Saisir la source : la fabrique de l’archive
p. 19-28
Texte intégral
Tout livre d’histoire digne de ce nom devrait comporter un chapitre ou, si l’on préfère, insérée aux points tournants du développement, une suite de paragraphes qui s’intitulerait à peu près : « comment puis-je savoir ce que je vais vous dire ? »
Marc Bloch1
1La définition critique des sources fait partie du métier d’historien, du moins depuis les Annales. Commençons par une simple énumération : les délibérations marseillaises du XIVe siècle sont consignées dans une vingtaine de registres, soit 3 353 feuillets manuscrits sur papier in-folio, couvrant un total de près de vingt-quatre années discontinues, soit soixante-sept années réparties entre 1318 et 13852. Ce premier ordre d’idées mérite cependant d’être mis en perspective pour intégrer la dimension critique préconisée par Marc Bloch.
2C’est le choix qui est fait dans cette première partie : ouvrir une étude aux préoccupations politiques et sociales par l’examen minutieux du matériau historique. Saisir les documents à notre disposition dans leur matérialité permettra avant tout de comprendre l’emploi qu’en faisaient les membres du conseil de ville et les agents à leur service. Les logiques de construction de la documentation, les modes de rédaction et le maniement de ces actes rédigés au fil des jours et des années, sont autant de témoignages des intentions des commanditaires et des préoccupations quotidiennes des acteurs de la vie politique marseillaise.
3Ainsi les pratiques de l’assemblée seront décelées au travers des logiques scripturaires propres aux registres de délibérations. La façon dont se met en place un modèle documentaire, les besoins auxquels il correspond, ses évolutions et ses usages pourront faire apparaître les indices implicites, ou involontaires, circonstanciels, portés par cet outil écrit du gouvernement de la ville.
4 Le premier contact avec les documents délibératifs se fait en consultant les inventaires placés à l’entrée de la salle de lecture des archives municipales de Marseille. Pour la plupart, ils furent rédigés au début du XXe siècle par l’archiviste en chef Philippe Mabilly, qui les publia en 1909, deux ans après ceux de la série contenant les Statuts de la ville. Dans ce volume presque intégralement occupé par la période médiévale, l’abondance et la richesse du matériau délibératif marseillais sont manifestes. Les analyses diplomatiques, assez précises, mettent en valeur le contenu des documents, selon un déroulement chronologique, au fil des séances. Presque toutes les délibérations sont recensées, à des degrés variables de précision, en fonction de l’intérêt porté par le chartiste à tel ou tel sujet3.
5Ces inventaires nous éclairent sur la façon dont furent établies les classifications documentaires et sur l’utilisation qu’en firent longtemps les lecteurs de ces actes. Les avant-propos de Philippe Mabilly aux inventaires des séries AA (Statuts de la ville) puis BB (délibérations du conseil), prennent la forme de dédicaces aux maires successifs, en remerciement du financement municipal. Outre un tableau rapide de la gloire passée de la ville, l’archiviste conclut sobrement dans les deux cas par son objectif : « faciliter les recherches aux futurs historiens » et « rendre des services aux historiens », par des analyses brèves et chronologiquement repérables. Les critères d’ordonnancement des fonds adoptés par les archivistes correspondent à ce dessein : un classement thématique, autant que possible par type de support documentaire – registres et pièces non reliées sont traitées séparément –, par ordre diachronique à l’intérieur de chaque cote.
6C’est ainsi que ces deux séries, les « Actes constitutifs et politiques de la commune – cartulaires de la cité » (AA)4 et l’« Administration communale » (BB)5, ont servi de gisement d’informations historiques aux générations successives de chercheurs. Les fonds statutaires et délibératifs constituaient des références obligées pour établir la vérité d’un discours relatif au passé marseillais ou provençal.
