Chapitre 1. Les « patriotes » en 1815, continuités et évolutions
p. 31-59
Texte intégral
1Au terme du decennio francese, ceux que l’on n’appelle pas encore les libéraux forment un collectif sans réelle unité politique ou idéologique, malgré l’intérêt commun qu’ils accordent à la réforme politique et sociale du royaume. Ils partagent des caractéristiques sociales communes : ils sont très majoritairement apparentés aux élites provinciales formées aux développements napolitains des Lumières, et ont connu un certain nombre d’expériences fédératrices, comme la participation à la révolution de 1799 ou, pour certains, l’exercice de charges publiques au service des Napoléonides. Ils s’inscrivent donc en continuité avec les secteurs réformateurs et révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, qu’on désigne volontiers par la catégorie « patriote ». Elle s’est développée dans le vocabulaire politique napolitain et italien dans les années 1790 comme un substantif d’utilisation courante1, mais ne dispose pas de définition commune. Le terme s’est nourri de la diffusion européenne de la Révolution française, et s’appuie sur des « systèmes patriotiques », révélateurs d’un espace politique interconnecté, fondés sur la double référence, positive ou non, à la royauté et à la guerre, entretenu par une très riche production écrite mémorielle2. La convention royale est centrale, et la communauté politique de référence est d’abord la nation napolitaine.
2Le groupe des patriotes, d’autre part, s’est construit dans une période de transitions politiques successives qui ont vu se reconfigurer les identités individuelles et collectives. Des années 1790 à la chute de Murat, les révoltes, les révolutions, les changements de régime se sont succédés au point d’avoir été perçus comme incessants. Les alterazioni, régulièrement dénoncées par la littérature politique du temps, désignent ces convulsions jugées néfastes à la stabilité politique du royaume3. Le tournant de 1815 le confirme : les contemporains se sont accordés à souligner l’importance de ce moment de transition, porteur de mutations décisives dans la vie politique du royaume. Pietro Colletta observe ainsi « un tourbillon politique » qui affecte durablement la société civile du royaume4, parce qu’elle subit les effets d’une diplomatie hésitante et parce que l’autorité du roi Murat est largement remise en cause, y compris dans les rangs des patriotes.
3La diversité des options politiques, entre partisans et détracteurs de Murat, met en question la cohérence du groupe. Il pose un problème d’identification : ni les patriotes eux-mêmes ni l’administration bourbonienne n’ont produit de relevés permettant de connaître les effectifs regroupés sous ce terme. Il n’existe pas, pour cette période, de suivi systématique de l’esprit public, et la documentation dont on dispose est lacunaire. La confrontation des annuaires administratifs, des sources policières et judiciaires, des correspondances échangées par les patriotes permet de cerner de façon globale le groupe envisagé5. Afin de saisir le sens donné à la catégorie patriota par les acteurs de l’époque, je chercherai d’abord à caractériser ce groupe dans sa structure sociale et dans son contenu idéologique. Un deuxième temps du chapitre sera consacré à la multiplicité des allégeances patriotiques, entre l’espace local, Naples et l’Italie, qui apparaissent moins exclusives que complémentaires. J’analyserai enfin la transition politique de 1815 qui met à l’épreuve la cohérence de ce groupe, en prêtant attention aux parcours spatiaux et professionnels des patriotes.
A. Les « patriotes », une catégorie à géométrie variable
4Catégorie récurrente du discours politique, les « patriotes » ne sont définis par aucun texte théorique : ce sont les stratégies d’auto-définition des acteurs qui permettent d’en restituer le contenu. A minima, cette notion désigne une élite sociale et politique projetant sur des constructions politiques, morales et scientifiques sur un espace à géométrie variable, qui peut être local, napolitain ou éventuellement italien.
1. Les configurations sociales et familiales
5L’adéquation avec les élites sociales est globalement opératoire, et les continuités sont fréquentes entre les secteurs réformateurs de la fin du XVIIIe siècle, les révolutionnaires de 1799 et les patriotes de 1815. La présence des anciens militaires et administrateurs de Murat en constitue un premier élément, le mieux connu de la documentation policière en même temps que celui qui a produit les sources écrites les plus nombreuses. Des officiers comme les généraux Guglielmo Pepe, Pietro Colletta ou Vincenzo Pignatelli Strongoli ou le colonel Giuseppe Rossaroll apparaissent parmi les principaux représentants de ce groupe, à la fois par leur place décisive dans les réseaux révolutionnaires du royaume et par leur relative notoriété internationale liée à leur participation aux campagnes d’Empire. Des administrateurs muratiens qui ont participé aux insurrections jacobines dans les années 1790 comme Vincenzo Cuoco ou Matteo Galdi relèvent également de cette catégorie. Tous partagent d’être relativement connus dans la totalité du royaume et pas seulement dans leur province d’origine, ce qu’ils doivent à des charges administratives ou militaires successives dans un État marqué par de fortes réformes centralisatrices. Les charges d’intendance, qui sont l’échelon administratif intermédiaire entre la monarchie centrale et les communes, ont ainsi constitué une étape fréquente de leurs carrières6. Le Calabrais Gaetano Rodinò, par exemple, débute sa carrière comme secrétaire d’intendance à Monteleone en 1806 avant d’être successivement transféré comme sous-intendant en Calabre Citérieure, en Basilicate et en Terre d’Otrante. Giuseppe Poerio, lui, est fait intendant de Capitanate en 1806 avant de se voir confier des charges juridiques nationales à partir de 1808. Les provinces calabraises, parce que leur gestion apparaît la plus complexe à cause de la « petite guerre » de 1806 et du brigandage, requièrent un personnel compétent et expérimenté : la province de Cosenza, par exemple, est d’abord confiée à Pierre-Joseph Briot (1807-1810) puis à Matteo Galdi (1810-1812) ; celle de Monteleone est placée sous l’autorité de Pietro Colletta en 1810.
6Ayant ainsi servi le régime français, plusieurs de ces patriotes se sont vus conférer des titres de noblesse par Murat à partir de 1809. Si les anoblis de 1811, à la fois les premiers et les plus nombreux, sont tous des gradés de l’armée (lieutenant général Michele Carrascosa, général Vincenzo Pignatelli Strongoli, colonel Giuseppe Rossaroll) à l’exception de Zurlo qui est ministre de l’Intérieur, les nominations ultérieures, dans les deux dernières années du régime, concernent davantage des juristes et des fonctionnaires qui ont contribué à la réforme de l’État (Giuseppe Poerio, Pietro Colletta, Guglielmo Pepe, Vincenzo Cuoco et Matteo Galdi)7.
7La place de ces éléments muratiens dans les milieux patriotiques napolitains est incontestable, mais elle n’est ni exclusive ni majoritaire. Ils représentent une élite nationale, qui s’articule avec d’autres acteurs, recrutés parmi les notabilités locales du royaume. Les familles de la bourgeoisie marchande ou de la petite noblesse, à rayonnement local, y jouent un rôle décisif. À Avellino dans le Principat Ultérieur, la chronique rédigée en 1820 par le révolutionnaire Biagio Gamboa rappelle que le paysage social local était dominé, depuis l’époque des Lumières, par une élite marchande essentiellement composée des De Concilj, famille noble dont les quatre fils, Felice, Filippo, Lorenzo, et Matteo, ont été formés au métier des armes, et des Imbimbo, famille d’origine juive dominant l’activité commerciale de la région depuis le XVIe siècle8. Dans les Calabres, c’est encore parmi les élites locales qu’ont été recrutés les principaux patriotes, comme les Poerio de Belcastro, dotés d’un titre héréditaire de barons depuis le Moyen Âge. Réputés être arrivés sur place au XIIe siècle, ils ont fourni plusieurs chevaliers de l’ordre de Malte à l’époque moderne et ont été des acteurs importants de l’école juridique et scientifique napolitaine aux XVIIe et XVIIIe siècles9. Des membres de la famille occupent depuis des charges régulières à l’échelle locale et nationale dans la province de Catanzaro.
8Le ceto medio, constitué au XVIIIe siècle de bourgeois, de petits notables et de fonctionnaires qui ont connu une ascension sociale récente, constitue un troisième foyer de recrutement des patriotes. Pietro Colletta, fils d’un avocat de Naples, en est l’un des principaux représentants : il raconte par exemple être parvenu aux charges publiques par son « ambition effrénée (smodata) », alors que sa naissance dans une famille du ceto medio ne l’y prédestinait pas10. Son cas n’est pas isolé : à Cosenza, Luca Addante a montré comment le républicanisme trouvait ses représentants dans un monde bourgeois récemment constitué autour d’hommes des professions libérales, de commerçants, d’hommes d’affaires, de possédants et d’employés. À ceux-ci s’ajoutent de nombreux ecclésiastiques, majoritairement recrutés parmi le bas-clergé, notamment rural11. Leur rôle d’influence auprès des communautés locales a constitué un outil de politisation décisif, qui s’est appuyé sur les réseaux de clientèle, sur les sociabilités ordinaires et sur la pratique courante de la prédication. L’importance de cette classe « moyenne » multiforme avait été soulignée, à la fin du XVIIIe siècle, par certains représentants des Lumières napolitaines : Antonio Genovesi s’enthousiasmait, par exemple, de la capacité du ceto mezzano à s’imposer comme l’un des moteurs du renouvellement de la société méridionale.
