Conclusion
p. 311-314
Texte intégral
1 Originellement, ce volume consacré à la vie et à l’œuvre scientifique de Franz Ehrle a été conçu, comme l’avait été avant lui le colloque dont il est issu, comme la suite logique, le complément et en quelque sorte le second volet d’un diptyque inauguré par celui qu’Andreas Sohn et moi-même venions de publier sur Heinrich Denifle. Non seulement en effet, le nom de Ehrle, ami et collaborateur de Denifle, apparaissait souvent dans les publications de ce dernier, mais notre travail sur la personnalité et la production historique du savant dominicain nous avait plus largement convaincus de l’intérêt qu’il pouvait y avoir à travailler sur une autre de ces grandes figures de l’érudition ecclésiastique de la fin du xixe siècle, dont l’influence a marqué jusqu’à nos jours toute l’historiographie religieuse et intellectuelle du Moyen Âge.
2Mais nous avons aussi rapidement compris que si Ehrle était, par certains côtés, inséparable de Denifle, il n’en était pas pour autant un simple alter ego. Sa vie, sa personnalité, son œuvre offraient à bien des égards une originalité profonde et c’est donc finalement avant tout pour lui-même que Franz Ehrle sera étudié et présenté ici, quoique évidemment toujours dans le contexte de son temps et en lien avec les hommes (dont Denifle) qui furent ses maîtres, ses amis, ses collaborateurs, ses inspirateurs ou ses contradicteurs.
3Le nom de Ehrle n’était certes pas inconnu des historiens de l’Église et de la culture médiévales qui n’ont jamais cessé d’utiliser largement ses écrits, et les grandes étapes d’une longue vie de près de 90 ans passée presque toute entière au service de l’Église et du Saint-Siège, n’étaient pas trop difficiles à repérer. Mais il valait la peine, nous a-t-il semblé, d’essayer de retrouver l’homme – le savant, le prêtre, le chrétien – qui se cachait derrière les titres d’une impressionnante bibliographie et les dates scandant l’ascension d’un cursus honorum impeccable. Nous ne prétendons d’ailleurs pas que l’on trouvera dans les études rassemblées ici la réponse à toutes les questions que peuvent poser aujourd’hui encore la vie et l’œuvre de Franz Ehrle, mais nous pensons avoir cependant réuni assez d’éléments pour faire sortir de l’ombre une grande figure de la vie religieuse et intellectuelle de son temps.
4 Peut-être tout n’a-t-il pas encore été dit, en particulier, sur ses origines, sa famille, sa naissance dans la petite bourgade d’Isny, les traditions religieuses encore vivantes dans son Wurtemberg natal dans les décennies précédant l’unité allemande, sa vocation religieuse ensuite et ses études, son entrée dans la Société de Jésus. Pourquoi avoir choisi cet ordre à qui il devra certes beaucoup mais dont, en tout cas dans ses travaux historiques, il ne suivra guère la tradition intellectuelle qui allait plutôt vers l’histoire moderne ou l’hagiographie de type bollandiste ?
5Quoi qu’il en soit, suivant les étapes de sa carrière, nous l’avons rapidement retrouvé à Rome et à la Bibliothèque Vaticane, qui sera le théâtre majeur de ses activités scientifiques. La Rome qu’il découvre alors était, au début des années 1880, la Rome ou, si l’on préfère, le Vatican du pape Léon XIII. Situation ambiguë : d’un côté, le lourd héritage de la papauté post-tridentine et post-révolutionnaire mais de l’autre, l’atmosphère stimulante d’aggiornamento culturel qui se développait autour du nouveau pontife, en réaction aux années pesantes de la fin du pontificat d’un Pie IX obsédé par les menaces de la « civilisation moderne » et traumatisé par la perte de l’indépendance politique.
6Toute la carrière – ou presque – de Franz Ehrle se déroulera dans ce contexte. Après le pontificat de Léon XIII, il devra s’accommoder du climat plus tendu qui caractérisera celui de Pie X, marqué par la réaction anti-moderniste. On peut imaginer qu’il fut plus à l’aise sous ses successeurs et en particulier sous Pie XI, dont il devait se sentir intellectuellement plus proche, ne serait-ce que par leur passé commun de bibliothécaire.
7C’est cependant du règne de Léon XIII que datent ses années les plus fécondes, celles où il a posé les jalons essentiel d’une œuvre qu’il poursuivra, à un rythme moins soutenu, jusque dans les années 1920. Cette œuvre s’oriente dans quatre directions majeures, larges mais cependant bien définies :
- l’histoire de la théologie scolastique, entre augustinisme et aristotélisme, à laquelle on peut rattacher son intérêt pour l’histoire des universités médiévales et en particulier des facultés de théologie,
- l’histoire de l’ordre franciscain, avec une attention particulière – et nécessairement une certaine sympathie – pour les courants « spirituels » dissidents et certaines figures un peu marginales comme celles de Pierre de Jean Olieu,
- l’histoire de la Bibliothèque pontificale (et autres collections constituées par les pontifes de la fin du Moyen Âge), histoire qui l’a d’autant plus retenu qu’il en était lui-même l’héritier direct comme préfet puis cardinal bibliothécaire et archiviste de l’Église romaine,
- l’histoire enfin de la papauté, des conciles et surtout du Grand Schisme, spécialement en sa phase ultime, autour de la personnalité puissante de Pedro de Luna / Benoît XIII.
8Ces divers volets de l’œuvre de Ehrle ont été soigneusement étudiés dans plusieurs contributions du présent volume. Il en ressort que si, sur certains points, ses positions peuvent apparaître aujourd’hui discutables ou dépassées, dans l’ensemble son œuvre continue à se recommander par sa solidité et sa cohérence.
