Chapitre 7. Le peuple et l’espace local : le redéploiement des stratégies révolutionnaires
p. 229-258
Texte intégral
1Au début des années 1830, les stratégies de politisation des révolutionnaires méridionaux cherchent à intégrer les éléments populaires de façon beaucoup plus systématique. Cette évolution donne à la période 1830-1848 une cohérence1. Si elle n’a pas été commune à la totalité des libéraux du royaume, elle s’est principalement effectuée dans les périphéries, à la faveur d’un recentrage autour des espaces sociaux locaux qui a permis le déploiement d’une série d’insurrections fortement territorialisées. Il faut y voir le double effet d’un motif pratique et d’une évolution intellectuelle. Si ce redéploiement permet d’envisager une plus grande proximité avec l’essentiel des sujets du royaume, dont l’espace vécu s’est d’abord construit à l’échelle du village ou de la vallée, il représente un tournant par rapport aux conceptions politiques antérieures des libéraux. Marta Petrusewicz a ainsi montré comment s’était opéré, à partir du début des années 1830, un processus de « découverte du peuple » qui a impliqué la production de savoirs destinés à connaître et à défendre les patries locales2. Ceux-ci auraient contribué à modifier les perceptions dont le peuple est l’objet dans les discours dominants et accéléré son insertion dans la sphère publique.
2Les sources de police, les actes des procès politiques, très nombreux pour la période, renseignent le répertoire d’action des révolutionnaires, et complètent la riche production écrite qu’ils ont publiée dans les années 1830 et 1840. Ils montrent que la prise en charge d’éléments empruntés aux logiques ordinaires, comme des récits, des images, a constitué une pédagogie du politique qui a permis son appropriation par le peuple. Ce phénomène n’est pas propre au cas méridional : les mécanismes en sont connus3, mais ils ont rencontré dans le royaume des Deux-Siciles un intérêt plus ancien, porté à la connaissance précise des pratiques sociales populaires pour mieux appréhender l’action politique à mener. En 1800, Vincenzo Cuoco en soulignait déjà l’intérêt, précisément pour que puisse aboutir une révolution nationale en prenant en compte la diversité des situations locales4. Les savoirs scientifiques sur le peuple et les patries locales qui émergent dans les années 1830 s’inscrivent dans la continuité de ces réflexions, autour de la volonté de s’approprier les cultures populaires locales à des fins de politisation. Après avoir mis en évidence les logiques dont ils ont relevé, on montrera la diffusion sociale de la révolution, qui s’opère en particulier dans les provinces du royaume où elle s’étend à des acteurs ordinaires. On verra enfin comment les voies de la mobilisation populaire se précisent dans les années 1840, entre permanence des économies morales et instrumentalisation de problèmes économiques et sociaux locaux, dont la question foncière est l’un des plus représentatifs.
A. Connaître et convaincre le peuple : le développement des sciences du local
3Les années 1830 et surtout 1840 voient émerger des savoirs spécifiques, produits par des érudits locaux, qui visent à connaître et à valoriser la patrie locale ou nationale. Ce mouvement s’effectue dans deux directions : il voit d’abord se préciser la connaissance de la nation napolitaine, à laquelle les libéraux sont nombreux à consacrer des publications d’histoire, d’économie et parfois d’ethnographie. Il voit ensuite se développer l’érudition locale, portée par des savants de village, principalement dans les Calabres. Cette production, qu’on qualifie de « sciences du local », constitue un puissant outil de politisation et un élément décisif de la culture politique des libéraux. Elle n’est pas propre au royaume des Deux-Siciles : elle connaît des équivalents à l’étranger5, mais apparaît surtout spécifique par son investissement au service de la mobilisation patriotique du peuple.
1. Connaître et défendre la nation napolitaine
4À partir de la fin des années 1830, les savoirs scientifiques sont progressivement associés aux projets nationaux dont ils constituent un instrument de rayonnement et de légitimation. Le cas du royaume des Deux-Siciles en est révélateur, alors que se développe une intense production de savoirs relatifs à la nation napolitaine. L’importance prise par les libéraux dans les académies de province et dans les institutions scientifiques de la capitale y contribue de manière décisive. Ces institutions voient émerger une expertise de la patrie locale, envisagée à des fins politiques et réformatrices, qui se situe dans la continuité des cognizioni utili promues par les Lumières napolitaines et italiennes de la fin du XVIIIe siècle.
5On en voit d’abord la trace dans le domaine militaire, où l’expérience des vétérans, l’importance numérique des mémoires militaires ont fourni la matière d’une « science militaire » nationale, centrée sur le royaume des Deux-Siciles. La contribution principale à cet égard est la Scienza militare du libéral conservateur Luigi Blanch, ancien officier de Murat, parue en 18426. L’ouvrage compile neuf contributions parues précédemment dans la revue dirigée par Giuseppe Ricciardi, le Progresso delle scienze, delle lettere ed arti, édité à tirages réguliers depuis 1832 dans la capitale. Il rappelle la gloire de la tradition militaire napolitaine, développée par les Bourbons et par Murat, dans laquelle il voit une héritière de l’armée romaine de l’Antiquité. Blanch rappelle l’importance d’une méthode analytique pour enseigner l’art militaire, et l’intérêt de développer les savoirs sur la guerre afin d’élever l’armée napolitaine au rang de celle des autres nations7. Les comparaisons mises en œuvre, qui impliquent notamment des situations ouest-européennes de l’époque moderne, sont destinées à la fois à vanter la spécificité de l’armée napolitaine et à proposer des moyens de la moderniser. Ce corpus a été enrichi par les très nombreuses contributions de Mariano D’Ayala, jeune noble formé à l’école militaire de la Nunziatella où il enseigne désormais l’art militaire, dès le début des années 1840. À la différence de Luigi Blanch, qui n’enseigne pas mais est l’auteur de plusieurs récits historiques, D’Ayala publie des instruments destinés à insérer l’histoire militaire dans l’histoire nationale au sens large, alors que cette dernière connaît un regain d’intérêt largement imputable aux historiens libéraux8. Il est ainsi l’auteur d’un Dizionario militare francese-italiano (1841), où il recherche des traductions ou des équivalents italiens à des notions et à des pratiques développées par l’armée française pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire9, et d’une collection de 37 biographies d’officiers napolitains, érigés en exemples de patriotes10. La science militaire à laquelle contribue D’Ayala se présente donc comme un savoir pratique, lié aux développements récents du patriotisme, et destiné à accroître le rayonnement international du royaume des Deux-Siciles.
6Cette promotion de l’image de la nation, pensée là encore comme napolitaine, s’enrichit de la participation assez nombreuse de libéraux napolitains au VIIe Congrès des savants italiens, tenu à Naples en 1845. Le royaume de Naples s’insère ainsi dans un cycle de rencontres érudites panitaliennes, engagées en 1839 à Pise, à travers une série de congrès associant la promotion des savoirs scientifiques à la construction de la nation. Néanmoins et à la différence des autres rassemblements, l’organisation du congrès de 1845 montre que la perspective en a davantage été napolitaine qu’italienne. L’initiative du roi Ferdinand II, l’importante politique de modernisation de la capitale qu’il a engagée et la participation essentielle de savants et d’académiciens du royaume en témoignent11. L’économiste et statisticien Luca De Samuele Cagnazzi, nommé en 1812 à l’université de Naples où il est par la suite resté en charge, ou l’économiste Antonio Scialoja, qui travaille alors pour des maisons de commerce de Paris et de Londres, en sont les principaux représentants.
7Ces acteurs incarnent à la fois la promotion des savoirs nationaux, la priorité donnée à l’économie politique, héritée du XVIIIe siècle, et une ligne politique libérale modérée. Des savants de province, comme Federico Cassitto, secrétaire de la Società Economica d’Avellino, correspondent au même profil : ce proche de Pasquale Stanislao Mancini, auteur de plusieurs travaux d’analyse de l’économie locale, propose aux congressistes de développer des colonies agricoles dans le royaume, dont le Principat Ultérieur lui paraît constituer un laboratoire possible12. Cette domination relative des savants modérés parmi les participants au Congrès n’empêche pas la présence d’éléments plus radicaux dont la police bourbonienne s’inquiète de l’activité politique. C’est le cas de Giacomo Pace, de Giovanni Guarini et surtout du médecin calabrais Biagio Miraglia ; tous les trois sont liés à la fois aux sociétés secrètes radicales et aux milieux savants de province13. Ils sont révélateurs des liens entre mobilisation démocratique et promotion des savoirs locaux, qui a relevé à la fois d’initiatives individuelles et d’acteurs institutionnalisés, dont les académies provinciales ont été le cas le plus courant. Elles montrent la variabilité des échelles de la patrie envisagée, qui alterne entre la nation napolitaine et des espaces locaux à géométrie variable, qui peuvent être villageois, valléens ou provinciaux.
