Chapitre 6. Entre l’exil et le royaume, le renouvellement de l’opposition politique napolitaine (années 1830-1840)
p. 195-222
Texte intégral
1Les parcours d’exil des libéraux napolitains ont fait évoluer les systèmes patriotiques dans lesquelles ils s’inscrivent. Alors que, par rapport à d’autres exilés italiens – notamment piémontais ou toscans –, ils ne s’envisagent que beaucoup plus tard comme acteurs politiques italiens, essentiellement dans les années 1830 et surtout 1840, ils construisent un rapport complexe à leur patrie d’origine, perçue comme méridionale, entre horizon permanent du retour à Naples et dépassement progressif de l’identité méridionale vers un patriotisme plus large, à l’échelle de l’Italie. C’est chez les élites libérales en exil que l’évolution est la plus nette, à la fois parce qu’ils ont été en contact avec des libéraux étrangers et parce qu’ils ont vu circuler les modèles de révolution. Les liens qu’ils entretiennent avec des sujets restés dans le royaume ont des effets significatifs sur la structure de l’opposition politique aux Bourbons. La diaspora napolitaine a diffusé chez une partie des sujets du royaume des espoirs de libération, qui ont nourri des projets politiques parfois incertains. Plusieurs travaux récents ont montré comment les mobilités combattantes, les circulations d’hommes, très nombreuses dans l’espace méditerranéen dans le long XIXe siècle, ont nourri à la fois le renouvellement des idées et des milieux politiques au sens large1.
2Dans le cas du royaume des Deux-Siciles, l’évolution a moins été intellectuelle et idéologique qu’elle n’a porté sur la structure des milieux d’opposition. Les effets de l’exil ont rencontré des évolutions propres au royaume : le monde libéral devait se reconstruire en l’absence des anciens chefs révolutionnaires, qui pour une grande partie d’entre eux, et ces reconfigurations ont été accélérées par l’émergence d’une nouvelle génération de patriotes au début des années 1830. Cette évolution est concomitante du développement du démocratisme mazzinien, qui se structure à partir de 1831 mais ne touche que marginalement les milieux patriotiques méridionaux. Les connexions entre ces derniers et le contre-monde libéral contribuent à structurer un monde libéral méridional très nébuleux, particulièrement sur son aile gauche, affaiblie par l’écho à long terme de l’échec de la république napolitaine de 1799. Ce courant, dont les aspects idéologiques sont bien connus2, apparaît comme spécifique au royaume méridional, doté de dynamiques endogènes, alors qu’il cherchait à polariser l’opposition au malgoverno des Bourbons. Il s’ancre donc résolument dans l’espace politique de la nation napolitaine. L’étude portera d’abord sur les projets libérateurs formés parmi les exilés du royaume, dans les années 1820 à 1840, pour ce qu’ils révèlent du lien maintenu à la patrie méridionale. On analysera ensuite les cadres internes et externes du renouvellement de l’opposition politique, pour voir comment ces évolutions ont abouti à la formation d’un mouvement démocratique endogène, distinct par rapport aux évolutions italiennes alors largement polarisées par le courant mazzinien.
A. L’horizon permanent de la libération du Mezzogiorno
3Alors que l’exil, auquel ont pris part une grande partie des anciens révolutionnaires italiens après les insurrections manquées de 1821, a accéléré la prise de conscience de l’identité italienne, les sujets napolitains impliqués sont restés en marge de cette évolution. La persistance de l’identité napolitaine, perceptible y compris chez des intellectuels sensibles à l’italianité culturelle comme Francesco Saverio Salfi, contribue à l’expliquer3 : elle demeure première, et explique la faible sensibilité des libéraux méridionaux aux projets de fédération politique italienne qui se développent chez les exilés.
1. L’écho limité des projets de fédération politique italienne
4Les premiers projets fédéralistes se sont développés chez les exilés dans les années 1820, dans le sillage des constructions d’abord projetées par les jacobins de la fin du XVIIIe siècle, puis par la Charbonnerie. Ils s’inscrivent dans un débat plus large, articulé autour de l’opposition du fédéralisme et de la centralisation, qui s’est déployé dans la plupart des États soumis à l’ordre napoléonien, notamment dans la péninsule italienne et les États allemands4. Alors que des Italiens d’autres États comme le Romain Luigi Angeloni, contemporain de Salfi en exil en France puis en Grande-Bretagne, envisagent à la fin des années 1810 la mise en place d’une fédération péninsulaire, cette idée n’émerge que plus tard chez les proscrits méridionaux, après 1821, pour faire l’objet d’un relatif consensus5. Les initiatives napolitaines ont été limitées dans ce sens, réduites à quelques figures internationales comme Francesco Saverio Salfi, qui avait fondé à Paris en 1820 une vente de carbonari avec deux patriotes d’Italie septentrionale, Pietro Mirri de Faenza et Claudio Linati de Parme6. Salfi a ensuite continué à plaider pour le modèle fédéraliste, à travers le « Projet de constitution fédérative des États d’Italie » qu’il a rédigé en 1821 : celui-ci conserve les dynasties régnantes, dont chacune serait souveraine sur son propre territoire7. L’initiative n’est pas isolée et des propositions comparables apparaissent, dans les cercles auxquels participent des exilés napolitains à Londres. Un militaire calabrais, Francesco Romeo, établit par exemple un projet de « constitution fédérale pour l’Italie » afin de mener à bien sa « régénération»8. Son parcours personnel contribue à expliquer cette orientation : issu d’une famille de notables de Santo Stefano, il a fréquenté les milieux de la Charbonnerie calabraise, hostiles à la centralisation mise en place par Murat et maintenue pendant la Restauration. Sa proximité personnelle avec Angeloni, rencontré en 1821 dans les cercles radicaux britanniques, explique son intérêt pour le modèle fédéral9. Le projet qu’il développe repose sur une série de monarchies constitutionnelles confédérées, qui conserveraient l’autorité des souverains légitimes et feraient valoir les exigences de liberté plutôt que la perspective de la construction nationale10.
5Ces projets de fédération italienne, fondés sur un consensus modéré, consacrent le primat des identités locales, et n’envisagent pas vraiment les contours de la fédération italienne. C’est pourquoi les auteurs sont très rares à envisager les limites du territoire de la fédération italienne : pour Salfi, elle reprend les limites naturelles de la péninsule, alors que Romeo envisage plusieurs recompositions territoriales. Dans le Sud de l’Italie, elle réunit les couronnes de Naples et des États pontificaux, et fait de la Sicile un État indépendant. Au Nord, les micro-États de Parme, de Modène et de Lucques sont intégrés au Piémont et à la Toscane, selon des critères de proximité géographique11. L’ensemble de ces royaumes forme une « ligue italienne », inspirée de la Confédération germanique apparue en 1815, qui supporterait à la fois des échanges économiques et des solidarités politiques. Cette structure est dès lors conçue comme le point de départ d’organisations plus larges à l’échelle transnationale, conformes au cosmopolitisme défendu par la Charbonnerie12. Pour Salfi, une ligue italienne permettrait de constituer à terme une fédération à l’échelle de la Méditerranée, au nom de parentés culturelles et historiques liées à l’héritage gréco-romain, au poids social du christianisme et aux développements convergents des courants libéraux auprès des élites méditerranéennes13.
6Un tel projet n’est pas neuf et hérite des réflexions politiques de plusieurs jacobins napolitains que Salfi a côtoyés dans les années 1790, comme Matteo Galdi qui proposait en 1796 de fédérer les États d’Europe méditerranéenne, préalablement constitués en républiques14. Comme Galdi, Salfi voit dans un tel système la possibilité de régénérer l’Europe par la Méditerranée : l’émergence d’une confédération méditerranéenne et méridionale permettrait de rééquilibrer la géopolitique européenne très largement dominée par l’Europe du Nord et de l’Ouest. Mais l’initiative, si elle montre la pénétration progressive de l’idée italienne dans les cercles d’exilés, n’a pas été suivie par la majorité d’entre eux, en grande partie parce qu’il n’envisage pas les moyens concrets de sa réalisation15. Le choix du modèle fédéral plutôt que de projets indépendantistes et unitaires valorise l’aspect d’abord local du patriotisme. Mais ils ont peu d’écho parmi les exilés napolitains et, en dépit des liens permanents que Salfi maintient avec les milieux patriotiques calabrais, ne sont pas ou sont très peu relayés dans le royaume. Ils contrastent avec l’ampleur des projets de libération armée du royaume des Deux-Siciles, qui se développent surtout à partir de la fin des années 1820.
