François Ier et Venise
De la « faustissima nova » (1515) à « un tradimento expresso » (1542)
p. 177-194
Résumé
Au moment où François Ier monte sur le trône, le souvenir de la ligue de Cambrai, vaste coalition européenne montée par la France contre Venise, est effacé et, depuis mars 1513, la République et le Royaume sont de nouveau alliés, car les deux États ont bien compris que la préservation de leurs territoires oblige à traiter avec les anciens ennemis. Les minutes des délibérations du Sénat montrent qu’avant même la mort de Louis XII, les Vénitiens faisaient pression pour que le roi de France s’engage de nouveau en Lombardie. De son côté, François Ier ne néglige pas Venise, où il fait séjourner, comme ambassadeurs, les plus grands humanistes de son temps. Cet article interroge le caractère singulier des relations franco-vénitiennes sous François Ier, depuis la victoire de 1515, jusqu’à la conjuration de 1542 qui menaça l’existence même de Venise et dans laquelle l’ambassadeur de France se trouvait impliqué, en passant par l’élection à l’Empire et les méandres de guerres qui obligeaient le Royaume de France comme la république de Venise à repenser les relations entre les États.
Texte intégral
1Au moment où François d’Angoulême montait sur le trône de France, le Royaume et la République vénitienne avaient déjà une longue histoire commune. Depuis la fin du siècle précédent, Venise était la grande alliée du Royaume de France et, parmi tous les territoires italiens, elle était celui qui, plus que d’autres, – plus que la papauté sans aucun doute, plus que Florence certainement – avait secondé les rois de France dans leur politique visant à abaisser la puissance de l’empereur. Cette alliance n’était pas seulement l’expression logique de la position géographique de Venise, dont il ne faudrait pas exagérer le rôle : c’est d’abord par calcul politique que Venise et la France avaient scellé leur accord. À cet égard, la ligue de Cambrai, signée par Louis XII avec la plupart, sinon la totalité, des puissances européennes, apparaissait bien comme un accident dans l’histoire des relations franco-vénitiennes : la victoire commune de Cadore contre les troupes du Saint Empire en 1508 était le dernier témoignage de cette longue amitié. Si la défaite vénitienne à Agnadel en mai 1509 pouvait sembler une parenthèse, puisque depuis le traité de Blois de mars 1513, Vénitiens et Français étaient de nouveau au coude à coude lors des batailles de Novare et de La Motta contre l’Espagne, en juin et en octobre 1513, elle avait en réalité laissé des traces : en 1509, la Sérénissime avait brutalement pris conscience de sa fragilité et de son incapacité à assurer seule sa défense. La nécessité de construire des alliances s’était alors imposée à elle, tout comme la crainte que ses territoires pouvaient à tout moment lui être repris.
2En décembre 1514, la République était très affairée : Francesco Donato et Pietro Pascalico étaient envoyés par le Sénat auprès de Louis XII pour lui faire entendre la nécessité d’intervenir en Italie1. Les Vénitiens s’impatientaient : depuis 1509, et malgré l’important effort de guerre, la Sérénissime peinait à récupérer tous ses territoires de la Terre Ferme. Certes, en 1514, elle contrôlait de nouveau une grande partie du Frioul, comme aussi Trévise, Padoue, Vicence et Crema, mais elle n’avait reconquis ni Vérone, ni Bergame, ni Brescia, ni la Polésine. La situation ne manquait pas de sel : Venise n’envisageait plus désormais son salut que par la France, celle-là même pourtant qui avait été à l’origine de la perte de sa Terre Ferme. C’est donc vers Louis XII que les espoirs vénitiens se tournaient et, dans la lettre qu’il adressait à ses deux envoyés en décembre 1514, le Sénat ne doutait pas : « nous sommes certains que Votre Majesté pourra prononcer les mots de César veni vidi vici »2.
3La nouvelle de la mort du roi parvint à Venise le 13 janvier 1515 et le Sénat ne tarda pas à réagir, écrivant ce jour-là à son oratore en France qu’il ne doutait pas que Monsieur d’Angoulême serait « sans difficulté » fait roi de France et qu’il convenait de rappeler combien « l’entreprise d’Italie » était « tellement nécessaire à la santé de [l’] État qu’il ne faut ni l’empêcher ni la différer »3. Lorsqu’il succéda à Louis XII, François Ier savait donc qu’il était très attendu par les Vénitiens : la correspondance du Sénat avec l’ambassadeur vénitien en France est marquée, pendant les premiers mois de l’année, par la volonté réaffirmée d’exhorter le roi de France à l’impresa d’Italia « cette année présente, le plus tôt possible »4. Les efforts de Léon X pour séparer Français et Vénitiens demeurèrent vains : Venise maintint son alliance avec la France, ne serait-ce que parce que le pape lui refusait toujours Vérone, à laquelle elle n’imaginait pas, pour sa part, renoncer. La rhétorique déployée par les Vénitiens pour convaincre le jeune François qu’il devait intervenir dans la péninsule reposait sur l’idée d’une communauté, voire d’une solidarité, de destins entre la France et Venise : pour les Vénitiens, l’honneur de la couronne française et le bénéfice de leur propre État allaient de pair5. Du côté français, si Venise intéressait le roi parce qu’elle lui permettait d’acquérir manuscrits, imprimés et œuvres d’art nécessaires à son statut et à sa réputation de roi mécène6, il faut peut-être nous affranchir de cette lecture culturelle et artistique (sans en négliger les ressorts cependant) pour privilégier une lecture davantage politique de cette communauté franco-vénitienne, ou vénéto-française.
4Succédant à Louis XII, François Ier recevait donc aussi en héritage la pression que la République vénitienne exerçait sur son prédécesseur. Après les premiers courriers de janvier et février, la sollicitation se précisa, particulièrement lorsque les Vénitiens, habiles rhétoriciens, demandèrent à François Ier qu’il fût lui-même au commande de l’armée, au motif que la Très Chrétienne Majesté était « estimée plus que la moitié d’une grosse armée »7. Le 11 août 1515, alors qu’il apprenait que François Ier venait de rejoindre Grenoble, le Sénat vénitien se réjouissait de sa préparation à l’expédition commune8. Pour les Vénitiens, « l’impresa d’Italia » se traduisit par une victoire, celle de Marignan, qui fut aussi la leur. Si en France, on s’attachait très vite à minorer la part prise par les Vénitiens à Marignan, à Venise il s’agissait au contraire de présenter une version vénitienne de la victoire. La lettre rédigée par le Sénat, et adressée à François Ier le 18 septembre, manifestait les ambiguïtés vénitiennes : l’objet principal de la missive était bien de féliciter le roi de France pour cette « honorevolissima victoria » et cette « triumphante et gloriosa gloria », mais il s’agissait aussi de rappeler combien « nous pensons que toutes vos actions sont aussi les nôtres »9. Cette lecture vénitienne de Marignan – qui n’est pas tout à fait une appropriation de la victoire, mais qui témoigne tout de même de la volonté d’en partager les mérites – demeurera longtemps, comme le montre une chronique manuscrite de la fin du XVIe siècle qui rapporte que « les Suisses, lorsqu’ils eurent vu les enseignes de Saint Marc, commencèrent à s’enfuir, […] le Roi ayant vu le secours des Vénitiens encourageait les siens à la bataille »10.