2. Acteurs et objets de l’érudition locale
8Les milieux érudits des périphéries du royaume ont entrepris une large activité d’expertise et de production de savoirs encyclopédiques, essentiellement tournée vers la connaissance approfondie de l’espace local. La valorisation de la patrie locale s’est donc faite parallèlement à celle de la nation napolitaine. La Calabre en a connu les manifestations principales, à travers la diffusion de deux journaux encyclopédiques à partir des années 1830. La Fata Morgana, diffusée à Reggio Calabria entre 1837 et 1840 puis entre 1843 et 1845 et le Calabrese, édité à Cosenza entre 1843 et 1848, se sont d’abord développés à l’initiative des libéraux modérés locaux, avec l’intention de promouvoir la circulation locale des connaissances14. Le schéma de diffusion envisagé tient compte de l’analphabétisme majoritaire dans le royaume, puisqu’il prévoit la lecture des journaux dans les veillées par la mise à contribution des « savants de village », largement évoqués par les auteurs de ces périodiques. Chacun d’eux paraît deux fois par mois, avec l’ambition d’être utiles à la patrie15, et profite des compétences variées des rédacteurs. Le Calabrese implique par exemple à la fois des carbonari au parcours politique ancien comme Pietro Salfi père, le chanoine Francesco Maria Scaglione ou les frères Greco, et des lettrés de la génération plus récente du romantisme calabrais comme Domenico Mauro, Biagio Miraglia ou Vincenzo Padula16. Recrutés dans des académies locales comme celle de Cosenza, l’une des plus anciennes du royaume puisqu’elle est active depuis la fin du Moyen Âge, tous partagent le fait d’avoir déjà produit des connaissances sur leur patrie locale et d’avoir participé à la promotion de sa vitalité culturelle. À Reggio, le chanoine Paolo Pellicano, ancien élève de Basilio Puoti, est l’auteur en 1838 d’une biographie de Vincenzo Cannizzaro, un peintre du XVIIIe siècle originaire de la même commune17. Collaborateur régulier de la Fata Morgana, il est l’un des principaux acteurs de la vie intellectuelle à l’échelle locale et l’un des producteurs de savoirs les plus importants sur la province de Reggio.
9Le rôle des antiquaires locaux et des historiens a donc été déterminant, à la suite d’un vaste mouvement de valorisation du patrimoine local et de production de connaissances érudites. Il utilise l’Antiquité à la fois comme une référence politique et comme un temps fort de l’histoire nationale. Le phénomène n’est pas propre au Mezzogiorno, mais il s’y est doté de résonances patriotiques et politiques qui ont permis de valoriser les identités locales18. Là encore, la Calabre offre les exemples les plus nombreux, par la référence systématique aux Bruttiens de l’Antiquité, peuple local antérieur à l’occupation des Romains érigé en ancêtre mythique des Calabrais19. Plus que sur l’antiquité de la province, les érudits locaux écrivent d’abord sur leur village, à l’exemple de Pasquale Frugiuele, proche du radicalisme politique, qui consacre plusieurs articles à la ville d’Amantea d’où sa famille est originaire20. Le campanilisme des érudits méridionaux est alors courant, mais cette exaltation de l’histoire et de la culture de la patrie locale prend une importance spécifique dans le cas des lettrés italo-albanais, principalement recrutés parmi la hiérarchie ecclésiastique catholique et orthodoxe. Leurs institutions culturelles communautaires ont participé à la fois à la production des savoirs locaux et à la politisation du groupe qu’ils constituent, à l’image du Collegio italo-greco de San Demetrio Corone, qui constitue un foyer révolutionnaire permanent21. Cet encyclopédisme local a donc permis la valorisation des identités de village et de région, clairement assumées par les auteurs. En 1838, Paolo Pellicano dit ainsi « ne [pas] cesse[r] de [s]e vanter d’appartenir à Reggio Calabria, ville ainsi célébrée par les historiens de tous les temps »22. Son compatriote Antonino Plutino, juriste issu d’une famille baronale qui a participé à la fois à la Charbonnerie et aux Figliuoli della Giovine Italia, publie en 1847 une série de poèmes destinés à exalter l’identité locale calabraise23.
10Ces célébrations de la patrie locale se concentrent sur l’action fondatrice du peuple, érigé à la fois en protagoniste de l’histoire et en sujet d’étude. Les lettrés napolitains sont nombreux à instituer le peuple en acteur principal de l’histoire de la patrie locale. C’est le cas de Vincenzo Padula, séminariste de la province de Cosenza qui affirme en 1840 dans le Viaggiatore, journal de la communauté calabraise de Naples que le peuple est « le premier degré de la civilisation »24. Il est alors envisagé comme un acteur premier de l’histoire locale, protagoniste de son évolution et héritier direct d’ancêtres mythifiés. En Calabre, il se trouve au centre de généalogies fictives, soutenues par les antiquaires, qui établissent la parenté avec les Bruttiens de l’Antiquité, premiers habitants de la contrée, au nom d’un caractère régional commun. Dans plusieurs articles publiés en 1838 et 1843, Domenico Zerbi les relie à l’héritage de Bretto, fils mythique d’Hercule, et au dynamisme culturel de la Grande-Grèce dont celui de l’académie de Cosenza serait le continuateur25. La filiation que les lettrés italo-albanais établissent avec les Pélasges de l’Antiquité et avec l’épopée homérique va dans le même sens26. Évoquer l’antiquité de la patrie locale permet donc de légitimer des revendications d’autonomie. Les panthéons locaux, établis à partir de l’action fondatrice de grands hommes, complètent cette historiographie, qu’ils permettent d’incarner autour de protagonistes emblématiques. En Calabre, les références au prestige et à la célébrité de Francesco Saverio Salfi, prêtre et lettré mort en exil à Paris en 1832, vont dans le même sens : plusieurs de ses articles sont republiés par la Fata Morgana et le Calabrese, et notamment ceux consacrés à des figures calabraises célèbres comme Bernardino Telesio, philosophe cosentin de la Renaissance, ou Domenico Arena, chroniqueur de la révolte locale de Cosenza en 1647, contemporaine de celle de Masaniello à Naples, contre la monarchie espagnole qui occupait le royaume27. L’influence de Pietro Salfi auprès des milieux lettrés de Cosenza et les liens que ces derniers entretiennent avec ceux de Reggio ont facilité ces rééditions, établissant une chaîne de transmission à caractère familial. D’autres personnages font l’objet d’une glorification comparable, quoique dans des proportions moindres28, et permettent de légitimer des identités régionales périphériques. Les lettrés italo-albanais reprennent le même phénomène, voyant dans les arbëreshë de Calabre des héritiers de héros grecs comme Pyrrhus et Alexandre le Grand et de Skanderbeg, le défenseur de l’Albanie contre l’Empire ottoman au XVe siècle29. Au total, la production des savoirs locaux montre une vision providentialiste de l’histoire méridionale, qui place le peuple en son centre. Elle explique l’exaltation de la langue et des coutumes locales, mieux connues pour être intégrées à des stratégies de politisation futures.
3. La langue, la culture et l’histoire
11Les réflexions des savants de province trouvent leurs prolongements dans l’observation des particularités linguistiques et ethniques locales. Le cas des Calabres est de ce point de vue singulier, par l’ampleur de la production écrite dans ce sens et par sa mise au service de la valorisation d’une identité périphérique. Alors que la langue italienne prend de l’importance par rapport au dialecte napolitain, dont les élites lettrées du royaume cherchent à diminuer l’usage à la suite de Basilio Puoti30, les savants calabrais valorisent l’usage du dialecte local, conçu comme un outil de différenciation identitaire. La Fata Morgana et le Calabrese publient alors régulièrement des textes en dialecte calabrais, le plus souvent versifiés et consacrés à l’histoire calabraise et aux coutumes locales31. Plus ponctuellement, la langue régionale fait l’objet d’analyses théoriques à prétention philologique. Dans un article paru dans le Calabrese en 1843, Vincenzo Colosimo, prêtre et savant de la province de Cosenza, voit dans le dialecte calabrais l’une des formes les plus abouties de la pureté linguistique, qu’il juge supérieure à celle de l’hébreu et dont il explique qu’elle a été progressivement enrichie par les occupations militaires successives qu’ont connues les Calabres32. Un autre prêtre, Vincenzo Dorsa, fait des observations similaires à propos de la langue arbëreshë, exposées dans plusieurs contributions successives, à la suite des réflexions d’un Girolamo De Rada, premier auteur à avoir formalisé par écrit dans les années 1830 une langue jusque-là connue par transmission orale33. Dans un cas comme dans l’autre, l’exaltation de la langue locale a servi à son édification patrimoniale, et a constitué le support de revendications d’identité politique. Dans des régions périphériques où le peuple n’est que très faiblement italophone, la mise en scène de la langue orale permet l’élargissement démocratique de la politisation.
