Préface
p. XIII-XVIII
Texte intégral
1Voici un ouvrage aussi précieux que dépaysant. Hugo Vermeren y fait le récit de la manière dont les Italiens ont contribué à écrire l’histoire du port de Bône dans l’Algérie colonisée : une histoire de migration, de traversées, de conflits et de métissages, inscrite dans une époque où, sur les rives de la Méditerranée, se sont rencontrées deux grandes histoires de la France contemporaine, celle de la colonisation et celle de l’immigration. Elles sont longtemps restées absentes l’une à l’autre et ce livre pionnier en renoue les fils. Parmi les étrangers « qui ont fait la France », les Italiens constituent sans doute le groupe le plus étudié, à juste titre puisque pendant près d’un siècle, de la fin du XIXe siècle aux années 1960, ils ont été les plus nombreux1. L’historiographie en est toutefois longtemps restée à une perception hexagonale de la nation, laissant en dehors son versant colonial. L’Algérie et à un moindre degré le reste du Maghreb posent pourtant au même moment la question des étrangers, composantes du peuple de colons, comme les Français, eux aussi migrants. Mais les historiens de l’Algérie coloniale, happés par la politique envers les colonisés et surtout la guerre de décolonisation, ont longtemps délaissé le sujet, s’en tenant au mythe d’une fusion réussie des diverses origines européennes dans la matrice d’un « peuple pied-noir »2. À l’heure où se développe une nouvelle histoire sociale de l’Algérie coloniale3, Hugo Vermeren rouvre le dossier des colons immigrés en prenant le cas des Italiens.
2Pourquoi Bône ? Comme le rappelle l’auteur, les Italiens sont toujours restés loin derrière les Espagnols dans le peuplement européen de l’Algérie, n’en représentant que 10 % à la fin du XIXe siècle. Mais à l’est, sur le littoral du département de Constantine qui jouxte la Tunisie, proche de la Sardaigne et de la Sicile, ils sont largement dominants. Leur forte présence engendre localement les problématiques comparables à celles qui agitent les autorités de la Troisième République dans les années 1870 sur la supériorité numérique des étrangers au sein de la population de colons. En 1906, alors que les vagues successives de naturalisations ont fini par renverser la tendance en « fabriquant du Français », les résidents de nationalité française à Bône sont à 60 % d’ascendance étrangère, italienne pour l’essentiel. Point d’Espagnols dans cette zone, Bône est un peu, à l’est du littoral, la réplique italienne d’Oran « l’espagnole », à l’ouest. Si l’approche de la présente étude est monographique, la ville y sert de prisme pour l’histoire des Italiens en Algérie, avec de constants changements d’échelle, pleinement en prise sur l’espace méditerranéen. La monographie est également un choix méthodologique, le meilleur pour saisir au plus près les processus d’installation et d’intégration, à travers l’évolution des parcours et des territoires. En même temps, ce choix répond à l’histoire des étrangers en Algérie, histoire essentiellement urbaine dès lors qu’ils étaient exclus de la colonisation rurale, réservée aux nationaux (loi Warnier de 1873).
3Dès l’abord, le récit surprend, parle de mobilités circulaires, de pêche et de colonisation maritime, quand on attend un développement sur l’émigration des masses paysannes en quête d’emploi dans les régions en croissance industrielle au XIXe siècle. C’est le cas du port de Bône et de son arrière-pays constantinois, où s’ouvrent mines et chantiers à partir des années 1860-1870. On voit alors affluer une vague importante de péninsulaires (le classique push and pull migratoire à l’ère industrielle). Mais des réseaux différents ont engagé le processus, inscrits dans ce que l’auteur désigne comme « la Méditerranée du corail », où Bône a pris de l’importance au lendemain de la conquête française. Il s’agit d’une étape nouvelle dans une histoire de longue durée, qui depuis le Moyen Âge et surtout le XVIIe siècle a généré une géographie mouvante, une organisation hiérarchisée et des concurrences autour de la pêche, de la transformation et du commerce du corail. Avec la colonisation, la France, un temps écartée du pactole, a repris la main, réveillant une activité moribonde, qui attire armateurs et pêcheurs italiens vers la Calle, Philippeville et surtout Bône. De façon inédite, se trouve ainsi soulignée l’importance du « fait marin » dans l’histoire de la conquête. C’est en fait une des clés de l’histoire des Italiens de Bône qui est livrée ici. Ces migrants de la mer, originaires de Sardaigne (Carloforte) et du golfe de Naples (Torre del Greco), à un moindre degré de Ligurie et de Toscane, vont donner son identité à la communauté italo-bônoise et au-delà, à un sous-ensemble régional italo-africain du Maghreb français, comprenant la Tunisie, conquise plus tard et dont la frontière restera poreuse (les Juifs de Livourne, maîtres du négoce de corail, y sont implantés). Les Italiens du corail, pêcheurs, armateurs et autres, précocement enracinés à Bône, y constituent un noyau important du peuplement, prenant la nationalité française (plus ou moins spontanément) après le sénatus-consulte de 1865. Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, moment où s’achève le livre, la filière migratoire demeure présente dans la vie urbaine comme dans la géographie de la ville, du quartier de la Marine, port d’accueil des plus précaires, aux quartiers bourgeois où vivent les héritiers des dynasties d’armateurs qui ont réussi.
