Chapitre 6. La naissance controversée d’une nouvelle catégorie de citoyens (1889-1919)
p. 303-368
Texte intégral
1Les deux chapitres précédents ont permis de mesurer les spécificités de l’implantation urbaine des Italiens à Bône dans la seconde moitié du XXe siècle. L’insertion professionnelle et sociale des vagues migratoires successives a été facilitée par l’ancienneté de la migration, les effets de la politique de naturalisation, et une dynamique économique relativement favorable. Le dernier volet essentiel qui permet de comprendre dans quelle mesure Bône a constitué un « creuset » italien concerne la dimension politique et culturelle.
2Le choix d’utiliser ce terme de « creuset », mis en vogue par Gérard Noiriel en 1988 pour résumer l’apport de l’immigration en métropole à la formation de l’identité nationale française, n’est pas anodin1. En Algérie, le rôle des Européens étrangers dans l’éclosion d’une conscience « régionale » est décisif. Les trente années qui séparent le vote de la loi de 1889 du retour des soldats à la fin de la Première Guerre mondiale correspondent à l’étape formatrice de l’identité française d’Algérie, identité par définition métissée du fait du mélange qui s’opère alors au sein de la population européenne. Ce sentiment d’appartenance commun, comme nous le verrons dans ce chapitre, se construit dans une double opposition à la métropole et à la population algérienne musulmane, certes peu nombreuse dans les villes du littoral mais largement majoritaire sur l’ensemble du territoire.
3L’entrée des fils d’étrangers, nés ou naturalisés français, dans la citoyenneté française ne se fait toutefois pas sans accroc. Au cours des années 1890, l’accroissement rapide du corps électoral et son rajeunissement bouleversent le paysage politique local. Désignée par Didier Guignard comme une « ruée vers la politique »2, cette période de forte politisation de la société européenne débouche sur une crise politique sans précédent. On retrouve dans les tumultes de la fin du siècle de nombreux points communs avec ceux qui touchent simultanément la métropole (récession économique, montée de l’antiparlementarisme, antisémitisme, xénophobie, scandales financiers). Outre le fait qu’ils ne concernent en apparence que la minorité française3, la spécificité locale réside dans la montée de « sentiments autonomistes » qui place les citoyens d’ascendance étrangère au centre du conflit4. Leur poids dans le corps électoral et la corruption particulièrement forte des élus locaux sont perçus comme la racine du « mal » dont souffre la colonie5. Avec un Français d’ascendance italienne à la tête de sa municipalité et des Italiens naturalisés accusés de faire le jeu du clientélisme local, Bône se retrouve sous le feu des projecteurs.
Les « néos » et la montée du séparatisme : une entrée en politique tourmentée (1889-1898)
4La décennie 1890 marque une étape singulière dans l’histoire politique de la société coloniale algérienne. Depuis l’instauration de la Troisième République, les gouvernements parisiens successifs avaient laissé l’Algérie « régler ses affaires par elle-même »6. Après l’instauration du régime civil en 1871, les années 1870-1880 se caractérisent par l’extension de la colonisation rurale sous des formes brutales de dépossession foncière de la population autochtone. Charles-Robert Ageron dépeint une société de type féodale où « un petit peuple de quelque 200000 français et naturalisés régnaient sur 3 millions de sujets »7. La conquête des assemblées locales par une manne de gros colons, se réclamant presque tous de l’étiquette opportuniste, se traduit par l’émergence de dynasties locales dont les pratiques politiques clientélistes sont dénoncées de manière croissante par les représentants musulmans et l’opposition radicale8. Avec la nomination de Jules Cambon au Gouvernement Général (1891-1897), la métropole marque sa volonté de mettre fin à la toute-puissance du grand colonat dans les communes de plein exercice et à l’autonomie de l’administration dans les communes mixtes. L’Algérie entre alors dans une crise économique et politique qui dure jusqu’à la fin du siècle. C’est dans ce contexte délicat que les « néos » font leur entrée en politique.
5Le terme « néos », utilisé tant par l’administration que par la société algérienne, apparait au lendemain de la loi de 1889. Le vocable appuie sur l’acquisition récente de la nationalité par le « néo-Français » par opposition au « Français de souche » la possédant depuis plusieurs générations. Théoriquement, il désigne les fils d’étrangers bénéficiaires de la loi de 1889. Son emploi conserve toutefois une certaine ambigüité puisque, comme nous l’avons vu, l’administration tend à amalgamer les étrangers nés en Algérie depuis deux générations aux « Français de souche » tandis que ceux nés en Algérie d’un parent né à l’étranger sont plutôt intégrés à la catégorie des « Français naturalisés ». Concrètement, l’appellation « néos » regroupe donc l’ensemble des Français d’origine étrangère, quelque soit le biais par lequel ils sont juridiquement considérés comme Français. En revanche, le terme « naturalisé » renvoit alors exclusivement à ceux qui ne sont pas français de naissance.
6À Bône, où les confrontations électorales sont particulièrement virulentes9, l’irruption des « néos » sur la scène politique locale fragilise la situation de la population d’origine italienne d’autant que le maire qui « trône » à la municipalité tout au long des années 1890, Jérôme Bertagna, est lui-même de naissance italienne. Parce qu’elle compte parmi sa population citoyenne une importante composante de « néos » d’origine italienne, Bône offre un bon révélateur pour comprendre les transformations du paysage politique algérien post- 1889 et les travers politiques de l’intégration des étrangers à la population française d’Algérie.
Un paysage politique bouleversé
7L’année 1889 constitue un tournant dans l’histoire de l’Algérie coloniale et l’apogée de la politique de naturalisation menée depuis 1865. Jamais le sénatus-consulte n’avait eu un tel succès auprès des étrangers, jamais les partisans du peuplement n’avaient nourri de tels espoirs qu’en voyant l’Assemblée voter la loi du 26 juin 1889. Mais derrière l’optimisme affiché par le Gouverneur Louis Tirman (1881- 1891) et la haute administration, des voix s’élèvent instantanément pour soulever un problème central : depuis 1870, le Gouvernement Général s’est efforcé de neutraliser la participation des étrangers aux différentes élections locales10, voilà qu’il redonne des droits politiques entiers à leurs enfants. Louis Henri de Gueydon (1871-1873), sous le gouvernement duquel les étrangers avaient été écartés des institutions algériennes, avait justifié sa politique d’exclusion par une volonté ferme d’assurer la domination française dans la colonie :
L’élément français doit être dominant. C’est à lui seul qu’appartient la direction du pays. Ni l’élément indigène arabe ou israélite, ni l’élément étranger ne peuvent prétendre à une influence ou une part quelconque de la direction politique et administrative du pays11.
8Pour les défenseurs des intérêts français en Algérie, ouvrir la citoyenneté à une si large frange d’étrangers revient à planter les graines d’un particularisme algérien. Le spectre du séparatisme, thème qui avait animé les débats entourant l’adoption du sénatus-consulte de 1865, refait surface. La crise haïtienne de 1793, qui conduisit à l’indépendance de l’île en 1804, a marqué durablement l’expérience coloniale française12. Ce traumatisme est encore présent sous la Seconde République lorsqu’il est décidé d’abolir l’esclavage dans l’ensemble des possessions outre-mer. Accorder subitement la citoyenneté aux anciens esclaves, c’était mettre en péril la suprématie française sur des territoires où l’élément français était minoritaire. Cette logique revient d’ailleurs sur la table à chaque fois qu’est abordée la question de naturaliser collectivement les Algériens musulmans.
9Dès 1890, le parisien Raoul Bergot rapporte les craintes soulevées par l’attribution de la citoyenneté pleine et entière aux « néos » d’Algérie :
Une autre considération effraie l’esprit des Algériens, vraiment patriotes. Dans quelques temps, les fils d’étrangers étant les égaux des fils de Français, puisqu’on leur octroie le titre de citoyen, seront forcément les adversaires acharnés des impôts que voudra imposer la France à la colonie. Le jour où elle les décrètera, les fils d’étrangers, forts de leurs titres, se révolteront et diront aux Algériens français : « nos intérêts sont les mêmes, la France veut nous accabler ; nous, nous n’avons pas les considérations du sang comme vous et nous demandons la rupture avec la France, tout au moins une certaine autonomie13.
10Moins qu’une révolte téléguidée par des puissances étrangères, telles l’Italie ou l’Espagne, c’est plutôt à l’intérieur de ses frontières que l’on craint de voir éclore le séparatisme grâce à l’union des Français d’origine et des Français d’ascendance étrangère, tous ou presque nés en Algérie, tous ligués contre la métropole qu’ils ne connaissent pas. Si la représentation nationale des citoyens français d’Algérie n’est pas immédiatement remise en cause, la mutation du corps électoral devient l’objet d’une attention croissante dans la seconde moitié des années 1890. Le phénomène préoccupe tant les partisans d’une Algérie pleinement assimilée à la métropole que ceux qui, tout en étant partisan d’une Algérie partiellement autonome, voient dans cette « race cosmopolite vivant parmi les nations sans jamais se mêler avec elle », un péril à éradiquer14.
11Au lendemain de l’adoption de la loi de 1889, le corps électoral algérien n’en est pourtant pas à son premier chamboulement. La promulgation du décret Crémieux à Tours le 24 octobre 1870 a accordé la citoyenneté en bloc à 35000 « indigènes israélites ». Bien qu’ils ne représentent qu’une faible proportion de la population, ils forment dans certaines localités une part non négligeable du corps électoral15. Les « Israélites naturalisés » constituent, en certains endroits, une force électorale décisive, réputée « docile et sans formation politique » votant « selon les indications de [son] consistoire »16. Mais dans la majorité des villes du Tell, les « israélites naturalisés » ne forment qu’une très faible minorité du corps électoral. À Bône, comme dans l’ensemble de son arrondissement, ils ne comptent que pour 5 % des électeurs en 187217.
12Dans la plupart des communes algériennes, le bouleversement du corps électoral post-1889 est beaucoup plus significatif que celui de 1871. Selon Paul Melon, co-fondateur de l’Alliance française18, alors membre du Conseil supérieur des colonies, l’électorat « néo » atteint, en 1901, 20 % des inscrits dans la province de Constantine, 19 % dans celle d’Oran et 14 % dans celle d’Alger19. Surtout élevé dans les zones urbaines du littoral comme Alger (15 %) et Oran (22 %), il prend des proportions considérables dans certaines agglomérations comme Bône où il compte pour 37 % des voix (fig. 73). Ce pourcentage très élevé est bien sûr lié à l’importance des naturalisations par décret des pêcheurs italiens qui renforcent, comme nous l’avons vu précédemment, le nombre des « néo-Français ».
13Dans les communes avoisinantes de Bône, les « néos » forment également un pan conséquent de l’électorat (fig. 73). Les chiffres avancés par Paul Melon concernant l’arrondissement de Bône, à peu près équivalents aux comptages officieux requis par la préfecture de Constantine en juin 1900 (41 % d’électeurs naturalisés contre 42,7 %)20, montrent que les environs de Bône concentrent alors, avec la région d’Oran, un important vivier d’électeurs naturalisés (« israélites » compris). Dans plusieurs localités, leur nombre dépasse même très largement celui de l’électorat « Français de souche » comme à Nechmeya et à La Calle, ancienne « capitale » des corailleurs italiens située à la frontière tunisienne. Dans cette ville, qui compte le plus haut taux d’électeurs italiens naturalisés de la colonie, l’élection municipale de 1898 aboutit à la nomination d’une municipalité composée majoritairement de Français d’origine italienne. Lors de la campagne, ils sont accusés d’avoir pris « pour mot d’ordre l’expulsion de l’élément français d’origine »21. La même situation se produit dans deux centres de la province d’Oran, Mers-El-Kebir et Fort-de-l’eau, largement dominés par l’élément d’origine espagnole22.
14Afin de rallier ces nouveaux concitoyens en perpétuelle augmentation, les partis politiques locaux réorientent leurs discours dès la fin des années 1880. Courtisant chacune des communautés d’électeurs, ils exploitent sans retenue les tensions pouvant exister entre elles. Les valeurs traditionnelles des différentes mouvances politiques de l’époque – opportuniste, radicale, républicaine indépendante ou socialiste – sont comme relayées au second plan. Les logiques électoralistes prennent ainsi le pas sur les idées et les convictions. Non que les candidats locaux ne revendiquent une quelconque appartenance politique, mais le contenu de leur discours sans cesse changeant ne permet pas toujours de les situer sur l’échiquier politique de leurs homologues métropolitains. En Algérie, « l’adoption d’une étiquette n’entraîne pas nécessairement un programme »24. La reconfiguration du corps électoral au cours des années 1890 participe à la résurgence des identités communautaires et recolore les débats politiques de sorte que « tous les problèmes […] glissent du social à l’ethnique »25. De fait, dans la société coloniale algérienne post-1889, et ce jusqu’en 1914, l’« ethnicité » est une grille de lecture nécessaire à l’étude des conflits politiques et sociaux26. Chaque élection algérienne donne lieu à une exaltation démesurée des appartenances « nationales » et religieuses, les candidats sollicitant systématiquement le « vote communautaire »27.
15La crise politique algérienne de la fin des années 1890 a ainsi pu être réduite à une crise antijuive intrinsèquement liée au statut acquis par les « juifs indigènes » en 187028. Il connaît alors un succès transversal auprès des diverses composantes ethnico-sociales et s’impose comme le premier filtre de la vie politique algérienne29. Il semble n’y avoir ainsi « que deux partis politiques : les judaïsants et les antijuifs comme on les appelle dans le jargon du pays »30. Pourtant, comme en métropole à la même époque, l’antisémitisme est surtout « une affaire de politique électorale » et recouvre des enjeux complexes31. Le terme « juif » est parfois attribué à des individus qui ne le sont pas et ceux qui se désignent comme « antijuifs » n’ont pas nécessairement une approche religieuse des conflits politiques et sociaux. L’antisémitisme n’est en réalité qu’une facette (assurément celle qui donne lieu aux formes de violence les plus prononcées) parmi d’autres de la crise de fin de siècle32. Dans les communes où l’électorat français compte une forte proportion d’étrangers naturalisés, comme c’est le cas dans l’arrondissement de Bône, il exprime plutôt « les frustrations et les angoisses des groupes sociaux souvent hostiles à la politique menée par les opportunistes », véritables maîtres de la région33. Tout au long des années 1890, on parle ainsi de « bertagnistes » et d’« antibertagnistes » au même titre que de « judaïsants » et d’« antijudaïsants ». À Bône, l’antijudaïsme se constitue de fait comme une forme d’opposition au maire opportuniste Jérôme Bertagna plutôt que comme un mouvement antisémite visant la communauté juive en particulier.
16Ce décalage dû au contexte local explique sans doute que la ligue antijuive bônoise ne soit créée que tardivement, au début de l’année 189934. Plutôt que les israélites naturalisés, qui ne forment guère une arme électorale pour les partis locaux, ce sont donc les étrangers naturalisés qui sont la cible du mouvement antijuif. Tantôt pris pour cible, tantôt courtisé, l’électorat naturalisé est placé au centre des discours politiques locaux. C’est dans ce contexte de conquête des communautés que l’on voit d’ailleurs apparaître les premières affiches de campagne en langues italienne et espagnole. Alexandre Bonnard explique que, visant l’électorat naturalisé, les candidats font placarder, « au moment des élections, des affiches rédigées en italien et en espagnol »35. Dans les archives concernant Bône, nous n’avons trouvé trace ni de ces affiches, ni de tracts en langue italienne pour la période antérieure à 1914. Néanmoins, les appels au vote adressés aux Italiens et aux Maltais naturalisés sont monnaie courante dans la presse locale, quelque soit le bord politique du candidat. On peut lire, par exemple, dans L’Avant-garde, journal républicain antijuif, un appel aux « naturalisés de Bône » pour voter aux élections législatives du 8 mai 1898 en faveur du candidat radical-socialiste Dominique Forcioli, ancien sénateur de Constantine de 1883 à 1888, et principal adversaire de l’opportuniste Gaston Thomson dans la première circonscription :
Avant-hier à Jemmapes, le député Thomson a osé dire que « les naturalisés ne venaient en Algérie que pour drainer notre argent et pour l’emporter dans leur pays si toutefois ils n’avaient pas commis des crimes qui les obligent à rester chez nous ». Naturalisés, vous relèverez aujourd’hui ces ignobles insultes du candidat juif en votant pour Forcioli36.
17On voit ici que les exhortations xénophobes ou antisémites, qui caractérisent les campagnes des candidats algériens, ne les empêchent nullement de convoiter ouvertement le vote des Français d’ascendance étrangère et des « israélites naturalisés ».
18À Bône plus qu’ailleurs, la presse, principal vecteur de communication politique, participe ainsi grandement à cette confusion et cet enchevêtrement permanent des idées et des discours politiques. Première du Constantinois à se doter d’un papier local en 1844, La Seybouse, Bône est une ville dans laquelle la presse relève de la tradition et fait partie intégrante de la vie locale. L’utilisation de cette source est d’autant plus indispensable lorsque l’on étudie Bône que, par rapport aux autres communes du département, celle-ci comptabilise le plus grand nombre de titres de 1870 à 1914 avec 151 publications37. Près de la moitié d’entre elles sont fondées au cours de la décennie qui nous intéresse plus particulièrement ici (70 contre 64 à Constantine pour la période 1889-1902)38.
19Port de commerce et d’exportation, Bône compte un nombre important de journaux à visées économiques et une multitude de journaux littéraires et satiriques qui témoigne de l’effervescence culturelle que connaît la ville au tournant du siècle (fig. 74)39. Toutefois, l’essentiel des publications est consacré à l’information et à la politique. Ce sont surtout des « journaux électoraux », qui se caractérisent par leur courte durée de parution et la violence de leur contenu40. Ils sont comme des armes éphémères dont se munissent les prétendants pour dénoncer, calomnier, même injurier leurs adversaires. Ces feuilles sont généralement financées par les candidats eux-mêmes afin de soutenir ou d’alléguer un concurrent aux élections municipales ou législatives. Les élections bônoises sont ainsi des périodes au cours desquelles les masques tombent, les scandales éclatent et les manœuvres électorales sont les plus à même d’être saisies par l’historien.
La contestation du bertagnisme et ses répercussions sur la communauté italienne de Bône : le basculement de 1896
20Dans sa thèse consacrée aux abus de pouvoirs en Algérie au cours des années 1890, Didier Guignard propose une étude fine du fonctionnement du système politique local algérien au centre duquel trône la figure du « patron-candidat ». Le vocable « patronage » correspond à ce que l’on désigne plus communément aujourd’hui sous le terme « clientélisme ». Selon Alain Garrigou, le clientélisme désigne « des relations sociales hiérarchiques intervenant dans des relations politiques dont les agents devraient être affranchis de leur condition sociale »41. Autrement dit, les logiques clientélistes s’instaurent lorsque règne une confusion entre monde politique et milieu des affaires.
21La taille d’un réseau de clientèle est indissociable des conditions socio-économiques des acteurs politiques. Plus un candidat potentiel est « riche », plus il possède une clientèle élargie. Or, comme le rappelle Didier Guignard, les élus algériens occupent tous des fonctions politiques et professionnelles multiples qui conditionnent l’étendue de leur réseau de clientèle :
Les liens de dépendance personnels sont d’autant plus forts qu’au-delà de la manne publique, la poignée d’élus coloniaux (propriétaires, négociants ou entrepreneurs) fournit l’essentiel de l’emploi privé, des prêts d’argent, de semences ou d’outillage, dans une économie reposant, essentiellement, sur l’exportation de produits agricoles42.
22Le clientélisme, comme l’électoralisme, sont deux phénomènes qui ne sont pas propres à l’Algérie puisqu’on les retrouve à la même époque en métropole. Mais dans le Constantinois, secoué par un nombre élevé de scandales, ils sont ancrés dans les pratiques politiques et sociales. Charles-Robert Ageron explique avec un certain cynisme que ce département est alors « un pays sans opinion publique, où l’influence des intellectuels était nulle, les dénominations politiques et les plateformes électorales [ont] moins d’importance que les personnalités et les clientèles »43.
23La logique clientéliste régnante, qui fait de ce département un véritable « cloaque administratif »44, préoccupe alors grandement la haute administration algérienne qui attribue ces usages à l’ancienneté et à la densité des présences italienne et corse. Jules Cambon, ancien préfet de Constantine de 1878 à 1879 et Gouverneur Général (1891-1897)45, remarque ainsi que :
Ce département est très divisé, les tensions y sont très vives. Il y a peut-être à cela des raisons qui remontent loin. Quelqu’un me disait, ce département de Constantine, qui forme le trait d’union entre la Sicile et la Corse et qui compte dans sa population beaucoup d’Italiens et beaucoup de Corses, est évidemment une région où la mafia donne la main à la vendetta46.
24L’accès croissant des Corses et des Italiens naturalisés aux fonctions politiques dans le Constantinois contribue au renforcement des préjugés visant les deux groupes. Très présents dans les institutions locales comme dans les conseils municipaux du Tell oriental, Corses et Italiens naturalisés sont généralement dénoncés pour leur gestion clanique des affaires politiques et économiques47. Proximité de langue, de mœurs, les confusions sont fréquentes entre les originaires des deux régions tant dans les écrits de l’époque que dans l’historiographie postérieure à la période coloniale48. En outre, la Corse n’est pas seulement la principale origine des Français installés dans le Constantinois et à Bône à la fin du XIXe siècle, elle est aussi l’ascendance privilégiée des Français qui s’unissent avec les Italiens d’origine49.
25Issu lui-même d’une union italo-corse, Jérôme Bertagna, maire de Bône de 1888 à 1903, est le personnage qui incarne le mieux la figure du « patron-candidat » à l’algérienne50. Son père, Antoine Bertagna, est né à Nice en 1812 lorsque la ville était sous domination sarde. Dans les années 1830, il migre seul à Alger où il exerce la profession de boulanger51. Il s’y marie en 1841 avec Marie-Françoise Bidali, native de Bonifacio et fille d’un propriétaire corse. Jérôme naît à Alger en 1843, neuf ans avant le départ de la famille vers Bône. Suite au rattachement du Comté de Nice à la France en 1860, les Bertagna obtiennent la nationalité française. Une « naturalisation de fait » qui permet à l’ainé Bertagna d’intégrer les Ponts-et-chaussées comme piqueur, c’est-à-dire contremaître52. Attiré par les affaires, il se reconvertit au début des années 1870 au sein d’une importante entreprise de minoteries et de commerce de grains et devient conseiller municipal53. Il s’installe ensuite à son compte comme négociant en produits agricoles, notamment les céréales et les farines, et fait fortune en devenant le fournisseur de l’armée française lors de l’expédition de Tunisie en 188154.
