Conclusion de la deuxième partie
p. 455-458
Texte intégral
1À partir du IIe siècle av. J.–C., Rome dut faire face à de nouveaux défis en adaptant la République à la gestion d’un empire. La conquête accentua les inégalités au sein de l’aristocratie et rendit plus âpre la compétition pour les honneurs. Dans ce contexte, les mores étaient menacés et l’ethos aristocratique se redéfinissait. L’aggravation des luttes politiques faisait également craindre une instrumentalisation des procédures arbitraires de dégradation, à l’instar du regimen morum censorial qui se fit plus rare à la fin de la République. Tout cela favorisa le développement d’une infamie normative1.
2Comme les censeurs ne suffisaient plus à corriger les dérives de la classe dirigeante, les populares s’efforcèrent d’imposer les tribunaux comme nouvelle forme de regimen morum. La condamnation dans un iudicium publicum, c’est–à–dire un procès pour un délit lésant l’ensemble de la communauté, provoqua désormais la perte du siège au Sénat et du droit de briguer les honneurs. Alors que le regimen morum censorial semblait en échec, les populares entendaient ainsi donner au peuple un moyen de contrôle sur son aristocratie. Les tribunaux permettaient d’éliminer les membres les plus scandaleux de la classe dirigeante romaine, qui cherchaient leur profit plutôt que l’intérêt de la res publica, et ainsi de préserver son prestige et ses valeurs traditionnelles. Les procès, qui attiraient une foule nombreuse, remplaçaient en quelque sorte les spectacles du déshonneur de la lectio senatus et de la recognitio equitum.
3En outre, la guerre Sociale entraîna une si forte augmentation de la population civique qu’elle rendit caduques les moyens traditionnels de connaissance d’autrui et accrut la défiance entre les citoyens, notamment envers les nouveaux venus. Le regimen morum censorial se raréfiait d’autant plus qu’il s’avérait difficile à mettre en œuvre dans ces nouvelles conditions et que son caractère arbitraire était contesté. Dans ce cadre, l’élaboration de catalogues d’infâmes parut être la meilleure solution pour maintenir le mos maiorum dans l’ensemble de la cité. De la sorte, on substituait une application indiscutable de la loi à la décision du magistrat fondée sur sa propre appréciation de la valeur du citoyen. En effet, « l’ordre juridique, qui assure un haut niveau de certitude à certaines attentes ainsi qu’aux possibilités de sanction, […] déleste d’une partie du risque lié au fait d’accorder sa confiance »2. Là où la réputation ne permettait plus de savoir s’il fallait accorder sa confiance ou non, la loi intervenait. En quelque sorte « le droit cherche à rendre visibles les évidences sociales en dressant des catalogues d’infamie »3. Ces mécanismes mettaient fin aux excès commis dans le climat exceptionnel des guerres civiles tout en réaffirmant les valeurs romaines. La juridicisation des mores s’observe également à travers le développement concomitant des édits censoriaux et de la législation somptuaire4. Les sanctions diffuses se révélaient de plus en plus incapables d’empêcher les comportements contraires aux attentes de la communauté à mesure que celle–ci grossissait. De surcroît, alors que la société changeait en profondeur, qu’elle subissait une hellénisation de la pensée et des conduites affectant en particulier l’aristocratie dont les membres servaient de modèle, les normes paraissaient plus floues et moins intangibles. Leur respect devenait donc plus lâche, si bien que les Romains purent ressentir le besoin de les ancrer dans le droit écrit. Comme le soulignait Beccaria, le droit pénal est plus efficace lorsque la peine est certaine, connue à l’avance, et que l’impersonnalité des lois est garantie5. Il en allait peut–être de même pour le regimen morum car, en appliquant la loi, le magistrat n’agissait pas d’après son opinion personnelle et sa marge d’interprétation était plus restreinte. Tandis que les censeurs ne pouvaient ni surveiller l’ensemble de la communauté ni se résoudre à déléguer leurs pouvoirs d’appréciation de l’honorabilité qui nécessitaient une summa auctoritas, la loi pouvait, elle, être appliquée par n’importe quel magistrat municipal. En outre, l’octroi de la ciuitas à des peuples de plus en plus éloignés de l’Vrbs et de ses valeurs posait problème. La loi imposait ce qui relevait auparavant de la norme morale propre aux Romains. Ce faisant, elle pérennisait le système normatif romain et l’étendait au reste de l’empire.