4Leur poids dans la politique municipale est décisif. De 1888 à 1903, malgré la violence du rejet qui touche les Italiens et naturalisés, le maire est un italo-corse, Jérôme Bertagna, homme d’affaires habile à consolider son système clientélaire sur le peuple des pêcheurs. Sa statue érigée à Bône en 1907 sur le cours qui porte son nom l’institue comme figure historique de la cité. Ses successeurs sont tous deux d’ascendance italienne.
5Tout en mettant en avant ces singularités, qui rappellent le caractère unique de chaque histoire migratoire, le livre traite les Italiens en étrangers de la République, reprenant pour eux les problématiques et les méthodes de l’historiographie élaborées dans le cadre de la France métropolitaine. L’immigration, fait social majeur à la fin du XIXe siècle, se heurte à l’affirmation de l’identité nationale, et devient un fait politique, instrumentalisé au service de la cohésion des Français. Les historiens ont montré le rôle central de la Troisième République dans la consolidation d’un appareil législatif de contrôle et d’exclusion des étrangers au service du nationalisme4. Les Italiens, derniers des immigrés, victimes des violences xénophobes les plus graves dans les années 1890, furent les premiers à « essuyer les plâtres ». Ils furent aussi nombreux à profiter de la loi de nationalité de 1889, aussi ouverte que restrictive, qui instaurait le droit du sol, tout en excluant les nouveaux naturalisés de l’éligibilité pendant dix ans. Le devenir des Italiens de Bône propose une comparaison stimulante où apparaissent clairement les spécificités coloniales. On voit bien, après la période plus libérale des régimes antérieurs (monarchie de Juillet, second Empire), que la République entraîne un durcissement, particulièrement sévère dans la colonie. L’accumulation des mesures de protection et d’exclusion après 1870 apparaît crûment à la lecture de la chronologie qui complète l’ouvrage, le plus flagrant étant la francisation de la pêche : après le décret de 1876 imposant aux armateurs la nationalité française, la loi de 1888 interdit aux étrangers de pratiquer la pêche. Il sera même question de dénaturaliser les pêcheurs en 1899. Parallèlement, les expulsions sont utilisées comme « un outil de gestion des flux migratoires ». La protection nationale continuera d’être plus sévère dans la colonie. Dans les années 1930, les décrets Laval visant à contingenter l’emploi étranger dans l’industrie seront appliqués avec une rigueur particulière, et étendus aux établissements commerciaux et industriels.
6 La crise des naturalisés, à la toute fin des années 1890, permet de mesurer les proportions que prennent, dans le contexte algéro-colonial, les contradictions de la République en matière d’immigration et d’intégration. Indispensables à l’activité économique, les étrangers sont, en Algérie plus qu’en métropole, nécessaires au peuplement, mais ils représentent une menace pour la cohésion nationale. En pleine crise xénophobe, on fait le choix risqué de la naturalisation. Dès 1865, l’Algérie était à part et le sénatus-consulte avait posé les bases d’une offre modérée. On est passé très vite à la contrainte, on l’a vu pour les pêcheurs, et on la retrouve dans la loi de nationalité de 1889 avec le double droit du sol5. Il en résulte de fait une intégration juridique massive voire brutale, qui constitue les naturalisés en groupe-pivot des communautés allogènes en Algérie, mais qui nourrit par ailleurs la version algérienne de la crise xénophobe. En France, on s’en prend aux étrangers, en Algérie on cible les naturalisés, les « néo-Français ». Hugo Vermeren montre bien à travers le cas de Bône, l’ampleur de la problématique locale où s’articulent « péril naturalisé », « péril juif » et crise d’identité des Français d’Algérie en passe de sécession vis-à-vis de la métropole. Les mesures imposées par le gouverneur Édouard Laferrière en 1898-1899, catégorisations hiérarchisant des nationaux français, exclusion des naturalisés de l’assemblée des Délégations financières, mettent la colonie en situation d’exception par rapport à la légalité républicaine. Un traitement des étrangers qui, bien non comparable à celui des « indigènes », interdit de regarder la construction du « peuple pied-noir » comme un chemin sans embûche. Néanmoins, à la violence des campagnes anti-italiennes, s’oppose la complexité d’une société bônoise où les naturalisés constituent un électorat important et où les Européens sont socialement mêlés. Les tensions s’apaisent avec le retour de la prospérité à la Belle époque, selon une chronologie qui rappelle le continent. On ne peut s’empêcher de penser à la mise en relation entre temps de crise et temps d’intégration, proposée par Gérard Noiriel dans Le Creuset français6.