2. Modèles révolutionnaires et projets de débarquement
7Les sociabilités d’exil ont nourri des projets de débarquement dans le royaume des Deux-Siciles, marqués par l’expérience des révolutions étrangères connues des proscrits et corroborés par l’actualité récente. Ils se sont affirmés de manière récurrente depuis la fin des années 1820, alors que le succès de la guerre d’indépendance grecque a encouragé les espoirs des libéraux européens. Ces initiatives ont profité des liens maintenus avec les révolutionnaires du royaume. Celle mise en place en 1829 par un ancien carbonaro du Principat Ultérieur, Saverio Cristofaro, en est emblématique. Passé par la France, Tunis et Londres, il est l’auteur en octobre 1829 d’un plan de révolte à Naples qui passerait par un débarquement d’exilés en armes dans le royaume. Les relations épistolaires qu’il entretient avec plusieurs exilés méridionaux établis à Marseille ont été décisives puisque ces derniers avaient déjà envisagé, en 1823, de mobiliser des exilés méridionaux pour libérer le royaume à partir d’une expédition en Calabre menée par Giuseppe Rossaroll. Les frères Mazzitelli, négociants à Marseille, servent alors d’intermédiaires, profitant des liens qu’ils entretiennent avec des chefs libéraux comme Michele Carrascosa ou Luigi Blanch16. Les sources consulaires précisent que la correspondance que Cristofaro entretient avec ces derniers se serait intensifiée après la répression de la révolte du Cilento en 1828, et aurait alimenté un projet de révolte17. Les circulations commerciales ont donc servi de support au projet d’insurrection, en facilitant celle des correspondances. Les frères Mazzitelli écrivent ainsi à Cristofaro, le 21 juillet 1829, que les Napolitains opprimés par le poids de la fiscalité se révolteraient contre le despotisme des Bourbons et solliciteraient alors l’appui des sujets du royaume en exil. L’affaire montre le poids des canaux informels, puisque le projet s’est constitué hors des sociabilités politiques les plus courantes, même s’il n’est pas mené à son terme.
8C’est néanmoins au début des années 1830 que les ambitions de débarquement armé se systématisent. Elles se font l’écho de revendications plus précises et formalisées, facilitées par le contexte des révolutions européennes, qui a accéléré la circulation des proscrits italiens, plus nombreux après l’écrasement des révolutions d’Italie centrale18. Les liens entretenus avec des libéraux français, principalement médiatisés par les réseaux fayettistes, y ont contribué : au début de l’année 1830, les sources policières françaises et bourboniennes relèvent les projets de révolution des libéraux napolitains, qui préconiseraient d’« attendre la révolution française », érigée en point de départ d’une chaîne révolutionnaire plus large à laquelle elle fournirait un répertoire d’actions19. Plusieurs patriotes semblent avoir suivi cette idée, à l’image de Francesco Paolo Bozzelli, alors exilé en France, qui signalait au moment des journées parisiennes de juillet 1830 que « tôt ou tard, les autres régions d’Europe ressentiraient les effets de cette prodigieuse commotion politique »20. Mais l’actualité européenne fournit des modèles d’insurrection plus complexes. En 1831, le débarquement du général espagnol Torrijos à Malaga, parti de Londres avec 200 exilés espagnols, a montré aux exilés napolitains la possibilité de partir libérer le royaume de l’absolutisme par les armes, malgré l’échec rapide de la situation invoquée. C’est moins l’héritage de la constitution de Cadix, presque oubliée après 1820, qui a dicté ces circulations, que les contacts établis entre exilés espagnols et italiens dans les principaux lieux d’accueil de l’exil politique européen, Paris et Londres21.
9Les appuis dont les exilés disposent dans le royaume des Deux-Siciles facilitent la circulation des projets d’insurrection auprès des patriotes du royaume. Les contacts de Gabriele Rossetti dans sa province d’origine, le Molise, ont ainsi contribué à la diffusion des idées révolutionnaires dans une province à l’activité politique jusque-là limitée22. La mise en circulation de ses propres écrits a été décisive, notamment celle de ses poésies patriotiques qui envisageaient de sensibiliser le peuple méridional aux similitudes entre son sort et celui des autres Italiens. Un bibliothécaire de la Real Società Borbonica, Giuseppe Sanchez, aurait été l’artisan principal de la circulation de ces écrits, qui aurait notamment transité par les sociétés savantes locales du district d’Isernia. Un tel circuit n’a pourtant pas permis la mise en place durable d’un parti révolutionnaire dans le Molise, où les principaux acteurs politiques libéraux, Gabriele Pepe et Ottavio De Picolellis, relèvent du courant modéré. Des correspondances du même type ont cependant facilité l’émergence de l’idée italienne chez les révolutionnaires calabrais, où se sont mises en place des sympathies péninsulaires dans les milieux radicaux alors en formation. Benedetto Musolino, issu d’une famille de notables de Pizzo qui fonde en 1832 la société secrète des Figliuoli della Giovine Italia, en est l’un des principaux représentants, même si les liens qui l’unissent à des sujets du royaume en exil ne suffisent pas à permettre la réalisation de projets de débarquement dans le royaume23.
10C’est en effet autour des Calabres que se sont focalisés les projets de débarquement, d’abord en raison de la situation périphérique de cette partie du royaume, qui faciliterait l’entrée des troupes levées en exil sur le sol péninsulaire. Les théories de la révolution que plusieurs patriotes ont établies ont permis de justifier cette stratégie : Giuseppe Basile De Luna, en exil en France, affirmait en 1827 que les insurrections devaient tenir compte des paramètres géographiques et suivre une progression concentrique, des confins du royaume vers la capitale, précisément parce qu’elle est la plus difficile à convertir, parce qu’elle est la mieux tenue par le pouvoir central et parce que les populations, plus riches, seraient moins réceptives à des projets révolutionnaires24. L’idée est reprise par plusieurs auteurs, dont Guglielmo Pepe dans les années 183025. Tous s’accordent sur la région visée par la manœuvre, sans que le lieu n’en soit davantage précisé et qu’il n’y ait de consensus à propos de l’échelle de l’espace qu’elle permettrait de libérer : les projets des exilés alternent de ce point de vue entre Naples et l’Italie. Le royaume des Deux-Siciles est alors envisagé comme le point de départ naturel d’une révolution appelée à toucher toute l’Italie. Basile De Luna expose l’idée en 1827 au nom de la supériorité napolitaine, corroborée par l’esprit d’indépendance méridional et la récurrence des révolutions à Naples depuis l’époque moderne. Pepe, lui, reprend l’argument dans un opuscule en français publié en 1833, faisant de la situation périphérique du royaume une base stratégique privilégiée26. L’un et l’autre voient dans le cloisonnement local du royaume, créé par la topographie, la possibilité de constituer des points de résistance à l’occupant autrichien et aux Bourbons, dont ils soulignent la faible maîtrise des territoires périphériques.
11Ces projets de débarquement supposent l’appui logistique de soutiens étrangers, et notamment de la France et de la Grande-Bretagne, au nom de leur implication aux côtés de plusieurs révolutions antérieures27. De la part des exilés méridionaux, l’idée d’associer les puissances étrangères à la cause nationale n’est pas nouvelle : en 1821, Guglielmo Pepe avait sollicité l’aide de la révolution-sœur espagnole pour combattre l’Autriche dans les Abruzzes. Les contacts qu’ils ont établis en exil avec d’autres patriotes italiens ont confirmé cette idée. Les théories du Piémontais Giovanni Battista Marocchetti, exilé à Paris dans les années 1830, se sont diffusées parmi les cercles d’exilés, développant l’intérêt de construire l’indépendance nationale par l’économie et le commerce28. Le républicain français Armand Carrel, de la même manière, se dit séduit par le projet indépendantiste de Guglielmo Pepe, dont il rédige la préface en 183329. Les premiers soutiens viennent donc de la société civile, au nom de relations personnelles et de solidarités culturelles, au nom d’un héroïsme commun hérité de l’époque napoléonienne30. Les appels à l’intervention des autorités étrangères ont profité de ces réseaux de relations, afin de pallier les manquements de la diplomatie des princes par la « diplomatie des peuples ». On en trouve les premières expressions après 1821, lorsque Francesco Romeo fait précéder sa Federative Constitution for Italy, parue en 1822, d’un avant-propos adressé au roi britannique George IV, dont il réclame l’intervention en Italie pour la libérer de l’occupation autrichienne au nom de l’équilibre des puissances, principe imposé par les Britanniques au congrès de Vienne31. C’est précisément parce que cette notion n’est pas formellement définie que les patriotes italiens voient dans l’occupation autrichienne une transgression, qui autorise la définition de projets politiques compris comme légitimes. L’idée est reprise par Guglielmo Pepe, qui publie en 1836 et 1839 deux textes prospectifs en français, destinés à la fois à la société civile internationale des libéraux et aux autorités françaises et britanniques. Alors qu’il affirme dans L’Italie militaire (1836) la nécessité de rassembler les exilés italiens pour libérer la péninsule des occupants étrangers32, c’est dans L’Italie politique (1839) qu’il expose l’appel le plus clair à la solidarité de la France et de la Grande-Bretagne, précisément parce qu’elles sont des nations libérales intéressées à l’épanouissement de la liberté à l’échelle internationale. Il définit dès lors la situation de l’Italie comme « un intérêt commun à tous les peuples libres »33, dont la résolution permettrait de garantir le respect effectif de l’équilibre des puissances.