7D’importants travaux d’historiens dans un passé plus ou moins récent ont d’ailleurs été consacrés chacun à une série, ou plutôt à une catégorie de documents, sélectionnant ceux qui semblaient les plus significatifs, ou représentatifs, pour leurs recherches. Les premières cotes de la série AA fournirent ainsi le matériau pour les recherches de doctorat de Régine Pernoud sur l’activité portuaire marseillaise, et lui permirent notamment d’établir l’édition toujours essentielle des Statuts de la ville au Moyen Âge. Dans les années 1970, la série comptable CC alimenta l’étude d’Alain Droguet portant sur les finances municipales à la fin du XIVe siècle. Ces travaux, qui nourrirent à leur tour de grandes monographies synthétiques portant sur Marseille au Moyen Âge, se fondaient sur un type principal de sources, tout en prélevant divers éléments de confirmation au moyen des séries et classements établis parmi les abondants fonds municipaux6.
8Mais aucune étude jusqu’ici ne prit spécifiquement en compte la documentation écrite municipale, celle émanant de l’activité de l’institution consulaire, et en particulier des débats et décisions de l’assemblée, comme procédant d’un même système d’ensemble. Ce type de préoccupations correspond aux renouvellements récents de l’historiographie, notamment sur la question du statut du document d’histoire.
9Le philosophe Michel Foucault énonçait, de façon alors largement prophétique, que « l’histoire, de nos jours, tend à l’archéologie – à la description intrinsèque du monument [le document] », ce qui donne un rôle déterminant à la constitution des corpus et à la définition de leur niveau et de leur méthode d’analyse7. La communauté historienne envisage à présent les fonds d’archives de façon nouvelle, selon ce renversement de perspective. La critique des sources ne s’applique plus uniquement aux conditions de production et à la signification de leur contenu textuel. Il s’agit de considérer le statut du document pour ses utilisateurs médiévaux, puis sa constitution en archive, c’est-à-dire sa conservation pour être transmis. Dès lors, les pièces isolées n’existent plus, et les archives, en tant qu’elles constituent un tout, donnent leur sens au document8.
10Comprendre la fabrique documentaire à l’origine des actes émanant de la municipalité marseillaise du XIVe siècle, donne accès à la logique de l’institution. Les registres délibératifs, dont le déroulement suit la succession des séances de l’assemblée, sont constitutifs d’une pratique politique. La prise en compte de l’ensemble de la production conservée par le conseil de ville, permet de mettre au jour le système d’écriture.
11Dans cette perspective, depuis les premières pistes ouvertes en ce sens au début des années 19909, un certain nombre de travaux ouvrent la voie. Ceux de Pierre Chastang, qui retrace l’archéologie documentaire de la ville de Montpellier, puis décrit les fonctions de l’écrit dans le gouvernement urbain, concernent tout particulièrement notre recherche. L’analyse de la forme matérielle des écrits, de leur organisation interne et des conditions de leur production, de leur émission est aussi développée par Patrice Beck à propos des cherches de feux bourguignonnes : l’archéologie scripturaire, l’analyse formelle des registres, des régularités ou incohérences de réglure, de la mise en page, du vocabulaire ou de l’organisation des données, éclaire les finalités des enquêtes et les pratiques gouvernementales. De cette façon, le chercheur « passe derrière le miroir », comme le dit cet auteur, pour accéder aux buts poursuivis par les usagers de l’écrit10. Comme le recommande Arlette Farge, il évite d’user du document comme d’une « archive-reflet », un simple gisement d’informations, ou comme d’une « archive-preuve » tenant lieu de démonstration11. Reconstruire un système d’écriture peut révéler un contexte – dans cette mesure seulement, les fonds municipaux marseillais peuvent être envisagés comme une « preuve » de l’histoire. Là se situe sans doute le degré actuel le plus abouti de la mise en application de la position historienne préconisée par Marc Bloch.