5En ce début de règne, les signes de la fidélité vénitienne à François Ier, comme de l’attention de ce dernier pour la Sérénissime, ne manquent pas. En témoigne le grand cas que firent les Vénitiens des deux principaux fidèles du roi de France : les deux Charles de Bourbon qui siégeaient au Conseil royal11. Charles III de Bourbon, récemment promu Connétable de France et surtout lieutenant général en Milanais, intéressait particulièrement les Vénitiens, car il détenait la clé de la politique vénitienne dans le nord de la péninsule, faisant obstacle à l’empereur. Aussi le Sénat dépêcha-t-il, en décembre, un ambassadeur auprès du Connétable, qualifié à cette occasion d’« alter rex » afin qu’en l’absence du roi, les affaires vénitiennes (particulièrement la reconquête de Brescia), progressent au mieux12. C’est encore en décembre 1515, que les Vénitiens préparèrent avec soin le séjour de Charles IV de Bourbon, duc de Vendôme, qui, après ses premières expériences militaires italiennes auprès de Louis XII, avait – lui aussi, comme Charles III de Bourbon – combattu à Marignan. Le 19 décembre 1515, il séjournait à Venise, avec une partie de la noblesse française, et fut accueilli avec les honneurs dont la Sérénissime estimait qu’ils lui étaient dus : les magistrats vénitiens vinrent à sa rencontre avec le Bucentaure – ce navire d’apparat qui accompagnait la plupart des rituels vénitiens13.
6Mais très vite, les Vénitiens allaient trouver une nouvelle occasion de manifester leur solidarité au roi de France, lorsque le 12 janvier 1519, Maximilien rendit l’âme. La bataille pour l’empire était certes déjà engagée depuis longtemps : sans doute dès l’accession au trône de François Ier, et plus encore pendant l’année 1517, au cours de laquelle François Ier reçut à Amiens une ambassade du margrave de Brandebourg qui lui proposait sa voix en cas de vacance14. En tout état de cause, à la fin de l’année 1517, François Ier pouvait être confiant grâce aux nombreuses assurances qu’il avait reçues : cinq Électeurs sur sept semblaient lui réserver leurs votes15. La mort de Maximilien accéléra le processus et, aussitôt, François Ier lança une campagne pour convaincre ses soutiens qu’il pouvait devenir le nouvel empereur. Le roi de France envoya donc des délégations auprès des Électeurs, pour lesquels la compétition à l’empire – plus que l’élection elle-même – était une source de gain tout à fait appréciable. Ils ne furent cependant pas les seuls destinataires de la propagande française. Les archives vénitiennes nous montrent ainsi que la Sérénissime joua peut-être un rôle central dans la campagne du roi de France. Dès le 28 janvier 1519, Antonio Giustinian, l’ambassadeur vénitien auprès de François Ier, rapporta à ses employeurs un entretien qu’il avait eu la veille avec Louise de Savoie. À l’en croire, cette dernière aurait « commencé à parler de cette élection du roi des Romains et de tous les soutiens d’Allemagne qui lui donne espoir que l’élection sera celle de son fils le Très Chrétien Roi »16. De toute évidence, Louise de Savoie s’avéra très insistante, rappelant à l’ambassadeur que la République vénitienne « pouvait et pourrait faire beaucoup, et elle continua à [le] persuader que ce serait pour le bien de la Sérénissime si le Roi Très Chrétien était élu »17. François Ier lui-même souhaita ensuite parler au Vénitien, et le retrouva dans une « secretissima camera », accompagné de l’amiral et du grand écuyer : ce fut au tour de Guillaume Gouffier, cette fois, de se montrer persuasif et de se dire confiant « que la sagesse de la Seigneurie est telle qu’il sait bien qu’elle se ralliera au Roi Très Chrétien »18.
7Les lettres que l’ambassadeur vénitien à Paris adressa à ses maîtres pendant le mois de février se suivaient et s’accordaient toutes sur le seul sujet qui préoccupait la cour de France : « la Majesté Très Chrétienne veut à tout prix devenir Empereur, soit par l’argent, soit par les armes »19. L’argument utilisé par « il gran Maestro » demeurait assez rudimentaire : « Et si le Roi catholique était élu, il ne sera pas un ami de la Seigneurie, comme l’est le Roi très Chrétien »20, mais il était utilisé encore par Robertet qui, quelques jours plus tard, soutenait à l’ambassadeur vénitien qu’il attendait que « la Seigneurie témoigne au roi sa bonne volonté et qu’elle le tienne informé de toute chose qu’elle entendrait à propos de cette élection […]. Parce que si le Roi devient Roi des romains, il pourra faire des choses favorables à cette Seigneurie »21.
8La propagande française s’intensifia encore : le roi de France envoya à Venise François de Théligny, sieur de Lierville, sénéchal du Rouergue, qui comptait à son actif de belles batailles, comme celle de Marignan22. Dès le 18 février, le Sénat vénitien s’exprimait, dans une longue missive adressée à François de Théligny, sur « l’élection du nouveau Roi des Romains »23. Sans aucune ambiguïté, les Vénitiens se prononçaient en faveur du roi de France. En effet, le Sénat s’attendait à une prochaine intervention du roi d’Espagne, Charles Ier, qui entendait forcer le pape à lui accorder l’investiture du Royaume de Naples, et Venise souhaitait donc construire, avec le roi de France, une ligue de défense. Mais surtout, la perspective de voir leur voisin impérial toujours plus fort ne laissait pas d’inquiéter les Vénitiens.