12Pepe appelle ainsi les autorités françaises et britanniques à reproduire pour l’Italie la solidarité internationale établie dans le cas grec dix ans plus tôt. L’idée d’appuyer l’indépendance italienne sur l’expérience grecque n’est alors pas nouvelle, puisque Giuseppe Mazzini voyait en 1831 dans la révolution grecque un combat fondateur, destiné à être reproduit pour fonder la nation italienne34. Sans qu’il y ait parenté entre les projets mazziniens et les intentions des patriotes méridionaux, la référence à la Grèce est commune, parce qu’elle a constitué l’exemple d’une révolution appuyée par un large effort de mobilisation transnationale qui a permis de la mener à son terme. Mais alors qu’elles sont parfois intervenues dans les débats internationaux sur la souveraineté nationale, notamment pour la Belgique et pour la Pologne, les autorités étrangères n’ont développé que de très rares réactions favorables à ces projets de débarquement. Sauf quelques soutiens ponctuels dans la société civile, il n’y a eu que très peu d’appuis français à la cause italienne avant 1848, et les dirigeants britanniques n’ont que très peu réagi aux appels des exilés napolitains, alors même que les whigs ont été nombreux à manifester leur soutien à la cause italienne en général, sans s’intéresser à des projets plus précis35. Si les projets d’intervention armée dans le royaume ont échoué à mobiliser des soutiens étrangers, ils n’ont également pas permis la cohésion des exilés méridionaux, dont ils ont révélé les tensions internes.
3. La difficile unité napolitaine autour des projets de débarquement
13Le lien entre la nécessité d’organiser un débarquement armé en Calabre et la structure du groupe des proscrits libéraux est apparu très tôt. On en trouve plusieurs attestations dès la fin des années 1820, comme à Corfou où circule en 1827 une proclamation anonyme adressée « à tous les libéraux qui défendent avec zèle le bonheur de la patrie », qui insiste sur la nécessité de les réunir par-delà leurs divergences idéologiques et leur dispersion géographique36. Le texte a été très peu suivi par les proscrits méridionaux, mais il importe surtout pour ses intentions unificatrices et pour la vision qu’il donne de leur cohésion en exil. Il dénonce l’opportunisme des Napolitains qui auraient vu dans l’exil un terrain de potentialités économiques plutôt que la possibilité de poursuivre la révolution, au détriment des intérêts politiques de l’ensemble des patriotes italiens. La proclamation est reprise par l’un des proscrits, Giuseppe Basile De Luna, qui y voit le levier d’une possible insurrection dans le royaume, supposant le concours de tous les exilés. Il appelle ainsi depuis Corfou, en 1827, à constituer un « parti libéral » capable d’engager la libération de Naples et de l’Italie37. La structure qu’il envisage de créer n’est alors pas formalisée et correspond plutôt à un regroupement d’intérêts convergents ; elle profiterait alors de conditions plus favorables pour libérer le royaume, bénéficiant du retrait des troupes autrichiennes au début de l’année 1827. Pour Basile De Luna, un tel processus ne peut fonctionner qu’à partir de la « correspondance secrète généralisée » entre les proscrits, afin de les réunir autour du projet d’insurrection.
14Celui-ci trouve ses prolongements à travers plusieurs efforts de coordination apparus à la fin des années 1820, toujours chez les proscrits méridionaux installés à Corfou. Les trois frères De Concilj, exilés sur l’île principale de Corfou, envisagent en 1829 d’établir une association structurée, la Società rigeneratrice, dans le but d’unir les libéraux napolitains pour pouvoir libérer le royaume38. Leur célébrité parmi les proscrits méridionaux leur permet d’associer d’autres figures révolutionnaires à leur initiative, notamment Raffaele Poerio, réfugié à Corfou après avoir servi dans les rangs du philhellénisme international39. Dès lors, le projet s’appuie sur l’intégration progressive des exilés napolitains à l’association, par degrés d’implication révolutionnaire et de célébrité, afin de consolider par étapes la cohésion du groupe. Outre les neuf sujets napolitains présents dans les îles Ioniennes, ils prévoient d’y associer 67 proscrits, se trouvant pour l’essentiel à Londres, à Bruxelles et à Rome. Mais l’initiative reste à l’état de projet : elle peine à réunir autour d’un projet conspirateur commun des profils sociaux et idéologiques parfois incompatibles. Guglielmo Pepe se retrouverait ainsi compagnon d’armes de Michele Carrascosa, dont le combat en duel, tenu à Londres en 1823, a été fortement médiatisé, et des modérés comme Gabriele Pepe et Pietro Colletta, hostiles aux conspirations et se tenant à distance de toute activité politique, sont intégrés à l’association comme chefs révolutionnaires. Ces impasses expliquent l’échec de l’association, dont l’écho dans les rangs des patriotes en exil a été très faible. Les autres tentatives de coordination échouent également, à l’image de la « Nouvelle Italie » envisagée par des exilés méridionaux depuis Paris en 183240, et la recherche des modèles politiques se détourne des références traditionnelles française ou britannique pour rechercher dans l’organisation des libéraux allemands un modèle d’organisation. La Burschenschaft, qui fédère depuis 1815 la mobilisation des étudiants libéraux pour l’unité du peuple allemand, apparaît dès lors une alternative envisageable. Plusieurs documents anonymes, saisis par la police napolitaine qui signale leur circulation dans les Abruzzes et la province de Salerne, envisagent la possibilité de fédérer des associations à l’échelle du royaume, puis de l’Italie, sur le modèle allemand.
15Ces tentatives de coordination récurrentes restent pourtant à l’état de projets, et elles témoignent de la difficulté pour les libéraux à se rassembler autour de projets politiques communs. Ceux-ci ont été largement surévalués par la police napolitaine qui craignait un complot international contre la monarchie bourbonienne. Les sources policières dénoncent régulièrement des actions coordonnées menées depuis l’étranger, sous des formes parfois excessives. À Corfou en 1829, on suppose qu’Achille Murat devrait rejoindre les frères De Concilj et adhérer à la Società rigeneratrice41. En 1831, le consul de Londres à Gibraltar dénonce un complot destiné à libérer le royaume de Naples, mené par un juif franc-maçon fédérant autour de lui des exilés espagnols, portugais et italiens autour de Guglielmo Pepe et de Raffaele Poerio, supposés mener une expédition militaire dans les Calabres42. La même année en France, plusieurs exilés napolitains sont accusés de bonapartisme républicain, et d’accointances avec les libéraux français pour déchoir les Bourbons de leur trône ; l’imputation est d’autant plus excessive qu’elle vise Giuseppe Poerio, pourtant l’une des principales figures du patriotisme modéré43. Les observateurs bourboniens ont donc largement surestimé les capacités d’organisation politique des libéraux en exil, marquées à la fois par des différences idéologiques majeures et par la difficulté à associer des acteurs politiques ordinaires davantage préoccupés par leur survie économique que par les projets de révolution. Les divisions, qui portent sur l’espace à libérer et sur l’orientation politique à donner au mouvement, touchent à la fois les exilés et les sujets restés dans le royaume, alors que les cadres de l’opposition politique connaissent un profond renouvellement.
B. Les cadres nouveaux de l’opposition politique
16Le début des années 1830 voit s’opérer un renouvellement partiel du personnel politique libéral, lié à l’émergence d’une nouvelle génération de patriotes. Créée à la faveur de phénomènes spécifiques de transmission, elle coexiste avec des acteurs politiques dont l’expérience de l’opposition est plus ancienne44.
1. Le poids des cadres familiaux
17Le renouvellement du personnel politique a d’abord pris la forme d’un échange intergénérationnel et s’est effectué dans le cadre familial. Ce phénomène a été perçu comme essentiel par les autorités bourboniennes, qui ont systématiquement consigné les rapports de filiation et de fratrie dans les listes d’attendibili, parce qu’elles ont postulé leur rôle essentiel dans la diffusion des idées politiques. Les Musolino, famille notabiliaire de Pizzo en Calabre, en sont un cas significatif. Le jeune Benedetto, qui a étudié le droit à Naples dans les années 1820 avant de partir pour Constantinople, doit en grande partie sa formation politique à l’influence de son père Domenico et de son oncle Benedetto, tous deux propriétaires, qui ont appartenu aux cercles jacobins locaux et participé aux développements calabrais de la révolution de 1799. Ils se sont ensuite exilés ensemble puis de revenir dans leur village en 1806, en accompagnant l’armée de Masséna venue occuper les Calabres45. À Cosenza, les Salfi présentent un profil comparable : Pietro, jeune propriétaire actif dans les milieux radicaux et intégré dans les cercles intellectuels calabrais, a subi l’influence de son père Pietro et de son oncle Francesco Saverio qui ont tous les deux été jacobins et soutenu les révolutions successives qu’a connues la province46.