26Cette même année, il est élu adjoint au maire de Bône parallèlement à son activité de commis-courtier en marchandises au port. En 1881, après un court passage à la présidence de la chambre de commerce de Bône, celui dont on dit alors qu’il « émerge comme un météore des profondeurs insondables »55 accède au Conseil général de Constantine où il représente les communes d’Aïn Beda puis de Mondovi56. Élu réputé peu scrupuleux, ayant recours systématiquement au trafic d’influence, il est craint des fonctionnaires de carrière. Son frère, Dominique Bertagna, avec qui il partage un certain nombre de propriétés, n’a pas meilleure réputation. Né à Bône en 1856, il cumule les fonctions de conseiller général de Randon et de juge au tribunal de commerce de Bône57. Surnommés les « non-lieusards », les deux Bertagna sont suspectés de corruption après l’obtention d’une série de non-lieux douteux dans des affaires allant de la fraude douanière aux affaires de mœurs58. Au total, Jérôme Bertagna fait à lui seul l’objet de vingt-huit instructions toutes clôturées par un non-lieu59.
27À cette époque, le gouvernement de Paris souhaite réaffirmer son contrôle sur la politique et la justice locale en brisant les dynasties et les clans installées un peu partout dans le Constantinois60. Entre 1891 et 1897, sous l’impulsion de Jules Cambon, soixante-huit élus sont sanctionnés, parmi lesquels Jérôme Bertagna suspendu pour trafic d’influence suite à la divulgation du plus gros scandale de l’Algérie de fin de siècle, l’« affaire des phosphates de Tébessa »61. Après sa révocation prononcée en 1895, il est immédiatement réélu maire à la fin de l’instruction en juin 1896. C’est un échec pour Jules Cambon et une nouvelle victoire pour Bertagna qui sut une nouvelle fois s’appuyer sur des alliés de poids parmi lesquels l’inusable député de Constantine Gaston Thomson (1877-1932), politicien dont le pouvoir « surpasse l’imagination »62 et dont la durée de mandat n’a rien d’atypique dans ce département63.
28C’est au cours de l’élection municipale de 1896 que l’on peut saisir les contours du système clientéliste mis en place par Jérôme Bertagna mais aussi la proximité qu’il entretient avec l’électorat naturalisé64. Au cours de cette confrontation qui l’oppose à Maxime Rasteil, candidat déclaré indépendant65, « polémiste spirituel et acerbe »66, l’électorat naturalisé est violemment pris à parti par les partisans de ce dernier. Les deux hommes se mènent alors une lutte sans merci par journal interposé. D’un côté, Le Réveil bônois fondé en 1891 et L’Avant-Garde dont Rasteil est directeur, de l’autre La Démocratie algérienne fondé en 1886, le plus important des organes de presse bônois, que Dominique Bertagna acquiert en 1888. Rasteil nourrit une haine viscérale contre Jérôme Bertagna, qu’il continue d’attaquer même après sa mort et plus généralement contre les élus d’origine étrangère qui siègent dans les municipalités algériennes67. À plusieurs reprises, comme en juillet 1894, il est condamné par la cour d’Appel d’Alger pour publications injurieuses et diffamatoires à l’encontre du maire de Bône68. En 1895, année de la révocation de Bertagna pour trafic d’influence, il écrit :
Il est certain qu’en Algérie, le fonctionnaire français d’origine doit vivre dans un état dégradant de domesticité vis-à-vis des gens venus d’on ne sait d’où, aventuriers d’hier ou naturalisés de demain, qui peu à peu usurpent les places et arrivent aux fonctions électives qui confèrent le pouvoir69.
29Durant le mois de mai 1896 au cours duquel se déroule la confrontation électorale pour la municipalité, l’agitation est à son comble. Ces élections couvrent l’espoir pour les radicaux d’assister enfin à « la fin du monde Bertagniste »70, d’autant que le radical antijuif Ernest Mercier, soutenu par le futur député de Constantine Émile Morinaud, est alors en bonne position pour détrôner les opportunistes dans cette même ville. Dénonçant une conspiration « cosmo-judaïste », les « antibertagnistes » s’en prennent aux Italiens naturalisés dont Jérôme Bertagna est considéré comme le chef de file. Ce dernier est désigné sous d’innombrables sobriquets rappelant ses origines italiennes : « le brigand calabrais », « le Crispi bônois », « signor Jeronimo », « Macaroni XVII », ou encore « Sapor bônois »71. Après une courte accalmie, le climat redevient brûlant à la fin d’août 1896 lorsque court la rumeur que Bertagna bénéficierait d’un nouveau non-lieu dans l’affaire des phosphates de Tébessa72. L’agitation politique ne se limite plus au verbe et gagne rapidement la rue73.
30Face à la xénophobie et la violence qui marquent l’élection municipale de 1896, quelques Italiens se mobilisent pour publier le premier journal italophone du Constantinois, La Lega franco-italiana, dont le premier numéro parait le 10 décembre 189674. Son fondateur, Giovanni Gasparri, met en avant le soutien que portent à son entreprise les radicaux Auguste Girard et Léon Bourgeois, alors président du conseil, respectivement président et vice-président de la Ligue franco-italienne dont le comité central est basé à Paris75. Son journal s’inscrit en effet dans le sillon du Comité franco-italien créé dans la péninsule en 1894, puis en métropole en 1896 sur l’initiative de Jules Simon76. L’action de ce dernier pour une conciliation franco-italienne dès la fin des années 1880 avait déjà trouvé écho à Alger où avait été fondée, au début du mois de mars 1891, la première feuille bilingue destinée à la communauté italienne d’Algérie, Le Trait d’Union77. Le bihebdomadaire se propose donc « de contribuer à renouer les liens d’amitié qui existent depuis longtemps déjà entre les Français et les Italiens établis à demeure dans notre colonie »78. La visée diplomatique du journal, affichée dès le premier numéro, est évidente79. Son édito est ainsi conclu par un « Vive la France ! Vive l’Italie ! Vive l’Algérie ! Vive la Tunisie ! », affirmant le soutien des Italiens de Bône au rapprochement franco-italien sur la question tunisienne80.
31Le journal prétend ainsi être destiné autant aux Italiens étrangers qu’aux naturalisés : « Italiens de naissance, naturalisés français, de volonté ». Il se veut le défenseur de tous les Italiens d’origine, quelque soit leur statut, en s’attachant à désamorcer les critiques qui touchent Italiens naturalisés comme Italiens étrangers81. Tout au long de l’éphémère existence du journal82, l’affrontement avec Le Républicain de Constantine, qui lui reproche de « fomenter une insurrection ou tout au moins une lutte entre l’élément né en France avec celui du naturalisé ou étranger », dessert la cause poursuivie par Gasparri83. Pour l’organe radical, qui a pour devise « L’Algérie aux Français », la Lega franco-italiana est un journal affilié au maire Jérôme Bertagna. La proximité entre Gasparri et Bertagna est certaine même si elle n’est pas assumée par le premier qui déclare ouvertement son journal indépendant du second : « La Lega n’a rien à voir avec Bertagna » annonce-t-il dans l’édito du troisième numéro en réponse aux attaques répétées du Républicain de Constantine, propriété du radical Émile Morinaud84. En effet, lors d’une perquisition effectuée par le commissaire spécial de Bône au domicile de Gasparri, au cours de laquelle sont saisis « des journaux italiens dont l’entrée est interdite en Algérie », ce dernier est accusé d’avoir participé à un vaste trafic de cartes électorales pour le candidat opportuniste Félix Petrolacci, soutenu par Jérôme Bertagna lors de l’élection au Conseil général de septembre 189785.
32L’épisode électoral de 1896 marque un tournant pour Bône puisque jamais une campagne électorale n’a donné lieu à une stigmatisation aussi forte de la population d’origine italienne. Le renforcement de la presse d’opposition, radicale comme républicaine indépendante, s’opère ainsi autour d’un discours violement xénophobe86. Si l’hostilité à l’égard de la population bônoise d’origine italienne est nettement perceptible, elle ne se traduit cependant nullement en actes, en « chasse à l’italienne » comme dans plusieurs villes de France, et notamment en 1894 à Lyon après l’assassinat du Président de la République Sadi Carnot par un anarchiste italien87. Les évènements métropolitains et tunisiens contribuent néanmoins à ternir l’image de l’Italie et des Bônois d’origine italienne.
33C’est dans ce contexte de tensions que les premières générations d’enfants d’étrangers issus de 1889 font leurs premiers pas en politique. Quelques mois plus tard, à la suite d’une nouvelle protestation formulée par une coalition d’opposants contre la victoire de Gaston Thomson aux élections législatives de mai 1898, une commission d’enquête parlementaire est nommée pour enquêter sur les fraudes électorales dans la circonscription de Bône. Apparaissent alors au grand jour les rouages du « système Bertagna » et le rôle central qu’y jouent les pêcheurs italiens naturalisés.
Les rouages du « système Bertagna » : clientélisme, naturalisation et fraude électorale
34Le « système Bertagna » est un appareil complexe et hiérarchisé élaboré entre autres par l’aîné Bertagna bien avant son accession à la municipalité de Bône en 1888. David Prochaska le compare volontiers aux « machines politiques » qui se structurent aux États-Unis à la fin du XIXe siècle88. Le sociologue François Bonnet définit la « machine politique » américaine « comme une organisation conçue pour gagner les élections en mobilisant les clientèles dans le cadre de relations personnelles et de solidarités ethniques »89. Grâce aux rapports du commissariat de police et des multiples procès-verbaux établis par le tribunal de grande instance de Bône, on a une image très précise de la distribution des rôles et du fonctionnement du système de fraude électorale qui assure aux Bertagna la mainmise sur l’issue des élections. Les moyens employés sont multiples et dépassent largement les cadres traditionnels du patronage que l’on trouve en métropole90 : abus de pouvoir, trafic de cartes et de listes électorales, corruption massive d’électeurs, pressions administratives et patronales, bourrage d’urnes et bien d’autres stratagèmes.
35Le vaste « empire » financier que Dominique et Jérôme Bertagna ont construit en deux décennies leur assure une largesse d’influence aux différents échelons de la société locale. Interrogé par les parlementaires métropolitains lors de la commission d’enquête de 1898, Dominique Bertagna avance ainsi :
J’ai beaucoup d’autorité sur les pêcheurs, les marins, les ouvriers du port ; je vis au milieu d’eux ; je parle leur langage ; j’en emploie beaucoup. Il en est de même pour certains agriculteurs. Quand ces gens sont gênés, ils viennent me voir ; je prête aux uns de l’argent, aux autres des chevaux, des bœufs, des instruments de culture. Ils m’en sont reconnaissants. Lorsqu’une élection a lieu, ils viennent toujours me demander conseil, me déclarer qu’ils voteront pour mon candidat. Dans mon magasin qui est très éloigné de la rue, situé au fond d’une cour, nous sommes quelquefois une centaine et nous tenons de véritables réunions. […] J’ajoute que c’est mon droit d’agir ainsi91.
36Les Bertagna possèdent de puissants intérêts dans l’ensemble de l’arrondissement qui leur permettent de maintenir une emprise sur les principaux secteurs de la vie économique : le commerce et la construction, l’agriculture et les forêts, et surtout la pêche et la navigation. Leur proximité avec la classe maritime italienne est liée à la fonction de courtier en marchandises au port exercée par Jérôme Bertagna au début des années 1870 ainsi qu’à son implication dans les projets de construction de la grande darse. Ce dernier est régulièrement présenté comme le candidat des pêcheurs naturalisés « dont la masse compacte arrivait aux urnes, comme un seul homme, avec dans le creux de la main droite, soigneusement plié, le bulletin portant les noms des Bertagna, Thomson ou autres « ejusdem farinae »92. Pour la plupart analphabètes, les pêcheurs naturalisés ont la réputation d’être facilement corruptibles et surtout des clients aveuglément dévoués à Bertagna. En 1898, Jérôme Bertagna explique :
Je ne veux pas froisser M. Thomson mais j’indique que ce n’est pas pour lui que l’on vote. Il suffit de dire aux électeurs : « voilà notre candidat » […] Tous les marins vous diront : « nous votons toujours M. Bertagna, c’est notre père, notre patron ! »93.
37Le plus représentatif d’entre eux est sans conteste le surnommé Carloutche, un vieux pêcheur italien naturalisé qui trouva sa place au pied de la statue de Jérôme Bertagna érigée en son hommage sur le cours Bertagna en 190794. Personnage resté dans la mémoire locale, Carloutche (sur la fig. 75 de dos sur sa barque) est décrit par Louis Arnaud comme « un prototype de l’électeur bônois d’autrefois […] humble marin, mais électeur zélé […] qui allait à l’urne sous la conduite du gros Pisani, dit « Thomson »»95.
38Le « gros Pisani », c’est-à-dire le Campanais naturalisé Michel Pisani dont nous avons retracé l’itinéraire migratoire et résidentiel96, est avec son fils Augustin le courtier le plus fidèle de Jérôme Bertagna. Avant l’élection législative de 1889, il confie sans crainte :
Il y a quatorze ans que je suis en relation avec Jérôme Bertagna pour cette mission et quand j’étais agent de police, j’obtenais toujours à l’approche des élections un congé de quinze jours pour me permettre de lui consacrer mes services […] Dès que la période électorale est ouverte, les naturalisés boivent chez moi à volonté et gratuitement, ils ont aussi à discrétion des cigares et des cigarettes. Une fois un peu imbibés, je les prie de me remettre leurs cartes électorales ce qu’ils font avec plaisir et docilité, ayant déjà l’habitude de vieille date de s’en rapporter entièrement à moi. Alors le jour du scrutin venu, je les fais conduire aux urnes par des agents sûrs, et par groupe de 4 à 7 suivant que je les crois plus ou moins sujets à caution et je leur remets à chacun une petite somme dont ils sont très satisfaits97.
39Michel Pisani n’est qu’un agent électoral parmi d’autres. La liste des courtiers bertagnistes est longue. Ce sont essentiellement des Italiens naturalisés qui sont employés de mairie, responsables au port, entrepreneurs ou industriels. On retrouve, par exemple, le Milanais Charles-Napoléon Maggiore, naturalisé en 1873, alors conseiller municipal et directeur de l’usine à gaz. Membre de la commission chargé de réviser les listes électorales en vue de l’élection au Conseil général de 1897, il est inculpé pour y avoir maintenu des morts et des absents afin de faire voter à la place des non-électeurs98. En mai 1898, il est également mis en cause pour intimidation auprès de ses employés99. Toutes ces accusations ne l’empêcheront nullement de devenir maire de Bône de 1909 à 1910100. Des Algériens musulmans, des Israélites naturalisés et des Italiens non naturalisés sont également incriminés, comme Giovanni Gasparri, directeur de la Lega Franco-italiana, désigné comme « agent bertagniste » par le commissaire spécial de surveillance et de sûreté de Bône en septembre 1897101. Ou encore Gaspardo Pancrazi, riche négociant en peaux et en corail de la nouvelle ville, qui indemnise les patrons de barques pour suspendre leur campagne de pêche et revenir voter à Bône102.
40Les courtiers électoraux, premier relais des « parrains » Bertagna, s’appuient également sur des rabatteurs qui opèrent surtout dans le quartier de la marine fréquenté par les pêcheurs et les portefaix naturalisés. Ils paient à boire dans les cabarets et les buvettes où se retrouve la population maritime comme au café Gabriel situé dans le quartier de la Marine, au café Thiers ou au café Saint-Martin103. En échange de leur promesse de vote, les pêcheurs perçoivent une maigre somme allant de deux à vingt francs. Dans les jours qui précèdent le vote, les courtiers paient « à boire à un grand nombre d’enfants de la Colonne auxquels [ils font] crier : « vive Bertagna » ! »104. Ils organisent des concerts, distribuent des bons de consommation, font le tour des commerces pour menacer les commerçants, visant toujours les naturalisés jugés plus « timides » :
Quand le notable bertagniste n’obtient pas satisfaction, il a recours aux menaces. Il prédit au poissonnier que son poisson pourrait être jugé pourri, à l’épicier que ses denrées ont des chances d’être qualifiées impropres à la consommation, etc…105.
41Le déroulement du scrutin est décrit de manière très détaillée dans les différents rapports. Comme le montre la carte ci-dessous (fig. 77), Bône est comme quadrillée le jour du vote. Plusieurs bureaux illégaux de distribution de cartes sont ouverts aux quatre coins de la ville (en bleu)106. Autour de la mairie, des accompagnateurs, en général des hommes de mains engagés par des courtiers, réunissent les électeurs qui ont promis leur vote dans les cafés ou les bureaux affiliés aux Bertagnistes (en vert). Puis, par groupe de quatre à dix personnes, ils sont escortés dans les offices où ils récupèrent leur carte ou celle d’un autre avec un bulletin de vote quadrillé ou d’une couleur différente de l’original. Ils se rendent ensuite individuellement à la mairie. Ainsi, au moment où le billet est glissé dans l’urne, Jérôme Bertagna dans le premier bureau, son premier adjoint Ferdinand Marchis dans le second (non localisé sur la carte), peuvent vérifier que la consigne est bien respectée. De nombreux citoyens bônois se revendiquant « bons Français » tentent régulièrement d’empêcher ces pratiques, mais l’accès au bureau de vote leur est interdit et toute cohue est réprimée par la police municipale.
42Le succès de Jérôme Bertagna auprès de la population maritime italienne est en partie attribué au fait que ce dernier saurait « obtenir rapidement la naturalisation des marins italiens »107. Dans un rapport transmis au procureur général d’Alger en novembre 1898, Michel Pisani est en effet accusé d’échanger des promesses de vote en échange de certificats de résidence antidatés permettant aux pêcheurs d’obtenir la naturalisation sans respecter le délai de trois années de résidence continue. Le rôle clef joué par la municipalité dans l’obtention de la naturalisation laisse supposer que Bertagna put tout aussi bien faire de la naturalisation une monnaie électorale108.
43Pour l’opposition « antibertagniste », ce sont les pêcheurs naturalisés par décret qui, s’ils sont aussi victimes, constituent les premiers responsables de cet état de choses. Dans le long réquisitoire qu’il adresse à la chambre des députés, le « Comité de Bône contre l’élection de Gaston Thomson » condamne :
La facilité déplorable avec laquelle la France a ouvert la citoyenneté à une foule de pêcheurs napolitains et siciliens […] qui ne logent même pas à terre, qui vivent dans leurs barques, qui s’en retournent en pays natal pendant une bonne partie de l’année, qui – chose incroyable, mais cependant bien des fois signalée à notre ministre de la marine – restent inscrits sur les contrôles de la flotte italienne, ces gens, disons nous, ne s’intéressent pas, à vrai dire, à nos affaires politiques ou municipales. Spontanément, ils ne viendraient pas d’eux-mêmes fausser nos scrutins. Mais aux mains de nos politiciens habiles, qui ont le pouvoir, la police et l’argent, ils jouent dans nos ports le rôle le plus détestable. Bertagna en a depuis longtemps fait une armée redoutable et le socle de sa puissance politique109.
44Ses membres partagent ainsi le cynisme des administrateurs métropolitains de l’époque qui relatent tous la « passivité moutonnière » caractérisant l’attitude des naturalisés-électeurs110. Albert Billiard, sous-préfet d’Orléansville au début du XXe siècle, avance avec un certain mépris que « la seule politique qu’ils comprennent, c’est la politique alimentaire »111. Après l’élection tumultueuse de 1896 et la mise à jour du système Bertagna par l’enquête parlementaire de 1898, les voix s’élevant pour l’abrogation du sénatus-consulte de 1865 se font de plus en plus nombreuses.
45En 1899, les députés antijuifs sortis vainqueurs des élections de 1898 soumettent un projet de loi exigeant l’abrogation de l’article 3 du sénatus-consulte de 1865 qui permet aux étrangers de solliciter la naturalisation112. Intitulé « Proposition de loi rapportant les décrets de naturalisation accordés aux pêcheurs étrangers du littoral algérien », le texte, incriminant ces « pêcheurs napolitains […] Français d’étiquette » et s’appuyant sur un article du Réveil Bônois de 1895 dans lequel est blâmé le procédé frauduleux par lequel les marins italiens obtiennent à Bône la naturalisation, exige que « les décrets de naturalisation accordés aux étrangers qui exercent la profession de pêcheur sur les côtes de l’Algérie soient déclarés nuls et de nul effet »113.
46Finalement, les répercussions de l’enquête de 1898 fragilisent considérablement l’intégration politique des « néos », en particulier des pêcheurs italiens naturalisés qui sont rétrogradés tout en bas de la hiérarchie des citoyens. Pour eux, l’acquisition de la citoyenneté fonctionne presque comme un frein à l’intégration locale. On est bien loin du « titre de noblesse » conféré selon Charles-Robert Ageron par la carte d’électeur en Algérie. L’électoralisme clientéliste instauré par Jérôme Bertagna les place dans une dépendance qui réduit l’acquisition de la citoyenneté, comme son exercice, à une sorte de monnaie électorale. Assimilés aux dysfonctionnements politiques de la colonie, les étrangers naturalisés sont non seulement rejetés en bloc par le Gouvernement Général qui les accusent de se mêler aux troubles séparatistes qui secouent alors la colonie, mais ils sont également rejetés par leurs concitoyens « Français de souche » qui les accusent de faire le jeu de la corruption politique locale114.
Un réveil difficile : la remise en cause du statut des naturalisés (1898-1906)
47Étrangers, ils étaient avant la naturalisation ; étrangers, ils restent après ; et ils gardent leur patriotisme jaloux, souvent même leur haine de notre pays et de ses institutions115.
48Ce n’est qu’au plus fort de son succès, au cours de l’année 1898, que le mouvement antijuif devient le « porte-parole amplificateur des revendications autonomistes » et que ses militants commencent à se désigner comme « Algériens »116. Être « Algérien » signifie d’abord être né en Algérie. Cette appellation se situe contre la métropole, mais aussi contre la population « indigène » qui est d’ailleurs absente du programme des antijuifs. Son principal meneur, Max Régis-Milano, est un « fils de 1889 » d’origine italienne. Né à Sétif en 1873 de parents originaires de Mosso Santa Maria (Piémont), Max Régis est issu d’une famille a priori modeste (son père est serrurier)117. Il est pourtant envoyé en métropole pour poursuivre sa scolarité au Lycée Louis-Le-Grand de Paris puis à Montpellier118. À son retour en Algérie, il s’inscrit en droit à l’Université d’Alger, voyage en Allemagne, intègre la rédaction du Progrès de Sétif puis dirige L’Antijuif d’Alger à partir de 1897. Soutenant la candidature d’Édouard Drumont à la députation d’Alger en mai 1898, il s’impose rapidement comme le leader du mouvement antijuif d’Algérie et est élu maire d’Alger en novembre 1898119.