12Les références à l’ethnographie locale, très nombreuses dans les années 1840, vont dans le même sens. La Fata Morgana ouvre en mai 1843 une rubrique « Costumi popolari » ; elle est suivie par le Calabrese un mois plus tard. Là encore, les ethnographes sont souvent des prêtres, qui agissent en tant qu’enseignants et que savants de village. En 1840, Vincenzo Padula évoque ainsi les vêtements populaires dans le village de Sant’Agata34. En 1843, le chanoine Scaglione décrit les festivités du samedi de Pâques dans la province de Cosenza ; un an plus tard, Vincenzo Dorsa publie un article sur les coutumes matrimoniales de la communauté arbëresh35. Ces analyses se limitent cependant à des publications de presse, sans donner lieu à l’édition d’ouvrages spécifiques. Elles s’inscrivent dans un effort plus large de promotion de la communauté locale à l’échelle calabraise.
13Telle qu’elle est envisagée par les ethnographes locaux, la patrie locale est en effet calabraise au sens large, beaucoup plus qu’elle ne se limite à une province précise. Les références historiques et littéraires mobilisées corroborent cette identité à large échelle, de même que les contacts entre savants de Cosenza et de Reggio, médiatisés par la presse. La Fata Morgana publie en 1839 l’une des délibérations de l’Académie de Cosenza ; en 1843, elle fait paraître une lettre d’un savant local, Felice Valentino, aux rédacteurs du Calabrese36. Plus qu’une fierté villageoise, ces savoirs locaux entretiennent donc une fierté régionale au sens large, soulignant sa singularité par rapport au reste du royaume. Les auteurs sont alors nombreux à évoquer la beauté et l’harmonie des paysages calabrais, l’aménité du climat, la constance du caractère des habitants et la capacité de la région à produire des grands hommes37. Cette exaltation de la patrie est défensive à double titre. Au début des années 1840, plusieurs auteurs répondent au Voyage en Calabre publié en français par Alexandre Dumas en 1834, dont on sait qu’il a circulé dans les milieux lettrés de Cosenza et de Reggio où il a été introduit par colportage38. Contre les accusations d’arriération et de de barbarie portées par Dumas à la suite de plusieurs voyageurs européens depuis l’époque moderne, les auteurs cherchent à revaloriser l’image de leur patrie locale en rappelant la résistance permanente des Calabrais face aux occupants. L’image des Romains de l’Antiquité est de ce point de vue ambivalente : les références oscillent entre l’exaltation de l’armée de l’Empire romain et la valorisation de l’identité bruttienne, qui fait des Calabrais des héritiers d’une population pré-romaine qui aurait résisté à l’impérialisme39.
14La résistance des Calabrais aurait connu l’un de ses temps forts dans l’histoire récente du royaume, lorsque les armées françaises du général Masséna ont envahi les provinces calabraises et engagé une guérilla en 1806-1807. L’épisode a été perçu comme traumatique, et la mémoire en a été transmise oralement dans les sociabilités familiales courantes. L’Accademia Cosentina l’inscrit cependant dans son programme d’études pour l’année 1842 et son président, Luigi Maria Greco, en tire un récit édité, focalisé sur le siège d’Amantea par les Français en 1806. L’événement est érigé en lieu de mémoire de la résistance locale face aux oppressions que la province a connues40. Les publications sur le sujet se multiplient lors du quarantenaire de la campagne de Calabre, entre avril et octobre 1846, avec quelques prolongements plus ponctuels ensuite41. Parues dans le Calabrese, elles ont vocation à être lues par les lettrés calabrais et à former une conscience régionale collective. Les autres épisodes marquants de la campagne, comme la bataille de Maida, sont inclus à ce légendaire local de la résistance42. Ces textes renversent donc l’image diffusée par les récits des voyageurs, en montrant la cruauté des occupants étrangers et la résistance permanente du peuple calabrais. Ils entrent en résonance avec les revendications d’autonomie locale, largement liées au refus de la politique fiscale centralisée que connaît le royaume méridional depuis la fin du decennio francese. Cette valorisation de l’identité locale se superpose néanmoins à l’identité nationale napolitaine et à celle italienne, de plus en plus présente et revendiquée.
15Alors que les savants calabrais revendiquent leur appartenance locale ou régionale, ils insèrent progressivement leur patrie locale dans une communauté culturelle plus large, qui adopte les traits de la péninsule italienne telle que l’envisagent au même moment les exilés. Ces deux identités ne sont pas perçues comme exclusives l’une de l’autre, mais la communauté italienne est envisagée comme l’espace dans lequel le particularisme calabrais peut s’exprimer et être reconnu. Dans l’éditorial du premier numéro de la Fata Morgana en mars 1838, Domenico Spanò Bolani, qui fréquente les milieux modérés de Reggio Calabria, évoque l’Italie comme une réalité littéraire et culturelle dans laquelle l’école romantique calabraise trouve un terrain d’expression43. Dès lors, les patriotes calabrais publient des éloges réguliers des passeurs culturels qui se sont montrés capables de promouvoir cette exemplarité. Francesco Saverio Salfi en est, là encore, le plus emblématique, par la célébrité qu’il a acquise dans les milieux libéraux transnationaux. La Fata Morgana comme le Calabrese s’attachent ainsi à publier une partie de sa correspondance, et mettent en scène les liens qu’il a pu établir avec des patriotes d’autres États italiens comme l’historien turinois Carlo Botta, ou rappelant les liens qu’il a maintenus avec la Calabre44. Dans la Fata Morgana en août 1838, Domenico Spanò Bolani en fait le parangon du Calabrais, « perspicace », « vif d’esprit », conforme à une tradition « ancienne et civilisée »45. À Cosenza, le chanoine Scaglione lui sait gré d’avoir « illustré la patrie », d’avoir « défendu le berceau de la patrie de Telesio et de Coriolan »46. Il est ainsi le continuateur et l’héritier d’autres Calabrais célèbres, dont le poète Pirro Schettini, originiaire d’Aprigliano et participant à la révolte de Masaniello. Les mêmes ressorts sont repris par des libéraux de Cosenza, qui glorifient la capacité d’intermédiation culturelle de Salfi.
16C’est pour son rôle d’intermédiaire entre la patrie locale et l’horizon culturel plus large de l’italianité que Salfi est célébré, alors que les références culturelles italiennes se développent dans la société calabraise. Elles s’appuient surtout sur la littérature, autour d’auteurs à valeur fondatrice dont Dante est l’un des principaux. Là encore, c’est dans la presse calabraise qu’on trouve la plupart des mentions. Le frontispice du Calabrese lui est emprunté, et exprime l’attachement à la patrie natale sans que l’échelle de cette dernière ne soit définie47. À Reggio, le poète Girolamo Regaldi, devenu l’un des principaux auteurs de la Fata Morgana en 1843, fait de la Divine Comédie l’un des écrits fondateurs de l’identité calabraise, parce qu’il se fait l’écho de situations et de valeurs comme l’exil et la vertu qui entrent en résonance avec les parcours des patriotes48. Domenico Mauro poursuit cette analyse un an plus tard, et fait de Dante à la fois un héros universel et un prophète de l’italianité. Le fait de diffuser les écrits et la pensée de cet auteur lui semble donc constituer le moyen le plus évident d’introduire l’idée italienne auprès du peuple calabrais49. D’autres auteurs, comme Vincenzo Dorsa, lui trouvent des continuateurs dans Vico et Salfi, érigées en gloires de la patrie locale50. Le traitement accordé à ces références italiennes montre la difficile assimilation de l’horizon péninsulaire, considéré davantage comme une communauté culturelle que comme un espace politique, s’inscrit en réaction au malgoverno bourbonien identifié à la nation napolitaine. S’il s’insère dans des savoirs locaux dotés d’une forte dimension patriotique, il révèle en même temps le fractionnement local de l’opposition politique aux Bourbons. L’espace local a en effet constitué le principal théâtre de sa diffusion, à travers l’intégration au monde libéral d’acteurs ordinaires de plus en plus nombreux.
B. La diffusion sociale de la révolution
17La revalorisation de la patrie locale par les libéraux méridionaux dans les années 1830-1840 influe sur les stratégies révolutionnaires : l’intégration du peuple à la politisation d’opposition se fait, elle aussi, à l’échelle locale. Elle s’appuie sur les sociabilités courantes des acteurs politiques ordinaires et se fait souvent l’expression de revendications au départ non-politiques. Les révoltes successives que le royaume connaît, en particulier dans ses provinces périphériques, en sont l’illustration.
1. Le schéma descendant : les notables locaux et le peuple
18L’inclusion du peuple dans la révolution est d’abord un processus local. Elle correspond ainsi à la fois à l’horizon très limité de l’espace vécu des sujets du royaume et à la structure hiérarchisée et fragmentée de l’espace politique. Dès lors, les circuits de politisation s’appuient d’abord sur des notabilités locales, celles autour desquelles s’est construit l’ordre social local depuis l’époque moderne51. Leur fonctionnement est traditionnel, celui de la « descente de la politique vers les masses » qu’on retrouverait pour d’autres espaces de l’Europe méditerranéenne de la même époque52.
