le vois à ton comportement et à la liberté de tes mouvements… »262. Avant même qu’il ne se déclare, l’Allemand est perçu comme tel à Venise ; la langue n’est que l’un des signes de son altérité.
L’art de négocier
169Les auteurs, italiens ou allemands, qui ont réfléchi sur les activités marchandes ont montré que l’apprentissage ne peut se limiter à la langue d’autrui et à la pratique comptable ; il convient aussi de former les futurs marchands à une conduite raisonnée263. La capacité de traduire en action les meilleurs préceptes a été pour Benedetto Cotrugli le fruit de sa propre carrière : Il libro dell’arte di mercatura qu’il rédige à quarante ans sur la base de son expérience est plus qu’un manuel technique, c’est un traité sur la manière de se comporter : son « marchand parfait » est un être « urbain » dont le langage, les gestes, les traits du visage attestent l’amabilité envers son prochain : la courtoisie, c’est un ensemble d’attitudes positives au service des relations humaines. Certes, le conseil n’est pas totalement désintéressé, lorsqu’il s’agit de vendre et d’acheter264 ; mais même s’il s’adresse à de jeunes professionnels de la marchandise soucieux de faire des profits, l’attitude engage toute la personnalité : le marchand, écrit Cotrugli, doit être « universel » avec chacun, savoir converser avec les grands comme avec les petits d’entre nous265. La même vision de la place du marchand dans la société apparaît dans le traité rédigé par Felix Faber sur le gouvernement de sa ville d’Ulm : analysant le rôle des différentes catégories sociales divisées en ordres, le dominicain, lorsqu’il aborde le 5e ordre, celui des marchands, démontre que c’est le seul où cohabitent petits et grands, puisqu’il n’existe que par la puissance des plus riches et le travail des moins fortunés266. Ainsi, médiateur entre les groupes, le marchand « universel » possède une connaissance des usages, une expérience géographique des espaces, la maîtrise d’un langage et de gestes codifiés compréhensibles par tous et en tous lieux. Cette conquête de soi est le fruit d’un long travail commencé dès l’enfance, favorisée par le voyage et l’étude loin des repères familiaux, et s’exprime sur le théâtre du monde par le geste, la voix et l’art de convaincre267.
Les dialogues de l’échange
170Le maître Georg de Nuremberg a su donner à ses étudiants vénitiens, au-delà de la grammaire et du sens des mots, l’envie de participer pleinement à la vie des autres ; s’adressant à de futurs acteurs de l’échange, il a mis en scène des personnages dont le texte explore tous les sentiments qui peuvent animer de futurs intermédiaires : ceux qui détiennent ce que d’autres souhaitent acquérir ou ceux qui se font fort d’obtenir à leurs propres conditions ce que d’autres possèdent. Les uns et les autres se regardent dans le miroir du « parfait marchand », celui qui l’emporte par la vertu du langage autant que par la qualité des marchandises qu’il offre ou qu’il convoite. La fiction proposée par le maître est directement inspirée par la pratique commerciale que les jeunes élèves ont déjà sous leurs yeux près du Fondaco, à S. Bartolomeo. Ce « parfait marchand » n’est ni le « marchand d’anguilles » auquel Cotrugli ne s’intéresse pas, ni le puissant homme d’affaires dont la présence à Venise est une chance et un honneur pour la République : c’est le négociant allemand descendu au Fondaco, qui connaît déjà les usages de la ville, retrouve un partenaire amical et tente d’obtenir au Rialto au meilleur prix un produit connu qu’il envisage déjà de revendre au mieux à son retour.
171Mais les choses ne se passent pas toujours aussi simplement et l’auteur a mis quelque malice à remplacer le père par le fils face au partenaire connu : le jeune homme profite de la situation pour montrer ses capacités. La représentation s’articule en plusieurs séquences, dont les premières décrivent la vente de quelques pièces de futaine et de bocassin268.
172La première qualité dont le jeune vendeur veut faire preuve face à l’étranger est sa courtoisie : il s’informe sur l’état des routes, sur la situation générale en pays d’Allemagne (insécurité, risques d’épidémie), sur la santé du voyageur qui vient de débarquer à Venise. Il se déclare aussitôt prêt à donner, « comme si son père était là », une bonne futaine à la marque de la Couronne, grège ou teinte, la meilleure que l’on trouve sur le marché, 25 pièces sans difficulté, car il en a 200 en magasin. La réponse, ironique, ne se fait pas attendre : « Tu as vraiment l’art de vanter ta marchandise » ; le Vénitien réplique aussitôt : « je le fais en toute honnêteté ! » et l’Allemand répond : « cela, Dieu seul le sait, et la Madone ! » : il ne s’en laissera pas compter. Le préambule est ainsi défini : le vendeur est prêt à « donner », l’acheteur manifeste un doute de principe.
173La discussion se déplace alors sur le prix et le jeune homme se déclare d’emblée intraitable : « Même si tu étais mon père, je ne descendrai pas en dessous de 4 ducats 1/2 la pièce de futaine et de 6 ducats 1/2 pour le bocassin ». L’Allemand, comme prévu, trouve le prix excessif et réplique : « Je crains de ne pouvoir m’accorder avec toi ; je préférerais avoir affaire à ton père ! ». Le Vénitien a bien compris le sens de la réponse et adoucit son propos : son père aurait sans aucun doute la liberté de « donner la marchandise pour rien » ; lui-même, il n’en a pas le pouvoir et désire maintenant entendre la proposition que lui fait son client.
174L’Allemand fait mine d’abandonner la discussion, mais observe que si le prix était convenable, il serait prêt à acheter 100 pièces au lieu de 25, ajoutant que s’il payait plus de 4 ducats, il ne pourrait revendre en Allemagne. Le vendeur s’en tient à son prix et, à l’objection : « Crois-tu vraiment qu’on ne trouverait pas sur le marché à Venise d’autre futaine que la tienne ? », répond que si l’on trouvait la même qualité à 4 ducats, il serait prêt à lui livrer la marchandise gratis. Changement de ton : l’Allemand reconnaît à son jeune interlocuteur la qualité de bon négociateur : (« Tu parli come un uomo di valore ») et se déclare prêt à se fier à lui : « Donne-moi la marchandise comme si elle était pour toi ! ».
175Le premier acte se termine sur ces préliminaires et une pause s’installe : l’Allemand annonce qu’il va manger au Fondaco et reviendra avec son courtier ; le jeune homme s’en accommode, mais propose aussitôt de « faire collation » : boire ensemble ? Le marchand commence par refuser, car ce serait trop tôt : expression ambiguë, dont le sens est que boire ensemble est déjà un engagement. Le Vénitien insiste en plaisantant sur la réputation des Allemands, grands amateurs de vin jusqu’à l’ivresse. Le marchand se laisse tenter, soit pour une bonne « romania » d’âge, soit pour une malvoisie nouvelle, mais comme il ne peut boire à jeun, il accepte une tranche de pain ; on lève le verre, l’invité d’abord, et à la demande : « Que pensez-vous du vin ? » le marchand répond : « Le vin est bon, mais tu es encore meilleur ! ». Le jeune homme croit venu le moment d’insister : « faîtes-moi la courtoisie de rester à dîner ! », mais l’Allemand se ressaisit : « je veux dîner au Fondaco ».
176Au deuxième acte, le fils, en l’absence présumée du père (mais le metteur en scène nous indique à mi-voix que ce dernier est bien rentré de Crémone, fatigué et de mauvaise humeur) continue à jouer son rôle. L’Allemand est revenu avec son courtier, qui examine les trois sortes de futaine et choisit la meilleure : 30 pièces pour 112 ducats ? Le courtier reprend : 100 ducats pour 25 pièces et l’Allemand est prêt à prendre en plus 50 pièces de « valescio » (une toile plus légère que la futaine) et payera en bons ducats tout neufs. Le Vénitien ne lâche pas prise : la pièce coûte à l’achat à Crémone 3 ducats ½ et il faut bien, avec les frais, que la boutique y gagne quelque chose. C’est le courtier qui cherche une solution à l’amiable : il connaît bien la maison et ne veut pas sa ruine ; se tournant vers l’Allemand, il lui explique que le garçon ne sait pas traiter sans batailler ; à son sourire, le marchand feint de s’emporter : « vous vous connaissez trop bien et c’est toujours au client à subir vos arrangements ! ». Le courtier se fait alors plus pressant et exige du vendeur un prix convenable : soit, dit le Vénitien, 4 ducats 1/4 ! Le courtier conseille de satisfaire ce bon client et de renoncer à ce quart de ducat, car « tu es trop rigide en affaires », mais le jeune homme se réfugie derrière l’éventuelle décision de son père ; sollicité en coulisse, ce dernier délègue tout pouvoir à son fils et le ton monte : « Vous voulez payer de la bonne marchandise comme si elle était médiocre ». À son tour, l’Allemand menace : « Je peux te dire que nous aurions fait affaire dans une autre boutique pour une futaine d’aussi belle qualité et encore à 4 ducats » ; la réponse fuse : « Alors pourquoi ne l’avez-vous pas prise ? »- « parce que je pensais que tu me ferais un prix encore meilleur »- « Eh bien, dit le jeune homme, « il vaut mieux ne rien vendre que de vendre à perte ».
177L’escarmouche prend fin et l’on revient à la futaine. D’évidence, le client est intéressé ; il tient à plonger la main dans la balle pour vérifier l’homogénéité de la marchandise, tout en feignant d’abandonner la tractation : « si je m’en vais, je ne reviendrai pas ! ». Le vendeur a compris que la bataille est gagnée et il adopte un autre registre : « vraiment, vous ne voulez pas que je gagne à traiter avec vous plutôt que d’y perdre ? » ; voyant qu’il n’obtient pas l’accord sur son prix, il feint à son tour l’indifférence : à quoi servent tant de paroles ? Qu’il achète ou qu’il s’en aille, je n’en démordrai pas. Pour le courtier, c’est le moment décisif : il faut conclure à 4 ducats ¼. Le Vénitien fait semblant de bouder, comme s’il avait espéré encore mieux, mais le courtier l’invite fermement à en finir, car « personne, en cent ans, ne lui donnerait un sou de plus ». Le jeune vendeur se déclare alors disposé « cette fois-ci » à conclure, comptant mieux gagner à une autre occasion, soit avec le même acquéreur, soit avec les amis d’affaires de ce dernier : il ajoute que son père espère que sa boutique sera recommandée à d’autres marchands étrangers. L’Allemand est prêt à exaucer ce souhait, mais il le fera par pure amitié pour le père, non pour le fils : « Tu m’as fait perdre une journée entière pour un peu de futaine, alors que j’ai l’habitude de traiter pour des milliers de ducats ! Tu es bien avide de gain à ton jeune âge, que sera-ce quand tu seras vieux ! ». La leçon donnée au jeune homme est sévère : il faut savoir cesser le combat à temps et distinguer discussion raisonnable et opiniâtreté.
178C’est le troisième acte, le règlement de l’affaire. Le courtier invite l’acheteur à verser un acompte de 10 ducats ; les 100 ducats de la somme totale sont pesés sur une balance de la maison et seront portés à la banque et mis au compte du vendeur (« te faro schriver nonanta duchati in banco ») ; on envoie chercher 4 à 6 portefaix au Fondaco pour transporter la futaine. Puis on pèse le coton d’emballage et l’Allemand paraît satisfait ; mais il s’attend à recevoir la « zonta », un ajout, et le jeune homme s’ébahit puisqu’il y a déjà trois livres de futaine en plus ; le courtier intervient en précisant que c’est une coutume et que les Allemands n’ont pas l’impression d’avoir conclu une affaire s’il n’y pas ce supplément (« el parerave a un todescho ch’el no avesse fato marchà s’el non havese zonta ») : le Vénitien donne alors 6 ducats supplémentaires et offre à boire pour se quitter entre amis, puis, au dernier moment, revient à la charge à propos du bocassin ; tout en demandant le prix, l’Allemand déclare qu’il n’a plus d’argent. Le Vénitien réplique qu’il est prêt à lui faire crédit jusqu’à sa prochaine visite ; rien n’y fait, car son acheteur tient avant tout à vendre ce qu’il a apporté à Venise et ne veut pas se lier par une pratique qui n’est pas dans ses habitudes (« Non so chomprar in credenza »).
179Georg de Nuremberg a ainsi mené jusqu’à sa conclusion le cas le plus simple de l’échange, celui qui fait passer, contre un prix fixé, une marchandise d’une main à une autre. Il lui tient à cœur d’évoquer par le dialogue germano-vénitien une autre modalité de l’échange, le « barato », qui tente d’égaliser une vente par un achat, fort répandu sur toutes les places. Ici, la discussion porte non seulement sur le prix mais encore sur la manière d’obtenir une équivalence raisonnable, la difficulté tenant au fait que la même marchandise peut être échangée contre bien d’autres produits : toile contre plomb ou contre savon, par exemple. L’auteur choisit de demeurer dans le cadre du textile et oppose du « valescio » à des toiles grossières de Haute-Allemagne. Le client hésite entre plusieurs pièces de « valescio » selon la couleur et la largeur et se décide pour l’une d’entre elles, mise à prix à 6 ducats ; le prix annoncé lui semble excessif et il demande au vendeur de traiter avec lui comme s’ils payaient l’un et l’autre comptant. Ils se rendent ensemble au Fondaco, vont dans la réserve, tirent la table à la lumière et examinent, jusqu’au fond des sacs, les toiles et les « grisi », ces tissus communs, battus et foulés utilisés dans les tenues de travail paysan et ouvrier : 5 ducats pièce ? « Vous savez bien que cela ne les vaut pas ». Le dialogue s’anime : « Dîtes un mot et votre âme sera sauve – Tu plaisantes ! Qu’est-ce que mon âme a à faire avec ces choses ?- Que dîtes-vous ? – je dis ce que je dis – eh bien, je ne te ressemble pas : avant que tu aies conclu, un autre aurait fait cent marchés – bon Dieu, vous êtes bien large sous la ceinture ! ». On en revient au prix : « abaisse d’un quart de ducat la pièce » ; « et vous ? »- « J’en ferai autant »- « Mais tu pourrais laisser 1/2 ducat de ta toile plus facilement que moi un ¼ de mes grisets. Calculons ce que cela donne pour le « valescio » : à 5 moins 1/4 la pièce, 112 ducats 1/4, soit 112. Et vos toiles ? En tout, 58 ducats ; « vous me devrez encore 54 ducats » ; oui, mais je n’en ai plus ici »- « mais vous allez vendre d’autres grisets ! »- « Cela ne suffira pas »- « Faîtes- moi une reconnaissance de dette et vous me paierez à la prochaine foire ». Tout est emballé ; « veux-tu que je te rapporte la prochaine fois quelque chose d’Allemagne ? »- « Oui, un escarcelle allemande ». « Alors, à la grâce de Dieu, salue-moi ton père »- « et toi, ton frère que je n’ai pas revu ; buvons à notre santé et que je retourne sain et sauf dans mon pays ».
180En lisant ces textes inscrits dans le cadre d’un manuel de conversation, on est séduit par l’art d’organiser un dialogue dont le vocabulaire quotidien traduit toutes les nuances de l’échange, par le regard ironique d’un maître allemand installé à Venise sur les tractations qu’il a observées de près. On avait déjà remarqué combien il faisait partager à ses élèves sa vision personnelle du monde ; il est ici au cœur de la comédie commerciale qui se déroule à sa porte : si les attitudes des personnages relèvent tout simplement de la pratique marchande, telle qu’elle est recommandée par les traités de savoir-faire et de savoir-vivre, de Certaldo et d’Alberti jusqu’à Savary269, les feintes et les impatiences sortent parfois du cadre tracé par les bons auteurs et la touche germanique apporte au discours une couleur proprement vénitienne.
181Les dialogues inventés par Georg de Nuremberg ont traversé l’Europe, se sont parés d’autres ramages. Mais où qu’ils aient été lus et commentés, ils apportent à l’histoire du commerce le regard d’un observateur hors pair que des listes de mots et des conjugaisons ne laissaient pas espérer. On trouve dans ces textes le même sang vif que dans les lettres marchandes sorties des coffres et des tiroirs, cette fièvre de l’action dont les comptabilités bien tenues n’assument que les résultats270.
Les modalités de l’échange
182C’est par l’examen des documents de la pratique que l’on peut maintenant tenter d’entrer plus avant dans les modalités de l’échange où le risque assumé et le temps qui court font la fortune ou l’échec des entreprises.
183Remarquons d’abord que l’exemple de « barato » que donne le texte de Georg de Nuremberg ne diffère pas fondamentalement de la première et longue scène de négociation ; à vrai dire, la difficulté des acteurs est d’énoncer un prix compatible, pour les deux parties, avec la présence assurée, en cale ou en magasin, d’une quantité suffisante de marchandise pour imaginer dans quel délai l’usage en sera profitable, soit pour la revente immédiate, soit pour la transformation de la matière première ; mais aussi d’un prix permettant à la partie qui aura le plus à payer de satisfaire à ses obligations, soit comptant, soit à terme271.
