Les papes de Franz Ehrle
La promotion des études historiques, de Léon XIII à Pie XI
p. 73-90
Résumé
Léon XIII veut renouveler la société chrétienne, croit dans les ressources intellectuelles de l’Église et prend en compte l’évolution des sciences. Il ouvre les Archives secrètes et la Bibliothèque apostolique aux chercheurs. Franz Ehrle commence alors à jouer un rôle déterminant dans le rayonnement international de la Bibliothèque. Le pontificat de Pie X, marqué par la lutte contre le modernisme, profite cependant aux sciences historiques. Le pape appelle à Rome Pio Paschini. Peu à peu, disparaît le caractère apologétique d’une certaine historiographie ecclésiastique, grâce à une méthode de recherche plus positive. Avec le pontificat de Benoît XV, se produit un changement d’atmosphère. Des historiens condamnés sous le pontificat précédent retrouvent leur place. Pie XI crée la Faculté d’histoire ecclésiastique de la Grégorienne, instaure l’Office historique de la Congrégation des Rites pour les causes de canonisation. Il nomme Ehrle cardinal archiviste et bibliothécaire de la Sainte Église Romaine.
Leo XIII wishes to renew Christian society, believing in Church’s intellectual resources and considering the evolution of sciences. The pope opens the Vatican Secret Archives and the Vatican Apostolic Library to researchers. So, Franz Ehrle begins to play a decisive role in the growing international reputation of the Library. The pontificate of Pius X, marked by the struggle against modernism, however, makes use of the historical sciences. The pope called to Rome Pius Paschini. Gradually, apologetic nature of certain ecclesiastical historiography disappears, thanks to a research method focused on the sources. Under the pontificate of Benedict XV, there is a change of cultural climate. Historians, condemned under the previous pontificate, find their place. Pius XI creates the Faculty of Ecclesiastical History at the Gregorian University, establishing the Historical Office of the Congregation of Rites for the causes of canonization. He, finally, nominates Ehrle as Cardinal Archivist and Librarian of the Holy Roman Church.
Texte intégral
1 Évoquer la mémoire du cardinal Franz Ehrle, c’est rappeler à notre souvenir une longue et complexe période de l’histoire contemporaine de l’Église catholique, de Léon XIII à Pie XI en passant par les pontificats de Pie X et Benoît XV. C’est prendre en compte une époque particulièrement marquée par des antagonismes qu’avec le recul nous jugeons peut-être trop sévèrement comme stériles, inutiles, voire préjudiciables à l’accomplissement de la mission de l’Église, car celle-ci implique une attention à toutes les personnes sans faire acception de leurs connotations religieuses ou culturelles.
Léon XIII, le monde moderne et les sciences historiques
2La suspicion et les condamnations qui marquèrent une bonne partie des relations entre l’Église et le monde « moderne » au XIXe siècle, apparurent, avec l’accession de Léon XIII au Souverain Pontificat, comme une attitude de plus en plus difficile à tenir. Le refus de la « modernité » avait provoqué dans l’Église une sorte de repli sur soi dont les conséquences se traduisirent par une certaine torpeur en contraste avec la vitalité des siècles précédents, par des positions étroitement apologétiques, dont l’effet le plus évident fut l’exclusion de l’Église de l’élite scientifique et culturelle de l’époque.
3Loin de favoriser une évolution de la part de la papauté et de l’Église dans son ensemble, le divorce politique engendré par la perte du pouvoir temporel du pape avait suscité des attaques féroces contre la papauté et contre la religion, provoquant une acre polémique dont les effets se firent sentir eux aussi dans la sphère culturelle, et nourrissait l’attitude apologétique comme l’art de la controverse dans le camp ecclésiastique, en opposition aux forces laïcistes et anticléricales. Les tensions qui accompagnèrent le Risorgimento et les tendances des premiers gouvernements de l’Italie unifiée, eurent d’importantes conséquences dans les domaines culturels et académiques, avec pour effet de promouvoir une politique de total ostracisme de la composante culturelle ecclésiastique, comme en témoigne la suppression des facultés de théologie existant dans les universités d’État, en application de la loi 1251 du 26 janvier 18731.
4Si les causes qui déterminèrent la condition d’immobilisme et d’isolement de la culture ecclésiastique peuvent être expliquées par les circonstances politiques, sociales et religieuses du XIXe siècle, les mutations observées durant le pontificat de Léon XIII peuvent s’expliquer, d’une part, par la sensibilité personnelle du pape pour les questions culturelles ou par sa volonté de conduire un profond renouvellement chrétien de la société2 en faisant appel aux ressources intellectuelles de l’Église et, d’autre part, par l’évolution de la science, des conceptions scientifiques et philosophiques et par l’évolution de la situation politique après 1870.
5La reprise du dialogue et d’une saine confrontation avec le monde scientifique et avec les nouvelles questions soulevées par les nouvelles découvertes, bénéficia d’un climat plus serein, plus tolérant, en somme plus favorable, même s’il convient de relever la présence agissante et permanente, dans le clergé, de préoccupations relatives à la sauvegarde de la « tradition » et de l’orthodoxie de la doctrine, qui se traduisaient souvent par une opposition abrupte aux nouvelles méthodes de la science.
6Désormais privée de tout pouvoir temporel, la Rome pontificale allait accentuer et développer considérablement son élan universel, dans une perspective supranationale, qui allait la rendre davantage apte à engager – en dépit de fortes résistances de part et d’autre – un véritable dialogue avec les aspirations de la science et de la culture. Ainsi ouverte, la Rome chrétienne allait, durant le pontificat de Léon XIII, redevenir un point de rencontre de la culture, de la science et des arts, et développer ses capacités de rayonnement universel.
7Léon XIII offrit une contribution personnelle à cette évolution, notamment avec la publication de l’encyclique Aeterni Patris du 4 août 1879, appuyant fortement le thomisme déjà en pleine expansion, notamment en Italie, sous le pontificat de Pie IX. Léon XIII visait à trouver une solution aux problèmes qui obscurcissaient les relations entre l’Église et la société moderne, et reconnaissait à la synthèse thomiste3 la capacité de correspondre à ces exigences de cohérence logique.
8Bien que diversement reçue, l’encyclique contribua à redonner une certaine vitalité à la dialectique entre les hommes de culture, en les stimulant à la recherche, à la réflexion et à la confrontation.