9Si, fort habilement, le Sénat vénitien promettait déjà au roi de France, en décembre 1514 – donc à Louis XII – qu’il pourrait prononcer les paroles impériales par excellence, « veni vidi vici »24, le motif impérial fut plus encore associé à la couronne de France après l’accession au trône de François d’Angoulême. Dans leur lettre du 18 septembre 1515, les Vénitiens savaient déjà comment parler à François Ier. Il ne suffisait pas en effet de vanter les exploits militaires et de clamer la gloire du roi de France : encore fallait-il aussi les qualifier. Ce n’est donc sans doute pas par accident que le Sénat évoquait « avec quel cœur intrépide et impérial votre Majesté Très Chrétienne s’est jetée dans cette périlleuse et difficile bataille »25. Cette volonté d’anticiper la victoire de François Ier à l’élection impériale, Venise la devait surtout à la défense de ses intérêts. Car, pour elle, l’accession à l’empire de leur quasi-allié de toujours, c’était l’assurance d’une nouvelle politique européenne à l’égard de la péninsule. La nécessité se faisait encore plus impérieuse à la fin de la deuxième décennie de ce siècle : depuis janvier 1517, les Vénitiens avaient finalement récupéré toute leur Terre Ferme, y compris Vérone. Il s’agissait donc de la conserver, alors même qu’ils savaient désormais qu’elle pouvait leur être retirée. Mais l’attitude a priori chaleureuse de Venise à l’égard de la candidature française à l’empire rencontra très vite ses limites, et en particulier ses limites financières. En effet, François Ier, craignant que les affaires impériales ne s’éternisent, sollicita Venise : c’était en réalité le sens premier de la visite de François de Théligny à la Sérénissime. Derrière les belles paroles des Vénitiens, on entend surtout les réticences du Sénat qui rappelait la nécessité – pour Venise comme pour son allié français – de « mettre en ordre l’arsenal pour notre armée, fortifier et approvisionner toutes les Terres et les lieux maritimes et tant d’autres grandes et nécessaires dépenses, comme chacun peut voir »26. Certes, c’était pour ajouter aussitôt qu’au cas où l’élection tarderait, les Vénitiens s’efforceraient de trouver l’argent nécessaire au roi de France27. Il n’empêche : François Ier ne s’y trompa pas et, au retour de François de Théligny en France, il avisa l’ambassadeur vénitien qu’il avait trouvé la réponse du Sénat « froide et générale »28. Pourtant, en avril 1519, la République promit d’abord 100 000 écus, puis 200 000 quelques jours plus tard. On ne sait si les sommes furent vraiment adressées au roi, mais à l’ambassadeur vénitien qui venait lui rendre visite, François Ier affirmait : « écrivez qu’il faut faire des provisions d’argent parce que devant être élu, je serai élu, et vite »29.
10Une fois connue l’élection de Charles Quint, le Sénat adressa à ce dernier une lettre, le 15 juillet, pour le féliciter, et il enjoignit ses ambassadeurs en Espagne de se réjouir avec toute la cour de cette nouvelle30. Toutefois, les Vénitiens laissaient percer leur inquiétude et dès le 21 juillet, ils suggérèrent au pape qu’il envoie sa couronne au Roi des Romains, afin d’éviter que ne se posa de nouveau (car elle avait déjà, entre 1507 et 1509, empoisonné la vie des Vénitiens) la question de la descente de l’empereur en Italie, et en particulier de sa traversée de la Terre Ferme. L’attitude de Venise pendant cette période d’élection laissa sans doute quelques séquelles, car son adhésion à la candidature française ne masquait pas totalement sa réticence à prendre parti pour l’un ou l’autre des candidats. Les années qui suivirent furent d’ailleurs marquées par les efforts de François Ier pour faire revenir dans son giron une Venise toujours plus attirée par l’empereur.
11Non seulement François Ier ne blâma pas Venise pour son échec à l’empire, mais, après 1519, il accorda une place plus grande à la cité lacustre dans son échiquier diplomatique. Pour preuve : le personnel diplomatique qu’il installa, pendant son règne, comme ambassadeur à Venise, et dont on a pu dire qu’il constituait « un exemple de sélection par la culture »31. La liste de ces ambassadeurs est éloquente : Jean des Pins (1516-1520), François Le Rouge (1520-1521), Louis de Canossa (1523-1527), Jean de Langeac (1527-1530), Lazare de Baïf (1531-1534), Georges de Selve (1534- 1536), Georges d’Armagnac (1536-1538), Guillaume Pellicier (1539-1542), Jean de Monluc (1542-1545) et Jean de Morvilliers (1546-1550). Leurs origines sociales et leurs parcours furent divers, mais tous eurent en commun d’être des hommes de lettres : six d’entre eux, sur neuf, produisirent des textes, soit comme auteur, soit comme traducteur. Tous maitrisaient le grec et comptaient parmi leurs relations les plus grands humanistes européens de leur époque32. Ce constat établi, on a longtemps pensé que François Ier avait missionné ses meilleurs humanistes à Venise pour renforcer le mécénat royal par l’achat de manuscrits, de livres imprimés et d’œuvres d’art. Ainsi, Lazare de Baïf ajoutait à son travail ordinaire d’ambassadeur auprès de Venise de nombreuses tâches, dont lui-même dressait un inventaire à la Prévert : s’assurer que l’envoyé du Roi en Turquie rapporte « force bon livres en grec, escriptz à la main et en parchemyn, non poinct en la Saincte Ecriture, mais en histoire, philosophie et orateurs »33, « essayer de débaucher Michel-Ange ; trouver du drap d’or pour la duchesse de Ferrare, des chemises pour le cardinal de Lorraine et des couleurs pour les peintres du Roi »34. Même François Le Rouge – qui a laissé peu de traces de son séjour vénitien puisqu’arrivé le 19 avril 1520 pour remplacer Jean des Pins, il meurt, à Venise même, dans la nuit du 15 au 16 octobre 1521 – profita de son séjour dans la cité lacustre pour étendre son réseau à Christophe de Longueil, Gérard de Verceil et Vettore Fausto35.
12Il ne faudrait pas cependant limiter l’activité de l’ambassadeur de France à Venise au seul prolongement de la politique culturelle française. Si François Ier choisit ses ambassadeurs à Venise parmi l’élite culturelle, ce fut peut-être moins pour conduire une politique culturelle qu’il avait les moyens de mener autrement que pour, tout simplement, faire de la politique. L’Arétin, écrivant à Guillaume Pellicier en 1542, remarquait cette double fonction de l’ambassadeur français :
[…] je ne puis m’imaginer que le vif esprit de votre intellect en éveil soit toujours engagé dans de grandes négociations sans jamais cesser de s’adonner à des hautes études ; aussi est-il malaisé de savoir si vous consacrez tout votre temps à celles-ci ou si, en revanche, vous êtes en train de traiter une affaire. D’ailleurs, cela tient du miracle et suscite en nous une surprise bien étrange de vous voir à la fois fournir à sa Majesté livres et armes, comme en témoignent les volumes grecs et les capitaines italiens que l’autorité et le souci de votre importante et prudente seigneurie lui assurent et lui procurent. Le suprême et excellent François Ier […] peut donc bien tirer gloire d’avoir au service de son domaine et de sa couronne un connaisseur aussi parfait des sciences et un expert aussi avisé dans l’art de la négociation36.