18Les sources policières donnent des exemples nombreux de ces formes de transmission, qu’elles expliquent par la tenue de réunions politiques dans les maisons privées des révolutionnaires. C’est encore en Calabre que les attestations sont les plus nombreuses. À Nicastro dans la province de Catanzaro, la police bourbonienne fait le lien entre l’activité révolutionnaire du receveur fiscal du district, Antonio Ippolito, et celle de son père qui a hébergé des soldats français pendant la campagne de Calabre de 1806-1807 et aurait envisagé de loger Murat lors de son débarquement à Pizzo en octobre 1815. La maison familiale aurait d’ailleurs régulièrement accueilli des réunions de carbonari pendant la révolution de 1820-182147. Plusieurs exemples similaires sont relevés dans des villages voisins du même district. À Dasà et à Dinami sont signalés plusieurs cas de transmission du patriotisme dans la fratrie ou entre pères et fils, qui auraient justement profité de ces sociabilités domestiques. Tous concernent des membres des élites sociales, soit propriétaires, soit membres des professions libérales, forts d’une influence auprès de la société locale de leur village. À Dirami, le pharmacien du village Rosario Fruci, ancien carbonaro qui a participé à la révolution de 1820-1821 et son fils Giuseppe, avocat, sont notifiés comme les principaux suspects : ils ont organisé les réunions de la société secrète à la fois dans leur pharmacie et chez eux48. Dans les espaces périphériques du royaume, ces sociabilités ont permis la transmission d’une mémoire essentiellement orale, qui explique que les révolutionnaires fassent fréquemment référence à l’activité politique de leurs parents. Le savant calabrais Luigi Maria Greco, professeur de lettres au lycée royal de Cosenza, en est un exemple : il s’est attaché à mettre en forme l’histoire récente de sa province et notamment des épisodes à forte valeur mémorielle pour la génération de ses parents, comme la campagne des Français en Calabre en 1806-1807 et surtout la formation de la Charbonnerie locale à la fin du règne de Murat (1813-1815)49. La circulation locale de la mémoire, facilitée par les sociabilités familiales et villageoises, a donc permis la reformation des milieux de l’opposition politique, malgré la relative continuité des familles libérales pendant le premier XIXe siècle.
19À côté des relations de filiation et de fratrie, les plus courantes dans la transmission familiale des cultures politiques, les rapports d’oncle à neveu ont parfois été déterminants, selon un modèle alors courant dans les sociétés méditerranéennes50. Dans les Abruzzes, la famille De Filippis Delfico en constitue l’un des cas les plus significatifs, où la formation politique des deux frères Trojano et Filippo dans les années 1830 doit largement à l’influence de leur oncle, le philosophe matérialiste Melchiorre Delfico51. Les liens familiaux ont donc supporté la transmission d’une culture politique et d’un répertoire d’action, qui associent l’usage de la révolte et l’attachement à la souveraineté du peuple au matérialisme laïque et républicain. En Calabre, la famille Lepiane présente un profil comparable : l’un des révolutionnaires cosentins du début des années 1840 dont il participe aux sociabilités politiques radicales, Nicola Lepiane, est le neveu du chanoine Lepiane, révolutionnaire de 1820-1821 qui a traduit le catéchisme carbonaro en dialecte calabrais et est notifié dans la documentation policière pour ses prêches publics en faveur de la constitution52. Le renouvellement du personnel politique de l’opposition, qui est d’abord générationnel, a donc largement profité de cadres familiaux politisés, mais il s’est également appuyé sur des pratiques de politisation locales, construites de façon encore traditionnelle, à l’échelle de la commune ou de la vallée, autour de figures notabiliaires.
2. La persistance du cadre communautaire
20Plus que le seul milieu familial, c’est la capacité d’influence acquise par les révolutionnaires qui a constitué un vecteur essentiel de politisation et de renouvellement du personnel politique. Ils constituent des notabilités d’opposition qui structurent, à l’échelle d’un espace local communautaire, le renouvellement des milieux révolutionnaires. La police s’inquiète en effet de l’implication partielle des maires de village, des juges, de certains gendarmes et des fonctionnaires de l’administration dans les réseaux des sociétés secrètes. Plusieurs d’entre eux ont en effet couvert l’activité révolutionnaire des membres locaux de la Charbonnerie, affirmé l’inexistence des sociétés secrètes ou fait circuler des idées contraires au gouvernement des Bourbons. Le Principat Citérieur offre les attestations les plus nombreuses, alors que le sectarisme politique s’y est fortement maintenu après 1821, sous la forme des sectes philadelphes ou néo-carbonari53. En 1823, le maire du village de Buccino aux confins de la province de Salerne et de la Basilicate, Pierantonio Goffredo, ancien carbonaro, avait ainsi annoncé au sous-intendant du district de Campagna que les sociétés secrètes n’avaient jamais existé dans son village, dont il affirmait la loyauté des habitants envers le roi54. Il est pourtant notifié en 1828 comme l’un des principaux acteurs locaux du courant philadelphe55. Tout au long des années 1820 et 1830, les rapports des autorités d’intendance signalent régulièrement les accointances des maires avec les sociétés secrètes, au point qu’en 1831, l’intendant Cito signale l’intérêt d’en déplacer certains dans des communes opposées du département, afin de briser les liens sociaux qui ont pu s’établir dans les ventes villageoises de la Charbonnerie56.
21Ce rôle d’influence des maires et des fonctionnaires est aussi celui des grandes familles locales, dans des espaces sociaux très largement polarisés autour d’elles. Dans la province de Reggio, la famille Romeo, déjà active dans les réseaux d’opposition depuis la révolution de 1799, en est l’une des principales, capable de convertir à leur cause des fonctionnaires et des propriétaires locaux. Ces derniers constituent des intermédiaires privilégiés auprès des populations de la province, auprès de laquelle ils diffusent les idées libérales. À Bagnara, c’est un ami des Romeo, Carmine Romano, propriétaire et chef conspirateur local, qui se charge de diffuser des catéchismes sectaires dans plusieurs boutiques et cafés de sa ville d’origine57. Le réseau de relations entretenu localement par la famille Romeo lui a ainsi permis de faciliter la participation locale aux trois révolutions de 1799, 1820-1821 et de 1847-1848. Dans le Principat Citérieur, le cas des Amatruda, famille propriétaire de Salerne, est comparable. Les deux frères Nicola et Raffaele, tous les deux juristes de formation et anciens dignitaires de la Charbonnerie locale en 1820, ont profité de leur expérience pour établir plusieurs ventes dans la province. En 1826, ils sont parmi les 67 installateurs de la secte des Liberali decisi qui entend coordonner l’opposition politique dans la province58. En septembre 1831, ils établissent à Ravello, sur la côte amalfitaine, une vente composée de 22 membres59.
22Ce fonctionnement, qui s’appuie sur les grandes familles libérales, s’explique par leur rôle d’intermédiation entre l’espace politique local, le mieux connu des patriotes ordinaires, et un espace politique national souvent perçu comme nébuleux. Ce fonctionnement reproduit les logiques notabiliaires qu’on trouve alors dans une grande partie de l’Europe méditerranéenne60. Dans les Abruzzes, les Dragonetti en sont l’un des cas les plus représentatifs : alors que leur place dans les milieux patriotiques est ancienne, ils ont assuré le lien entre la capitale et leur patrie locale par les sociabilités mondaines dans lesquels ils se sont insérés, à L’Aquila et à Naples. Le marquis Luigi Dragonetti, qui a été député d’Aquila en 1820, est alors l’une des principales figures du courant modéré. Le rayonnement de la famille dans une province marquée par la très forte continuité du personnel politique et les relations qu’elle entretient avec des personnalités politiques ou culturelles d’envergure nationale ont été décisifs : le fils de Luigi, Giulio Dragonetti, intègre les milieux libéraux dans les années 1830. Les liens personnels entretenus par son père avec des pédagogues libéraux comme Brunello De Sanctis et surtout avec Mariano D’Ayala, alors professeur à la Nunziatella et figure majeure de la nouvelle génération libérale, ont influencé son parcours politique61. Le cas des Dragonetti montre comment, dans une des périphéries du royaume, s’est opérée la diffusion du courant libéral, à l’intersection des relations familiales et du patronage politique propre aux relations notabiliaires. Si le renouvellement générationnel du personnel politique est indéniable, il a donc profité de continuités à la fois familiales et territoriales, qui ont maintenu la fragmentation communautaire du monde libéral. Mais à la différence de la période qui a précédé, la capitale du royaume s’impose comme le creuset d’une opposition libérale qui espère devenir nationale.
3. Naples, creuset d’une opposition libérale renouvelée
23La capitale a longtemps été un foyer de résistances à l’opposition libérale, en grande partie parce qu’elle a été l’un des théâtres principaux de la contre-révolution populaire. En 1799, les légitimistes y sont parvenus à mobiliser sans difficultés des milices populaires royalistes ; en 1820, Naples a été l’un des principaux foyers de développement de ventes de calderari62. Les patriotes y disposent pourtant d’un ensemble de structures politiques plus ou moins formalisées, essentiellement autour de via Toledo, l’axe principal du centre-ville : plusieurs cafés auraient accueilli des réunions politiques régulières, comme le Caffè del Greco ou le café du théâtre San Carlino, et des processions politiques se seraient tenues largo delle Pigne, sans qu’il soit possible de connaître leur nature63. Mais ces formes de mobilisation sont éparses, et la capitale semble avoir connu une assez faible politisation endogène : elle doit plutôt son rôle central dans la restructuration de l’opposition politique à l’afflux régulier de migrations intérieures qui sont surtout le fait d’élites provinciales lettrées.