7L’intégration sociologique et urbaine tient une place importante dans l’ouvrage. Suivant la démarche de recherches antérieures, les analyses quantitatives et spatiales en proposent une lecture à la fois rigoureuse et concrète7. Aidé par une représentation graphique et cartographique soignée, le lecteur suit l’évolution du groupe italo-bônois dans ses composantes sociales, et voit son inscription géographique dans la ville en expansion. La constitution des bases de données à partir des seules séries continues disponibles, qui documentent le groupe des naturalisés – résultat d’un travail d’archives et d’analyse numérique qu’il convient de saluer – se révèle très adéquat au rôle pivot joué par ce groupe. Complétée par l’évocation de plusieurs trajectoires individuelles à partir notamment des dossiers de naturalisation, l’étude montre le devenir d’un groupe composite, avec au sommet un patronat d’origine italienne assez important dans le bâtiment et le négoce, et au plus bas, la multitude cosmopolite qui demeure instable autour du port. L’impression qui domine est celui d’un groupe socialement modeste, avec beaucoup d’employés et plus encore d’ouvriers, domiciliés durablement dans le quartier de la colonne Randon, gagnant les quartiers périphériques dans les années 1930. Selon l’auteur, ce groupe s’apparente à celui des « Petits Blancs » si bien dépeints par Jacques Berque et qui ont marqué la société des colons8. À l’échelle de la rue ou de l’immeuble, la grammaire de la ville donne à voir l’intégration résidentielle précoce entre Français et Italiens (d’origine), écho de la diversité des conditions sociales et de la fréquence des mariages mixtes. De la vie culturelle, sur laquelle on aurait aimé en savoir davantage, on retient que le métissage a là aussi contribuer à la construction d’une identité commune avec l’adoption de mots italiens dans le pataouète bônois, et la place des originaires de la péninsule dans l’animation musicale propre à la cité.
8La dernière partie laisse entendre que lors des décennies qui séparent les deux guerres, l’enracinement dans la société des colons bônois est un fait acquis. Les conflits sociaux l’emportent sur les conflits ethniques, avec une inquiétude autour de l’altérité « indigène ». La francisation est ancienne et les flux ont fortement fléchi, contrairement à la métropole qui connaît alors l’acmé de l’immigration transalpine. Le succès limité du fascisme, pourtant très invasif dans la région, peut-il être interprété comme une mise à distance de l’italianité ? L’auteur penche plutôt pour le maintien d’une appartenance qui passe par de nombreux réseaux, consulaires (très actif à Bône), associatifs, familiaux, ces derniers étant entretenus par de constants échanges transméditerranéens.
9Car, au-delà de la précision des analyses sur l’intégration, la perception transnationale ne fait jamais défaut, donnant à la démarche d’ensemble une dimension très actuelle, où les migrants sont partie prenante d’une histoire en mouvement, qu’on ne comprend qu’en se plaçant « aux deux bouts de la chaîne ». L’auteur présente lui-même la quête de ses sources comme des « pérégrinations méditerranéennes », entre les multiples lieux de conservation en France, dans le Constantinois, à Rome ou dans les centres d’archives régionaux et municipaux d’Italie méridionale (Carloforte, Trani). Le point d’observation n’est pas seulement la ville coloniale où les Italiens se constituent en segment du « peuple pied-noir », ce sont aussi des régions et des villages de départ qui gardent encore la mémoire de la pêche au corail. Enfin, à partir d’une connaissance pointue de la bibliographie italienne, le récit fait une place, face à la politique française d’immigration, à la politique d’émigration de l’État italien, et souligne l’importance que ce dernier attache à ses migrants transméditerranéens, avant même la période fasciste. La Méditerranée trouve ainsi sa place comme enjeu économique et politique entre les impérialismes des deux puissances, et l’émigration des Italiens y figurant comme une question de relations internationales, à l’instar de la présentation qu’en fit Pierre Milza dans sa thèse pionnière sur les relations entre la France et l’Italie au XIXe siècle9.
10Les entrées sont donc multiples pour aborder cet ouvrage d’une grande richesse. Ce qui n’interdit nullement de se laisser porter par le cours d’un récit bien structuré, agréablement écrit et savamment illustré.
Notes de bas de page
1 La bibliographie est considérable. Pour une vue d’ensemble récente, on peut consulter P. Ory (dir.) avec la collaboration de M.-C. Blanc-Chaléard, Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France, Paris, 2013.
2 H. Blais, C. Fredj et E. Saada, Un long moment colonial : pour une histoire sociale de l’Algérie au XIXe siècle, dans Revue d’histoire du XIXe siècle, 41, 2010, p. 7-24, p. 18.
3 A. Bouchène, J.-P. Peyroulou, O. SiariTengour et S. Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale 1830-1962, Paris-Alger, 2012.
4 G. Noiriel, Le Creuset français : histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècle, Paris, 1988 ; L. Dornel, La France hostile : socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), Paris, 2004.
5 P. Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité depuis la Révolution, Paris, 2002.
6 G. Noiriel, op.cit., Troisième partie, « Trois crises ».
7 M.-C. Blanc-Chaléard, Les Italiens dans l’Est parisien (années 1880-1960) : une histoire d’intégration, Rome, 2000.
8 J. Berque, Le Maghreb entre deux guerres, Paris, 1962.
9 P. Milza, Français et Italiens à la fin du XIXe siècle : aux origines du rapprochement franco-italien de 1900-1902, 2 vol., Rome, 1981.
Auteur
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