13 Sur le plan politique plus que sur le plan artistique et culturel, Venise intéressait le roi de France, parce qu’elle donnait accès à toutes les informations en provenance de l’Orient, parce que ces informations pouvaient permettre de faire obstacle à la main mise de Charles Quint sur l’Europe, et parce qu’il ne pouvait y avoir de politique orientale française sans une politique vénitienne. Lorsque Georges d’Armagnac arriva à Venise avec Georges de Selve au début de l’année 1536, les Turcs étaient mécontents de la Ligue que Venise et l’Empire avaient formée contre eux, et ils se préparaient à la guerre. La tâche de l’ambassade française à Venise était colossale : outre son activité ordinaire qui consistait à recueillir toutes les informations qui parvenaient jusqu’à Venise37, il s’agissait à la fois de pousser les Turcs à harceler la flotte impériale en Méditerranée, et de convaincre les Vénitiens de retrouver l’alliance française. Georges d’Armagnac ne comptait pas ses efforts. Il adressa même un discours particulièrement ferme à l’intention de la Seigneurie de Venise à qui il reprochait non seulement d’avoir soutenu financièrement la défense impériale de Milan, mais aussi de s’être laissée conduire « à aultre plus estroicte confederation »38. L’ambassadeur français en profita – bonne ou mauvaise foi, il faudrait en débattre – pour rappeler que le roi de France n’avait aucune visée sur le Milanais. Très vite aussi la menace devint explicite : après avoir suggéré au doge que la longue paix et l’amitié indéfectible qui caractérisaient la vie des deux États devaient prévaloir sur toute connivence entre Venise et l’empire, Georges d’Armagnac passait à la sommation :
Et si aultrement se faict de votre cousté ce sera clairement demonstré que non seulement vous plaist mays aussi tenez la main et procurez le mal et desavantaige d’ung si grand roy et d’un tel royaulme dont ceste illustrissime ne doibt estre si estaincte en votre endroict, que vous veillez oublier totallement la restitution de Bresse, Veronne et aultres villes et singulierement la paix donnee a cest illustrissime Estat, au grand prejudice de la couronne de France39.
14Georges d’Armagnac adressait à la Sérénissime un véritable « advertissement », lui promettant « prouchaine ruyne », et rappelant au doge « plusieurs exemples et cas antiques et modernes, advenuz avecques totalle perdition d’aulcuns potentatz qui n’ont vouloir, prevoyr, ni croyre et aussi peu pourvoir a leur indempnité »40.
15Cependant, rien n’y fit : en 1538, les Vénitiens formèrent avec Charles Quint et Paul III la ligue de Nice dirigée contre les Turcs, et il fallut que François Ier organisa l’entrevue d’Aigues-Mortes pour limiter les risques d’une intervention impériale. Mais Georges d’Armagnac savait bien qu’il n’était pas possible d’élaborer, à Venise, une politique française capable de détacher les Vénitiens de l’empereur, sans développer un véritable service d’espionnage : c’est donc lui qui, avec Georges de Selve, et en s’appuyant sur Giovan Francesco Valier organisa l’embryon d’un service permanent d’espionnage41.
16Ainsi allaient les relations franco-vénitiennes au temps de François Ier. Les premières années du règne étaient dominées par une telle amitié qu’en 1521 Charles Quint reprochait à l’ambassadeur Gasparo Contarini : « vui sete non fransesi ma fransesissimi »42. Mais le rapprochement avec le pape à la fin des années 1520 et la signature en 1529 du traité de Bologne qui consacrait à la fois certains renoncements de la Sérénissime et la confirmation, par l’empereur, de ses territoires de la Terre Ferme amenèrent Venise dans une voie diplomatique dont il devenait difficile, par la suite, de se défaire. Dans le même temps, après sa rupture avec Andrea Doria en 1528, François Ier se retrouvait sans flotte en Méditerranée. Conscient de son nouvel handicap, il était d’autant plus soucieux d’un rapprochement avec Venise. Mais les rapports entre François Ier et la Sérénissime étaient dissymétriques : le premier avait un besoin impérieux de la seconde, quand cette dernière faisait la démonstration qu’elle pouvait fort bien se passer du roi de France pour conserver ses territoires. Aussi, après la mort du duc Francesco Sforza, et alors que Charles Quint décidait de reprendre le gouvernement de l’État de Milan, Venise ne pouvait plus guère revenir en arrière et, en janvier 1536, malgré l’incitation de François Ier qui souhaitait une alliance avec Venise et Soliman, la Sérénissime renouvelait la ligue avec Charles Quint. Dans ce contexte, la mission que François Ier confia à Louis de Canossa, entre 1527 et 1528, pour solliciter l’aide vénitienne révéla toutes les ambigüités des relations franco-vénitiennes : l’incapacité à entrainer Venise dans l’orbe français n’avait d’égale la régularité et la proximité des relations diplomatiques entre les deux États. C’est ainsi que s’imposa la figure de « l’ambassadeur à Venise », comme en témoigne l’ambassade de Georges d’Armagnac, bientôt suivie par celle de Guillaume Pellicier, qui s’avéra néanmoins un naufrage politique pour la diplomatie française à Venise.
17Parmi tous les ambassadeurs français à Venise, Guillaume Pellicier, évêque de Montpellier, était un « prébendier de haut niveau culturel »43, en relation avec les plus grands humanistes de son temps, Turnèbe, Sainte-Marthe, de Thou, Cujas, et Ramus : conseiller du roi, chargé de missions à l’étranger, négociateur du traité de Cambrai et du mariage du prince Henri avec Catherine de Médicis, il a peut-être été de ceux qui ont le plus contribué à l’enrichissement de la bibliothèque royale par l’achat de nombreux manuscrits grecs, syriaques et hébreux. Lui-même décrivait sa mission culturelle dans une lettre adressée le 25 août 1540 à l’ambassadeur français à Constantinople, Antoine de Rincon :
Le Roy est après pour fonder ung collège à Paris, qui sera aussy excellent que feut à l’adventure jamais aultre ; car il sera occasion de faire venir à l’université toutes les bonnes lettres, qui commencent aultant à floryr en France qu’en nul aultre lieu et pays, et pour ce qu’on ne le pourroit mieulx douer que d’une bonne librairie, faict chercher libvres de tous costés, mesmement grecs, et quand je prins congé de luy pour venir par deça, m’en donna charge d’aussy grant affection que pour ses aultres affaires d’Estat44.