12Les fonds délibératifs marseillais constituent à la fois une masse scripturaire considérable et s’inscrivent dans un ensemble documentaire vaste, comme l’indique le tableau synoptique présenté ci-avant. On peut observer que la série BB est à la fois la plus abondante et la plus continue qui nous soit parvenue pour le XIVe siècle, ce qui en fait une sorte de pilier fondateur de l’écrit émanant de l’institution municipale. Les enregistrements des vingt-quatre années intégralement conservées (soit près de 36 % du temps écoulé entre 1318 et 1385) ne seront donc pas appréhendés isolément les uns des autres, mais selon leurs évolutions et leur articulation au sein d’un ensemble scripturaire consulaire, représentatif d’une pratique politique.
13Ainsi, depuis son origine et dans ses transformations ultérieures, nous entendons saisir la source du point de vue de son fonctionnement et de sa logique propre, comme l’expression d’expérimentations, de décisions d’une institution et des hommes qui la composent.
Notes de bas de page
1 M. Bloch, op. cit., p. 82.
2 AMM, registres BB11 (1318/1319) à BB30 (1384-1385).
3 Ph. Mabilly, Inventaire sommaire des archives communales de la ville de Marseille antérieures à 1790. Série BB, Marseille, 1909.
4 Ph. Mabilly, Inventaire sommaire des archives communales de la ville de Marseille antérieures à 1790. Série AA, Marseille, 1907.
5 L’intitulé de la seconde série BB est exactement « Administration communale ; délibération des conseils de ville ; élections ; nominations des maires, consuls, échevins, officiers de ville, etc. » ; Ph. Mabilly, Inventaire sommaire, Série BB… cit.
6 R. Pernoud, Essai sur l’histoire du port de Marseille, des origines à la fin du XIIIe siècle, thèse de doctorat, Marseille, 1935 ; Ead., Le IVe livre des Statuts de Marseille, thèse complémentaire pour le doctorat, Marseille, 1935 ; Ead., Les Statuts municipaux de Marseille, Monaco-Paris, 1949. A. Droguet, Les finances municipales de Marseille dans la seconde moitié du XIVe siècle, Thèse de l’E.N.C., exemplaire dactylographié, 1975.
7 M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, 1969, p. 15 et suivantes.
8 É. Anheim, O. Poncet, Présentation, dans Revue de synthèse, 125, Fabrique des archives, fabrique de l’histoire, 2004, p. 1-14.
9 P. Cammarosano, Italia medievale… cit., et sa recension par J.-Cl. Maire-Vigueur, Révolution documentaire… cit. ; O. Guyotjeannin, L. Morelle, M. Parisse (dir.), Les cartulaires. Actes de la table ronde organisée par l’E.N.C. et le GDR 121 du C.N.R.S., Paris, 1993.
10 P. Chastang, La ville... cit. ; Id., Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas Languedoc (XIe-XIIIe siècles), Paris, 2001 ; P. Beck, Archéologie d’un document d’archives, approche codicologique et diplomatique des cherches de feux bourguignonnes (1285-1543), Paris, 2006, p. 7-17. P. Bertrand, Les écritures... cit. Memini, 12/2008, L’écrit et la ville, ou Médiévales, n° 56 (printemps 2009), notamment P. Bertrand, À propos de la révolution de l’écrit (Xe-XIIIe siècle) – Considérations inactuelles, p. 75-92, et L. Morelle, Instrumentation et travail de l’acte : quelques réflexions sur l’écrit diplomatique en milieu monastique au XIe siècle, p. 75-92.
11 A. Farge, Le goût de l’archive, Paris, 1989, p. 146.
12 L es cotes BB1 à BB3 (pièce 4) contiennent des extraits de délibérations antérieurs à 1318 (instruments publics sur parchemin du 11/4/1225 au 7/8/1314) ; de BB3 (pièce 5) à BB8 (pièce 2), des fragments de délibérations (instruments publics sur parchemin datant du 22/5/1318 au 24/2/1485) ; suit l’époque moderne (BB8 pièce 3 à BB10 inclus).
