Les enduits fragmentaires
Leurs propriétés comme matériau de construction et leur remploi à Pompéi et en Gaule romaine
p. 37-45
Résumé
Les découvertes de peintures murales correspondent le plus souvent à des lots d’enduits fragmentaires et remaniés. Ce dernier terme est assez générique car il recouvre aussi bien les éléments rejetés que ceux utilisés volontairement dans des remblais de construction. Ces éléments sont alors en remploi, comme ils le sont lorsqu’ils sont en charge d’opus caementicium ou élément de blocage, de parement, granulat de mortier de chaux, etc. Le choix de telle ou telle utilisation dépend alors aussi bien des qualités physiques propres des enduits fragmentaires, que du contexte du chantier, les pratiques relevant finalement plus de critères économiques, de traditions constructives, ou d’un opportunisme lié à l’existence d’un commerce de matériaux issus de démolitions.
Texte intégral
Introduction
1Il est coutume de classer les découvertes d’enduits peints selon trois catégories : les enduits in situ, les plaques effondrées en place et les enduits fragmentaires remaniés1.
2La première correspond aux enduits retrouvés sur la paroi ; leur contexte ne pose aucun souci d’identification. La deuxième renvoie aux plaques effondrées en bas de paroi ; il peut s’agir soit véritablement de plaques d’enduit, tombées d’un seul tenant ou en accordéon, soit de fragments tombés plus ou moins en connexion, ce qui complique l’identification du contexte. Enfin, la troisième catégorie comprend tous types de lot de fragments d’enduits qui ne rentrent pas dans la catégorie précédente. C’est donc une classification volontairement simpliste, adaptée à la prise en compte sur le terrain de ce type de mobilier.
3Cette classification est en réalité incomplète. La troisième catégorie devrait en effet être affinée afin de rendre compte plus précisément du contexte et/ou de la fonction des enduits fragmentaires ainsi remaniés. Le vocabulaire archéologique français abuse fréquemment du mot « remblai », et les fragments d’enduit sont dits « trouvés en remblai » sans que l’on sache s’il s’agit d’un niveau de démolition, d’un niveau de rejet ou encore d’un niveau de construction. La notion de remploi n’est ainsi jamais prise en considération. Or, il est fréquent que les enduits fragmentaires soient utilisés durant les chantiers de construction, par exemple comme « éléments libres » dans les remblais de rehaussement des sols. Il ne s’agit alors pas de rebuts, mais d’une charge et, donc, en quelque sorte d’un matériau de construction.
4Dans la construction romaine, ces pratiques de remploi des fragments d’enduits peints sont très diverses : remblai de fondation ou de sol, charge d’opus caementicium ou élément de blocage, élément de parement dans les maçonneries, granulat de mortier de chaux, etc. On peut donc se demander quels sont les avantages offerts par ces matériaux – selon leurs qualités physiques propres (suivant leur composition, leurs dimensions) – par rapport aux alternatives que pouvait offrir l’environnement géologique local. Le contexte du chantier doit aussi être pris en considération, afin d’établir si les pratiques relèvent finalement plus de choix économiques, de traditions constructives ou d’un opportunisme lié à l’existence d’un commerce de matériaux issus de démolitions.
Les caractéristiques physiques évidentes
5Il convient tout d’abord de s’interroger sur les caractéristiques et les propriétés de ces fragments, afin de comprendre en quoi ils peuvent présenter un intérêt pour la construction ou toute autre destination. On parle ici de caractéristiques « évidentes », en cela qu’elles pouvaient pleinement être perçues par les artisans romains.
6Puisqu’il s’agit de fragments, leur première caractéristique concerne les dimensions. Le fractionnement d’une plaque d’enduit dépend de nombreux paramètres, ce qui explique que l’on peut trouver à la fouille aussi bien des plaques complètes que de très petits éléments. Mais, par définition, les éléments trouvés dans les remblais ont toujours subi à la fois un effondrement, une récupération, un « transport » et un rejet. Ainsi, la taille des fragments dépend essentiellement de la dureté et de l’épaisseur d’origine de l’enduit. Finalement, il s’avère que la majorité des éléments trouvés remaniés font plusieurs centimètres de côté, ou au mieux une ou deux dizaine(s) de centimètres.
7Pour les plus petits, une utilisation autre qu’en charge de remblai ou d’opus caementicium est exclue, tandis que les plus gros peuvent trouver place en maçonnerie, voire en parement. Dans ce dernier cas, on a pu faire attention à ne pas fractionner outre mesure les vestiges d’enduit.
8Le poids des fragments varie bien évidemment selon leur taille et, aussi, la densité des mortiers utilisés. Néanmoins, il est possible de proposer une moyenne, correspondant à celle connue pour le mortier de chaux. La masse volumique serait d’environ 1600-1800 kg/m3. Comparée à d’autres matériaux2, c’est une densité moyenne puisqu’à Pompéi, par exemple, si les laves dures (trachyte ou « shoshonite ») ont une masse volumique d’environ 2800 kg/m3 et les scories volcaniques (Cruma) d’environ 800 kg/m3, le tuf de Nocera et le Calcaire du Sarno ont des masses volumiques respectivement de 1650 kg/m3 et 2100 kg/m3. Ainsi, par rapport au cortège habituel des roches employées pour la construction de cette cité de la Baie de Naples, les fragments d’enduit présentent un poids tout à fait comparable à celui des matériaux naturels.