18À Venise, cependant, Guillaume Pellicier, malgré (ou à cause de) son immense capital culturel, fit aussi, voire surtout, de la politique. Arrivé après le départ de Georges d’Armagnac, il fit fructifier les fruits de cette nouvelle diplomatie secrète que l’évêque de Rodez avait organisé avec l’aide de Cesare Fregoso. Les frères Cavazza, Niccolò et Constantin, secrétaire du Sénat et secrétaire du Conseil des Dix, recevaient un salaire annuel de François Ier et communiquaient à Pellicier les affaires les plus importantes de la République. Agostino Abondio jouait le rôle d’intermédiaire entre Pellicier et ces deux secrétaires. À lire la correspondance de Pellicier, on comprend bien qu’il avait de quoi être très satisfait de ceux qu’il appellait les « bons serviteurs du Roy ». La mission politique de Pellicier était claire : il fallait renforcer l’alliance avec les Turcs et, de conserve avec son collègue Antoine de Rincon, il parvint à convaincre la Sublime Porte de ne pas se détourner de la France, en lui révélant les secrets vénitiens, et en lui procurant les informations qui lui permettaient de conclure une paix avantageuse avec Venise. La diplomatie secrète française à Venise servait donc la question turque : il s’agissait de remettre à la Sublime Porte les instructions que Venise avaient rédigées pour son envoyé chargé de négocier la paix : les Turcs, bénéficiant de ces informations, pouvaient ainsi refuser toutes les offres de la Sérénissime, jusqu’à obtenir le maximum de concessions. Ainsi Guillaume Pellicier œuvrait-il, depuis Venise et en collaboration avec son homologue de Constantinople, pour le renforcement de l’alliance franco-turque. Tout en se gardant d’en dire trop sur son rôle exact et en particulier sur ses méthodes peu orthodoxes, Pellicier, dans une lettre à l’amiral Chabot, rapportait la manière dont Venise se trouvait finalement prise dans les mailles inextricables d’un filet diplomatique qui la contraignait, en faisant la paix avec les Turcs, à une alliance forcée avec François Ier :
Janus Bey [l’ambassadeur de Soliman auprès de Venise] a dit à l’ambassadeur [de Venise] Badouare, de la part du Grand Seigneur, qu’il ne voulait consentir à l’accord de paix sans qu’auparavant ces Seigneurs [le Sénat vénitien] ne se déclarassent amis de ses amis – notamment de Votre Majesté – et ennemis de ses ennemis. Une condition jugée fort étrange et de dure digestion par ces Seigneurs, ajoutait-il car, comme ils disent, s’ils [en] venaient à consentir à ce point, à l’aventure seraient-ils contraints quelque jour de se déclarer ennemis de toute la Chrétienté45.
19En mai 1539, la paix entre les Vénitiens et les Turcs était conclue. Pour François Ier, cela signifiait que Venise était affaiblie en Méditerranée (puisqu’elle avait dû céder des territoires à l’empire ottoman46), et qu’elle était contrainte de se rapprocher de la France, dont dépendait l’amitié des Turcs47.
20Mais Guillaume Pellicier devait encore affronter deux graves crises lors de son séjour à Venise. D’abord, la prise et le meurtre de Rincon et de Fregoso, capturés, alors qu’ils se rendaient à Venise en juillet 1541, et assassinés par Alfonso de Avalos, marquis del Vasto, gouverneur de Milan, probablement sur ordre de Charles Quint. L’épisode tourna finalement à l’avantage de la France, et Guillaume Pellicier mit au jour la politique impériale : c’est lui qui, dans sa correspondance européenne et dans ses relations quotidiennes avec la Seigneurie de Venise, contribua à qualifier l’événement comme une violation du droit des gens et à en rendre responsable l’empereur. Les Vénitiens en furent contrariés48, et le parti français progressa alors considérablement à Venise entre l’été et l’automne 1541. Mais c’était sans compter les ultimes déboires qu’allait rencontrer Pellicier. Depuis quelques années déjà, et surtout depuis les négociations avec la Sublime Porte, les Sénateurs soupçonnaient que leurs secrets n’étaient plus gardés. Aussi avaient-ils institué trois inquisiteurs des secrets en 1539 et trois autres en 1540 : ils avaient pour mission d’enquêter sur les fuites dont la Sérénissime avait été et était encore victime. Mais c’est en réalité un peu par hasard que le complot fut découvert, à la faveur d’une histoire d’adultère : un gentilhomme véronais, Girolamo Martolosso, entretenait une liaison avec la femme d’Agostino Abondio, vénitien et homme de confiance de Guillaume Pellicier49. En passant chez sa maîtresse, Martolosso découvrit plusieurs lettres de Niccolò Cavazza, secrétaire du Sénat, qu’Abondio se chargeait de divulguer à son maître. Très rapidement, les documents furent consignés aux « inquisiteurs des secrets », qui décidèrent de l’arrestation de Niccolò Cavazza, Abondio et Giovan Francesco Valier dont il était de notoriété publique qu’il agissait pour le compte de François Ier50. Il revint alors au Conseil des Dix de procéder à l’arrestation des Vénitiens soupçonnés d’avoir trahi les secrets d’État. Mais Agostino Abondio parvint à s’échapper et à se réfugier chez Guillaume Pellicier qui, selon une chronique vénitienne, refusa de livrer Abondio, mais aussi tint des « paroles hautaines et menaçantes »51. La réaction de l’ambassadeur français provoqua un véritable tumulte à Venise, où la noblesse et les citoyens en armes furent requis pour la défense de la République : une autre chronique rapporte que toute la population courait en direction de la maison sise dans la rue de l’église de San Moisè, tout près de la place Saint-Marc52. Finalement, après que Vincenzo Grimani vint menacer Pellicier de ruiner sa demeure et de tailler en pièces tous ses habitants, l’ambassadeur finit par lui remettre Abondio. Peu après, Niccolò Cavazza et Valier furent également pris et jetés en prison. Maffio Lion fut également accusé, le 28 août, de « révéler les secrets d’État au roi de France »53 si bien qu’il quitta précipitamment la Terre Ferme pour se réfugier à Parme54. Le 22 septembre 1542, Niccolò Cavazza, Abondio et Valier étaient exécutés.
21Au mois de juillet, la République souhaitait encore obtenir, du roi de France lui-même cette fois, des explications, car l’incompréhension entre la Sérénissime et François Ier était à son comble : pour la première, un ambassadeur (français de surcroît) avait gravement nui à la sûreté de l’État en soutirant les secrets des conseils, en aidant ensuite le traître Abondio et en résistant aux Avogadori venus s’emparer de ce dernier. Pour le roi de France, Venise avait outragé son ambassadeur en faisant irruption en armes dans sa demeure, et en la maintenant sous surveillance après la capture d’Abondio. Giovanni Antonio Venier, qui avait pour charge de s’entretenir avec François Ier de cette affaire, rapporta au Conseil des Dix les nombreuses difficultés qu’il rencontra pour obtenir une audience. Il faut dire que François Ier avait d’autres préoccupations : le 20 juillet 1542, il avait déclaré la guerre à Charles Quint et les affaires vénitiennes passaient alors au second plan, malgré toute l’importance qu’elles revêtaient pour la politique orientale du roi. Ballotté de-ci de-là par le Grand Amiral qui lui suggéra plusieurs fois d’aller voir le roi alors que ce dernier n’était en réalité pas visible, Venier finit par raconter ses malheurs à la Reine de Navarre qui, d’après l’ambassadeur, aurait soupiré « ah comme je suis bien contrariée, les autres ambassadeurs n’ont jamais agi ainsi, je parlerai au Roi pour remédier à l’honneur de votre illustrissime seigneurie »55. Le Grand Amiral (Philippe Chabot, amiral de Brion) entendit aussi les doléances de Giovanni Antonio Venier : les deux hommes n’étaient pas d’accord sur l’interprétation de l’altercation qui avait eu lieu au domicile de Pellicier, mais l’amiral de Brion finit par laisser entendre que François Ier ne pouvait que déplorer le geste de son ambassadeur : « Seigneur Ambassadeur vous parlerez au Roi et vous ferez bien de lui lire les lettres de l’Illustrissime Seigneurie. Le Roi vous dira que cela s’est fait contre sa volonté et qu’il punira celui qui n’a pas fait bien »56. En réalité, seule la lettre que Giovanni Antonio Venier adresse au Conseil des Dix nous informe de la colère de François Ier contre Pellicier : quand Venier finit enfin par obtenir une audience du roi, ce dernier s’emporte (ou : se serait emporté) : « Mon ambassadeur n’a pas fait bien et s’il m’avait écrit, je ne lui aurais pas donné cet ordre »57.