9C’est dans ce contexte qu’il convient de situer l’œuvre entreprise et réalisée par Léon XIII en faveur des sciences historiques. Son attention fut attirée par l’histoire considérée en premier lieu comme l’histoire de la civilisation, au cours de dix-neuf siècles de christianisme. Léon XIII considérait sa responsabilité sous deux aspects : les papes n’ont pas seulement « fait l’histoire », ils sont aussi les « gardiens » des archives vaticanes, un des joyaux des trésors historiques de l’humanité, trésor inexploré pendant de longs siècles. Conscient des devoirs que lui imposait cette réalité, Léon XIII réfléchit au moyen de favoriser la science historique. Il fit un premier pas entre 1879 et 1880, en ouvrant, de fait, les Archives vaticanes aux chercheurs4. Puis, il partagea ses réflexions avec les cardinaux Antonino de Luca, vice-chancelier, Giovanni Battista Pitra, archiviste, et Joseph Hergenroether, bibliothécaire, auxquels il envoya la lettre Saepenumero considerantes5, du 18 août 1883, pour leur faire part de ses intentions à ce sujet.
10Ne nous y trompons pas, le point de départ des décisions de Léon XIII n’a rien d’idyllique. Il constate la distorsion de l’histoire utilisée pour attaquer la papauté ; les archives de l’Église et ses monuments sont à même d’en assurer la défense. Face à une conspiration contre la vérité historique, faisant silence sur les entreprises louables et exagérant les aspects négatifs de la vie des clercs et de l’Église, à la diffusion d’accusations injustes et de suspicions incontrôlées, Léon XIII dénonce la négation de la vérité et la volonté de mentir même face à l’évidence, en visant notamment des Italiens qui se considèrent comme catholiques mais sont, selon lui, vivement hostiles à la papauté. Son plus grand regret est de constater que, dans cette stratégie contre l’Église, l’histoire soit assujettie à la politique, au détriment de l’enquête historique, qui voyait ainsi dénaturé son but essentiel de recherche de la vérité, à la seule fin de convaincre le peuple italien du grave tort porté par le pouvoir temporel des papes à l’intégrité et à la grandeur de l’Italie.
11Toutefois, dans la dernière partie du XIXe siècle, dans la perspective d’un pape prisonnier du Vatican, l’histoire, et singulièrement l’histoire de l’Église, apparaissait comme un champ de bataille, un lieu d’affrontements issus de la réalisation de l’unité italienne et de multiples problèmes d’ordre politique, diplomatique, ecclésiastique réunis sous l’appellation de « Question romaine ». C’est cette mémoire blessée que Léon XIII6 exprimait en ces termes dans sa lettre sur les études historiques Saepenumero considerantes, de l’été 1883 : « Nous n’avons pu fréquemment considérer quels artifices inspirent le plus de confiance à ceux qui s’efforcent de rendre suspectes et odieuses l’Église et la Papauté, sans reconnaître, qu’avec beaucoup de force et de perfidie ils s’attaquaient à l’histoire du christianisme, et surtout à la partie de cette histoire qui embrasse les actes des Pontifes romains dans leur liaison avec les destinées de l’Italie »7.
12Léon XIII était convaincu de l’utilité de rechercher la vérité à travers la libre étude des sources historiques, car la vérité, historiquement attestée, aurait rendu justice à l’Église, pour les infamies injustement lancées contre elle. Il affirmait sa pleine confiance dans la vérité établie à travers le labeur de la recherche historique.
13Pendant les années suivantes, le pape ne cessa de travailler à la réalisation de ses plans pour le relèvement des études historiques et l’on peut mesurer aujourd’hui la portée de sa décision d’ouvrir aux chercheurs les Archives secrètes et la Bibliothèque apostolique du Vatican, surtout par comparaison avec les précédents refus opposés aux demandes de consultation. Non seulement cette ouverture contribua à élever le niveau des recherches historiques, mais encore elle fut la cause d’un enrichissement considérable de Rome où furent créés de nombreux instituts historiques nationaux ou privés, fondés pour favoriser les recherches et les travaux sur ce patrimoine documentaire et bibliographique resté inaccessible pendant des siècles, et dont la recherche historique allait tirer le plus grand profit8.
14Léon XIII mit tout en œuvre pour justifier cette parole qu’il adressa, le 24 février 1884 au Cercle allemand d’histoire : « Puisez le plus possible aux sources. C’est pour cela que je vous ouvre les archives du Vatican. Nous ne craignons pas d’y porter la lumière : Non abbiamo paura della pubblicità dei documenti »9.
15En 1890, six ans après l’ouverture des archives vaticanes, les protestants allemands eux-mêmes rendaient hommage, en ces termes, à l’initiative de Léon XIII :
Depuis six ans, le Pape a ouvert les archives vaticanes aux lettrés de tous les États et de toutes les confessions religieuses avec une complaisance qu’on ne rencontre guère dans les Archives de l’Europe. C’est cette mesure qui motiva l’établissement d’un institut historique à Rome, fondé et entretenu par le gouvernement prussien, afin qu’un certain nombre d’étudiants allemands puissent profiter de la façon la plus large des trésors cachés dans les archives vaticanes […]. La bienveillance à l’égard des savants allemands et l’encouragement accordé à leurs travaux scientifiques sont devenus comme une règle de l’administration des archives10.
16C’est dans ce contexte que le Père Denifle, dominicain et sous-archiviste du Saint-Siège, fut élu membre de l’Académie des Sciences de Berlin.
17Encouragé par l’accueil enthousiaste réservé à l’ouverture des archives, Léon XIII fit aménager sous le Salone Sistino un espace de mille mètres carrés avec deux nouvelles salles de consultation, la Leonina et la Leonina minore, qui furent décorées « à la manière des Zuccari » par Ettore Cretoni, Giuseppe Aloisi et Tito Troia. Cette bibliothèque de consultation, ouverte en octobre 1892, comptait à l’origine 30 000 volumes.
18L’émulation internationale fut telle que de nombreux pays commencèrent à envoyer à la Bibliothèque vaticane d’importantes collections.
19Léon XIII, au reste, ne se borna pas à ouvrir les archives et à en faciliter l’accès. Il travailla également au progrès des sciences historiques en faisant publier de précieuses éditions, telles celles des Regesta Pontificum et l’édition phototypique11 du célèbre Codex vaticanus du Nouveau testament grec, de 1209, grâce au concours du savant père basilien Cozza-Luzzi, alors vice-bibliothécaire.
