Pour une lecture du tophet
p. VII-XII
Texte intégral
1 Dans quelques décennies, la question du tophet sera peut-être présentée aux étudiants comme un cas typique de dossier pour lequel les constructions idéologiques ont longtemps pris le pas sur une lecture scientifique des données, qu’elles soient littéraires, épigraphiques ou archéologiques. Et d’abord avec le choix conventionnel du mot hébreu tophet (tpṭ) qui n’est pas forcément le plus adapté ; nous ne savons probablement pas comment les Phéniciens et les Puniques appelaient le tophet.
2On connaît la thèse traditionnelle : les Carthaginois, et plus largement les Phéniciens et les Puniques, auraient sacrifié leurs premiers-nés sur des bûchers, et les tophets seraient les lieux sacrés où ces cruels rituels auraient été accomplis. Le lien, selon certains, pourrait être fait avec un rituel dénoncé dans l’Ancien Testament, en faveur du dieu Moloch. Cette thèse première a été nuancée ensuite, et le dieu Moloch remplacé par le rite MLK. Les sources classiques apporteraient par ailleurs un témoignage convergent sur ces pratiques.
3La responsabilité de la diffusion de cette lecture traditionnelle du tophet revient en partie à Flaubert et à son roman Salammbô (1862) mais pas seulement. L’opération de « déconstruction » des années 80 du siècle dernier a permis des progrès substantiels – et d’abord celui de mettre en discussion une « vérité académique » soi-disant établie ce qui est l’un des premiers objectifs des sciences humaines et sociales – mais les carences documentaires actuelles ne permettent pas d’arriver à des démonstrations irréfutables. À un moment où l’accès à de nombreux terrains d’étude est rendu incertain pour un temps indéterminé, il est bon de faire le point comme nous y invite le livre de Bruno D’Andrea, afin que les nouvelles générations puissent s’appuyer sur les quelques résultats obtenus par leurs prédécesseurs pour aller plus loin dans l’analyse scientifique. Et ceci à un moment où certains pensent pouvoir redonner vigueur et crédibilité à la thèse traditionnelle. Il reste fondamental de débattre de cette question qui est plus que jamais ouverte.
4Les idées de l’auteur de ces lignes sont connues de ceux (rares si on en croit les citations) qui ont lu l’Univers phénicien publié en 1989 avec Pierre Rouillard et Javier Teixidor et traduit en plusieurs langues, avec le chapitre concerné traduit en anglais deux années plus tard (in Berytus 1991). Les tirages postérieurs ont conservé le même texte. Je crois toujours à la définition que nous avons donnée alors, au terme d’une longue analyse : le tophet est « un cimetière d’enfants (…) mais aussi un lieu sacré » (p. 191 de l’édition de 1989) mais je vais tenter, comme le fait D’Andrea mais plus schématiquement que lui, de repartir des données. Car dans toute la bibliographie de ces dernières décennies il y a eu beaucoup trop d’a priori, pas assez de terrain et pas assez de multidisciplinarité. Tels sont mes trois messages.
5La déconstruction est partie des travaux publiés en 1981 et 1982 par Hélène Bénichou-Safar dont on ne dira jamais assez les mérites, elle qui n’a reçu aucune reconnaissance institutionnelle. Ses recherches ont montré que la question du sacrifice humain n’allait pas de soi malgré une approche très prudente de la savante qui s’appuyait en partie sur une thèse de doctorat de médecine (Richard 1961) montrant le désarroi des spécialistes chargés d’analyser les ossements des urnes du tophet de Carthage quand on leur disait que les archéologues avaient démontré (sic) que les enfants avaient été sacrifiés. Parallèlement des études sur les sources littéraires montraient que les choses n’étaient pas aussi simples que le voulait la thèse traditionnelle (Martelli 1981 ; Simonetti 1983). Ensuite, Sergio Ribichini (Ribichini 1987a ; 1987b), puis Moscati (Moscati 1987) ont montré leurs doutes, ce dernier revenant courageusement sur la position qui avait été la sienne (Moscati 1966). Au même moment (1986), nous rédigions le livre cité supra qui fut suggéré par Braudel en 1985 à l’un d’entre nous (P.R.) et qui eut une longue élaboration comme beaucoup de livres : il ne fut publié qu’en 1989. Nos doutes étaient exprimés à partir d’analyses indépendantes (contrairement à de rares allusions malveillantes) : nous commentions notamment une thèse de médecine, antérieure (Rohn 1950) et encore plus éloquente. En 1991 un travail conjoint de Moscati et Ribichini faisait provisoirement le bilan de cette phase (Moscati – Ribichini 1991).