9La porosité (et la perméabilité) des enduits dépend, elle aussi, de nombreux paramètres, avec en premier lieu la composition des différents mortiers employés. On peut toutefois affirmer que la porosité effective des matériaux employés pour les peintures murales est majoritairement importante, ce qui explique en soit le succès que semble avoir eu les fragments d’enduit comme éléments drainants.
10La forme des fragments est aussi un paramètre intéressant pour leur réutilisation. Ils présentent systématiquement une ou deux face(s) plane(s), ce qui favorise bien évidemment leur remploi en parement, ainsi que leur utilisation comme charge dans les sols. Leurs formes anguleuses et plus larges qu’épaisses, offrent au volume auxquels ils appartiennent une meilleure résistance à la compression, les fragments se bloquant les uns les autres (effet « autobloquant » ; fig. 1), tout en laissant des vides entre eux.
11Enfin, la résistance à la compression constitue un dernier paramètre important dans le choix d’une réutilisation ou non des fragments d’enduits, et de leur destination finale. Cette résistance varie selon la nature des matières premières et la qualité de la préparation, mais on peut établir un intervalle d’environ 15 à 82 kg/cm2 d’après la littérature3, alors qu’à Pompéi, pour conserver cet exemple, elle est de 10 à 119 kg/cm2 pour le tuf de Nocera et de 7 et 121 kg/cm2 pour le tuf jaune. Ainsi, les intervalles de résistance de tous ces matériaux se recouvrent pour une large part, même si les roches restent potentiellement plus résistantes à la compression que les enduits en mortier de chaux.
Les diverses utilisations des fragments d’enduit
Le remploi en « remblais »
12La majorité des découvertes d’enduits fragmentaires correspond à des lots de fragments remaniés considérés comme faisant partie de remblais. Il est toutefois nécessaire de distinguer la nature exacte de ce soi-disant remblai, afin de comprendre l’origine des enduits et la fonction des fragments.
13Le sanctuaire de Ribemont-sur-Ancre, dans la Somme (nord de la France), témoigne de la diversité possible des contextes de découverte de ces fragments. Ce sanctuaire a connu au moins six grandes phases d’occupation, transformation et agrandissement entre 30 av. J.-C.et la seconde moitié du IIe s. ap. J.-C.4 Sa fouille a livré un grand nombre d’échantillons de peinture murale. Quelques-uns sont issus du comblement de fosses à la fonction indéterminée (fig. 2 ; lot EP 7 à 10) ; les fragments d’enduit ne correspondant pas au mobilier principal des fosses, on peut supposer qu’ils ont été jetés là au même titre que d’autres rebuts à évacuer. D’autres découvertes correspondent à des niveaux de démolition, à l’effondrement des parois de l’édifice même où ont été trouvés les fragments ; c’est le cas des enduits issus de l’intérieur de l’édifice 15 (EP 1 à 6) et appartenant au premier temple placé en dessous et de même plan ; laissés sur place, ils ont servi de remblais pour l’Ed. 15. D’autres encore ne correspondent pas précisément à des remblais, mais plutôt à du ballast, avec la concentration de fragments d’enduits de l’allée Al 21, contemporaine de l’Ed. 15 ; ces matériaux proviennent eux aussi de l’état antérieur de ce dernier. Enfin, l’agrandissement au nord du sanctuaire, avec la construction de l’Ed. 16 et de ses portiques, a nécessité d’énormes volumes de terre afin de rehausser les niveaux de circulation ; de nombreux fragments de peintures issus de l’Ed. 15 et de son portique nord (Po 3) ont été retrouvés dans ces remblais de construction (EP 18 à 33).
14Ainsi, à part quelques éléments retrouvés au sein de fosses, il semble que la quasi-totalité des peintures des premiers édifices aient été utilisée comme matériaux lors de la construction des états postérieurs. Les fragments peuvent avoir été laissés sur place, afin de constituer tout ou partie d’un remblai. D’autres ont été légèrement déplacés et utilisés seuls (donc de manière spécifique) pour la préparation d’un niveau de circulation. Enfin, d’autres encore ont été déplacés de plusieurs dizaines de mètres pour participer à une phase de remblaiement. Les mélanges observés – notamment au niveau de l’Exèdre 18 avec des peintures de l’Ed. 15 et d’autres du Po 3 – nous indiquent la probable existence de zones temporaires de stockage de ces matériaux issus de la démolition.
Le remploi en blocage ou en opus caementicium
15Plus rares sont les témoignages de l’utilisation des fragments d’enduits au sein de volumes maçonnés, mais ce remploi existe bel et bien, et sous des formes variées. Les sites de la baie de Naples offrent plusieurs exemples caractéristiques.