19L’influence locale des grands propriétaires a été déterminante. Dans les Abruzzes, la continuité du personnel politique est d’abord celle des notables locaux, majoritaires parmi les organisateurs de la révolte de L’Aquila en 1841. À Montereale, ville de la province de L’Aquila frontalière avec l’État de l’Église, ce sont deux propriétaires, Luigi Canale et le baron Vittorio Ciampella, tous les deux anciens dignitaires de la Charbonnerie, qui sont les initiateurs de la révolte de 1841 en même temps que des acteurs majeurs de la révolution de 1848 dans la province. Ciampella s’exile à Paris après la révolte de 1841, d’où il maintient des relations épistolaires avec Luigi Dragonetti et Mariano D’Ayala53. Cette même cohérence s’observe en Calabre, où les acteurs des révoltes successives connues par la province de Cosenza en 1837 et 1844 appartiennent aux grandes familles propriétaires locales. Pietro Salfi, neveu de Francesco Saverio, a participé aux deux insurrections, de même que la famille Mauro de San Demetrio Corone. La mémoire locale a surtout retenu l’implication de Domenico Mauro pour sa contribution à la culture littéraire locale et ses contacts avec d’autres révolutionnaires du royaume, mais son frère Raffaele et son beau-frère Pasquale, eux aussi notables du village, ont contribué aux développements locaux de la révolution54. Parmi les 13 acteurs de la révolte de 1844 notifiés comme chefs (capi), tous ont en effet déjà été condamnés à la prison ou à l’exil intérieur pour avoir participé à la révolte de 1837.
20D’autres acteurs apparentés aux élites locales ont également contribué au déclenchement des révoltes. Comme en 1820-1821, les prêtres ont été des appuis décisifs. À Pollica dans le Cilento, c’est ainsi l’un des prêtres de la paroisse, Pasquale Di Domenico, qui fonde avec l’aide des frères Cantarella l’association des « Liberali » en 1832, destinée à soulever une partie de la population du village contre la fiscalité imposée par le roi55. Mais très tôt, les Figliuoli della Giovine Italia ont rassemblé une partie des prêtres de province, qui ont très tôt recours à des structures clandestines déjà pratiquées par la Charbonnerie. À Saracena en Calabre Citérieure, les frères Antonio et Leone Forastiere, tous les deux curés et chefs locaux de la société secrète, tiennent à partir de 1833 des réunions noctures dans le presbytère avec une partie des affiliés du village. Les mêmes réseaux ont permis à l’un des curés de San Lucido, Antonio Turano, de participé activement aux deux révoltes de 1837 et de 1844 et de se mettre en relation avec plusieurs des chefs révolutionnaires de la province56. Mais le rôle des prêtres dans les milieux opposants investit aussi l’espace public : en 1833, à San Giacomo dans le Cilento, deux drapeaux tricolores, deux faisceaux carbonari et des monnaies d’argent sont exposés dans l’une des chapelles du village, alors que les deux prêtres du village, affiliés aux Figliuoli della Giovine Italia, utilisent les messes pour lire des catéchismes politiques57. Les cas sont nombreux, et s’inscrivent dans un schéma ancien : ces prêtres sont des passeurs privilégiés auprès des locaux qu’ils fréquentent régulièrement par le biais de la messe. S’il est difficile de connaître précisément le contenu des sermons, les sources de police en donnent les grandes lignes et montrent qu’ils ont été utilisés pour les besoins de la politisation de masse. La formation des prêtres a été en ce sens décisive : le cas de Paolo Pellicano, ordonné prêtre à Reggio Calabria en 1836 et l’un des principaux rédacteurs de la Fata Morgana, en est représentatif. Parti à Naples à la fin des années 1830, il y apprend l’éloquence aux côtés de Basilio Puoti, et publie dans la Fata Morgana plusieurs articles consacrés à la fonction éducative de la prédication58. Son cas, qui n’est pas isolé, montre le réinvestissement des compétences des ecclésiastiques au profit de la mobilisation d’acteurs ordinaires sensibles à la fonction d’influence des prêtres.
21Les acteurs qui orchestrent la politisation de masse dans les années 1830 et 1840 ont donc un rôle d’intercession qu’ils empruntent à leur fonction d’intermédiaires entre la communauté locale et un espace plus large, le plus souvent national, formé par le lien que certains sujets ont établi avec la capitale. D’autres réseaux, plus formels, se sont construits dans les milieux de l’administration. Les fonctionnaires locaux ont en effet participé à ces circuits de politisation, parce qu’ils assurent le contact entre l’État centralisé et les communautés locales. Dans la province de Reggio, Domenico Romeo, issu d’une des principales familles notabiliaires locales, joue un rôle d’intermédiaire décisif dans la diffusion des nouvelles et des ouvrages imprimés en profitant de sa fonction d’inspecteur des douanes59. À Lungro, village de la province de Cosenza à majorité albanaise, le directeur de la saline, Aristide Rodinò, est notifié comme l’un des principaux chefs libéraux. Parent de Gaetano Rodinò, ancien révolutionnaire de 1799 alors à l’écart de la vie politique, chef de la vente villageoise des Figliuoli della Giovine Italia, il assure le lien entre le ministère de l’Intérieur dont il dépend et ses contacts parmi les révolutionnaires calabrais, parmi lesquels Domenico Mauro et Muzio Pace60. Dans une région où la circulation de l’information est difficile, notamment en raison de la faiblesse des réseaux de poste et de télégraphe, il a réorienté la diffusion locale des nouvelles tout en renseignant les chefs révolutionnaires locaux. La situation périphérique du Cilento ou de la Calabre a donc encouragé un phénomène de politisation descendante, appuyé sur des acteurs classiques, apparentés aux élites locales et qui ont tiré profit de leur fonction d’intermédiation. Ce processus s’inscrit donc en continuité avec les premières décennies du XIXe siècle, mais il se systématise et s’ancre dans les communautés villageoises, qui offrent un cadre privilégié au déploiement des circuits de politisation.
2. Le village, cadre majoritaire de l’action politique
22Ainsi appuyés sur des élites villageoises et provinciales, les circuits de la révolution se sont élaborés à l’échelle locale. Le village, espace vécu de référence des populations méridionales, a en même temps été l’espace-support de l’insurrection. Dans la province de Reggio, le cercle patriotique mis en place autour des frères Romeo s’est appuyé sur les conspirateurs de village, mis en réseau par leurs relations avec des notables locaux. L’essentiel d’entre eux ont été recrutés dans les villages de Santo Stefano, de Bagnara et de Fiumara, dans la partie nord de la province. La très forte influence locale des Romeo à Santo Stefano, dont l’un des membres, Francesco, est le maire depuis la fin des années 1810, a contribué à la circulation locale des projets d’insurrection61. À Fiumara, les insurgés ont organisé des réunions politiques dans l’auberge et la pharmacie du village, avec le soutien des autorités municipales. L’influence de Giuseppe Morgante, propriétaire terrien et chef de la vente locale, y a été déterminante, alors qu’il a réussi à coordonner, depuis l’auberge, des réseaux conspirateurs territorialisés à l’échelle du village. En particulier dans les provinces périphériques, ils ont donc suivi des fonctionnements parallèles et localisés, nourris par la circulation locale des nouvelles et des idées révolutionnaires.
23Il est rare en effet que les révoltes dépassent le seul cadre du village. En 1832, alors que plusieurs ventes des Figliuoli della Giovine Italia se mettaient en place dans les Calabres et que les tensions commençaient à s’accroître autour du statut des terres communes, dans un contexte de refus de l’autorité centrale, la police locale a relevé des formes locales de résistance, sporadiques et sans lien les unes avec les autres. L’introduction de la secte à Rende, en périphérie proche de Cosenza, en est représentative : douze habitants ont fait circuler des cris séditieux, par lesquels ils appelaient à la révolte contre le roi et l’administration fiscale62. La même année, plusieurs réseaux parallèles se mettent en place autour des ventes locales de la société secrète. À Castrovillari au nord de la province de Cosenza, Domenico Mauro installe l’une d’entre elles, aidé par le marquis Carlo Loccaso et par un fonctionnaire local, Francesco Salerno. À une dizaine de kilomètres à l’est, une organisation totalement différente se met en place dans le village de Cassano autour d’un propriétaire local, Luigi Praino, appuyé par les deux prêtres de la paroisse, Nicola Minervini et Giuseppe Scarponetti.