184La complexité de l’échange est attestée par l’énoncé de problèmes théoriques d’arithmétique marchande : par exemple, si de deux marchands l’un a des draps à vendre et l’autre, de la cire, quel prix proposerait l’un et l’autre au comptant ou à « barato » en fonction de la valeur inégale des marchandises et, en fonction du choix, quel volume de cire serait équitable pour 50 pièces de drap ? Ou, autre exemple, si l’un des deux a un poids de laine à vendre à un prix fixé, quel serait le poids de soie, à prix également fixé, qui rendrait l’échange équitable ?272
185Les documents de la pratique n’entrent pas dans cette « perspicacité intellectuelle » (l’expression qui traduirait la qualité reconnue aux marchands parfaits par Cotrugli) ; ils énoncent le plus souvent un projet, une tentative, une proposition dont on ignore si elle fut acceptée par les deux parties et si elle fut couronnée de succès273 : même si le mot n’est pas employé, on peut estimer que l’échange est parfaitement négocié, lorsque le même jour, 27 décembre 1460, Francesco Contarini paie par la banque Bernardi l’étain qu’il vient d’acheter à Konrad Imhoff et qu’il destine à Alep le 11 juin, tandis que Konrad Imhoff lui achète 725 livres de clous de girofle et paiera plus tard la différence274. Plus explicite, quoiqu’on ignore le résultat, Filippo Sanudo s’intéresse aux 10 miers de vif-argent dont disposent à Venise les frères Blum de Francfort ; en mettant la soie « talani » à 24 ducats, il propose d’acheter à 15 ducats ce qu’ils ne veulent céder qu’à 17275. Que les Fugger aient échangé du cuivre pour 40 000 ducats contre du poivre pour 25 000 ducats, le reste à payer au retour des galères, on se situe à un niveau considérable du marché ; il est plus étrange que l’on qualifie de « barato » la vente d’un diamant aux mêmes Fugger contre 500 miers de cuivre276.
186Dans une perspective comptable, qui n’est pas celle des contrats, il est intéressant de suivre les opérations conclues avec un client régulier, en l’occurrence un homme d’affaires allemand, qui représente à Venise la firme nurembergeoise des Pirckheimer. Entre 1417 et 1420, la société des frères Polo, Jeronimo et Bernardo Giustinian dal Banco enregistre achats et ventes, séparées ou conjuguées, de Konrad Pirckheimer : à chaque fois, on possède la date de la transaction et la date et les moyens de paiement277. Lorsque l’Allemand achète du gingembre le 14 janvier 1418, il paie trois jours après par la banque Priuli (« mi scrisse ») ; lorsqu’il achète le 16 janvier 1420 de l’encens, qu’il vend aussitôt sur place à un épicier, il s’engage à payer au retour des galères de Beyrouth ; or, dès le 14 mars, il règle son achat par la banque Priuli et, comme il paye dans les meilleurs délais (« per aver adesso la moneta ») la somme de 3 livres 18 sous et 8 deniers, on lui fait cadeau des 8 deniers (« batando grossi 8 »). L’énoncé d’un problème théorique que l’on trouve dans la comptabilité Giustinian atteste effectivement que l’achat comptant d’une balle de drap est plus avantageux que le « barato » : 17 ¾ d. dans le premier cas, 21 ½ dans le second.
187Mais ce bon client conclut aussi des contrats « a barato » : ainsi, le 7 avril 1417, il vend aux Giustinian du safran, seule épice occidentale qu’on envoie à Damas, « a barato de spezie » ; le lendemain, 8 avril, il achète aux mêmes « verzi », clous de girofle, gingembre, cannelle et galanga pour plus de 78 ducats ; il doit la différence, soit un peu plus de 37 ducats, qu’il paie par la banque Soranzo au retour des galères de Beyrouth, le 18 août 1417.
188Une autre opération, plus équilibrée, met plus de temps pour arriver à son terme : par « barato », Pirckheimer a acheté aux Giustinian des « sinibaffi » le 16 mai 1417 pour 10 livres et 14 sous ; il ne leur livre sa part du contrat qu’au mois d’octobre : de l’ambre et 400 pots de terre cuite. Le reliquat du compte, 3 livres 17 sous, est payé par la banque Priuli, au retour des galères de Beyrouth, le 31 juillet 1419.
189La diversité des produits échangés semble un indice de la confiance mutuelle, en fin de compte indifférente à la dénomination du contrat ; en témoignent à la fois, paradoxalement, et la rapidité des règlements et leur délai, quand il ne s’agit que d’un solde sur un compte bancaire.
190Mais que l’on sorte de Venise et prenne en compte la conjoncture : l’urgent besoin de numéraire, la rude pression de la concurrence sur les grandes places du commerce d’Orient rendent le « barato » proprement impossible. Les lettres adressées à Michiel Foscari par ses représentants sont éclairantes278 : à Candie en 1491, Zuan Chioza écrit à son maître qu’il a bien tenté de faire « barato » comme d’habitude avec les marchands de vin, mais ils ont tellement besoin de monnaie que si on en avait apporté suffisamment, on aurait eu leurs tonneaux à bon prix ; or les tôles de fer qu’on comptait écouler ne sont pas de bonne qualité et on ne pourra pas les placer « a barato » ; qui sait quand on les vendra ! Et voici, quelque années plus tard, Daniel Coppo à Pola, puis à Alexandrie279, qui, traitant du rapport habituel pour la société Foscari entre cuivre et poivre, explique à son patron qu’il ne sert à rien de pousser à la hausse le prix du cuivre allemand parce que les Arabes se gouvernent selon les quantités de marchandise offertes et qu’on exporte de Venise beaucoup trop de métal pour espérer en échange un prix convenable pour le poivre. Face à ses concurrents sur place, qui le poussent à prendre sous sa raison sociale le cuivre de plusieurs sociétés vénitiennes, Daniel Coppo, qui se targue de ses bonnes relations avec le Sultan, menace de faire mettre les épices à si haut prix que ceux qui veulent vendre comptant ne pourront faire contrat : faire baisser le prix du cuivre par la quantité offerte serait un acte hostile qui justifierait à ses yeux qu’il empêche ses rivaux d’acheter des épices. En même temps, il s’étonne que Michiel Foscari, sans doute mal informé, veuille vendre son cuivre à 13 ducats le cantare contre du poivre à 80 ducats la sporta, car le poivre ne se vend pas à moins de 90 : quoiqu’il y ait beaucoup d’épices, les Arabes tiennent le cours très haut.
191On voit par ces extraits fiévreux de correspondance commerciale que la négociation échappe au vis-à-vis que décrivait Georg de Nuremberg dans son dialogue sur le « barato » et que la comptabilité, source essentielle pour l’histoire du négoce, n’expose que le résultat tangible et final d’un rapport de force.
192Ces exemples tirés des documents de la pratique doivent être inscrits dans une histoire méditerranéenne de plus ample respiration : celle des modes de paiement entre la fin du XIVe et le début du XVIe siècle que l’offre et la demande de métaux monétaires ont suscités et souvent imposés aux partenaires : à l’échange théorique d’un produit contre un autre, sans reste, le « barato » proposait une figure approchée, sans cesse renouvelée, jamais intégrale ; combien de fois le marchand levantin ou le Sultan, soucieux de frapper sa propre monnaie, préférait-il gros ou ducats vénitiens plutôt que des produits occidentaux ! Inversement, le marchand vénitien, soutenu par l’État, a souvent fait le choix d’expédier à Beyrouth ou à Alexandrie, à côté des draps et des bassines de cuivre, des sacs (« gropi ») de métal frappé et des barres d’argent pour acheter à meilleur compte poivre ou coton. Au lieu de considérer ce parti pris comme le signe d’une balance perpétuellement inégale et de tracer, dans une perspective « occidentaliste », la courbe d’un déficit chronique dans les rapports contractuels sur les marchés du Levant, il faut adopter le point de vue des « Welthandelsbräuche » qui, au début du XVIe siècle, présentaient à leurs lecteurs les métaux précieux comme une marchandise, constamment requise en Orient et jusqu’en Inde et au-delà280.
193Il n’en demeure pas moins que la conjoncture a imposé sa loi entre ces deux parties du monde et qu’il est légitime de confronter, lorsqu’on connaît le chargement des galères vénitiennes partant pour Beyrouth ou Alexandrie, le montant des espèces et celui des marchandises : dans le premier quart du XVe siècle, les quelques exemples connus montrent que les marchandises ne représentent que le tiers ou le quart de la valeur totale281 ; elles représentent une proportion plus élevée, près de la moitié du total à la fin du siècle ; plus intéressante est la différence enregistrée entre les cargaisons destinées, vers 1495, aux deux ports, le trafic à la destination de Beyrouth faisant apparaître que la valeur des marchandises dépasse parfois celle des monnaies embarquées : il n’en va pas de même à Alexandrie, le pouvoir politique exerçant un chantage au paiement comptant vis-à-vis des acquéreurs d’épices282. Autrement dit, l’échange fondé sur des ventes de produits fabriqués et de matières premières, comportait toujours une part de métal, lingots de métal, cuivre ou argent, et ducats vénitiens.
Notes de bas de page
1 Cf. de ce point de vue le jugement sévère de W. Sombart, Der moderne Capitalismus, 3 vol., 4e éd., Munich, 1921, II, p. 129 sur la comptabilité germanique, et la réaction plus nuancée de F. Rörig, Hansische Beiträge zur deutschen Wirtschaftsgeschichte, Lübeck, 1928, p. 193 et 207.
2 Les travaux de W. von Stromer, en particulier Oberdeutsche Hochfinanz 1350-1450, Wiesbaden, 1970 (VSWG, 55-57), . et son article, Das Schriftwesen der Nürnberger Wirtschaft vom 14. bis 16. Jahrhundert, dans Beiträge zur Wirtschaftsgeschichte Nürnbergs, II, Nuremberg, 1967, p. 751-799 ; plus récemment, K. Weissen, Fortschrittsverweigerung ? Die Haltung der deutschen Handelsherren gegenüber der italienischen Banktechnik bis 1475, dans Tradition, Innovation, Invention. Fortschrittsverweigerung und Fortschrittsbewusstsein im Mittelalter, éd. H. J. Schmidt, Berlin-New York, 2005 (Scrinium Friburgense, 18), p. 161-178.
3 La formule est de B. Greiff, Tagebuch des Lucas Rem… p. IX.
4 Par exemple, dans une lettre de Hans Trainer de Ratisbonne, en 1484, qui conseille à son fils Pangraz, alors à Padoue au service d’un Grimani, d’entrer « dans une boutique ou un poste de comptable à Venise », Staatsarchiv München, RR Lit. 596 II/2, cité par F. Bastian, Das Runtingerbuch... I, p. 206.
5 Cf. F. Bastian, Das Runtingerbuch... I, p. 200.
6 B. Penndorf, Geschichte der Buchhaltung… p. 40.
7 F. Melis a noté la mention, dans les papiers Datini, d’une commande de « tavoletta del gesso ch’è buona per fare ragioni » : Aspetti della vita economica medievale (Studi nell’Archivio Datini di Prato), I, Sienne, 1962, p. 347-348.
8 A. Weitnauer, Venezianischer Handel der Fugger... p. 11 : « Musterbuchhaltung » de Matthäus Schwarz.
9 Ibid., p. 184 : « da ich dise buchhalten nit gemacht hab den jhenen die zuvor kainen anfang haben ».
10 « Etlich kaufflëut sein so treg und hinlessig, wellens im kopf tragen, trauen inen selb zuvil, zaichnen ire handlungen in schlechte Recordantzen und auf zetl, kloibens an die went und halten rechnung am fensterbret » ; Matthäus Schwarz, « Musterbuchhaltung »… f. 6a, in A. Weitnauer, o.c., p. 174. Il est parfois trop tard pour faire ses comptes. C’est ce qu’indique le testament d’un épicier, Olivier de Limbourg, installé à Venise à S. Bartolomeo, qui demande à ses commissaires de faire bon droit à son oncle, si jamais ce dernier se manifestait après sa mort : l’oncle Roland et lui, explique-t-il, ont sans cesse échangé des marchandises entre Venise et le Nord, mais sans avoir jamais tenu de livres : « io non avevo saputo tegnir queli conti ne lui ne averia tegnudo » : ASV, Not. T. 482, n° 740 (1472/27/XII).
11 Il s’agit de Albrecht Koppenwalder ; cf. F. Bastian, Das Runtingerbuch… I, p. 205.
12 Quelle étrange confidence que celle de Georgius sansarius Rivoalti qui, dictant son testament le 19 décembre 1466, déclare : « perche io Zorzi non so scriver ne non me o confidado che altri scriva questo mio testamento non ma ser Aluixe Sandei meo commissario… » : ASV, Miscellanea Testamenti 26, n° 2259. S’il n’est pas indispensable dans la profession de courtier, à Venise, de savoir écrire, cette révélation doit ébranler quelque peu notre conception du rôle de l’écrit dans les sociétés anciennes.
13 A. Laube, Studien über den erzgebirgischen Silberbergbau von 1470 bis 1546, Berlin, 1974, p. 70-72.
14 Avant le registre, la collection de fiches de parchemin : cf. le matériel utilisé par un marchand d’étoffes de Ratisbonne, qui vend au détail, publ. par F. Bastian, Das Runtingerbuch... III, p. 174 ; et dans les comptes de M. Runtinger, Ibid., II, p. 13 : « in dem truhlein ist ain zetel und zwo klain zetel daran verschriben ist allez das gelt das mein herr von der pruk wegen eingenommen hat im 1389 jar ».
15 « so ist auch das Buchhalten nit ain buch, sondern er hat mer an im hangen, als Zornal, Schuldbuch, Capus, Cassa, Rechnungen, Recordantzen, Unkostbuechlein, Strazobuechlein », f. 6a, cf. A. Weitnauer, Venezianischer Handel der Fugger... p. 176.
16 « Endlich ist das Buchhalten wie ein gegenschreiber oder kontrolier. Darumb daz man 3 nimbt, das geschicht darumb das selten 3 personen aines sins seindt... damit wirt der herr nit betrogen und bleiben die diener frumb mit unwillen ». Ibid., p. 20.
17 « Ein Kaufmann der ain klainen handel hat und der ime selbst dienen will, der kan im selbst die buecher wol alle halten : zornal, cassa und schuldbuch ». Ibid., p. 177.
18 « Das Buchhalten ist ain gezeugknus aller handlung ». Ibid., p. 176.
19 F. Melis, Storia della ragioneria, Contributo alla conoscenza e interpretazione delle fonti più significative della storia economica, Bologne, 1950, p. 405.
20 Ibid., p. 415.
21 T. Zerbi, Le origini della partita doppia, Milan, 1952, p. 132.
22 Ibid., p. 218-220.
23 T. Zerbi, Il mastro a partita doppia di una azienda mercantile del Trecento, Côme, 1936.
24 A. Weitnauer, Venezianischer Handel der Fugger…, p. 187 :
Journal
a c. 1 adi primo Jenner. Vns soll cassa duc. 3 M° C°. Die sollen wir herrn Jacoben Fugger. Umb sovil seind uns durch Innsbrugk von Augspurg her worden mit Hans Negelin potten, in drey flecken ; in jedem 1 M° ducaten, damit zuhandeln, thut duc. 3000 g.- p.-
Schuldbuch
a c. 18 Cassa soll uns
1516 adi primo Zenner. Per herr Jacob Fugger von Augspurg bar entpfangen, thut zornal a c. 1, dies a c. 18 duc. 3000 g.- p.-
herrn Jacob Fugger sollen wir
1516 adi 1° zenner. Per cassa von Augspurg empfangen laut des zornals a c. 1 und dies a c. 18 duc. 3000 g.-p.-
25 Ibid., p. 266.
26 Schwarz explique que « herr Jacob Fugger » signifie le siège central : « ich hab herrn Jacob Fugger für mich genomen als das haubt und als ob er mich gen Venedig, alda von seinetwegen zu traphigieren, gelegt hette, und darumb rechnung zu geben. Derhalben wa herr Jacob Fugger steet im Schuldbuch, da bedeudt es Augspurg. Dann andere leger, als Rom, Antorff, Lion, die habend sondere Konto ». Ibid., p. 185.
27 Ibid., p. 271.
28 Cf. J. Strieder, Die Inventur der Firma Fugger aus dem Jahre 1527, Tübingen, 1905 (Zeitschrift für die gesamte Staatswissenschaft, Supplement 17).
29 « Die güter per debitor gehalten wie der brauch an etlichen orten in Italia ». Ibid., p. 184.
30 F. Besta, La Ragioneria... III, p. 342 et suiv.
31 ASF (Archivio di Stato di Firenze), Strozziane, serie II, 7, carta 1 : « in esso (libro) scrivero chi dovrà dare a mi proprio e cosi avere, cominciando da carte 2 a carte 15, e scriverollo alla viniziana, cioè nell’una carta dare e a rimpetto lavere », cité par F. Melis, Storia della Ragioneria… p. 427.
32 Elle se constate aussi à Gênes depuis les années 1340 : cf. T. Zerbi, Le origini della partita doppia, Milan, 1952, p. 185-204. Elle est appliquée dans toutes les filiales de Francesco Datini vers 1390 ; cf. R. de Roover, Aux origines… p. 275.
33 Cité par F. Melis, Ibid., p. 537.
34 Il ne subsiste pas de registre de comptabilité vénitien avant la fin du XIVe siècle ; le plus ancien paraît être celui de Zaccaria de Talenti (1380). Puis viennent les célèbres registres de la fraterna Soranzo, sous la forme de copies à fins judiciaires (1406) et la série des registres Barbarigo (à partir de 1430).