13 R egistre CC192, comptes du trésorier municipal sur l’approvisionnement en blé, à faire valoir pour remboursement auprès des officiers royaux (1309-1312) ; conservation d’actes épars en liasses sur les rèves et taxes perçues dans la ville (liasses de parchemin ; CC16, rève du vin, milleroles, 1319 ; CC17, chevauchées, 1313).
14 Registre EE1, de forme proche de celle de la série BB (comptes rendus de décisions).
15 Ces actes et procédures sont échelonnés du 2/11/1359 au 3/3/1360 ; AMM, BB22 fol. 309-338.
16 Registre papier EE2, registre comptable de dépenses.
17 Registre papier EE3, mêlant appodixas et reformationes de cette commission ; la série se poursuit sous cette forme jusqu’à la cote EE11 (1385).
18 Un second cahier électif correspondant à l’année 1362-1363 est conservé sous la cote BB389 (séance du 28/9/1362), correspondant à celui « manquant » dans l’agencement actuel du registre BB23 – selon la logique adoptée par les relieurs, il aurait dû s’y placer entre les actuels folios 182 et 183.
19 19 AMM, BB27 fol. 167-186.
20 Apparition rapprochée dans le temps de diverses pièces comptables sous forme de registres : CC193-194, CC196-201, mandats de paiement émis par la commission des Six de la Guerre (1384-1386, 1388-1396) ; CC195, recettes et dépenses du trésorier municipal (1387) ; CC461, pièces à l’appui des comptes (1384-1388) ; CC1948-1957, registres de la rève du vin, et d’autres marchandises (1380, 1383-1399, avec quelques interruptions).
21 Le codex AA2, plus richement ornementé et limité aux Livre I à V, est composé sous Louis II d’Anjou (1384-1417), et sert notamment aux cérémonies de serments.
22 Deux cotes contiennent quelques enregistrements délibératifs pour le XIVe siècle, mais très fragmentaires. Le registre BB31 est le fragment incomplet d’un registre de délibérations perdu (5 feuillets, de septembre 1387). Le registre BB32 est d’amplitude chronologique très vaste, et disparate (années 1391, 1402, 1403, 1480, 1481) ; Les 40 premiers feuillets sont considérablement abîmés par l’humidité, partiellement illisibles ou perdus (6/1 au 9/6/1391) ; au fol. 46, reprennent des délibérations du mois de mars 1402, à peu près continues jusqu’en février 1404 (fol. 139 inclus) ; au fol. 140, reprise des séances au 14 août 1480, continues jusqu’au 13 août 1481. Les autres documents en rapport avec l’assemblée sont conservés dans les séries AA175, BB1 à BB10, BB385, BB388, BB393, BB402.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Thermalisme en Toscane à la fin du Moyen Âge
Les bains siennois de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle
Didier Boisseuil
2002
Rome et la Révolution française
La théologie politique et la politique du Saint-Siège devant la Révolution française (1789-1799)
Gérard Pelletier
2004
Sainte-Marie-Majeure
Une basilique de Rome dans l’histoire de la ville et de son église (Ve-XIIIe siècle)
Victor Saxer
2001
Offices et papauté (XIVe-XVIIe siècle)
Charges, hommes, destins
Armand Jamme et Olivier Poncet (dir.)
2005
La politique au naturel
Comportement des hommes politiques et représentations publiques en France et en Italie du XIXe au XXIe siècle
Fabrice D’Almeida
2007
La Réforme en France et en Italie
Contacts, comparaisons et contrastes
Philip Benedict, Silvana Seidel Menchi et Alain Tallon (dir.)
2007
Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Âge
Jacques Chiffoleau, Claude Gauvard et Andrea Zorzi (dir.)
2007
Souverain et pontife
Recherches prosopographiques sur la Curie Romaine à l’âge de la Restauration (1814-1846)
Philippe Bountry
2002