24Il arrive parfois que ces réseaux s’étendent au-delà de leur cadre de départ, à l’appui de cercles de relations familiales et amicales. La famille Mauro de San Demetrio Corone en constitue le cas le plus emblématique, alors qu’elle a mis en relation les conspirateurs de leur village avec le cercle de Castrovillari. Le frère de Domenico, Raffaele, exploite ses relations avec son beau-frère Pasquale Mauro (homonyme mais non apparenté) pour développer la société secrète dans le village voisin de Mangone. À San Benedetto Ullano, un autre notable local, Giovanni Mosciaro, a recours à l’intermédiation de son beau-frère, Pasquale Conforti, pour construire une vente de la société secrète dans le village et lui donner des adhérents63. À partir de là, les bandes armées qui se sont constituées afin de défendre les intérêts des populations locales se sont formées à l’échelle des villages. Ce type de formation militaire, initié pendant la Restauration à l’image des troupes espagnoles de la guerre d’Indépendance de 1808-1814, s’est généralisé après avoir été promu par les milieux mazziniens à partir du début des années 183064. Dans la province de Cosenza en 1837, plusieurs communautés locales l’adoptent : à Corigliano est constituée une bande de 26 volontaires armés dont seuls deux ne sont pas originaires du village65. Au même moment, une bande de 18 hommes se met en place à Bucita autour de trois propriétaires du village, les frères Mazzella, pour soulever Cosenza, distante d’une vingtaine de kilomètres. Là encore, 14 membres sur les 18 ont été recrutés parmi les sujets du village, les autres étant originaires des localités voisines de San Fili, de San Sisto et de Gesuiti66. Le même dispositif est employé en 1844 où des organisations similaires sont attestées à Saracena (34 sujets) et à Aprigliano (16 sujets)67. Les rares cas de mobilisation au-delà du seul cadre villageois ont été limités à l’action très ponctuelle de patriotes influents, à l’instar de Pietro Salfi qui parvient à lever 12 personnes en 1835 et 21 autres en 183768. Il faut y voir, outre la célébrité locale de Salfi, l’effet de solidarités économiques et fiscales ponctuelles, ou de revendications identitaires convergentes. Depuis San Benedetto Ullano, les frères Mosciaro ont ainsi réussi, en 1844, à mobiliser une bande armée de 200 habitants de plusieurs villages albanais de la province69. L’efficacité de ces formes de politisation fortement territorialisées s’explique par la capacité d’identification des acteurs ordinaires aux communautés villageoises. Là encore, les circuits de mobilisation politique s’inscrivent dans la continuité de ceux de la fin de l’époque moderne, autour des communautés villageoises70, mais ils concernent des insurgés de plus en plus nombreux, recrutés y compris parmi des classes populaires traditionnellement peu impliquées aux côtés des libéraux.
3. L’élargissement de la base sociale des insurgés
25Si la politisation révolutionnaire demeure surtout locale ou villageoise, elle s’accompagne de l’élargissement progressif de la base sociologique des insurgés, à la différence de ceux de 1815- 1820 dont le recrutement était largement élitaire. Les sociétés secrètes philadelphes ont amorcé ce mouvement dans les années 1820, essentiellement dans la province de Salerne où leur développement a été le plus important. En 1828 en effet, les formes prises par la révolte du Cilento sont fortement liées à l’émergence d’acteurs populaires plus nombreux dans les révolutions. À Sarno, le garde-forestier Antonio Frolliccia et le boucher Francesco Iovine sont jugés pour avoir participé à la révolte, même si leur implication a été très mineure et s’est limitée à diffuser des propos séditieux contre le roi et l’imposition71. Des organisations philadelphes plus formalisées portent la marque de ce processus, dont les Liberali decisi sont l’un des cas les plus emblématiques. La vente est fondée en 1826 par Michele Amatruda et Nicola De Feo et demeure active jusqu’en 1833 ; parmi ses 20 dignitaires, elle compte, outre sept propriétaires et deux pharmaciens, un paysan, trois cordonniers, un garde, deux menuisiers, deux maçons et deux boutiquiers72. Cette expansion sociale, qui inclut des artisans et de petits commerçants à un espace social révolutionnaire traditionnellement polarisé par des notables locaux, n’est pas propre au Mezzogiorno : on la retrouve au même moment dans d’autres espaces de l’Europe méditerranéenne73, mais elle présente la particularité de s’être ancrée dans des contextes ruraux, alors qu’elle a été beaucoup plus limitée dans la capitale. Au début des années 1830, le succès des Figliuoli della Giovine Italia, y compris chez des acteurs des classes populaires, confirme et amplifie ce mouvement d’ouverture sociale. Dans le village albanais de Santa Caterina, dans la province de Cosenza, un projet de conspiration entrepris par la vente locale en 1835 implique sept gardes-forestiers, plusieurs cordonniers et menuisiers, tous armés de « fusils paysans » (fucili paesani) volés au poste de la garde villageoise74.
26Pour Domenico Mauro, cette démocratisation relative des milieux révolutionnaires s’explique par l’évolution des facteurs d’insurrection, qui prennent en compte les revendications du peuple, « opprimé et affamé », qui « n’aurait aucune difficulté à se jeter dans une révolution, qui aurait tant fait pour changer sa condition », alors que, selon lui, « les riches en Calabre ne valent rien », parce que trop préoccupés par des luttes opportunistes liées à leurs carrières politiques personnelles75. La prise en compte des intérêts du peuple et son implication progressive dans les révolutions ne saurait faire conclure à sa politisation, puisque les motivations des insurgés seraient autres, d’ordre personnel ou économique. Comme l’affirme Domenico Mauro, encore eût-il fallu que, « de l’intérêt individuel, il pass[ât] au sentiment de l’intérêt général »76. D’autres points de vue contemporains le confirment, comme le souligne un mémoire anonyme écrit à Cosenza au moment de la révolte de 1844 :
Dans toute opération humaine, il faut réunir la force et l’idée, ainsi pour produire une révolution, il faut à la fois un nombre et des meneurs, qui portent au peuple les idées qu’il n’entrevoyait alors que par moments, qu’il suit souvent par enthousiasme, mais qu’il construit rarement par lui-même. […] Toute révolution ouvre la voie à la suivante. Plus l’oppression dont elle naît a été longue, plus grande est la diversité entre la forme du gouvernement qu’elle détruit et celle qu’elle veut établir, plus les idées du peuple sont incertaines et instables, et plus il est difficile de les uniformiser77.
27Retrouvé par la gendarmerie de Cosenza dans l’un des principaux foyers de la sociabilité révolutionnaire locale, la maison Camodeca, l’extrait expose l’un des problèmes majeurs auxquels les libéraux du royaume ont été confrontés. Il se situe au lendemain d’une révolte menée par deux mazziniens vénitiens, les frères Bandiera, qui ont mobilisé des sujets calabrais après avoir débarqué sur la côte est de la province de Cosenza, mais a été fortement réprimée par les Bourbons. La conclusion rejoint une série de réflexions nombreuses et anciennes, dans la continuité de celles de Vincenzo Cuoco : le peuple serait incapable d’une politisation autonome, et aurait besoin de l’intermédiation des chefs révolutionnaires pour prendre une part efficace aux insurrections. La place de plus en plus grande que des acteurs populaires prennent dans les milieux révolutionnaires est donc subordonnée à des processus de politisation descendante. Elle s’appuie principalement sur l’investissement de réflexes pré-politiques et de considérations souvent économiques, matérielles, mais ne parvient pas à constituer une opposition politique nationale cohérente face à la monarchie bourbonienne.
C. Les voies de la mobilisation
28La difficulté à établir des circuits de politisation populaire autonomes explique la persistance des logiques économiques et sociales dans les mobilisations collectives, celles précisément qui avaient motivé l’essentiel des révoltes rurales que les périphéries du royaume ont connues à l’époque moderne78. La question fiscale en est l’une des plus emblématiques, mais elle n’a pas permis de construire une véritable opposition patriotique à l’échelle nationale.
1. La permanence des économies morales : les moteurs de la mobilisation
29Les facteurs qui ont présidé à la mobilisation politique du peuple sont liés au contexte de guerre civile permanente que connaît le Mezzogiorno pendant une large partie du XIXe siècle. Alors que les acteurs des révoltes sont très rares, surtout dans les provinces, à avoir laissé des traces explicatives de leurs motivations, ces dernières peuvent être connues par les interrogatoires judiciaires des condamnés pour affaires politiques. Ces sources sont lacunaires, mais elles permettent de saisir des tendances. Pour la province de Cosenza, l’évolution des raisons invoquées pour la période 1837-1847 est celle où la documentation est la plus nombreuse et la plus systématique (tabl. 9).
30L’évolution des condamnations pour affaires politiques suit celle des insurrections qui ont éclaté dans la province. Aucun des condamnés ne revendique sa participation aux révoltes au nom d’un projet politique positif qui supposerait le renversement de la monarchie. Le champ des motivations apparaît globalement homogène : le refus de la politique fiscale de la monarchie bourbonienne centralisée constitue l’argument le plus couramment invoqué. Il se retrouve pour d’autres espaces et notamment dans la province de Salerne, où les réclamations foncières et fiscales concernent 335 des 686 condamnés, particulièrement dans la zone rurale et montagneuse du Cilento79. De la même manière, les oppositions à l’absolutisme royal portent davantage sur la politique menée par la monarchie que sur son existence, et elles se sont surtout exprimées au moment des révoltes de 1837 avant de se raréfier par la suite. Le refus de la fiscalité centralisée constitue en effet l’un des moteurs principaux de la constitution de plusieurs sectes, à l’image des « Liberali decisi », l’une des sociétés secrètes les plus importantes du Principat Citérieur à la fin des années 182080. Les Figliuoli della Giovine Italia en reprennent les revendications dans les années 1830.