49Personnage populaire, Max Régis incarne cette génération de jeunes Français d’origine étrangère nés en Algérie qui font leur première expérience de la citoyenneté au moment même où la crise économique et politique mine les rapports entre la métropole et sa colonie. Ils ne se reconnaissent ni dans les aspirations métropolitaines représentées par le Gouvernement Général, ni dans le grand colonat français d’Algérie porté politiquement par les opportunistes qui ont alors la mainmise sur les assemblées locales. L’homme, comme le discours antijuif, n’ont de succès que parce qu’ils font écho au contexte métropolitain de l’Affaire Dreyfus et qu’ils sont portés localement par les socialistes120 et surtout les radicaux, notamment dans le Constantinois121. Lorsque le mouvement triomphe aux élections législatives de mai 1898 – quatre des six députés élus sont alors des radicaux antijuifs – la seconde circonscription est conservée par l’opportuniste et « dreyfusard »122 Gaston Thomson. La campagne agressive des « quatre mousquetaires gris », Firmin Faure (Oran), Édouard Drumont et Charles-André Marchal (Alger), et Émile Morinaud (1ère circonscription de Constantine), n’y a qu’un écho limité.
50Après le triomphe des antijuifs, l’aversion profonde et violente pour le Gouverneur Louis Lépine (1897-1898), qui incarne la politique interventionniste de la métropole, entraîne une scission progressive dans le camp antijuif algérien. La multiplication des émeutes visant la communauté juive d’Alger menée par Régis, puis la condamnation de ce dernier en octobre 1898 et sa révocation de la mairie d’Alger en janvier 1899, poussent une large frange des radicaux à se démarquer des antijuifs. Ces derniers dénoncent les velléités de « Max Régis et ses compagnons »123 qualifiée de « valetaille cosmopolite »124. Relayant les craintes d’un séparatisme des étrangers naturalisés d’une part, les revendications ouvrières contre les étrangers d’autre part, les antijuifs repentis vont désormais se regrouper derrière une nouvelle entité désignée « parti français », se désolidarisant des fauteurs de trouble Régis et Drumont125.
51Pour le nouveau parti nationaliste, il est alors incontestable que les « néos » ont « joué un grand rôle dans le mouvement antijuif »126 et qu’ils sont directement responsables de la montée du séparatisme et de l’instabilité de la colonie127. Le 12 novembre 1898, s’adressant au ministre de l’Intérieur, Édouard Laferrière, le remplaçant de Louis Lépine au Gouvernement Général, vilipende :
Soyez bien convaincu que ni le naturalisé Régis, ni les 30000 naturalisés espagnols et italiens dont nous avons eu l’imprudence de faire des électeurs, ne sont de véritables Français. Des correspondances révèlent des aspirations et des manœuvres séparatistes pratiquées par Régis et quelques-uns de ses lieutenants128.
52Les harangues xénophobes véhiculées par Laferrière et par certains journaux, tels Le Combat algérien et Le Télégramme, commencent à inquiéter le consul général italien d’Alger qui redoute que « les craintes sur le péril étranger ne se transforment en acte législatif »129 et qui somme l’administration centrale de bien distinguer ses nationaux de « ceux qui ont répudié la nationalité italienne », sous-entendu les naturalisés par décret et les fils étrangers devenus français à leur majorité (loi de 1889 cas n° 2)130. Le nouveau Gouverneur, débarqué à Alger au cours du mois d’août 1898, établit alors une frontière politico-administrative tout à fait inédite entre « Français de souche » et « Français d’ascendance étrangère ».
La méthode Laferrière : distinguer pour mieux régner
53Depuis le premier recensement quinquennal de 1856, il existe déjà deux catégories de Français dans la statistique officielle algérienne : ceux nés en métropole et ceux nés en Algérie. Cette distinction est essentielle pour savoir si le peuplement français est alimenté davantage par l’immigration métropolitaine ou bien par la fécondité des Français installés en Algérie. À cette époque, dans la plupart des villes comme à Bône, seul un quart des Français est né dans la colonie131. L’accroissement naturel faible, doublé d’un solde migratoire négatif, inquiète les spécialistes de la démographie algérienne. Au cours des années 1880, Victor Demontès publie plusieurs études dans lesquelles il compare les évolutions des différentes nationalités et souligne la vitalité des démographies espagnole et italienne. À cette époque, la proportion d’étrangers nés dans la colonie dépasse celle des Français, ce qui ne fait que confirmer la tendance selon laquelle les étrangers viennent non seulement plus nombreux, mais s’y implantent aussi de manière plus pérenne132.
54Mais à partir de 1889, ces considérations anxieuses deviennent désuètes. Le peuplement français n’étant plus tributaire de l’immigration provenant de métropole, la distinction entre Français immigré et Français né sur place ne fait plus sens133. Irrémédiablement destinés à incorporer la population française grâce au rétablissement du jus soli, les Européens étrangers ne constituent plus une menace numérique pour le peuplement français de la colonie. Dans un nouvel ouvrage qu’il publie en 1901, Victor Demontès reconnaît lui-même ce nouvel ordre des choses. En se basant sur les chiffres du recrutement militaire, « les seules statistiques qui soient bien tenues dans la colonie et dont on ne peut contester l’exactitude »134, il signale qu’en dix années, de 1889 à 1899, « les nationalités étrangères ont perdu 11772 jeunes gens »135. Il conclue ainsi que « si l’immigration étrangère s’arrêt[ait] complètement, leurs colonies se dépeupleraient rapidement et ne compteraient plus dans une cinquantaine d’années que quelques nationaux »136.
55En effet, dès la fin des années 1890, le renversement démographique attendu de longue date se produit enfin. Dans l’ensemble des trois départements, les Français dépassent définitivement les étrangers, sauf dans l’arrondissement d’Oran où les Espagnols continuent de former un bloc perpétuellement alimenté par un courant migratoire qui ne commence à décroître que dans l’entre-deux-guerres. Au contraire, dans le département de Constantine, la faible augmentation de la population italienne contraste avec l’accroissement de la population française. En 1906, les 25992 étrangers parmi lesquels 18023 Italiens ne font plus concurrence aux 105488 Français qui peuplent les sept arrondissements (Batna, Bône, Bougie, Constantine, Guelma, Philippeville et Sétif). Dans celui de Bône, où subsistent la plus forte colonie italienne du Constantinois, les Italiens ne représentent plus que 17 % de la population européenne.
56Dès 1896, ce n’est donc plus la domination numérique des Français sur les étrangers qui préoccupe les esprits mais l’assimilation des « néo-Français » par les « Français de souche ». Tandis que le pouvoir métropolitain se félicite du succès de la politique de naturalisation, la grande majorité des observateurs coloniaux prennent soin de rappeler que l’augmentation de la population française ne doit sa vigueur qu’à l’intégration des étrangers. Beaucoup mettent en garde contre ce qui est alors dénoncé comme un « leurre démographique ». En 1897, Jean Olier, chargé de cours à l’École de droit d’Alger, s’insurge :
Dangereuses illusions ! La population française d’Algérie n’augmente pas. L’accroissement séduisant est factice ; il est exclusivement produit par ces naturalisations imposées137.
57L’expression « naturalisations imposées » renvoie bien sûr à la loi de 1889 mais fait aussi référence au volontarisme de l’administration pour favoriser les naturalisations par décret, volontarisme fermement dénoncé dans les villes à forte proportion étrangère comme nous l’avons vu pour Bône. Comme Jean Olier, Victor Demontès s’offusque de l’usage erroné de certains chiffres qui vantent la natalité des Français en confondant « Français de France », naturalisés et étrangers138. Loin d’être un agitateur et un xénophobe, il emploie lui aussi les tournures de « naturalisations forcées » et de « naturalisations obligatoires » pour désigner l’acquisition massive de la nationalité par les pêcheurs suites aux lois sur la pêche de 1886 et 1888139.
58Après les troubles de 1898, ces mises en garde ressassées par les universitaires, les juristes et certains administrateurs locaux sont entendues par Édouard Laferrière. Ce dernier engage une vaste opération de recensement visant à établir précisément le nombre de naturalisés qui habitent les communes algériennes. Au début de l’année 1900, il demande à ses préfets d’évaluer le nombre d’étrangers et d’israélites naturalisés résidant dans chacune des 261 communes de plein exercice et des 73 communes mixtes du territoire civil140. L’exercice semble nouveau pour certaines municipalités. Le 29 juin 1900, le maire de Constantine, semblant peu habitué à ce type de comptage, explique au préfet qu’il n’est pas en mesure de réaliser un tel calcul puisqu’il dispose seulement de chiffres concernant la population étrangère141.
59Pour remédier à ce problème, Laferrière se tourne vers le service central de statistique auquel il ordonne d’élaborer une nouvelle catégorisation permettant de distinguer les « Français de souche » des « Français naturalisés »142. Dès les opérations de recensement de 1901, il est ainsi demandé à l’employé municipal de préciser l’ascendance de chaque citoyen résidant dans la colonie : un Français né étranger doit désormais être classé dans la seconde catégorie. Le dénombrement de 1901 laisse ainsi apparaître la proportion très forte de Français d’origine étrangère sur l’ensemble du territoire et en particulier dans certains arrondissements du Tell. Dans celui de Bône, près de 30 % des Français sont nés d’un parent étranger. Les chiffres sont encore plus criants pour les villes143. À Bône, 38 % (6708) des 17560 Français ne sont pas des Français d’origine.
60La publication de ces données ne fait qu’accroître les craintes des opposants à la loi de 1889 qui y trouvent des indices complémentaires à leurs démonstrations. Pour de nombreux observateurs, la crise séparatiste de 1898 a démontré la déloyauté des jeunes « néos » et des étrangers vis-à-vis de la métropole et de la République en particulier. À l’appui des multiples dénonciations électorales lors des législatives de 1898, sont publiés de virulents pamphlets mettant en cause les capacités politiques des Italiens et des Espagnols naturalisés. Plusieurs hommes politiques algériens et métropolitains dénoncent la tradition monarchiste et cléricale des deux pays, reprochent le peu d’entrain que les naturalisés ont pour mettre leurs enfants sur les bancs de l’école de la République, conjurent ces « Italiens et Maltais fanatiques qui n’ont d’autre conscience que celle du Capuccino »144.
61L’augmentation considérable d’ouvrages consacrés à la question des étrangers en Algérie entre 1898 et 1905 est bien la conséquence de la crise séparatiste et de l’instrumentalisation qu’en fait Édouard Laferrière. Plutôt que d’apaiser les esprits, ce dernier s’acharne contre le « sécessionniste Régis » et appelle ouvertement à reconsidérer la loi de 1889, qu’il qualifie d’« erreur [qui] n’échappe pas à toute réforme »145. Le regain de xénophobie entre 1899 et 1902 alors que la rue a retrouvé son calme n’a ainsi, contrairement à ce qu’avance Charles-Robert Ageron, rien de « paradoxal »146. Les législateurs métropolitains de 1865 et de 1889 ayant donné les clefs de la cité aux étrangers, l’ennemi est désormais à l’intérieur, et la limitation des droits politiques conférés aux naturalisés apparaît comme la seule garantie pour préserver les intérêts français de la colonie.
Le « péril naturalisé » et la violation du suffrage universel : le cas des Délégations financières
62Les dénonciateurs du « péril étranger » forment un courant hétéroclite dépassant les clivages politiques traditionnels et fonctionnant sur le modèle d’un lobby informel influant sur les milieux parlementaires. Toutefois, il s’agit davantage d’une forme de discours que d’un lobby à proprement parlé147. Il est délicat de parler de mouvement puisque les auteurs ne se fédèrent pas autour d’une société ou d’un groupe et balayent de gauche à droite l’échiquier politique de l’époque. Ils ont toutefois en commun de faire de la naturalisation des étrangers l’enjeu central du destin colonial de la France en Algérie. Proches de la puissante Franc-maçonnerie algérienne148, ils tiennent un discours axé essentiellement sur des considérations nationalistes et protectionnistes, et manifestent un attachement tenace aux valeurs républicaines. Tous craignent à divers degrés la montée du courant autonomiste et soutiennent, comme Turgot, que « les colonies sont comme des fruits qui, une fois mûrs, tombent de l’arbre »149. Dans les divers écrits, les références à la révolte cubaine ou à la guerre d’indépendance des insurgents américains viennent appuyer des positions variées sur le statut des Français d’ascendance étrangère.
63L’élément central de la thématique du « péril étranger » ou « péril naturalisé » est la révision du sénatus-consulte de 1865 et de la loi de 1889, leur modification, leur suspension, voire leur abrogation. L’idée selon laquelle la politique de naturalisation menée depuis 1865 a irréversiblement mené à la montée du sentiment séparatiste traverse alors les frontières tant politiques que géographiques. Qu’ils soient publicistes comme Augustin Casteran ou Jules Lenormand, juristes algérois spécialistes de la sylviculture ou de la pêche comme Alexandre Bonnard, militante féministe comme Hubertine Auclert150, élus de toute tendance des mondes métropolitain ou coloniaux, on retrouve chez chacun un scepticisme plus ou moins marqué quant à la capacité de l’Algérie à assimiler la masse des étrangers naturalisés. Certains, comme Émile Morinaud, député de Constantine de 1898 à 1902, considèrent que la loi de 1889 brade la « qualité de français » aux enfants d’étrangers qui naissent sur le sol algérien, reprochant à ce texte « d’interpréter le silence de l’intéressé comme un acquiescement de la nationalité française »151. D’autres proposent de repenser la nature du rapport encore flou entre nationalité et citoyenneté152 comme Armand Mesplé qui suggère de « créer une petite naturalisation avec droits civils et [de] n’accorder la grande naturalisation qu’à des étrangers qui la solliciteraient, après un long séjour dans la colonie et de réels services rendus au pays »153. Pour tous, il est nécessaire de repenser le statut des Français de première génération afin de tempérer les risques provoqués par une assimilation jugée massive et trop rapide.
64Dès 1896, alors que Jérôme Bertagna vient d’être réélu maire de Bône après sa révocation, le Conseil supérieur du Gouvernement se prononce pour la révision de la loi de 1889. Lors de la séance du 17 mai 1896, ses membres, en majorité des élus algériens154, émettent le vœu que « la loi du 26 juin soit modifiée de façon à permettre deux naturalisations, la première n’entraînant pas la jouissance des droits civiques et politiques »155. Mais les propositions faites au Conseil Supérieur, confiées aux députés des trois départements pour être présentées aux chambres, se heurtent alors systématiquement aux parlementaires métropolitains qui invalidaient leurs propositions. Ce type de revendications commence cependant à avoir un écho croissant chez les parlementaires métropolitains. À ce titre, la réédition en 1897 de l’ouvrage à succès de Maurice Wahl, L’Algérie, influence largement le point de vue des moins avertis sur l’imposition d’un stage préalable à l’attribution du droit de vote pour les naturalisés156. L’ancien directeur de l’Instruction publique aux colonies s’oppose frontalement à l’assimilation pleine et entière des naturalisés avançant que « l’introduction, avec égalité de droit, dans la classe dominante de nombreux éléments d’origine étrangère et incomplètement assimilés, constitue déjà aujourd’hui aux yeux de beaucoup, un inconvénient qui pourrait s’aggraver avec le temps »157.
65Lorsque le débat émerge en métropole dans le contexte de l’affaire Dreyfus, les élus radicaux algériens voient leurs soutiens se multiplier outre-mer158. Le 19 février 1898, en réaction aux troubles antijuifs d’Alger de janvier 1897, Paul Samary (Alger) et Dominique Forcioli (Constantine), soutenus par Noël Chamerlat (Puy-de-Dôme) et l’ancien boulangiste Marcel Habert (Seine-et-Oise), soumettent deux projets de loi invoquant l’abrogation du décret Crémieux et de la loi de 1889159. Mais les 3764000 Algériens recensés en 1896 représentent une menace démographique trop importante pour envisager de freiner l’assimilation de la population euro-étrangère. En décembre 1898, le républicain modéré Charles Dupuy, récemment nommé Président du conseil, réclame un délai entre l’obtention de la nationalité et celle de la citoyenneté afin que les Français « ne jouissent des droits de vote et d’éligibilité qu’après avoir accompli leur trentième année »160. Encore, en 1903, Paul Melon, membre du Conseil supérieur, interroge : « Pourquoi ne leur imposerait-on pas un stage de dix, vingt ans, ou même davantage avant de leur confier le bulletin de vote ? »161.
66L’imposition d’un stage préalable à l’obtention des droits politiques constitue une entrave au principe du suffrage universel mais ne semble nullement offusquer les républicains de l’époque et fait son chemin sur les bancs de l’Assemblée. Le rapport remis au conseil de l’Ordre du Grand Orient de France par l’avocat parisien Georges Dazet compile les revendications émises par les différents projets de loi soumis depuis 1889162. Les voix divergentes semblent s’accorder sur le principe suivant : l’acquisition du droit de vote ne doit être effective qu’après l’acclimatation du « jeune » Français aux valeurs républicaines. Le naturalisé, quelque soit le biais par lequel il est devenu français, doit patienter avant de pouvoir participer à la vie politique. Après 1898, la francisation des étrangers s’impose ainsi comme une condition pré-requise à l’exercice des droits politiques et constitue dès lors la ligne directrice des actes du Gouvernement Général.
67Décidé à réformer l’organisation administrative de la colonie, Édouard Laferrière, pourtant désigné comme un « légiste ranci »163, promulgue avec succès une série de décrets qui reconfigurent les institutions algériennes. Le 23 août 1898, soit trois mois à peine après les tumultueuses législatives de mai, un décret créant les Délégations financières accorde l’autonomie budgétaire revendiquée de longue date par les élus algériens. Le texte initial prévoit que cette nouvelle assemblée chargée de voter le budget algérien soit dirigée par un conseil à trois collèges élus chacun par trois catégories d’électeurs tous âgés de plus de 25 ans : les colons, les non-colons, les Algériens musulmans164. Les modalités électorales fixées par le décret du 23 août innovent en ce sens qu’elles instaurent pour la première fois une distinction entre Français selon leur ascendance. Pour les deux premiers collèges, les élections sont réservées, sous certaines conditions, aux seuls Français de naissance. En effet, les conditions d’inscription sur les listes électorales précisent que ni les naturalisés par décret, ni les « néos » dont les parents sont nés à l’étranger, ne doivent être portés sur les registres s’ils ont obtenu la nationalité depuis moins de douze années165. Si un stage de dix ans avait déjà été établi pour les naturalisés par décret aux élections législatives, jamais une exclusion liée aux modalités d’acquisition de la nationalité n’avait jamais été envisagée pour des élections locales.
68Une circulaire confidentielle signée Henri de Peyerimhoff, alors chef de cabinet de Laferrière, enjoint de « considérer comme étrangers les citoyens nés en territoire français d’un père étranger, si douze ans ne se [sont] pas écoulés depuis leur vingt-deuxième année »166. Autrement dit, selon le décret du 23 août 1898 créant les Délégations financières, l’ensemble des enfants concernés par la loi de 1889 ne peuvent participer à la première élection pour cette assemblée censée représenter l’ensemble des citoyens et sujets français d’Algérie. Cette décision a priori surprenante est confirmée par le décret du 4 janvier 1900 qui clarifie le flou juridique quant aux deux cas prévus par la loi de 1889. Un délai de douze années est donc nécessaire aux enfants d’étrangers dont les parents ne sont pas nés dans la colonie (cas n° 2). Français à leur majorité, ils ne peuvent voter qu’une fois l’âge de 34 ans atteint. La durée de douze années est appliquée équivoquement aux naturalisés par sénatus-consulte à partir de la date de publication du décret qui leur confère la nationalité.
69Le message lancé par Laferrière est sans équivoque : ceux qui ne sont pas Français de naissance ne peuvent participer à la gestion des affaires algériennes qu’une fois une durée de stage observé, un stage lié non pas à la résidence mais au nombre d’années vécues avec le titre de Français. Le nouveau Gouverneur donne ainsi satisfaction aux revendications du parti français, particulièrement bien implanté dans les villes comme Bône où les naturalisés sont en nombre167. Pour autant, les assemblées métropolitaines n’acceptent pas de déroger au fondement de la citoyenneté républicaine en dénuant totalement la nationalité de ses droits politiques. Le problème naturalisé reste ainsi en suspens car tous prétendent que l’assimilation politique et sociale des fils d’étrangers habitant l’Algérie reste incomplète168. On en veut pour preuve le problème posé dans les années suivantes par l’incorporation des jeunes « néos » dans l’armée française169.
La réforme du service militaire et le regain du péril naturalisé
70Dans toute l’Algérie, la révolte de Margueritte d’avril 1901 provoque un détournement brutal de l’opinion recentrant l’attention sur la population algérienne170. La présence d’Européens de diverses origines parmi les victimes, dont un journalier italien de vingt-neuf ans originaire de San Castello (Province de Pérouse), contribue indirectement à rapprocher les éléments qui forment alors la diversité européenne, la réaction à la révolte réaffirmant en quelque sorte la menace représentée par l’ennemi commun, l’« Algérien musulman »171. Le thème du « péril arabe », jusque-là éclipsé par le « péril naturalisé », trouve un nouvel écho, notamment dans le Constantinois où la proportion d’Algériens musulmans atteint 93 % de la population en 1901172. Le chapitre sur la question de la naturalisation des étrangers n’est cependant pas tout à fait refermé. La reprise des publications sur le thème du « péril naturalisé » après 1904 en est un indicateur. Ce regain d’intérêt n’est alors pas étranger à la situation de la Tunisie voisine et surtout aux réformes qui se préparent en métropole sur la conscription.
71Jusque-là réservé sur le sujet, les anciens opportunistes, tel Gaston Thomson, ne se gardent plus d’émettre des doutes auprès des assemblées métropolitaines. Au cours de la séance du 28 février 1904, le député de la circonscription de Bône avance devant la Chambre des députés :
Sans doute il y a une question grave, plus grave en Algérie que dans la métropole : celle de l’application de la loi 26 juin 1889. Vous avez substitué au droit du sang le droit du sol ; à la demande formelle, la naturalisation tacite, automatique. Par cette porte pénètre et pénètrera dans la nationalité française toute la population étrangère de l’Algérie173.
72Dans le Constantinois, l’adhésion élargie de la classe politique au thème du « péril étranger » est liée au succès grandissant qu’il rencontre de l’autre côté de la frontière orientale174. Le poids numérique et économique des Italiens du Protectorat ainsi que les prétentions passées et présentes du gouvernement transalpin sont les points qui animent le débat tunisien175. Le Comité de peuplement français en Afrique du Nord, créé en 1898 par Jules Saurin, propriétaire foncier dans la plaine de Bône, « champion du peuplement français »176, en fait son cheval de bataille177. Basé à Tunis, il réunit des grands propriétaires, des hommes politiques, des intellectuels comme Paul Leroy-Beaulieu, des journalistes, des militaires mais aussi des membres du clergé. La société diffuse une propagande active en métropole pour inciter les familles françaises à acquérir des terres dans la Régence.