35 F. Melis, op. cit., p. 433-435. Encore en 1551 dans le manuscrit d’Elbing de la Musterbuchhaltung de M. Schwarz, un compte d’actif est exceptionnellement mis sur la page du passif pour utiliser un espace vide (A. Weitnauer, Venezianischer Handel… p. 223).
36 Cf. note 3, p. 409.
37 E. Bertanza et G. Della Santa, Documenti per la storia della cultura a Venezia, I, Maestri, scuole e scuolari in Venezia fino al 1500, Venise, 1907.
38 B. Cecchetti, Libri, scuole, maestri, sussidii allo studio in Venezia nei secoli XIV e XV, dans Archivio Veneto, XXXII, 1886, p. 329-363 ; en part., p. 350-351 : ASV, Signori di Notte al Criminal 8, f. 94, et 9, f. 67.
39 A. Segarizzi, Cenni sulle scuole pubbliche a Venezia nel secolo XV e sul primo maestro d’esse, dans Atti del Reale Istituto Veneto di Scienze Lettere ed Arti, 75, 1915/1916, p. 637-667. Enseignement public également à Lucques : cf. P. Barsanti, Il pubblico insegnamento in Lucca dal secolo XIV alla fine del secolo XVIII, Lucques, 1905. À Florence, le maître de mathématiques Giovanni di Bartolo était appointé par la Commune (1424- 1427) : cf. G. A. Brucker, Florence and its University, 1348-1434, dans Action and Conviction in Early Modern Europe, éd. T. K. Rabb et J. E. Seigel, Princeton, 1969, p. 231.
40 Création décidée en 1443, effective à partir de juin 1446 : A. Segarizzi, l.c., p. 640. Il s’agit d’un privilège exclusif, comme le prouve le refus formel opposé par le Sénat en 1463 à l’ouverture d’une école à Murano, destinée aux enfants de l’île (E. Bertanza et G. Della Santa, Documenti per la storia della culturain Venezia, I, Maestri, scuole e scolari in Venezia fino al 1500, Venise, 1907, 1463/31/1).
41 B. Nardi, Letteratura e cultura veneziana del Quattrocento, Florence, 1956 (Storia della civiltà veneziana, 3), p. 10-145, p. 111 et suiv.
42 ASV, Canc. Inf. 242, Jacopo Ziera, reg., f. 3 : publié par B. Nardi, l.c., p. 130-135.
43 M. Sanudo, Cronachetta, Venise, 1880, p. 50 et suiv. : « À preso S. Juanne Evangelista dove è un campaniel... quivi si leze philosophia e theologia da matina e da poi disnar e è pagato da S. Marco. Al presente è l’eccellentissimo filosofo, nostro patritio Antonio Corner. Leze loica, filosofia e theologia. E volendosi dottorar sono un colegio de medici, che si reducono a S. Luca. Ancor a S. Marco apreso il campaniel sono due pagati per S. Marco in humanità, doctissimi, che lezeno publice : Georgio Valla placentino, ottimo grammatico et greco, Marco Antonio Sabellico, che fece le Deche de Venizia ; oltra de questi, n’è uno altro stipendiato da’ nostri per lezer ali nodari di la Cancelleria... etiam in diverse contrade ne sono precettori, senza coloro li hanno a casa ».
44 A. Segarizzi, l.c., p. 646.
45 ASV, Senato Terra 3, f. 163 (150 ducats d’or par an).
46 ASV, Consiglio dei Dieci, Misti 13, f. 5’ (1445/17/VI).
47 B. Nardi, Letteratura e cultura... p. 118.
48 Fratris Luce de Borgosancti Sepulcri, Summa de Arithmetica, Geometria, proportioni e proportionalità, Venise, 1491, p. 67 : « ali nostri relevati discipuli ser Bartolomeo e Francesco e Paulo fratelli de Rompiasi da la Zudeca, degni mercanti in Vinegia, figlioli de ser Antonio, sotto la cui ombra paterna e fraterna in lor propria casa me relevai. E a simili scientia la disciplina de ser Domeneco Bragadino, li in Vinegia de la excelsa signoria lectore de ogni scientia publico deputato ; qual fo immediate successore al perspicacissimo e Reverendo doctore e di San Marco canonico maestro Paulo da la Pergola, suo preceptore. E ora a lui al presente al Magnifico et eximio doctore miser Antonio Cornaro, nostro condiscipulo sotto la disciplina del ditto Bragadino ».
49 Par exemple, ASV, Canc. Inf. 5, Giovanni de Argoiosi, 1367/7/VIII : Nicoletus ab abacho, scribanus ad Tabulam Lombardorum. De même à Lucques, où les maîtres d’abaque sont aussi « ragionieri » de la Commune : P. Barsanti, Il pubblico insegnamento… p. 56.
50 Le terme d’arithmétique n’apparaît dans les documents de la pratique qu’après le milieu du XVe siècle : en 1454, Francesco de Cancellariis va enseigner à Brescia arismethricam (ASV, Consiglio dei Dieci, Misti 15, f. 10’) et en 1468, un Bartolomeo est dit magister abachi sive artis metrice disciplinae (ASV, Not. T. 86, f. 157, 1468/14/IV).
51 La famille della Pergola est représentée au XVe siècle par le médecin Stefano, résidant en 1412 à S. Giovanni Elemosinario, ses fils Lucchino et Piero, tous deux maîtres d’école, et Paolo, curé de sa paroisse ; un parent, Odorico, était vers 1420 maître d’école à S. Maria Formosa. Des prénoms rares et érudits confirment l’impression d’un milieu cohérent : ainsi les filles de Lucchino della Pergola s’appellent Camille et Penthésilée ; le maître Benozzo de Piran épouse une femme prénommée Dialetica ; le notaire Domenico de Filosofi est le fils du maître Dalmasio de Abano.
52 Par exemple, ce médecin d’Udine, Nicolaus, qui habitavat Viennam (ASV, Cancelleria Inferiore 168, Leo de Rovolon, 1394).
53 Les maîtres d’école étrangers installés à Venise et signalés entre 1385 et 1450 : hors d’un Lisbonnais, d’un Salernitain, d’un Bolognais et d’un Romain, ils sont tous originaires d’une zone s’étendant au Nord du Pô : Pavie, Parme, Brescia, Vicence (2), Belluno, Feltre, Trente, Trévise (2), la Carnie, Cittadella, Pordenone, Porcileo, Udine, le Frioul, Spilimbergo (2), Venzone (3), Justinopoli, la Bavière, Ulm, la Saxe (2).
54 Ainsi, Jacopo, fils de Bonacorso de Solicho, notaire à Trévise, est maître d’école à S. Stae en 1377, S. Maria Mater Domini en 1392, S. Simeon Propheta en 1395, S. Stae en 1403, S. Geremia en 1412 et S. Fosca en 1417. Cependant, on constate dans le cas des Frioulans un regroupement topographique, qui traduit sans doute des relations de parenté : Johannes de Udine est à S. Maria Nova en 1413, à S. Cassian en 1428 ; Armanus de Venzone est à S. Maria Formosa en 1407 et jusqu’en 1414 ; son fils Troilo épouse une femme qui réside à S. Cassian ; Nicolaus de Venzone que l’on trouve à S. Maria Formosa en 1439 réside ensuite à S. Cassian.
55 Outre le Donat, les grammairiens utilisent la Summa Grammatice et font travailler leurs élèves sur des textes classiques ; la philosophie morale y trouve son compte, ainsi que la Logique d’Aristote, les textes d’Avicenne et la Summa Notarie. Certains manuels sont composés par les maîtres, ainsi Paxinus de Falconibus de Brescia, qui lègue en 1396 unum meum librum vocabulorum, ou Matheus de Salerne, qui lègue en 1411 à l’intention des enfants de son commissaire unum doctrinale glossatum et unam philosophiam parvam.
56 Cf. E. Bertanza et G. Della Santa, Documenti per la storia della culturain Venezia, I, Maestri, scuole e scolari in Venezia fino al 1500, Venise, 1907. 1347/15/VII.
57 B. Cecchetti, Una libreria circolante in Venezia nel secolo XV, dans Archivio Veneto, 32, 1886, p. 161-168. La liste est conservée dans les papiers da Molin, ASV, Procuratori di San Marco Misti 144, n. 7. Notons que le verrier Angelo Barrovier, élève de Paolo della Pergola, empruntait en 1454 la tabula super libro moralium beati Gregorii.
58 Célèbre dès 1434, docteur ès arts élève de Paolo Veneto, Paolo della Pergola fut élu curé de S. Giovanni Elemosinario en 1448 et mourut en 1455. La note du frère Giovanni Antonio a été publiée en appendice par A. Segarizzi, Cenni sulle scuole pubbliche... p. 666-667. Nous en extrayons ce fragment : fuit autem Paulus hic primus et auctor et inventor colorum tam insignium ac varie commixtorum quibus hodie quoque vitrarii artifices Muriani utuntur (l’auteur attribue donc à son maître une influence décisive dans l’évolution de la technique du verre coloré à Murano). Il ajoute : Paulus vero ipse ultra scientiam, que etiam perspicacia eius ingenii, ut verus philosophus, mixtione metallorumque transmutatione pollebat... Un véritable docteur Faust…
59 Même virtuosité chez le maître florentin Giovanni di Bartolo, mort en 1440, qui enseignait arithmétique, géométrie, astronomie et musique (toutes matières de la mathématique), ainsi que la perspective et l’art de la construction ; cf. R.A. Goldthwaite, Schools and Teachers of Commercial Arithmetics in Renaissance Florence, dans The Journal of European Economic History, I, 1972, p. 429.
60 Aux termes du contrat, et pour 8 ducats, le maître Johannes Paulus doit enseigner à Johannes presbiter ecclesiae S. Vitalis « li octi parte de la gramatica e y compertin e relatin e y superlatin e y partitimi e distributivi e y reditivi... » (1405/16/VII) : E. Bertanza et G. Della Santa, Documenti… p. 253.
61 Ainsi, Agostino Contarini embauche le maître Daniel de Justinopoli de Pozzo pour apprendre à l’un de ses fils à lire et à écrire, et pour apprendre à l’autre à lire Donat et Caton, le tout pour 20 ducats d’or (1407/27/VI) ; cf. E. Bertanza et G. Della Santa, Documenti... p. 240.
62 ASV, Not. Testamenti 568, Bartolomeo fu Benvenuto, 1397/14/IX : Zane da Cexena (S. Trinità) laisse à ses quatre fils naturels la commission de vendre tous ses biens (« tute le merchadantie de la stacion de la spiciaria e tute quele de la staçon del savon e deneri e credenze de le dite stazon ») et de se les partager également, l’aîné administrant la part du plus jeune – encore mineur – « e mandarlo a schuola a oldir gramadega » : qu’il aille à Padoue et devienne médecin : « chelo leza in medesina o fixico o zironicho in qual plu i plaxerà ».
63 ASV, Not. Testamenti 793, Polo Francesco, 1420/3/X : ce médecin, originaire de Rimini, demande que tous ses biens soient vendus ad negociandum, investis dans des entreprises commerciales, et poursuit : si fuerit sufficiens reditus ille ad faciendum discere filios meos, volio quod mictantur ad scolas donec sciant bene loqui literaliter et scribere, deinde mictantur ad abacum et discant facere mercantias, et si possibile foret quod ipsi discerent auctores et loycam et philosophiam, esset mihi carum, sed non fiant medici nec juriste, sed solum mercatores. Ce document, qui sort du commun, a été cité par G. Manacorda, Storia della scuola in Italia, Palerme, 1913, I, p. 149. Il n’est pas sûr que les revenus de la fortune d’un médecin suffisent à payer les études de ses enfants ; c’est peut-être la motivation profonde qui conduit ce médecin à tenter d’offrir à ses enfants des chances de réussite, au temps de l’expansion vénitienne. Faut-il voir dans le souci d’ajouter à l’abaque la connaissance des auteurs une préoccupation humaniste ? À mon sens, Simon de Valentini, en évoquant la logique, choisit dans la philosophie ce qu’elle a de plus proche d’une réflexion mathématique : il annonce l’ambitieux programme de Paolo della Pergola.
64 Dans le chapitre qu’il consacre à l’éducation des jeunes marchands, Konrad von Megenberg insiste particulièrement sur la formation orale et visuelle : écouter parler les marchands, savoir reconnaître les épices et déterminer leur provenance. Quant au jeune homme pauvre qui veut devenir marchand, il faut qu’il se lève de bonne heure ; il peut devenir riche à Venise, s’il est honnête et courageux... K. von Megenberg, Ökonomik, éd. S. Krüger, MGH, Staatsschriften des späteren Mittelalters III, 5, I, Stuttgart, 1973, p. 92 : de regimine juvenum mercatorum ; p. 104 : de pauperibus juvenibus mercatoribus. Même perspective vénitienne dans le portrait du marchand tracé par un autre écrivain de langue allemande, Konrad von Ammenhausen : cf. Das Schachzabelbuch Kunrats von Ammenhausen, éd. J. Baechtold, F. Vetter, Frauenfeld, 1892 (Bibliotek älterer Schriftwerker der deutschen Schweiz).
65 G. Arrighi, Un « programma » di didattica di matematica nella prima metà del Quattrocento, Atti e Memorie dell’Accademia Petrarca di Lettere, Arti e Scienze di Arezzo, n.s., XXXVIII, 1965-1967, p. 112-128, et le contrat entre un maître d’abaque florentin et son assistant (1519), publié par R.A. Goldthwaite, o.c., p. 421-425.
66 Andrea Barbarigo note dans son registre de comptes une dépense pour exercices de mémorisation sous la direction du maître Piero della Memoria (1431/3/I) ; cf. F.C. Lane, Andrea Barbarigo, merchant of Venice, 1418-1449, Baltimore, 1944, p. 20.
67 Ce traité publié à Trévise en 1478 porte le titre explicite : Incommincia una practica molto bona et utile a ciaschaduno chi vuole uxare l’arte dela merchadantia chiamata vulgarmente larte de labbacho ; cf. A. Fanfani, La préparation intellectuelle et professionnelle à l’activité économique en Italie du XVe au XVIe siècle, dans Le Moyen Âge, LVII, 1951, p. 338.
68 ASV, Quaderno Barbarigo, 1457-1482, f. 2 et 9 (1457/29/XI et 1458/22/III) ; cf. F. Besta, La Ragioneria, Venise, 1880, 2e éd. Milan, 1932, p. 345.
69 Deux ans d’études à Florence pour des enfants de 10 à 12 ans ; cf. A. Sapori, La cultura del mercante medievale italiano, dans Studi di storia economica (secoli XIII-XIV-XV), 1, Florence, 1955, p. 67. À Florence comme à Venise, on retrouve les signes d’un enseignement avancé, ou d’un niveau supérieur de mathématiques ; cf. R. A. Goldthwaite, Schools and Teachers… p. 426.
70 Das Tagebuch des Lucas Rem, éd. B. Greiff, p. 6.
71 F. Steinegger, Tagebuch des Hans Pach aus Imst 1502-1509, dans Tiroler Heimatblätter, 32, 1957, p. 9-13.
72 Matthaüs Schwarz, « Musterbuchhaltung »... f. XI a, in A. Weitnauer, Venezianischer Handel der Fugger... p. 183-184.
73 E. Bertanza et G. Della Santa, Documenti... p. 203-318, passim : 1392, 1396/17/IV, 1398/3/VI, 1403/9/I, 1405/23/V, 1407/11/III, 1433/18/I.
74 Par exemple, Federicus de Bavaria rector scolarum S. Juliani (ASV, Canc. Inf. 39, Andrea Cristiani, 1393/5/VIII, 1395/11/V, 1401/19/IV).
75 ASV, Canc. Inf. 190, Enrico Salomon, 1433/18/I (E. Bertanza et G. Della Santa, Documenti... p. 318).
76 ASV, Not. Testamenti 554, Piero Grifon, prot., f. 54’ (1421/6/VII).
77 ASV, Not. Testamenti 746, Marco de Naresi, 1424/5/X.
78 ASV, Consiglio dei Dieci, Misti 15, f. 10’ (1454/7/VIII).
79 F. Besta, La Ragioneria... III, 2° éd. Milan, 1932, p. 376.
80 ASV, Collegio, Notatorio 19, f. 86’ (1470/XI/II), 93 (1471/17/IV), 93’ (1471/8/V), 129’ (1472/7/VIII), 165 (1473/1/IX).
81 La Summa de Arithmetica, Geometria, Proportioni e Proportionalità, 4° ouvrage de Luca Pacioli et son premier livre imprimé paru à Venise en 1494, comprend dans sa 9e section le Tractatus particularis de computis et scripturis (f. 197 v.-210 r.) ; la 2e édition de la Summa... (Venise, 1523) est la dernière jusqu’à nos jours. Cependant le Tractatus... a été traduit et commenté en 9 langues différentes ; l’unique traduction française intégrale du texte est parue dans R. Haulotte, E. Stevelinck, Luca Pacioli, Sa vie, son œuvre, Vesoul, 1975.