31Le succès de ces organisations s’explique par le fait que les revendications fiscales soient perçues comme représentatives des revendications d’autonomie locale face à l’État centralisé. C’est ce qui explique l’importance accordée aux rumeurs, qui associent parfois les revendications libérales locales à des mouvements révolutionnaires plus larges. Alors que la nouvelle des révolutions européennes de 1830 est connue dans le royaume, deux propriétaires du Principat Citérieur, Pasqualantonio Marrano et Giuseppe Pasquale, font courir le bruit que l’armée française débarquerait à Pollica dans le Cilento pour soutenir les populations locales et renverser la monarchie des Bourbons81. Là encore, l’oppression bourbonienne est rapportée à ses manifestations les plus courantes pour les habitants de la province, la lourdeur de la fiscalité et l’abolition de la propriété collective des terres communes.
32Les rumeurs annonçant la mort du roi, qui ont été nombreuses à circuler dans le royaume, ont alimenté les rangs des révolutionnaires, moins parce qu’elles laissaient espérer un possible changement de régime que des réorientations politiques dans la gestion des affaires courantes82. À Corigliano dans la province de Cosenza, la fausse nouvelle de la mort de Ferdinand II en 1837 a conduit au soulèvement d’une partie de la population du village83. Cette commune proche de Rossano, sur la côte ionienne, est traditionnellement peu politisée et les sociétés secrètes démocratiques ne s’y sont que très peu développées. Les logiques de mobilisation ont donc beaucoup plus emprunté aux sociabilités ordinaires et aux « économies morales » qu’à de réels vecteurs de pénétration locale de la modernité politique. Les soulèvements que les Calabres ont connus à plus large échelle en 1837 trouvent en partie leur origine dans l’épidémie de choléra qui frappait le royaume depuis 1832 et dans le tremblement de terre qu’ont subi les Calabres en 1837. En 1837, les rumeurs établissent le lien entre le malgoverno des Bourbons et le développement du choléra, prétendant que des agents du roi et des gendarmes auraient empoisonné les fontaines des villages à l’arsenic ou à la potasse84. Paradoxalement et à la différence de la France de la même époque, ces rumeurs n’ont pas engagé de rébellions de masse contre la gendarmerie puisque seuls six cas sont recensés dans la province de Cosenza, tous en 183785. Elles ont plutôt servi à mobiliser le peuple contre l’État centralisé, en dénonçant son incapacité à protéger ses sujets des périphéries. Un tract placardé sur l’artère principale de Cosenza, la via dei Mercanti, rappelait ainsi « la mort inévitable », « le poison circul[ant] à vaul’eau » et dont « les propagateurs », protégés, voudraient « la ruine et l’extermination de tous »86. Les motivations des insurgés relèvent donc surtout de la situation économique et sociale des provinces : en 1837 encore, les promesses des chefs révolutionnaires sont beaucoup plus sociales que politiques, comme la diminution des taxes et des gabelles ou la distribution de paies journalières de 6 à 12 carlins87.
33La forme prise par les révoltes, qui emprunte aux ressorts de la mobilisation spontanée, confirme leur faible portée politique. Un paysan analphabète d’Oliveto dans la province de Salerne, condamné pour outrage au roi en 1834, dit lors de son procès ne pas connaître le sens du mot « constitution » qu’il avait pourtant clamé sur la place publique du village, disant avoir agi par simple imitation88. Le développement de l’iconoclasme politique, très rare dans les insurrections antérieures, le confirme. À Montoro Superiore dans le Principat Citérieur, deux vendeurs d’eau-de-vie ont souillé d’excréments le blason royal du village en 1834 ; en 1839, un emblème royal en bois est décroché par deux tailleurs du pignon d’une boutique avant d’être jeté à terre et fracturé89. Le même phénomène s’observe en Calabre : à Aprigliano, une bande armée de 22 sujets menée par les frères Lucente, des propriétaires du village, fracturent le buste en grès du roi placé devant la mairie90. Dans tous les cas, les rituels sont collectifs, et ils entendent montrer à la communauté la destruction symbolique de l’ordre bourbonien, le succès des résistances locales qui lui sont opposées.
2. L’enjeu de l’autonomie locale
34La question de l’impôt l’a montré : une grande partie des révoltes qui ont éclaté dans les années 1830 et 1840 ont cherché à promouvoir les souverainetés locales, communautaires, contre une administration centralisée jugée malveillante et inefficace. Appuyées sur des réflexes localistes, elles ont ainsi mis à distance l’horizon politique de la nation napolitaine, en valorisant, contre l’emprise hypertrophique de l’État, le poids des identités locales fondées sur l’histoire et les coutumes. L’important mouvement des rivindiche, qui s’est déployé à partir des années 1830 pour le contrôle démocratique des terres communes, en est représentatif. Fondé sur la contestation des usages arbitraires du sol, il s’est appuyé sur des acteurs spécifiques : dans le Cilento en 1837, plusieurs notaires de la province l’ont appuyé, dont Gennaro Quaranta, ancien chef de la chambre des notaires de Salerne91. À Cosenza, l’un des meneurs du mouvement a été le géomètre Nicola Corigliano, membre de la rédaction du Calabrese et auteur d’une partie de la cartographie régionale du massif de la Sila92. L’encadrement du mouvement par des experts contribue à le légitimer auprès des populations locales, qui permet d’affirmer la souveraineté des communautés locales face à l’État centralisé, dans un contexte de codification progressive de la législation sur les terres communes93. La fonction de ces juristes a donc été d’accréditer le mouvement de la rivindica, contre l’important arsenal juridique que la monarchie a déployé pour réglementer les usages des anciennes terres communes. Alors qu’il a porté sur le droit de pâturage, sur la cueillette, sur le semage des céréales, il s’est aussi appliqué, dans la province de Cosenza, à la gestion du massif forestier de la Sila, pris en charge au lendemain des révoltes calabraises de 183794. Le relais pris par de grands propriétaires à forte influence locale, comme le modéré Tommaso Cosentini, ou plus souvent par des familles locales issus de la petite bourgeoisie traduit l’exploitation à grande échelle de la contestation du droit foncier, qui permet de structurer les revendications et de créer un consentement local95.
35Le mouvement de rivindica s’est nourri de l’hostilité populaire à la monarchie : dans les villages arbëresh où son ampleur a été nette, l’argument le plus souvent invoqué est la suppression de leurs franchises par Ferdinand Ier en 1819. Là encore, la mobilisation anti-bourbonienne s’est appuyée sur la référence à l’identité locale et communautaire, alors que se constituait un mouvement intellectuel de défense de l’albanisme96. Les revendications portent moins sur une réelle volonté d’autonomie que sur des prérogatives, des franchises locales supprimées par la législation nationale récente. À partir de là, les révoltes ont reposé sur l’entretien des communautés locales par la rupture des canaux de circulation de l’information. Les cas de démolition des lignes de télégraphe ont dès lors été fréquentes, alors que ces dernières constituaient souvent le seul moyen pour des villages enclavés d’être mis en contact avec le reste du royaume. À Altomonte près de Cosenza, une vingtaine d’hommes menés par un chef démocrate local, Errico Lombardi, ont armé une centaine de sujets avant d’occuper avec eux le col de Campotenese, seul accès à la vallée où le village se situe, et détruit les liaisons télégraphiques en profitant de la complicité de plusieurs employés provinciaux du télégraphe97. Un tel dispositif contribue à isoler la communauté locale, qui apparaît alors un terrain propice à l’éclatement d’une révolte.
36Mais ces revendications autonomistes, si elles sont partagées par les communautés locales des périphéries du royaume, sont l’objet de débats et n’ont pas suscité de consensus à large échelle. Les rivindiche sont en effet des réponses locales à un processus encouragé par une partie des élites libérales. Le juriste et économiste Antonio Scialoja, proche des modérés, avait par exemple soutenu la législation sur les terres communes dans un ouvrage publié en 184098. D’autres controverses ont existé, à l’échelle des communautés locales cette fois, à travers des conflits d’usage qui ont pourtant impliqué des acteurs proches du courant libéral. Les pétitions adressées aux intendants l’illustrent : Annunciato Cairo, l’un des prêtres de la paroisse de Marano Principato, adresse avec plusieurs propriétaires du village une pétition à l’intendant de Cosenza contre les usages abusifs des eaux, qui seraient contraires à la législation bourbonienne en vigueur99. Ces débats traduisent l’absence de consensus sur des questions de principe, y compris sur des domaines qui ne relèvent pas directement de la sphère politique. Ils contribuent à fractionner l’espace de la mobilisation politique d’opposition, et rendent difficile l’émergence d’une voie révolutionnaire commune à l’échelle nationale.