9Dès lors, l’extraction sociale des patriotes tient à l’écart les popolani, acteurs ordinaires pourtant présents dans les mobilisations collectives de la fin de l’époque moderne, orientées pour la plupart contre les pratiques de domination sociale associées à la féodalité12. Faut-il, dès lors, voir dans le patriotisme « libéral » un effet de classe sociale, comme l’a montré Marco Meriggi pour la Lombardie qui aurait assisté aux premiers développements du « libéralisme » autour de 1815 ?13 Dans les registres de police établis autour de 1820, beaucoup sont notifiés comme proprietari ou encore possidenti. L’expression ne désigne pas, à la différence de la France de la même époque, un statut juridique, mais une réalité économique et sociale qui résulte de la législation muratienne sur la propriété. Celle-ci s’est constituée au moment de l’abolition de la féodalité en 1806, alors que la vente des biens nationaux a accéléré l’accession d’une partie de la population du royaume à la propriété terrienne. La catégorie est donc compatible avec l’exercice de charges publiques ou d’une profession libérale, et elle peut impliquer la possession de terres dans les provinces pour des sujets installés dans la capitale, à l’image de Giuseppe Poerio, avocat dans la capitale du royaume et détenteur de terres agricoles autour du fief familial de Belcastro, en Calabre Ultérieure IIde.
10Les registres policiers dont on dispose montrent la concordance souvent vérifiée entre propriétaires et libéraux. Dans une province périphérique comme la Basilicate, sur 251 sujets référencés comme settari ou pericolosi, tous identifiés comme patriotti ou democratici, 70 sont des propriétaires14. Le profil social établi par Anna Maria Rao pour les patriotes de 1799 révèle l’importance décisive des professions libérales (professionisti), des ecclésiastiques, des officiers dont beaucoup sont des cadets de familles aristocratiques. De la même manière, les ouvriers, artisans et paysans sont très minoritaires, et les patriotes seraient principalement localisés dans les villes et les villages urbanisés, structure emblématique de l’espace rural des Deux-Siciles largement valorisée par les sociabilités locales15. Cette répartition sectorielle s’est précisée sous le decennio francese, où s’est confirmée la domination des professions juridiques et où beaucoup d’employés administratifs ont rejoint les rangs des patriotes. Les Winspeare par exemple, à l’image d’Antonio qui a fondé la lignée à la fin du XVIIIe siècle, entreprennent des carrières administratives ou militaires prestigieuses avec l’intention de servir la nation napolitaine : son premier fils, Davide, juriste, a été l’un des acteurs de l’abolition de la féodalité sous Murat, alors que l’autre, Roberto, a entrepris une carrière d’officier16. Les patriotes constituent donc une nébuleuse globalement élitaire, héritée des dernières décennies du XVIIIe siècle et partiellement renouvelée sous le decennio francese. Elle projette sur le royaume des intentions convergentes, sans que celles-ci fassent l’objet d’une définition commune.
2. Une catégorie imprécise du discours politique
11Le terme « patriote » est une catégorie subjective employée à la fois par les patriotes eux-mêmes et par les sources administratives. Doté d’une charge affective forte exprimant l’attachement, le terme patriota est pratiqué par les discours réformateurs qui s’y sont développés dans le sillage des philosophes napolitains des Lumières. Son sens n’est cependant pas clairement défini et, là encore, très rares sont les propositions théoriques. Dans son Saggio storico rédigé en exil à Milan en 1800, Vincenzo Cuoco note que ce terme, du fait de son sens incertain, serait impropre à caractériser les révolutionnaires de 1799 :
Patriote. Mais qu’est-ce qu’un patriote ? Ce mot devrait indiquer un homme qui aime sa patrie ; dans la décennie passée il était synonyme de républicain ; mais bien entendu tous les républicains n’étaient pas patriotes17.
12L’attachement à la patrie constitue donc un aspect minimum du programme politique des patriotes. Par-delà l’aspect polémique de cette définition, qu’il faut imputer à l’inégale participation des patriotes à la république et au revirement de certains du côté des sanfédistes après sa répression – c’est le cas du Calabrais Giovanbattista Rodio18 –, plusieurs traits communs apparaissent. Attentifs à la réforme de l’État, ils partagent la culture politique de la France révolutionnaire qui a accueilli nombre d’entre eux en exil, après l’échec de la République napolitaine en 1799. Ils lui empruntent le « nouveau patriotisme » apparu dans les guerres du XVIIIe siècle, apporté dans les Deux-Siciles par les occupants français de 1799 et du decennio francese. Lorsqu’il évoque les positions politiques de Rodio qui était son camarade d’études au collège de Catanzaro, Rodinò rappelle ainsi qu’il « suivait, avec la plus grande ardeur possible, les nouvelles doctrines politiques »19. Cette attention portée au modèle français révèle l’internationalisation des parcours des patriotes. Héritiers de la tradition locale des Lumières, certains ont pratiqué le voyage d’études à l’étranger, parfois aidés par les académies provinciales auxquelles ils appartenaient. C’est le cas du naturaliste lucanien Carmine Antonio Lippi (1760-1823), formé en France dans les années 1780, où il se serait rapproché des jacobins et où il s’est exilé au lendemain de la révolution de 179920. L’exemple n’est pas isolé et la tension est permanente entre le royaume de Naples, un horizon italien souvent imprécis et un espace culturel plus vaste, celui de la civilisation, alors que le patriotisme et l’internationalisme ne sont pas exclusifs l’un de l’autre.
13Le contexte des Lumières napolitaines explique ce double attachement à la patrie et à la civilisation. Il représente un héritage partagé par la plupart des patriotes, régulièrement évoqué dans leurs écrits personnels. Le lien entre Lumières et politisation à gauche n’est alors pas nouveau puisqu’au début du XVIIIe siècle, la pensée politique radicale se serait en partie développée au sein du matérialisme philosophique et notamment chez le Molisan Giambattista Vico21. L’impact des Lumières est ainsi revendiqué par plusieurs générations, dont elles ont directement formé la plus ancienne et dont elles ont influencé les plus récentes, par l’intermédiaire des maîtres et des précepteurs22. L’héritage le plus significatif demeure celui de l’économie politique, qui a contribué à valoriser les intérêts locaux et à développer la comparaison internationale. Vincenzo Cuoco en est le principal représentant : en 1800, il confronte la révolution réussie des Français de 1789 à celle, « manquée », des Napolitains en 179923. Ce comparatisme est à la fois expérimental et pédagogique, puisqu’il supporte d’importantes réflexions sur la place de Naples dans l’espace de la civilisation et sur la nécessité d’instruire le peuple pour réformer efficacement le royaume. Il répond à un objectif, lui aussi hérité des Lumières, la production de cognizioni utili, applicables pour réformer les structures politiques, économiques et sociales du royaume, produites par des académies provinciales et des sociétés économiques qui se retrouvent dans chacun des chefs-lieux de province24. Ce sont encore des institutions éducatives provinciales qui ont contribué à fédérer entre eux des patriotes d’une même génération, formés ensemble aux disciplines promues par les Lumières. Gaetano Rodinò rappelle par exemple que le collège de Catanzaro lui a permis de rencontrer, dès l’enfance, d’autres jeunes Calabrais de familles illustres, devenus plus tard des protagonistes du courant libéral méridional comme Giuseppe Poerio ou Guglielmo Pepe25. Cette éducation est poursuivie à Naples, selon une pratique courante à l’époque ; beaucoup de patriotes sont formés au droit, selon une tradition déjà ancrée en 1799 puisqu’elle concernait environ 25 % des jacobins26.
14À cet héritage consensuel s’ajoute une expérience quasi-commune, la participation à la révolution napolitaine de 1799 et le service de la République napolitaine, imposée par les troupes françaises d’occupation appuyées par des jacobins du royaume. À l’exception de Luigi Blanch et Michele Carrascosa, qui se sont très tôt manifestés comme conservateurs, tous les mémorialistes libéraux napolitains soulignent leur participation à l’événement, qui est pour beaucoup d’entre eux la première expérience de la politique. Ils ont pour la plupart occupé des rôles mineurs : seul Giuseppe Zurlo était alors une figure politique de premier plan, ayant déjà exercé des charges judiciaires ou administratives variées comme l’administration des domaines royaux de la Sila en Calabre, qu’il exerçait depuis 1790. La plupart des écrits produits par les acteurs de la révolution signalent l’aspect consensuel et unificateur de l’expérience républicaine, qui témoigne pour Rodinò de l’« enthousiasme des libéraux »27. Les expériences de la révolution de 1799 ont néanmoins été inégales : beaucoup d’auteurs ont insisté sur son caractère immature et inabouti. Plusieurs reviennent sur les erreurs des révolutionnaires, dont beaucoup auraient agi par irréflexion ou par opportunisme, de manière souvent inconséquente. Pietro Colletta, par exemple, dit s’être rallié au régime « pour [ses] besoins vitaux, et pour ne pas renoncer à [ses] espoirs dans l’avenir », en acceptant une charge de lieutenant d’artillerie, alors qu’il avait dans un premier temps combattu les occupants français. S’il reconnaît à la république sa capacité à détruire les anciennes classes sociales, permettant ainsi son ascension sociale, il lui reproche ses excès d’anarchie et dénonce son caractère illégitime, la considérant davantage comme « liberté soutenue par l’armée » que comme un régime politique à part entière28. Les points de vue sur la révolution de 1799 ont donc été divergents, malgré un relatif consensus sur le fait qu’elle a constitué une étape commune des parcours politiques des patriotes, dont l’importance s’explique en partie par le caractère traumatique. Les 8 000 procès pour punir les rei di Stato et les 575 cas d’exil en France le confirment, alors qu’ils ont posé les bases d’un martyrologe politique autour des patriotes29.