24Cette tradition, présente depuis l’époque moderne, s’est renforcée depuis 1815 avec la modernisation relative de l’Université de Naples, qui attire notamment beaucoup d’étudiants calabrais, formés dans la tradition radicale des Lumières locales. Leur présence, qui a inquiété les autorités bourboniennes au moment de la révolution, s’est maintenue, même si elle a été limitée par décret royal en 182264. Elle a constitué l’un des facteurs du renouvellement des milieux de l’opposition politique, alors que les étudiants étaient nombreux à fréquenter les leaders de la branche démocrate émergente. En 1830, Filippo De Girolamo, fils d’un propriétaire terrien de Villa San Giovanni, rencontre au cours de ses études de droit Giuseppe Ricciardi avec qui il reste en contact épistolaire régulier jusqu’en 184865. En 1846, la police bourbonienne arrête un étudiant en pharmacie, Michele Cefaly, originaire de Maida en Calabre, supposé être en relation avec Settembrini et Ricciardi et avoir pris part à plusieurs projets conspirateurs66. Cette circulation, qui n’est pas limitée aux seuls Calabrais, est marquée par le maintien des liens communautaires entre les migrants intérieurs et leur patrie locale. Issu d’une famille de propriétaires du Principat Ultérieur, Pasquale Stanislao Mancini étudie le droit à Naples au début des années 1830 avant de s’y installer comme avocat et comme professeur privé de droit pénal, où il collabore avec d’autres membres de l’élite lettrée napolitaine comme Giacomo Savarese, Carlo Pisanelli et Antonio Scialoja67. Son activité d’expert et de juriste se construit entre la capitale et sa province d’origine, dont il contribue à participer aux sociabilités savantes et notamment à la Società Economica d’Avellino où il prononce des interventions régulières.
25Ces sociabilités se sont appuyées sur les institutions d’enseignement, dont l’école formée par le marquis Basilio Puoti dans les années 1820 est la plus célèbre et la plus couramment évoquée dans les écrits des libéraux. Ce grammairien, auteur de plusieurs essais de langue italienne et de stylistique, constitue alors l’une des figures majeures des milieux intellectuels modérés napolitains, où il collabore notamment avec le marquis Luigi Dragonetti, aristocrate abruzzien et ancien député de l’Aquila68. Son élève le plus célèbre, le critique littéraire Francesco De Sanctis, venu étudier chez lui depuis le Principat Ultérieur, évoque ainsi « un homme qui devait avoir une grande influence sur [s]on avenir », et lui consacre un chapitre entier de son autobiographie écrite dans les années 186069. Son école a en effet constitué l’un des lieux de formation essentiels de la jeunesse libérale, qui pouvait principalement y accéder par reproduction sociale et par recommandation. De Sanctis signale ainsi avoir été introduit auprès de Puoti par son oncle Carlo, prêtre installé à Naples où il tient une école littéraire depuis 181370. De la même manière, Paolo Pellicano, jeune bourgeois de la province de Reggio qui se destine à une carrière d’ecclésiastique, entre dans l’école de Puoti sur la recommandation de ses professeurs du collège de Reggio71. Les modalités d’admission très restrictives expliquent que l’institution accueille principalement des jeunes hommes issus de la noblesse ou des élites bourgeoises les plus influentes du royaume, comme le marquis Giuseppe Pisanelli de Pietracatella, jeune aristocrate de la Terre de Bari qui se destine ensuite à une carrière de juriste, ou Giovanni Manna, jeune bourgeois de la capitale qui entreprend ensuite un parcours similaire72. Cette école n’est pas la seule, mais elle montre comment les milieux éducatifs ont créé des sociabilités qui ont permis l’émergence politique de la jeunesse libérale.
26Outre les structures de formation, la concentration des milieux éditoriaux dans la capitale a servi le renouvellement de l’opposition politique. Le regroupement des élites intellectuelles provinciales contribue à cette vitalité éditoriale, à travers la diffusion de plus en plus importante, à partir des années 1830 et 1840, d’ouvrages imprimés consacrés à l’histoire et à l’ethnographie locales. L’importante communauté calabraise de Naples publie ainsi des textes d’érudition73 ou des œuvres littéraires74, et relaie parfois les écrits de savants calabrais restés en province comme le lettré italo-albanais Vincenzo Dorsa, auteur de textes d’histoire et de poésie en langue italienne75. Alors que les éditeurs calabrais, dont le plus important est la maison Migliaccio de Cosenza, ont des moyens et une renommée limitée, les Italo-Albanais ont été nombreux à faire éditer leurs écrits à Naples, alors qu’ils cherchaient à faire valoir le statut spécifique de leur communauté. Le cas du juriste cosentin Girolamo De Rada, qui étudie à Naples à partir de 1834, en est représentatif. Il met en forme à partir de 1836 des chants populaires albanais en langue arbëresh, qu’il a connus par tradition orale : ils connaissent chacun plusieurs publications chez des éditeurs napolitains, et constituent la première formalisation écrite de la langue communautaire76. D’autres auteurs complètent ce corpus, essentiellement des clercs habitués à exercer une fonction d’enseignants dans leur village. Il s’enrichit ainsi du Canzoniere albanese du moine Francesco Santorin (1839) et des Racconti di Pelasgo Matn-eer du prêtre Emanuele Bidera (1846)77. Ce courant albaniste, fortement lié aux milieux du radicalisme politique dans lesquels il s’est constitué, témoigne des liens maintenus entre la capitale du royaume et les provinces, médiatisés par des figures spécifiques de passeurs. Girolamo De Rada constitue ainsi un intermédiaire privilégié de la culture et des revendications politiques des Italo-Albanais auprès des milieux libéraux de Naples, facilitant la diffusion imprimée de la culture arbëreshë.
27Ce fonctionnement ne se limite pas à cette seule communauté et concerne une grande partie des libéraux de province présents dans la capitale. Pasquale Stanislao Mancini, avocat d’Avellino installé à Naples, associe en effet son activité de juriste à la promotion de sa patrie locale, proposant par exemple, en 1841, de réorganiser la prison d’Avellino alors que le débat libéral international envisage à plus large échelle la rénovation des outils coercitifs. En 1844, il évoque l’intérêt d’établir des colonies agricoles dans le Principat Ultérieur afin d’y loger les pauvres, à la suite d’un débat qui occupe notamment une patrie des libéraux français78. On perçoit alors la géographie renouvelée de l’opposition libérale méridionale, qui associe à des revendications portées localement l’intermédiation décisive de passeurs présents dans la capitale. Le statut central qu’elle a acquis auprès de la nouvelle génération de libéraux a facilité la mise en place d’un mouvement démocratique, construit spécifiquement dans le Mezzogiorno, au moment où la plupart des États italiens voient se structurer le courant mazzinien.
C. L’émergence d’un mouvement démocratique endogène
28Si le renouvellement du personnel politique s’est appuyé sur des canaux traditionnels, comme la famille ou les structures d’éducation, il a également profité du réseau des sociétés secrètes, qu’il a essayé de transformer en un courant d’opposition visant à fédérer l’aile gauche du monde libéral. Il a formé une voie endogène de politisation, alors que le mazzinianisme n’a que très peu percé chez les libéraux du royaume, à la différence des États du nord et du centre de l’Italie.
1. Le renouvellement du sectarisme politique
29À l’instar d’autres États comme la France, le royaume de Piémont-Sardaigne ou les possessions lombardes de l’Empire d’Autriche, le royaume des Deux-Siciles voit persister un dense réseau de sociétés secrètes, partiellement hérité du sectarisme révolutionnaire, qui continue d’être l’un des principaux ressorts de la mobilisation politique d’opposition. Si elle a cessé de prétendre à une organisation nationale après l’échec de la révolution de 1820-1821, la Charbonnerie a fourni aux révolutionnaires des années 1830 et 1840 une partie de son personnel, un répertoire d’action et une symbolique.
30La province du Principat Citérieur en présente les attestations les plus nombreuses. Au début des années 1830, des sujets y sont encore jugés pour fabrication d’objets carbonari comme des faisceaux ou des médailles, pour réunions de carbonari79. En 1829, un propriétaire de Castellabate dans le Cilento, Costabile Di Mauro, est repéré par la gendarmerie portant un chapeau avec la cocarde tricolore de la société secrète80. Ces condamnations, très nombreuses, sont liées au maintien en activité d’anciens carbonari de la révolution de 1820-1821. À Acerno aux confins des Principats Citérieur et Ultérieur, un ancien dignitaire de la Gran Dieta de la Regione Irpina, organisation fédératrice des carbonari de la province, le prêtre Francescantonio De Rosa, fonde une vente en 1830 avec deux propriétaires du village, les frères Criscuolo, anciens membres de la Charbonnerie81. Les acteurs et la géographie des ventes des années 1830 s’appuient donc sur ceux de la Charbonnerie. En septembre 1830, la police bourbonienne relève des réunions sectaires régulières à Sant’Angelo Lombardi, haut lieu du carbonarisme dans le Principat Ultérieur ; celles-ci impliquent une dizaine d’hommes, dirigés par quatre habitants du village, tous condamnés pour participation aux sociétés secrètes en 182182.