20Si la lettre Saepenumero considerantes n’atteignit guère les historiens, car elle fut diffusée seulement dans le Corps diplomatique et dans les nonciatures, Léon XIII n’en voulait pas moins élaborer un programme précis de travail. Après la mort du cardinal de Luca, le 28 décembre 1883, le pape accueillit les propositions de Mgr Luigi Galimberti, professeur d’histoire de l’Église au Séminaire Romain et à Propaganda Fide, et décida d’ajouter aux cardinaux Pitra e Hergenröther, deux autres cardinaux, Domenico Bartolini, président de l’Académie de Religion Catholique12, et Lucido Maria Parocchi13, fondateur de la revue milanaise La Scuola Cattolica. C’est ainsi que s’établit, sans date officielle ni notification officielle, la Commission cardinalice pour les études historiques, qui décida de lancer les travaux en vue de la publication des registres pontificaux, à partir du pontificat de Clément V. Parmi les autres activités possibles, la Commission relevait la continuation des Annales de Baronius, pour une histoire de la papauté en Italie, l’histoire du procès de Galilée, ou encore l’histoire des contributions de la papauté à la jurisprudence. Les cardinaux souhaitaient, dans une optique scientifico-populaire, que ces initiatives contribuent à dénoncer les accusations mensongères lancées contre les papes, en proposant une exposition documentée des hauts faits des pontifes romains. Ces travaux auraient servi de sources à d’autres publications comme les manuels scolaires et les livres de vulgarisation, dont le but aurait été d’apporter un nouvel éclairage sur les thèmes controversés de l’historiographie ecclésiastique. Dans ce contexte, on recommandait la diffusion de revues d’histoire avec cette mission de divulgation.
21La Commission cardinalice, créée par Léon XIII pour étudier les questions historiques, envoya une lettre circulaire aux épiscopats d’Italie, d’Allemagne, de France, et au cardinal Manning pour l’Angleterre, invitant les historiens, clercs et laïcs, à collaborer avec elle, mais les réponses furent décevantes, surtout par la piètre qualité des personnes suggérées par les évêques. En fait, le bénéfice de ces initiatives est dû à un nombre assez réduit de jeunes chercheurs qui accomplirent un travail de recherches et de publications de sources dont leurs successeurs purent se prévaloir pour élaborer une vision plus sereine et plus objective de l’histoire médiévale et moderne.
22C’est le 15 janvier 1884, que Léon XIII participa personnellement aux travaux de la Commission cardinalice qui prit une décision particulièrement importante, celle de créer une école de paléographie auprès des Archives vaticanes. Pour permettre le progrès des sciences historiques, il était nécessaire de permettre non seulement l’accès direct aux sources, mais aussi leur lecture et leur compréhension, ce qui, à la fin du XIXe siècle, ne revêtait plus l’évidence des siècles passés. Au cours de la même réunion, fut décidée l’impression du règlement des Archives vaticanes, revu et publié au mois de mai 1884.
23Lors de sa réunion du 5 février 1884, la dernière en fait, la Commission cardinalice approuva la venue à Rome de huit chercheurs14, qui auraient reçu leurs instructions directement du pape. Ils auraient dû, selon Mgr Maccarrone, poser les bases d’un institut historique pontifical, mais il n’en fut pas ainsi et, suite à la démission du cardinal Pitra, la Commission fut réduite à une complète inertie.
24Dix ans plus tard, en 1894, le pape décida de donner à cette Commission un nouvel instrument en fondant une revue d’histoire de l’Église, à laquelle auraient collaboré les chercheurs qui à Rome et en Italie disposaient, de façon privilégiée, d’archives et de bibliothèques.
25Léon XIII choisit Isidoro Carini et ce dernier envoya, le 24 décembre 1894, à de nombreux chercheurs établis à Rome et en Italie, le programme de la Rivista di Scienze Ecclesiastiche. La mort inopinée de Mgr Carini, le 25 janvier 1895, entraîna avec lui dans la tombe la revue qui n’avait pas encore vu le jour.
26Les projets de Léon XIII s’évanouirent peu à peu au cours des dernières années de son pontificat, d’autant plus que de nouvelles préoccupations se faisaient jour dans le monde de l’exégèse catholique. Celle-ci, délaissant les méthodes traditionnelles, faisait de plus en plus siens les principes de la méthode historico-critique. Une fois encore, les relations entre l’Église et la « modernité » allaient connaître une phase aigüe : Léon XIII procéda à la condamnation de l’américanisme et des théories évolutionnistes, ainsi que du courant de pensée qui allait se diffusant en Allemagne, le Reformkatholizismus.
27Si certains projets de Léon XIII ne purent aboutir à cause d’un concours de circonstances, le pape parvint cependant à réaliser les buts auxquels il tenait par-dessus tout, notamment la publication d’œuvres historiques de grande portée. Ce qu’il ne put réaliser avec la Commission cardinalice, il le réalisa partiellement avec le P. Franz Ehrle qu’il nomma préfet de la Bibliothèque vaticane en 1895.
28En 1906, Mgr de T’Serclaes pouvait reproduire, dans le tome troisième de son ouvrage sur Léon XIII, l’appréciation du Dr Ernst Steinmann15 parue dans la Kunstchronik, sur l’activité scientifique du Vatican :
L’esprit vraiment élevé avec lequel cette bibliothèque est administrée sous la direction du préfet actuel, le P. Ehrle, a été loué à plusieurs reprises et reconnu par tous avec gratitude. On trouverait difficilement en Europe une bibliothèque publique qui ouvre ses trésors avec autant de libéralité aux hommes d’études. On connaît moins le programme scientifique que s’est proposé son directeur et qu’il a déjà rempli en partie. Le P. Ehrle s’était signalé, il y a quelques années, par la somptueuse édition de l’Appartamento Borgiano. Il prépare l’histoire du palais du Vatican, magnifique sujet, intéressant au-delà de toute expression. On travaille en outre à la publication des manuscrits et miniatures inaugurée par la splendide édition des trois codices mexicains de la Vaticane. […] Dès l’année 1899, dans le premier volume des Codices e Vaticanis selecti, le P. Ehrle a publié en son entier le Codex vaticanus de Virgile avec des phototypies. Le Codex romanus, le plus célèbre et le plus beau des quatre manuscrits virgiliens que le Vatican possède, a paru aussi. Pour l’année prochaine, le préfet de la Vaticane compte publier les palimpsestes de Cicéron, De republica, des lettres de Fronton, et avant cela le fameux rouleau de Josué. Paraîtront ensuite les miniatures du Pontificale du cardinal Ottoboni, celles de Térence, et du Ménologe de l’empereur Basile II. [… ]16
29Apprécié dans nombre de pays, le P. Ehrle se vit conférer, en 1899, le doctorat honoris causa de l’université d’Oxford. Dans sa personne, précisait l’université, celle-ci entendait rendre un vibrant hommage à Léon XIII et lui témoigner sa reconnaissance pour la large hospitalité accordée dans la bibliothèque vaticane à tous les savants, sans acception de personne ou de nationalité. « C’était peut-être la première fois, depuis la Réforme, qu’un prêtre catholique était l’objet d’une pareille distinction et que le nom du Souverain Pontife était prononcé avec éloge et gratitude devant l’Université rassemblée »17.