15Le decennio francese constitue une autre étape, à travers la participation aux combats de la Grande Armée et à la réforme du royaume engagée par Murat30. Les patriotes ont été nombreux à servir ce régime comme administrateurs ou comme soldats. Un avocat comme Francesco Ricciardi (1758-1842), formé à la philosophie des Lumières et ancien correspondant de Beccaria, devient en 1809 ministre de la Justice et de la Grâce, chargé de réformer les structures juridiques du royaume et d’introduire le Code civil napoléonien, traduit en italien par l’avocat calabrais Giuseppe Poerio (1775-1843). Davide Winspeare, lui, met ses compétences d’avocat fiscal au service de la réforme féodale, qu’il justifie par la publication d’une Storia degli abusi feudali en 1811. Le service du roi français a été une constante chez des hommes qui identifiaient la monarchie bourbonienne au malgoverno et qui ont été sensibilisés à la culture politique française31. Il faut donc y voir un ralliement par défaut beaucoup plus que le signe d’une adhésion pleine et entière à la culture politique de la Révolution française : l’objectif était de débarrasser le royaume de la tutelle tyrannique des Bourbons. Parce qu’ils sont apparus comme les seuls possibles, les standards de la modernité tels qu’ils sont envisagés par les patriotes napolitains ont donc d’abord été étrangers, en très grande partie français ou britanniques, et ont influencé des réflexions très inégales sur les horizons politiques envisagés.
3. Républicains, bonapartistes, monarchistes
16Depuis la fin du XVIIIe siècle, les fidélités politiques ont évolué, du républicanisme jacobin à l’attachement à une monarchie libérale de type britannique. Dès lors, il n’y a pas en 1815 de consensus sur le régime politique envisagé. Les fidélités républicaines n’ont pas à Naples l’importance qu’elles ont dans d’autres États italiens et européens et sont limitées à quelques acteurs très ponctuels, dont le plus significatif est le marquis Orazio De Attellis, ancien officier d’Empire qui continue à revendiquer une république jusqu’au-delà de la révolution de 1820-182132. La forte diffusion des sympathies républicaines en Calabre constitue une exception, liée à une tradition locale33. Plusieurs patriotes ont pourtant contribué à établir des projets républicains dans les années 1790, comme Matteo Galdi qui proposait, en 1796 puis en 1806, de construire une république italienne fédérale34. L’expérience de la république napolitaine en 1799 a représenté un tournant décisif, et a impliqué de très nombreux patriotes fédérés autour du radicalisme politique des matérialistes et du souvenir de Masaniello, héros populaire de la révolution de 1648 glorifié comme le « premier grand républicain » même s’il s’est moins montré partisan de la république que de l’indépendance du royaume face à l’Espagne35. S’il y a consensus sur la nature centralisée à donner à cette république, sur le modèle contemporain de la France, il ne s’agit cependant pas d’une doctrine formalisée. Pepe rappelle l’intérêt porté par les jeunes patriotes de sa génération aux « fastes de la république française », phénomène qu’il juge quantitativement supérieur à Naples par rapport à d’autres espaces soumis à l’influence de la révolution française, et dans lequel il voit l’une des motivations premières de la prise d’armes36. Les cercles jacobins et les milieux maçonniques, présents dans une grande partie des provinces, ont contribué à la diffusion des idées républicaines, dont l’existence a été préalable à l’arrivée des troupes françaises37.
17L’échec très rapide de la république napolitaine a néanmoins poussé la plupart des patriotes à se détourner de l’horizon républicain, considéré comme une réalité politique étrangère et difficilement transposable au royaume méridional. La théorie de la « révolution passive », exposée par Vincenzo Cuoco, en est représentative, exposée dans son Saggio storico publié plusieurs fois en Italie du nord en 1801 et en 1806, puis introduit dans le royaume au début du decennio francese38. Outre l’écho rencontré par son ouvrage, l’influence personnelle de Cuoco a été déterminante : sa place dans l’entourage du roi Murat lui a valu d’être suivi par d’anciens jacobins républicains comme Guglielmo Pepe, Vincenzo Pignatelli Strongoli ou encore Gioacchino Maria Olivier Poli39. Les projets républicains n’ont pas disparu, mais ils ont cessé d’être envisagés comme un horizon politique immédiat, alors que les patriotes souhaitaient d’abord se charger d’éduquer le peuple à la politique avant de le rendre acteur de sa destinée gouvernementale.
18L’exil dans la France du Consulat et des débuts de l’Empire a contribué à sensibiliser les chefs patriotes napolitains à une culture politique nouvelle, à la fois héritière de la Révolution française et construite autour de la figure d’un chef d’État fort, soutenu par le peuple, incarné par Napoléon Bonaparte. Les attestations en sont nombreuses, surtout dans les dernières années de l’exil, entre 1804 et 1806. Parmi les contributions régulières que Vincenzo Cuoco publie, dès 1804, dans le Giornale italiano, organe de presse officiel du royaume d’Italie, paraît notamment un éloge de Napoléon quelques jours après le sénatus-consulte du 18 mai 1804 qui le proclame empereur. Il y fait de l’empereur français le parangon du monarque éclairé, figure qu’il oppose au despotisme de Ferdinand IV40. Le savant Carmine Antonio Lippi consacre lui aussi un bref éloge à l’empereur français en 1806, peu avant de regagner Naples41. La vague des retours d’exil, qui s’effectuent pour l’essentiel entre 1806 et 1808, s’explique par la possibilité de servir la monarchie d’occupation, à la fois perçue comme un régime politique réformateur et comme un terrain nouveau d’opportunités économiques. Beaucoup plus qu’un attachement idéologique au « bonapartisme » qui se structure alors en France, les patriotes voient surtout en Napoléon et en Joseph des fossoyeurs de la monarchie des Bourbons et les porteurs d’un projet politique modernisateur, le patriotisme local trouvant dans l’exil un nouveau terrain d’expression. L’idéologie « bonapartiste » au sens strict n’a pas réussi à s’installer durablement dans le royaume, à la différence de l’Italie du Nord sur laquelle Napoléon exerçait des fonctions de roi depuis 180242, et l’attachement personnel des patriotes à Murat a fluctué jusqu’à ce qu’en 1811, les accusations de traîtrise et d’usurpation se multiplient à son encontre. Aussi faut-il remarquer qu’en 1815, Murat n’est que très peu suivi, surtout lorsque, chassé par les Bourbons après sa défaite militaire à Tolentino le 2 mai 1815, il s’enfuit en France. Il n’a alors que très peu de partisans, parmi lesquels les frères Poerio, Francesco Saverio Salfi ou encore le très conservateur Giuseppe Zurlo, son ancien ministre de l’Intérieur. Pour un patriote comme le général Guglielmo Pepe, la fidélité à la patrie napolitaine a alors primé sur la loyauté au roi. À la différence de beaucoup d’autres soldats de la Grande Armée, les vétérans napolitains n’ont en effet pas exprimé d’attachement personnel aux Napoléonides, pas plus qu’ils n’ont cherché à les rétablir au pouvoir après la Restauration de Ferdinand IV en 1815.