82 Luca Pacioli a séjourné au moins trois fois à Venise. Quittant pour la première fois Borgo S. Sepolcro à l’âge de 20 ans, il s’installe en 1465 chez le marchand Antonio Rompiasi, à la Giudecca. Il enseigne l’abaque aux trois fils de Rompiasi, voyage, semble-t-il, pour le compte de leur père, et, après 6 ans de séjour, dédie à ses anciens élèves son premier ouvrage (perdu) de mathématiques, De veris quantitatibus. Son second voyage vénitien est lié à la publication de la Summa, en 1493-94. Un troisième voyage date de 1508, au moment où Pacioli prépare une traduction d’Euclide et la Divina proportione (publié en 1509) ; le 11 août 1508, il tient dans l’église S. Bartolomeo, devant 500 personnes, une conférence sur le 5e livre d’Euclide. Du 9 novembre 1508 date son testament vénitien : ASV, Not. T. 786, n° 201. Sa trace se perd après 1514 et on ignore s’il connut la seconde édition de la Summa en 1523 ; une brève synthèse in Ph. Braunstein, La Summa de Luca Pacioli, dans Histoire du monde au XVe siècle, I, Territoires et écritures du monde, éd. P. Boucheron, Paris, 2012, p. 541-551.
83 Sur Isidoro Bagnuoli, cf. Fl. Corner, Ecclesiae venetae antiquis monumentis nunc etiam primum editis illustratae ac in decades distribuitae, Venise, 1749, II, p. 172 et ASV, Collegio, Notatorio 24, f. 24’ (où il est qualifié de literatus vir). Sur Marco Sanudo, cf. A. Cicogna, Delle iscrizione veneziane II, 1827, p. 110-111.
84 F. Besta, La Ragioneria... III, p. 360- 380.
85 Antonio Tagliente publia en 1525 deux traités, consacrés l’un, à la comptabilité des petites entreprises qui n’utilisent qu’un registre, et l’autre, à la comptabilité à partie double, ouvrage qui ne fait que résumer, et imparfaitement, le traité de Luca Pacioli. La distinction de deux niveaux de comptabilité confirme l’idée que les contemporains étaient parfaitement conscients que la partie double ne s’adressait qu’à un marchand « philosophe ». Cf. V. Lazzarini, Un maestro di scrittura nella Cancelleria veneziana, Giovanni Antonio Tagliente, dans Archivio Veneto, VII, 1930, p. 118-125.
86 Ce traité se trouve, inédit, au Musée Correr à Venise : MCC, Mss. Cicogna MMMCXXXVIII.
87 Cf. F. Melis, Storia della Ragioneria… p. 648.
88 Comme l’a bien montré R.A. Goldthwaite, o.c., p. 429-433, des traités de mathématiques de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, tout en s’adressant à un public formé essentiellement à la pratique du chiffre par le négoce, comportent des développements purement théoriques et annoncent le renouveau des sciences exactes. Piero della Francesca, qui fut le premier maître de Luca Pacioli, et dont le traité d’abaque a été publié à Pise en 1970, déclare qu’il écrit pour des marchands. Mais par-delà la pratique des affaires, il n’est pas douteux que Florentins et Vénitiens ont éprouvé de vives satisfactions intellectuelles à résoudre des problèmes. Comme l’écrit Giovanni Ruccellai dans Il Zibaldone Quaresimale, éd. A. Perosa, Londres, 1960, p. 14 : « l’abaque rend l’esprit agile pour examiner les choses subtiles ». D’où l’expression « calcoli di divertimento » : cf. Zibaldone da Canal, p. XXXI, et U. Tucci, Manuali di mercatura e pratica degli affari nel Medioevo, dans Fatti e idee di storia economica nei secoli XII-XX, Studi dedicati a Franco Borlandi, Bologne, 1976, p. 215-231, p. 221. Il s’agit là de faits intellectuels rarement pris en compte par l’abondante littérature sur la culture du marchand médiéval, appréciée de façon trop exclusive à travers les manuels de pratique commerciale.
89 Remarquons que Benedetto Cotrugli, auteur d’un célèbre traité de morale et d’économie marchande, Della mercatura e del mercante perfetto, Brescia, 1602, avait rédigé son manuscrit vers 1460, et que Luca Pacioli a pu en prendre connaissance, à Venise ou à Zara. Dès le premier chapitre du traité, Luca Pacioli témoigne de l’estime qu’il porte à l’homme d’affaires : « E piu gia nele gran republiche non si poteva dire che la fede del bon mercatante e a quella si fermava lor giuramento dicendo “À la fe de real mercatante”... », Summa de Aritmetica…, IX, XI, I, f. 198 b. Cf. Ph. Braunstein et F. Franceschi, « Saperssi governar ». Pratica mercantile e arte di vivere, dans Il Rinascimento italiano e l’Europa, IV, Commercio e cultura mercantile, Trévise, 2007, p. 655-677.
90 Né à Erfurt, étudiant à Cracovie, Schreiber vécut à Vienne et à Nuremberg. Cf. B. Penndorf, Geschichte der Buchhaltung... III, p. 107 et A. Dupont, Les auteurs comptables du 15e siècle dans l’Empire germanique et les Pays-Bas, Paris, 1930, p. 3-11.
91 S. Günther, Geschichte des mathematischen Unterrichts im deutschen Mittelalter bis zum Jahre 1525, Berlin, 1887, p. 156.
92 K. Vogel, Der Donauraum, die Wiege mathematischer Studien in Deutschland, dans Neue Münchener Beiträge zur Geschichte der Medizin und Naturwissenschaft, III, Munich, 1973.
93 K. Vogel, Die Practica des Algorismus Ratisbonensis, Munich, 1954 (Schriftenreihe zur bayerischen Landesgeschichte, 50) : problèmes n° 20 et 21 (100 l. de Veneciis Nurnberge ponderant 60 l. Queritur…), n° 344 (item 100 ducati valent 125 fl. renenses 3/4…), n° 87 (item ich wil wissen, wievil 280 ztr. von Venedig wegen zw Regensburg…), n° 91 et 94 (item einer kauft zw Venedig 2781 l. neglein…, item ich han kauft zw Venedig 345 l. Yngwer…), n° 264 (item wiss, daz man zw Venedig karat gewicht hat…).
94 Par exemple, le problème de « la bourse trouvée », ou « donner et recevoir » ; K. Vogel, Die Practica... p. 217, 218 et 230. Ou le témoignage de Regiomontan, consultant à Venise un manuscrit grec de l’Arithmétique de Diophante ; cf. J. G. Doppelmayr, Historische Nachricht von den Nürnbergischen Mathematicis und Künstlern, Nuremberg, 1730, p. 5.
95 Manuscrit inédit (Staatsbibliothek München, Cgm 740), signalé par K. Vogel, Die Practica…, p. 204 : « Hie nach volgen die Venedigsche Rechnung, zum ersten die gulden Rechnung, vnd die brauchen die Kaufleut zumal gern ». Das Bamberger Rechenbuch 1483, reprod. et postface de J. J. Burckhardt, Munich, 1966 ; cf. F. Unger, Die Methodik der praktischen Arithmetik in historischer Entwickelung vom Ausgange des Mittelalters bis auf die Gegenwart, Leipzig, 1888, p. 86 : la règle d’or est dite « regula de tre nach welischer zungen » et clavis mercatorum.
96 Cf. les très classiques recommandations de Konrad von Megenberg pour l’éducation des fils de marchands dans son traité Yconomica, éd. S. Krüger, M.G.H., Staatsschriften des späteren Mittelalters, III, 5/I, II, 15, Stuttgart, 1973, p. 92 et suiv.
97 « La porte des proportions » qu’il faut emprunter pour résoudre la plupart des problèmes difficiles qui, au moins depuis les Babyloniens, se posent au marchand. Les propositiones ad acuendos juvenes font partie du legs gréco-arabe repris dans nombre de manuscrits médiévaux, par exemple le manuscrit munichois inédit Clm 8951, auquel K. Vogel, o.c., p. 206, emprunte l’anecdote du marchand habens unum filium volens eum examinare utrum sit certus computando in mercemoniis.
98 Ainsi le maître Johannes d’Augsbourg, qui fut engagé par la ville d’Ancône en 1499 : cf. von Reumont, Ein deutscher Astronom in Ancona, Anzeiger für Kunde der deutschen Vorzeit, 1880, p. 103 et suiv.
99 Cf. S. Günther, o.c., p. 291 : G. von Kress, Das Schenkbuch einer Nürnberger Patrizierfrau von 1416 bis 1438, dans Anzeiger für Kunde der deutschen Vorzeit, 23, 1876, p. 73.
100 Cf. S. Günther, o.c., p. 297. Christoph Scheuerl déclare (Scheuerlbuch, f. 146) : « Sobald er das Gehalt eines Stück Silbers höret, wusst er die Kaufsumma im Sinn zu rechnen, desgleichen rechnet er auf einmal und mit wenig ziffern, wie viele feyn drey oder vier Stück Silber hielten, obwohl der Gehalt unterschiedlich was » : c’est-à-dire puissance du calcul mental, qui « en peu de chiffres », permet de trouver la teneur en fin d’un lingot obtenu par la fusion de plusieurs morceaux d’argent de teneur variable. La référence aux écoles nurembergeoises est un argument de vente pour le manuel, paru à Leipzig en 1495, et intitulé Algorithmus linealis... cum exemplis idoneis recte sicut Nurembergensium arithmeticorum docetur ; cité par S. Günther, Geschichte des mathematischen Unterrichts, p. 301.
101 S. Günther, o.c., p. 242.
102 Citons ici les noms bien connus, ceux de Koberger, des Sensenschmid et Alantsee, et d’abord, celui d’Erhart Ratdolt d’Augsbourg, qui, en 1482, dédie son édition vénitienne d’Euclide au doge Mocenigo ; S. Günther, o.c., p. 278. Heinrich Petzensteiner, facteur de l’imprimeur Sensenschmid, publie en 1483 le premier manuel allemand d’arithmétique élémentaire. Les Alantsee, famille d’Augsbourg fixée à Vienne, éditent au début du XVIe siècle les oeuvres de Johannes Werner de Nuremberg, comme le Traité des coniques (1526), et rééditent des classiques, ainsi dans le même volume, l’Algorisme de Peurbach et l’Algorismus de minutiis physicis de Johannes de Gmünden.
103 K. Vogel, Die Practica... p. 231.
104 Cf. F. Machilek, Klosterhumanismus in Nürnberg um 1500, dans MVGStNbg, 64, 1977, p. 10-44.
105 Th. G. Werner, Nürnbergs Erzeugung und Ausfuhr wissenschaftlicher Geräte im Zeitalter der Entdeckungen, dans Ibid., 53, 1965, p. 69-149. La lettre de Regiomontan à K. Keltis (1471) a été publiée par J.F. Roth, Geschichte des Nürnbergischen Handels, Leipzig, 1800-1802, t. IV, p. 158 ; le savant déclarait en particulier qu’il appréciait la ville propter commoditatem instrumentorum maxime astronomicorum, propter universalem conversationem facilius habendam cum studiosis viris, quod locus ille perinde quasi centrum Europae propter excursum mercatorum habeatur…
106 S. Günther, o.c., p. 328 et suiv. ; G. Sarton, Introduction to the History of Science, III, Baltimore, 1947, p. 1112, 1318, 1576.
107 Habeo Dureri germanica omnia etsi mihi non sint usui... Günther, o.c., p. 357.
108 J. G. Doppelmayr, Historische Nachricht von den Nürnbergischen Mathematicis und Künstlern, Nuremberg, 1730 ; l’auteur cite l’opinion de Pierre de la Ramée, justifiant le recrutement public de professeurs de mathématiques chargés d’instruire non seulement les doctes, mais aussi les artisans (artifices) qui ignorent le latin et le grec et dont certains ont passé pour des maîtres aux yeux de la postérité : Scholarum mathematicarum libri unus et triginta, Bâle, 1569, p. 65.
109 K. Vogel, Adam Riese, der deutsche Rechenmeister, dans Deutsches Museum, Abhandlungen und Berichte, 27, 1959, III, p. 1-37 ; W. Schellhas, Der Rechenmeister Adam Ries (1492-1559) und der Bergbau, dans NTM – Schriftenreihe zur Geschichte der Naturwissenschaft, Technik und Medizin, 12, 1975, p. 14-37. Des quatre ouvrages d’Adam Riese, le plus fameux est le second paru, Rechnung auff der linihen und federn in zal, mass und gewicht (1522).
110 W. Schelhass, Der Rechenmeister… p. 17 ; K. Vogel, Die Practica... p. 6.
111 Grammateus résout d’abord les problèmes par l’arithmétique, puis donne la solution par l’algèbre (« Regeln Cosse »). Le titre complet de son ouvrage principal est en fait sa table des matières : « Ein new künstlich behend und gewiss Rechenbuchlin uff alle Kauffmanschafft. Nach gemeinen Regel detri. Welschen praktic. Regln falsi. Etliche Regeln Cosse. Proportion des Gesangs in Diatonio. Aufszutheylen monochordum. Orgelpfeiffen und andere Instrument. durch Erfindung Pythagore. Buchhalten das Journal, Kaps und Schuldbuch. Visirruten zu machen, durch den Quadrat und Triangel. sampt andern lustigen Stücken der Geometrei » (Vienne, 1518). Le contenu du livre, composite, se réfère expressément à l’expérience et à la pratique marchande ; la géométrie est à la fois une méthode de construction et une suite de recettes pour le plaisir ; l’harmonie voisine avec la comptabilité, dont c’est le premier exposé théorique en langue allemande. Le grand algébriste allemand du XVIe siècle Christoph Rudolf rend en ces termes hommage à son maître : « Ich hab von meister Heinrich / so Grammateus genannt / der Cosz anfengklichen Bericht empfangen. Sag im darumb danck. » : P. Treutlein, Die deutsche Coss, dans Abhandlungen zur Geschichte der Mathematischen Wissenschaft, 2, 1879, p. 15.
112 Le travail de frère Friedrich au monastère de S. Emmeran est exemplaire : nourri de la tradition antique grâce aux manuscrits de sa bibliothèque, il est parfaitement au courant de la littérature scientifique européenne, en particulier italienne ; il connaît les usages du commerce italien. En outre, probablement élève de grands maîtres universitaires, il accroît le corpus des problèmes hérités de ceux qu’il propose lui-même. Cf. K. Vogel, Die Practica… p. 8. À noter que la part des manuscrits mathématiques dans la bibliothèque du couvent, stable entre 1347 et les années 1460, s’accroît de nombreuses acquisitions et copies entre ces années et 1501, date du nouveau catalogue.
113 Un témoignage à la fois de la virtuosité à calculer, et des connaissances métallurgiques : le projet de frappe de monnaie d’argent adressé au Conseil de Nuremberg par le marchand-banquier Wilhelm Scheuenpflug (1422/1424 ?), Staatsarchiv Nürnberg, 7 farb. Alphabet, Akt 177, f. 617, publié par W. von Stromer, Oberdeutsche Hochfinanz 1350-1450, Wiesbaden, 1970 (VSWG, 55-57), II, p. 360-361.
114 De même que l’imprimerie, on l’a vu, diffuse les méthodes de comptabilité commerciale selon un axe Venise-Nuremberg-Anvers, qui exprime parfaitement l’évolution des échanges internationaux de la fin du XVe au milieu du XVIe siècle, on pourrait avancer l’image d’un progrès de la connaissance théorique par l’algèbre, passant de l’Italie du Nord vers la haute-Allemagne et la Saxe : les mines d’argent, l’affinage, les alliages monétaires auraient suscité l’ingéniosité des affineurs, maîtres des monnaies et marchands de métaux dans le milieu dominant du capitalisme commercial et industriel.
115 S. Günther, Geschichte des mathematischen Unterrichts... p. 358.
116 M. Luther, An die Radherrn, Wittenberg, 1524, in Israel, Sammlung selten gewordene pädagogischen Schriften, 1879, p. 11 et 18. Cité par F. Unger, Die Methodik… p. 3.
117 Cité par F. Unger, o.c., p. 93 et 94.
118 « Und schambt mich vor mir selbst, das ich dem buchhalten also weit war nach getzogen, und hette es bass zu Augspurg gelernt », cf. Annexes, p. 635. Dans un autre domaine, celui de la mode, à laquelle était très sensible l’auteur du Trachtenbuch, qui s’est représenté sous tous les costumes qu’il a portés aux différents âges de sa vie, M. Schwarz reconnaît que « les Allemands ont toujours été habillés comme des singes, parce qu’ils imitent tout ce qu’ils voient dans les autres nations ».
119 F. Bastian, Das Runtingerbuch 1383-1407… p. 202.
120 Cf. A. Weitnauer, Venezianischer Handel… p. 174.
121 Les registres conservés de la société Imhoff (GNMN, Kupferstichkabinett, Familienarchiv Imhoff ; fasz. 27 et suiv.) n’ont pas encore fait l’objet d’une étude systématique. Le livre de comptes de Lenart, marchand à Gemona (1453-1457) est conservé aux Archives de la Commune de Gemona (Frioul) et n’a jamais été exploité.
122 Archivio di Stato di Firenze, Archivio Del Bene, n. 19 ; cf. T. Zerbi, Le origini della partita doppia, Milan, 1952, p. 232 ; F. Melis, Il giornale a partita doppia presso un’ azienda fiorentina nel 1391, Studi in memoria del prof. G. Zappa, III, Milan, 1961, p. 1457-1474.
123 Cf. A. Schulte, Geschichte der Grossen Ravensburger Gesellschaft 1380-1530, Deutsche Handelsakten des Mittelalters und der Neuzeit, Stuttgart-Berlin, 1923, I, p. 101.