30À l’instigation du P. Ehrle, Saint-Gall accueillit en 1898 la Conférence internationale pour la conservation des manuscrits. Treize États européens répondirent à l’appel du préfet de la Vaticane, mais l’Italie, réfractaire à toute initiative internationale du Saint-Siège, ne se fit pas représenter à cette rencontre qui traita de la restauration des anciens codices atteints de corrosion, de celle des palimpsestes détériorés, et de la restauration des manuscrits en papier. La conférence émit des vœux pour la compilation d’un catalogue des codices les plus anciens, pour leur photogravure, pour l’adoption des méthodes de restauration les moins compromettantes en attendant des procédés sûrs. Enfin, on nomma une commission permanente pour la recherche de ces procédés et pour la réalisation pratique des desiderata de la conférence.
31Enfin, le 4 mai 1902, Léon XIII accorda une audience aux directeurs et aux membres des instituts historiques de Rome, ultime témoignage de son attachement au développement des sciences historiques.
Pie X : répression du modernisme et timide ouverture aux sciences historiques
32Giampaolo Romanato introduit en ces termes la question du modernisme dans sa récente biographie de Pie X :
Jusqu’ici, (nous avons vu) le Pie X des réformes et de la reconstruction de l’Église, qui a laissé un souvenir durable. Mais il y a un second Pie X qui a laissé une trace profonde. Celui de la répression et de la condamnation. Fils de la même exigence de clarté doctrinale et d’uniformité qui avait inspiré le premier. C’est encore le cardinal Gasparri, en effet, qui nous dit que la condamnation du modernisme fut également digne de mémoire. Parmi les presque trois cents témoins qui furent entendus durant le procès de canonisation, le cardinal Gasparri – à l’époque de son audition, secrétaire d’État de Pie XI – occupait dans la hiérarchie ecclésiastique la position la plus élevée. Au cours de deux conclaves, et en particulier lors de celui de 1922, il avait frôlé l’élection à la papauté. Sa déposition est pour cela de la plus grande importance. Or, il fit état de ses perplexités sur les méthodes utilisées lors de la phase de répression, mais il approuva sans réserve la condamnation elle-même18.
33Le modernisme nous apparaît comme le conflit de deux cultures, d’une part une culture laïque telle qu’elle s’est développée depuis le début du XVIIIe siècle, depuis les Lumières, et d’autre part la culture catholique traditionnelle. Les raisons de ce conflit sont de deux ordres : d’une part la culture laïque ignore, par définition, le surnaturel, ignore ce qui est spécifiquement religieux et, d’autre part, devant sa nouveauté, on observe une sorte de retard dans la culture catholique, dans la mesure où elle ne se tient pas au courant des développements de la nouvelle exégèse et des nouvelles méthodes scientifiques historiques. Prenons l’exemple de la Santa Casa de Lorette, la maison où « le Verbe s’est fait chair »19 : selon la tradition, cette Santa Casa a été transportée par le ministère des anges par la voie des airs pour se déplacer de Nazareth à Lorette. Aujourd’hui plus personne n’enseigne cette croyance, mais, à l’époque, Lorette fut un des hauts lieux de la crise moderniste, même si on l’a trop souvent limitée à des problèmes exégétiques.
34La documentation en notre possession concernant la crise moderniste a atteint des proportions considérables et l’on peut considérer que d’éventuelles nouvelles découvertes documentaires ne changeraient pas le cadre général de l’ensemble. Le modernisme commença en France dans la dernière décennie du XIXe siècle, avec les recherches historico-exégétiques d’Alfred Loisy et la réflexion de quelques philosophes, notamment Maurice Blondel, Édouard Le Roy et Lucien Labertonnière. Dans la tentative de réduire, voire combler la fracture entre culture catholique et culture moderne qui s’était ouverte au cours du XIXe siècle, ces auteurs appliquèrent à l’histoire de l’Église les catégories de la pensée engendrée par les Lumières : la méthode historico-critique, la philosophie de l’immanence, l’idée de dogme comme vérité en continuelle évolution. Au même moment, le jésuite anglais George Tyrrel inaugurait une interprétation subjective et toute intérieure de la révélation et une relecture symbolique des dogmes.
35Le Père Lagrange et l’École biblique de Jérusalem ne sortirent pas indemnes de cette crise. On leur reprochait d’examiner scientifiquement la Bible avec les mêmes méthodes qu’un livre ordinaire, de ne plus la lire spirituellement, mais comme un texte historique. En somme, on leur reprochait de « naturaliser » la Bible. Il faudra attendre plusieurs dizaines d’années pour que le Père de Lubac rappelle que l’Écriture a toujours eu une interprétation qui se voulait strictement positive et une autre qui invoquait d’abord la Révélation, sans toutefois rejeter au demeurant les méthodes historico-critiques, comme par exemple l’a justement fait le Père Lagrange.
36Pie X a pris des mesures extrêmement combatives, rappelant que s’il ne peut rester de la religion chrétienne que ce que les sciences de la matière admettent, alors il ne reste plus rien, puisque les sciences de la matière ne connaissent que la matière : le modernisme est ce scandale. Or, la religion catholique enseigne que la foi – et donc la conversion – est un don de Dieu. Certes, ce modernisme de la fin du XIXe siècle et du début du XXe n’atteint pas alors l’ensemble des fidèles ; au contraire, il est alors l’affaire de savants dont la science formera peu à peu des professeurs et toute une culture, mais alors, l’ensemble de la culture chrétienne, la vie des paroisses ou celle des séminaires ne sont guère concernées par le modernisme.