19Les ambitions politiques des patriotes napolitains portent donc la marque des espoirs déçus de la révolution jacobine et du pouvoir personnel consulaire ou impérial. Sans qu’ils disposent d’un horizon idéologique cohérent et structuré, ils sont les porteurs d’un projet politique minimum, fondé sur le refus du malgoverno et la volonté de moderniser le royaume en l’alignant sur des standards étrangers. Si la France révolutionnaire a considérablement apporté à leur culture politique, elle n’est plus envisagée comme un modèle, parce que les deux régimes qu’elle a imposés à Naples se sont révélés impropres à réformer un royaume qui y est peu préparé, faute d’avoir obtenu le consentement du peuple. Les prises de position sont très contrastées et font apparaître un très large spectre idéologique, des sympathies des plus conservateurs pour une monarchie constitutionnelle à l’anglaise (Michele Carrascosa ou Luigi Blanch), au ralliement de circonstances à l’idée monarchique d’anciens républicains comme Guglielmo Pepe, qui met entre parenthèses ses ambitions idéologiques initiales au profit de l’intérêt de la nation. Les écrits théoriques sont alors très peu nombreux et témoignent de la difficulté des patriotes à envisager le devenir politique de la nation. C’est donc moins l’idéologie qui permet de définir collectivement les patriotes que l’attachement à l’espace d’origine, défini alternativement comme patrie ou comme nation sans que ces termes ne soient définis. Pietro Colletta voit, en 1815, le programme du patriotisme dans le fait de « rendre service à la nation »43. Celle-ci pose alors un problème de définition : traditionnellement définie comme napolitaine ou méridionale depuis l’époque moderne, elle a été progressivement recouverte par une identité italienne plus culturelle que politique, et la période des révolutions et du decennio francese a montré l’intrication complexe de ces espaces de référence.
B. Les patries multiples des libéraux napolitains
20Depuis l’époque moderne, le peuple napolitain est envisagé comme une construction sociale et culturelle commune, la nazione napoletana44. Elle alterne avec une identité nationale plus large, italienne, qui a pris une importance particulière sous l’effet du courant jacobin des années 1790. Cette double allégeance doit être comprise comme l’un des éléments premiers du « système patriotique » napolitain.
1. Les espaces politiques locaux : le paese et la nazione napoletana
21Comme l’ont relevé des travaux anciens pour le cas français, il n’y a pas au début du XIXe siècle de consensus sur l’échelle à laquelle sont définies les patries et les nations, dont toutes ne correspondent pas aux limites étatiques45. Telles qu’elles sont présentées par les écrits des patriotes, la patrie et la nation napolitaine semblent répondre aux mêmes logiques. Elles ont profité d’un terreau ancien, fondé sur l’exclusion des occupants militaires successifs, qu’il s’agisse des Français au Moyen Âge et surtout des Espagnols qui y ont implanté, de 1442 à 1734, un pouvoir perçu comme illégitime parce qu’il aurait soumis le royaume à un pouvoir étranger. Les écrits ont ainsi été très nombreux, dès l’époque moderne, à dénoncer le mauvais gouvernement des Espagnols et à glorifier les héros locaux de la résistance à ces derniers, érigés en martyrs de la nation. Le souvenir de la soumission à l’étranger et la thématique de l’indépendance napolitaine ont ainsi constitué des éléments identitaires forts, qui ont diffusé l’image d’une nation résistante, confortée à la fois par une très vaste littérature locale et par l’existence d’un courant napolitain des Lumières au XVIIIe siècle46.
22La pensée de Giambattista Vico, l’un des principaux philosophes de l’école napolitaine du matérialisme au début du XVIIIe siècle, est l’expression de cet attachement local, autour du thème des « vocations territoriales ». Vico a été très suivi à la fois par les Lumières napolitaines et par les réformateurs du XIXe siècle qui ont transposé ses réflexions aux révolutions politiques mais aussi aux réformes économiques et sociales. Vincenzo Cuoco en a été l’un des principaux continuateurs. Lorsqu’il écrit en 1800 son récit de la révolution passée, il s’attache à décrire l’unité et la diversité de la nazione napoletana. Il ne remet pas en question son unité culturelle, qui faisait alors consensus chez les élites lettrées depuis l’époque moderne. Il montre en revanche qu’elle n’est que très difficilement perceptible par le peuple, dont l’espace vécu est territorialisé à beaucoup plus petite échelle :
Loin d’avoir [une] unité nationale, la nation napolitaine pouvait être considérée comme divisée en de nombreuses nations. Il semble que la nature ait voulu réunir sur une petite étendue de terrain toutes les variétés possibles : dans chaque province, le ciel est différent, et différent est le sol ; et les vexations du fisc, qui s’est toujours appuyé sur cette diversité pour y trouver matière à de nouvelles impositions partout où il trouvait de nouveaux bienfaits de la nature, et le système féodal, qui, du fait de siècles d’anarchie, n’était nulle part le même, rendaient partout différentes entre elles les propriétés, et par conséquent les coutumes des hommes, qui suivaient toujours la propriété et les moyens de subsistance.47
23Antérieur à la période ici étudiée, le point de vue de Cuoco décrit l’une des structures majeures du royaume, son éclatement en des micro-territoires politiques à dimension locale, les seuls à être compris par les acteurs parce qu’ils sont délimités par la féodalité et les pratiques économiques et fiscales. La Calabre fait partie des cas les plus célèbres, objet d’un caractère régional abondamment décrit dans ses particularités, y compris par des mémorialistes napolitains48. Sans être forcément ancrés dans un discours identitaire spécifique, les mouvements politiques calabrais des premières années du XIXe siècle ont d’abord été locaux, qu’il s’agisse de la réaction des sanfédistes à la révolution de 1799 ou de la révolte contre l’armée française du général Masséna venue pacifier les provinces en 1806. L’abolition du système féodal par Joseph en 1806, parce qu’elle a été peu comprise par la population, a renforcé les phénomènes de polarisation politique locale par des figures notabiliaires. Il y a là une autre différence, elle aussi soulignée par Cuoco en 1800, qui oppose cette fois deux espaces sociaux, l’un noble ou bourgeois et lettré, capable de saisir l’intérêt du patriotisme national, et l’autre populaire, à distance des réalités politiques.
24La nazione napoletana n’est donc pas exclusive de formes plus locales du patriotisme, à l’échelle d’une province, voire d’un paese. Ces espaces font l’objet d’un intérêt spécifique, puisqu’il s’agit de les connaître, de les illustrer et de les défendre. Le savoir, les charges publiques et les armes sont donc les trois manifestations principales de ce patriotisme. Instruits dans des collèges locaux, très souvent membres d’académies locales, les patriotes du début du XIXe siècle sont des détenteurs de savoirs portant principalement sur leur patrie locale et sur le royaume auquel ils appartiennent. Ces travaux de micro-érudition donnent aux patriotes des arguments qui justifient leur combat politique. La répartition thématique des 122 articles publiés par Vincenzo Cuoco dans les deux organes de presse officiels du decennio francese, le Corriere di Napoli puis le Monitore Napoletano, le confirme (figure 2).
25Ces écrits construisent une connaissance érudite de l’espace local, et connaissent un développement considérable au moment du decennio francese. Là encore, les effets des Lumières napolitaines ont été déterminants. Deux de leurs principaux représentants, les écrivains et économistes Ferdinando Galiani (1728-1787) et Giuseppe Maria Galanti (1743-1806), ont ainsi consacré plusieurs publications aux caractères régionaux du royaume, à l’usage des dialectes ou encore au particularisme calabrais49. Vincenzo Cuoco, qui a montré à partir du cas napolitain que l’exportation des révolutions devait tenir compte des spécificités locales, est un correspondant régulier de Galanti, de même qu’il écrit régulièrement au Français Joseph-Marie de Gérando, lui aussi observateur social intéressé à l’éducation politique du peuple50. Cuoco établit ainsi la fonction de l’érudition locale, qui consiste à connaître le peuple pour orienter ensuite l’action politique, qu’elle soit le fait du pouvoir ou qu’elle se soit formée dans l’opposition à celui-ci51.
26Cuoco appelle ainsi à rééquilibrer les disparités locales et sociales du royaume par une structure centralisée, sans qu’il soit fait mention de sa nature. Le constat qu’il établit est emblématique de la tradition scientifique méridionale, attachée dès le XVIIIe siècle à décrire des situations locales dans une perspective réformatrice. En 1783, le jacobin Francesco Saverio Salfi, originaire de Cosenza, s’intéresse ainsi aux effets du tremblement de terre qui avait ébranlé les Calabres en 178352. Dans un discours prononcé à l’Université de Naples en 1815, il voit dans ces particularismes locaux « l’influence de l’histoire », et rappelle que celle du royaume des Deux-Siciles répond à des fragmentations régionales et sociales nombreuses53. Les patriotes du début du XIXe siècle poursuivent cette tradition dans le cadre des académies provinciales, des sociétés économiques auxquelles ils appartiennent. Les sociétés d’agriculture par exemple, créées en 1810 et localisées dans les chefs-lieux des provinces, ont permis le développement d’une expertise économique et agricole fondée sur la connaissance précise du local. Elles constituent des lieux de la sociabilité élitaire, qui articulent la réflexion économique à la réforme politique et sociale54.
27La province d’origine a ainsi constitué un point de référence permanent, à la fois parce qu’elle est connue et pratiquée par les acteurs et parce qu’elle est parfois dotée d’une culture politique qui lui est propre. Cuoco rappelle par exemple que la ville de Cosenza est « un foyer de républicanisme ancien et ardent », lieu d’une politisation radicale largement inspirée du matérialisme de Vico, qui y est très lu55. Dans les Abruzzes existe plutôt un « patriotisme de frontière » fortement influencé par l’évolution politique des États de l’Église56. Ces traditions locales, qui persistent tout au long du XIXe siècle, témoignent donc de continuités avec l’histoire longue du royaume, et particulièrement avec la fin de l’époque moderne. Elles constituent donc le cadre social et politique de référence des patriotes, auquel se superposent d’autres échelles.