73Jules Saurin, proche des radicaux et du Républicain de Constantine de Morinaud, dénonce l’augmentation effrénée de la population italienne de part et d’autre de la frontière algéro-tunisienne. Parallèlement, plusieurs membres du Comité manifestent tout aussi ardemment leurs inquiétudes. Parmi eux, Lucien Bertholon, médecin militaire, anthropologue et ethnologue, fondateur de l’Institut de Carthage en 1893 et de la Revue tunisienne l’année suivante178, ou encore Jean-Baptiste Paulin Trolard, professeur à l’école de médecine d’Alger179 et fondateur de la bruyante ligue du reboisement180, qui fait du « péril étranger » son thème de prédilection. En 1903, ce dernier publie un énième ouvrage dans lequel il place dans un même chapeau les Italiens de l’Afrique du Nord orientale. Il affirme ainsi :
Lorsqu’à côté des Italiens du département de Constantine (45000 actuellement), et de ceux de Tunisie (85000 en ce moment), il y aura ceux de la Tripolitaine (puisque l’occupation de ce pays par les Italiens est dit-on chose décidée) […]. Que pourront bien peser dans la balance des diplomates les intérêts de quelques rares Français épars au milieu de ces populations, quand ces diplomates auront à appliquer le principe des nationalités ?181.
74Le rapprochement franco-italien de 1903 laissant les mains-libres à l’Italie de Giovanni Giolitti sur la Libye orientale, frontalière des deux territoires, ne manque pas de tourmenter les membres du comité. Bien conscients des angoisses françaises, les consuls italiens d’Algérie et de Tunisie se veulent particulièrement précautionneux. C’est ainsi, par exemple, que lors de la tournée du président de la République Émile Loubet en Afrique du Nord, le Consul Général italien de Tunis renonce à organiser une délégation d’accueil et préfère confier cette cérémonie à son homologue algérois182. Les consuls italiens sont d’ailleurs favorables à une révision des lois de naturalisation algérienne afin que les « enfants émigrés à l’extérieur [puissent] conserver leur propre nationalité plutôt que d’être obligés de la perdre par exercice de la loi »183. Réagissant à une lettre du préfet d’Alger Charles Lutaud, Machiavelli confie ne pas voir d’un mauvais œil l’abrogation de l’article 3 de la loi de 1889 attribuant la nationalité aux enfants d’étrangers nés en Algérie d’un père né à l’étranger (cas n° 2).
75Pour les consuls, la perte de la nationalité des fils d’Italiens représente bien sûr un manque à gagner pour grossir les rangs de l’esercito. Depuis l’adoption de la « double loi » de 1889, qui établit une connivence entre naturalisation et conscription, les consuls ne cessent de regretter cet état de fait et redoublent d’effort pour recruter des conscrits et financer leur voyage184. Toujours bien informés sur ces questions, ils savent que le système de conscription est à nouveau débattu et espèrent négocier des conditions à leur avantage. Mais pour les élus algériens comme métropolitains, l’Armée représente un atout indispensable de l’assimilation des « néo-français »185. Comme le montre Annie Crépin, le service militaire est désormais pensé dans sa fonction de cohésion nationale et d’uniformisation du corps des citoyens186. À son retour au Gouvernement Général, l’ancien sénateur du Pas-de-Calais Charles Jonnart (1903-1910)187 annonce d’ailleurs publiquement sa volonté de « fortifier l’identité nationale » en Algérie188. Il est ainsi impensable pour l’Italie de négocier quelque concession que ce soit comme ça avait pu être le cas avec l’Espagne en 1862189. Depuis 1875, date à laquelle est supprimé le décret de 1864 (suspendant l’enrôlement des Français installés en Algérie) et établi le service d’un an, les principes du recrutement militaire n’ont pas été modifiés. Certes, la loi du 15 juillet 1889 a permis de doubler les effectifs du contingent français en Algérie, mais elle maintient les avantages du contingent algérien : le service d’une année dans les troupes coloniales en territoire algérien190. Jonnart, comme les élus métropolitains, pense que le séjour en métropole des jeunes conscrits algériens est nécessaire pour renforcer leur lien avec la mère patrie et annihiler leurs velléités dissidentes. Cependant, les parlementaires algériens, appuyés par le nouveau ministre de la Marine et des colonies qui n’est autre que le député de la circonscription de Bône Gaston Thomson (1905-1908), affichent quelques réticences. Étant donné la configuration démographique propre aux trois départements, ils jugent inévitable de maintenir une distinction entre les systèmes algérien et métropolitain.
76Ainsi, en 1904, la loi qui se prépare pour universaliser la conscription est très fortement débattue aux deux chambres, notamment en ce qui concerne la durée et le lieu du service pour les naturalisés et les enfants d’étrangers censés devenir Français à leur majorité. À ce sujet, les discussions entamées depuis 1899 au sein de la Réunion d’études algériennes sont tout à fait éclairantes191. Face au jeune lieutenant et historien Paul Azan192, le député d’Alger Charles Marchal considère que l’allongement du service militaire à deux années et l’éloignement prolongé des jeunes naturalisés invités à séjourner en métropole ne peuvent qu’entrainer une désaffection de ces derniers pour servir sous les drapeaux français193. Comme d’autres élus algériens, il reproche aux jeunes Français d’ascendance étrangère d’effectuer le double service militaire. Sont essentiellement visés les enfants d’Italiens dont l’origine les rattache à une « nation ennemie ». Bien que moins nombreux que les Espagnols, leur concentration dans la région de Bône, à proximité de la Tunisie, représente un danger bien plus important. Ils sont, dit-on alors, « des milliers de Napolitains et de Siciliens [… .] restant dévoués à la maison de Savoie : dans la poche droite de leur vareuse, ils ont le certificat de naturalisation qu’ils exhibent en souriant aux autorités algériennes, et dans la gauche, leur livret militaire italien »194. La vareuse renvoie ici directement aux mariniers et pêcheurs italiens naturalisés dont « l’inscription sur les rôles de notre marine n’empêche pas nombre d’entre eux d’aller accomplir leur temps de service sur la flotte de guerre de leur ancienne patrie »195. Certains les surnomment alors des « hermaphrodites de nationalité »196.
77L’idée selon laquelle les marins italiens refusent de se soumettre aux obligations militaires, très répandue en Algérie, n’est pas nouvelle. Déjà, en 1864, Henri Lacaze-Duthiers affirme que le service militaire constitue le principal obstacle à la naturalisation de la classe maritime italienne197. Encore, en janvier 1899, lorsque Morinaud et consorts réclament l’abrogation de la naturalisation des pêcheurs, ils ont comme principal argument le fait que les marins italiens continuent d’effectuer leur service militaire en Italie198. Ils citent notamment un rapport dans lequel le consul général de France à Naples affirme que les naturalisations sont considérées comme nulles par la loi italienne et exige d’eux la conscription malgré qu’ils ont déjà servis sous les drapeaux français199. Ces deux assertions doivent toutefois être nuancées d’autant que ce supposé phénomène, qui semble décroître avec le temps, n’a pas été constaté dans les archives et est peu plausible étant donné le régime de conscription qui régit la marine algérienne200.
78D’une part, les registres de la Leva conservés par les préfectures italiennes montrent que les rares individus résidant à Bône au moment de l’esercito ne sont jamais des Italiens naturalisés, ni des enfants d’Italiens nés en Algérie201. D’autre part, on se rend compte, par les dossiers de naturalisation, que les naturalisés par décret sont très peu nombreux à avoir effectué leur service militaire en Italie et sont pour moitié des réfractaires. Sur les 46 individus pour lesquels nous possédons cette information, on compte 20 réfractaires et un volontaire engagé sous les drapeaux en 1914. Seuls trois d’entre eux sont des marins. Ce sont d’ailleurs les débats provoqués par la réforme de la loi militaire de 1905 qui contribuent à introduire systématiquement la précision du service effectué en Italie dans les dossiers de naturalisation. Si nous possédions davantage d’informations pour les décennies 1870-1900, le taux de réfractaires seraient sans doute plus élevés. Le graphique ci-dessous (fig. 100) nous montre en effet que l’organisation de la conscription des Italiani all’estero par le biais des consuls semblent ne se perfectionner qu’après la Première Guerre mondiale202.
79D’autre part, la législation établie pour la marine algérienne est particulièrement souple. En effet, le régime de conscription français diffère selon que l’on sert dans l’armée de terre ou de mer. Le recrutement des conscrits maritimes est organisé tardivement en Algérie, par le décret du 12 juillet 1880. La grande réforme de la levée des inscrits maritimes, engagée en métropole le 22 octobre 1863, n’est pas appliquée à l’Algérie, conformément au vœu de Prosper Chasseloup-Laubat qui souhaite favoriser l’installation et la naturalisation de la population maritime italienne203. Chaque inscrit doit, à l’âge de vingt ans révolus, effectuer une année de service militaire, soit sept fois moins qu’en métropole204. Autrement dit, les conscrits maritimes algériens sont très favorisés vis-à-vis de leurs compatriotes métropolitains205.
80Ainsi, ni la grande loi du 24 décembre 1896 réformant le recrutement de l’armée de mer, ni la loi de 1905, ne modifient la durée du service des marins206. Ce statut privilégié est avant tout lié à la volonté de ne pas affecter la classe maritime algérienne, toujours considérée comme « fragile ». Comme il est précisé dans le titre V de la loi de 1896, « les inscrits portés sur la matricule des gens de mer en Algérie et domiciliés dans cette possession au moment de la levée sont soumis aux mêmes règles que les inscrits de métropole. Toutefois, dans l’intérêt de la colonisation, ces marins sont envoyés en congés illimité après un an de présence effective sous les drapeaux »207. Sous l’impulsion du ministre de la Marine Gaston Thomson, particulièrement attentif aux revendications croissantes des marins-pêcheurs, plusieurs tentatives de colonisation maritime sont à nouveau entreprises208. C’est aussi pour cette raison que les conscrits maritimes sont à nouveau exemptés de l’allongement du service qui ne concerne que les Français d’Algérie recrutés pour l’armée de terre.
81Finalement, les revendications portées par les élus radicaux d’Algérie sont une nouvelle fois ignorées. La loi du 23 mars 1905 est appliquée à la colonie et met sur un pied d’égalité conscrits métropolitains et « algériens » de l’armée de terre en instaurant le service de deux ans et en intégrant les recrues aux régiments métropolitains. Cela doit ainsi leur permettre d’« admirer […] cette patrie d’adoption »209 et favoriser la cohésion des Français de toute origine. La population maritime, bénéficiant une nouvelle fois d’un régime de faveur, continuera encore après-guerre, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, à être stigmatisée comme un échec de l’assimilation.
82La période 1898-1906 est assurément celle où la xénophobie entre Européens est la plus forte en Algérie, en particulier pour les Français d’origine italienne qui subissent non seulement le contrecoup des troubles politiques des années 1896-1898 mais aussi l’actualisation des dysfonctionnements politiques locaux suite à l’enquête parlementaire de 1898. Avec la mise en place d’une politique d’expulsion visant les travailleurs étrangers d’installation récente210 et la remise en cause du suffrage universel pour les naturalisés, ce que l’on peut désigner comme le « moment Laferrière » constitue une étape tourmentée de l’intégration politique et sociale des Italiens de Bône. La réforme du service militaire peut toutefois être considérée comme un basculement car elle redonne un peu de confiance aux plus sceptiques de l’assimilation. Le fait que les jeunes Français d’Algérie, pour beaucoup d’origine étrangère, fassent leur service en métropole devait garantir leur apprentissage des valeurs républicaines et renforcer leur patriotisme. Après 1906, le chemin de la réconciliation est désormais tracé. De fait, il semble que ce soit dans la décennie qui précède la Première Guerre mondiale plutôt que dans les années 1890 que s’opère le « glissement des identités » si habilement décrit Lizabeth Lack211.
La construction d’une identité commune (1906-1919)
83À partir de 1905-1906, les tensions politiques au sein de la société coloniale paraissent s’adoucir et les dissensions internes à la population européenne se dissipent progressivement. À Bône, la période qui s’ouvre au tournant de l’année 1906 se distingue à bien des égards de la précédente que nous venons d’étudier. Pour les Européens, la Belle époque est visible d’abord par l’émergence d’une identité locale où se confondent les diverses communautés et où l’immigration italienne joue un rôle majeur. Si le regain du « péril étranger » s’est centré, nous l’avons vu, sur les craintes liées à l’assimilation des naturalisés, en particulier des pêcheurs italiens, il apparaît très nettement qu’après 1906 le criticisme recule tandis que la célébration de la « nouvelle race latine » triomphe. La ville, îlot européen d’où le colonisé reste absent, constitue ainsi l’espace où s’exprime pleinement la formation de cette identité commune exaltée au lendemain de la Première Guerre mondiale.
84Sur le plan politique, la Belle Époque est celle de la « conciliation républicaine » qui voit le recul de l’influence du parti français212. Après la mort de Jérôme Bertagna en 1903, les tensions retombent quelque peu même si la mairie de Bône reste aux mains du clan du « sardiniste » défunt. Ses successeurs, tous deux d’ascendance italienne, Ferdinand Marchis (1904-1909)213 et Napoléon Maggiore (1909-1910), dont on a déjà vu le rôle dans le système Bertagna, jouent la carte de l’apaisement face à une opposition radicale qui s’essouffle. Les élections législatives de 1902 puis de 1906 et 1910 dans la 2nde circonscription du département de Constantine, à nouveau remportées par Gaston Thomson, ne donnent cette fois lieu à aucune protestation remontant à la chambre des députés214. Sur le plan culturel, la multiplication de structures associatives traduit une effervescence artistique et culturelle inconnue depuis le début de la période coloniale. Le quotidien de la ville est rythmé par une ribambelle de fêtes populaires et de manifestations collectives au cours desquelles se côtoient les différentes communautés. Les concerts de musique et les opéras, les représentations théâtrales, les concours sportifs, les jardins et les promenades plantées, contribuent à faire de la rue et des lieux de culture des espaces appréciés tant par les locaux et que par un tourisme en plein essor215.
85Enfin, sur le plan économique, l’exploitation de nouveaux gisements, l’extension du réseau ferré, le développement de la grande culture par le biais des coopératives agricoles, l’urbanisation du sud-Constantinois, attirent une main-d’œuvre et des capitaux considérables faisant plus que jamais de Bône le poumon économique de l’Est algérien. La Belle époque correspond ainsi au développement des faubourgs alimentés par un exode rural croissant des populations algériennes des campagnes et des vagues migratoires en provenance de Sicile et de Sardaigne transitant par Bône pour rejoindre les mines et les grands chantiers du Sud. Le double mouvement d’exode rural et d’immigration insulaire participe à la prolétarisation de la population bônoise et à l’engagement de celle-ci dans la formation d’un monde ouvrier aux avant-gardes des premiers mouvements sociaux algériens.
Une ville aux sonorités italiennes
86Au début du mois de mars 1905, le faubourg de la Colonne Randon accueille une nouvelle allée qui se situe au cœur de la zone italienne du quartier. Elle prend le nom de « rue d’Italie », créée en souvenir du voyage présidentiel effectué par Émile Loubet dans la péninsule en 1904. L’ambassadeur d’Italie à Paris ne manque pas de relever que son inauguration honore la communauté italienne de Bône et la mémoire de son immigration depuis le début de la conquête216. Après les tumultes des années 1890, la reconnaissance de l’apport italien au peuplement et au développement de la ville se manifeste par une imprégnation de la culture italienne et une certaine tolérance de la part de l’administration à l’égard des rassemblements patriotiques organisés par le vice-consulat.
87À travers ses différents rapports, l’autorité consulaire ne cesse de rappeler la position désormais favorable de la communauté italienne dans la société locale. En 1904, le vice-consul affirme ainsi que « les Italiens ne sont pas mal vus à Bône […] sans doute parce que les bras de nos ouvriers sont indispensables »217. Le dialecte local qui se développe alors à Bône, le pataouète, intègre un large vocabulaire italien de près de soixante mots et expressions dont la plus populaire est certainement le juron « Diocane »218. Certaines figures issues de l’immigration italienne intègrent durablement le folklore local comme Carloutche, déjà évoqué, ou le plombier-gazier Rombi dont les ancêtres originaires de Carloforte (Sardaigne) se sont installés au milieu du XIXe siècle.
88L’émergence d’une culture locale au début du XXe siècle se perçoit également par le développement de fêtes populaires au cours desquelles les traditions italiennes occupent une place importante comme les batailles de fleur ou les concours musicaux. Les batailles de fleurs, dont Nice et Vintimille se disputent l’héritage, s’inscrivent dans le genre carnavalesque et réunissent chaque année l’ensemble de la population bônoise219. Régulièrement, le théâtre accueille des troupes italiennes d’opéra et de ballet qui logent dans les hôtels luxueux et se côtoient tout du long du Cours Bertagna. La musique bônoise est avant tout l’œuvre des Italiens. Évoquant l’agitation des sociétés musicales au moment de la visite du Gouverneur Général Alfred Chanzy en 1879, Le Courrier de Bône relatait déjà : « nous possédons dans nos murs une musique italienne attachée au cirque des allées qui donne chaque après-midi un échantillon de son talent et qui rend superflue l’institution des musiques civiles qui ne pourront jamais égaler sa vigueur et son impétuosité »220.
89En 1902, le vice-consul de Bône organise la venue d’une compagnie italienne basée à Tunis pour participer au grand concours international de musique de Bône221. La Stella d’Italia est une « société musicale patriotique » à l’origine liée à la Société ouvrière de secours mutuels de Tunis, composée majoritairement de Siciliens222. Seule compagnie étrangère autorisée à participer aux festivités, la Stella d’Italia est accueillie par « une large foule italienne munies des drapeaux italien et de la ville »223. Au passage du cortège qui réunit une quarantaine de musiciens, la population italienne, « essentiellement ouvrière », réclame la Marcia Reale224, ce qui ne manque pas d’enthousiasmer le vice-consul qui qualifie cet élan patriotique de « petit évènement »225. Le banquet de clôture donné sur le cours National s’ouvre sur un discours grassement colonialiste de Jérôme Bertagna à l’occasion duquel il rappelle l’amitié franco-italienne et remercie la venue de la Stella226.
90Le monde associatif bônois, très peu visible dans les sources avant la Belle Époque, se structure surtout autour du milieu musical. La ville compte dans les années 1900 une pléiade de sociétés lyriques dont certaines sont dirigées par des naturalisés mais aussi des Italiens étrangers comme l’association La Vaillante, réorganisée par Giacinto Lavitrano au début du XXe siècle. Le parcours de cette figure centrale de la colonie italienne et de la société bônoise de la Belle Époque mérite que l’on s’y attarde. Comme nous allons le voir, il est un personnage transversal, un « passeur de rives » ne cessant de circuler entre l’Italie, l’Algérie et la métropole et mettant son plurilinguisme au service de la municipalité et du vice-consulat, sa connaissance musicale à disposition de l’élite cultivée et du monde ouvrier227.
91Né à Forio d’Ischia en 1865, Giacinto Lavitrano débarque en Algérie avec parents et grands-parents deux années plus tard. Après un bref séjour à Bône, la famille migre à Philippeville en 1869 et le père, François, s’y installe comme orfèvre228. Après dix années passées en Algérie, Giacinto retourne seul en Italie. Il a alors quatorze ans. Dans les traces de son grand-père musicien, il suit de « brillantes »229 études littéraires et musicales au conservatoire San Pietro a Majella de Naples puis retrouve sa famille avec qui il s’installe définitivement à Bône en 1892.
92Il intègre alors le vice-consulat de Bône comme interprète, puis comme chancelier, poursuivant parallèlement ses activités musicales. Auteur-compositeur, il remporte plusieurs concours à Turin, Milan et Paris230. Avant de former La Vaillante en 1905, il dirige l’orchestre des artistes amateurs de Bône puis organise le concours international de musique de Bône en 1902231. C’est très certainement lui qui fait venir de Tunis la Stella d’Italia évoquée plus haut. Polyglotte, il enseigne parallèlement l’Italien, l’Espagnol et l’Arabe à l’Université populaire de Bône232 ainsi que dans d’autres établissements associatifs et scolaires locaux où il donne des cours de piano pour les Algériens233. Par le biais de son association musicale, il donne également des leçons gratuites de solfège et d’instrument pour les pauvres, tout en continuant de voyager de part et d’autres de la Méditerranée, notamment sur son île natale d’Ischia234. Il décède à Bône en 1938, laissant derrière lui un héritage musical relativement important.
93Le parcours de Giacinto Lavitrano est intéressant à plus d’un titre en ce sens qu’il ouvre des interstices auquel l’historien du fait colonial algérien peine à accéder. Les structures ouvrières et les associations locales d’avant 1914, leurs membres, leurs activités, demeurent inconnues. En marge des structures éducatives dépendantes de l’État, ces groupements apparaissent comme des espaces de transmissions, de contacts, d’échanges entre Européens et Algériens235. Plus encore, la pluralité des activités exercées par Lavitrano et son évolution de carrière permettent de resituer Bône dans un espace de mobilités et d’échanges culturels entre les deux rives de la Méditerranée.
94Lorsqu’il sollicite la naturalisation en 1910, le maire gersois Henri Narbonne (1910-1915) lui apporte un précieux soutien. La situation est délicate pour Giacinto Lavitrano dont le père, naturalisé en 1874, ne lui a pas transmis la nationalité française puisqu’il ne se trouve pas en Algérie à sa majorité. De fait, bien que réformé, il a répondu à l’appel pour l’esercito. En outre, il formule tardivement sa demande de naturalisation, dix-huit années après sa seconde installation en Algérie. Un tel délai ne joue guère en faveur des candidats. Mais la position qu’il occupe jusqu’au milieu des années 1900 au sein de l’administration consulaire peut aussi expliquer sa naturalisation tardive. Un membre de la chancellerie doit nécessairement être de nationalité italienne. Dans son rapport, l’adjoint au maire redouble donc de gratifications pour donner à ce profil des contours plus attrayants aux yeux du Garde des Sceaux236.
95Après l’obtention de sa naturalisation au mois de décembre 1910, Lavitrano est violemment pris à parti dans un article publié par l’organe républicain indépendant L’Action Bônoise qui l’accuse d’avoir obtenu la nationalité avec la complicité de la municipalité237. Cinq jours plus tard, le même journal fait paraître la réponse de l’accusé dans laquelle il condamne vivement cette « traque aux étrangers » et exige des excuses238. En réaction à cette requête, le directeur de L’Action Bônoise, Auguste Beuscher, s’en prend violemment à l’intéressé comme à la communauté italienne de Bône : « nous accueillerons la prose de Lavitrano quand il la commettra sans dictionnaire ». Ajoutant plus loin, « en voilà assez des métèques ! […] On a accordé la naturalisation à des maçons, à des terrassiers piémontais, à des marins siciliens. Ceux-là au moins ont trimé, sué, souffert, risqué (inconsciemment peut-être) pour la colonisation algérienne »239. Violence étonnante de la part d’un publiciste qui s’est marié à la fille d’un maçon piémontais quelques années plus tôt240, mais somme toute assez fidèle aux discours nationalistes et coloniaux du « péril étranger » qui refont surface à cette période. Suite à l’apaisement de la vie politique locale qui caractérise la municipalité Marchis (1903-1909), le spectre du bertagnisme semble ressurgir avec l’entrée à la mairie d’un nouvel Italien naturalisé, Napoléon Maggiore (1909-1910). Toutefois les quelques sursauts xénophobes qu’elle provoque sont complètement étouffés par les oppositions de classe qui surgissent avec le scandale de l’Ouenza.