3. La difficile structuration des opposants libéraux à l’échelle nationale
37Le déploiement des révoltes populaires à l’échelle locale entre en contradiction avec l’ambition de coordonner l’action politique nationale des libéraux du royaume. Cette dernière est pourtant envisagée dès le début des années 1830, où les patriotes sont nombreux à faire le constat de l’absence de révolution politique dans le royaume, alors que la plupart des autres États européens connaissent une importante vague révolutionnaire et que les exilés appellent de leurs vœux une insurrection à l’échelle du royaume. Ces efforts prennent de l’importance au moment des révoltes de Calabre et des Abruzzes en 1837 et 1841, où l’éclatement géographique des insurrections locales conduit au constat de leur inefficacité. Des organisations supra-locales et régionales se mettent alors en place, à l’image du Comitato Cosentino, créé en 1837 à l’initiative de plusieurs bourgeois et propriétaires de toute la province, qui recourt à des intermédiaires pour tenter de fédérer les révoltes locales. Dans les villages arbëreshë, le comité a ainsi demandé à un ancien carbonaro de 1813, Pasquale Rossi, de diffuser les projets de révolution et d’inscrire les revendications des insurgés dans la perspective d’un soulèvement national100.
38La principale structure naît de l’échec de la révolte de L’Aquila en 1841, et se développe depuis la capitale autour de Carlo Poerio. Créé en 1842, le Comitato Liberale envisage ainsi de construire une révolution à l’échelle du royaume, en s’appuyant sur l’implication décisive de jeunes libéraux à la célébrité nationale. Il compte ainsi parmi ses effectifs Marino Caracciolo, prince d’Avellino, des avocats comme Matteo De Augustinis ou Carlo Trevisani, des juges comme Aurelio Saliceti ou Pietro Calà Ulloa101. Il s’appuie d’autre part sur les milieux intellectuels de la gauche napolitaine : plusieurs des contributeurs du Progresso, revue fondée par Giuseppe Ricciardi en 1832, en font partie, comme Mariano D’Ayala, Carlo Troya, Luigi Dragonetti et Giuseppe Ricciardi lui-même102. Les chefs du comité sont des modérés, ce qui contribue à la légitimité du mouvement : Carlo Poerio bénéficie alors de l’image de modération de son père Giuseppe, et Gaetano Trevisani est l’un des principaux représentants du courant néo-guelfe dans la province d’Avellino103. La mobilisation d’élites nationales permet donc au Comitato de se doter de partisans pour développer des révoltes ultérieures dans le royaume, par fraternité avec les Abruzziens insurgés de 1841104. La Calabre constitue un premier terrain d’action, rendu possible par les contacts que les membres du Comitato Liberale établissent avec des patriotes calabrais. Domenico Mauro devient ainsi un correspondant actif de Mariano D’Ayala, de Ferdinando Petruccelli et de Carlo Poerio105. Ces liens épistolaires sont renforcés par la circulation des conspirateurs entre la capitale et les provinces du royaume. L’implication de plusieurs intermédiaires a été décisive, à l’image du modéré Mariano D’Ayala, à qui le voyage effectué en Calabre en 1842 a permis de prendre connaissance du terrain politique local, d’en évaluer l’apport possible à une révolution ultérieure et de créer des sociétés secrètes dans la province de Reggio106. D’Ayala publie en 1843 le récit de son voyage, qui témoigne de ces solidarités révolutionnaires tout en les inscrivant dans l’histoire récente du royaume107.
39Le fonctionnement du Comitato Liberale révèle surtout les liens mouvants entre modérés et radicaux méridionaux et la porosité des catégories politiques. Si tous ses dignitaires sont des modérés, l’association compte aussi des radicaux, dont Domenico Mauro est l’un des principaux représentants108. La plupart des réseaux sur lesquels le Comitato repose se sont créés à Naples : l’un des dignitaires des Figliuoli de Castrovillari, le conspirateur radical Muzio Pace, parti étudier dans la capitale, est ainsi l’un des correspondants réguliers de Carlo Troya dans les années 1840109. Beaucoup plus que les idéologies, ce sont donc les identités locales qui sont déterminantes. Le choix des pères fondateurs attribués à la révolution l’illustre : Giuseppe Poerio, figure associée au combat politique modéré, fait l’objet d’un projet de biographie de la part de deux radicaux de Catanzaro, Ippolito De Riso et Antonio Serravalle, en 1844, un an après sa mort. Les deux biographes insistent sur le parcours exemplaire du personnage, sur sa participation aux révolutions antérieures, sur ses expériences de la prison et de l’exil, mais ils ne font aucune référence à sa modération110. Cette récupération témoigne à la fois d’une volonté de légitimation de l’action politique des radicaux, au lendemain de la répression de la révolte de Cosenza en mars 1844, et des liens personnels qui ont préexisté à la mise en place des identités politiques. Les De Riso constituent en effet l’une des principales familles nobles de Catanzaro, liées aux Poerio, barons de Belcastro, par des liens anciens111. La récupération de la mémoire de Poerio révèle donc à la fois la porosité et l’hybridation des catégories politiques. Alors que les modérés et les radicaux sont, dans d’autres États européens, deux polarités antagonistes et souvent hermétiques du champ politique libéral, qui s’opposent notamment sur les usages à faire des révolutions, ils font partie d’un même champ d’opposition à la politique bourbonienne.
40Cette hybridation, qui se confirme dans les années 1840, explique qu’à la différence des autres États italiens, les chefs libéraux méridionaux mettent en œuvre des projets politiques ancrés dans l’espace de la nation napolitaine. La révolte de Cosenza de 1844 illustre ainsi la rencontre de deux ambitions divergentes, l’une formée depuis 1841 dans les milieux libéraux du royaume, l’autre constituée en exil par les mazziniens sans véritable lien avec des patriotes du royaume. Dès sa mise en place en effet, le Comitato liberale prévoit le déclenchement d’une révolte à Cosenza entre fin juillet et début août 1843, à la fois pour des raisons stratégiques – la situation périphérique de la Calabre – et personnelles, du fait des liens créés à Naples par les membres du Comitato avec des révolutionnaires calabrais. Alors que Domenico Mauro fait partie des dignitaires de l’organisation, celle-ci compte également, parmi ses membres ordinaires, Giovanni Mosciaro, propriétaire de San Benedetto Ullano, et Vincenzo Franzese, prêtre de Cerzeto. Tous ont évolué dans la communauté arbëresh et expriment des positions politiques radicales112. Le plan envisagé consistait à lever des troupes en masse, à les poster autour de Cosenza, à encercler la caserne de la gendarmerie puis à libérer les prisonniers politiques, parmi lesquels se trouvaient de très nombreux patriotes ayant pris part à la révolte de 1837. La suite du programme est beaucoup plus vaste : elle consiste à « extirper leur pouvoir aux autorités constituées » et à « déclencher la révolution dans le chef-lieu de la province ». Une telle organisation témoigne de la théorie des révolutions qu’ont développée plusieurs libéraux napolitains depuis l’échec de la révolution de 1820-1821, en même temps qu’elle s’en prend à l’un des symboles de l’absolutisme bourbonien, les prisons. L’entreprise a d’abord été un échec, faute de moyens et de coordination ; au début de l’année 1844, la circulation des conspirateurs entre Naples et les Calabres leur a permis de mobiliser des hommes au service de l’entreprise. Pour des raisons à la fois personnelles et culturelles, Mauro, Mosciaro et Franzese se tournent vers les villages albanais. Le village de Cerzeto, dont Franzese, issu d’une des familles de propriétaires locales, est l’un des prêtres, est alors le point de départ de la mobilisation, où ses efforts sont relayés par ses trois frères Giuseppe, Federico et Scanderbeg. C’est également depuis Cerzeto qu’est lancée la proclamation aux Calabrais les invitant à se soulever contre la pression fiscale exercée par les Bourbons. Les liens établis dans les communautés locales ont donc été déterminants, beaucoup plus que la capacité d’influence de révolutionnaires italiens comme les frères Bandiera, principaux acteurs de l’expédition mazzinienne et fusillés par l’armée bourbonienne à Cosenza le 25 juillet 1844.
41Au total, la période qui débute avec les années 1830 voit se préciser la tension entre les liens communautaires et la volonté constante de structurer les identités politiques à l’échelle nationale. Cette double évolution explique à la fois la prise en compte des patries locales comme le support de l’action politique et la volonté d’intégrer le peuple à la révolution à construire. Le recours aux sociabilités courantes est de ce point de vue décisif, pour les besoins de la politisation de masse, essentiellement dans les provinces. Mais la fragmentation locale des mobilisations explique des efforts constants pour tenter de les coordonner à l’échelle nationale. La Protesta del popolo, publiée par Luigi Settembrini en 1847, constitue l’aboutissement de ce processus113. Elle se présente comme un projet démocratique qui veut refléter les intérêts du peuple du royaume, tout en les illustrant par une ample symbolique religieuse, providentialiste, qui s’appuie notamment sur la culture des martyrs. À la veille de la révolution de 1848, elle montre le poids acquis par la religion politique libérale, et sa mise au service de la politisation populaire.