2. L’espace italien
28La période des révolutions de la fin du XVIIIe siècle et du decennio francese a vu s’affirmer la référence à un cadre politique plus large, celui de la péninsule italienne, à l’appui d’une riche tradition héritée du Moyen Âge57. Les jacobins des années 1790, dont certains sont toujours politiquement actifs en 1815, ont projeté sur cet espace des ambitions républicaines. C’est le cas de Matteo Galdi, qui affirme en 1796 la nécessité de construire ce type de régime en Italie alors qu’il avait, un an plus tôt, individualisé une civilisation républicaine propre à l’Europe méditerranéenne58. De retour d’exil en 1806, il réenvisage une république italienne fédérale, sur le modèle du projet qu’il a formulé dix ans plus tôt, sans pour autant être suivi. Par le brassage qu’il a provoqué parmi les émigrés de plusieurs États de la péninsule, par les séjours auxquels il a conduit en Italie du Nord et par le soutien apporté à la République et au royaume d’Italie, l’exil consécutif à 1799 a contribué à renforcer la sensibilité péninsulaire des patriotes, célébrant les premiers martyrs de la cause italienne et consacrant plusieurs écrits au rôle des Napolitains dans les projets péninsulaires59. Sous le règne de Murat, ce sont surtout les sociétés secrètes et notamment la Charbonnerie qui ont porté les ambitions italiennes, sans que le cadre politique n’en soit clairement défini. Supposée avoir été importée de France par un conseiller d’État de Joachim, Pierre-Joseph Briot, elle s’est progressivement diffusée dans le royaume entre 1807 et 1811 pour bénéficier d’un ancrage particulier dans des provinces périphériques comme les Abruzzes ou les Calabres, en recrutant essentiellement chez les élites bourgeoises, le bas-clergé et les gradés de l’armée, sur le modèle de la franc-maçonnerie à laquelle appartiennent beaucoup d’officiers et de dignitaires du royaume60. Les nominations successives de Briot aux intendances de Chieti (1806) et de Cosenza (1807) ont été déterminantes, permettant la constitution de réseaux impliquant des élites recrutées localement.
29La Charbonnerie ne doit cependant pas être perçue comme un foyer exclusif de revendications italiennes, en grande partie parce qu’elle recoupe des options politiques très différentes. Dans la province de Cosenza où elle est particulièrement diffusée, un chroniqueur libéral du milieu du XIXe siècle, Davide Moisè Andreotti (1823-1886), rappelle qu’elle a été partagée entre carbonari murattini, dont certains « voulaient Murat avec un gouvernement représentatif », et d’autres étaient partisans de l’indépendance italienne, carbonari britannici qui « voulaient l’Italie indépendante, avec un roi proposé et recommandé par l’Angleterre », et enfin quelques carbonari borbonici, dont l’ambition était de chasser les Français du royaume pour restaurer les libertés locales sous l’autorité des Bourbons61. En dépit de débats sur la personne à porter au pouvoir et sur les institutions à mettre en place, l’idée italienne est donc portée par les deux options majoritaires. Mais le cas des Calabres est une exception dans le royaume. L’option britannique y est plus forte qu’ailleurs du fait de la proximité de la Sicile où les Bourbons qui s’y sont réfugiés ont adopté en 1812 une constitution sur un modèle imposé par les Britanniques qui exercent un protectorat sur l’île. Dans les Abruzzes ou le Principat Citérieur où la société secrète connaît ses principaux développements entre 1811 et 1812, plusieurs ventes sont partisanes d’un projet politique italien reposant sur des républiques confédérées. Ce républicanisme est loin d’être commun à tout le réseau de la Charbonnerie, mais il témoigne de la distance prise entre cette dernière et la monarchie muratienne dès le début des années 1810. Il contribue en tout cas à diffuser auprès des élites du royaume la référence politique italienne, qui se fait en grande partie dans l’opposition au roi Murat. La sensibilité à des projets politiques alternatifs l’illustre : en Calabre, Carlo De Nicola signale que la Charbonnerie aurait eu des contacts avec les Britanniques de Sicile, à travers des circulations de lettres, de livres, de copies de la constitution de Sicile voire de celle d’Espagne qui lui est strictement contemporaine62. Les Britanniques ont manifesté des ambitions italiennes libératrices et unitaires, portées par le gouverneur William Bentinck, assimilant dans plusieurs proclamations l’émancipation de ce territoire à l’abolition de l’esclavage, alors l’objet d’un débat social important dans le royaume depuis le XVIIIe siècle63. Ces circulations triangulaires réactivent des solidarités déjà perceptibles lors de la guerre de Calabre de 1806-1807, où les Britanniques, désireux d’asseoir leur influence en Méditerranée, avaient soutenu les insurgés calabrais contre l’armée française du général Masséna64. Les tensions politiques et sociales de la fin du decennio francese voient se renforcer les oppositions à Murat en même temps que les projets italiens, mais la nécessité de réaffirmer le pouvoir royal face aux dissidences expliquent l’émergence d’une conception nouvelle de l’italianité, portée par le roi Murat lorsqu’il entreprend sa campagne militaire d’Italie, en 1814 et 1815.
C. Le basculement de la fin du decennio francese (1814-1815)
30Sous l’effet de la crise d’autorité que connaît le royaume méridional, révélée par sa participation à la campagne napoléonienne de Russie en 1812 et 1813, les projets politiques de construction de l’italianité se reconfigurent65. Ils font apparaître des débats sociaux qui ont opposé entre eux les patriotes, et ont montré les complémentarités et les oppositions entre ces deux régimes identitaires.
1. Le partito napoletano-italiano et la campagne d’Italie de 1814-1815
31Plusieurs patriotes participent en effet, dès 1814, au projet de campagne d’Italie envisagé par Murat. Ils constituent, à en croire le diariste Carlo De Nicola en 1814, un véritable partito napoletano-italiano dans les milieux d’administration du royaume, faction non formalisée cherchant à construire depuis Naples un royaume italien doté d’une constitution politique66. À partir de 1810, Murat avait nommé conseillers d’État plusieurs représentants du réformisme napolitain, parmi lesquels Giuseppe Raffaelli, Vincenzo Cuoco et Giuseppe Poerio ; il compte très vite Matteo Galdi, Melchiorre Delfico, Giuseppe Abbamonti et Francesco Saverio Salfi parmi ses principaux soutiens. C’est surtout en 1813, au moment où son autorité est mise à mal par les répercussions de la campagne de Russie, que Murat accorde un intérêt plus important à la propagande patriotique. Il demande à son ministre de la Police le duc de Campochiaro de former « un comité pour la rédaction d’articles [patriotiques] composé de Cuoco, Fortunato, Poerio, Manzi, Colletta », afin que ces derniers « dirigent par leurs écrits l’opinion publique », faiblement acquise à la cause italienne67. Six mois plus tard, en avril 1814, Murat les fait envoyer à Naples pour les besoins de la propagande italienne, accompagnés des ministres Davide Winspeare et de Francesco Ricciardi, ses collaborateurs les plus proches, alors qu’ils l’accompagnaient dans la campagne d’Italie68.
32L’objectif assigné à ces réformateurs est clair : il s’agit de développer à Naples le patriotisme italien, parallèlement à celui napolitain, en réfléchissant par exemple à l’usage à donner à la langue italienne dans un royaume majoritairement dialectophone, à la nécessité de diffuser auprès du peuple le champ lexical de la patrie, en l’associant systématiquement à l’espace politique péninsulaire. Cuoco propose par exemple, dans un article publié dans le Monitore Napoletano au début de l’année 1815, de censurer « la mauvaise habitude des Napolitains d’appeler « étrangers » (forestieri) leurs concitoyens de l’Italie du centre et du nord », tout en soutenant, par les armes ou par la pensée, la campagne d’Italie du roi de Naples69. Quelques jours plus tard, il publie dans le même journal une série d’articles visant à fixer le sens des expressions spirito nazionale, spirito patriottico et orgoglio nazionale, en précisant qu’elles se réfèrent nécessairement au patriotisme italien70. Mais la réflexion sur l’italianité s’est limitée à ces considérations lexicales, sans que ne soient envisagés les moyens d’éduquer la société napolitaine à la patrie ou les canaux de politisation à mettre en œuvre.
33À côté de ces passeurs culturels, la faction italienne compte des officiers comme Guglielmo Pepe, Michele Carrascosa, Pietro Colletta, Carlo Filangieri ou Angelo D’Ambrosio. Dès 1814, Murat avait chargé Guglielmo Pepe de la mise en place d’une « légion italienne » destinée à construire l’Italie par les armes, en lui laissant le choix des officiers71. C’est sur cette légion que s’appuie la campagne d’Italie de Murat, dont la proclamation de Rimini du 30 mars 1815, adressée aux Italiani, a été considérée comme l’acte le plus emblématique72. La proclamation au peuple est alors un canal habituel du discours émancipateur, généralement portée par des militaires ; elle a trouvé un terrain favorable dans l’Italie de la fin de l’Empire où des officiers étrangers comme le Britannique lord Bentinck ou le feld-maréchal autrichien Bellegarde y ont recouru pour s’imposer en libérateurs73.