6La recherche s’en est trouvée stimulée, et la bibliographie sur le tophet n’a cessé d’augmenter avec des affrontements rigoureux et parfois passionnés entre les tenants des diverses thèses mais aussi avec l’apparition d’études plus nuancées où les auteurs montraient leur perplexité et tentaient de renouer tous les fils de ce complexe dossier. On trouvera dans le livre de Bruno D’Andrea une analyse critique, au bon sens du terme, de toute cette évolution.
7Aujourd’hui la thèse du sacrifice humain est encore défendue avec conviction mais un point de consensus existe heureusement : les restes humains retrouvés dans le tophet appartiennent bien, dans leur quasi-totalité, à des enfants en bas-âge. La question des circonstances de leur mort reste ouverte.
8Pour progresser encore il est bon de prendre une certaine distance. Revenant pour la première fois depuis 1986 sur ce dossier je voudrais mettre en valeur quelques éléments qui, me semble-t-il, ont manqué à la recherche la plus récente.
9Le dossier du tophet montre la difficulté de progresser sans une approche transdisciplinaire. Non seulement par l’utilisation des données de l’anthropologie biologique (infra) mais aussi par un regard global sur le monde méditerranéen antique par-delà les spécialités académiques. Il est en effet singulier de noter qu’un « mur disciplinaire » semble dressé entre les données archéologiques puniques et celles qui concernent le monde classique (grec d’Occident notamment), et ce alors même que les données littéraires classiques sont au cœur de la réflexion des punicisants. Ceci vient en partie du fait que l’on considère trop souvent qu’il n’y a rien d’équivalent au tophet dans le monde classique ; ce qui est moins vrai que l’on ne le croit.
10En amont de toute interprétation, il est légitime et indispensable, ici comme ailleurs, de vouloir lire les faits archéologiques dans leur matérialité, indépendamment de tout conditionnement idéologique. Or que nous dit l’archéologie ? Qu’à proximité des habitats phéniciens puis puniques d’Occident, à Carthage comme à Motyé et dans les grands sites de Sardaigne (Nora, Tharros, Sulky notamment), il existait des lieux où étaient rassemblées des bétyles, des cippes ou des stèles – parfois inscrites – surmontant des urnes contenant des ossements brûlés de jeunes enfants et/ou de jeunes animaux, surtout des agneaux et des chevreaux ; avec, ici et là, des traces de dispositifs cultuels. Il n’y pas d’ossements d’adultes dans le tophet et il y a, dans d’autres secteurs, proches mais distincts, des nécropoles au sens habituel du terme. Les chronologies sont longues, depuis le VIIe siècle avant J.-C. jusqu’à l’époque romaine (D’Andrea 2014a) et il y a sans doute eu bien des évolutions dans un tel laps de temps.
11À partir de cette base factuelle s’est développée une querelle de mots : le tophet a-t-il été un « sanctuaire » ou une « nécropole » pour enfants ? Les partisans de la thèse du sacrifice humain n’acceptent pas de voir dans les aires où se trouvent les urnes et les stèles de « simples » nécropoles (« common necropolis »).
12L’apparition d’un tel vocabulaire met bien en évidence le malaise car les nécropoles sont tout sauf « simples »… : ce sont des lieux funéraires où des individus morts de mort naturelle (et donc non sacrifiés) ont été enterrés avec des rites complexes, au moment de la mise en terre et ensuite. Il est vrai que longtemps les nécropoles ont été considérées comme une simple réserve où l’on pouvait récupérer du mobilier. L’archéologie des nécropoles a fortement progressé depuis quelques décennies et nous savons aujourd’hui que ce sont des lieux où les traces de rituels sont nombreuses : mais longtemps les méthodes d’investigation n’ont pas permis de reconnaître ces traces. Désormais une archéologie du rite est possible (Archéologie du rite 2008) et la marge de progression est forte au point de remette en question beaucoup de points.