22C’est finalement en code chiffré que l’ambassadeur vénitien rapporte les paroles de François Ier annonçant qu’il relèvera de ses fonctions son ambassadeur58. C’est encore en chiffres que Venier donne son sentiment sur son entrevue avec François Ier : pour lui, il n’y a pas de doute, Pellicier s’est emporté et il a agi contre la volonté de Sa Majesté le roi de France59. Malheureusement, nous manquons de documents français qui nous permettraient de mesurer la réaction de François Ier, sans passer par le prisme des Vénitiens, mais une chose est sûre : Pellicier fut remplacé dès le 30 octobre 1542 par Jean de Monluc. Il faut dire qu’après la pendaison de Valier, Pellicier s’était muré dans le silence, comme en témoigne une lettre de Ludovico Tridapale à Giacomo Calandra, datée du 3 octobre : « après la mort de Monseigneur Valerio l’Ambassadeur de France n’a accepté aucune visite, n’a parlé à personne, même l’Ambassadeur d’Urbino n’a pas pu lui parler »60. Il n’était donc vraisemblablement plus capable d’assumer ses fonctions d’ambassadeur. De retour en France, l’évêque de Montpellier ne subit cependant aucune disgrâce particulière, même si – mais c’est une autre histoire – d’autres soucis devaient l’attendre dans les années 155061.
23Un peu plus tard, devant l’ambassadeur Monluc admis en audience, le Sénat temporisa, affirmant qu’il n’avait jamais voulu dire que Pellicier était mal intentionné, et que les Vénitiens pensaient plutôt qu’il avait été mal conseillé et que son inexpérience l’avait trahi62. C’était là un moyen, pour les Vénitiens, comme pour les Français, de retrouver de meilleures relations. Il faudrait sans doute nuancer l’idée communément admise que cet épisode n’aurait pas altéré la bonne intelligence entre François Ier et Venise63. En effet, l’affaire eut pour conséquence une hausse significative du climat de suspicion et d’angoisse à Venise. Benedetto Agnello, ambassadeur de Mantoue à Venise décrit le climat de soupçon qui règne alors dans la Sérénissime : « tous les ambassadeurs et tous les autres diplomates sont évités comme des pestiférés »64. Si bien que la République fut contrainte de prendre des mesures drastiques pour protéger ses secrets d’État : le 1er septembre 1542, fut décidé qu’aucun noble n’avait le droit de se rendre au domicile d’un ambassadeur, à moins de disposer d’une autorisation expresse du Conseil65 ; les résidents étrangers n’avaient pas le droit non plus de monter les marches du palais et ils ne devaient pas résider à proximité de la place Saint-Marc. Ce n’était sans doute pas suffisant pour décourager les espions et ambassadeurs qui continuaient à considérer Venise comme le lieu idoine. Quant à la réputation du personnel diplomatique de François Ier, elle en souffrit un temps.
24À la fin du règne de François Ier, les relations franco-vénitiennes laissaient perplexes les contemporains : de Marignan à Pellicier, les deux États avaient connu des hauts et des bas qui, sans remettre en cause un long compagnonnage, soulignaient toutefois la difficulté à maintenir une alliance, alors que Charles Quint et Soliman exerçaient tour à tour de fortes pressions sur la France, autant que sur Venise. Comme l’écrivait Georges d’Armagnac au maréchal d’Humières, Venise était « un lieu qui a quelque conference avecques les affaires de dela »66. Venise, c’était l’orient, et pour François Ier, il ne pouvait y avoir de politique orientale sans une politique vénitienne… mais elle se faisait alors aux dépens de Venise, comme cette dernière en fit l’amère expérience entre 1538 et 1542.
25Au cœur de ces relations franco-vénitiennes se trouvait la figure de l’ambassadeur à Venise, qui n’était pas l’apanage de François Ier : Diego Hurtado de Mendoza, l’ambassadeur de Charles Quint auprès de la Sérénissime était aussi engagé dans la course à l’acquisition de livres et de manuscrits rares. Avant François Ier, Louis XII avait envoyé Lascaris à Venise. Après lui, Charles IX et Henri III pourront compter sur Arnaud du Ferrier. Encore plus tard, M. de Montaigu, ambassadeur de France à Venise, embauchera Jean-Jacques Rousseau comme secrétaire. De ce point de vue, François Ier ne s’est peut-être pas distingué. En revanche, « l’affaire Pellicier » révèle un trait particulier du roi de France et de son attitude à l’égard de la Sérénissime : prenant ses distances avec les pratiques diplomatiques de ses représentants, François Ier y gagnait en quiétude, mais y perdait en grandeur, laissant entendre qu’il manquait d’autorité sur ses ambassadeurs. Cependant, dans sa volonté de ne pas endosser la responsabilité des manœuvres de ses ambassadeurs, il manifestait surtout à quel point, et depuis 1515, Venise, frontière du Milanais et carrefour du monde, s’avérait indispensable à la monarchie française et demeurait nolens volens un maillon essentiel du réseau diplomatique français.
Notes de bas de page
1 Archivio di Stato, Venise [désormais : ASVe], Senato. Deliberazioni. Secreti, r. 46, fol. 92v. Je remercie Marcello Simonetta pour sa relecture de cet article et pour ses suggestions.
2 « siammo certo, che la M.ta sua potra dir le parole di Cesare veni, vidi, vici », Ibid.
3 « è necessario per la salute dl stato nro ch la non si impedisca ni differisca puncto », lettre du 13 janvier 1515, Id., fol. 101v.
4 « qsto anno presente piu presto si possi », lettre du 22 février 1515, Id., fol. 113v.
5 « al tempo dl Re Loys la era ardentissima ala impresa et honor de la corona de Franza, quanto promptissima al bonificio dl stato nro » écrit le Sénat le 22 février 1515, Ibid.
6 G. Gadoffre, La révolution culturelle dans la France des humanistes, Paris, 1997. On pense aussi aux liens qui unissaient l’Arétin à François Ier, qui mériteraient d’ailleurs une nouvelle enquête et offriraient une nouvelle perspective au fameux « È noto, e si sa medesimamente, che il Re Francesco, vivendo, mi desiderò con grande ansia » de l’Arétin (P. Aretino, Lettere, P. Procaccioli (éd.), t. 5, Rome, 2001, lettre 494, p. 393, « Al Camaiani »). Sur ces liens entre le roi de France et le « Fléau des princes », voir dans cet ouvrage l’étude de Paolo Procaccioli ainsi que les travaux de Paul Larivaille (par exemple sa thèse d’État sur l’Arétin intitulée L’Arétin entre Renaissance et maniérisme (1492-1537) ou la monographie Aretino publiée en 1997).