34Le texte de la proclamation reprend l’imaginaire unitaire et indépendantiste porté par la Charbonnerie. Il expose un projet de territoire défini par des frontières naturelles, selon une théorie courante à la fin du XVIIIe siècle, « des Alpes au détroit de Sicile », et donne à voir par des images évocatrices la beauté et la diversité de la péninsule. Il s’inscrit également dans la continuité des constructions historiographiques portées par des patriotes italiens comme Vittorio Alfieri ou Ugo Foscolo depuis la fin du XVIIIe siècle, en rappelant les « vingt siècles d’oppression et de massacres » qu’a subis la péninsule depuis les invasions barbares, dont les occupations militaires postérieures auraient été les héritières. Les arguments historiques et géographiques justifient l’appel aux armes au nom du « rêve italien », appuyé sur la rhétorique de la patrie en danger, empruntée à la culture politique révolutionnaire. La rhétorique expiatrice utilisée relie surtout Murat au « Prince » attendu par Machiavel, capable de libérer l’Italie des occupants en sachant saisir le moment opportun. Machiavel a été très lu en Italie sous la Révolution et l’Empire et ses réflexions sur le pouvoir et sur l’indépendance politique de la péninsule sont partagées par les patriotes74. Enfin, le projet émancipateur s’accompagne d’une ambition de modernisation politique : Murat reconnaît le retard de la future Italie par rapport à la France ou à la Grande-Bretagne et promet à ses sujets « une constitution digne de ce siècle », alors que la thématique du regard étranger, soutenue par des comparaisons internationales permanentes, est une préoccupation constante du roi de Naples comme des patriotes méridionaux.
35La proclamation de Rimini n’a eu qu’un très faible écho immédiat parmi les patriotes italiens, qu’elle n’est pas parvenue à mobiliser en faveur de Murat. Les thuriféraires du pouvoir muratien comme Vincenzo Cuoco ou le directeur de l’organe de presse officiel du royaume, Emanuele Taddei, ont pourtant insisté sur son importance. Taddei en a rappelé dans plusieurs articles du Monitore ses orientations principales, « trois principales idées, qui se présentent naturellement dans cet ordre : Réunion de l’Italie ; Indépendance de cette dernière, et, en conséquence, Constitution »75. L’ordre prévu par Murat n’est néanmoins pas suivi : les réclamations croissantes des patriotes conduisent à l’octroi prématuré d’une constitution au royaume alors même que Murat a échoué à unifier l’Italie. La propagande mise en œuvre n’a pas permis de rallier les Napolitains à Murat, pas plus que ce dernier n’est parvenu à rétablir son autorité sur le royaume. Cet échec, de même que les efforts engagés pour s’assurer du soutien des Napolitains témoignent des limites du partito napoletano-italiano, qui apparaît plutôt comme un instrument au service de la monarchie de Murat. Les débats autour de la constitution à donner au royaume et de l’opportunité d’unifier l’Italie par les armes en révèlent les tensions, montrant que les références patriotiques demeurent très largement napolitaines avant d’être italiennes.
2. Tensions et débats : la permanence du patriotisme napolitain
36La constitution politique à accorder au royaume constitue un premier objet du débat. Réclamée par la Charbonnerie qui oppose à Murat les cas de la Sicile et de l’Espagne, auxquels les Bourbons ont accordé des constitutions libérales en 1812, elle est l’objet de revendications accrues portées par des militaires, essentiellement pendant la campagne d’Italie de 1814-1815. Guglielmo Pepe rappelle ainsi qu’à Ancône en 1814, dix-sept généraux napolitains ont remis au roi une pétition écrite demandant une constitution, « nécessaire à [leur] patrie et très utile à la consolidation de sa dynastie », tout en précisant qu’en cas de refus, « les intérêts nationaux [le] forceraient à la faire proclamer par l’armée »76. Suivant l’exemple des généraux espagnols dont il a observé les pratiques politiques lors des campagnes d’Empire en Espagne, Pepe envisage donc de faire un pronunciamiento, coup d’État pris en charge par des militaires qui se chargeaient de « proclamer » les revendications du peuple77. Le point de vue de Pietro Colletta est plus mesuré : il rappelle simplement qu’une constitution était indispensable, parce qu’elle représente « un acte de paix entre le Gouvernement et la Nation »78. Ce rôle contractuel et pacificateur assigné à la constitution hérite de la pensée réformatrice de la fin du XVIIIe siècle, à laquelle ont contribué des patriotes comme Matteo Galdi79. Les milieux juridiques, dont les effectifs ont considérablement augmenté sous le règne de Murat, ont été les principaux porteurs de la réclamation d’une constitution, insistant sur les vertus pacificatrices d’un pacte social dans un royaume en proie à des tensions80. Giuseppe Poerio, l’un des principaux avocats napolitains que ses contemporains comparaient souvent à Cicéron, est qualifié dans un mémoire anonyme de 1815 de « point nodal (perno) des constitutionnalistes napolitains »81.
37Le débat porte donc sur le sens et la fonction de la constitution politique à donner au royaume. Il fait apparaître un clivage entre une branche intransigeante, prête à la réclamer par les armes, et une branche plus modérée, qui insiste plutôt sur sa fonction régulatrice. Tous s’accordent néanmoins à en reconnaître la nécessité pour le gouvernement du royaume, et le débat porte beaucoup moins sur la forme des institutions à adopter que sur les modalités selon lesquelles établir la constitution. L’influence britannique, revendiquée par Murat dans sa proclamation de Rimini du fait d’une alliance de circonstances avec la Grande-Bretagne, ne semble pas avoir fait l’objet de développements spécifiques chez les réformateurs napolitains82, et la constitution de Cadix de 1812, traduite en italien et publiée en Sicile et à Rome en 1814, n’est alors que très peu connue dans le royaume. Les tensions se confirment lorsque le roi tarde à accorder la constitution promise, finalement concédée au royaume le 3 mai 1815, au lendemain de la défaite de Tolentino83. Le texte accordé apparaît dévoyé de son objectif italien initial, précisément parce qu’il a été appliqué au royaume de Naples avant même que la campagne d’Italie ne puisse être menée à son terme. Il témoigne d’un autre aspect des débats entre réformateurs, celui de l’horizon géographique du patriotisme, partagé entre références napolitaines et italiennes.
38Les tensions s’expriment aussi et surtout autour de la possibilité de construire la nation italienne autour de Murat. Pepe rappelle, dans ses mémoires, que Murat souhaitait montrer un consensus de façade à une Europe en recomposition au Congrès de Vienne dont il ne faisait pas partie84. Les patriotes sont en effet nombreux à déplorer le caractère incongru de ce projet, précisément parce qu’il ne tient pas compte de l’impréparation des Italiens aux idées nationales, seulement accessibles à une élite éclairée. Alors que Murat part vers le nord de l’Italie, Colletta voit dans son projet, le 12 mars 1815, « un rêve », « une séduisante illusion », qui ne peut qu’être « dédaign[ée] dans la masse des Italiens », ou alors soumise à « l’indifférence »85. Pour Colletta, cette attitude s’explique par la lassitude du peuple napolitain devant les changements de régime incessants, au point que la stabilité politique lui apparaît être la meilleure issue possible à la crise. C’est ce qui explique que des officiers comme le général Carlo Filangieri ou le ministre Francesco Ricciardi aient cherché à détourner Murat de sa campagne d’Italie, à laquelle le peuple de la péninsule serait alors trop peu attentif86.
39Un autre point du débat est en effet le primat des identités locales sur l’identité italienne, jugée artificielle, que les patriotes sont nombreux à affirmer. L’attitude de Giuseppe Poerio lorsqu’est envisagée la naturalisation de plusieurs militaires et administrateurs français comme Briot ou Agar en 1814 en témoigne : dans un discours célèbre prononcé au Conseil d’État, il rappelle l’existence de la nation napolitaine, « bien avant Rome et les Romains », enrichie de « diverses émigrations étrangères » qui auraient contribué à former sa spécificité culturelle. Dès lors, l’occupant français ne saurait refuser aux Napolitains le statut de « société organisée », pas plus qu’il n’autoriserait les administrateurs de Murat à prétendre avoir « civilisé (civilizzato) » le royaume méridional. Son point de vue s’inscrit dans la continuité de celui exprimé en 1800 par Vincenzo Cuoco87. La nation telle que la définit Poerio est donc napolitaine avant d’être italienne, et c’est à ce titre que « quiconque a un cœur napolitain » peut prétendre à la naturalisation88.