Un italien à la municipalité : Napoléon Maggiore (1909-1910)
96Les mois qui précèdent la démission de Ferdinand Marchis, au mois d’octobre 1909, correspondent à une période de troubles qui place Bône sous les feux des projecteurs et constitue une étape décisive du socialisme algérien242. L’« affaire de l’Ouenza » résonne jusqu’en métropole et relance « partiellement » le débat sur l’Algérie243.
97En 1905, la Société d’études de l’Ouenza obtient du Gouvernement la concession des gisements de phosphates de chaux du Djebel Ouenza et de Bou-Kadra situés dans l’arrondissement de Tebessa, à proximité de la frontière tunisienne. En concurrence avec le port de Bizerte, la municipalité bônoise espère alors faire de sa ville le port d’exportation de ce qui deviendra le plus riche gisement d’Afrique du Nord. Un article du journal bônois Le Travailleur africain signale en 1907 qu’« un vœu énergique du Conseil Supérieur vient de rappeler au gouvernement [métropolitain] que la question de la concession de l’Ouenza et de son chemin de fer est une question vitale pour le port de Bône dont la ruine sera consommée d’ici à peu d’année »244. L’ampleur économique d’un tel projet représente donc pour la ville de Bône, et ses travailleurs, la source d’une relance économique inespérée.
98Des trois conventions signées en 1908, l’une prévoit la construction d’une voie ferrée reliant les mines à Bône et la cession d’espaces portuaires pour le stockage et l’exportation du minerai245. Mais les modalités d’adoption du projet par le Conseil d’État et la commission des travaux publics sont vivement contestées par le groupe parlementaire de la Section Française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Les socialistes dénoncent également les quarante parts allemandes sur les six-cents qui forment le capital de la Société de l’Ouenza246 et reprochent à celle-ci de négocier le transport des minerais par Bizerte plutôt que Bône pour éviter le coût de construction considérable d’un chemin de fer reliant l’Ouenza à Bône. Le groupe socialiste de Bône réclame également la nationalisation des mines afin que les profits réalisés bénéficient directement à la colonie et que la législation récemment acquise sur le droit du travail soit respectée247. Leur priorité réside avant tout dans la défense des intérêts des travailleurs locaux même si Didier Guignard avance que leurs agissements sont téléguidés par les manœuvres politiciennes de la SFIO qui s’opposent en métropole à l’action des socialistes réformistes, parmi lesquels Alexandre Millerand248. En effet, les conventions régissant l’exploitation des mines et le fonctionnement des sociétés exploitantes établies en 1908 et 1909 contiennent une législation précise relative aux proportions par nationalité du personnel. Par exemple, la société sidérurgique est tenue d’employer une « proportion d’ouvriers français ou sujets français au moins égale à 25 % et une proportion de 60 % d’employés ou contremaîtres français ou sujets français »249. Encore, par application du décret Millerand de 1899250, la société des chemins de fer ne doit employer que des agents commissionnés français ou sujets français, tandis que les simples agents et ouvriers étrangers ne peuvent dépasser 25 %. Mais ces mesures restent insuffisantes aux yeux des socialistes bônois qui réclamaient davantage de garanties sur les conditions des futurs ouvriers et employés des mines.
99Au cours du mois d’avril 1909, alors que se préparent les élections législatives, le groupe socialiste organise une série de manifestations dans les rues de Bône. Les débordements entraînent plusieurs arrestations dont celle d’un Italien. Par l’intermédiaire du Républicain de Bône, le maire Ferdinand Marchis multiplie les appels au calme tout en accusant les Italiens d’être à l’origine des violences. Informé des récents désordres, le préfet de Constantine réagit en mandatant un officier de la Sûreté générale qui procède à une série de convocations visant une dizaine de ressortissants italiens qui « tous, nous dit le vice-consul Francesco Croce, sont installés depuis longtemps »251. Visité à deux reprises par le sous-préfet Antony Marbot qui lui réclame une liste nominative des Italiens résidant à Bône, le vice-consul reconnaît que « vu l’élément ouvrier impulsif et ignorant de notre colonie […] quelques conationaux ont pris part au mouvement » et promet d’appeler les « 8000 italiens de Bône » à ne pas se mêler aux agitations252. Il invoque aussi la confusion faite entre Italiens naturalisés et Italiens étrangers qui sont alors, comme le relève Daniel J. Grange, « pris en bouc émissaire »253.
100La rumeur d’une décision d’expulsion collective enfle et crée un vent de panique à tous les échelons de l’administration consulaire, l’information remontant jusqu’à Paris où l’ambassadeur italien s’entretient avec le ministre des Affaires étrangères français Stephen Pichon254. Déplorant le pouvoir discrétionnaire que possède le gouverneur général en matière d’expulsion, Francesco Croce soumet au consul général d’Alger un long rapport dans lequel il détaille l’affaire de l’Ouenza, justifiant le mécontentement des Bônois et la préoccupation des Italiens installés à Bône de longue date, y possédant leurs intérêts et des « liens de parenté et d’amitié avec les ex-Italiens naturalisés »255. Aucune mesure d’expulsion n’est finalement décidée par le GGA qui finit par répondre aux revendications du groupe socialiste de Bône, déclarant « avoir réclamé et obtenu […] que la société pourvoirait aux dépenses de construction des bâtiments scolaires indispensables pour recevoir tous les enfants européens et indigènes d’âge scolaire »256. Dans la foulée, d’autres clauses favorables à la classe ouvrière sont mises sur table, relatives notamment à la participation des ouvriers aux bénéfices, aux logements ouvriers, à la construction de dispensaires près des mines. Grâce à l’affaire de l’Ouenza, définitivement close en 1913, sont ainsi posées les bases d’une réglementation protégeant l’ouvrier dans le secteur de la grande industrie en Algérie.
101C’est dans ce contexte houleux, poussant plus ou moins directement à la démission de Marchis, que Charles César Napoléon Maggiore accède à la municipalité le 10 octobre 1909. L’éternel ami de Jérôme Bertagna, pour qui il faisait campagne dans les années 1890, avait subi un premier échec suite à la réélection de son ancien avocat en 1908257. Il s’était alors présenté pour le Comité républicain de la Démocratie Algérienne de Dominique Bertagna mais n’avait obtenu qu’un siège de conseiller municipal258. En 1909, il n’est plus affilié à aucun parti et n’a pas de véritable adversaire. Présenté comme le « candidat des ouvriers »259, Napoléon Maggiore n’a pourtant rien d’un rouge. On se rappelle des plaintes proférés par ses employés lors des législatives de 1898260.
102Né à Milan en 1839, il a migré dans son jeune âge à Toulon avec ses parents et ses deux frères261. Sa mère Rose Paglieri et son père André, écrivain de la Marine262, y décèdent respectivement en 1869 et 1881263. Contremaître à Toulon, il s’embarque pour l’Algérie au début des années 1860 avec ses deux frères ferblantiers. En 1866, il est nommé à la direction de l’usine à gaz de Bône qu’il dirige pendant une quarantaine d’années264. Juge consulaire à plusieurs reprises, il cesse d’exercer cette fonction en 1898 lorsqu’il devient juge doyen auprès du tribunal de commerce qu’il préside à partir de 1907265. Parallèlement, il est nommé juge au tribunal répressif de Bône où son passage marque les esprits : « nous vîmes ce vénérable vieillard venir s’asseoir, tous les samedis, à côté de ses collègues pour juger nos sujets musulmans »266.
103Membre de l’Académie d’Hippone dès 1885, président du Comité Turlin en 1891267, cofondateur de La Provençale comme représentant du Var, Maggiore est un personnage bien ancré dans la société locale, à mi-chemin entre l’Italie et la France. Résidant d’abord rue Salvator Coll, dans un immeuble neuf de la ville nouvelle, il s’installe ensuite à proximité de l’usine à gaz, dans le quartier ouvrier de l’Orangerie tandis que ses deux frères préfèrent les ruelles animées de la vieille ville. Puis, il acquiert une villa en bord de mer sur la route du fort génois268. En 1868, il épouse Françoise Bonnard, fille d’un avoué lyonnais, avec qui il a un fils puis une fille qui se marie en 1898 à un pharmacien de La Calle269. Il obtient la naturalisation dès 1873, dix années avant ses deux frères270. S’il n’est pas attaqué sur ses origines italiennes, il est reproché à l’un de ses adjoints d’origine italienne, François Auguste (dit Augustin) Pancrazi, d’avoir obtenu frauduleusement sa naturalisation271. Dénonçant les attaques du Réveil bônois, le directeur de L’Action bônoise rétorque, dans un article intitulé « le péril imaginaire », que « quand on me démontre qu’un citoyen né dans le pays s’y est créé par le travail une situation honorable […] je cherche en quoi on s’oppose à ce que nous mettions en lui notre confiance »272.
104Présenté comme un « maire populaire »273, Napoléon Maggiore est élu un peu malgré lui, l’âge et la maladie ne lui promettant pas de longs jours à la première magistrature de la cité. Trois mois à peine après sa prise de fonction, il est transféré à l’hôpital civil d’Alger où il décède des suites d’une opération, le 17 février 1910. Le jour de ses funérailles, la traditionnelle fanfare dominicale des tirailleurs274 est annulée pour laisser place à un cérémonial se déroulant sur le cours Bertagna d’où s’engage un long cortège rejoignant le cimetière chrétien par le faubourg Randon sur fond sonore de la Marche funèbre de Chopin275. Le vice-consul de Bône, qui a « mis son drapeau en berne », est présent, comme la société italienne Fratellanza e lavoro et plusieurs autres associations ouvrières276.
105En raison de sa durée, il n’y a pas grand-chose à retenir de l’action politique menée par la municipalité Maggiore. Mais ce court mandat d’un Italien naturalisé, qui n’occupe aucune autre fonction politique, symbolise une période d’apaisement de la vie politique locale et de cohésion de la société bônoise qui favorise le développement de structures collectives et une attention plus grande portée aux revendications des masses ouvrières277. Au début des années 1910, l’intégration locale des Italiens naturalisés est déjà en bonne voie. La guerre va encore renforcer la cohésion entre les diverses composantes de la population européenne en creusant un peu plus le clivage avec les Algériens musulmans.
Le rachat par le sang : les « frères latins » dans la guerre
106Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Bône, comme toutes les communes de France et d’Algérie, fait ériger son monument au mort, au bas de la rue du 4 septembre à proximité du port et du Cours Bertagna. C’est là que se termine chaque année le pèlerinage des représentations officielles françaises et italiennes qui commémore côte à côte les soldats morts pour la patrie278. Dans un article récent, l’historien allemand Jan Jansen montre dans quelle mesure les commémorations algériennes adoptent une dimension symbolique singulière à travers l’exaltation d’une « autre Union sacrée », celle entre Français et Algériens279. Toutefois, il souligne que cette célébration du rapprochement entre colons et colonisés ne se matérialise guère en acte280.
107Au contraire, les jeunes Européens, qu’ils soient Français naturalisés, Italiens ou Maltais, sont, dans l’immédiat après-guerre, élevés au rang de « frères latins ». Dès 1918, dans son ouvrage L’Algérie et la Guerre, Jean Mélia exalte le patriotisme des fils d’étrangers qui ont répondu à l’appel sous les drapeaux, relatant une série d’anecdote parmi lesquelles celle d’un vieux pêcheur italien de Fort-de-l’Eau (département d’Alger) qui voit partir au front ses cinq fils281. C’est d’ailleurs autour de ce thème de la « fraternité latine » que se développe le courant littéraire algérianiste au début des années 1920282. Néanmoins, bien qu’il ne faille pas attendre le retour des soldats pour que l’opinion s’empare du thème de la fraternité latine et claironne la loyauté des jeunes Européens d’Algérie, l’épisode de la Première Guerre mondiale est aussi celui de vives tensions au sein de la société européenne locale.
108À Bône, la position de l’Italie sur le plan international et son engagement initial dans la Triplice ont des répercussions néfastes sur la population d’origine italienne lorsque l’on s’approche du début du conflit. Plusieurs éléments laissent percevoir les résistances françaises contre la montée présumée de l’Italianité. Face à l’augmentation « sensible »283 des déclarations de déclinaison et de répudiation de la nationalité française par les fils d’Italiens résidant en Algérie, qualifié d’« heureux résultat » par le consul général d’Algérie, les autorités locales (municipalité et justice de paix) tentent de s’opposer aux demandes284. Plus généralement, le consul général rapporte la pression ambiante qui s’exerce dans « les cafés, les tavernes, et les lieux de sociabilité pour lutter contre les Italiens et les italianisants ». À l’approche du conflit, il évoque la « baguette magique » utilisée par l’administration pour faire disparaitre les drapeaux italiens et les autres signes nationaux285. Comme le reconnaît Jean Mélia, la question de la fidélité des « frères latins » à leur patrie d’adoption se pose ainsi dès les mois qui précèdent la mobilisation286.
109Première ville d’Algérie à subir l’offensive allemande sur les possessions françaises d’Afrique du Nord, Bône entre rapidement et brutalement dans le conflit au cours de la nuit du 3 au 4 août 1914287. Comme dans les autres villes d’Algérie à forte densité étrangère, le « chauvinisme » y est plus exacerbé que dans les villes à dominante « française »288, non pas que les fils d’étrangers fassent une démonstration outre-mesure de leur attachement à la France, mais le « parti français » a repris de la vigueur et son porte-parole, Maxime Rasteil, fait alors preuve d’une activité débordante289. La petite communauté allemande est la première visée par la vindicte nationaliste, bien avant le bombardement du 4 août. Dès la fin du mois de juillet, le Cours Bertagna est plein, jour et nuit, d’une foule en transe qui manque, le jour de la mobilisation générale en Autriche-Hongrie le 31 juillet, de lyncher le vice-consul d’Allemagne et de Norvège290. Dans les premiers jours de la mobilisation, le maire Henri Narbonne s’attarde surtout à exalter le patriotisme des musulmans, célébrant les 800 engagés volontaires, plutôt qu’à calmer les ardeurs xénophobes291.
110Devant le vice-consulat d’Italie, aucune manifestation n’est signalée par le sous-préfet qui dénonce les mensonges du vice-consul à qui il reproche d’écrire à son supérieur d’Alger : « Impossible maintenir foule affamée et menaçante »292. Tout n’est pas calme pour autant pour les jeunes Italiens. En effet, lorsqu’est initié le recrutement des jeunes hommes par l’armée française, après la proclamation du décret du 3 août 1914293, les fils d’Italiens ayant manifesté leur volonté de ne pas combattre sous les drapeaux français voeint leurs noms être inscrits sur un tableau d’infamie placardé sur la porte de la mairie294. Pourtant, l’Italie n’est pas alors une « nation ennemie » puisqu’officiellement neutre jusqu’au mois de mai 1915 où elle s’engage au côté de l’Entente. Ni le décret présidentiel du 8 août 1914 imposant à tout étranger résidant sur le territoire national un permis de séjour295, ni la loi du 7 avril 1915 autorisant le gouvernement à abroger la naturalisation de ceux qui n’ont pas répondu à l’appel de mobilisation, ne placent la population d’origine italienne dans la situation inconfortable des Allemands et des Austro-hongrois296.
111On voit ainsi dans quelle mesure la confusion de la guerre entraine l’exaltation des passions et exige une prise de position de tous dans le conflit. L’ami d’hier devient l’objet de toutes les suspicions, chaque détail du passé se transforme en un indice d’hostilité envers le pays d’accueil. Ce phénomène est particulièrement saisissable dans les correspondances internes de la Brigade mobile de Bône du mois d’août 1914 dont les agents ont pour charge de surveiller les agissements des membres consulaires étrangers. L’absence de Gavotti, vice-consul d’Italie, lors de la revue des troupes du 14 juillet 1914 devient ainsi suspecte un mois plus tard, lorsqu’est proclamée la mobilisation générale. Son amitié avec Seyffart, le gérant du vice-consulat d’Allemagne, avec qui il « partage un cabanon sur la plage de Saint-Cloud » pour les loisirs du dimanche, ne joue guère plus en sa faveur297. Enfin, son agacement lorsque ses compatriotes se présentent au vice-consulat pour demander l’autorisation de s’engager aux côtés de la France est perçu comme une manifestation d’animosité contre la France298.
112Plus qu’un choix délibéré relevant d’un sentiment d’appartenance à l’une ou l’autre des nations belligérantes, l’engagement des jeunes Italiens de Bône doit être compris comme une prise de position contrainte relevant d’enjeux multiples. Les jeunes Italiens sont alors tiraillés entre la pression populaire locale et la volonté officieuse des consuls de rapatrier les jeunes hommes mobilisables dans la péninsule, et ce bien avant l’entrée en guerre de l’Italie299. Dès le mois d’août 1914, le vice-consul communique aux habitants italiens de la ville, par voie de presse et d’affiches, l’arrivée d’un navire de la Marine italienne, le Parténope, dans le port de Bône officiellement destiné à rapatrier les familles ayant signifié leur désir de rentrer en Italie, conformément au décret Poincaré du 8 août 1914300. Le personnel municipal établit la liste qui permet d’identifier les partants. Le 17 août, à l’arrivée du navire, le vice-consul fait embarquer 300 italiens « inconnus de nous », exclusivement des jeunes hommes valides, laissant à Bône femmes, enfants, vieillards pourtant inscrits sur la liste dressée par la municipalité301. Ainsi, malgré sa neutralité, le gouvernement italien commence dès le début du conflit à mobiliser les Italiani all’estero, ce qui, localement, alimente les craintes de l’administration française.
113À partir de mai 1915, l’Italie étant désormais engagée dans le conflit, le personnel consulaire traque les mobilisables malgré ses moyens limités, tentant tant bien que mal d’inciter ses ressortissants à s’engager pour l’Italie302. Beaucoup tentent alors d’y échapper en se faisant réformer avec la complicité de médecins français chargés par les consuls de superviser les potentielles recrues303. D’autres, sans travail après la fermeture des mines du Kouif ou la diminution des activités portuaires, attendent à Bône leur rapatriement et sont mobilisés sur le front tripolitain304. Ceux qui choisissent de s’engager comme volontaires aux côtés de la France dans les premiers jours semblent alors peu nombreux, une vingtaine dans les quinze jours qui suivent le début de la mobilisation générale. Pourtant, les Italiens sont les étrangers les plus nombreux à intégrer les rangs français si l’on prend en compte l’ensemble du territoire, métropole et Algérie confondues305. Ils intègrent les rangs de la légion étrangère, la Compagnie Mazzini ou le régiment garibaldien créé en septembre 1914306. On peut se demander si l’enthousiasme modéré ne concerne pas seulement Bône mais l’ensemble de l’Algérie. Dans son étude très détaillée, Hubert Heyriès ne mentionne que quatre garibaldiens nés dans la colonie et onze y résidant307. Toutefois, à mesure que le conflit s’enlise, le gouvernement français a besoin de soldats supplémentaires. Face à la nécessité militaire, les fils d’étrangers, auxquels la loi laisse le droit de choisir la nationalité sont obligés de servir la France et de devenir français. L’arrêté du 9 avril 1915 étend ainsi la mobilisation « aux fils d’étrangers devenus français à titre définitifs [cas n° 1] ou susceptibles de le devenir avant une certaine date »308. Plus tard, la loi du 3 juillet 1917 impose à tout fils d’étranger, né et résidant en France de plus de 18 ans, à rejoindre l’armée à moins qu’il ne répudie dans les trois mois.
114Après deux années où le climat reste pesant pour la population d’origine italienne, vient le temps de la reconnaissance. Il faut attendre la « dégradation de l’Union sacrée » scellant le sort des colonisés à la puissance coloniale, qui se traduit par le développement de la résistance à la conscription des Algériens et les troubles insurrectionnels dans l’arrondissement de Batna, pour que la contribution des fils d’étrangers soit davantage mise en avant309. Dès le 27 juin 1916, devant le Conseil supérieur du gouvernement, le Gouverneur Général Charles Lutaud (1911-1918), s’enthousiasme ainsi :
Le peuple algérien, envisagé dans toutes ses fractions a été admirable […] Le premier appel de la mobilisation […] n’a donné lieu qu’à des scènes d’enthousiasme, auxquelles ont participé, pêle-mêle et du même cœur, Français d’origine et Français d’adoption310.
115À l’heure du bilan, le sacrifice des Algériens musulmans (26000 morts) et des « Français d’Afrique du Nord » (12000 morts)311 est largement célébré même si l’« on se livra à une polémique dégradante pour dire laquelle des deux communautés de l’Algérie se sacrifia le plus »312, oubliant presque qu’un certain nombre d’étrangers résidant dans la colonie s’étaient engagés aux côtés de leurs anciens compatriotes naturalisés. Charles-Robert Ageron rappelle toutefois que la contribution des « Français d’Algérie » fut bien moins importante qu’elle n’aurait pu l’être, plusieurs régiments de zouaves ayant été mobilisés sur place ou ayant été rappelés du front pour prévenir et contenir les révoltes locales, ce qui ne manqua pas d’indigner certains parlementaires métropolitains313.
116Le rôle de cohésion joué par la guerre au sein de la société française est un thème classique de l’historiographie de la Première Guerre mondiale. Dans une société coloniale telle qu’elle s’est construite au cours des premières décennies de la Troisième République, avec une pluralité des statuts juridiques, politiques, et sociaux au sein même de la minorité « dominante », l’adhésion collective à une identité commune procède toutefois plus du mythe que de la réalité. Plutôt qu’une cohésion, on préférera évoquer un rapprochement entre Français de toute origine plutôt qu’entre Européens. Après-guerre, la population européenne reste un ensemble encore très hétérogène même si, nous le verrons, les écarts sociaux et culturels tendent à s’amenuiser entre Français, naturalisés et étrangers, face à des Algériens qui parviennent lentement à desserrer l’étau qui les enserrent depuis près d’un siècle.
117Finalement, la crise politique qui débute au milieu des années 1890 fait ressortir les contours de la délicate intégration politique des Français d’ascendance étrangère et les multiples divisions au sein de la population européenne. D’un côté, les « néos », ces jeunes citoyens Français d’ascendance étrangère, sont accusés de porter le germe du séparatisme et de négliger leur patrie d’adoption. De l’autre, les « naturalisés », pour la plupart nés hors de la colonie, sont assimilés aux étrangers. Ils ne sont alors considérés ni tout à fait comme « Algériens », ni tout à fait comme « étrangers », mais comme des « naturalisés », des « Français par contrainte ». Lorsque l’Algérie obtient l’autonomie budgétaire en 1898, leur statut est immédiatement remis en cause, conformément aux vœux des dénonciateurs du « péril naturalisé ». Dans l’immédiateté de la crise, il faut donc nuancer l’affirmation de Didier Guignard selon laquelle « les véritables victimes de la crise étaient donc bien les juifs et les musulmans »314. Les étrangers naturalisés sont bien exclus de la direction des affaires économiques et leur attachement à la République déconsidéré plusieurs années durant.