37Le 8 septembre 1907, Pie X publia l’encyclique Pascendi, prémices d’une dure campagne de condamnations, dont les effets atteignirent de plein fouet les études historiques et produisirent des résultats retentissants dont l’exemple le plus connu fut la condamnation de Mgr Louis Duchesne20, savant éditeur du Liber Pontificalis et auteur d’une Histoire ancienne de l’Église21, sur laquelle se déchaîna une âpre polémique, qui poussa le pape à adopter envers lui une sévère mesure de censure.
38La crise moderniste met en évidence un problème majeur de la pensée catholique à travers l’histoire : l’immutabilité du dogme, la règle de la tradition et de la variabilité du langage qui les forme dans le temps de l’Église. Il est évident que les grands conciles œcuméniques du IVe et du Ve siècle n’ont pas le langage des Évangiles. Si depuis le Syllabus de 1864, la liberté religieuse était perçue négativement comme une émancipation de la foi et de la discipline catholique, et donc rejetée, dénoncée et condamnée, et si le concile Vatican II la valorise, c’est que la même expression a changé de sens. Si l’Église catholique a condamné l’expression « sacerdoce commun » employée jadis par Luther et l’a promue dans les documents du même concile Vatican II, c’est parce que là aussi, la même expression a changé de sens : employée par Luther pour contester l’existence du sacerdoce ministériel des prêtres, elle signifie aujourd’hui le sacerdoce conféré par le baptême à tous les fidèles, qui les rend aptes à s’offrir à Dieu en sacrifice spirituel. On mesure alors toute la valeur du travail de John Henry Newman, publié dans son ouvrage sur le développement de la doctrine chrétienne22.
39Cette période fut tristement marquée par des accusations, des dénonciations, des délations et certains personnages sans doute peu à la hauteur de leurs fonctions empoisonnèrent le climat pendant des années. Pie X qui voyait dans le modernisme le danger le plus insidieux pour l’ensemble de l’Église, couvrit des mesures de caractère policier impossibles à nier tant la documentation des Archives vaticanes démontre comment ce pape eut toujours le contrôle de la situation, allant jusqu’à écrire les minutes de lettres que les secrétaires devaient ensuite expédier avec leur signature. Cette façon de faire ne fut pas exemplaire, mais il faut aussi ajouter que le modus operandi des modernistes ne le fut pas non plus.
40Toutefois, il serait injuste de ne pas relever de la part de Pie X un certain nombre de signes de son attention spéciale et de sa considération envers les historiens et leurs études, comme envers la critique historique. Le pape avait, en effet, pensé à un historien de renom, Ludwig von Pastor, pour mettre sur pieds un projet d’Institutum, annoncé dans l’encyclique Pascendi, Institutum dont le but aurait été de réunir à Rome de nombreux savants catholiques, dont le chanoine Aubert a décrit les vicissitudes23. Le projet échoua, selon Mgr Maccarrone, à la suite des divergences entre le Père Ehrle et von Pastor24, qui poussèrent Pie X à surseoir à la réalisation de cette initiative. L’Institutum se serait sans doute limité à être une institution académique relativement étroite, vu les restrictions imposées par le pape, notamment l’exclusion d’hommes à la valeur internationalement reconnue comme Mgr Duchesne.
41De plus, reprenant l’une des dernières mesures prises par Léon XIII à la fin de sa vie, à savoir la création, le 30 octobre 1902, par le bref Vigilantiae studiique, de la Commission pontificale pour les Études bibliques, afin de promouvoir les études bibliques et les préserver des dangers doctrinaux, Pie X, par la lettre apostolique Scripturae sanctae, du 23 février 1904, accorda à cette Commission la faculté de conférer les grades académiques de la licence et du doctorat. Quelques années plus tard, par le motu proprio Praestantia, du 18 novembre 1907, il déclara que les décisions doctrinales de cette commission avaient même valeur que celles des Congrégations romaines25.
42Parmi les signes de l’intérêt de Pie X pour les sciences historiques, il faut rappeler son choix de faire venir à Rome Pio Paschini26, enseignant au Séminaire de Udine, dont le premier écrit d’histoire ecclésiastique remontait à 1904 avec une étude approfondie sur les origines de l’Église d’Aquilée. Collaborateur du périodique français Revue Bénédictine, à partir de 1909, Paschini fut donc invité à l’initiative de Pie X par la Sacrée Congrégation Consistoriale, pour enseigner l’histoire de l’Église au Séminaire Romain. Il inaugura ses cours en octobre 1913. Il deviendra plus tard recteur de l’Athénée Pontifical du Latran et conservera cette charge de 1932 à 1957.
43Paschini devint ami d’un autre grand expert de l’histoire de l’Église, Giovanni Mercati, scriptor de la Bibliothèque apostolique et futur cardinal.
44Dans ce milieu romain, murit la disparition progressive du caractère apologétique et fidéiste adopté par une certaine historiographie ecclésiastique, laquelle parvint – non sans hésitations ni résistances – à adopter une méthode de recherche plus positive et libre de préoccupations indirectement liées à la discipline historiographique.
Benoît XV, une transition vers de nouveaux horizons
45Pour ce qui est de la défense de la doctrine, le « fond » ne change pas, mais les méthodes, les procédés et l’esprit connaissent une sensible évolution. Si dans sa première encyclique, Ad Beatissimi, du 1er novembre 1914, Benoît XV renouvelle la condamnation du modernisme, il souligne toutefois son attachement à l’étude : il ne faut pas rechercher des nouveautés, mais étudier le dépôt de la foi de façon nouvelle – Non nova sed noviter. Dès le début, le pape vise une institution comme le Sodalitium Pianum, surnommé « La Sapinière »27, un réseau antimoderniste de renseignements et d’informations mis en place par Mgr Umberto Benigni, très actif sous le pontificat de Pie X. Si Benoît XV dénonce le modernisme, il réprouve aussi son contraire, « l’intégrisme et ceux qui s’appelaient catholiques intégraux »28. La découverte en Belgique des archives de la Sapinière allait alimenter la rédaction d’un mémoire que l’abbé Fernand Mourret, professeur d’histoire, s’employa à faire circuler. Décrivant l’organisation de la Sapinière, ses moyens d’action et son but, le mémoire donnait également la liste des personnes dénoncées par l’organisation secrète. Envoyé à de nombreux évêques français, au nonce apostolique et au cardinal Gasparri, le mémoire donna lieu au lancement d’une enquête de la part de la Congrégation du Concile. En novembre 1921, Benoît XV et le cardinal Sbarretti, préfet de la dite congrégation, jugèrent opportune la dissolution du Sodalitium Pianum29.