13Mais continuons à lire le terrain. L’espace du tophet, parfois limité par des murets de datation variable, est divisé en un certain nombre de petits secteurs dont nous ne connaissons évidemment pas le nom punique, équivalent à des enclos ou à des lots. Cet aspect est fondamental et a été peu documenté dans les fouilles anciennes (mais Cintas y insistait). Surtout il a été trop peu valorisé dans les fouilles récentes. Nous sommes toujours en manque de publications où urnes et stèles seraient publiées dans leur contexte et non en vrac ; où les contenus des urnes seraient également contextualisés ; où urnes et stèles seraient mises en relation entre elles et avec le contenu des urnes. Cette division de l’espace est le reflet de quelque chose qui nous échappe en termes de structure sociale de la communauté concernée mais qui est fondamental. Nous ne pouvons espérer comprendre le détail du fonctionnement du tophet sans cette micro-analyse topographique. Le tophet a d’abord besoin de contextes.
14Si on admet que les urnes contiennent des ossements humains (outre ceux d’animaux), on ne peut pas ne pas voir dans le tophet un lieu « funéraire » au sens premier et strict de ce terme. Et quand des vases ou des objets divers sont retrouvés dans l’urne avec les ossements humains, il est difficile de ne pas parler de « mobilier funéraire » (en italien « corredo »), un vocabulaire souvent absent de la bibliographie du tophet. Pourtant tout cela ne suffit en rien à trancher pour ou contre le sacrifice humain. La lecture archéologique montre que le point de départ est l’urne avec son contenu. La stèle vient après le rebouchage de la fosse créée pour la mise en place de l’urne ; probablement immédiatement après mais c’est à l’archéologie de le démontrer.
15La position – verticale ou non de l’urne – est fondamentale ; son mode de fermeture aussi, qui doit être mis en relation avec le contenu et la chronologie. Sur la base de mon expérience de terrain en Sicile, j’observe que, dans le tophet comme dans les nécropoles grecques contemporaines, il y a une attention au positionnement du récipient qui contient les ossements (inhumés chez les Grecs). Ce calage par les pierres montre une similitude du geste funéraire destiné, étant donné la typologie des urnes, à maintenir et à protéger le récipient. Rien de plus mais rien de moins.
16L’interprétation des pierres dressées, des cippes et stèles, fondamentale aussi, dépend d’abord d’un point de départ : doit-on relier automatiquement la stèle à l’urne ? Pour ma part je dis oui, mais je comprends que l’on puisse en douter. Je dis oui car pour moi la stèle est d’abord un signal qui indique la présence de l’urne. Elle n’est certes pas que cela… La stèle n’existe pas sans l’urne (comme l’urne n’existe pas sans son contenu). À l’époque romaine il peut y avoir des stèles seules mais nous ne sommes plus dans le cadre traditionnel du tophet mais dans des évolutions rituelles. Les stèles superficielles ont évidemment souffert du temps plus que les urnes enfouies : elles ont été déplacées, remployées… Les fouilles anciennes nous fournissent beaucoup de stèles mais peu de découvertes in situ. Le positionnement originel des superstructures funéraires – dans toutes les sociétés antiques – échappe souvent aux archéologues.
17Les stèles inscrites ne sont qu’une minorité des stèles, elles-mêmes beaucoup moins nombreuses (car moins conservées) que les urnes, mais leur importance est évidemment grande puisqu’elles donnent une indication supplémentaire, qui pourrait être décisive. L’absence de texte ne signifie pas absence de rituel mais le texte éclaire le rituel. L’inscription sur la stèle n’apporte pas, on le sait, la preuve du sacrifice humain mais seulement (et c’est beaucoup !) celle de l’existence d’un rite MLK avec deux mentions : soit un remerciement (le plus souvent) soit une requête ; le dieu de référence est Baal Hammon accompagné, à Carthage à partir du Ve siècle, par Tinnit, souvent mentionnée en premier ; la présence de ce couple divin est importante pour comprendre le rituel.
18L’étude du contenu des urnes a suscité de nombreux espoirs. Des résultats ont certes été atteints : les urnes contiennent – avec des proportions variables selon les lieux et les moments –, des fragments osseux brûlés d’enfants en bas-âge (surtout moins d’un an), ou des ossements également brûlés de jeunes animaux, ou alors les deux ensembles. Mais on a parfois oublié que l’anthropologie biologique est une science, pas une technique (une science qui a ses propres débats, ainsi sur la question des fœtus, question qui pour moi n’est pas décisive). Le travail des spécialistes doit être profondément coordonné avec celui des archéologues et ne pas avoir pour but de prouver le bien-fondé d’une thèse ou d’une autre. La fouille du contenu des urnes doit être réalisée peu après la fouille pour être certain que l’urne a toujours été manipulée avec précaution. Je n’ai pas le sentiment que cela ait toujours été le cas. Fondamental reste la stratigraphie du contenu des urnes, surtout de celles qui contiennent à la fois des restes humains et animaux.