Notes de bas de page
1 Par exemple Mellone 2017, chapitre 1, et pour la Calabre Buttiglione 2018.
2 Petrusewicz 2005.
3 Outre Cohen 2010, voir pour la période précédente Farge 1992, p. 106-107.
4 Voir sur ce point Girard 2001.
5 Voir notamment, pour la France, Gerson 2003, Hopkin 2013, et Ploux 2017.
6 Blanch 1842.
7 Parente 1994.
8 Outre Colletta 1834, édité à l’étranger mais connu dans les milieux lettrés napolitains auprès desquels il est diffusé par colportage, voir par exemple Corcia 1842.
9 D’Ayala 1841.
10 D’Ayala 1843a.
11 D’Angelo 2014.
12 Cassitto 1845. Parmi les publications antérieures de l’auteur, voir notamment Cassitto 1840.
13 ASNa, Alta Polizia, b. 17, f. 81, ad nomen. Sur les participants au congrès, voir D’Angelo 2014.
14 Pour la Fata Morgana, voir Zaffia 1978.
15 À Reggio, l’un des directeurs de la Fata Morgana, Domenico Spanò Bollani affiche clairement cet objectif en 1838 : « O calabresi ! alla utilità della nostra patria comune questo giornale è diretto » (I, 1, 1er mars 1838).
16 Cingari 2001.
17 Pellicano 1838a.
18 De Francesco 2013.
19 L’existence d’une tradition archéologique locale, à l’écart des circuits internationaux de cette discipline, explique la valorisation constante des vestiges retrouvés sur place. Voir par exemple Sivari 1838 ; parmi des publications très nombreuses sur les Bruttiens, voir Zerbi 1840.
20 Frugiuele 1846 et Frugiuele 1847.
21 Clayer 2007, p. 171.
22 Pellicano 1838b.
23 Le recueil, intitulé Il Genio calabrese, est conservé aux ASRC, Plutino, b. 19.
24 Padula 1840a.
25 Zerbi 1838 et Zerbi 1843.
26 Parmi des écrits très nombreux, voir Bidera 1846.
27 Salfi 1837 et Salfi 1843.
28 Voir par exemple Arcovito 1839.
29 Scutari 1825.
30 Le « purisme » littéraire de Puoti, dont la génération libérale des années 1830-1840 est l’héritière, se caractérise par la promotion de la langue italienne toscane (Puoti 1841).
31 Par exemple Rodinò 1843 et Gallucci 1843.
32 Colosimo 1843.
33 Dorsa 1844a et Dorsa 1846. Sur l’auteur, voir Clayer 2007, p. 137.
34 Padula 1840b.
35 Scaglione 1843a et Dorsa 1844b.
36 Lombardi 1839 et Valentino 1843
37 Voir par exemple Zerbi 1839.
38 Attisani 1840 et Valentino 1843. Voir, sur l’ouvrage d’Alexandre Dumas, Pesenti Rossi 2008.
39 Zerbi 1840.
40 Greco 1844.
41 Frugiuele 1846 et Frugiuele 1847.
42 Fabiani 1846.
43 Spanò Bollani 1838a.
44 Par exemple « Inedite lettera di Carlo Botta, a Francesco Salfi, dottissimo calabrese del quale daremo poi la biografia », La Fata Morgana, I, 9, 1er août 1838, ou encore « Lettera dell’abate Domenico Scinà a Francesco Saverio Salfi dal 1817 », Il Calabrese, I, 3, 15 décembre 1842.
45 Parmi lesquels Gaetano Filangieri et Mario Pagano. Voir Spanò Bollani 1838b.
46 Scaglione 1843b.
47 « Poichè la carità del natio loco / Mi strinse, raunai le fronde sparte » (Enfer, XIV).
48 Regaldi 1843.
49 Mauro 1844.
50 Dorsa 1844c. Sur les milieux intellectuels calabrais, voir Pupo 2013.
51 Delille 2003.
52 Notamment dans l’État de l’Église, ou dans le Midi de la France de la même époque (Rizzi 1988 et Agulhon 1970).
53 ASNa, Alta Polizia, b. 17, f. 81, ad nomen.
54 ASNa, Borbone, b. 1044, f. 38, ad nomen.
55 ASSa, Processi politici, b. 68, ff. 9-15.
56 ASNa, Borbone, b. 1044, f. 38, ad nomen.
57 ASSa, Processi politici, b. 80, ff. 1-4.
58 Par exemple Pellicano 1839a, Pellicano 1839b et Pellicano 1840.
59 ASRC, Polizia generale, b. 1, f. I.
60 ASNa, Borbone, b. 1044, f. 38, ad nomen.
61 ASRC, Polizia generale, b. 1, f. I.
62 ASCs, Processi politici, b. 5, f. 18.
63 ASNa, Borbone, b. 1044, f. 38, ad nomen.
64 Della Peruta 1997.
65 ASCs, Processi politici, b. 19 bis, f. 92.
66 ASCs, Processi politici, b. 19 bis, f. 94.
67 Pour Saracena, voir ASCs, Processi politici, b. 21, f. 105 et b. 24 bis, f. 125. Pour Aprigliano, voir ASCs, Processi politici, b. 118, f. 705.
68 ASCs, Processi politici, b. 16, f. 77, et b. 18, f. 86.
69 ASCs, Processi politici, b. 18, ff. 84 et 86, et b. 19 bis, f. 95.
70 Par exemple et pour la Calabre, voir Cecere 2013a, p. 226-236.
71 ASSa, Processi politici, b. 23, f. 9 et b. 23, ff. 10-12.
72 ASSa, Processi politici, b. 38, ff. 1-19.
73 Pour l’Espagne, Álvaro París Martín a notamment montré qu’une partie des artisans de Madrid avaient investi les milieux de la révolution dans les années 1820 et 1830 (París Martín 2016).
74 ASCs, Processi politici, b. 16, f. 77.
75 Archivio Privato Mauro (San Demetrio Corone, noté par la suite APM), b. 12, Opere, Opere letterarie, politiche-filosofiche e « pensieri diversi », Autobiografia.
76 Ibid.
77 ASCs, Processi politici, b. 22, f. 115/1.
78 Voir pour les Calabres Cecere 2013a, p. 236.
79 Sur un échantillon de 686 individus condamnés pour faits politiques dans la province de Salerne entre 1829 et 1847 (ASSa, Processi politici).
80 ASSa, Processi politici, b. 38, ff. 1-19.
81 ASSa, Processi politici, b. 68, ff. 2-5.
82 Caglioti 2001.
83 ASCs, Processi politici, b. 19 bis, f. 92.
84 Andreotti 1874, vol. III, p. 262.
85 ASCs, Processi politici, b. 21 bis, f. 110. Pour comparaison et sur la France, voir Lignereux 2008.
86 ASCs, Processi politici, b. 18, f. 87. La via dei Mercanti est la rue principale du centre historique de Cosenza, l’actuel corso Telesio.
87 ASCs, Processi politici, b. 18, ff. 84-86.
88 ASSa, Processi politici, b. 71, f. 6.
89 ASSa, Processi politici, b. 69, f. 20 et b. 104, f. 30. Sur le développement de l’iconoclasme, qui devient l’un des ressorts du répertoire d’action des révolutionnaires, voir Fureix 2014a.
90 ASCs, Processi politici, b. 118, f. 705.
91 ASSa, Processi politici, b. 101, ff. 1-2.
92 Buttiglione 2014. Dans les sources, le terme est orthographié indifféremment revindica ou rivindica. Je retiens ici la deuxième version, qui est la plus fréquente.
93 Par exemple Petitti 1836, p. 640-646.
94 La création en 1837 du Commissariato Civile per gli affari della Sila en est représentative. Voir notamment, sur les problématiques posées par ce territoire, Pezzi 1991.
95 Par exemple et pour Cosentini, voir ASCs, Amministrazione di Acque e foreste, b. 7, f. 189.
96 Clayer 2007, p. 171.
97 ASCs, Processi politici, b. 16, f. 77.
98 Scialoja 1840, p. 351.
99 Exemple cité par Buttiglione 2018a, p. 219.
100 ASCs, Processi politici, b. 21 bis, f. 112. Voir aussi, sur l’action du Comitato Cosentino, De Rada 1898, p. 22.
101 ASNa, Polizia generale II, b. 278, rapport de police du 6 septembre 1843.
102 Berti 1962, p. 247.
103 Testa 1948, p. 47.
104 ASNa, Polizia generale II, b. 278, cité.
105 Visalli 1928, p. 59.
106 Berti 1962, p. 206 et 255.
107 D’Ayala 1843b, dont le récit met en parallèle le voyage effectué par D’Ayala en 1842 et l’expédition de Murat à Pizzo Calabro en 1815. Pour une édition commentée de ce compte rendu, voir Delpu 2018d.
108 ASNa, Polizia generale II, b. 278, cité.
109 ASNa, Borbone, b. 1044, f. 38, ad nomen.
110 ASNa, Poerio Pironti, III, b. 1, f. II, b, 2, 4, projet de biographie de Giuseppe Poerio (1844).
111 Croce 1919, p. 29.
112 ASNa, Poerio Pironti, III, b. 25, f. 1.
113 Settembrini 1847.
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