124 ASV, Miscellanea Gregolin, Registri commerciali, 14 ; cf. V. Alfieri, La partita doppia applicata alle scritture delle antiche aziende mercantili veneziane, Milan, 1891, p. 45 ; T. Zerbi, Le origini… p. 369-377. Le journal d’Andrea Barbarigo, commencé le 2 Janvier 1430, est le premier exemple connu à Venise d’une comptabilité à partie double parfaite ; cf. R. de Roover, Aux origines... p. 277.
125 ASV, PSM, Citra 141.
126 Fragments du registre marchand de Leupold Schürstab (1351, 1373) découvert en 1965 au Stadtarchiv de Nuremberg ; comptes Kress (1389-1392 et 1397) ; « Buch der Hantierung » de Marquart Mendel (1425-1438). Une vue d’ensemble dans W. von Stromer, Das Schriftwesen der Nürnberger Wirtschaft…, dans Beiträge zur Wirschaftsgeschichte Nürnbergs II, Nuremberg, 1967, p. 776-780, 785-787, 790-795.
127 A. Chroust, H. Proesler, Das Handlungsbuch der Holzschuher in Nürnberg von 1304- 1307, Erlangen, 1934 (Veröffentlichungen der Gesellschaft für fränkische Geschichte, X/1).
128 P. Schöffel, Nürnberger in Kanzleidienst Karls IV., dans MVGStNbg, 32, 1934, p. 47-68 ; W. von Stromer, Das Schriftwesen... p. 760, a tenté de dresser la liste exhaustive des écrivains connus, au service de la ville ou de particuliers, rédacteurs de comptabilités ou autres écritures commerciales.
129 Sur les comptes Kress, cf. plus haut, p. 265.
130 Cf. F. Unger, Die Methodik der praktischen Arithmetik... p. 69.
131 Les chiffres romains sont dits « kaiserlich », c’est-à-dire officiels ; cf. A. Schulte, Die Grosse Ravensburger Gesellschaft... I, p. 112.
132 ASV, Cancelleria Inferiore 122 (Tebaldo di Antonio di Manfredis), f. 22 (1436/27/X) : tous les livres de comptes de Georg Koler de Nuremberg se trouvent chez les juges du Forestier. Inversement, Johannes Segelbach de Ravensburg, dont les marchandises ont été saisies à Venise, déclare devant le Conseil de sa ville qu’il n’a rien en commun avec son frère Konrad, poursuivi par des créanciers vénitiens : il prête serment manu extensa elevatisque duobus digitis secundum formam que apud nos solet adhiberi ; puis comparaissent sept marchands de Ravensburg qui confirment la déclaration de Johannes Segelbach en affirmant quod hoc veraciter scirent et ex vera scientia cognoscerent. Peuvent-ils être si sûrs de leur science sans avoir eu communication de pièces comptables que le Conseil ne semble pas réclamer ? Cf. Si I, n° 269 (1391/13/II).
133 Procès de Jodocus Eckhard contre son ancien associé suorum computacionis librorum detentor devant le Conseil de Nuremberg ; cf. Si I, n° 349, 1427/16/V.
134 Sous la plume de Heinrich Grammateus : « Es sein neun bedeutlich figuren, und die zehend (le zéro) ist eine unbedeutliche » ; cité par F. Unger, Die Methodik der praktischen Arithmetik... p. 70.
135 La fiscalité reposant à Ratisbonne comme dans d’autres villes d’Empire sur la déclaration des contribuables, Matthaüs Runtinger n’hésite pas en 1390 à soustraire à l’impôt le tiers de sa fortune ; mais il a voulu conserver une trace de ses calculs de dissimulation sans attirer l’attention d’un éventuel contrôleur de son livre : non seulement les chiffres sont arabes, mais les lettres sont codées en chiffres, les voyelles, de 1 à 5, le h = 6, le i = 7, etc.... ; cf. W. Eikenberg, Das Handelshaus der Runtinger zu Regensburg. Ein Spiegel süddeutschen Rechts-, Handels- und Wirschaftslebens im ausgehenden 14. Jahrhundert, Göttingen, 1976 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 43), p. 46.
136 C’est le cas de l’un des registres comptables conservés de Marquart II Mendel, dit « Buch der Hantierung » (1425-1438), conservé dans les archives privées de la famille nurembergeoise Fürer von Haimendorf, que W. von Stromer s’était proposé d’éditer : Handel und Geldgeschäfte der Mendel von 1305 bis 1449, dans Das Hausbuch der Mendelschen Zwölfbrüderstiftung zu Nürnberg, éd. W. Treue etc., Munich, 1965, p. 70, note 49 et dont il a décrit les caractéristiques dans Das Schriftwesen…, dans Beiträge zur Wirschaftsgeschichte Nürnbergs II, Nuremberg, 1967, p. 790-794. Ce registre, rédigé par un bon connaisseur du commerce vénitien, présente par rapport à la comptabilité Kress une allure plus traditionnelle ; il se situe, du point de vue de l’écriture, au même niveau que le « libre real novo » des Soranzo ou le premier registre d’Andrea Barbarigo ; cf. S. Sassi, Sulle scritture di due aziende mercantili veneziane del Quattrocento, Naples, 1950.
137 Geschichte der Buchhaltung in Deutschland... p. 38 ; il n’y aurait pas de précédent à l’usage en Allemagne de chiffres arabes dans un registre comptable. Les comptes Kress, qui sont contemporains du registre Runtinger, retirent à cet usage son caractère exceptionnel, et il n’est pas impossible que d’autres découvertes le reportent plus haut.
138 Ce que démontre le fac-similé présenté plus haut.
139 Le livre de Badoer a été publié par U. Dorini, T. Bertele, Il libro dei conti di Giacomo Badoer, Rome, 1956. Il n’emploie que les chiffres arabes. Notons que l’essentiel du trafic effectué par Badoer l’est en Méditerranée orientale, surtout à Constantinople.
140 T. Zerbi, Le origini della partita doppia... p. 205-236.
141 Ph. Dollinger, La Hanse (XIIe-XVIIe siècles), Paris, 1964, p. 205.
142 K.D. Hassler, F. Pfeiffer, Ott Ruland’s Handlungsbuch, Stuttgart, 1843 (BlV, IV).
143 A. Chroust, H. Proesler, Der Handlungbuch der Holzschuher... ; H.H. Hoffmann, Nobiles Norimbergenses, dans Zeitschrift für bayrische Landesgeschichte, 28, 1965, p. 127.
144 Staatsarchiv Nürnberg, Nürnberger Salbücher, Rep. 59, n° 285 b ; cf. W. Neukam, Ulrich Starck, ein Nürnberger Handelsherr und Unternehmer (+ 1478), dans Beiträge zur Wirschaftsgeschichte Nürnbergs I, Nuremberg, 1967, p. 177-220. On peut s’étonner qu’Ulrich Starck, associé de « von Locheim-Starck-Kraft et C° », qui oppose « doit » et « avoir » et utilise les chiffres arabes, mêle encore dans les années 1430 des mentions de commerce international et des comptes domestiques ; mais le registre étudié par B. Penndorf, Geschichte der Buchhaltung... p. 26-30, n’est pas le « grand-livre », c’est un censier, où le marchand ne note que des affaires occasionnelles.
145 Fragments du registre commercial de Leupold Schürstab de Nuremberg (1364- 1383) découverts en 1965 au Stadtarchiv de Nuremberg. L’intérêt de cette comptabilité, pour la première fois analysée par W. von Stromer, Das Schriftwesen... p. 776-780, tient à sa date, entre le livre des Holzschuher (1304-1307) et les comptes et registres Kress, Runtinger et Mendel. La plupart des mentions commerciales du registre concernent la Hongrie ; les comptes de personnes n’opposent pas le « doit » et l’« avoir ».
146 Le registre de Matthaüs Runtinger ne présente qu’un seul exemple d’opposition « doit »/ « avoir » dans les comptes de marchandises, alors qu’elle est régulière dans les comptes de change (1399-1404). La distinction originelle entre comptes d’acheteurs, comptes de voyages, comptes courants a été perturbée par des « remplissages » qui ont introduit des désordres dans la suite des postes ; d’un poste à l’autre, on passe d’un enregistrement très évolué à une pratique très embarrassée. On ne peut parler de décadence, d’autant moins que le registre, comme l’a montré F. Bastian, porte la marque de 18 mains différentes. La situation du registre de Marquart Mendel (« Buch der Hantierung », 1425-1438), telle que la décrit W. von Stromer, qui se réservait l’édition du document, est tout autre : outre l’utilisation des chiffres arabes, plusieurs éléments permettent de situer cette comptabilité au niveau de livres vénitiens contemporains : extrême précision des calculs de frais, secondée par un tableau de conversion des principales monnaies étrangères, notation de toutes les sorties et entrées de fonds, comptes spéciaux pour les clients principaux, pour les marchandises, opposition des sections de « doit » et d’« avoir ». W. von Stromer attribue à l’âge de Marquart Mendel, qui meurt en 1438, la détérioration progressive du registre : oublis, lacunes, confusion des comptes jusque-là distingués ; peut-être aussi découragement devant les résultats incomplets d’une comptabilité qui s’est arrêtée sur le chemin de la partie double ?
147 Nombreux exemples dans le registre de Matthaüs Runtinger (voyages à Prague ou à Venise) ; cf. W. Eikenberg, Das Handelshaus der Runtinger... p. 69-119. Cf. aussi F. Rörig, Das Einkaufsbüchlein der Nürnberger-Lübecker Mülich auf der Frankfurter Fastenmesse des Jahres 1495, Breslau, 1931. Hans Tetzel de Nuremberg tenait, à côté de deux livres de comptes « ein buch von Kaufmannschaft wie zu Venedig und in andern landen » : Staatsarchiv Nürnberg, Rep. 52 A, n° 305, Salbuch Hans Tetzels, f. 63 (1464).
148 Les plus anciennes mentions de livres comptables conservés au siège ou dans les factoreries se regroupent à partir des années 1380 : dans l’inventaire du magasin de Prague des Runtinger figure en 1383 la mention d’un coffre (« trühel ») contenant « ein rechepuch da all weschel und raittung ynn stent » (F. Bastian, Das Runtingerbuch... II, p. 52). Toujours à Prague, Stefan Stromeir de Nuremberg tenait un « rechenpuch » (W. von Stromer, Das Schriftwesen... p. 770). À Venise, dans les années 1380-1390, Hilpolt Kress tenait concurremment au moins trois livres (Ph. Braunstein, Relations d’affaires... p. 235) ; les frères Wirt de Ravensburg, apprenant que leur facteur à Venise, Martin Röggli, était devenu fou, envoient à Venise leur parent Konrad Segelbach mettre sous bonne garde ipsas merces et res eorumdem cum libris computatoriis (L.J. Mone, Zur Handelsgeschichte der Städte am Bodensee, dans Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins IV, 1853, p. 26, n° 7, 1390 /4/VIII) ; toujours à Venise, les Juges du tribunal de Petizion demandent à voir le livre de Peter Karbow de Lübeck, à l’occasion d’un procès qui l’oppose à un Vénitien : videre librum ipsius Petri qui est scriptus in ydiomate Teotonico (ASV, Giudizi di Petizion, Sentenze a giustizia, 685, fasc. 18, f. 46’, 1410/7/VI ; cf. Si I, n° 301) ; en 1430, Peter Weiss d’Ulm est accusé d’avoir fracturé le bureau (studium) de Marquart Mendel, dans sa chambre du Fondaco, le « Paradis », bureau où se trouvaient « ses livres » (Si I, n° 364) ; Georg Koler de Nuremberg charge Francesco de Montenuovo de récupérer auprès des juges du Forestier omnes meos libros existentes apud eorum curiam (ASV, Cancelleria Inf. 122, Antonio di Tebaldo de Manfredis, reg., f. 22, 1436/27/X). Enfin, à Cologne, Walther Kesinger, représentant de la grande société Kammerer-Seiler, présente en 1412 devant le Conseil urbain son « rechenboych », à qui W. von Stromer attribue, sans le connaître, un ordre bien supérieur à celui des comptes – conservés – de Hermann von Goch (1391-1393), parce que, dit-il, on maîtrisait dans le milieu des Kammerer-Seiler dès les années 1390 la contraposition « doit »/ « avoir » : et il renvoie aux comptes bien connus des Kress et des Mendel. Cf. W. Endrei, W. von Stromer, Textiltechnische und hydraulische Erfindungen und ihre Innovatoren in Mitteleuropa im 14 /15. Jahrhundert, dans Technikgeschichte, 41, 1974, p. 112.
149 Cf. Ph. Dollinger, La Hanse... p. 205.
150 Après le comte de Tabersdorf qui revient de Venise, la mention du siège : « hat mir das oben geschriben gelt allez widerrait an den zetteln di in daz puch dapei genät sint », ou : « in dem truhlein ist ain zetel und zwo chlain zetel daran verschriben ist allez das gelt daz mein herr von der prukk wegen eingenomen hat im 1389 jahr » ; cf. F. Bastian, Das Runtingerbuch... I, p. 50 et II, p. 13.
151 Cf. A. Schulte, Die Grosse Ravensburger Gesellschaft... I, p. 103 et suiv.
152 Cf. R. De Roover, Aux origines d’une technique intellectuelle : la formation et l’expansion de la comptabilité à partie double, dans Annales d’histoire économique et sociale, 9, 1937, p. 171-193 et 270-298 ; p. 193.
153 Le plus ancien livre conservé des Imhoff, rédigé par Peter Imhoff, porte la mention (f. 2 et 5) : « adi 12 de jungno (1465) hon ich I rest gezogen aus dem puch mit dem +, als stet an fol. 77 : 47 fl. 7 s. » et fait allusion au « puch mit dem C » (GNMN, Kupferstichkabinett, Imhoffarchiv, XXVIII, I). Le livre à la croix est, selon l’usage italien, le premier d’une série, désignée ensuite par des lettres majuscules ; il est normalement suivi par un livre « A », par exemple, celui de Hans Praun de Nuremberg (Stadtbibliothek Nürnberg, Amberger 22) qui porte la mention suivante (f. 49) : « 1476 – ich bin schuldig in der geselschaft buch f. 143, signo A, in sex posten bis auf das + : fl. 373 s. 10 d. 5 ». Cf. H. Pohl, Das Rechnungsbuch des Nürnbergers Grosskaufmanns Hans Praun von 1471 bis 1478, dans MVGStNbg, 55, 1967-1968, p. 77-136. Ajoutons, pour l’espace hanséatique, une mention qui témoigne, pour le moins, d’une connaissance des usages italiens : Heinrich Dunkelgud de Lübeck tenait en 1479 un registre marqué d’un « F » ! cf. W. Mantels, Aus dem Memorial oder Geheimbuch des Lübecker Krämers Heinrich Dunkelgud, dans Beiträge zur Lübisch-hansischen Geschichte, Iéna, 1881, p. 347.
154 Cf. A. Schulte, Die Grosse Ravensburger... I, p. 103 et suiv.
155 GNMN, Kupferstichkabinett, Imhoffarchiv 18, I, f. 62.
156 Ce bilan se trouve dans les archives privées Scheuerl von Defersdorf ; il est analysé par W. von Stromer, Das Schriftwesen... p. 797.
157 A. Schulte, Die Grosse Ravensburger... p. 101.
158 Des Johannes Neudorfers Nachrichten von Künstlern und Werkleuten in Nürnberg aus den Jahren 1547, éd. G.W.K. Lochner, Vienne, 1875, p. 173 : « Dieses seines grossen Hauses Verwaltung hielt er in einem einzigen Buch, der war dermassen mit seinen Debitoren und Creditoren getheilt und geordnet dass er jederzeit und sonderlich im Einkaufen der Messe wusste was ihm an allen Orten abgieng oder welche Bücher er zuviel hätte und an gelegene Orte senden möcht, welche Buchhalterei oder buchhalterische Ordnung noch vie grossen Buchführern nicht offen ist ».
159 Cf. E. Coornaert, Les Français et le commerce international à Anvers (fin du 15e- 16e s.), Paris, 1961, II, p. 174.
160 Accounting and the Rise of capitalism : Further Notes on a theme of Sombart, Journal of Accounting Research II, 1964, p. 117-136, p. 133.
161 C’est le cas du registre de Bartolomeo Viatis, Vénitien venu s’installer pour ses affaires à Nuremberg, et qui couvre la période 1579-1598 : Stadtarchiv Nürnberg, Viatisarchiv, I.
162 Zwiffach Buchhalten sampt seinen Giornal des selben Beschlus auch Rechnung Zuthun et durch Wolffgang Schweiker Senior von Nürnberg yetzt in Venedig.
163 C’est une donnée constante à travers les siècles : ASV, Maggior Consiglio, Capricornus, f. 75‘ (1308/1/VIII) : plusieurs Vénitiens résidant dans les parages du Fondaco ont chez eux pueros theotonicos filios bonorum hominum mercatorum de illis partibus non aliquo pretio sed amore, quorum aliqui vadunt ad studiendum grammaticam, alii vero ad labachum ; ASV, Grazie 9, 34 (1341/29/I m.v.) : voici un juvenis de Ratisbonne qui est Venetiis causa adiscendi linguam ; ASV, Notatorio del Collegio, 19, 136 (1472/4/XI) : adolescentes Theotonici tenere aetatis missi per parentes eorum ad hanc urbem nostram ut discant linguam nostram et abachum…
164 W. von Stromer, Das Schriftwesen... p. 775, a montré que l’emploi du latin par les Holzschuher de Nuremberg ne visait pas à occulter la compréhension de leur registre comptable pour des tiers, mais à lui assurer un niveau de crédibilité ; un demi-siècle plus tard, lorsque Jean de Mayence écrit de Milan à un Milanais installé dans la maison des Lombards de Mayence, il emploie le latin parce que c’est la langue internationale des affaires ; il indique aussitôt à quel cercle de négoce il appartient ; cf. W. von Stromer, Oberdeutsche Hochfinanz... III, p. 474 et suiv., pièce 4, lettre du 23 décembre 1346.