7 « existimata piu ch la mitta di un grosso exercito », ASVe, Senato. Deliberazioni. Secreti, r. 46, fol. 138r, lettre du 26 juin.
8 « lexercito suo potentissimo tuto unito era ordinato et procedeva cum diligentia ala commune expeditione », Id., fol. 143r.
9 « existimmo ch ogni prosperita et felici successo suo sia medesimamente nro », Id., fol. 147r.
10 « li svizzeri viste le insegne de S Marco comincerano a menerse in fuga […] havendo visto el Re el nuovo soccorso de Ven.ni confortava li suoi alla battaglia », ASVe, Miscellanea Codice. Storia Veneta, b. 66, Cronica Savina, fol. 227r.
11 D. Crouzet, Charles de Bourbon, connétable de France, Paris, 2003 ; Ph. Hamon, Charles de Bourbon, connétable de France (1490-1527), dans C. Michon (dir.), Les conseillers de François Ier, Rennes, 2011, p. 95-97 ; C. Michon, « Les frères de Bourbon-Vendôme », Id., p. 443-454.
12 ASVe, Senato. Deliberazioni. Secreti, r. 46, fol. 164v.
13 Id., fol. 168r.
14 J. Jacquart, François Ier, Paris, 1981, p. 118.
15 R.J. Knecht, Un prince de la Renaissance. François Ier et son royaume, Paris, 1998, p. 168-171 ; D. Le Fur, François Ier, Paris, 2015, p. 207-208.
16 « inicio à parlar de qsta electio del re di Ro, et discorrendo tuti li favori di la Germania ch li dano speranza ch la electio debbi ess nel X.mo Re suo fiolo », ASVe, Capi del Consiglio di Dieci. Dispacci degli ambasciatori, b. 10, fol. 123r.
17 « poteva assai, et porria fare assai, et continuo in persuadermi que lera ben di v. s. chel Re X.mo fussi eletto », Ibid.
18 « che la sapientia di la S.ra è tanta ch sa ben ch si aiungerano al Re X.mo », Ibid.
19 « la Maesta Christianissima vol al tuto farsi Imperador, zoé Re di romani, o per danari, o con le arme », Lettre du 3 février, M. Sanudo, Diarii, G. Berchet - N. Barozzi - R. Fulin - F. Stefani (éd.), Venise, 1877-1902, t. XXVI, p. 472.
20 « Et si’l re Catholico fusse, non saria un amico di la Signoria, come è il Christianissimo », Id., Lettre du 4 février, p. 473.
21 « la Signoria dimonstri il suo bon animo al Re, e tenirlo avisato di ogni cossa se intende zerca tal electione […]. Perchè si’l Re sarà Re di romani, inteso questo bon voler, porà far di le cosse ben a quella Signoria », Id., Lettre du 8 février, p. 484.
22 Il fut aussi gouverneur de Milan en l’absence de Lautrec, il participa, avec le chevalier Bayard, à la prise de Brescia. Il mourut en 1532. Son fils, guidon du duc d’Orléans, endetté, fut contraint de fuir à… Venise où il mourut dans la pauvreté : voir Brantôme, Hommes illustres et grands capitaines français, dans J.-A. Buchon (éd.), Œuvres complètes, t. 1, Paris, 1848, p. 216.
23 « la creatione del novo Re de Romani », ASVe, Senato. Deliberazioni. Secreti, r. 47, fol. 176r.
24 Voir, ci-dessus, notre introduction.
25 « cum che intrepido et cesareo core vra X.ma M.ta si habi diportata in quella travagliosa et periculosa bataglia », ASVe, Senato. Deliberazioni. Secreti, r. 46, fol. 147r.
26 « metter in ordine larsenal per larmata nra fortificar et fornir tute le Terre et luogi nri maritime et altre grandissime et necessarie spese, come qlla ben intende et ogniun vede », ASVe, Senato. Deliberazioni. Secreti, r. 47, fol. 176v.
27 « se afforçeremo superar nui medesimi et acommodarla de quella quantita ch nui potremo », Id., fol. 176v-177r.
28 C’est le Sénat qui, dans sa lettre à ses ambassadeurs en France le 17 mars 1519, évoque la réaction de François Ier : « intese per lettere vre de 2, 3 et 4 del instante che la M.ta sua non sia compitamente satisfacta de la risposta per nui fatta a Mons.or di Thiligni : parendoli che la sia frida et generale », ASVe, Senato. Deliberazioni. Secreti, r. 48, fol. 16r.
29 « scrivè si fazi provision di danari, perché dovendo esser electo, saro electo, presto », M. Sanudo, Diarii… cité, t. XXVII, p. 207.
30 ASVe, Senato. Deliberazioni. Secreti, r. 48, fol. 33v.
31 G. Gadoffre, La révolution culturelle… cité, p. 94.
32 Ibid.
33 L. Pinvert, Lazare de Baïf, Paris, 1900, p. 23.
34 Id., p. 31-32. Sur le séjour de Michel-Ange à Venise et le rôle de Baïf qui demande au roi une pension pour l’artiste : F. Simone, « I contributi della cultura veneta allo sviluppo del Rinascimento francese », dans Umanesimo, Rinascimento, Barocco in Francia, Milan, 1968, p. 144.
35 Jean des Pins, Letters and Letter Fragments, J. Pendergrass (éd.), Genève, 2007, p. 98.
36 « Non so imaginarmi qual si possa essere che il vivo spirto del vostro desto intelletto stia sempre fitto ne la pratica de i gran negozii senza mai levarsi da lo essercizio de gli alti studi. Tal che è difficile a conoscere se voi ogn’ora studiate, overo se tuttavia negoziate. Oltra di questo, è un miracolo di strana maraviglia il vedervi, in un medesimo tempo, fornire sua Maestà di libri e d’armi ; e ciò testimoniano i volumi Greci e i Capitani Italiani, che le intertiene e procaccia l’autorità e la cura de la vostra grave e prudente Signoria. Onde il sommo e ottimo Re Francesco […] si può molto ben gloriare, tenendo a i servigi del dominio e de la corona di lui una persona perfetta ne la cognizion de le scienzie, et esperta ne la facultà de i maneggi », P. Aretino, Lettere… cité, t. 2, 1998, p. 440. La lettre, adressée à « lo imbasciador di Francia » est datée du 24 août 1542. Nous reproduisons ici la traduction de : N. Ordine, « Giovan Francesco Valier : Homme de lettres et espion au service de François Ier », dans Le rendez-vous des savoirs. Littérature, philosophie et diplomatique à la Renaissance, Paris, 2009, p. 15.