31Celles créées dans le royaume à partir du milieu des années 1820 se distinguent cependant des précédentes par les rituels qu’elles mettent en œuvre et par les revendications dont elles sont porteuses. La terminologie « nouvelle Charbonnerie » (nuova Carboneria) se développe à partir de 1828 pour désigner ces formes d’organisation, qui continuent à se qualifier d’héritières de la Charbonnerie. La vente créée en 1828 par le chanoine Antonio Maria De Luca dans le Cilento et diffusée dans le Principat Citérieur et en Calabre s’intitule ainsi Carboneria riformata, corroborant ce rapport de filiation avec les formes antérieures du sectarisme politique83. Ces recompositions ne sont pas toujours comprises par les autorités de police, qui s’inquiètent davantage de l’existence des sociétés secrètes et du risque de sédition qu’elles font peser sur le royaume que de leurs véritables revendications. Le vocable carbonaro continue d’être utilisé par les sources policières pour désigner les adhérents aux sociétés secrètes. Cette confusion apparaît à la fois à propos des sociétés secrètes dites philadelphes de la révolution de 1828 et des nouvelles ventes apparues dans les années 1830. Le terme carbonaro alterne alors avec d’autres catégories imprécises, comme celles d’illuminati, parfois employé pour désigner des sociétés secrètes patriotiques84, ou de filadelfi, d’un usage beaucoup plus rare. Les trois termes sont utilisés comme quasi-synonymes, et s’appliquent à des acteurs politiques aux parcours très variés, comme Raffaele Poerio, alors en exil dans les colonies françaises d’Algérie, ou Salvatore Vecchiarelli, vétéran de Murat en exil à Paris. Les emplois de cette dernière catégorie sont les plus nombreux pour les ventes du Principat Citérieur, actrices de la révolte du Cilento en 1828. Ils sont plus rares pour des sectes néo-carbonare du Principat Ultérieur. La présence en est relevée autour de Montefusco, dans la province d’Avellino, en 1832, dans des foyers traditionnels de la Charbonnerie85. Le même adjectif permet de qualifier plus généralement les sectaires du Principat Citérieur où les philadelphes ont représenté le groupe de conspirateurs le plus nombreux, s’appliquant y compris à d’anciens carbonari à l’activité politique limitée86.
32Il arrive que tous ces termes s’appliquent aux mêmes acteurs, dont l’identification est parfois problématique. En Calabre Ultérieure IIde, un propriétaire du village de Dasà, Nicola Calcaterra, est ainsi notifié en 1839 comme carbonaro et philadelphe de premier plan alors que sa participation aux révoltes de la province n’est que très limitée ; il est en fait confondu avec l’un de ses frères, Pasquale, avocat et auteur d’un ouvrage philosophique matérialiste en 181987. Si le maintien en place du personnel politique est évident, la documentation d’État exagère donc les continuités idéologiques. Paradoxalement, ce vocabulaire politique occulte l’adjectif liberale, pourtant relativement banalisé dans le lexique policier et administratif depuis la révolution. Les modes de désignation des sociétés secrètes insistent donc beaucoup plus sur leur aspect séditieux que sur leur attachement aux libertés politiques, alors même qu’il s’agit d’un outil d’auto-identification de plus en plus fréquent de la part des libéraux eux-mêmes. L’adjectif apparaît ainsi dans les noms de plusieurs ventes, notamment dans le Principat Citérieur, qu’il s’agisse des « Liberali decisi » d’Acerno (1827) ou de la « Propaganda liberale » apparue dix ans plus tard dans les campagnes du Cilento88. Par-delà la diversité des formes de qualification, les sociétés secrètes libérales constituent le principal outil de la structuration des opposants. Mais elles échappent à la récupération des anciennes sociétés secrètes par le courant mazzinien, qui se structure dans la majorité des États italiens depuis la fondation de la Giovine Italia en exil en 1831.
2. L’écho limité du mouvement mazzinien
33Le courant mazzinien n’obtient pas auprès des Méridionaux le succès quasi-immédiat qu’il connaît auprès d’une grande partie des démocrates italiens, même s’il reprend une partie du répertoire d’action antérieur des révolutionnaires italiens, notamment fondé sur le recours à des sociétés secrètes conspiratistes. Lorsqu’il a fondé la Giovine Italia en exil à Marseille en 1831, Giuseppe Mazzini a pourtant cherché à remporter l’adhésion des patriotes napolitains : il y a vu des soutiens potentiels de son mouvement, et a retranscrit dans l’un des premiers numéros du journal de l’association, en 1832, un discours de Pietro Colletta sur l’histoire récente de la Grèce. Mais la publication n’était pas le fait de l’auteur de l’article – mort depuis 1831 – mais des fondateurs de l’association, désireux de fédérer les patriotes italiens autour de références historiques et culturelles communes. Cette utilisation des ressources d’action des proscrits méridionaux contraste avec leur faible soutien à la Giovine Italia. Les affiliations ont été très rares, à l’exemple du marquis Domenico Nicolai, ancien député de Bari, proche de Lorenzo De Concilj et ensuite exilé en Espagne puis en France, ou encore d’Antonio Curci, militaire qui s’est exilé en Espagne, au Portugal puis en Grande-Bretagne avant de s’installer à Marseille en 183189. Leurs parcours et les révolutions étrangères auxquelles ils ont été confrontés les ont sensibilisés au radicalisme politique porté par les sociétés secrètes et au républicanisme envisagé par Mazzini. La continuité idéologique entre le cosmopolitisme de la Charbonnerie et celui de la Giovine Italia a également été déterminante90. Les échecs des révolutions d’Italie centrale de 1830-1831 ont alimenté ce tournant républicain. Dans le cas de Domenico Nicolai, c’est l’incapacité pour les États italiens à se mobiliser efficacement contre les monarchies absolues qui explique cette évolution, sans qu’il ne réfléchisse à la forme que prendrait une possible république italienne91. Curci est peut-être l’un des seuls à s’être mobilisé activement aux côtés de Mazzini, qu’il a connu dans les cercles d’exilés italiens de Marseille ; il contribue au journal La Giovine Italia dans la première année de son existence, en 1832, avant d’aller combattre en Toscane aux côtés des soutiens locaux de Mazzini92.
34Les correspondants de Mazzini sont plus nombreux que les affiliés, principalement parmi les chefs révolutionnaires en exil. Gabriele Rossetti, bien que modéré, en est l’un des principaux ; leurs échanges s’intensifient à partir d’avril 1841 où ils prévoient ensemble un projet d’expédition en Italie93. Alors qu’il envisage d’étendre son association à des patriotes du Mezzogiorno, Mazzini utilise Rossetti pour entrer en correspondance avec d’autres exilés comme Benedetto Sangiovanni et Antonio Galotti, tous deux établis en France. C’est la célébrité que ces hommes ont acquise en exil qui explique l’intérêt de Mazzini à leur égard, renforcée par le large écho reçu par les Mémoires de Galotti, dont la parution en français est contemporaine de la fondation de la Giovine Italia94. Rossetti lui donne surtout accès aux milieux radicaux alors en renouvellement dans le royaume, en le mettant en relation avec de jeunes patriotes comme Giuseppe Ricciardi ou Francesco Paolo De Meis95. Dans les années 1840, Rossetti contribue à la fondation d’une école mazzinienne à Londres96. Les sociabilités libérales anglo-saxonnes ont contribué à la diffusion des idées mazziniennes : les liens entre libéraux britanniques et américains expliquent notamment qu’Orazio De Attellis, alors établi à New York, s’affirme partisan des thèses de Mazzini, précisément parce qu’elles pourraient conduire à l’établissement d’une république en Italie sur le modèle états-unien97. L’éloignement géographique, mais aussi la distance prise avec les autres proscrits du royaume expliquent cette réorientation, qui relève davantage d’une expérience personnelle que d’un cas général. C’est moins parce que Mazzini a été républicain que parce qu’il a subordonné les patriotismes pré-unitaires au patriotisme italien qu’il n’est pas parvenu à susciter de mobilisation massive des proscrits méridionaux : pour la majorité d’entre eux, la nation et la révolution continuent d’être d’abord envisagées à l’échelle de la nation napolitaine.
35La Giovine Italia rencontre encore moins de sympathisants chez les patriotes du royaume que chez les exilés napolitains. Mazzini dispose de correspondants à Naples, appuyés sur des circulations plus classiques, alors que la ligne commerciale Marseille-Naples a facilité l’échange de livres, de lettres et de nouvelles. Il profite de relais dans le royaume comme le négociant napolitain Cesare D’Adda, régulièrement mentionné dans les sources de police98. Dès le début de l’année 1832, son réseau s’élargit à d’autres patriotes, y compris modérés, parmi lesquels Carlo Poerio, fils de Giuseppe, et surtout Luigi Dragonetti, ancien député des Abruzzes en 1820-1821. L’un et l’autre conservent cependant leur indépendance idéologique et aucun n’adhère à la société secrète99. La géographie des correspondants s’articule donc autour de deux pôles, constitués dès 1832. Le premier s’est formé dans la province d’Aquila : il a profité de la proximité de la frontière avec l’État pontifical où les sympathisants de la cause mazzinienne ont été beaucoup plus nombreux100. L’autre s’est constitué dans la capitale, essentiellement à partir d’étudiants au passé politique limité, qui s’identifiaient à l’objectif de régénération par la jeunesse que Mazzini attribuait à son association. La conjuration manquée qu’ils organisent dans la capitale en 1833 révèle leurs capacités d’organisation limitées et leur faible cohérence idéologique : elle s’apparente beaucoup plus à un mouvement d’opposition spontané à l’absolutisme bourbonien qu’à une réelle construction idéologique, d’autant que les principaux protagonistes de la révolution s’en sont tenus à l’écart101. Cette faiblesse du courant mazzinien, alors que le sectarisme politique reprend de l’ampleur au début des années 1830, a contribué à la formation d’un courant démocrate proprement méridional dont Benedetto Musolino, jeune propriétaire calabrais de Pizzo Calabro, a été l’un des principaux représentants.