9Franz Ehrle a donc incontestablement été un grand savant, à la fois très cultivé et très rigoureux dans ses méthodes, très attaché, bien dans l’esprit « positiviste » de son temps, aux documents dont lui-même a édité de manière impeccable un grand nombre d’inédits. Mais en même temps, il est évident que la science n’a certainement pas étouffé chez lui l’inquiétude religieuse. Comment un homme de foi, vivant au cœur même de l’institution ecclésiale, appartenant à un ordre toujours sensible aux sollicitations du présent, aurait-il pu ne pas sentir les implications théologiques, spirituelles et pastorales très actuelles des thèmes qu’il étudiait : la « question franciscaine », le problème de la pauvreté, les rapports de la foi et de la raison, les tensions entre l’autorité du pape et celle du concile ?
10La réponse – ou au moins une amorce de réponse – à cette question est sans doute à chercher dans une appréciation plus fine des rapports entre Ehrle lui-même et le contexte général de son temps, contexte aussi bien ecclésiastique que culturel ou politique. Il a évidemment été sensible aux variations du climat religieux et intellectuel imposées au Vatican par la personnalité des papes successifs, de Léon XIII à Pie XI, ce qui ne veut pas dire qu’il se soit rallié docilement aux orientations éventuellement divergentes de chacun ; il avait une personnalité trop affirmée et une intelligence assez en éveil pour garder une certaine indépendance de pensée, sinon d’attitude. Il n’a certainement pas échappé non plus à l’impact de la situation politique de son temps. Comme tous les dignitaires ecclésiastiques romains, il devait évidemment se préoccuper de la « question romaine » qui obsédera la Curie de 1870 jusqu’aux accords du Latran. Rien ne prouve qu’il ait partagé la francophilie affichée de son ami Denifle (même s’il savait parfaitement le français, fut lié à Léopold Delisle et devint, lui aussi, en 1907 correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres) ni ait par suite vécu douloureusement comme lui la marche inéluctable vers la séparation de l’Église et de l’État en 1905. En revanche, il devait être attentif aux soubresauts de l’histoire allemande : le « Kulturkampf » à la fin du xixe siècle, la Grande Guerre pendant laquelle il revint d’ailleurs en Allemagne et prit la direction de la revue jésuite Stimmen der Zeit, la république de Weimar et enfin la montée du national-socialisme dont il put suivre les premières étapes. Son attachement à l’Allemagne et au catholicisme allemand sont incontestables, comme en témoignent ses liens avec la Görres Gesellschaft et sa sollicitude à l’endroit de la communauté des jeunes prêtres allemands formés à Rome qu’il manifesta en tant que cardinal protecteur du Campo Santo Teutonico. Accessoirement, c’était aussi un bon connaisseur du monde britannique où il avait vécu dans sa jeunesse.
11Ceci dit, son milieu de vie le plus constant, celui où il travailla pendant des décennies, exerça les responsabilités les plus directes et noua les contacts les plus étroits et les amitiés les plus durables, fut évidemment celui de la Bibliothèque vaticane. Il fut à coup sûr un bibliothécaire non seulement consciencieux, mais rigoureux, efficace, innovateur quand il le fallait. Il avait le sens du travail en équipe et entretenait des liens cordiaux avec les scriptores. Sa collaboration avec Heinrich Denifle fut, on l’a vu, étroite et confiante, celle avec Giovanni Mercati parfois plus tendue, mais également constante.
12Reste à dire un mot de Franz Ehrle cardinal. Certes, il accéda assez tard à la pourpre, à l’âge de 77 ans ; bénéficiant d’une bonne santé, il resta cependant en fonction douze ans et fut un cardinal actif. Son passé et sa personnalité le portèrent davantage, sans nul doute, vers les missions intellectuelles, culturelles ou liturgiques dévolues au Sacré Collège plutôt que vers les tâches politiques ou diplomatiques. Il n’eut évidemment pas le rôle de premier plan du cardinal Gasparri ou d’un Eugenio Pacelli, le futur Pie XII, mais il ne fut pas forcément pour autant une figure effacée, d’autant que, on l’a dit, il devait être intellectuellement et moralement assez proche du pape Pie XI.
13Au total, le présent volume n’offre certainement pas une étude exhaustive de la pensée et de l’œuvre de Franz Ehrle, mais on peut espérer qu’il aura contribué à donner quelque épaisseur humaine à une grande figure qui pouvait apparaître, par le fait même, un peu figée et désincarnée ; qu’il aura permis de deviner, derrière le savant et le dignitaire de Curie, le tempérament vigoureux et la foi vive, peut-être même la dévotion parfois naïve, de l’homme et du chrétien. Et c’est au bout du compte un portrait somme toute équilibré qui se dessine : moins impatient et intransigeant que Denifle, moins déchiré que Mercati, Franz Ehrle semble avoir été un homme en définitive plutôt optimiste et serein, aux convictions religieuses peut-être assez traditionnelles mais solides, un travailleur infatigable, à la fois historien brillant et chercheur rigoureux, un savant qui n’a pas toujours échappé aux préjugés de son temps mais qui a finalement su, selon l’idéal de son mentor Léon XIII, concilier science et Évangile, histoire et vérité, foi et raison.
Auteur
Professor em. Dr. Jacques Verger, Universität Paris IV-Sorbonne, Mitglied der Académie des Inscriptions et Belles-Lettres – Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur émérite à l’Université Paris IV-Sorbonne.
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