4 Le tribunal du préteur n’échappa pas à ce processus de juridicisation. Bien que l’actualisation arbitraire se maintînt, car l’infamie prétorienne concernait principalement les citoyens et les causes modestes, le préteur élabora dans son Édit des catalogues de personnages privés du droit de postuler pour autrui, d’être cognitor ou procurator ou de donner un tel représentant. Il réglementait ainsi l’accès à son tribunal et protégeait la reddition de la justice en réduisant la participation des indignes au strict nécessaire. En les privant du droit de fournir un représentant, il les empêchait de cacher derrière lui leur bassesse et les mettait en position de faiblesse.
5Toutefois, pérenniser les normes les figeait et créait des failles qui pouvaient être exploitées. Pour pallier ces faiblesses structurelles, dans le cadre des actions civiles, le préteur conserva son pouvoir d’actualisation arbitraire et, jusqu’à Hadrien, demeura libre de modifier l’Édit. De manière plus générale, la loi pouvait être modifiée afin de réprimer des comportements nouveaux, comme en témoignent les disparités entre les catalogues. Elle restait en accord avec son époque, même si elle était moins souple qu’un pouvoir discrétionnaire. Le législateur réagissait à des cas exceptionnels et tentait de bloquer des évolutions jugées néfastes. La loi résultait d’un compromis, elle préservait le consensus puisqu’elle était votée par les comices avec l’aval du Sénat. Elle renforçait la cohésion de la cité en la rassemblant derrière un texte normatif supposé exprimer ses valeurs. Ce dernier pouvait avantageusement remplacer le magistrat auquel s’identifiait le public lors des cérémonies de dégradation et, avec le développement des quaestiones, le groupe pouvait se construire en stigmatisant l’accusé lors du procès sur le Forum.
6L’élaboration de catalogues nécessitait une réflexion pour opérer la sélection. Or la crise de la République et les mutations engendrées par la conquête offraient un moment propice à la réflexion puisqu’elles ébranlaient l’ordre social romain. Peut–être que le droit répondait aussi à un besoin de la population. Face aux bouleversements et aux luttes intestines au sein de l’aristocratie, débouchant parfois sur des violences, la population aspirait au retour au calme et la loi pouvait paraître l’instrument le plus adapté. Le mos ne suffisait plus et la classe sénatoriale, qui en était la garante et même l’incarnation, paraissait en faillite. Aussi les populares défendirent–ils une vision plus démocratique du régime républicain qui remettait entre les mains du peuple, représenté au besoin par les chevaliers, la défense des principes aristocratiques traditionnels et notamment de l’idée de la vertu comme service de la res publica. Le principe d’autorité qui fondait la République romaine fut fragilisé par l’essor des idées d’équité et de justice venues du monde grec, idées qui favorisaient le développement de l’infamie normative. Une influence athénienne put même se faire sentir dans le développement des iudicia publica qui s’inspiraient peut–être des euthynai.
7La juridicisation de l’infamie répondait à un besoin politique et social d’une communauté en pleine mutation et en fort accroissement. Elle palliait les insuffisances des procédures traditionnelles, sans les remplacer pour autant, tout en préservant les normes et les valeurs qui avaient permis à la cité de conquérir le monde méditerranéen. Il s’agissait de continuer à maintenir le peuple romain, et notamment les Italiens fraîchement intégrés, dans le droit chemin tracé par les maiores en dégradant ceux qui s’en écartaient et en les offrant comme contre–modèles au reste de la population. En définitive, seules les procédures changeaient et, paradoxalement, leur « modernisation » s’accomplissait dans un but conservateur.
Notes de bas de page
1 Pour une présentation du contexte de la fin de la République, voir Clemente 2010, p. 68–73 et Clemente 2016, p. 489–491.
2 Luhmann 2006 (1968), p. 37.
3 P. Boucheron dans la préface de Todeschini 2015 (2007), p. 12.
4 Voir la recension chez Baltrusch 1989 ainsi que Zanda 2011 et Coudry 2012.
5 Voir les §3–5 de C. Beccaria, Des Délits et des Peines, 1764.
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