118À Bône, le poids de l’électorat « néo », la pluralité de statuts au sein des familles, le rôle que jouent Italiens et naturalisés dans le système Bertagna, invitent à élargir le champ d’analyse. On peut d’ailleurs considérer que leur implication politique est d’autant plus importante que la diversité des mesures discriminatoires prononcées par le Gouvernement Laferrière est grande et que les mises en garde des consuls envers leurs administrés sont fréquentes. La période d’accalmie au cours de laquelle la culture italienne imprègne l’effervescence culturelle de la Belle époque algérienne consacre finalement la reconnaissance de la société locale aux Italiens. Comme en métropole, la décennie qui précède la guerre correspond ainsi à un « apaisement des mœurs » et de la violence xénophobe des discours à leur encontre315. La guerre n’intervient que comme une étape qui accentue un peu plus le rapprochement entre Européens dans un réflexe « d’anti-submersion » pour reprendre les termes de Gilbert Meynier316. Au sortir de la celle-ci, il faudra désormais résister à la pression démographique des Algériens musulmans et à la place croissante qu’ils occupent dans l’espace politique et social.
Notes de bas de page
1 G. Noiriel, Le creuset français… cit.
2 D. Guignard, L’abus de pouvoir… cit., p. 342.
3 D. Guignard, Les crises en trompe l’œil de l’Algérie française des années 1890, dans Histoire de l’Algérie à la période coloniale… cit., p. 218-223, p. 218.
4 Sur ce point, voir J. Bouveresse, Un parlement colonial ?… cit., t. II, p. 2
5 L’expression fait ici référence au titre d’une correspondance adressée au journal métropolitain Le Temps en juin 1894, dans laquelle un colon français de la région d’Alger réclame des réformes économiques et agricoles. Le mal de l’Algérie, Paris (Imp. de C. Pariset), 1894.
6 C.-R. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine… cit., p. 39.
7 Ibid., p. 19.
8 D. Guignard, L’abus de pouvoir… cit.
9 D. Prochaska, The political culture of settler colonialism in Algeria : politics in Bône, 1870-1920, dans Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 48-49, 1988, p. 293-311.
10 Se reporter au chap. 3-3.
11 Cité par J.-J. Jordi, Les Pieds-Noirs, Paris, 2009, p. 25.
12 Une indépendance imputée à la décision d’abolir l’esclavage et d’accorder des droits politiques. Voir M. Dorigny, Aux origines : l’indépendance d’Haïti et son occultation, dans P. Blanchard, N. Bancel et S. Lemaire (dir.), La Fracture coloniale : la société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, 2005, p. 45-55.
13 R. Bergot, L’Algérie telle qu’elle est, Paris, 1890, p. 255.
14 AN, C//5366, citation tirée de la profession de foi de Dominique Forcioli, candidat radical-socialiste dans la première circonscription de Constantine aux élections législatives du 8 mai 1898. Ce dernier conclut sa déclaration par : « Vive l’Algérie redevenue une terre française ! Vive la République ! ».
15 Les comptages effectués par Didier Guignard montrent que dans certaines communes de plein exercice comme Aïn-Beida (Constantinois), Médéa (Algérois) et Aïn Khial (Oranais), la proportion d’électeurs juifs dépasse les 40 %. Dans quelques communes mixtes où les Européens sont peu nombreux, elle dépasse même les 70 % (Laghouat et Djelfa). L’Abus de pouvoir… cit., p. 648. Les chiffres concernent l’année 1901.
16 Ibid., p. 60.
17 P. Melon, Problèmes algériens et tunisiens : ce que disent les chiffres, Alger (Augustin Challamel), 1903, p. 32. Paul Melon fait un voyage en Algérie et en Tunisie au milieu de l’année 1901. Il ne précise pas d’où il tire ses chiffres mais évoque dans l’introduction de son ouvrage avoir quelques « amis bien placés ».
18 Paul Melon est particulièrement actif entre 1881 et 1903, période au cours de laquelle il publie une vingtaine d’ouvrages. Protestant, fervent partisan de la colonisation en Afrique et en Asie, c’est un acteur central du développement de l’enseignement secondaire français à l’étranger. J.-Cl.. Kuperminc, La langue de la liberté : la place du français dans le réseau scolaire de l’Alliance israélite universelle, de 1860 à 1940, dans P. Cabanel (dir.), Une France en Méditerranée : écoles, langue et culture, XIXe-XXe siècles, Toulouse, 2006, p. 307-320, p. 316, et F. Chaubet, La politique française et la diplomatie de la langue : l’Alliance française (1883-1940), Paris, 2006, p. 76 et 77.
19 Chiffres cités par P. Melon, op cit., p. 38. Les chiffres proposés par Didier Guignard sont inférieurs pour l’Algérois et très supérieurs pour le Constantinois, op. cit., p. 415, n. 496.
20 ANOM. 93/2004, télégramme du préfet de Constantine au Gouverneur Général, 30 juin 1900.
21 P. Melon, op. cit., p. 27.
22 Les électeurs européens naturalisés y atteignaient respectivement 75 % et 64 % en 1898. D. Guignard, op. cit., p. 419.
23 Chiffres tirés de P. Melon, op. cit., p. 32.
24 C.-A. Julien, L’Afrique du Nord en marche… cit., p. 34.
25 C. Liauzu, Heurs et malheurs du cosmopolitisme… cit., p. 540.
26 M. Martiniello, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, Paris, 1995, p. 18.
27 Didier Guignard explique que « dans des circonscriptions toujours plus vastes et plus peuplées que la moyenne métropolitaine, les scrutins se jouent souvent à quelques voix d’écart. Solliciter un vote communautaire est donc beaucoup plus décisif qu’en France » : op. cit., p. 530.
28 Sur l’antisémitisme en Algérie pendant la période coloniale, voir la récente synthèse de G. Dermenjian, Les Juifs d’Algérie entre deux hostilités (1830-1943), dans J. Allouche-Benayoun et G. Dermenjian (dir.), Les Juifs d’Algérie : une histoire de ruptures, Aix-en-Provence, 2015, p. 105-133.
29 Dès 1870, des ligues antijuives se forment spontanément dans toute l’Algérie, principalement dirigées par des hommes de la mouvance radicale défaits aux élections locales de 1871. Mais celles-ci ne se structurent durablement que dans la seconde moitié des années 1890 toujours autour de l’opposition radicale qui peine alors à s’imposer dans les municipalités algériennes.
30 A. Barral, op. cit., p. 40.
31 C.-R. Ageron, Histoire contemporaine… cit., 1964, p. 60. Le socialiste René Viviani affirme ainsi qu’« en Algérie, la meilleure forme de combat social, c’est l’antisémitisme », cité par A. Juving, Le socialisme en Algérie… cit., p. 89.
32 D. Guignard, Les crises en trompe l’œil… cit., p. 218-223.
33 G. Kauffmann, Édouard Drumont, Paris, 2008, p. 79.
34 L’Éveil bônois, 17 mars 1899. Autoproclamé « antijuif », le journal de Maxime Rasteil relate à partir de cette date les réunions de la Ligue antijuive de Bône.
35 A. Bonnard, Pêche côtière… cit., p. 42.
36 Forcioli perd les élections contre Gaston Thomson, républicain opportuniste, (4885 contre 5130). Ce dernier, surnommé « tomate » par ses opposants, est proche de Léon Gambetta et un soutien continu de Jérôme Bertagna. Né à Oran en 1848, il est une figure centrale de la vie politique constantinoise jusqu’à sa mort en 1932.
37 Ce chiffre est donné par L.-P. Montoy, Un journal algérien au XIXe siècle… cit., p. 120.
38 P. -L. Montoy, La presse dans le département de Constantine (1870-1918)… cit., t. I, p. 287. Ce travail, ordonné en fiches signalétiques, est une étude précise de la fondation et de la diffusion de tous les journaux du département de Constantine.
39 Se reporter au chap. 6-3.
40 P. -L. Montoy, op. cit., p. 603-611.
41 A. Garrigou, Clientélisme et vote sous la Troisième République, dans J.-L. Briquet et F. Sawicki (dir.), Le clientélisme dans les sociétés contemporaines, Paris, 1998, p. 39-74, p. 39.
42 D. Guignard, op. cit., p. 411.
43 C.-R. Ageron, op. cit., p. 365.
44 Cité par le Général Broussard, L’affaire des phosphates : rapport du général Broussard sur les Inculpés, Bône (Imp. bônoise), 1898, p. 1.
45 Après un passage au sein de la Direction générales des affaires civiles, Jules Cambon est nommé préfet de Constantine le 13 juin 1878, fonction qu’il occupe jusqu’en avril 1879. Voir sa biographie de carrière dans A. Caudron et J.-L. Planche, Dossier : les préfets d’Algérie 1849-1962, dans Parcours : l’Algérie, les hommes et l’histoire, 16-17, 1992, p. 79-139, p. 93.
46 J. Cambon, Le Gouvernement Général de l’Algérie (1891-1897), Paris-Alger, 1918, p. 249. Sur ces pratiques, voir F. Pomponi, Pouvoir et abus de pouvoir des maires corses au XIXe siècle, dans J.-L. Briquet et F. Sawicki, La tradition en mouvement : clientélisme et politique en Corse, Paris, 1997.
47 F. Arzalier, Les Corses et la question coloniale, Ajaccio, 2009, p. 94.
48 Évoquant le maire d’Ain Tinn répondant au nom de Paul André Susini, véritable petit potentat local coupable de nombreux abus auprès de ses administrés, Ageron le présente comme un Italien alors qu’il est, comme on peut le noter dans l’état civil, originaire de Calvese, petit village situé au sud-ouest de la Corse. Les Algériens musulmans et la France… cit., t. I, p. 504.
49 D. Prochaska, Making Algeria French… cit., p. 148.
50 La biographie qui suit s’appuie en partie sur celle proposée par Didier Guignard. Elle est complétée par les informations recueillies dans les actes d’état civil. Un portrait de Jérôme Bertagna est inséré dans l’annexe 36.
51 ECA.
52 Dans l’absolu, Jérôme (Gérome) n’est pas l’aîné de la fratrie puisqu’un premier enfant, du nom de Dominique Gérome, né et meurt en 1842 (ECA).
53 Il est alors révoqué le 30 mai 1873 par décret de Mac Mahon pour avoir autoriser le placardage d’affiches hostiles au prince d’Orléans. Il est à nouveau conseiller municipal en 1878.
54 J. Bouveresse et L.-P. Montoy, Les Maires des aglomérations… cit., p. 147.
55 L’expression est employée par l’un de ses détracteurs qui réagit à sa réélection à la chambre de commerce en 1880. Thierry Cellerin, qui soutient le perdant Toche, attaque Jérôme Bertagna sur la médiocrité du projet qu’il a présenté pour l’agrandissement du port. Première lettre bônoise, élection du président de la Chambre de commerce de Bône, de son influence sur l’avenir du port, Bône (Alex Carle), 1880.
56 Du 8 mars au 10 mai 1878, puis du 8 janvier 1880 au 22 février 1881.
57 Il est également président de la Chambre de commerce de Bône du 19 juin 1911 au 11 novembre 1916.
58 ANOM, B/1/4, compte-rendu du jugement dans l’affaire des sucres. En juillet 1894, Jérôme Bertagna est notamment condamné puis absout par le tribunal de commerce de Bône pour tromperie sur marchandises. De son côté, Dominique Bertagna obtient un non-lieu dans une affaire de viol pour le motif que « la victime était âgée de plus de treize ans », ce qui lui vaut le surnom de « tripoteur sarde ». C.-R. Ageron, Les Algériens musulmans et la France… cit., t. I, p. 504.
59 J. Bouveresse, Un parlement… cit., t. II, p. 421.
60 Comme les Cuttoli à Philippeville ou les Mercier à Constantine.
61 La retentissante « affaire des phosphates de Tébessa », dans laquelle il est accusé d’avoir obtenu illégalement une concession minière pour la revendre ensuite à un homme d’affaires anglais, Henry Jacobsen, lui vaut de vives attaques dans tout le département de Constantine.
62 Eugène Étienne, député d’Oran, cité par D. Prochaska, Making Algeria French… cit., p. 196.
63 Gaston Thomson possède le record de longévité à une députation sous la Troisième République. Sur le profil des élus européens d’Algérie, voir les travaux de J. Bouveresse et L.-P. Montoy (nd), et de J.-M. Valentin (2010).
64 David Prochaska consacre plusieurs pages à cet épisode électoral qui marque selon lui le point culminant de la crise politique à Bône. La ville ne connaîtra qu’une agitation limitée lors des évènements d’Alger et d’Oran en 1898, op. cit., p. 198 et suiv. Cependant, nous verrons que c’est bien lors des législatives de 1898 que le système Bertagna est le plus contesté.
65 Maxime Rasteil, poète et imprimeur originaire de Corrèze, est surtout connu pour son hommage aux colons de 1848 (Le calvaire des colons de 1848, Paris, Eugène Figuière, 1930). Il est le principal adversaire de Jérôme Bertagna et le publiciste bônois le plus actif de la fin du siècle. Lors de l’élection municipale de 1896, il se déclare candidat indépendant mais il est soutenu par Édouard Drumont qui lui consacre plusieurs articles dans son quotidien La Libre Parole, notamment dans le numéro du 26 juillet 1896.
66 J. Bouveresse, Un parlement colonial… cit., t. II, p. 409.
67 Voir l’article publié dans le journal sétifois La liberté du 21 janvier 1904, dans lequel il dénonce les « obsèques truquées » de Bertagna.
68 Revue algérienne et tunisienne de législation et de jurisprudence, 1894, t. X, p. 430. Lors des conflits électoraux locaux, l’usage des procédures d’inculpation est courant. Le dossier de l’affaire Rasteil sur laquelle nous reviendrons est conservé aux AN, BB/18/2029/A89.
69 Tiré du pamphlet intitulé Les scandales algériens : un centre de colonisation en Algérie, Bône (Imp. Rombi et Rasteil), 1895, p. 14, dans lequel il dénonce la révocation injustifiée par la municipalité d’un médecin de colonisation dans le centre d’Oued-Zenati.
70 Le Français, 11 mars 1896, cité par L.-P. Montoy, op. cit., p. 332.
71 Ibid. Quelques-uns de ces surnoms font explicitement référence au contentieux franco-italien sur la Tunisie qui s’enlise entre mai et août 1896. Francesco Crispi, président du conseil réputé gallophobe à qui est attribué le revers éthiopien d’Adoua et qui démissionne le 14 juin 1896 ; Saporito (« Sapor »), député et président de la commission chargée de l’examen du projet de loi portant ratification du traité franco-tunisien, s’oppose à un rapprochement avec la France. P. Milza, Français et Italiens… cit., t. II, p. 647. Le rapport de force diplomatique sur la question tunisienne a certes un écho limité dans le Constantinois – pas de traces de manifestation quelconque directement liée aux tensions internationales – mais il donne des arguments à ceux qui, comme Maxime Rasteil, voient d’un mauvais œil l’augmentation perpétuelle des « néos » dans les administrations locales.
72 ANOM, B/1/6, rapport du commissaire spécial des chemins de fer et des ports de la gare de Bône, 30 août 1896.
73 Le 10 décembre 1896, la mise en accusation du magistrat Jénot par quatre directeurs de journaux bônois pour insultes à l’encontre de Jérôme Bertagna, prononcées lors d’une confrontation, se solde par une bagarre entre « bertagnistes » et « anti-bertagnistes ». APCA, Police générale, 1896.
74 La presse italophone est alors inexistante en Algérie tandis qu’elle se développe largement de l’autre côté de la frontière tunisienne depuis le début des années 1880. Le premier journal en langue italienne édité en Tunisie, Giornale di Tunisi e Cartagine, parait le 21 mars 1838. Michele Brondino recense la publication de 59 titres entre 1838 et 1914. La presse italienne en Tunisie… cit. Elle se développe surtout au début du XXe siècle autour du mouvement ouvrier. C. Liauzu, La presse ouvrière européenne en Tunisie (1881-1939), dans Annuaires d’Afrique du Nord, 1970, p. 933-955. Se reporter à l’annexe 32.
75 Lega franco-italiana, 17 décembre 1896
76 P. Milza, op. cit., t. II, p. 495.
77 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.394. On y trouve le second numéro datant du 12 mars 1891, la BNF possède la collection complète de l’hebdomadaire (29 numéros du 5 mars au 27 septembre 1891).
78 Le Courrier de Bône, 12 décembre 1898.
79 Toutefois, ce n’est qu’à partir du troisième numéro que les communiqués du vice-consulat de Bône, dirigé alors par Ugo Batacchi, sont insérés dans le journal. Gasparri annonce ainsi en italien que « La Lega Franco-italiana est à partir d’aujourd’hui désignée pour publier les décrets et les circulaires que le gouvernement envoie aux consulats » (numéro du 17 décembre 1896).
80 Si la signature de trois conventions, le 28 septembre 1896, n’apaise pas immédiatement les tensions, le rapprochement franco-italien finit par s’opérer sous l’impulsion de Camille Barrère, ambassadeur de France à Rome à partir de 1897. G. Ferragu, « Camille Barrère, ambassadeur de France à Rome et le rapprochement franco-italien de 1898 à 1914 », thèse pour le doctorat d’Histoire, Université Paris X-Nanterre, 1998, p. 6.
81 Depuis plusieurs années, des organes radicaux dénoncent le nombre croissant d’ouvriers italiens secourus par les Bureaux de Bienfaisance d’Algérie, ces derniers ne disposant d’aucune structure mutualiste : 3294 en 1891, 5403 en 1893, 3531 en 1896 (Recensements généraux du GGA). Dans le numéro du 25 décembre 1896, Gasparri réagit à travers un article intitulé « Les Italiens en Algérie », louant l’apport des ouvriers italiens de Bône à la mise en valeur de la plaine, dans le seul but de justifier leur droit à bénéficier des structures locales de santé. Par ailleurs, le fait que Gasparri insiste sur l’adoption volontaire de la nationalité française montre bien sur quel terrain sont alors attaqués les naturalisés.
82 La courte durée de vie du journal (sept numéros seulement sortent entre le 10 décembre 1896 et le 3 janvier 1897) s’explique peut-être par cette position ambivalente tenue par La Lega qui reste la première (et la seule) manifestation publique d’un attachement des immigrants à leur pays d’origine avant 1914.
83 Lega franco-italiana, 30 décembre 1896. Le 25 juin 1899, après le regain de xénophobie qui suit la crise séparatiste, Giovanni Gasparri célèbre à nouveau l’amitié franco-italienne en faisant paraître à Bône un nouveau journal franco-italien intitulé Il Corriere internazionale, dont le premier et unique numéro est consacré la célébration du quarantenaire de la bataille de Solferino. Il Corriere internazionale, 25 juin 1899.
84 Lega franco-italiana, 17 décembre 1896.
85 AN, C//5366, lettre du commissaire spécial de surveillance et de sûreté au Procureur de la République de Bône, 27 septembre 1897.
86 Depuis l’élection de Prosper Dubourg en 1878, la presse bônoise est aux mains des opportunistes mais une presse d’opposition tantôt radicale, tantôt déclarée « républicaine indépendante », commence à se développer à partir de 1896 sous l’impulsion du radical Dominique Forcioli et de Maxime Rasteil. Entre 1896 et 1898, onze journaux d’opposition « antibertagnistes » (sept radicaux, trois républicains indépendants et un socialiste) sont fondés à Bône.
87 Voir notamment P. Milza, Voyage en Ritalie… cit., p. 138.
88 D. Prochaska, The political culture of settler colonialism… cit., p. 293.
89 F. Bonnet, Les machines politiques aux États-Unis : clientélisme et immigration entre 1870 et 1950, dans Politix, 92-4, 2010, p. 9-23, p. 10. Celle-ci est organisée autour d’une figure, un boss, généralement le maire, qui s’appuie sur des ward leader (chefs de service), qui pourraient être ici les adjoints municipaux, et sur des precinct captains (chefs de circonscription), qui équivaudraient aux agents électoraux. Toutefois, si le système Bertagna fonctionne sur un modèle quasi-similaire, la dimension ethnique n’est pas aussi forte qu’aux États-Unis et l’ancrage social des partis politiques est bien plus friable tandis que la fraude électorale y est beaucoup plus pratiquée.
90 En métropole, le clientélisme électoral se retrouve surtout dans le patronage des fêtes nationales, comme le 14 juillet. Il n’est pas aussi agressif, ni aussi développé qu’en Algérie. O. Ihl, « La citoyenneté en fête : célébrations nationales et intégration politique dans la France républicaine de 1870 à 1914 », thèse pour le doctorat d’Histoire, EHESS, 1992, p. 323.
91 Cité par D. Guignard, op. cit., p. 411.
92 L. Arnaud, op. cit., p. 130.
93 Rapport de la commission d’enquête de 1898 cité dans AN, C//5366, protestation contre l’élection de Thomson, 17 mai 1902.
94 La partie de la statue réalisée par le sculpteur Jean Sicard représentant Jérôme Bertagna a été attribuée à la famille Bertagna suite à son rapatriment par l’armée en 1962. Elle se trouve aujourd’hui dans le Rhône, dans la commune de Fleurie. A. Amato, Monuments en exil, Paris, 1979, p. 175-176.
95 L. Arnaud, op. cit., p. 130.
96 Se reporter au chap. 5-3.
97 AN, C//5331, élections législatives du 22 septembre 1889. Le décalage entre l’insouciance de Pisani et l’outrance que peuvent provoquer de tels aveux parait surprenant mais les actes mentionnés par Pisani n’ont alors rien d’illégal. Un certain nombre de pratiques ne sont pas encore instituées comme « le secret de l’isoloir » instauré en France en 1913. O. Ihl, Vote public et vote privé, dans P. Perrineau et D. Reynié (dir.), Dictionnaire du vote, Paris, 2001, p. 960-965, p. 963.
98 AN, C//5366, élections législatives du 8 mai 1898, rapport d’enquête du 17 novembre 1897 fait par le conseiller de préfecture Louis Arripe. Cette commission est surtout accusée d’avoir modifié les adresses de certains électeurs afin d’équilibrer les deux collèges (nord et sud) et d’assurer le retour de cartes électorales en nombre suffisant.
99 AN, C//5366, déposition de Paul Guy, employé à l’usine à Gaz depuis 1892. Ce dernier raconte que « les cartes électorales du personnel de l’usine avaient été retirées de la mairie par les soins de Maggiore et de son comptable Fischini. La veille de l’élection, les employés furent priés de se trouver le lendemain à l’usine à 7h et demi du matin. Là, on les conduisit au magasin de l’usine situé rue du 4 septembre, maison Salfatin, et dans le magasin même la carte et un bulletin au nom de Thomson fut remis à chacun d’eux par Fischini ».