19Restent deux questions : celle de la « saisonnalité » des dépositions et celle de leur éventuelle « sélection ». Pour les saisons, il faudrait beaucoup plus de données sérielles en paléobotanique que celles qui ont été rassemblées, avec mérite, à Tharros (Nisbet 1980 ; Fedele 1983) pour arriver à croire que les plantes utilisées dans les aires à crémation sont limitées à quelques-unes ; par ailleurs, que la saisonnalité concerne les animaux ne pose pas problème car pourrait expliquer ainsi, au moins partiellement, l’absence d’animaux dans certaines urnes. Pour la sélection, le débat n’est pas : s’il y a sélection il y a sacrifice humain, s’il n’y pas sélection il s’agit d’une simple (sic) nécropole. Il est pour moi probable voire certain qu’il y avait sélection mais selon des critères qui nous échappent encore : la poursuite de la fouille rigoureuse des nécropoles puniques y fera apparaître beaucoup plus d’enfants, y compris en bas-âge, que prévu. Alors pourquoi certains enfants dans le tophet et d’autres dans les nécropoles ? La réponse n’est pas à chercher dans le sacrifice humain mais dans le rituel et dans le statut social et la situation de la famille concernée.
20Affrontons à présent les données littéraires. Il importe d’abord de ne pas globaliser les sources bibliques et les sources classiques qui sont de nature diverse quoique toutes deux littéraires. La Bible n’est pas le récit ou le témoignage d’un auteur. Pour les sources bibliques, il y a 25 attestations dans l’Ancien Testament, avec plusieurs mentions du « passage par le feu » et une notation péjorative explicite. Cette documentation n’est pas à prendre à la légère mais son utilisation est particulièrement délicate et on ne peut traiter ces textes au premier degré (aucun texte ne peut d’ailleurs être traité ainsi) et sans prendre en considération tous les débats des études bibliques. Ce que je ne peux faire, et d’abord par incompétence. Toutefois les débats sur les conditions d’élaboration et les datations des textes bibliques ne peuvent être écartés. Sans parler de la question de leur transmission (infra). Les 25 attestations ne peuvent être traitées comme 25 occurrences indépendantes car cette indépendance doit être démontrée en amont. L’absence de données archéologiques au Proche-Orient est un lourd handicap mais ne prouve évidemment rien. Dans ce contexte, une seule certitude : il serait méthodologiquement infondé de relier les données bibliques aux données archéologiques occidentales, comme le souligne D’Andrea. Les Phéniciens de Tyr, au moment de la fondation de Carthage et des premiers dépostions dans son tophet, avaient-ils accès aux premiers écrits du texte biblique ? Rien n’est moins assuré et pourtant cet anneau serait indispensable pour établir un lien entre le texte biblique et les débuts du tophet de Carthage.
21Il n’en reste pas moins que le « passage par le feu » peut être considéré comme l’énonciation (éventuellement malveillante) de la crémation des jeunes enfants : l’utilisation d’un rituel funéraire inadapté à la petite enfance et dénoncé à des fins de propagande. Tel est aussi le point de départ de toute la propagande anti-carthaginoise : la crémation des enfants en bas-âge a choqué le monde classique qui les inhumait, d’où ces récits convergents et répétitifs avec des variantes qui, comme par hasard, émergent vers 310 avant J.-C. chez Clitarque, un érudit d’Alexandrie qui colporte des traditions populaires d’une manière peu fiable (selon Cicéron et Quintilien) à un moment où apparaissent des tensions entre la Syracuse d’Agathocle et Carthage.
22On peut penser que l’information en question a circulé entre les milieux érudits de Syracuse, d’Athènes et d’Alexandrie, peut-être par l’intermédiaire de Timée qu’Agathocle avait obligé à quitter Syracuse pour Athènes et qui était estimé à Alexandrie. De plus Clitarque et Timée se retrouvèrent tous deux en Grèce dans les années 310-308, moment propice pour des échanges de données. Précisément, on trouve – toujours chez Clitarque – le récit du rire sardonique, centré d’abord sur la Sardaigne et sur les vieillards (et non sur Carthage et les enfants) dans une fausse symétrie éclairante bien que les deux récits se soient contaminés ensuite ; ceci ayant pour base une allusion homérique au rire sardonique (Odyssée, XX, 301-302), mal comprise de Clitarque et probablement liée à des récits eubéens sur la Sardaigne recueillis dans l’Odyssée et transmis par Timée. Il est permis d’avoir de forts doutes sur la nature historique de ces deux ensembles de récits, jamais repris ni l’un ni l’autre par un historien de l’Antiquité, sauf évidemment par Diodore de Sicile dont l’orientation anti-carthaginoise est bien connue.