46Un fait est certain, avec le pontificat de Benoît XV, nous assistons à un véritable changement d’atmosphère. Un certain nombre de personnalités condamnés sous le pontificat précédent retrouvent leur place. Le titre de « savant » n’est plus considéré comme une mauvaise note et Mgr Duchesne retrouve la considération dont il n’a jamais manqué parmi les historiens de renom.
47La culture chrétienne fut, en quelque sorte, conduite à sortir de son repliement sur elle-même et de l’isolement dans lequel elle s’était enfermée au plus fort de la crise moderniste. On pouvait, dès lors, envisager dans de nouveaux termes une rencontre sereine avec la modernité. De son côté, la culture moderne venait de se voir porter un coup très fort avec l’écroulement des certitudes du positivisme et l’éclatement de la Première guerre mondiale. En effet, pendant longtemps, le positivisme avait imprudemment identifié le progrès de la science et de la technique avec un développement de la rationalité, jusqu’à formuler la théorie d’une sorte de nouvel âge d’or de l’humanité, au fur et à mesure qu’à travers le progrès technique, le règne de la raison se serait affirmé, aux dépens des forces résiduelles de l’irrationnel parmi lesquelles la religion était censée jouer un rôle central30.
48Benoît XV donna son appui à plusieurs évêques contestés pour des mesures à l’encontre de représentants du soi-disant catholicisme intégral. Il alla jusqu’à s’attacher à réparer des injustices, notamment en France, en faveur de l’abbé Lemire, du diocèse de Lille, frappé de suspense a divinis sous le pontificat précédent, en faveur du père Anizan, déposé en 1914 de sa charge de supérieur général des frères de Saint-Vincent de Paul pour avoir été favorable aux syndicats non-confessionnels. Grâce aux encouragements du pape, celui-ci fonda après la guerre la congrégation des Fils de la Charité.
49Sur les conseils de Benoît XV, Mgr Duchesne demanda à la Congrégation de l’Index de lui indiquer les erreurs imputées à son Histoire ancienne de l’Église et de lui permettre une nouvelle édition amendée selon ces signalements. Il ne reçut jamais de réponse. La Congrégation de l’Index fut supprimée par Benoît XV en 1917 et ses compétences passèrent au Saint-Office. Benoît XV suggéra au directeur de l’École Française de Rome de publier le quatrième tome de son œuvre sous un nouveau titre, comme un ouvrage nouveau, ce qui advint après sa mort et sous le pontificat de Pie XI31.
50De manière générale, Benoît XV n’a pas freiné l’action du Saint-Office dirigé par le cardinal Merry del Val entre 1914 et 1930, mais en quelques cas, il fit preuve de mansuétude. Ainsi le décret de condamnation préparé pour des œuvres du Père Semeria, sur son ordre ne fut jamais publié. Lorsque des évêques comme Mgr Marty, évêque de Montauban, condamnèrent des manuels scolaires à l’esprit décidément hostile à l’Église et les interdirent dans les écoles catholiques, Benoît XV ne fit jamais manquer son appui aux pasteurs critiqués et dénoncés à leur tour par le ministère de l’Instruction publique.
51Les sciences historiques étaient également concernées par les progrès de l’exégèse et notamment par l’usage de la méthode historico-critique. La grande figure du Père Lagrange est le symbole des difficultés rencontrées par les exégètes soucieux de demeurer dans l’interprétation orthodoxe de la Bible et nourrissant le souhait de pouvoir soumettre le texte sacré à une série d’analyses propres à en étayer l’interprétation. Au cardinal van Rossum, président de la Commission biblique, qui lui reprochait, le 4 octobre 1918, de pas se conformer aux directives de la même Commission, le Père Lagrange répondait : « Il m’est impossible de me ranger dans le camp du conservatisme. À celui du rationalisme, nous refusons de nous joindre ; c’est dans celui du milieu que nous nous rangeons »32.
52Sous le pontificat de Benoît XV, la répression antimoderniste eut tendance à s’atténuer et le climat, plus favorable, permit à l’histoire, à la philosophie et à la théologie de reprendre leurs travaux, contribuant ainsi à une saine confrontation des disciplines ecclésiastiques avec le monde moderne dans la variété de ses expressions culturelles.
Pie XI : la foi et les sciences sont faites pour se compléter
53D’une façon générale, Pie XI apparut dès le début de son pontificat comme un pape très réceptif aux progrès acquis par les technologies les plus avancées de son époque. En un mot, Pie XI ne craint pas la science et construit en 1931 la station de Radio Vatican confiée à Guglielmo Marconi, puis fait ériger à Castelgandolfo la Specola Vaticana, l’observatoire astronomique du Vatican.
54Son initiative la plus significative est sans conteste la réforme, en 1936, de l’antique Accademia dei Nuovi Lincei, instituée par Léon XIII, destinée à succéder à l’Accademia dei Lincei passée sous le contrôle du nouvel État italien en 1870. En réformant cette académie, Pie XI voulut lui donner le nom significatif d’Académie Pontificale des Sciences, pour laquelle il choisit d’appeler les plus grands spécialistes des sciences exactes ; il encouragea vivement le renouveau des études et des recherches philosophiques, philologiques et sociales.
55Si d’un côté, Pie XI rappela par l’encyclique Studiorum ducem, pour le VIe centenaire de la canonisation de saint Thomas d’Aquin, le 23 juin 1923, l’importance de la philosophie comme point de rencontre tant du clergé que des hommes de culture profane, c’est surtout par son encyclique Deus scientiarum dominus, du 24 mai 1931, qu’il donna le signal d’un renouveau des études cléricales, à partir d’une sélection plus sévère des enseignants. C’est dans ce contexte que devait naître, en 1934, la Faculté d’histoire ecclésiastique de l’Université Pontificale Grégorienne.
56Dans la foulée, nombre d’ordres religieux anciens fondèrent des instituts ou des commissions historiques chargés d’étudier les sources et l’histoire respectives de chacun.