37 Ainsi rapporte-t-il au roi, le 5 mars 1537, et en langage crypté, la nouvelle des préparatifs de la guerre à Constantinople : « Sire, depuis la presente escripte, la Seigneurie a eu nouvelle de Constantinople du quatriesme de febvrier, qui contiennent que l’armée de mer seroit en ordre pour la fin de mars et que le grand seigneur s’en venoit a Valonne et que toute l’expedition le sollicitoit a grande diligence et jusques icy n’en avons peu scavoir plus avant », Correspondance du Cardinal Georges d’Armagnac, vol. 1, 1530-1560, N. Lemaitre (éd.), Paris, 2007, p. 67.
38 « Discours à la Seigneurie de Venise », Id., p. 19.
39 Id., p. 20.
40 Ibid.
41 P. Preto, I servizi segreti di Venezia. Spionaggio e controspionaggio ai tempi della Serenissima, Milan, 1994.
42 Cité par G. Cozzi, M. Knapton, G. Scarabello, La Repubblica di Venezia nell’età moderna. Dal 1517 alla fine della Repubblica, Milan, 1992, p. 10.
43 G. Gadoffre, La révolution culturelle… cité, p. 99. Voir aussi : J. Zeller, La diplomatie française vers le milieu du XVIe siècle d’après la correspondance de Guillaume Pellicier évêque de Montpellier ambassadeur de François Ier à Venise (1539-1542), Paris, 1881.
44 Cité par A. Germain, La Renaissance à Montpellier. Étude historique d’après les documents originaux, Montpellier, 1871, p. 17-18.
45 É. Garnier, L’Alliance impie. François Ier et Soliman le Magnifique contre Charles Quint, Paris, 2008, p. 188.
46 Venise céda même beaucoup : des places de la côte dalmate, les îles de l’archipel grec, des places fortes de Romanie et de Malvoisie.
47 Sur toutes ces questions : É. Garnier, L’Alliance impie… cité.
48 En tous cas si l’on en croit Pellicier lui-même qui écrivait au roi que « on n’a jamais veu le commun de ceste ville plus troublé, confuz ni scandallisé qu’ilz ont esté de ceste affaire ; de sorte que ces seigrs, contre leur nature, ne se sont peu tenir d’user publiquement des propoz des plus grans du monde, si très groz que je ne sçay s’il seroyt licite ou au moins honneste de les coucher par escript », Lettre à François Ier, 7 juillet 1541, dans A. Tausserat-Radel, Correspondance politique de Guillaume Pellicier, ambassadeur de France à Venise, Paris, 1899, t. 1, p. 348.
49 Il sera bien récompensé de sa découverte : le 14 novembre, le Conseil des Dix lui accorde une pension de 80 ducats par mois, avec le droit de porter des armes (ASVe, Consiglio dei Dieci. Deliberazioni. Criminali, reg. 5, fol. 225r).
50 N. Ordine, Giovan Francesco Valier…, cité.
51 « ma ne anche per questo volsero quelli dell’Ambass.r darglielo, anci con parole altiere et minacioze li cazzerno da casa sua », ASVe, Miscellanea Codice. Storia veneta, b. 66, Cronica Savina, fol. 237r.
52 Id., fol. 324r. Voir aussi le compte-rendu de l’altercation dans la maison de l’ambassadeur : ASVe, Consiglio dei Dieci. Deliberazioni. Criminali, reg. 5, fol. 314r.
53 Ibid.
54 Constantin Cavazza avait également fui la Sérénissime, si bien que le Conseil des Dix publia le 13 mars 1542 un avis qui obligeait tous ceux qui auraient pu, d’une manière ou d’une autre, participer à la fuite de Constantin Cavazza à venir se dénoncer (ASVe, Consiglio di Dieci. Proclami, Filza 3).
55 « ah ch’io son ben smarita, li altri ambassatori non hano gia fatto cosi, parlaro con il Re per far ogni remedio possibile all’honor dell’Illma Sria », ASVe, Capi del Consiglio di Dieci. Dispacci degli ambasciatori, b. 10, fol. 212r.
56 « S.or Ambassador voi parlerete al Re, et farete molto bene a leggerli le lettere dell’Ill.ma S.ria. Il Re li fara ben conoscere questa non esser voluntà sua, et punirà chi non havrà fatto bene », Ibid.
57 « Il mio Ambassator non ha fatto ben et se lui mi havess scritto, non li haveria dato questo ordine » Id., fol. 212v.
58 « et lo levaro ben presto de la », Ibid.
59 « S.mi Principi io non mi posso contener di dire conoscendo maxime come siano rigidi li modi de parole et fatti dl R di mompoliez, che v.a Ser.ta non de supportare alcuna cosia iniuriosa da lui, o che fusse di dishonor o disturbo di qlla inclyta cita, per rispetto dl Re X.mo, pero ch certamente esso orator la dice et fa contra il voler d sua M.ta, la qual con ogni mezo come si sente nel suo parlar, et del armiraglio, voria gratificar qlla Ex.ma Rep.ca », Id., fol. 213r.
60 « doppo la morte di Mons. Valerio il Sign. Ambasciatore di Franza non s’ha lasciato visitar né parlar da alcuno, né l’ambasciatore d’Urbino gli ha potuto parlar », Lettere di negozi del pieno Cinquecento, B. Nicolini (éd.), Bologne, 1965, p. 33.
61 Il fut accusé d’hérésie par le Parlement de Toulouse en 1551. Voir : L. Guiraud, Le procès de Guillaume Pellicier, Paris, 1907.
62 J. Zeller, La diplomatie française… cité, p. 377.
63 Id., p. 378-379.
64 Lettere di negozi… cité, p. 27.
65 ASVe, Consiglio di Dieci. Deliberazioni. Comuni, reg. 15, fol. 58r. L’amende à laquelle s’exposait le contrevenant pouvait aller jusqu’à 500 ducats.
66 Lettre du 27 avril 1537, Correspondance du Cardinal Georges d’Armagnac… cité, p. 71.
Auteur
Université François-Rabelais, Centre d’études supérieures de la Renaissance (UMR 7323)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Thermalisme en Toscane à la fin du Moyen Âge
Les bains siennois de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle
Didier Boisseuil
2002
Rome et la Révolution française
La théologie politique et la politique du Saint-Siège devant la Révolution française (1789-1799)
Gérard Pelletier
2004
Sainte-Marie-Majeure
Une basilique de Rome dans l’histoire de la ville et de son église (Ve-XIIIe siècle)
Victor Saxer
2001
Offices et papauté (XIVe-XVIIe siècle)
Charges, hommes, destins
Armand Jamme et Olivier Poncet (dir.)
2005
La politique au naturel
Comportement des hommes politiques et représentations publiques en France et en Italie du XIXe au XXIe siècle
Fabrice D’Almeida
2007
La Réforme en France et en Italie
Contacts, comparaisons et contrastes
Philip Benedict, Silvana Seidel Menchi et Alain Tallon (dir.)
2007
Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Âge
Jacques Chiffoleau, Claude Gauvard et Andrea Zorzi (dir.)
2007
Souverain et pontife
Recherches prosopographiques sur la Curie Romaine à l’âge de la Restauration (1814-1846)
Philippe Bountry
2002