40C’est donc autour de la possibilité et de la légitimité de l’indépendance italienne que s’articulent principalement les débats. Ils opposent les idéologues de l’option italienne, auxquels s’ajoutent quelques généraux comme Pignatelli Strongoli ou D’Ambrosio, à des patriotes plus réservés comme Giuseppe Poerio, Guglielmo Pepe ou Pietro Colletta. Lors de la retraite de Murat après la défaite de Tolentino le 2 mai 1815, les premiers accusent Colletta de collusion avec les Bourbons. L’opposition donne à voir la permanence très forte du patriotisme napolitain, qui continue à s’affirmer comme premier et précède le patriotisme italien. Malgré l’intrication de plusieurs niveaux de patriotisme, c’est donc l’échelle locale ou napolitaine qui demeure la plus importante. La transition politique de 1815 le confirme : les patriotes napolitains sont très peu nombreux à suivre les Murat hors du royaume et la très grande majorité d’entre eux servent désormais la monarchie restaurée des Bourbons, qui recourt largement à leurs compétences.
3. Les patriotes à l’épreuve de la transition politique : exils et démobilisations
41Au lendemain de la chute de Murat, les parcours des patriotes napolitains connaissent d’importantes recompositions. La transition politique, engagée par le traité de Casalanza qui prévoit, le 20 mai 1815, les conditions du retour au pouvoir des Bourbons, révèle des attitudes contrastées à l’égard de la Restauration, entre exil politique et participation aux charges publiques et militaires du nouveau régime.
42Numériquement limité (40 cas), l’exil de 1815 est beaucoup moins connu et documenté que ceux consécutifs aux révolutions de 1799 et de 1821. Les principaux protagonistes du patriotisme méridional, retenus par la mémoire collective du Risorgimento, n’y ont pas pris part, à l’exception de l’avocat Giuseppe Poerio, parti en Toscane puis à Rome avec sa famille. C’est moins l’attachement à la patrie italienne ou à la figure de Murat qui a dicté ces parcours d’exil que la crainte d’une répression comparable à celle connue par les patriotes du royaume en 1799. Les parcours des exilés présentent néanmoins une relative cohérence. La fidélité au roi Murat et la peur de trahir un serment politique sont les deux principaux arguments invoqués par les exilés. L’exil napolitain de 1815 est donc conforme au profil européen établi par Walter Bruyère-Ostells, selon lequel les pérégrinations politiques de vétérans de la Grande Armée auraient été marquées par le « napoléonisme », attachement aux Napoléonides qui les aurait conduits à les rejoindre en exil89. La répartition des destinations géographiques des exilés le confirme (figure 3).
43Près de la moitié des exilés se rendent en France, à l’exemple des anciens serviteurs français de Murat qui s’installent à Paris. Les Napolitains qui les suivent sont principalement des officiers, partis seuls, comme le maréchal Pinto, marquis Giuliani, ou l’adjudant Caracciolo, duc de Roccaromana90. D’autres sont des savants qui profitent de sociabilités transnationales, comme le médecin Antonio Pitaro ou encore Francesco Saverio Salfi, qui s’installe près de Paris en juin 181591. Les exilés qui restent en Italie présentent une plus grande mobilité. Plusieurs d’entre eux, à l’image de Giuseppe Zurlo ou de Giuseppe Poerio, retrouvent d’abord la veuve Murat à Venise avant de la suivre en Toscane puis, pour certains, à Rome dès 1818. Ils partagent des sociabilités communes, qui consolident les réseaux modérés napolitains : l’auberge romaine où logent Giuseppe Zurlo et Angelo De Marco, un républicain jacobin avec qui il a partagé l’expérience de la prison après la révolution de 1799, abrite aussi un autre Napolitain, Luigi Blanch, militaire loyal à Murat92.
44Néanmoins et pour la majorité des exilés, ces sociabilités ne s’accompagnent pas d’un engagement politique important. Les textes écrits en exil sont très rares, de même que la mobilisation contre les monarchies restaurées, à la différence de beaucoup d’anciens serviteurs de Napoléon qui s’engagent soit dans les oppositions bonapartistes, soit dans les premiers mouvements nationaux et libéraux93. Plusieurs patriotes font ainsi partie des « girouettes » de 1815, acceptant des accommodements avec les régimes de la Restauration jusqu’à changer de bord politique. Le médecin calabrais Antonio Pitaro, patriote de 1799 et soutien de Murat, s’installe à Paris où il fréquente le préfet de police Decazes, futur ministre de Louis XVIII, et se convertit au légitimisme, en dépit de quoi il reste l’un des correspondants les plus réguliers des frères Abbatemarco, deux patriotes de Terra di Lavoro, et ce jusque dans les années 182094. Ces allégeances politiques complexes montrent que l’exil de 1815 n’a pas renforcé le patriotisme napolitain, pas plus qu’il n’a établi de liens avec les libéraux des pays d’accueil. Il est resté numériquement faible et d’importance secondaire : la très grande majorité des soutiens de Murat ont été maintenus dans leurs charges par Ferdinand IV, afin d’assurer la stabilité d’un État bouleversé par la croissance spectaculaire qu’il a connue en une décennie.
45À la différence d’autres États comme la France, le royaume des Deux-Siciles ne connaît pas de campagne d’épuration d’ampleur, à l’exception de quelques révocations ponctuelles pour opposition ouverte à la monarchie ou pour diffusion publique des préceptes subversifs portés par la Charbonnerie. La nécessité de faire fonctionner un État dont elle maîtrise mal les nouvelles structures conduit la monarchie bourbonienne à des compromis, dont le principal est le maintien en charge de la très grande majorité des fonctionnaires et des militaires, par-delà leurs appartenances politiques95. Colletta s’étonne ainsi, dans les premiers jours de la Restauration, que la politique du roi ait été conciliatrice et que les muratiens n’aient que très peu pâti des mesures de Casalanza. Ferdinand IV s’engage en effet à maintenir les charges publiques en exercice sous Murat ; de la même manière, il ne revient pas sur les titres de noblesse concédés par son prédécesseur96. Beaucoup d’anciens collaborateurs de la monarchie française d’occupation sont en effet reconduits dans leurs fonctions, sous réserve de prêter serment au roi, parce qu’ils sont reconnus pour leur formation et leurs compétences. Cette pratique, qualifiée d’« amalgame », est soutenue par le premier ministre Medici comme une nécessité pour la viabilité de la monarchie restaurée. Elle s’applique d’abord au personnel judiciaire, largement acquis aux idées réformatrices97. Le Calabrais Vincenzo Catalani (1769-1843), l’un des principaux rédacteurs du Monitore sous Murat et juge à la cour d’appel de Lanciano près de Chieti depuis 1809, est maintenu en charge avant d’être promu président de la Grande cour criminelle de Chieti en 1817. Deux ans plus tard en 1819, il est nommé en Sicile pour y réorganiser les tribunaux conformément à la réforme judiciaire de 1817, la réunification du royaume ayant imposé l’harmonisation des structures administratives.
46La même évolution se retrouve dans les parcours des administrateurs. Le cas le plus clair reste celui des 19 intendants en charge des provinces du royaume, muratiens pour 10 d’entre eux, légitimistes pour les autres98. Ceux qui ont servi Murat sont placés, en priorité, dans les provinces les plus périphériques ou dans celles sujettes à des soulèvements structurels comme les Calabres. Francesco Saverio Petroni est ainsi maintenu en charge à Catanzaro et Nicola Santangelo, ancien intendant de la Basilicate, est nommé à Reggio Calabria où le maintien de l’ordre est problématique. Chez les militaires, les maintiens en charge y sont majoritaires, mais à des postes parfois mineurs, et sont parfois perçus comme des rétrogradations. Des patriotes comme Michele Carrascosa ou Guglielmo Pepe, dont les carrières d’officiers ont débuté sous la monarchie d’occupation, ont occupé des charges inférieures à celles exercées sous Murat, alors que leurs grades sont conservés. Pepe, qui a participé à la campagne d’Italie dans l’entourage proche de Murat, est ainsi placé en 1818 à la tête d’une division de cavalerie. Tous déplorent d’avoir perdu les fonctions qu’ils occupaient pendant le decennio francese. Mais à la différence d’autres États comme la France, où beaucoup de militaires ont été exonérés de leurs charges sous la Restauration99, la marginalisation évoquée par les officiers napolitains est donc davantage un fait psychologique qu’un fait social. Elle montre l’économie complexe de la reconnaissance des vertus militaires, dans un temps de transition politique où les pratiques de commandement militaire de Murat, et en particulier l’usage des médailles et des décorations, sont critiquées par la monarchie restaurée.