3. Les solutions endogènes : l’expérience des Figliuoli della Giovine Italia
36Les Figliuoli della Giovine Italia de Benedetto Musolino, fondés en 1832, représentent un tournant dans l’évolution du sectarisme politique méridional. L’organisation, mise en place à Pizzo Calabro dans un contexte de déficit d’encadrement des mouvements d’opposition, se caractérise à la fois par sa hiérarchie interne, par son ambition à constituer un courant politique de masse, et par l’horizon italien qu’elle envisage. Par sa chronologie et son projet, elle a été assimilée dès son apparition à une émanation de la Giovine Italia de Mazzini. L’assimilation est fréquente dans la documentation bourbonienne, corroborée par la participation à la société secrète du jeune démocrate Luigi Settembrini. Il est alors en contact en contact avec des mazziniens à l’étranger dont le Véronais Giovanni Vincenti, passé à Naples en 1830 et 1831 où il a fréquenté une partie de la jeunesse étudiante démocrate. Il fréquente notamment de jeunes libéraux calabrais, comme Carlo Bilotta et Giovanni Giacemi, qui adhèrent très tôt à l’association de Musolino102. Mais les milieux étudiants de la capitale ont été beaucoup plus déterminants que ne l’a été la Giovine Italia dans la genèse du projet, et malgré un accord clair sur la nécessité de construire la nation italienne, Musolino revendique très largement son indépendance idéologique et pratique par rapport à Mazzini. Alors que Mazzini envisage une entreprise unitaire et centralisatrice, orientée depuis Rome et peu soucieuse des particularismes locaux, Musolino préfère engager une évolution plus progressive vers la construction d’un possible État italien, qui reposerait sur la destitution préalable des gouvernements existants de l’Italie et sur l’acculturation nationale des peuples de la péninsule. Le territoire italien, constitué en république, se trouverait néanmoins divisé en vingt régions qui reproduiraient globalement, sans s’y limiter, les frontières des États préunitaires. Elles-mêmes reposeraient sur des cantons et des municipalités autonomes. Des travaux spécialisés ont montré comment ce fédéralisme constituait, par sa nature-même, une différence majeure avec le projet mazzinien : il serait le signe d’une mentalité bureaucratique assez développée, conforme aux évolutions engagées chez les élites politiques méridionales par le gouvernement de Murat103. Celles-ci ont en effet profité de la très forte croissance de l’État napolitain, qui a vu son fonctionnement administratif se complexifier et le nombre de ses fonctionnaires augmenter considérablement104.
37Les relations entre les sociétés de Musolino et de Mazzini ne sont explicitées que beaucoup plus tard, en 1859, lorsque Musolino, alors exilé en Piémont, publie une brochure destinée à justifier la spécificité de son organisation. Il évoque alors des divergences de fond, qu’il relie au contexte intellectuel calabrais : la filiation avec le matérialisme philosophique, tel qu’il s’est développé dans les milieux lettrés méridionaux au XVIIIe siècle, et la priorité donnée aux questions agraires, en particulier à la propriété des anciennes terres communes, devenues privées au moment des réformes de Murat sur l’abolition de la féodalité. Musolino se situe donc plutôt dans la ligne des Lumières calabraises et surtout de la philosophie de Tommaso Campanella, moine calabrais du XVIe siècle chez qui il dit puiser sa théorie fédéraliste de la république105. Alors que la question du statut des anciennes terres communes est devenue l’un des outils principaux de mobilisation du peuple calabrais, qui conteste depuis la fin du decennio francese la politique centralisatrice menée par l’occupant français, Musolino limite l’État central à un simple rôle de coordination, alors que certaines prérogatives reviendraient aux échelons locaux de la décision comme la gestion fiscale et la nomination des fonctionnaires publics. L’implication nombreuse d’élus locaux, de fonctionnaires, de notaires dans la société secrète a été à la fois la cause et la conséquence de cette revendication106. Cet élément a servi l’expansion de l’organisation à la fois en Calabre et dans d’autres périphéries du royaume. Elle se développe ainsi dans le Cilento au début des années 1840, en exploitant à la fois les revendications fiscales et le souvenir traumatique de la répression des émeutes de 1828. Elle compterait ainsi 141 capi et secondatori dans ce seul district en 1844107. Les mêmes progrès rapides s’observent dans les trois provinces calabraises, où ils reflètent la volonté de coaliser les peuples du royaume puis de l’Italie contre l’oppression autrichienne108.
38Mais ces spécificités idéologiques n’ont pas été comprises par les observateurs bourboniens. Le déploiement rapide de la société secrète, sa nature fondamentalement conspiratrice et ses buts politiques affichés ont suscité l’inquiétude de l’administration et de la police du royaume, qui craignait l’éclatement d’une conjuration mazzinienne est agitée de manière constante. Les rapports évoquent régulièrement la dissémination de rumeurs séditieuses dans tous les États de la péninsule, et le terreau favorable qu’elles auraient trouvé dans les périphéries du royaume, notamment dans les Calabres109. Les peurs se concentrent alors sur les chefs révolutionnaires locaux, dont Benedetto Musolino, alors que des rumeurs considèrent les Figliuoli della Giovine Italia comme inféodés à Mazzini110. Ces rumeurs se confirment fin mars 1844, lorsqu’une expédition de mazziniens, menée depuis Corfou par les frères Bandiera, deux mercenaires vénitiens, aboutit à la révolte d’une partie de la population de Cosenza contre la monarchie. L’ignorance à l’égard des formes nouvelles prises par le sectarisme politique explique la continuité établie entre les structures traditionnelles d’opposition et le mazzinianisme, qui n’a connu que très peu d’adhérents dans les Calabres : c’est alors la rencontre entre l’expédition et le mécontentement local contre la royauté, focalisée sur la question du statut des terres et de l’hostilité à la centralisation bourbonienne, qui a provoqué l’éclatement de la révolte111. Pour les patriotes du royaume en effet, y compris les plus radicaux, la distance idéologique et personnelle avec Mazzini est claire, comme l’écrit Luigi Settembrini dans ses Ricordanze, rédigées dans les années 1870 :
Ainsi la Giovine Italia se répandit dans le royaume, et l’on crut que c’était celle de Mazzini. Il n’y avait de vrais mazziniens que dans les Abruzzes, ils n’étaient pas jeunes comme nous, ils écrivaient de belles lettres à Mazzini dont ils recevaient de belles réponses, mais ils n’étaient en aucun cas affiliés à la secte112.
39Les liens permanents que les exilés ont maintenus avec la société du royaume ont donc été l’un des facteurs du renouvellement de l’opposition politique intérieure. S’ils ont rencontré des évolutions endogènes, liée au renouvellement générationnel du personnel politique et à la mutation du paysage des sociétés secrètes, ces connexions ont indéniablement accéléré l’ancrage italien des formes d’opposition et la structuration de l’aile gauche du monde libéral napolitain. L’exil a fait évoluer les cadres du patriotisme, en prenant de plus en plus en compte les fraternités entre les situations des États italiens pré-unitaires et en insérant les libéraux du royaume dans des circulations transnationales plus ou moins formalisées : il a contribué à définir une voie démocratique proprement nationale, cependant dotée d’un horizon italien évident. Les Figliuoli della Giovine Italia, s’ils ne sauraient être tenus pour représentatifs de la diversité du monde libéral méridional, en illustrent la complexité et l’ambivalence : l’opposition politique aux Bourbons continue à s’ancrer dans les espaces politiques régionaux et locaux, et montre que dans les années 1840, la tension persiste encore entre nation napolitaine et nation italienne.
Notes de bas de page
1 Zanou – Isabella 2015, et pour l’espace adriatique Zanou 2018. Plusieurs travaux ont relié ces circulations à une crise politique globale qui aurait particulièrement touché les monarchies bourboniennes au XIXe siècle (Pinto 2013c).
2 Berti 1962, ou encore Mellone 2017.
3 S’il publie plusieurs livres à propos de l’italianité culturelle et littéraire, Salfi s’attache à valoriser la place des éléments napolitains et notamment de Gaetano Filangieri. Voir par exemple Salfi 1822. Sur son parcours biographique, voir Ferrari 2009.
4 Voir sur ce point Biard – Ducange – Frétigné 2018.
5 Celui-ci est partagé avec d’autres lettrés italiens : en 1822, le Toscan Giampietro Vieusseux rédige des Frammenti sull’Italia et un Progetto di Confederazione qui envisagent la construction d’une fédération italienne. Voir plus largement Ferrari 2010.