100 Nous revenons plus en détail sur son parcours dans le chap. 6-3.
101 AN, C//5366, lettre de M. Barthélémy au Procureur de la République, 27 septembre 1897.
102 AN, C//5366, lettre d’Amédée Bengin au maire de Randon. D’après un encart publicitaire édité dans un journal commercial, le négoce de Gaspard Pancrazi est situé au cœur du quartier commerçant de la ville nouvelle, 12 rue Négrier, et est spécialisé dans la vente liège et de peaux de moutons, d’agneaux et de chèvres. Le monde du travail de l’Afrique française, 28 février 1897.
103 AN, C//5366, protestation des électeurs bônois contre l’élection au Conseil général de Félix Petrolacci, 2 octobre 1897.
104 ANOM, B/1/4, rapport du commissaire spécial de la Gare de Bône, 30 août 1896.
105 AN, C//5366, lettre d’Amédée Bengin au maire de Randon, 11 in 1898.
106 À l’office des Bertagna dans la nouvelle ville (rue Mesmer) tenu par Dominique et Augustin Bertagna ; dans les bureaux de l’acconier de la Compagnie des Phosphates, Ferdinand Chamboredon, ou encore au domicile du conseiller municipal d’origine maltaise Manueli dans le quartier de la Colonne Randon.
107 AN, C//5366, lettre d’Amédée Bengin au maire de Randon, 11 juin 1898.
108 Se reporter au chap. 4-3. Lorsque l’on se tourne vers les dossiers de naturalisation des marins italiens, il n’est pas rare de trouver des lettres d’appui de Bertagna ou de Thomson adressées au garde des sceaux, rendant la procédure encore plus arbitraire. De même, les dossiers de pêcheurs datant de l’époque au cours de laquelle Jérôme Bertagna est maire de Bône sont très souvent incomplets.
109 AN, C//5366, protestation du Comité de Bône contre l’élection de Thomson, par Rouyer, Béguin, Pajot et Nègre, 28 mai 1898.
110 A. Billiard, Le péril étranger, dans Bulletin de la réunion d’études algériennes, 8-9, 1905, p. 278.
111 Ibid.
112 L’article 3 est celui qui permet aux étrangers résidant depuis trois années à soumettre une demande de naturalisation.
113 Proposition de loi 635, Session de 1899, Chambre des députés, Annexe au procès-verbal de la séance du 20 janvier 1899. Nous revenons plus en avant sur le contenu de cette proposition. Les quatre articles de la proposition de loi sont reproduits dans l’annexe 10.
114 On retrouve ainsi le même mécanisme d’exclusion mis en avant par Nancy L. Green au sujet des juifs français à l’encontre des juifs immigrés en métropole au début de la Troisième République. Les travailleurs immigrés juifs à la Belle Époque : le « Pletzl » de Paris, Paris, 1984, p. 84.
115 V. Demontès, Le problème étranger en Algérie et les effets des lois de naturalisation, extrait du Bulletin de la Société de Géographie d’Alger et d’Afrique du Nord, Alger (S. Léon), 1900, p. 4.
116 C.-R. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine… cit., p. 62.
117 ECA. Plusieurs ouvrages historiques font erreur en le mentionnant comme né à Alger et fils d’un maçon milanais.
118 Voir la biographie avec photographie faite par E. Masson, Max Régis et son œuvre, Paris, 1901.
119 M.-L. Lamarque, Civilités barbares : femmes d’Orient et d’Occident, Algérie (1830- 1962), Paris, 2013, p. 127.
120 Comme l’explique René Galissot, Régis se rapproche du leader du parti socialiste ouvrier algérien, Daniel Saurin. Dans sa notice, il oublie de mentionner que ce dernier est par ailleurs marié à une cousine de Max Régis, Irma Régis-Milano, née à Mosso Santa Maria de laquelle il divorce en 1898 (ECA). Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Maghreb, Paris, 2006, p. 548.
121 En effet, à l’exception de Constantine où une ligue antijuive constituée en 1895 permet aux « radicaux antijuifs » de remporter leur première municipale en 1896, les grandes villes du littoral constantinois restent aux mains des opportunistes. De 1893 à 1898, le député de la 2nde circonscription du Constantinois est pourtant le radical Dominique Forcioli mais celui-ci n’a obtenu son siège qu’après la « Conciliation » passée avec les Bertagna et Gaston Thomson qui briguait la 1ère circonscription. « Voter pour mon ami Thomson, c’est voter pour moi » disent en 1893 les affiches électorales du candidat radical. Cette entente passée avec l’ennemi Thomson, le même qui a fait perdre à Forcioli son siège de député, provoque une scission chez les radicaux, les affaiblissant considérablement (AN, C//5345, protestation contre l’élection de Thomson dans la 1ère circonscription par les électeurs de Constantine). Au lendemain de sa réélection, le journal radical Le Réveil bônois du 23 août 1893 titre « Traitre et renégat qu’il était, il devient aujourd’hui l’élu des napolitains ».
122 J.-L. Rizzo, Thomson, Gaston, dans J.-P. Zanco (dir.), Dictionnaire des ministres de la Marine (1689-1958), Paris, 2011, p. 499-503.
123 Ainsi signent-ils leurs appels aux manifestations. A. Casteran, L’Algérie française de 1884 à nos jours : péril juif, péril étranger, péril arabe, procès d’un agitateur, réformes algériennes, Paris, 1900, p. 225.
124 Ibid., p. 54.
125 Dans une discussion engagée avec l’anarchiste Ernest Girault, compagnon de route de Louise Michel lors de sa tournée algérienne de 1904, Émile Morinaud aurait répondu ironiquement au premier l’accusant d’avoir fait « le jeu de Rome et de la Réaction » : « C’est cela, nous sommes les réactionnaires, nous les radicaux-socialistes, tous les anticléricaux – qui ne faisons pas baptiser nos enfants ; nous qui avons créé le mouvement socialiste et syndicaliste – mais comment appellerez-vous monsieur Jaurès ? ». E. Girault, Une colonie d’enfer, Paris, 2007, p. 107. Sur la tournée de Michel et Girault, voir C. Chauvin, Louise Michel en Algérie, Paris, 2007. À noter qu’ils parcourent principalement le centre et l’ouest de la colonie. Ils se rendent à Constantine mais pas à Bône. Leur venue est signalée dans les journaux L’Indépendant et L’Écho de Constantine du jeudi 10 novembre 1904 et du samedi 12 novembre 1904.
126 A. Bernard, L’Algérie, Paris, 1930, p. 431.
127 Stigmate que l’on retrouve encore à la fin de la période coloniale. « Les naturalisés méditerranéens ont pour le juif une haine atavique […] coudoyant les « Français de souche », ils sentent qu’on les tient à distance, que l’Algérie ne leur appartient pas, qu’ils y sont des intrus. Tolérés plutôt qu’admis, l’avenir les inquiète ». H. Favrot, La révolution algérienne, Paris, 1959, p. 41.
128 Cité par C.-A. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine… cit., p. 65.
129 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.394, lettre du 19 octobre 1900.
130 ASDMAE, AP, 1891-1910, Algeria, b.394, lettre de l’ambassadeur d’Italie à Paris au MAE italien relatant le rapport transmis par le CGA.
131 L. Travers, La ville de Bône… cit., t. III, p. 268.
132 D. Prochaska, Making Algeria French… cit., p. 147. En 1866, 35 % des étrangers de Bône sont nés dans la colonie. Ce pourcentage est encore supérieur en 1896 (52 % contre 49 %).
133 En 1901, plus d’un Français sur deux est né en Algérie. C’est moins qu’à Bône où deux-tiers des Français y sont nés. L. Travers, op. cit., t. III, p. 269. Au contraire, l’accroissement naturel des Algériens musulmans qui reste largement négatif pendant toute la période coloniale. D. Prochaska, op. cit., p. 144.
134 V. Demontès, Le problème étranger en Algérie… cit., p. 21.
135 Ibid., p. 25.
136 Ibid., p. 27.
137 J. Olier, Les résultats de la législation sur la nationalité en Algérie, Paris (Bureaux de la Revue politique et parlementaire), 1897.
138 Voir notamment son article La natalité française en Algérie rédigé en 1904 et publié dans le Bulletin du Comité d’Afrique française, avril 1906, p. 111.
139 V. Demontès, Les étrangers en Algérie, dans Bulletin de la Société de Géographie d’Alger, 1898, trimestres 3 et 4, p. 201-225, p. 221.
140 La mairie de Bône avait effectué un comptage pour le recensement de 1876. Le nombre des communes est précisé dans Exposé de la situation générale de l’Algérie, Alger (Imp. administrative), 1901, p. 16.
141 ANOM, 93/2004, lettre du 29 juin 1900. Le maire propose d’effectuer un relevé à partir des listes électorales qu’il reconnaît insuffisant car ne permettant pas de prendre en compte les « Français sous conditions suspensives », autrement dit ceux devenant Français à leur majorité par le biais de la loi de 1889.
142 R. Lespès, Alger : étude de géographie et d’histoire urbaines, thèse pour le doctorat, Faculté de Lettres de Paris, Paris, Félix Alcan, 1930, p. 496.
143 Recensements généraux du GGA.
144 L’avocat Georges Dupuy en 1898 cité par A. Dazet, Révision de la loi sur la naturalisation en Algérie et du décret Crémieux. Rapport fait au Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France, Alger, 1900, p. 11.
145 Cité par Augustin Casteran, op. cit., p. 101. Laferrière évoque ici la loi de 1889 mais aussi le décret Crémieux.
146 C.-R. Ageron, op. cit., p. 121.
147 Les historiens qui évoquent ce courant ont tendance à le qualifier de lobby mais n’en définissent jamais la structure. C’est le cas, par exemple, de Gérard Crespo. Les Italiens en Algérie… cit., p. 157.
148 Sur les loges maçonniques en Algérie, voir X. Yacono, Un siècle de franc-maçonnerie algérienne, 1785-1884, Paris, 1969. Et la contribution plus récente de M.-O. Gavois, Le tournant de 1899-1902 dans la Maçonnerie en Algérie à travers la loge Le Soleil levant, dans Cahiers de la Méditerranée, 72, 2006. Au cours de la convention de la Franc-maçonnerie de 1900, l’assemblée émet le vœu que les dispositions de la loi de naturalisation de 1889 ne soient plus applicables à l’Algérie.
149 Cité par J. Hess, La vérité sur l’Algérie, Paris, 1905, p. 288.
150 Hubertine Auclert a vécu quatre ans en Algérie au début du XXe siècle. Elle se rapproche alors de Drumont et fait éclore des associations féministes antijuives comme à Bône, prenant position contre les étrangers dans. Les femmes arabes en Algérie, Paris, 2009, p. 10.
151 JO, Chambre des députés, séance du 22 décembre 1898.
152 Laure Blévis explique bien comment les textes des juristes et des administrateurs de la colonie laissent transparaître une confusion constante entre les deux notions. Les avatars de la citoyenneté en Algérie coloniale ou les paradoxes d’une catégorisation, dans Droit et société, 48, 2001, p. 557-580, p. 565 et 566.
153 A. Mesplé, Algérie, dans Nouvelle Revue, 15 septembre 1898, p. 352. Armand Mesplé, agrégé d’histoire et de géographie, est président de la Société de géographie d’Alger où siège également Victor Demontès. Il exerce la fonction de professeur de littérature étrangère à l’École supérieure des Lettres d’Alger. C’est aussi la position suivie par Gaston Loth, quelques années plus tard. Le peuplement italien… cit., p. 484.
154 Le Conseil se compose de 60 membres : 29 sont nommés (16 membres du Gouvernement Général, 3 préfets, 3 généraux de divisions, 4 hauts fonctionnaires et 3 notables indigènes). Les 31 autres sont des élus (15 conseillers généraux, 16 Délégués financiers, dont 4 indigènes). A. Bernard, L’Algérie, Paris, 1930, p. 109.
155 Ils rééditent cette demande lors de la séance du 20 janvier 1897. Cité par Augustin Casteran, op. cit., p. 123.
156 Publié une première fois en 1882 puis une seconde en 1889, l’édition de 1897 connaît un succès international et est récompensée par le prix de l’Académie française. Voir le compte-rendu fait par Zaborowski dans le Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 8, 1897, p. 587-604.
157 Il propose ainsi qu’« avant de naturaliser en bloc les étrangers, il faut préparer leur transformation en Français ». L’Algérie, Paris, 1897, p. 240 et 455.
158 G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme… cit., p. 251.
159 JO, Débats parlementaires, séance du 19 février 1898. Comme le précise Paul Samary devant la Chambre, le projet de loi est rédigé par Jean Olier, premier adjoint au maire d’Alger et professeur à l’École de droit d’Alger. Lors du long débat autour de la proposition, la discussion tourne surtout autour de la question juive.
160 Discours à la Chambre du 23 décembre 1898, cité par A. Bonnard, op. cit., p. 49.
161 P. Melon, op. cit., p. 49.
162 G. Dazet, Révision de la loi sur la naturalisation en Algérie… cit.
163 A. Casteran, op. cit., p. 76.
164 La majorité électorale à 25 ans est réclamée par certains dénonciateurs comme Jules Lenormand. Questions algériennes : le péril étranger, Paris (J. André), 1899, p. 391.
165 C.-R. Ageron, op. cit., p. 64. Ageron précise que cette décision a été recommandée par les loges maçonniques d’Algérie en mars 1898.
166 J. Bouveresse, Un parlement colonial ?… cit., t. I, p. 94.
167 Selon Paulin Trolard, la municipalité Bertagna apporte alors un soutien infaillible aux naturalisés qui forment, comme on l’a vu, un vivier électoral indispensable. De la mentalité algérienne (à propos de la question des étrangers), Blida, 1905, p. 40. Face aux dénonciateurs du « péril naturalisé », celle-ci semble d’ailleurs jouer un rôle de modérateur. J. Lenormand, op. cit., p. 14. On sait, en tout cas, que le député de Bône Gaston Thomson n’intervient pas à la Chambre lors des débats sur la question de la naturalisation entre 1898 et 1901.
168 De ce point de vue, la population maritime italienne est spécifiquement visée en raison notamment du maintien supposé de liens avec leur patrie d’origine, de traditions culturelles et religieuses très marquées et d’un taux de scolarisation très faible de leurs enfants.
169 L’exclusion des jeunes étrangers naturalisés des Délégations financières, définitivement décidée en 1900, ne calme pas immédiatement les ardeurs des adversaires de la naturalisation. Certains, comme Fabre de Parrel, avocat général de la cour d’Appel d’Alger, appellent encore, en 1901, à « dénationaliser » l’ensemble des fils d’étrangers qui ne sont pas des Français de naissance. Observations sur les lois de naturalisation des étrangers en Algérie, Alger, 1901, p. 78.
170 Le 27 avril 1901, le village viticole de Margueritte (département d’Alger) est le théâtre d’une révolte paysanne contre le caïd du douar qui nécessite l’intervention de l’armée. Trois Algériens et cinq Européens sont tués. La médiatisation de la révolte, de sa gestion et de sa répression, entraîne le départ du successeur d’Édouard Laferrière, Paul Révoil (1901-1903). C. Phéline, La révolte de Magueritte : résistance à la colonisation dans une Algérie « pacifiée » (1901-1903), dans Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962)… cit., p. 249-254.
171 ECA. Gildo Radicci est l’employé d’un riche négociant en vin. C. Phéline, L’aube d’une révolution : Margueritte, Algérie, 26 avril 1901, Toulouse, 2012, p. 13.
172 Le recensement de 1901 comptabilise 1851137 Algériens musulmans et 124702 Européens dans le département de Constantine.
173 Cité par J. Hess, op. cit., p. 275.
174 Sur ce thème, voir notamment D.-J. Grange, L’Italie et la Méditerranée (1896- 1911)… cit., t. I, p. 566-568 et M. I. Choate, Emigrant nation… cit., p. 84 et 85.
175 Pierre Milza montre bien dans quelle mesure le mouvement français de colonisation agraire se structure tardivement en Tunisie et comment les milieux impérialistes français dénoncent la propriété italienne dans l’ouest tunisien. Par ailleurs, il déconstruit sans difficulté les arguments de Jules Saurin en montrant que les Français possèdent, en 1897, 23 fois plus de terre que les transalpins, op. cit., t. II, p. 515.
176 Ainsi surnommé par Henri Lorin, professeur à l’École coloniale de Bordeaux. Le peuplement français de l’Algérie et du Sud-Ouest de la France, Bordeaux, 1903, p. 3, n. 2.
177 Jules Saurin est un partisan chevronné du peuplement. Sous le titre de Directeur de la Société des Fermes Françaises de Tunisie, il publie plusieurs guides aux émigrants et une série d’ouvrages et d’articles consacrés à la colonisation française en Afrique du Nord.
178 M. Bacha, Patrimoine et monuments en Tunisie (1881-1920), Rennes, 2013, p. 215 ; C. Zytnicki, La Revue tunisienne de 1894 à 1914 : lieu d’un dialogue entre intellectuels des deux rives de la Méditerranée ?, dans C. Zytnicki et C. Bordes-Benayoun (dir.), Sud-Nord : cultures coloniales en France (XIXe-XXe siècles), Toulouse, 2004, p. 265-274.
179 Paulin Trolard, né à Sedan en 1842, s’installe dans le quartier de Saint-Eugène à Alger après le décès de son père en 1868. Il y cofonde l’Institut Pasteur et intègre l’hôpital civil. Auteur de plusieurs ouvrages sur la question des étrangers en Algérie, il est aussi président-fondateur de la Ligue du Reboisement et membre de la Réunion d’études algériennes. A.-N. Briat, J. de La Hogue, A. Appel et M. Baroli, Des chemins et des hommes : la France en Algérie (1830-1962), Hélette, 1995, p. 217.
180 Diana K. Davis retrace la création et les activités de la Ligue du reboisement qui constitue une sorte de lobby réunissant des personnalités civiles, des administrateurs, des scientifiques et des forestiers. Ses membres luttent pour l’adoption de programmes de reboisement et véhiculent un discours décliniste dont les boucs émissaires sont les Algériens, accusés de pratiques entrainant la déforestation du Tell. Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Seyssel, 2012.
181 P. Trolard, Le testament d’un assimilateur, Alger, 1903, p. 44.
182 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.394, lettre du consul général de Tunis au MAE, 26 janvier 1903.
183 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.394, lettre du 19 octobre 1900.
184 Le voyage est pris en charge par l’autorité consulaire comme on le constate dans les registres de leva italienne.
185 R. Brubaker, De l’immigré au citoyen, dans Actes de la recherche en sciences sociales, 99, septembre 1999, p. 3-25.
186 A. Crépin, La conscription en débat ou l’apprentissage de la nation, de la citoyenneté, de la République (1798-1889), Arras, 1998, p. 26-27. À cette époque, le département de la guerre cherche à modifier le rôle des officiers en vue de contribuer à l’éducation morale et sociale des soldats. Cet élan donne lieu à de nombreuses publications sur le sujet. Pour les conscrits maritimes, voir les travaux de Laÿrle, notamment Étude de l’éducation morale des marins des équipages de la flotte, Paris, 1907.
187 Charles Jonnart a déjà occupé brièvement les fonctions de Gouverneur Général entre 1900 et 1901.
188 Cité par J. Hess, La vérité sur l’Algérie… cit., p. 276. C’est d’ailleurs dans le contexte de la réforme de la conscription qu’il fait publier, six années après Laferrière, de nouvelles statistiques faisant apparaître l’ascendance des Français d’Algérie selon la modalité d’acquisition de la nationalité.
189 La convention franco-espagnole de 1862 réserve un mode de conscription particulier pour les ressortissants espagnols résidant en Algérie. Se reporter au chap. 3-3.
190 L’application conjointe de la loi Freycinet, qui allonge la mise en disponibilité de 20 à 25 ans, et de la loi du 26 juin 1889, élargit le corps des conscrits qui passe de 1798 en 1888 à 3239 en 1889. Sont comptés à part les israélites naturalisés et les étrangers espagnols soumis à la convention de 1862. V. Demontès, Le peuple algérien… cit., p. 570.
191 Fondée à la fin de l’année 1898 en réaction aux troubles séparatistes, la Réunion d’études algériennes publie, dans son troisième numéro, une discussion autour de la question de l’application du service militaire de trois ans à l’Algérie (1899, p. 50). Le président est Étienne Jean-Marie Flandin, ancien professeur de droit civil à la faculté de droit d’Alger (1880-1882) et ancien procureur général d’Alger. La première liste des membres, parmi lesquels Savorgnan de Brazza ou encore Paulin Trolard, est publiée dans le sixième numéro (p. 127-133). Elle s’allonge considérablement dans les années suivantes.
192 Paul Jean-Louis Azan n’a alors que 31 ans. Muté au service historique de l’armée après avoir servi cinq années au 2e régiment des Zouaves, il rédige plusieurs ouvrages d’histoire militaire, parmi lesquels Récits d’Afrique, Sidi Brahim, publié en 1905 et récompensé par l’Académie française.
193 Bulletin de la réunion d’études algériennes, 10, 1905, p. 316.
194 Ibid.
195 A. Billiard, Le péril étranger en Algérie, dans Bulletin de la réunion d’études algériennes, 8-9, 1905, p. 277.
196 A. Bonnard, op. cit., p. 45.
197 H. Lacaze-Duthiers, Histoire naturelle du corail… cit., p. 311.
198 Proposition de loi 635, Session de 1899, Chambre des députés, Annexe au procès-verbal de la séance du 20 janvier 1899. Le texte n’est pas validé par la Commission de la réforme de la législation civile.
199 Le texte du consul reproduit n’est ni daté, ni signé. Nous n’avons jamais trouvé d’indications laissant croire que l’État italien exige des Italiens naturalisés français qu’ils exercent leur service en Italie, du moins avant l’arrivée de Mussolini au pouvoir en 1922. Les consuls italiens en Algérie ont toujours reconnu le bon droit de la France sur son territoire malgré une certaine amertume et ils considèrent les pêcheurs italiens naturalisés comme des « éléments perdus » même s’ils espèrent toujours tirer profit de leur activité.
200 En 1910, Henri Garrot avance que les marins français d’origine italienne y « vont très volontiers lorsqu’ils sont appelés ». Histoire générale de l’Algérie, Alger, 1910, p. 1057.
201 Il faut distinguer les inscrits provisoires (de 12 à 18 ans et ceux qui ont navigué moins de 18 mois), des inscrits définitifs (de 18 et 50 ans) et des inscrits hors service (les réformés et les marins âgés de plus de 50 ans). Pour un détail de la loi du 24 décembre 1896, voir J. Royer-Collard, L’inscription maritime : la loi et la critique, [thèse pour le doctorat de Sciences politique et économique, Faculté de droit de l’Université de Dijon], Paris, 1905.
202 Selon Nicola Labanca, cela concerne en particulier la leva di mare qui n’est appliquée qu’à une proportion limitée de la population italienne, en particulier dans les régions du Mezziogiorno. Uniformi sul mare : note sul reclutamento della Marina militare nell’Italia liberale, dans P. Frascani (dir.), A vela e a vapore : economie, culture e istituzione del mare nell’Italia dell’Ottocento, Rome, 2001, p. 215-245, p. 221 et 235.