57Lors de l’ouverture de l’année académique de l’Athénée Pontifical du Latran, le 4 novembre 1941, Mgr Pio Paschini n’eut pas peur de dénoncer les attitudes de fermeture mentale, de surprise, voire de scandale qui s’étaient manifestées dans certains cercles ecclésiastiques à la suite des orientations définies par Pie XI dans l’encyclique Deus scientiarum dominus.
58En somme, il fallait se débarrasser d’une certaine suffisance qui condamne à la stérilité, voire d’une habitude de passivité engendrée par la peur inconsidérée de l’erreur.
59En ayant la volonté de contribuer à la solution de la lancinante « Question romaine », Pie XI contribua à aplanir les difficultés en vue d’une reprise de collaboration fructueuse entre les différentes composantes de la culture. La perte du pouvoir temporel avait, certes, diminué le poids politique du pape, mais en avait accru l’autorité religieuse et morale auprès de tous les États, y compris les nations non-catholiques.
60Parmi les initiatives de Pie XI dans le domaine des sciences historiques, il convient de souligner l’importance d’une innovation qui concerne la procédure particulière des procès de béatification et canonisation, et manifeste la volonté de Pie XI d’adapter cette procédure aux exigences des sciences modernes et en particulier des sciences historiques.
61Déjà le 28 novembre 1902, Léon XIII avait institué auprès de la Congrégation des Rites une Commission historico-liturgique. Une dizaine d’années plus tard, Pie X, le 26 août 1913, promulguait les normes pour l’étude et la préparation des Positiones pour les causes anciennes. Suivant la même ligne, Pie XI constitua, le 6 février 1930, la Section Historique33 de la Congrégation des Rites. Neuf ans plus tard, le 4 janvier 1939, il faisait publier les Normae servandae in construendis processibus ordinariis super Causis historicis34. Pie XI entendait surtout offrir aux juges chargés de se prononcer sur la substance des causes de béatification – martyre ou pratique héroïque des vertus – des bases historiques solides. C’est ainsi que la Section Historique recevait comme mission particulière d’examiner, par l’intermédiaire d’historiens, l’authenticité et la crédibilité du matériel historique des procès, voire de rechercher par elle-même de nouvelles sources documentaires35.
En guise de conclusion
62Franz Ehrle a vécu dans ce contexte historique et culturel, marqué par des conceptions souvent antagonistes entre, d’un côté, une culture catholique surtout préoccupée de défendre l’orthodoxie de sa doctrine et, de l’autre, une culture scientifique aux prétentions totalitaires. Les spécialistes de Franz Ehrle illustreront les multiples facettes de cette personnalité.
63Une chose est certaine : il correspondit aux vues des papes successifs, depuis sa venue à Rome en 1880, pour collaborer à la Bibliothèque vaticane, jusqu’à sa nomination comme préfet de cette institution en 1895, son élévation au cardinalat en 1922 par Pie XI et sa nomination, le 17 avril 1929, à la fonction de cardinal archiviste et bibliothécaire de la Sainte Église Romaine.
64Les papes que nous venons de rencontrer au cours de ce rapide survol, ont illustré, chacun à sa façon et dans des contextes culturels et historiques différents, combien les relations entre l’Église et la mémoire sont étroites et complexes. Une réalité s’impose : les sciences historiques jouent un rôle fondamental par rapport à cette mémoire, car elles promeuvent la recherche des sources et attestent ou contestent la fiabilité de la documentation indispensable à l’historiographie.
65Les historiens de l’Église le savent mieux que quiconque, l’Église ne redoute pas la vérité qui ressort de l’histoire, mais elle incline à se méfier des sentences généralisées d’absolution ou de condamnation à l’égard des différentes époques de l’histoire. La documentation conservée dans nos archives sont la condition d’une redécouverte des richesses de la Tradition et de la façon dont les générations passées ont vécu et transmis la mémoire de la communauté chrétienne et le message de son Évangile. Étudier la vie de l’Église universelle et des Églises locales dans le cours des siècles constitue un préalable à la connaissance de l’histoire de l’humanité. Conserver la mémoire et en étudier le contenu, c’est aussi s’enrichir. Le Pape François disait au clergé de Rome réuni, le 16 septembre 2013, dans la basilique Saint-Jean-de-Latran : « Une Église qui perdrait la mémoire serait une structure mécanique sans vie », et dans son interview publiée en 2013 par le directeur de la revue des Jésuites La Civiltà Cattolica, il ajoutait : « La tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le courage d’ouvrir de nouveaux espaces à Dieu »36.
66Les années se sont écoulées, nombreuses, depuis la mort du cardinal Franz Ehrle à Rome, le 31 mars 1934, mais déjà, à cette époque, sous l’impulsion de Pie XI, l’Église catholique entreprenait à frais nouveaux une collaboration scientifique, étendue au domaine des sciences historiques, qui préparait l’adhésion du Saint-Siège au Comité International des Sciences Historiques et la création du Comité Pontifical des Sciences Historiques, le 7 avril 1954, par volonté du pape Pie XII, répondant ainsi à une invitation remontant à 1937, lorsque le secrétaire du Comité International des Sciences Historiques, Michel Lhéritier, invita le cardinal Eugène Tisserant à rejoindre cette association internationale.
67Il aura fallu presque vingt ans, entre 1937 et 1954, pour réaliser cette coopération institutionnelle au plan international, mais Rome n’est-elle pas la Ville éternelle ?
Notes de bas de page
1 Cf. B. Ferrari, La soppressione delle facoltà di Teologia nelle università di Stato in Italia, Brescia, 1968.
2 Cf. J. M. Laboa, La Chiesa e la modernità, Milan, 2001-2003.
3 Cf. R. Aubert, Aspects divers du Néo-Thomisme sous le Pontificat de Léon XIII, dans G. Rossini (éd.), Aspetti della cultura cattolica nell’età di Leone XIII. Atti del Convegno, Bologna, 1960, Rome, 1961, p. 133-227.
4 Cf. L. Pásztor, Per la storia dell’Archivio Segreto Vaticano nei secoli XIX-XX. La carica dell’Archivista della Santa Sede, 1870-1920. La prefettura di Francesco Rosi Bernardini 1877-1879, dans Archivum Historiae Pontificiae, 17, 1979, p. 367-423.