165 Latin ou italien ? Le glossaire publié par Adam von Rottweil à Venise en 1477 fait de l’incertitude une égalité d’indifférence : « de quele che voleno imparar e comprender todescho latino cioè taliano, el qual è utilissimo etc.… », cf. Maistro Adamo de Rodvila, Introito e porta, éd. critique par V.R. Giustiniani, Tübingen, 1987.
166 Cf. Ph. Braunstein, Relations d’affaires... p. 245 (« Gundelfinger » devient « Condolfin » ou « Odolfin » ; sous cette forme, le nom devient très proche d’un nom vénitien bien connu).
167 Cf. B. Bischoff, The Study of Foreign Languages in the Middle Ages, dans Speculum, 36, 1961, p. 209-224 ; repris in Mittelalterlische Studien II, Stuttgart, 1967, p. 227-245.
168 Polyglottes et interprètes foisonnent à Anvers au début du XVIe siècle, si l’on en juge par l’aisance avec laquelle Dürer s’entretient avec les uns et les autres ; cf. aussi le texte de L. Guichardin, Description de tous les Païs Bas de Flandres, trad. F. de Belleforest, Anvers, 1567, p. 119 : « Soir et matin ils vont à une certaine heure à la bourse des Anglais ; et là l’espace de plus d’une heure à la fois par le moyen des truchements de chascun langue (desquels ’y a grand nombre) ils traictent par les mêmes ».
169 S. Francesco della Vigna décrit comme le « bureau de voyage » pour Jérusalem, où l’on vend les manuels du pèlerin : cf. Fratris Pauli Waltheri Guglingensis Itinerarium in Terram Sanctam et ad Sanctam Catherinam (1482), éd. M. Sollweck, Tübingen, 1892 (BlV, 192), p. 22. Sur Venise, escale nécessaire, A. Riant, Pièces relatives au passage à Venise des pèlerins de Terre Sainte, dans Archives de la Société de l’Orient Latin, 1884, p. 237-249. Mise au point de A. Bart Rossebastiano, Palmieri a Venezia nei secoli XIV e XV, dans Viaggiatori stranieri a Venezia, éd. E. Kanceff et G. Boccazzi, I, Genève, 1981, p. 1-18.
170 Extrait du titre d’un manuscrit français cité par B. Bischoff, The Study of Foreign Languages... p. 240 ; cf. L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Impériale, Étude sur la formation de ce dépôt, Paris, 1868-1881, 4 vol., I, p. 30.
171 Par exemple, le vocabulaire de base (serbe, grec, arabe, hébreu, turc, hongrois, basque et breton !) réuni dans le texte d’Arnold von Harff : Die Pilgerfahrt des Ritters Arnold von Harff von Cöln durch Italien, Syrien etc.…, éd. E. von Groote, Cologne, 1860, p. 64 ; ou Johannes Schiltbergen, Reisen in Europa, Asien und Afrika, éd. K.F. Neumann, Munich, 1859, p. 161 : le « Notre Père », comme la « pierre de Rosette », en allemand, en arménien et en turc ; ou Reisen und Gefangenschaft H.U. Kraffts, éd. D. Hassler, Stuttgart, 1861 (BlV, 61), p. 437-440 : transcription de vocabulaire et de phrases arabes.
172 Georg Pfinzing de Nuremberg s’embarque en 1436 pour la Terre Sainte ; il emmène avec lui « Marco, ein knecht zu Venedig, der kant heidnisch und was unser tulmescht » : R. Röhricht, Deutsche Pilgerreisen nach dem Heiligen Land, Innsbruck, 1900, p. 67. En 1479, Sebald Rieter de Nuremberg s’embarque à Venise sur la galère Contarina accompagné d’un Vénitien connaissant l’arabe (« Polo Muffo, der zu Venedig mit weib und kind haussesig was und dy sprach haydnisch wol kandt, wann er bey den kauffleuten zu Damascho ettliche jar gewest ») : Das Reisebuch der Familie Rieter aus Nürnberg, éd. R. Röhricht et H. Meisner, Tübingen, 1884 (BlV, 168), p. 37. En 1521, le comte palatin du Rhin, Ottheinrich, s’embarque pour la Terre Sainte avec un groupe de 130 pèlerins ; il s’est assuré les services d’un cuisinier qui sait l’italien, d’un tailleur qui sait plusieurs langues, et d’un sommelier vénitien qui connaît la Terre Sainte. Sur l’équipement jugé indispensable, et que l’on se procure à Venise, cf. les recommandations très précises de Bernhard von Breydenbach (Reiseinstruktion 1483), confirmées par Sebald Rieter (1479), par Konrad Grünemberg de Constance (1486), et par la liste des achats que fait à Venise en 1496 Peter Rindfleisch de Breslau : R. Röhricht, Deutsche Pilgerreisen... p. 120 et suiv., et 320 et suiv.
173 N. di Lenna, Giosafat Barbaro (1413-1494) e i suoi viaggi nella regione russa (1436-1451) e nella Persia (1474-1478), dans Nuovo Archivio Veneto, 28, 1914, p. 5-105, p. 24 : « Gothi parlano tedesco : so questo, perchè avendo uno famiglio todesco con mi, parlavano insieme e intendenvansi assai rasonevolmente cusi come se intenderia uno Furlano con un Fiorentino ». Il n’est pas impossible que ces interlocuteurs soient des juifs allemands ; cf. J. Beckmann, Litteratur der älteren Reisebeschreibungen, Göttingen, 1809, nouvelle éd. Genève, 1971, II, p. 180.
174 Cf. Ph. Braunstein, Confins italiens de l’Empire. Nations, frontières et sensibilité européenne dans la seconde moitié du XVe siècle, dans La conscience européenne aux XVe et XVIe siècles, Paris, 1982, p. 35-48.
175 H. Simonsfeld, Itinerario di Germania 1492, Venise, 1903 (Miscellanea di Storia Veneta, s. II, IX), p. 290.
176 Fratris Pauli Waltheri Guglingensis Itinerarium... p. 18 : (après le St. Gotthard) hic incipit Italia et linguam nostram dimisimus et linguam quam non novimus audivimus.
177 Fratris Felicis Fabri Evagatorium in Terrae sanctae, Arabiae et Egipti peregrinationem, éd. K. D. Hassler, 3 vol., Stuttgart, 1843-1849 (BlV, 2-4), le passage des Alpes a fait l’objet d’une publication partielle en allemand, par J. Garber, Die Reisen des Felix Fabri durch Tirol 1483-1484, Schlernschriften 3, Innsbruck, 1923 ; cf. Ph. Braunstein, Du Danube au Sinai. Le passé et le présent du monde, dans L’étranger au Moyen Âge [Actes du XXX° Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, Göttingen, 1999], Paris, 2000, p. 283-297.
178 F. Huter, Von den Deutschen im alten Trient aus dem Archiv des Hauer-Bruderschaft zu St. Peter, dans Id., Ausgewählte Aufsätze zur Geschichte Tirols, Innsbruck, 1997, p. 269-281.
179 Ph. Braunstein, Les entreprises minières en Vénétie au XVe siècle, dans Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École française de Rome, 1965, p. 529-607.
180 C’est avec soulagement que le frère Félix trouve dans l’auberge « Zum hohlen Stein » une famille qui ne parle que l’allemand : reperimus omnem familiam et pueros nostra loquentes lingua, ignaros italicae linguae, ac si XL milliaria ab eis essent divisi. Cum magna delectatione conversatus fui pueris, pro eo quod libenter eos audivi theotonice loquentes : Fratris Felicis Fabri Evagatorium… III, 449.
181 P. Leicht, La versione tedesca delle Costitutiones Patriae Forogiuliesae, dans R. Accademia dei Lincei, Commissione per la pubblicazione degli atti delle Assemblee Costituzionali Italiane dal medioevo al 1831, Bollettino 3, 1920, p. 86-96. En 1485, le chancelier du patriarche d’Aquilée note que le comte de Görz ne sait pas l’italien, et doit recourir à un interprète ; cf. G. Vale, Itinerario di Paolo Santonino in Carintia, Stiria e Carniola, Rome, 1943, p. 143.
182 A. Luschin von Ebengreuth, Deutsche Priester in der Diözese Padua, dans Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, 27, 1906, p. 148-152. C’est peut-être à l’un de ces prêtres que l’on doit l’esquisse d’un lexique qui distingue le « Notre Père » frioulan et la version en « langue italienne des Alpes » : Goritianorum et Foroiulensium lingua : « Pari nestri ch’ecs in cijl » ; alienische sprach alpin : « Padre nostro che sei nei cieli » : Staatsbibliothek München, Cod. germ. 3656-3657, p. 342.
183 Cf. C. Trasselli, Veronesi e Fiorentini a Merano nel secolo XIV, Bolzano, 1940, p. 4.
184 Fratris Felicis Fabri Evagatorium... III, p. 449 : Lingua Teutonica sive Alemannica, mihi sola connata, et ad integrum nota, lingua judicio meo nobilissima, clarissima et humanissima, quae quidem Syris, Aegytiis, Arabibus, Graecis, Sclavis, Italis, Latinis, Francis, Gallis videtur esse barbarica et inhumana, ex eo, quia brevissima lingua est nostra ex omnibus linguis, ita quod paucis syllabis et verbis multa exprimimus, et illa praegnantia verba et brevia habent difficultatem apud non assuetos in ea discenda et exprimenda, et habent multas adspirationes et diphtongos, quae videntur sonum barbaricum habere, sed una diphtongus addita syllabae impraegnat syllabam facitque eam plura significare ; sic etiam faciunt adspirationes. Sufficiant ista ; habeant illi linguas suas, dimittant nobis nostram, velint nolint, linguas eorum facile addiscere possumus et disertissime loqui omnem linguam, sed nullus Gallus, Italus, Sclavus, Graecus etc. adultus potest perfecte addiscere linguam nostram, et si, quod tamen maximo labore fit, aliquid apprehenderit de lingua nostra, apprehensum imperfectissime profert et semper sua locutio pueriliter sonat. Vidi aliquos Gallos et Italos multis annis in nostro territorio versatos, et multo studio conabantur idioma nostrum addiscere, sed ultra puerilem locutionem non poterant procedere, etiam XL annis studentes. Apud Syros practicavi hoc cum quodam Sarraceno facto mihi familiari, cui dixi verba de nostris quae nullo modo exprimere potuit, etiam si quis eum occidisset, sed omnia sua sine difficultate expressi.
185 ASV, Not. T. 995 (1428/25/I m.v.)
186 ASV, Not. T. 554, 245 (1414/12/V)
187 ASV, Giudici di Petizion, Sentenze a giustizia, reg. 97, f. 97’-99’ (1444/8/VII) : le but était : « farlo imprendere la lingua todescha e ancho levarlo di questa terra per rimoverlo de ogni desviacione e chel fosse acostumado per suo ben » ; la « commissaria » de son feu père doit payer aux Nurembergeois plus de 200 ducats, justifiés par une liste de dépenses jointe au jugement.
188 Cf. plus haut sur les confins du Rialto, et plus loin, sur les métiers.
189 Savoir bien l’allemand (gnarus et peritus lingue Theutonice) est indispensable pour prétendre à un poste de courtier au Fondaco : ASV, Notatorio del Collegio, 19, f. 120’ (1472/10/IV) ; 20, f. 80’ (1480/27/V), 21, f. 33 (1483/21/VIII) : cf. Si I, 521, 554, 560.
190 Rien d’étonnant à ce qu’un marchand de soie, Jacopo Tomasini a seta, ait dans sa boutique à S. Bartolomeo en 1346 un jeune Lucquois qui sait l’allemand (Si I, 116) ; voici un notaire, Antonio Gambaro, capable de remettre à un marchand allemand, Ludwig Gruber de Nuremberg, la traduction allemande d’un arrêt de la Cour du Forestier (1449/25/X) : W. Stromer von Reichenbach, Die Nürnberger Handelsgesellschaft Gruber-Podmer-Stromer im 15. Jahrhundert, Nürnberger Forschungen 7, 1963, Beilage, 10, p. 172 ; Johannes Rauchfass, ayant rédigé au Fondaco son testament en allemand, la traduction en est faite mot à mot par deux Vénitiens, Antonio de Centa et Matteo Faxuol, qui figurent dans la liste des courtiers du Fondaco, le premier en 1489, le second en 1472 ; de même, le témoignage apporté en faveur d’un défunt marchand devant la Cour de l’Esaminador par Heinrich Kufuss est traduit et transcrit par Tommaso de Grifalconi « de volontà del ditto Rigo de nanverssa per non saver scriver in talian » ; cf. Annexes, IV, 2.
191 Ainsi, Alvise Mocenigo « dalle gioie », ambassadeur auprès de Maximilien en 1502-1503, s’entretient sans interprète à Augsbourg avec « les marchands allemands », avec Imhoff « qui se délecte à lui dire des choses désagréables » (« rasonande ozi cum lincuria che se deleta dirme cose non me piase »), avec Jacob Fugger, dont il subit la colère (« le venuto cum furia et strepito teribele ») : ASV, Procuratori di S. Marco, Misti 42, fasc. 21, lettres 23 (1503/23/II m.v.), 28 (1504/16/IV), 33 (1504/25/IX). L’édition de cette correspondance est en préparation.
192 À sa tête, Maffeo Franco « Visdomino » du Fondaco, qui optime scit idioma teutonicum : ASV, Notatorio del Collegio, 16, f. 151 (1452/2/I m.v.) ; Si I, 465. Maffeo Franco a laissé une relation de son voyage à Rome et du couronnement de Frédéric III : ASV, Procuratori di S. Marco, Misti 85a, fasc. III/6 (1452/22/III) ; cf. Ph. Braunstein, L’évènement et la mémoire : regards privés, rapports officiels sur le couronnement romain de Frédéric III, dans La circulation des nouvelles au Moyen Âge… p. 219-229.
193 Cf. Ch. A. Vulpius, Curiositäten der physisch-literarisch-artistisch-historischen Vor- und Mitwelt, Weimar, 1823, VII, « Ulrich Wirschung’s Ausfahrt nach Venedig in die fremde Welt », p. 531-545. Ulrich Wirschung d’Augsbourg, commis du grand marchand Bartolomeo Viatis, Vénitien fixé à Nuremberg depuis 1588, est accueilli avec chaleur à l’auberge près du Rialto. « La patronne était née à Nuremberg dans la famille Schätzler ; elle me dit en allemand : “Bienvenue, compatriote !”, ce qui me plut beaucoup. Deux de ses servantes s’approchèrent alors, l’une était aussi Nurembergeoise, l’autre, de Lauff (Franconie) »... Puis entre en scène la soeur du patron : « elle voulut aussi parler allemand, mais n’y parvenait pas, et sa prononciation était comique ; elle disait par exemple : “Meine Eer seyn Ihr willkommene !”, et paraissait fort réjouie de son étrange connaissance de la langue »... o.c., p. 534-535. Comique de la mauvaise prononciation, qui aurait fourni à Felix Faber, un siècle plus tôt, une parfaite démonstration de sa thèse (confusion des genres, et absence de l’h aspiré, qui rend la phrase incompréhensible : « Eer (Ehre) au lieu de « Herr ») ; Felix Faber l’affirme : « hospites quasi omnes sciunt ambas linguas alemanicam et italicam », Fratris Felicis Fabri Evagatorium… I, 78.
194 F. Kluge, Rotwelsch. Quellen und Wortschatz der Gaunersprache und der verwandten Geheimsprachen : Rotwelsches Quellenbuch, Strasbourg, 1901 ; S. Wolf, Wörterbuch des Rotwelschen, Mannheim, 1956. Inversement, il faut admirer l’audace d’un Salzbourgeois, devenu représentant de la fraternité des merciers de Trévise, qui s’aventure à écrire un italien « à l’oreille » : « YHS 1502 adi 10 de zenaro Mi Tomaso balestrier da Salzpurg masaro di la schkuola di marzari rezebuto kbesti (questi) ferdel (fratelli) in kbesto (questo) dem po (tempo) ». Cité par U. Israel, Fremde aus dem Norden. Transalpine Zuwanderer im spätmittelalterlichen Italien, Tübingen, 2005, p. 171.
195 Fl. Corner, Ecclesiae venetae antiquis monumentis nunc etiam primum editis illustratae ac in decades distribuitae, Venise, 1749, p. 26.
196 Fratris Pauli Waltheri Gugligensis Itinerarium (BlV, 192), p. 33-46.
197 Appropinquante tempore quadragesimali concurrebant undique confitentes et satis multi de mercatoribus et alii, Ibid., p. 44. Exemple de confessions ; tel Allemand de Venise confie au frère Paul que le voleur présumé de 8000 ducats va être pendu si lui-même, véritable auteur du vol, ne se dénonce pas ; tel prêtre allemand, secrètement marié et père, a caché à tous son état etc.…
198 Dans sa 7e lettre conservée à W. Pirckheimer (1506/18/VIII) ; A. Dürer, Schriften…, éd. M. Steck, Stuttgart, 1961, p. 118.