23Mais on peut aller encore au-delà et l’analyse du fonctionnement des milieux d’Alexandrie et d’Athènes à la fin du IVe siècle et au début du IIIe siècle est probablement nécessaire pour comprendre l’émergence de ces récits.
24La présence d’une forte diaspora juive à Alexandrie après la mort d’Alexandre puis le début de la traduction de la Bible en grec (les Septante) ne permet certes pas d’établir un lien entre les textes bibliques et les textes classiques mais une certaine attention est nécessaire face à nos lacunes documentaires. Rien dans les fragments de Clitarque ou de Timée ne permet d’avancer sur ce point mais la coïncidence donne à penser. Clitarque ne connaissait rien de l’Occident et devait probablement tout à Timée sur ce point, mais l’historien d’Alexandre était bien plus qualifié sur l’Orient. Il est en outre singulier que Théophraste, élève d’Aristote à Athènes mais surtout contemporain de Clitarque et de Timée, indiquât que les Hébreux étaient la première nation à avoir supprimé les sacrifices humains pour les remplacer par des sacrifices d’animaux (apud Porphyre, de abstinentia, II, 26), une bonne réputation rappelée par Tacite à propos de la prise de Jérusalem par Titus en 70 (Histoires, V, 5, 6).
25Le passage de Clitarque à Timée (ou de Timée à Clitarque ?) puis à Diodore, et de Diodore à Flaubert résume tout le parcours d’une polémique qui, au fil du temps, a été exploitée par tous ceux qui y avaient intérêt jusqu’à construire une tradition dont on ne peut aujourd’hui que mesurer les faiblesses. Le dossier littéraire ne peut donc pas être traité en alignant globalement les références littéraires, bibliques ou non, mais par une critique interne approfondie des conditions d’élaboration des récits, notamment dans l’Alexandrie de la diaspora juive.
26Bref rien n’est simple et il faut s’entendre : en soi le silence d’un auteur sur un sujet donné ne signifie rien (Xella 2013). Mais quand ce silence touche tous les auteurs d’une certaine période (le Ve siècle notamment) ou encore Polybe, précepteur de Scipion Emilien le vainqueur de Carthage en 146, lequel pleura sur la destruction de la ville selon Appien (CXXXII, 628) en exaltant les vertus de la grandeur carthaginoise comparée à celle d’Ilion, on peut y voir non une preuve mais un indice sérieux. On voit mal comment un rite cruel comme le sacrifice d’enfants n’aurait pas été exploité dans le contexte de la destruction de Carthage.
27Je passe ici à l’hypothèse de travail. Je pense pour ma part depuis longtemps que c’est la biologie de la femme qui donne une explication au moins partielle : on enterre un enfant mort de mort naturelle et on attend un nouvel enfant ; on interpelle, on implore la divinité à cet effet. Si la mère est déjà à nouveau enceinte, elle remercie (c’est souvent le cas), si elle ne l’est pas encore (plus rarement), elle sollicite. Il s’agit d’un éclairage, qui peut surprendre dans un premier temps, sur la condition de la femme punique. Réaction simple, humaine que l’on trouve dans toutes les sociétés préindustrielles comme meilleure réponse à ce drame sociétal que fut la mortalité infantile : la vie doit répondre à la mort, systématiquement. Quant à l’animal, il n’est pas une substitution : son sacrifice – car c’en est un comme le montrent les têtes des béliers égorgés sur les stèles – « accompagne » la demande d’un nouvel enfant. L’enfant mort et enterré ne joue aucun rôle direct dans cette demande des parents. Il n’est pas l’intercesseur. Il est un point de départ mais pas un passage. La stèle inscrite porte donc un message, qui ne serait pas funéraire mais d’espoir. Ici pourrait être l’originalité du monde phénico-punique par rapport au monde classique. Rien ne dit toutefois si les rituels classiques portaient aussi sur ce point mais ni les textes ni l’archéologie n’en parlent. Les prières ne laissent pas de trace matérielle pour l’archéologue. L’affection non plus et l’on aimerait en savoir plus sur la manière dont les familles affrontaient cette épreuve ; mais les mères carthaginoises des 300 enfants des meilleurs familles livrés en otages aux Romains qui hurlent leur douleur et s’arrachent les cheveux lors de la 3e guerre punique sont là pour nous rappeler que, à Carthage comme ailleurs, le sentiment maternel existait (Appien, LXXVI, 354 ; LXVII, 356-358 et XCI, 437). À la lecture du récit pathétique d’Appien, on a vraiment du mal à croire que ces mêmes mères, dans d’autres circonstances, sacrifiaient leurs enfants…