6 Ferrari 2009, p. 114.
7 Salfi 1821, chapitre X, « Projet d’une constitution fédérative des États d’Italie ».
8 Romeo 1822.
9 Wicks 1937, p. 109.
10 Romeo 1822, p. 9.
11 Romeo 1822, p. 25.
12 Isabella 2008.
13 Salfi 1821, p. 251.
14 Galdi 1797.
15 L’initiative s’inscrit dans un contexte européen marqué, dans les années 1830 et 1840, par des projets nombreux de réorganisation de la géopolitique méditerranéenne au nom d’objectifs idéologiques. Le Système de la Méditerranée du saint-simonien français Michel Chevalier, paru en 1832, en l’exemple le mieux connu (Figeac 2012).
16 ANP, F7, 6637, 23 (27), dossier Mazzitelli.
17 ASNa, Interni, b. 40, ad nomen.
18 Voir en particulier Diaz 2013b.
19 ASNa, Polizia generale II, b. 4603, f. 7.
20 Cité dans Gaetani 1922.
21 ASNa, Polizia generale II, b. 4580, f. 106.
22 La correspondance tenue par l’intendant du Molise et le maréchal Del Carretto, ministre de la Police, renseigne sur ces contacts : ASNa, Polizia generale II, b. 4580, f. 105.
23 Berti 1962.
24 ASNa, Polizia generale II, b. 4608, f. 4.
25 Pepe 1847, vol. II.
26 Pepe 1833, p. 21.
27 Pour la France, voir Jolicoeur 2008. Pour la Grande-Bretagne, où on retient surtout l’implication de lord Palmerston, alors secrétaire d’État aux Affaires étrangères, pour l’indépendance de la Belgique et de la Pologne, voir Parry 2006.
28 Voir notamment Marocchetti 1837.
29 Préface d’Armand Carrel à Pepe 1833, p. vii-viii.
30 Crochemore 2006, p. 30-38.
31 Romeo 1822, p. vi.
32 Pepe 1836, p. 6.
33 Pepe 1839, p. 14.
34 Mazzini 1832. Sur le discours de la fraternité italo-grecque, voir Pécout 2005.
35 Parry 2006, p. 145-157.
36 ASNa, Polizia generale II, b. 4608, f. 4, « A tutti i liberali zelanti per la felicità della patria, salute », 4 mai 1827.
37 ASNa, Polizia generale II, b. 4608, f. 4, correspondance de Corfou de Giuseppe Basile De Luna, 1827-1829.
38 ASNa, Polizia generale II, b. 4608, f. 3.
39 ASNa, Interni, b. 40, ad nomen.
40 ASNa, Polizia generale II, b. 4603, f. 7.
41 ASNa, Polizia generale II, b. 4603, f. 8.
42 ASNa, Polizia generale II, b. 4580, f. 105, correspondance de Londres, lettre du 11 février 1831.
43 ASNa, Interni, b. 40, ad nomen.
44 Cette coexistence est classique pour l’Italie de l’époque, marquée par une évolution décisive liée à l’émergence de la jeunesse politique autour du courant mazzinien. Voir essentiellement Arisi Rota 2011.
45 De Giorgio 1953.
46 Ferrari 2009.
47 ASNa, Borbone, b. 647 II, f. 2, dossier Antonio Ippolito di Nicastro (1831).
48 ASNa, Alta Polizia, b. 41, f. 291.
49 Greco 1844 et Greco 1866.
50 Pour le royaume des Deux-Siciles, voir Delille 1985, p. 365.
51 ASNa, Alta Polizia, b. 17, f. 81, ad nomen.
52 Ibid.
53 Berti 1962, p. 131.
54 ASNa, Borbone, b. 647 II, b. 7.
55 ASNa, Polizia generale II, f. 4580, b. 134.
56 ASNa, Borbone, b. 647 II, f. 11.
57 Archivio di Stato di Reggio Calabria (notées par la suite ASRC), Polizia generale, b. I, f. 1.
58 ASSa, Processi politici, b. 38, ff. 1-19.
59 ASSa, Processi politici, b. 70, ff. 9-12.
60 Ce rôle d’intermédiation est au centre de la définition du notable telle qu’elle est formulée, pour la France, par Tudesq 1964, p. 8-9. Dans le royaume des Deux-Siciles, les mécanismes de la notabilité sont globalement comparables, même si la catégorie n’existe pas en tant que telle.
61 ASNa, Alta Polizia, b. 17, f. 81, ad nomen. Sur le personnel politique des Abruzzes, voir De Lorenzo 2003.
62 Voir sur ce point París Martín 2019.
63 ASNa, Borbone, b. 647 II, f. 15.
64 Sur le rayonnement de l’université de Naples, voir Rao 2005. Sur la circulation des étudiants, voir Palmisciano 1999.
65 ASRC, Polizia generale, b. 1, f. I.
66 ASNa, Alta Polizia, b. 41, f. 290.
67 Testa 1948, p. 34 et 108.
68 Il est notamment l’auteur des Regole elementari della lingua italiana (Naples, 1833), d’un Della maniera di studiare il stile e l’eloquenza italiana (Naples, 1837) et d’un Arte di scrivere in prosa (Naples, 1843).
69 De Sanctis 1972, p. 41 et chapitre VIII, « Il marchese Puoti », p. 42-50.
70 De Sanctis 1972, p. 43.
71 De Giorgio 1955, p. 57.
72 Corvaglia 2012, p. 27.
73 Par exemple Salfi 1835 ; Faccioli 1843.
74 Mauro 1843.
75 Dorsa 1847.
76 Girolamo De Rada est notamment l’auteur des Poesie albanesi del secolo XV. Canti di Milosao, figlio del despota di Scutari (De Rada 1836), des Canti storici albanesi di Serafina Thopia, moglie del principe Nicola Ducagino (De Rada 1839) et d’un Milosao (De Rada 1847).
77 Clayer 2007, p. 75.
78 Mancini 1842 et Mancini 1844.
79 ASSa, Processi politici, b. 20, ff. 7-11 et b. 21, f. 1.
80 ASSa, Processi politici, b. 23, ff. 13-15. Sur le symbolisme des drapeaux et des cocardes employés par la société secrète, voir Buttiglione – Elia 2014.
81 ASSa, Processi politici, b. 20, f. 12.
82 Pietrantonio Fischetti, avocat ; Giuseppe Cena, notaire ; Raffaele Sepe et Francesco Tarantino, propriétaires. Voir ASNa, Borbone, b. 647 II, f. 17. Sur le cas de Sant’Angelo Lombardi dans les premières décennies du XIXe siècle, voir Cannaviello 1915.
83 Berti 1962, p. 191.
84 ASNa, Borbone, b. 647 II, f. 7. Le terme est employé à propos d’une société secrète de Postigliano dans le Principat Citérieur, en mai 1830.
85 Cité par Testa 1948, p. 14-15.
86 ASNa, Borbone, b. 647 II, f. 8, à propos d’un ancien carbonaro de Salerne, Pietrantonio Goffredo, en prison depuis 1821.
87 ASNa, Alta Polizia, b. 41, f. 291 (Monteleone).
88 ASSa, Processi politici, b. 38, ff. 1-9 et b. 39, ff. 1-23 sur les Liberali decisi d’Acerno, et ASSa, Processi politici, b. 101, ff. 1-2, sur la Propaganda liberale, diffusée dans la circonscription de Diano.
89 ASNa, Interni, f. 40, ad nomen.
90 Isabella 2008.
91 Della Peruta 1974, p. 34-36.
92 ASNa, Interni, f. 40, ad nomen.
93 Rossetti 1992, vol. V, p. 53-55.
94 Rossetti 1992, vol. V, p. 352-353.
95 Rossetti 1992, vol. V, p. 470-471.
96 Rossetti 1992, vol. V, p. 346. La correspondance à propos de la Scuola Italiana de Mazzini a principalement eu lieu en mai 1843. Sur cette institution, voir Finelli 1999.
97 Pani 2013.
98 ASNa, Polizia generale II, b. 4603, f. 4. Sur D’Adda, voir Della Peruta 1974, p. 94.
99 Ibid., p. 145.
100 ASNa, Polizia generale, Gabinetto, b. 99.
101 Palladino 1924. Parmi les participants à la conjuration, l’auteur relève Giuseppe Mauro, Giuseppe Romano, Adamo Petrarca, Giovanni Battista Milano, Geremia Mazza, Antonio Tripoti.
102 ASNa, Polizia generale II, b. 4608, f. 1. Voir Settembrini 1879, I, chap. 7.
103 Notamment Palladino 1923. L’article, bien qu’ancien, demeure l’une des contributions principales sur la société secrète de Musolino.
104 Voir sur le maintien de ce modèle pendant la Restauration Scirocco 1997.
105 Musolino 1859.
106 Mellone 2015.
107 ASNa, Polizia generale II, b. 4608, f. 1.
108 Archivio di Stato di Cosenza (notées par la suite ASCs), Processi politici, b. 22, f. 115/1.
109 ASNa, Polizia generale II, b. 4608, rapport de l’intendant de Calabre Ultérieure II au roi, 20 février 1844.
110 Berti 1962, p. 21.
111 ASNa, Polizia generale II, b. 4608, plusieurs rapports d’intendance pour l’expédition des frères Bandiera en mars 1844 et l’exécution des principaux protagonistes.
112 Settembrini 1879, p. 177.
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