199 Konrad von Megenberg recommande l’apprentissage d’une langue étrangère afin de s’initier aux mœurs et habitudes commerciales des places européennes : mercaturus juvenis qui cum a principio tam aliorum lingwas quam etiam mores nesciat et solerciam mercandi ignoret fideli socio ac trito in eisdem negotiandis committatur : Yconomica magistri Conradi de Montepuellarum, dans Konrad von Megenberg Ökonomik, I, éd. S. Krüger, M.G.H., Staatsschriften des späteren Mittelalters, I, 2, 21 ; cf. U. Tucci, La formazione dell’uomo d’affari, dans Il Rinascimento italiano e l’Europa, IV, Commercio e cultura mercantile, éd. F. Franceschi, R. A. Goldthwaite, R.C. Mueller, Trévise, 2007, p. 496-497.
200 Sur le séjour des jeunes Allemands depuis le début du XIVe siècle, quelques exemples tirés d’histoires de vie : Ulrich Imhoff envoie à Venise en 1381 un garçon de Francfort, qui est peut-être son fils : W. Schultheiss, Die Acht-, Verbots- und Fehdebücher Nürnbergs von 1325-1400, Nuremberg, 1959, n° 1031a ; Jacob Prunhofer de Ratisbonne, au moment de faire son testament en 1407, regrette de n’avoir pas mieux appris son métier de marchand dans sa jeunesse et demande instamment à ses commissaires de placer l’un après l’autre ses deux fils à Venise pour qu’ils apprennent l’italien et la marchandise : F. Bastian, Das Runtingerbuch… III, p. 329. Sur les fils Kress de Nuremberg à Venise, cf. p. 270. Albrecht Dürer regrette de ne pas avoir amené son frère en Italie avec lui ; il aurait été bien utile qu’il apprenne la langue : « Wer mir und im nücz gewest auch der sprach halber zu lernen » (1506/2/IV) : A. Dürer, Schriften, Tagebücher, Briefe, éd. M. Steck, Stuttgart, 1961, p. 116. Les séjours étaient assez longs : 2 ans prévus par Prunhofer, 3 ans 1/2 pour Berthold III Tucher en 1400 (Antons Tucher Haushaltsbuch, éd. W. Loose, Stuttgart, 1878 [BlV, 134], p. 32), plus de 4 ans pour Lucas Rem d’Augsbourg à partir de 1494 (Tagebuch, éd. B. Greiff, p. 6), 5 ans pour Franz Hirschvogel, envoyé par son père à Florence « da welsch lernen reden » (Ch. Schaper, Die Hirschvogel… p. 124). Quant aux conditions d’hébergement, elles vont du palais Amadi à la maison d’un emballeur, Georg Enestial (Si I, 525) ou à celle d’un portefaix, Ulrich Ehinger, originaire d’Augsbourg, chez qui vécut Lucas Rem.
201 Sur les courtiers et la langue allemande, cf. plus haut, p. 131.
202 G. M. Thomas, Codices manuscripti bibliothecae regiae monacensis, Munich, 1868, n° 1054, Cod. Ital. 362. Ce manuscrit sur papier du XVe siècle, relié en cuir, porte la mention : liber doctoris Hartman Schedel. On sait que pendant son séjour à Padoue, l’humaniste avait acheté les Triomphes de Pétrarque, édition vénitienne de 1497, et un Vocabulaire italien ; cf. R. Stauber, Die Schedelsche Bibliothek. Ein Beitrag zur Geschichte der Ausbreitung der italienischen Renaissance, des deutschen Humanismus und der medizinischen Literatur, éd. O. Hartig, Fribourg/B., 1908, nouv. éd. 1969, p. 48. C. Kikuchi, La bibliothèque de Hartmann Schedel de Nuremberg : les apports de Venise à l’humanisme allemand et leurs limites, dans MEFRM, 122, 2, 2010, p. 379-391. Le manuscrit de Munich, Cod. ital. 362 contient un nomenclator venetiano-teutonicus (f. 1-57), puis un extrait du récit de la Passion selon l’Évangile de Mathieu (f. 58-68) précédé de la date : « ih(e) s (us) 1460 adj 8 del febrer in venesya », puis le début d’une Vie de la Vierge (« vita della Vergine Maria ») précédée de la mention « Eo volevo comencar una bella chossa adj 2 del marzo 1460 » (f. 69) ; ensuite, en allemand, avec un titre latin, contemplationes theutonicae de Maria dolorosa (f. 97-98), quelques notations sur une fête musicale, et le colophon : « Ih(e) s (us) 1461 adj 20 del marzo in nüremberck ».
203 Il s’agit du Cod. Vat. lat. 1789, où le vocabulaire occupe aussi les 52 premiers folios ; suit une disputatio per Georgium Valaguslaz ad Johannem Anthonium de Girardis, qui mêle le latin et l’italien, et des notices variées.
204 Les plus anciens exemples de manuels de langue vivante par la méthode directe datent du XIIIe siècle et sont nés en Angleterre à l’usage des jeunes seigneurs se préparant au voyage en « douce France », à partir du moment où l’anglo-normand est perçu sur le continent comme un « charabia » : quis illa lingua loquitur dicimus eum loqui gallicum Merleburgae (Marlborough) ; cf. J. Gessler, « La manière de langage qui enseigne à bien parler et écrire le français » : modèles de conversation composés en Angleterre à la fin du 14e siècle, Bruxelles-Paris, 1934, qui édite (p. 23-29) un manuel datant de 1396, « Ci commence la manière de language qui enseigne bien a droit parler et escrire doulcz françois ». D’un prototype brugeois sont nés 4 manuels de conversation, étudiés et publiés par J. Gessler, Le livre des Mestiers de Bruges et ses dérivés, Bruges, 1931 : une copie brugeoise des années 1340 (G. Huet, Catalogue des manuscrits néerlandais de la Bibliothèque Nationale, Paris, 1886, n° 16), une copie rhénane des années 1420 ; puis au vocabulaire franco-germanique s’est ajoutée la traduction anglaise, établie par W. Caxton, gouverneur de la « nation anglaise » à Bruges entre 1463 et 1469, qui introduisit la typographie en Angleterre, et publia en 1483 un manuel franco-anglais ; de cet ouvrage subsistent 3 exemplaires conservés en Grande-Bretagne. Le Livre des Mestiers, qui tire son nom de la place faite par le maître d’école au vocabulaire de la vie artisanale, fut édité en 1501 à Anvers dans son texte bilingue primitif, sous le titre « Vocabulair pour aprendre romain et flameng » ; un exemplaire unique en a subsisté (Institut de France, Bibliothèque Mazarine, n° 10204).
205 Le modèle a pu être donné par les manuels de savoir-vivre que sont nombre de dialogues latins entre maîtres et élèves ; cf. A. Bömer, Die lateinischen Schülergesprache der Humanisten, Berlin, 1897.
206 C. Hollberg, Handelsalltag und Spracherwerb in Venedig des 15. Jahrhunderts : das älteste deutsch-italienische Sprachlehrbuch, dans Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, 47, 1999, p. 773-791 ; Ph. Braunstein, Imparare il tedesco a Venezia intorno al 1420, dans La trasmissione dei saperi nel Medievo (secoli XII-XV) [Atti del dicianovesimo convegno internazionale di studi (Pistoia, 2003)], Pistoia, 2005, p. 321-336. La généalogie de ces vocabulaires a été établie par des romanistes, lexicographes et philologues : citons les noms de A. Mussafia, O. Pausch, P. Hoybye et A. Rossebastiano ; cf. Annexes, I, 7 ; cette liste est éclairée par le tableau généalogique que l’on trouvera plus loin, p. 469.
207 Transportés par les marchands : ainsi, Hans Praun de Nuremberg fait-il emballer à Bologne en 1473 un « vocabularium » : Nuremberg, Stadtbibliothek, Amb. 22, Memorialbüchlein (1471-1478), f. 17 ; de même, un manuscrit vénitien orné de dessins, passé de la bibliothèque privée d’un marchand allemand du XVIe siècle à la Staatsbibliothek de Munich, Cod. Ital. 335 : Anno 1545 factus est liber hie Venetiis a Bartolomeo Rote possedit librum Giorgio Rhot allemanus.
208 Maître Georges n’a pas laissé de trace certaine ; citons cependant un magister Georgius quondam S. Henrici de Alemania rector scolarum S. Fusce (ASV, Canc. Inf. 190, 1412/22/X) : cf. E. Bertanza, Maestri, scuole e scolari in Venezia fino al 1500, Venise, 1907, p. 278. La « carte de visite » du maître dans le manuscrit de Vienne : Cod. 12514, f. 100 ; cf. O. Pausch, Sprachbuch… p. 261-262. Pour l’analyse formelle de la langue bavaroise et de ses traits nurembergeois, Ibid., p. 89-95.
209 J. Gessler, Le Livre des Métiers… II, Gesprächbüchlein romanisch und flämisch, p. 5-8 : l’auteur prend l’exemple de la salutation matinale : « On dist en romans : “Comment vous est ?” Qui le diroit selonc les Almans ilh convendroit dire : “Comment est ilh aveuc vous ?” ».
210 C’est le cas du Vocabularius Ex quo, étudié par K. Grubmüller, Untersuchungen zur lateinisch-deutschen Vocabularen des Spätmittelalters, Munich, 1967 (Münchener Texte und Untersuchungen zur deutschen Literatur des Mittelalters, 17), p. 333 : c’est parce que les commentaires sur l’Écriture Sainte sont « précieux à comparer, nombreux et difficiles à interpréter » que l’auteur de ce lexique a classé les mots-clés par ordre alphabétique, en donnant la traduction allemande de chaque mot latin. Les plus anciens manuscrits du Vocabularius Ex Quo datent des années 1410-1420.
211 Par exemple,
Quando canta el girlingo chia rio signor mudar lo puo
ma quando canta el ferlingiulo bon o rio tiente a quello
(Vienne, 12514, f. 32’)
connu en Toscane sous la forme :
Quanto canta il Ghirlindô / Chi a cattivo padron mutar lo puô
Quando canta il Firinguello / Buono o cattivo, tien ti a quello.
Cf. G. Capponi, G. Giusti, Raccolta di proverbi toscani, Florence, 1903, p. 17. Ce proverbe de compagnons et de valets conseille de supporter en hiver les mauvais maîtres, et de n’en changer qu’à la belle saison, quand chante le coucou.
212 Les détails de topographie : la promenade du dimanche au Lido (f. 4), les tripots place St. Marc (f. 98’), l’auberge « al Cavaletto » (f. 25) ; la géographie de l’arrière-pays proche et lointain, qui a permis à O. Pausch, Sprachbuch... p. 59, de dresser une carte des références quotidiennes ; la connaissance précise du calendrier des fêtes vénitiennes (f. 4 et 5), du nom des saints populaires, des monnaies (f. 90), des manières de boire le malvoisie ou la « ribuola » (f. 88) etc.…
213 À la différence du commentaire de texte latin que le Vocabularius Ex quo se propose d’élucider. La destination du glossaire de 1424 et de ses successeurs ne faisait déjà pas de doute pour H. Simonsfeld, Italienisch-deutsche Reisesprachführer aus alter Zeit, dans Das Ausland, 66, 1893, p. 417-424, qui citait une phrase tirée du Nomenclator venetiano-teutonicus (Munich, Cod. ital. 362) : « ich hon hoffnung noch czu han grosser ere und nucz von der deuczen sproch dann von dem pesten erb das do hat mein vater » : l’apprentissage d’une langue étrangère, l’allemand, considéré au même titre que la plus belle part d’héritage.
214 f. 97, 98, 99‘ ; éd. O. Pausch, Sprachbuch... p. 257, 259, 261.
215 Cf. plus haut, p. 270.
216 Cf. plus haut, p. 388 et suiv.
217 L’une des séquences de conversation, qui met en scène un marchand allemand et un artisan vénitien est suivie (O. Pausch, Sprachbuch... p. 252, f. 93’) par ces trois vers : Explicit mercatum quod est scholaribus valde gratum / In quo utilissimum scripsimus theothonicum / Ad satisfaciendum precibus quorundam intimorum. Ce commentaire du copiste, qui pose la plume, prouve que la demande est vénitienne, qu’elle émane d’un cercle étroit lié à l’école et aux courtiers du Fondaco. Nous avons noté ailleurs l’italianisation du recrutement de ces courtiers, tel qu’il apparaît dans la liste complète des courtiers de 1412 ; l’apprentissage scolaire de l’allemand devient utilissimum.
218 Cf. P. Molmenti, La storia di Venezia nella vita privata, II, Venise, 1908, p. 270.
219 Cf. les analyses très précises de O. Pausch, Das Sprachbuch... p. 72 et suiv.
220 f. 100‘ ; o.c., p. 263.
221 « Der das geschribm hat der ist weiss und nicht ein tar. Er hacz gar wol besunnen er hacz gefunndn durch sich selber G.H. » ; o.c., p. 263 et pl. 13.
222 Que les enfants des princes électeurs apprennent, outre l’allemand, le tchèque et l’italien : Die Goldene Bulle. Das Reichsgesetz Königs Karl des IV. vom Jahre 1356, éd. W. Fritz, Weimar, 1978, p. 87.
223 Citons le cas du jeune Hans Holzschuher de Nuremberg, en apprentissage à Pilsen et écrivant en 1504 à son oncle Michael IV Behaim : « pit euch ir wolt meinem hern schreiben das er mich zu dem peheimischen schreiber lass, den ich lern nit vil in der schul, muss vil geld geben, ich hab al mein lebtag nie so vil zu geben in die schul als zu pilzn » : GNMN, Kupferstichkabinett, Behaimarchiv 102, I/XIa. La tradition se maintient au XVIe siècle : cf. Das Gesprächbuch des Andreas Klatovsky. Die deutschen Katechismen der böhmischen Brüder, éd. J. Müller, Berlin, 1887, p. 359-443.
224 Il s’agirait du prince Jean de Bavière, qui établit un glossaire de quatre langues en 85 folios. Cf. U. Israel, Mit fremden Zungen sprechen. Deutsche im spätmittelalterlichen Italien, dans Zeischrift für Geschichtswissenschaft, 48, 2000, p. 677-696 ; p. 684.
225 Bayrische Staatsbibliothek München, Cod. Ital. 312. Ce manuscrit grammatical (latin/allemand/italien) qui s’intitule compendium in usum tironis teutonici comporte une section française à partir du f. 182 : recueil de formules épistolaires, de mots d’excuse et de galanterie.
226 Mais il n’est pas exclu que le vocabulaire vénitien, qui comprend des termes propres à la langue de Vérone, dérive d’un manuel antérieur : en effet, la ville de Vérone a créé en 1407 une chaire publique de langue allemande ; le maître Georg de Venise aurait utilisé un lexique alphabétique en lui ajoutant la partie la plus originale de l’ouvrage, des conversations transformant un banal exercice de traduction en un jeu vivant d’équivalences. Cf. G.P. Marchi, L’orazione di Guarino alla « Domus mercatorum » e l’insegnamento della lingua tedesca a Verona nel Quattrocento, dans Annali della Facoltà di Economia e Commercio in Verona, III (1967/1968), p. 207 : le Conseil de la ville reçoit et valide une proposition, quantum foret expediens huic civitati Verone habito respectu ad trafficum et commercium quod habet questa civitas cum partibus Allamanie habere hic magistrum theotonicum qui sciret docere pueros linguam allamanicam et ad talem actum commemorato ibidem magistro Nicolao de (lacuna) theotonico qui in civitate Verone artem hujusmodi bene et utiliter consuevit exercere, datum fuit partitum ad ballotas et captum fuit etc. Sur les rapports commerciaux de Vérone avec le monde germanique, cf. E. Demo, « L’anima della città ». L’industria tessile a Verona e Vicenza (1400-1550), Studi di storia europea protomoderna, Milan, 2001, p. 231-250.
227 A. Mussafia, Beitrag zur Kunde norditalienischen Mundarten... p. 122 ; G. Holtus, W. Schweickard, Elemente gesprochener Sprache in einem venezianischen Text von 1424 : das italienisch-deutsches Sprachbuch von Georg von Nürnberg, dans Gesprochenes Italie-nisch in Geschichte und Gegenwart, éd. G. Holtus, E. Radtke, Tübingen, 1985 (Tübinger Beiträge zur Linguistik, 252), p. 354-376.
228 (A 1), f. 50‘ : « Io te daro el cholor biavo ai ochi
Ich wirt dir dez blaben zu den augen geben »
f. 5‘ : « El te puzai denti to te via
Dir stinskent di zeen huet dich naher »
f. 34 : « Ete chognosco ben malerba disse el trumbanto allortiga
Ich chenn dich wol pözz crawt sprach der arczt zu der nessel » (sur ce proverbe, cf. l’article approfondi de G. Tilander, El te chognosco ben, mal erba, disse el trumbante all’ortiga – proverbe italien, Studia neophilologica 28, 1956, p. 236-241).
f. 48’ : « darse dela neve » = « minnen »
f. 98 : « affar mio destro » = « mein gemach tün ».
229 Ibid., f. 100’ : « Ez ist gebonhait daz man albeg daz poz pelder lernt wenn daz guet = Ele usanza che simpara sempre la chativieria piu tosto chal ben ».
230 Introito e porta (C 1)... f. 31, cité par O. Pausch, o. c., p. 68.
231 (A 1), f. 11’ ; O. Pausch, o. c., p. 66.