47Les patriotes forment donc, dans le royaume des Deux-Siciles de la Restauration, une élite sociale et culturelle hétérogène, qui se situe globalement dans le ceto medio développé dans les dernières décennies du XVIIIe siècle. Ils relèvent de régimes patriotiques multiples, construits à plusieurs échelles, dont la principale demeure la nation napolitaine. Ils se réclament d’expériences politiques et d’héritages communs sans que ces derniers puissent être considérés comme fondateurs d’une identité politique. Ce sont les expériences de la mobilisation puis du service de l’État qui ont dicté les allégeances politiques, globalement dominées par la convention royale, exception faite de quelques éléments républicains. Dès lors, la modalité dominante du patriotisme méridional à la fin du decennio francese est beaucoup moins antimonarchiste qu’elle n’est opposée aux pouvoirs tyranniques des Bourbons et de Murat. La complexité des parcours individuels et collectifs l’illustre : la participation à la campagne d’Italie de Murat en 1814-1815 et les stratégies de sorties d’Empire montrent que l’expérience muratienne et les projets d’indépendance de l’Italie n’ont pas suscité de consensus. Le quinquennio qui suit la Restauration porte la marque de cette forte dispersion politique et idéologique : les patriotes peinent à constituer une opposition politique unifiée et cohérente, alors que les héritages du decennio francese font l’objet d’usages très contrastés au sein de la société méridionale.
Notes de bas de page
1 Leso 1991, p. 701-704.
2 De Lorenzo 2014.
3 Blanch 1945.
4 Colletta 1861a.
5 À l’Archivio di Stato de Naples, ce sont essentiellement des fonds privés qui renseignent les voies de la politisation à l’œuvre entre 1815 et 1820. L’Archivio Borbone et les Carte Tommasi en sont les principales.
6 Civile 1978.
7 Il n’y a aucune étude organique sur la noblesse impériale napolitaine, hormis Damiano 2007. On trouvera l’inventaire des titres dans Damiano 2006.
8 Gamboa 1820, p. 9.
9 Croce 1919.
10 Colletta 1861b.
11 Addante 2005.
12 Notamment en Calabre (Cecere 2013a).
13 Meriggi 1981.
14 Données établies à partir de ASNa, Borbone, b. 726.
15 Rao 1979.
16 Sur la généalogie et les parcours des Winspeare, voir Rizzo 2004.
17 Cuoco 2004, p. 91.
18 On appelle sanfédiste le mouvement d’opposition populaire à la République napolitaine de 1799, qui s’est organisé depuis la Calabre en février 1799 à l’initiative du cardinal Fabrizio Ruffo et a gagné une grande partie du royaume méridional. Il est la principale forme locale de la contre-révolution légitimiste, et constitue un mythe négatif chez les patriotes napolitains et italiens au XIXe siècle (De Lorenzo 2001b).
19 Maresca 1881, p. 286.
20 Sur son parcours, voir D’Angelo 2018a, p. 83-92.
21 Girard 2016.
22 Parmi la génération la plus ancienne, Melchiorre Delfico (1744-1835), originaire des Abruzzes, a été l’élève d’Antonio Genovesi, principal représentant de l’économie politique napolitaine et l’un des principaux acteurs du réformisme éclairé du Settecento, alors que Giuseppe Zurlo (1759-1828), issu d’une famille de bourgeois molisans, aurait suivi les enseignements de Gaetano Filangieri. La même influence se retrouve chez Pasquale Borrelli (1782-1849), patriote de Chieti de tendance modérée, d’abord formé à la médecine et qui s’est ensuite redirigé vers le droit. Guglielmo Pepe, Luigi Blanch et Pietro Colletta, qui appartiennent à la même génération que Borrelli, ont également subi l’influence des Lumières napolitaines.
23 Cuoco 2004.
24 Par exemple et pour la province d’Avellino, De Lorenzo 1987.
25 Maresca 1881, p. 286.
26 D’après les estimations effectuées par Rao 1979.
27 Maresca 1881, p. 291.
28 Colletta 1861b.
29 Sur l’exil des patriotes de 1799, voir Rao 1992, en particulier les p. 243-250.
30 Sur cette expérience, voir Delpu – Moullier – Traversier 2018.
31 Vovelle 2000.
32 Voir sur son parcours biographique Pani 2013.
33 Addante 2005.
34 Galdi 1797. En 1806, l’idée est mentionnée dans les Memorie diplomatiche (Galdi 2006).
35 Hugon 2011, p. 340-341.
36 Pepe 1847, vol. 1, p. 15-25.
37 Sur les sociabilités politiques jacobines, voir Pedìo 1974.
38 Le Saggio storico de Vincenzo Cuoco a été publié pour la première fois en exil à Milan en 1801, avant de circuler abondamment parmi les patriotes napolitains en exil. L’histoire intellectuelle a éclairé la fortune du texte, très importante à partir de 1806 (Pittella 2002).
39 De Francesco 1997.
40 « Napoleone imperatore », Giornale italiano, 30 mai-2 juin 1804, cité dans Cuoco 1924a, vol. 1, p. 103-108.
41 Lippi 1806.
42 Riosa 2007 et surtout De Lorenzo 2018, pour qui la pratique du pouvoir de Murat a d’abord été une adaptation locale du modèle français du bonapartisme.
43 Colletta 1861a, p. 91.
44 Musi 2015.
45 Monnier 2006.
46 Musi 2004.
47 Cuoco 2004, p. 92-93.
48 Galasso 1992, p. 145-188.
49 Galiani 1779, et Galanti 1792.
50 Cuoco 1924b.
51 Girard 2001.
52 Salfi 1783.
53 Salfi 1815.
54 De Lorenzo 1987.
55 Cuoco 2004, p. 191.
56 De Lorenzo 2003.
57 Galasso 1981.
58 Galdi 1797.
59 Par exemple Onofrio Fiani, Carattere dei Napoletani. Quadro istorico-politico, scritto in Francia dopo la rivoluzione di Napoli, manuscrit consultable à la Società Napoletana di Storia Patria (notée par la suite SNSP), ms. XXV, D 13. À titre de synthèse sur les projets italiens des patriotes napolitains après 1799, voir Rao 1992, p. 109-127 et 531-546.
60 Mastroberti 1998, p. 358.
61 Andreotti 1874, vol. III, p. 169.
62 De Nicola 1906, vol. 2, 23 juillet 1813, p. 594.
63 Archives Nationales de Paris (dorénavant ANP), 31 AP 20, 308 1. Voir, sur l’antiesclavagisme italien, Tuccillo 2013.
64 Cadet 2015, p. 99-127.
65 Delpu 2016.
66 De Nicola 1906, vol. 2, p. 241.
67 ANP, 31 AP 7.
68 ANP, 31 AP 300 bis, 11.
69 « Sopra i vocaboli “forastiero” e “straniero” », Monitore Napoletano, 1305, 4 avril 1815, cité dans Cuoco 1924a, vol. 2, p. 285.
70 Vincenzo Cuoco, Monitore Napoletano, 1314, 14 avril 1815 et 1335, 9 mai 1815.
71 Pepe 1847, vol. 1, p. 221.
72 ANP, 31 AP 25, 511, 1, Proclamation de Murat aux Italiens, Rimini, 30 mars 1815. Voir sur ce texte De Mattei 1995.
73 Sur la proclamation comme forme rhétorique, voir Raith 1988.
74 Le thème du moment opportun, dont les applications politiques sont développées dans plusieurs chapitres du Prince, est repris dans le chapitre XXVI à propos de la libération de l’Italie. Sur la fortune de Machiavel sous la Révolution et l’Empire, voir Gainot 2007.
75 Cité par De Mattei 1995.
76 Pepe 1847, p. 238-239.
77 Sur la politisation des militaires espagnols et la pratique du pronunciamiento, voir Cepeda Gómez 1990.
78 Colletta 1861a, p. 12.
79 Trampus 2009.
80 Davis 2003. Sur les options idéologiques des partisans de la constitution, voir Mastroberti 2007.
81 ASNa, Tommasi, b. XX, Memoria segreta, 1815, cité par Mastroberti 1998, p. 387-388.
82 Ricotti 1991.
83 On trouvera le texte de cette constitution dans ANP, 31 AP 27, 582, 1-2, Projet de constitution pour le royaume de Naples. Pour une étude institutionnelle, voir Mastroberti 1998, p. 413-417.
84 Pepe 1847, vol. 1, p. 250.
85 Lettre de Pietro Colletta au roi Joachim, Naples, 12 mars 1815, cité dans Weil 1909, t. V, p. 479-482.
86 De Lorenzo 2011, p. 299-300.
87 Cuoco 2004, ch. XXXI (« Organisation des provinces ») et XXXIV (« Continuation de l’organisation des provinces »).
88 Le discours est retranscrit dans Valente 1935.
89 Bruyère-Ostells 2009a, p. 29-36.
90 ANP, F7, 6633, dossiers nominatifs.
91 ANP, F7, 6633, dossier personnel de Francesco Saverio Salfi.
92 Savarese 1941, p. 42.
93 Voir essentiellement Bruyère-Ostells 2009a. C’est surtout en France que le bonapartisme d’opposition a été le plus massif : voir, pour les premières années de la Restauration, Nagy 2012.
94 ASNa, Interni, b. 40, ad nomen. Sur le parcours politique de Pitaro, voir D’Angelo 2018.
95 J’ai traité ce point dans Delpu 2015a.
96 Damiano 2006.
97 Castellano 2001.
98 Scirocco 1997.
99 Principalement Bruyère-Ostells 2009a et, sur un corpus plus large, Petiteau 2003.
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