5 Léon XIII, Lettera Saepenumero considerantes, 18 agosto 1883, dans Acta Sanctae Sedis, 16, 1883-1884, p. 49-57.
6 Cf. Ph. Boutry, Léon XIII et l’histoire, dans Le pontificat de Léon XIII. Renaissance du Saint-Siège ? Études réunies par Ph. Levillain et J.-M. Ticchi, Rome, 2006 (Collection de l’École française de Rome, 368), p. 35-53.
7 Léon XIII, Lettre Saepenumero considerantes, dans Leonis P. M. Acta, III, Rome, 1884, p. 352.
8 R. Elze, L’apertura dell’Archivio Vaticano e gli istituti storici stranieri in Roma, dans Archivio della Società Romana di Storia Patria, 100, 1977, p. 81-91.
9 Ch. de T’Serclaes, Le pape Léon XIII, Paris, 1894, I, p. 371.
10 Ibid., p. 371-373.
11 Il s’agissait d’un procédé de reproduction d’images photographiques monochromes et d’impression à plat par report du cliché négatif sur une plaque de verre recouverte d’une couche de gélatine bichromatée.
12 Cf. A. Piolanti, L’Accademia di Religione Cattolica. Profilo della sua storia e del suo tomismo, Città del Vaticano, 1977.
13 Cf. M. de Camillis, Parocchi Lucido Maria, dans Enciclopedia Cattolica, IX, Città del Vaticano, 1952, col. 853.
14 Les chercheurs désignés par la Commission étaient Isidoro Carini, chanoine de Palerme, le bibliothécaire de la Laurenziana de Florence Niccolò Anziani, le barnabite Carlo Colombo, les prof. Antonio Trama et Gennaro Aspreno Galante de Naples, le P. Celestinus Wolfsgruber de Vienne et les PP. Namatil et Statong du monastère de Reichstadt en Bohême. Cf. L. M. de Palma, Chiesa e ricerca storica. Vita e attività del Pontificio Comitato di Scienze Storiche (1954-1989), Città del Vaticano, 2005 (Atti e Documenti, 20), p. 16, n. 32.
15 Ernst Steinmann (Jördenstorf, 1866 – Bâle, 1934) est un érudit allemand qui a vécu en Italie à la fin du XIXe siècle. Il fut l’un des premiers historiens de l’art à écrire des monographies d’artistes italiens et fut directeur à Rome de la Bibliotheca Hertziana, à partir de 1913 et jusqu’à sa mort, à l’exception des années de la Première guerre mondiale.
16 Ch. de T’Serclaes, Le pape Léon XIII… cité, III, p. 454-455.
17 Ibid., p. 455.
18 G. Romanato, Pio X. Alle origini del cattolicesimo contemporaneo, Turin, 2014, p. 520.
19 Notons que la même inscription se trouve à Nazareth sur le lieu supposé de l’Annonciation.
20 Cf. P. d’Espezel, Duchesne Louis-Marie-Olivier, dans Dictionnaire d’Histoire et de Géographie Ecclésiastique, t. XIV, Paris, 1960, coll. 965-984.
21 Cf. H.-I. Marrou, Mgr Duchesnes et l’histoire ancienne du christianisme, dans Monseigneur Duchesne et son temps. Actes du colloque, Rome, 23-25 mai 1973, Rome, 1975 (Collection de l’École française de Rome, 23), p. 11-22. Dans le même ouvrage, on pourra également consulter : M. Maccarrone, Duchesne e la curia romana, p. 401-494.
22 J. H. Newman, Essay on the development of Christian Doctrine, New York, Bombay, Calcutta, 1909.
23 R. Aubert, Un projet avorté d’une association internationale catholique au temps du modernisme, dans Archivum Historiae Pontificiae, 16, 1978, p. 223-312.
24 M. Maccarrone, Mons. Paschini e la Roma ecclesiastica, dans Lateranum, 45, 1979, p. 180.
25 Cf. L. Choupin, Valeur des décision doctrinales et disciplinaires du Saint-Siège, Paris, 19132, p. 82s. et 453s.
26 Cf. M. Maccarrone, S.E. Mons. Pio Paschini Vescovo titolare di Eudossiade, Roma, 1962, et les Atti del Convegno su Pio Paschini nel centenario della nascita 1878-1978, Città del Vaticano, 1979.
27 Cf. É. Poulat, Intégrisme et catholicisme intégral. Un réseau secret international, « La Sapinière », Paris, 1969 ; nouvelle édition sous le titre : L’affaire de la Sapinière, Paris, 2012 ; Id., Catholicisme, démocratie et socialisme. Le mouvement catholique de Mgr Benigni, de la naissance du socialisme à la victoire du fascisme, Paris, 1977.
28 Y. Chiron, Benoît XV. Le pape de la paix, Paris, 2014, p. 286.
29 Cf. ibid., p. 288.
30 Cf. G. Campanini, La cultura cattolica negli anni di Benedetto XV. Dalla crisi del positivismo alla filosofia dei valori, dans E. Guerriero (éd.), La Chiesa e la modernità, Milan, 2005, p. 321.
31 Cf. Mgr A. Baudrillart, Les carnets du Cardinal Baudrillard, P. Christophe éd., V, Paris, 2000, 18 avril 1919.
32 Cité par Y. Chiron, Benoît XV… cité, p. 298.
33 Cf. A. P. Frutaz, La Sezione Storica della Sacra Congregazione dei Riti. Origini e metodo di lavoro, Città del Vaticano, 1963, 19642 (Documenti e Studi sulle Cause dei Santi, I) ; J. de Guibert, S. Congregatio Rituum, Decretum 5 an. 1939, Annotationes, dans Periodica de re morali, canonica, liturgica, 29, 1940, p. 138-141.
34 Cf. Acta Apostolicae Sedis, 31, 1939, p. 174-175.
35 Cf. P. Gumpel, Il Collegio dei Relatori in seno alla Congregazione per le cause dei santi. Alcuni commenti e osservazioni personali di un Relatore, dans Miscellanea in occasione del IV Centenario della Congregazione per le cause dei santi (1588-1988), Città del Vaticano, 1988, p. 299-337.
36 On trouvera le texte original de l’interview dans A. Spadaro, Intervista a Papa Francesco, dans La Civiltà Cattolica, 164 (19 settembre 2013), n° 3918, p. 449-477.
Auteur
Professor Dr. Bernard Ardura OPraem, Präsident des Päpstlichen Komitees für Geschichtswissenschaften – Président du Comité pontifical des sciences historiques.
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