232 O. Stolz, Die Ausbreitung des Deutschtums in Südtirol im Lichte der Urkunden, II, Munich, 1928, p. 247, cité par O. Pausch, Ibid., p. 66. U. Stromer, Püchel von meim geslecht und von abentewr, éd. Hegel, Nüremberg, 1862 (Die Chroniken der fränkischen Städte, I), p. 100 : « Item zu Jenw gibt man reiff von allem dem gut, daz man ausfürt ».
233 O. Pausch, o. c., p. 67.
234 À la différence, par exemple, du Vocabularium Ex Quo.
235 f. 7 et 7’ : les soies selon leur couleur, et selon le tissage ; f. 8 : la fourrure, que voici :
Cf. O. Pausch, o. c., p. 113-114 ; R. Delort, Le commerce des fourrures en Occident à la fin du Moyen Âge, Rome, 1978 (BEFAR, 236), I, p. 24 et suivantes : « Noms et aspects des fourrures médiévales ».
la peliza | = der pelcz | la fodra de bolpe | = die fuschein chursen |
le pelize | = die pelcz | la fodra dagnelo | = die lembrein chursen |
la fodra darmelin | = die armelein chursen | la fodra de lovo | = die bolffein chursen |
la fodra di dossi | = die ruckfechein chursen | la fodra de gata | = die chaczein chursen |
la fodra di vari | = die beizfechein chursen | la fodra dorsso | = die perein chursen |
la fodra di martori | = die madrein chursen | la fodra de lovo cervire | = die loczein chursen |
la fodra di schillati | = die aich hornein chursen | la fodra de foienj | = die puch medrein chursen |
la fodra di zybelin | = die zoblein chursen | la fodra de loura | = die odrein chursen |
la fodra de puiesse | = die eltesein chursen | fodra | = zeuch unter |
la fodra di giri | = die pilichein chursen | fodrare | = unter ziechen |
la fodra de chonilli | = die chun/i/glein chursen |
236 Sur le sujet, cf. U. Tucci, L’Ungheria e gli approvigionamenti veneziani di bovini del Cinquecento, dans Studia Humanitatis 2, Rapporti veneto-ungheresi all’epoca des Rinascimento, Budapest, 1975, p. 153-171 ; les travaux d’O. Pickl, en particulier, Die Auswirkungen der Türkenkriege auf den Handel zwischen Ungarn und Italien im 16. Jahrhundert, dans Die wirtschaftlichen Auswirkungen der Türkenkriege, Graz, 1971, p. 71-130 ; Routen, Umfang und Organisation des innereuropäischen Handels mit Schlachtvieh im 16. Jahrhundert, dans Festschrift Hermann Wiesflecker, Graz, 1973, p. 143-166, et Internationaler Ochsenhandel (1350-1750), dans Akten des 7th International Economic History Congress, Edinburgh, 1978, Stuttgart, 1979 (Beiträge zur Wirtschaftsgeschichte, 9).
237 Le développement sur les pierres part des pierres précieuses, une des spécialités du commerce vénitien ; puis viennent l’ambre, le cinabre et l’azur d’Outremer et d’Allemagne, puis le marbre : la logique de l’enchaînement conduit par la décoration à l’architecture ; d’où la maçonnerie, la charpente, la tour, le campanile ; cette image parfaitement vénitienne appelle les cloches qui résonnent le matin ; « in questo campanile se sona assai chanpane al maitino » (f. 17’, O. Pausch, o. c., p. 128).
C’est un bon exemple de la méthode du maître Georg. À propos de l’école (f. 20’, Ibid., p. 132), on ne pouvait à Venise éviter la confusion de vocabulaire entre l’établissement d’enseignement et la fraternité pieuse :
schuola = die schul
la schuola di batudi = die bruder schul Une rapide digression sur une institution que sa dénomination évoque à l’esprit.
238 (A 2), f. 63 : Questo leon sy slanza in la bandiera quando el vento sbusena der leb strebt im panier wenn der wind sewst.
Cité par O. Pausch, Ibid., p. 63.
239 Hôtel près du Rialto, tenu par des Allemands ; cf. p. 368.
240 Le témoignage de maître Georg va dans le sens des conclusions tirées par S. Chojnacki de ses recherches dans les archives judiciaires vénitiennes, Crime, Punishment and the Trecento Venetian State, dans Violence and Civil Disorder in Italian Cities, 1200-1500, éd. L. Martines, Berkeley, 1972.
241 Sur la consommation de la viande de porc salée et du saindoux à Venise en temps de crise, cf. Ph. Braunstein, Guerre, vivres et transports dans le haut-Frioul en 1381, dans Herbert Hassinger Festschrift, Innsbruck, 1977, p. 85-108, et Id., Pénurie et cherté à Venise pendant la guerre de Chioggia (1378-1380), dans Grazer Forschungen zur Wirtschafts- und Sozialgeschichte, III, 1978, p. 17-31.
242 Cf. les pages pénétrantes de P. Francastel, La figure et le lieu : l’ordre visuel du Quattrocento, Paris, 1967, p. 295-298.
243 f. 35‘-36‘, O. Pausch, Ibid., p. 156-158.
244 Cf. H. Krüger, Des Nürnberger Meisters Erhard Etzlaub älteste Strassenkarte von Deutschland, dans Jahrbuch für fränkische Landesforschung, 18, 1958.
245 Dans (B 1), à la question « d’où es-tu ? », le marchand allemand répond par l’un de ces noms de ville : « Ofen, Wlen. Prage. Küln. Nuivniberg. Augsbourg. Ulm, Straspuig ».
246 f. 37‘-41, O. Pausch, Ibid., p. 159-165.
247 f. 37 : « devoto = andechtig gotleich », « spirituale = geistlich »,
« sancto = heiligt », « el zoto = hinckat »,
« el guerzo = der schillinger », « tue zoto = du hinckcz »,
« lorbo = der plint », « estu orbo = pistu plint sichstu nicht »,
« va che te sia chavadi lochi = ge daz dir die augen berden aus gestochen »
Cette dernière phrase rappelle la distinction que font les règlements des « scuole » entre les aveugles naturels et les « zusticiadi ».
248 Au-delà, sans ordre apparent, les mots abstraits (qualités et défauts), les adjectifs et les verbes conjugués.
249 Yconomica... ; cf. plus haut, p. 462.
250 Ph. Braunstein, F. Franceschi, « Saperssi governar ». Pratica mercantile e arte di vivere, dans Il Rinascimento… p. 655-677, particulièrement p. 666-669.
251 À cette lignée se rattachent les dialogues marchands, par exemple les conversations en route, à l’auberge, au magasin, sur l’axe Nuremberg-Prague, du manuel publié par Andreas Klatovsky en 1540, à Prague et réédité une quinzaine de fois aux XVIe et XVIIe siècles ; cf. Das Gesprächbuch des Andreas Klatovsky, dans J. Müller, Die deutschen Katechismen der böhmischen Brüder, Berlin, 1887 (Monumenta Germaniae Paedagogica, IV), p. 359-443.
252 (B 2), f. 14 : sous le titre « Speciaria », figurent d’abord l’apothicaire et le médecin, comme dans les manuscrits (A 1) et (A 2), puis la série des épices et des drogues : le sucre, le poivre, le safran etc. puis la cire, la poix, le savon, l’alun, le vernis etc., puis les emplâtres, les essences, le thériaque etc.
f. 15’ : sous le titre « Capitaneo Podesta », fantassins, balestriers, tambours et fifres, podestat, juge, conseils, notaires, connétable, bourreau, prison, ceps etc.…
253 Extrait du Solenissimo Vochabuolista de 1479, cité par O. Pausch, o.c., p. 48.
254 Cf. plus haut, p. 461.
255 Ajoutons que pour des raisons de procédure devant des tribunaux allemands ou vénitiens, des pièces jointes aux dossiers en langue originale devaient être traduites. Le Conseil de Nuremberg s’excuse auprès des Consuls de Marchands de Venise de leur avoir adressé en allemand le texte du jugement rendu en faveur d’un Nurembergeois mis en cause à Venise par un de ses compatriotes, quia stilus et consuetudo ipsius judicii sic dictavit (Si I, n° 349, 1427/16/V). C’est aussi à Venise qu’est traduite la reconnaissance de dette de Hans Gruber et frères envers Jacomo Morosini, jointe à une lettre du Doge Cristoforo Moro au Conseil de Nuremberg : le courtier Antonio Zenta note en allemand qu’il a traduit le texte en italien : « Ich Antonni Zenta hab dise geschrifft aufgelegt zw Welsch » (Si I, n° 512, 1469/21/I m.v.).
256 Les comptes de Hilpolt Kress et la correspondance qui lui est adressée ; le testament de Franz Hirschvogel (Annexes, IV, 5) ; pour Georg Mendel, le rôle qu’il joue pour le compte de Gaspard d’Innsbruck, marchand au Fondaco, lorsqu’il prend en charge interpretationem et explicationem de theotonico in latinum S. Jacobi Gundesani mercatoris et habitantis Venetiarum in contrata S. Apollinaris (ASV, Canc. Inf. 74-75, Francesco degli Elmi, reg. 1439-1440, f. 194, 1440/16/VIII).
257 « Ich hon hoffnung noch czu han grosser ere und nuez von der deuczen sproch dann von dem pesten erb das do hat mein vater », cité par H. Simonsfeld, Italienisch-deutsche Reisesprachführer aus alter Zeit, dans Das Ausland, 66, 1893, p. 423. Le jeune Allemand en Bohême : « Ich möchte inn kurtzer Zeit behemisch lesen, schreiben und wol reden lernen ; derhalben hat mich auch mein Vater ins Behmerland gegeben, und legt grosz unkosten auff mich », Ein Büchlein in Behmischer und Deutscher Sprach, wie ein Behem Deutsch deszgleichen ein Deutscher Behemisch lesen, schreiben und reden lernen sol, Prague, 1595, cité par J. Müller, Die deutschen Katechismen der böhmischen Brüder, Berlin, 1887 (Monumenta Germaniae Paedagogica, IV), p. 361.
258 Cité par W. von Stromer, Die Handelsgesellschaft Gruber-Podmer-Stromer im 15. Jahrhundert, Nuremberg, 1963 (Nürnberger Forschungen, VII), p. 122 ; lettre de 1444/29/XI.
259 « Ich wüsste aus jener Zeit keinen nur halbwegs namhaften hiesigen Augsburger Kaufmann zu nennen, der nicht zunächst in Venedig seine Studien gemacht hätte » : Tagebuch des Lucas Rem aus den Jahren 1494-1541, Ein Beitrag zur Handelsgeschichte der Stadt Augsburg, éd. B. Greiff, Augsburg, 1861 (Jahresbericht des historischen Kreis-Vereins Schwaben-Neuburg, 26), p. 32.
260 Curieux épisode, rapporté comme suit : « capito stravestito misser Zanin Morexino, vestito a muodo di tauzelander, e con famiglia toesca, e sempre parlava per toesco, infingiendosi de non saver’ taliano ; ed era li venuto per venire possa a Padoa per spiare ció che faciva il segnore. Fu il dito conosuto e fu preso e menato a Padoa e pagó di taglia ducati MVC per lo so bello savere toeschare », Galeazzo e Bartolomeo Gatari, Cronaca Carrarese 1318-1407, éd. A. Medin et G. Tolomei, R.I.S. Muratori, XVII, 1, 1909, p. 193.
261 « Le miracle de la Sainte Croix », Venise, Académie.
262 Ch. A. Vulpius, Curiositäten… X, Weimar, 1823, VII : Ulrich Wirschung’s Ausfahrt nach Venedig in die fremde Welt, p. 543 : « Du bist ein Deutscher. Das sehe ich an deinem Anstand und an deinen feinen, ungezwungenen Bewegungen ». Le récit de Wirschung est daté de 1588.
263 Ph. Braunstein, F. Franceschi, « Saperssi governar ». Pratica mercantile e arte di vivere, dans Il Rinascimento… p. 655-677.
264 B. Cotrugli, Il libro dell’arte di mercatura, éd. U. Tucci, Venise, 1990, lib. III, cap. 17, p. 225 : « piacevole con ognuno, maxime in vendere et comprare ».
265 B. Cotrugli, Ibid. : « universale con ogni gente, sapere conversare et co’ grandi et co’ picholi ».
266 Fratris Felicis Fabri Tractatus de civitate Ulmensi, de eius origine, ordine, regimine, de civibus eius et statu, éd. G. Veesenmeyer, Tübingen, 1889, p. 121 : cum omnibus participat in nobilitate, divitiis cum superioribus, in laboribus vero et angustiis cum inferioribus…
267 B. Cotrugli, Ibid., lib. I, cap. 3, p. 144 : la conversation marchande doit être menée « con facundia e gravità » et la voix doit, selon les circonstances, être « acta, pietosa, superba, rimessa ».
268 Le « bocassin » peut désigner plusieurs types de produits : soit de la toile fine de lin ou de coton, soit une toile grossière et robuste, proche de la futaine. Ici, le prix indiqué, supérieur à celui de la futaine, peut laisser penser à une toile fine ; plus loin, dans le chapitre sur le « baratto », le « bocassin » est assimilé au « golchz », une toile de chanvre et coton fabriquée en Allemagne du Sud : il n’y a aucun intérêt à échanger l’un contre l’autre.
269 P. da Certaldo, Libro di buoni costumi, éd. A. Schiaffini, Florence 1945 ; L. B. Alberti, I libri della famiglia, éd. R. Romano et A. Tenenti, nouvelle éd. F. Furlan, Turin, 1994 ; J. Savary, Le Parfait Négociant, Paris, 1675.
270 B. Cotrugli, o. c., IV, 10, pp. 251-252 rappelle que « la mercatura vuole intellecti prospicaci, sangue vivo et chore animoso… »
271 J. Asthor, Pagamento in contanti e baratto el commercio italiano d’Oltremare (sec. XIV-XV), dans Storia d’Italia, Annali 6, Economia naturale, economia monetaria, Turin, 1983, p. 361-396.
272 ASV, Proc. S. Marco, Citra 115, comm. Francesco Giustinian (S. Moysè), fascicolo conti (1465-1472) ; Zibaldone da Canal, éd. A. Stussi, Venise, 1967 (Fonti per la Storia di Venezia, V, Fondi vari), p. 28 : l’exemple donné est celui du troc entre cire et étain.
273 ASV, Petizion, sentenze a giustizia, 51, 1429 : requête d’annulation d’une décision de justice qui rend le plaignant débiteur pour 25 miers de fer à 16 ducats le mier qu’il aurait eu « a barato » de vin : il a, dit-il, payé comptant : le « barato » n’était donc conçu que comme obligation à terme ? : Ibid., 22, 1429 : « Zuane Bancho » de Breslau avait envoyé à Michiel di Zuane des fourrures de vair que Michiel « doveva baratar in thaffata e pani de seda » ; il a vendu les fourrures, mais s’il y a procès, c’est parce qu’il n’a pas exécuté le contrat à temps (mercatum sive baratum : cf. Si I, 224). ASV, Proc. S. Marco Misti 73 : les commissaires de Piero Soranzo, mort en 1367, réclament à Hans Imhoff une somme pro sirico quod ab ipso habuerat deductis varis quos dederat nostro comesso ipso vivente : le terme dederat permet-il d’imaginer un « barato » ?
274 MCC, PD 911, f. 76 : comptes Francesco Contarini.
275 ASV, Misc. Di carte non appartenti ad alcun archivio, 7, lettere private di qualche interesse : Filippo Sanudo à Piero Zen (1489/29/XII).
276 Sanudo, Diarii, IV, 305 (1502/26/VIII) ; VIII, 87 (1509/14/IV) : « fu concluso il merchado de li diamante di Augustini dal Banco, qual è in man di capi di creditori… venduto al Focher todescho a barato di rami miera 500 in verga, che va zercha ducati 20 milia… Li rami è qui e ozi fonno pesadi ».
277 ASV, Proc. S. Marco Misti 91 A, fasc. V, comm. Paolo qd. Giustiniano Giustinian, reg., ff. 3, 5, 8, 9, 10,11, 12, 17, 18, 21, 27, 28, 32, 33.
278 ASV, Proc. S. Marco, Misti 43, fasc. XXIII, comm. Michiel Foscari, lettres de Zuan Chioza, 1491/14/III et 13/IV : après avoir écrit : « non so quando mai se vendera », il ajoute que désormais « convegnira a pagar i marcadanti a danari che dubito non vora plui alcun barati… ».
279 Ibid., ff. 164-167, 174-175, 190, 192 (1502/17/I, 1502/1/II, 1503/12/III, 1503/20/ III) : « mori se governa de precio per la quantità » ; « e se per chaxo I (Venier et Baxadona) vora zerchar ruina di rami vi prometto li rujnero loro et si faro el fatto mio perche metterole spezie a si altti prezi che I chonttadi non pora 1/3 de si chonttratar… perche ne fazo pocho chonto del suo ben e del suo mal… ».
280 Cf. E. Ashtor, Pagamento in contanti e baratto… p. 361-396.
281 BNM, Ital. VII, 2048 , Cronaca Morosina, cité par E. Ashtor, o.c., p. 373.
282 Cf. le tableau composé par E. Ashtor, o.c., p. 392, à partir des données fournies par Priuli et Sanudo ; les années considérées sont particulières, mais jamais les Vénitiens n’ont pu équilibrer à Alexandrie achats et ventes de marchandises.
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