28Je ne prétends que l’on doive me suivre aveuglément. Mais pour progresser, il faut des hypothèses de travail (qui ne sont pas des affirmations idéologiques). Il reste encore bien des points d’ombre. Pourquoi les enfants sont-ils enterrés à part, et pourquoi certains enfants se retrouvent-ils dans les tombes d’adultes ? À cette question je réponds d’abord par une autre question : pourquoi dans les nécropoles grecques de Sicile contemporaines des tophets, certains enfants sont-ils enterrés avec les adultes, et d’autres entre eux dans de petits sarcophages qui excluent les adultes ? Je pourrais aussi formuler une autre hypothèse : les dépositions dans le tophet appartiennent à des familles qui sont en situation de demander un autre enfant ou d’en avoir un autre et la question des classes d’âge pourrait aussi entrer en jeu : les enfants des nécropoles puniques attestés jusqu’ici sont des enfants de plus d’un an mais les carences documentaires et la nature de données des anciennes fouilles enlèvent toute certitude. Il reste beaucoup à faire.
29C’est la famille qui est au centre du tophet sous le regard du couple divin qui, à Carthage, régule les naissances et les disparitions car ce couple passe pour savoir ce qui est bon pour la communauté. Ces familles, elles, sont puniques le plus souvent mais je crois pour ma part toujours qu’il y a des familles mixtes : ainsi s’expliquent les vases eubéens du mobilier de la « chapelle Cintas » ou l’urne pithécusaine de Sulky. Le tophet est une formidable occasion de regarder la société punique dans toute sa complexité.
30On est désormais loin du débat stérile, simpliste et trop formel entre sanctuaire et nécropole. Ces deux vocables d’ailleurs sont inadaptés et il faut repartir du rite MLK et de ses trois composantes indissociables : la mort et la crémation de l’enfant qui pouvait être vécue comme un sacrifice (sacrum facere) avec la perte de toute identité physique ou presque ; la demande ou le remerciement au dieu ou au couple divin ; le sacrifice sanglant d’accompagnement de l’animal. Le tophet échappe ainsi à toutes les définitions simples. Il est un espace défini, à la fois funéraire et sacré : funéraire en raison des restes d’un enfant mort ; sacré dans la mesure où il y a un dialogue avec la divinité comme le montre la stèle inscrite. Ce n’est ni un « sanctuaire » (notre mot moderne est peu adapté par son étymologie), ni évidemment un temenos (il y a incompatibilité entre le temenos grec – domaine « découpé » – et le funéraire) : on n’est pas chez les dieux même si les dieux écoutent ; ni une nécropole si on entend par là une ville des morts dans la mesure où on y demande la vie d’un autre enfant.
31L’avenir, on le voit, a besoin de fouilles de qualité : d’abord pour permettre d’obtenir une documentation sérielle qui est la base indispensable au travail de l’historien qui ne peut construire sur des cas isolés ; ensuite avec un examen en laboratoire du contenu des urnes car on sait depuis Orsi que les observations in situ, qu’il s’agisse d’inhumations ou de crémations, sont sujettes à caution. Et ceux d’entre nous qui ont une expérience directe du terrain le savent. Mais il faudra aussi des recherches de terrain qui permettront d’observer précisément, et au cas par cas, le lien stèle-urne, les dépositions antérieures partiellement détruites par les suivantes, le positionnement des mobiliers les plus ténus.
32Il faut partir du terrain et revenir au terrain. Il faut avoir des contextes. Il faut croiser les compétences et ne pas juxtaposer des travaux purement disciplinaires. Il faut éviter de demander aux anthropologues d’appuyer une thèse historique : les anthropologues ne sont pas des avocats et ne méritent pas d’être traités ainsi. Il n’y a plus de science auxiliaire.
33Le livre de Bruno D’Andrea est un pas significatif sur la route tracée par Pierre Cintas, Antonia Ciasca et tant d’autres.
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