203 Se reporter au chap. 1-2.
204 Le recensement des conscrits se fait à partir des matricules enregistrées par les bureaux de l’Inscription maritime. Ils sont installés dans chaque chef-lieu des districts maritimes de la colonie. Gérard Crespo mentionne un procés-verbal du Conseil Supérieur de Gouvernement de janvier 1889 qui veut imposer une année supplémentaire pour les marins naturalisés mais il n’est pas appliqué. Les Italiens en Algérie… cit., p. 156.
205 Toutefois, le marin qui ne sait ni lire, ni écrire, et qui n’a pas satisfait aux exigences professionnelles, peut être maintenu une seconde année. J. Captier, « Étude historique et économique sur l’inscription maritime », thèse pour le doctorat, Faculté de droit de l’Université de Paris, 1907, p. 285.
206 Ministère de la Marine, Guide méthodique pour le contrôle des services de l’inscription maritime, Paris, 1911, p. 41. C’est la loi du 24 décembre 1896 qui instaure les nouveaux principes de l’Inscription maritime.
207 J. Captier, op. cit., p. 306.
208 D. Hick, Colons maritimes bretons en Algérie, dans Charpania : mélanges en l’honneur de Jacques Charpy, Rennes, 1991.
209 La formule est employée dans l’exposé des motifs du projet de loi de janvier 1899 qui demande l’annulation de la naturalisation des pêcheurs italiens. « Une mesure que nous considérons comme indispensable et que le Gouvernement appliquera dès cette année […] c’est celle qui consistera à faire faire désormais dans des garnisons de France leur service militaire à tous les conscrits d’Algérie. Tous apprendront ainsi non pas à aimer la France, car ils l’aiment d’instinct, mais à admirer cette mère patrie des uns, cette patrie des autres ».
210 Se reporter au chap. 3-3.
211 L. Lack, French and Algerian Identity Formation in 1890’s Algiers, dans French Colonial History, 2, 2002, p. 115-143, p. 119 à 122.
212 J. Bouveresse, Les délégations financières algériennes… cit., t. I, p. 518.
213 Né à Bône en 1851, Ferdinand Marchis est le fils d’une Sarde. Son père, propriétaire originaire de Caillac (Hautes-Alpes), se marie en 1848 à la fille d’un négociant sarde, Victoire Cauro. Il est intéressant de noter que celle-ci est veuve en première noce de Donato Palomba, patron corailleur et armateur-pionnier originaire de Torre del Greco déjà évoqué dans le chap. 1. Marchis occupe un premier poste d’employé de commerce au sein de l’entreprise dirigée par Jérôme Bertagna. Il devient avocat défenseur puis avoué, avant d’intégrer la municipalité comme premier adjoint au maire. Parallèlement à sa fonction de maire, il siège au Conseil général du département de 1906 à 1908 et aux Délégations financières de 1904 à 1909. Son frère ainé Augustin Marchis est chef de cabinet de Gaston Thomson lorsqu’il est ministre de la Marine et des Colonies (ECA + sources diverses).
214 B. Joly, Les élections législatives de 1902 en Algérie, dans L. Jalabert, B. Joly et J. Weber (dir.), Les Élections législatives et sénatoriales outre-mer (1848-1981), Paris, 2010, p. 245-258.
215 Colette Zytnicki montre comment le tourisme en Algérie se développe au tournant du XXe siècle par la création de comités d’hivernage et la diffusion de brochures en Europe et aux États-Unis. Faire l’Algérie agréable. Tourisme et colonisation des années 1870 à 1962, dans Le Mouvement Social, 242-1, 2013, p. 97-114.
216 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.394.
217 Boll. Cons., 1904, p. 467.
218 « Diocane » est une injonction grossière qui signifie littéralement « chien de dieu ». Sur le poids du vocabulaire italien dans le pataouète bônois, voir D. Prochaska, Making French Algeria… cit., p. 225.
219 Ce défilé est peut-être instauré sous la municipalité de Jérôme Bertagna, lui-même originaire de Nice.
220 Cité par E. Bourquelot, En Algérie : souvenirs d’un Provinois, Paris (G. Chamerot), 1881.
221 Évènement de grande ampleur, le concours international de musique de Bône mobilise un nombre important de compagnies métropolitaines et étrangères. En annexe 30, une photographie de musiciens partant pour l’édition de 1908 depuis Witry-les-Reims.
222 P. Milza, Français et Italiens à la fin du XIXe siècle… cit., t. II, p. 525.
223 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.394. Lettre du VCB au CGA, 3 avril 1902.
224 Ancien hymne royale de la maison de Savoie, la Marcia Reale (« marche royale ») devient l’hymne national italien à partir de 1861 et le reste durant toute la durée monarchie italienne jusqu’en 1946.
225 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.394, lettre du VCB au CGA, 3 avril 1902.
226 Le discours est entièrement retranscrit par un article de presse joint au rapport et sans référence.
227 Sauf mention, les informations qui suivent sont tirées de l’ECA, de son dossier de naturalisation (AN, BB//11949x10) et des témoignages familiaux recueilli auprès de son descendant, Daniel Matrone, organiste de l’Église Saint-Louis des Français de Rome.
228 Les conditions d’émigration de cette famille, relativement aisée étant donné les propriétés qu’elle possédait sur l’île d’Ischia, restent assez obscures. Luigi Lavitrano, cousin germain de Giacinto resté à Ischia, est un personnage important de l’Église romaine dans l’entre-deux-guerres. Il est notamment cardinal de Palerme et membre de la curie de Rome qui élit Pie XII en 1939.
229 Adjectif employé par l’adjoint au maire dans l’« avis motivé du maire » joint au dossier de naturalisation.
230 Le deux premiers au concours de l’Institut Populaire de France organisé à Milan puis Turin. Le troisième à Paris au concours de l’Estudiantina. Il Plettro, 15 janvier 1910. Trois de ses œuvres publiées en 1930 et 1931 sont conservées par la BNF.
231 Année où résidait Camille Saint-Saëns. Les deux hommes se fréquentaient. Louis Arnaud fait le récit de ce concours, p. 167.
232 L’Université populaire de Bône, fondée certainement au tournant du XXe siècle, est un organisme consacré à la sociabilité et à l’éducation des ouvriers. Louis-Pierre Montoy signale la création de l’Université populaire de Constantine en 1900 dont il fait un court historique. À propos de quatre organismes constantinois (1890-1939), dans Cirta, 2, novembre 1979, p. 12-17. Le grand élan des Universités populaires en métropole se produit en 1900 et rechute après 1904. G. Poujol, L’éducation populaire : histoires et pouvoirs, Paris, 1981. Celles-ci sont très critiquées et finalement peu fréquentées par les ouvriers. L. Dintzer, Le mouvement des universités populaires, dans Le Mouvement Social, 35, 1961, p. 3-26.
233 Témoignage de l’un de ses élèves M. Chergui recueilli par Daniel Matrone.
234 À son retour de Naples, il tente, semble-t-il, de s’y installer afin de prendre la direction d’un orchestre local, sans succès. Au début des années 1900, il est en contact permanent avec son île natale, envoyant notamment chaque année une partition pour célébrer la Desolata, statue de la vierge de la basilique de San Sebastiano d’Ischia.
235 Dans les collèges et les lycées d’Algérie, l’enseignement de l’Arabe est réservé à un corps enseignant exclusivement musulman. A. Messaoudi, Des médiateurs effacés ? Les professeurs d’arabe des collèges et lycées d’Algérie (1840-1900), dans Outre-Mers, 183-1, 2011, p. 149-154.
236 AN, BB//11949x10.
237 L’Action Bônoise, 15 août 1911. Aucun lien, dans sa création, n’est supposé avec l’Action française de Charles Maurras, dont quelques partisans se réclament d’Édouard Drumont, ancien Maire d’Alger. Cependant, son directeur, Auguste Beusher, installé à Bône en 1908, cofondateur de l’Union syndicale de la presse de l’Est algérien, à l’origine républicain modéré, glisse vers la droite conservatrice et nationaliste. L.-P. Montoy, Beuscher, Auguste (1867-1938), dans Hommes et destins, 7, p. 408.
238 L’Action bônoise, 20 août 1911.
239 L’Action bônoise, 20 août 1911. À noter que l’homosexualité de Giacinto Lavitrano participe certainement à l’hostilité d’une partie des locaux. Dans la dernière lettre qu’il transmet à sa mère, alors installée au Tarf (au sud de Bône), quelques jours avant son décès, il reconnaît son isolement, affirmant que « toutes les personnes autour de moi sont étrangères ». Archives privées Daniel Matrone, lettre du 21 novembre 1938.
240 ECA, il épouse à Alger en 1902 Françoise, Marianne Zanetta, née à Caravino (province de Turin) en 1879.
241 Sans autre référence. Source : http://www.tgischia.it/wordpress/pe-terre-assajeluntane-2/#jp-carousel-67909.
242 L’affaire donne lieu à de nombreuses publications en Algérie, en Tunisie et en métropole. Pour une courte présentation de l’affaire, voir M. Gharbi, L’Affaire de l’Ouenza (1900-1914), dans Revue d’histoire maghrébine, 63/64, 1991, p. 259-277.
243 Didier Guignard montre que l’affaire n’a pas le même écho à la chambre des députés, qui y consacre onze séances entre juin 1908 et novembre 1913, et le Sénat où elle n’a aucune répercussion. L’abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale… cit., p. 494.
244 Le Travailleur africain, 15 juin 1907.
245 Nous reprenons ici les formulations produites par Didier Guignard, op. cit., p. 493.
246 Ibid.
247 La section socialiste de Bône est alors dirigée par Maxime Guillon, instituteur originaire de Souk-Ahras, organisateur de la première section SFIO d’Algérie, cofondateur de la Bourse du travail de Bône en 1907 et du syndicat CGT des cheminots du Bône-Guelma. C’est lui qui transmet les documents à Jean Jaurès pour que l’affaire de l’Ouenza soit portée devant la Chambre des députés. R. Gallissot (dir.), Dictionnaire du mouvement ouvrier… cit., p. 319.
248 D. Guignard, op. cit. Selon Alexandre Juving, « le groupe de Bône, principalement avec Guillon, dénonça, en 1910, le scandale de l’Ouenza avec une telle énergie, que leurs manifestations eurent un écho au parlement. C’est à ce groupe que revient, en partie, l’honneur d’avoir fait échec aux projets de consortium de la finance internationale, Schneider (Français), Krupp (Allemand) et Cockerill (belge) ». Le socialisme en Algérie, Paris, 1924, p. 114.
249 Art. 17 de la convention, cité par A. Barral, Étude sur la question de l’Ouenza, [thèse de droit, Université de Paris], Paris, 1912, p. 99.
250 Le décret Millerand vise cette branche d’activité précisément parce qu’elle est celle qui emploie le plus grand nombre d’étrangers. Son but est à la fois de limiter l’emploi d’étrangers au profit des nationaux, mais aussi de lutter contre de potentiels espions afin d’assurer la sauvegarde de la sécurité nationale. G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme… cit., p. 192.
251 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.391, rapport du VCB au CGA, 10 mai 1909.
252 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.391, rapport du VCB au CGA, 5 mai 1909. Le vice-consul arrondit le chiffre de la population italienne qui est de 7.225 en 1911 selon le recensement municipal. L. Travers, La ville de Bône… cit., t. II, p. 218.
253 D. J. Grange, L’Italie et la Méditerranée… cit., t. I, , p. 571.
254 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.391, note de l’Ambassadeur italien de Paris au MAE italien, 5 juillet 1909.
255 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.391, rapport du VCB au CGA, 10 mai 1909.
256 JO, 1910, séance du 4 février 1910, p. 572.
257 Ferdinand Marchis défend Napoleon Maggiore dans une affaire de contentieux. L’impartial, 1894.
258 L.-P. Montoy, Un journal algérien au XIXe siècle : la Démocratie algérienne de Bône (1886-1913), dans Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 26, 1978, p. 105- 120, p. 113. Au début de l’année 1908, Dominique Bertagna, directeur de La Démocratie algérienne, rompt avec Marchis qui fonde l’organe sécessionniste Le Républicain de Bône, entraînant la disparition du premier. Les deux hommes se réconcilient lors de l’accord négocié à Paris en mai 1909 (La dépêche de Constantine, 2 mai 1909). Suite à une décision du Conseil d’État, Napoleon Maggiore est évincé du Conseil municipal.
259 L’Action Bônoise, 19 décembre 1909.
260 Voir chap. 6-1.
261 Ses deux frères sont nés à Port-Maurice (province d’Imperia), le premier en 1837 et le second en 1845, ce qui implique que la famille effectue sans doute des allers-retours entre le Var, la Ligurie et la Lombardie.
262 Les écrivains de la Marine forment la masse des employés aux écritures de la Marine. E. Taillemite, Les archives et les archivistes de la Marine des origines à 1870, dans Bibliothèque de l’École des chartes, 127, 1969, p. 27-86. Selon l’ordonnance du 31 juillet 1834, qui détermine l’admission aux emplois d’écrivains de la Marine (titre 1), la qualité de français n’est nullement requise. Bulletin des lois de la République française, vol. IX, p. 93.
263 Informations tirées de l’ECA.
264 L’usine appartient à la Compagnie du Gaz dont le siège est alors à Lyon.
265 Il courtise cette fonction dès 1894, date à laquelle il est déjà considéré comme un « candidat sérieux, très versé dans les affaires commerciales ». La Gazette Algérienne, 15 décembre 1894. Les juges siégeant au tribunal de commerce ne sont pas des magistrats, mais des commerçants et hommes d’affaires élus par leurs pairs.
266 La Démocratie algérienne, 20 février 1910.
267 L’impartial, 24 mai 1891.
268 Informations tirées de l’ECA et de la liste électorale de 1905 conservées à l’APCA.
269 ECA. Ses deux frères épousent également des jeunes françaises originaires de Marseille et Sisteron.
270 Étrangement, son dossier est enregistré sous le nom de « Maggione » et non « Maggiore ». Il reste pour l’instant introuvable en raison d’un problème de référencement comme d’autres dossiers de « naturalisations algériennes ».
271 ECA. Né à Bône en 1856, François Auguste Pancrazi est un négociant et le fils du baron livournais du corail et des peaux, Gaspard Augustin Pancrazi, qui s’installe à Bône à la fin des années 1840 (voir chap. 4-2). En 1878, François Auguste épouse la fille d’un riche négociant maltais installé à Philippeville, lui-même allié à une famille de pêcheurs originaires de Piedimonte (province de Caserte). Il obtient sa naturalisation à Bône en 1895.
272 L’Action bônoise, 6 janvier 1910.
273 La popularité de Maggiore, qui correspond davantage à une notabilité, est le résultat de son ancienneté d’installation et de l’importance pour l’économie locale de son industrie.
274 Le régiment des tirailleurs qui est installée dans la Casbah de Bône donne alors chaque semaine un défilé militaire sur le cours Bertagna.
275 La Démocratie algérienne, 22 février 1910.
276 Ibid. Cette société ouvrière de secours mutuels d’ouvriers soufriers est fondée en 1884 à Valledolmo, commune rurale de la province de Palerme (Les Ouvriers des deux mondes, t. II, Paris, 1890). La section de Bône est créée en 1906 par Joseph Dosi, militant socialiste et antifasciste (cf. chap. 9-3).
277 Au début du mois de janvier 1910, suite à la mort de Napoléon Maggiore, le groupe socialiste de Bône présente pour la première fois un candidat aux élections municipales.
278 Officiellement, la date italienne de l’armistice est le 6 novembre. Les autorités consulaires italiennes et françaises la célèbrent donc conjointement à la date française.
279 J. Jansen et A. Jommier (trad.), Une autre « Union sacrée » ? Commémorer la grande guerre dans l’Algérie colonisée (1918-1939), dans Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 61-2, 2014, p. 32-60.
280 Très peu de communes, par exemple, font inscrire des noms de soldats algériens tombés au combat sur leurs monuments. À Bône, la liste des noms européens et algériens est classée en deux colonnes séparées. Ibid., p. 38, n. 32.
281 J. Mélia, L’Algérie et la guerre (1914-1918), Paris, 1918, p. 59.
282 Se reporter à l’introduction du chap. 8.
283 Dans le cas de Bône, le nombre de fils d’Italiens déclinant ou répudiant la nationalité se limite, selon notre recensement, à cinq entre 1908 et 1915. Nous ne possédons pas les chiffres globaux pour cette période. Liste alphabétique des enfants d’étrangers ayant décliné… cit. Pour les Espagnols, Ageron précise qu’« assez nombreux furent les jeunes Espagnols qui refusèrent à 21 ans la nationalité française pour n’être point appelé sous les drapeaux ». Histoire de l’Algérie contemporaine… cit., p. 261.
284 ASDMAE, AP 1891-1910, Algeria, b.394, rapport du CGA au MAE, 26 septembre 1913. Plus qu’un élan patriotique, l’augmentation des déclinaisons est une des conséquences de la loi sur le service de trois ans, votée le 7 août 1913 et appliquée à l’Algérie.
285 Ibid.
286 J. Mélia, op. cit., 1918, p. 53.
287 G. Meynier, L’Algérie révélée : la guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, 1981, p. 264 et 265.
288 Ibid.
289 Dès le 1er août, ce dernier publie, dans le Réveil Bônois, un hymne violent en l’honneur de Paul Déroulède et de l’assassin de Jean Jaurès. Le Réveil Bônois, 1er août 1914.
290 Le drapeau du vice-consulat d’Allemagne est brûlé et remplacé par le drapeau français.
291 G. Meynier, op. cit., p. 265. À cette époque, les autorités françaises craignent surtout une « révolte indigène », notamment au moment de la déclaration de guerre à l’Empire ottoman en octobre 1914.
292 ANOM, B/3/339, lettre d’un agent de la Brigade mobile de Bône à son supérieur, 20 août 1914.
293 BOGGA, 1914, décret du 3 août 1914. Le texte prévoit qu’un étranger puisse s’engager sous les drapeaux « pour la durée du conflit » au lieu de la durée réglementaire de cinq années.
294 M. Corrado, Gli Italiani e il dipartimento di Costantina, dans Politica, 1940. p. 239-278, p. 273.
295 JO, 1914, décret du 8 août 1914, art. 3. Les ressortissants allemands et autrohongrois sont alors contraints de quitter les régions frontalières du nord-est de la métropole (art. 1). Les naturalisés originaires de ces pays sont déchus de la nationalité dès lors qu’ils ne répondaient pas à l’ordre de mobilisation.
296 BOGGA, 1915, loi du 7 avril 1915, art. 1. La loi est appliquée à l’Algérie et aux territoires coloniaux par le décret du 24 avril 1915, au lendemain de la signature du pacte de Londres entre Jules Cambon, alors ambassadeur de France à Londres, et le MAE Sidney Sonnino. Pour les Italiens, les dossiers de naturalisation en cours ne sont pas suspendus.
297 ANOM, B/3/339, rapport d’un agent de la Brigade mobile de Bône à son supérieur, ND.
298 Le rapport du 18 août 1914 relate le témoignage d’un Italien, employé d’une fabrique de meubles, se présentant au vice-consulat au nom d’une vingtaine de camarades pour se renseigner sur la procédure à suivre pour pouvoir s’engager sous les drapeaux français. On comprend alors que les engagés volontaires doivent demander préalablement une autorisation à leur gouvernement.
299 En métropole, la mobilisation des Italiani all’estero ne s’effectue qu’à partir de mai 1915 selon Stéfanie Prezioso, Les Italiens en France au prisme de l’engagement volontaire : les raisons de l’enrôlement dans la Grande Guerre (1914-1915), dans Cahiers de la Méditerranée, 81, 2010, p. 147-163, p. 8.
300 ANOM, B/3/339, rapport du sous-préfet de Bône au préfet de Constantine, 21 août 1914.
301 Ibid. Nous n’approfondissons pas ici la question de la prise en charge des familles dont les hommes sont engagés au front et qui est l’objet d’accords locaux entre la municipalité et le vice-consulat. Dans le cas de Nice, Ralph Schor montre très bien l’« affolement alimentaire » et « les premières aides » assurées par les institutions locales durant les premiers mois de guerre. Il n’y a pas de singularité bônoise de ce point de vue. Nice pendant la guerre de 1914-1918, Aix-en-Provence, 1964, p. 48.
302 En effet, dès le début du conflit, les communications avec son gouvernement sont suspendues, les subsides alloués par le MAE ne parviennent plus au personnel consulaire.
303 C’est le cas à Alger où le docteur naturalisé Sabadini, chargé par le consulat d’inspecter les mobilisables, est accusé d’avoir falsifié ses rapports en échange de rétributions afin de provoquer la réforme des jeunes Italiens. L’affaire prend une tournure diplomatique puisque le médecin est défendu par le GGA qui va jusqu’à solliciter l’intervention du ministre français de l’Intérieur. AMEF, correspondance politique et commerciale, Algérie, 23, affaires diverses, 1918-1920.
304 C’est ce que laisse penser une série de télégrammes adressés au préfet de Constantine regroupés dans le dossier. ANOM, B/3/339.
305 Sur 29796 étrangers engagés durant la totalité du conflit, Julien Sapori recense 7125 Italiens. Ils sont entre 2200 et 2300 volontaires dans la légion garibaldienne. Les troupes italiennes en France pendant la Première Guerre mondiale, Parçay-sur-Vienne, 2008, p. 27. Voir aussi P. Milza, La légion des volontaires italiens dans l’armée française : une antichambre du fascisme ? », dans Les Italiens en France de 1914 à 1940… cit., p. 143-154.
306 R. Schor, Histoire de l’immigration en France de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, 1996, p. 33.
307 H. Heyriès, Les Garibaldiens de 14 : splendeurs et misères des Chemises Rouges en France de la Grande Guerre à la Seconde Guerre mondiale, Nice, 2005, p. 104.
308 P. Boulanger, La France devant la conscription : géographie historique d’une institution républicaine (1914-1922), Paris, 2001, p. 60.
309 Charles-Robert Ageron montre bien comment ces résistances s’inscrivent dans une contestation plus générale de l’ordre colonial. Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Paris, 1968, t. II, p. 1150 et suiv.
310 Cité par J. Melia, op. cit., p. 58.
311 J. Frémeaux, Les colonies dans la Grande Guerre : combats et épreuves des peuples d’Outre-Mer, éd. 14-18, 2006, p. 202. Sont regroupés derrières l’appellation « Français d’Afrique du Nord », les Français résidant dans les possessions françaises du Maghreb.
312 C.-R. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine… cit., p. 261.
313 Ibid., p. 262.
314 D. Guignard, Les crises en trompe l’œil… cit., p. 222.
315 P. Milza, Voyage en Ritalie… cit., p. 145.
316 G. Meynier, op. cit., p. 742.
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