16Le premier type de remploi qui vient à l’esprit est bien évidemment l’ajout de fragments d’enduits au tout-venant du blocage des maçonneries. Ce qui constitue le cœur des murs tripartites romains était en effet souvent composé de chaux (ou mélange terre et chaux), de pierres diverses, mal taillées, et de fragments de terres cuites architecturales. L’ajout d’autres matériaux de construction ou issus de démolition participent de la même démarche de récupération de matériaux de seconde main ou de qualité moindre pour la confection de ce volume non visible des murs. Les découvertes sont trop nombreuses pour être citées exhaustivement ; mentionnons simplement à titre d’illustration les fragments observés dans la maçonnerie de la rampe d’accès à « l’aire de Marcus Nonius Balbus » à Herculanum (pl. V.2).
17Il en va de même pour les volumes d’opus caementicium employés pour les fondations et autres ouvrages enterrés (ou submergés), pour les podiums, pour les voûtes, etc. Il n’y a pas, en théorie, de différences notoires avec le blocage interne des murs, même si l’on sait que certains cœurs de maçonnerie peuvent être assez terreux5 et qu’à l’inverse les volumes d’opus caementicium bénéficient généralement d’un soin particulier dans leur mise en œuvre. On trouve donc des enduits dans ces volumes, mais toujours en quantité relativement réduite. C’est le cas par exemple du volume d’opus caementicium recouvrant le podium du temple de Fortune Auguste, à Pompéi.
18Les fragments d’enduits peints ont aussi servi de charge pour de nouveaux enduits. Les exemples sont néanmoins rares, car cela ne peut concerner que les revêtements épais. On trouve ceux-ci préférentiellement en support des placages muraux ou des opus sectile en paroi, l’épaisseur de l’enduit permettant d’assurer la tenue dans le temps des plaques de pierre les plus épaisses. De tels vestiges sont par exemple conservés à la villa San Marco, à Stabies ; ils contiennent plusieurs fragments d’enduit jaune ou ocre rouge, jetés pêlemêle dans le mortier de support des plaques (pl. V.3)6.
Le remploi en parement
19Parfois, ces fragments d’enduits peints sont utilisés en maçonnerie en tant que moellons. Là encore, plusieurs exemples peuvent être observés sur les sites de l’aire Vésuvienne. À Herculanum, dans l’angle nord du mur est de la cuisine de la Casa del gran portale, on remarque la présence de trois fragments d’enduit blanc posés dans l’alignement des autres moellons (pl. VI.1). À Pompéi, c’est dans le mur sud-est de l’atrium de la maison VI 17, 15-18 que deux fragments d’enduits peints de couleur jaune et noir sont observables près de l’angle est. D’autres exemples sont visibles dans le thermopolium VI 4, 1, la boutique IX 1, 19 ou bien encore la caupona VI 4, 4. Ces fragments sont le plus souvent visibles en tranche7, la face lisse indifféremment tournée vers le haut ou vers le bas. Il ne semble pas non plus y avoir de position préférentielle au sein du mur, quoique les parties de la construction devant présenter une certaine rigidité – comme les chainages d’angle et les piédroits de porte ou de fenêtre – fussent visiblement exclus.
20Les exemples antiques de remploi d’enduits peints en tant que moellons ne se composent ainsi, à l’évidence, que de quelques fragments épars dans la maçonnerie. Cet emploi revêt donc un caractère anecdotique. Une paroi dans la maison VII 10, 5 de Pompéi fait office d’exception. Dans cette maison, le mur mitoyen des pièces k et h8 est constitué en partie supérieure de fragments d’enduits peints9. Ceux-ci sont positionnés en assises horizontales du côté de la pièce k et en épi dans la pièce h (pl. VI.2). Ce type d’aménagement de mur semble unique à Pompéi et nous ne connaissons pas d’autres exemples dans le monde antique. La question d’une restauration moderne faite avec les matériaux à disposition s’est donc posée. Dans son analyse, A. Amoroso a mis en évidence cinq phases d’occupation différentes pour cette maison VII 10, 5. Lors de la dernière phase, suite au tremblement de terre de 62 ap. J.-C., la maison change en partie de fonction et, à l’arrière, se développe un atelier destiné au lavage et au battage des tissus, peut-être une lanificaria10. Par conséquent, les espaces de vie sont modifiés, et la pièce précédemment nommée A.10 est divisée en deux par cette cloison en opus incertum avec fragments d’enduits peints. Au même moment, l’encastrement situé dans le mur est de la pièce k est bouché par des fragments d’enduits peints liés au mortier. L’enduit conservé en place, sur les parements nord et sud de la cloison, recouvre ces fragments d’enduit, ce qui confirme la réalisation antique de l’élévation.
21Le cas de la maison VII 10, 5 démontre l’utilisation opportuniste de fragments d’enduit peint en parement suite à un événement particulier. Au lendemain du tremblement de terre, les ouvriers ont eu besoin de matériaux disponibles en grandes quantités et rapidement. Bien que les fragments d’enduit ne présentent pas les mêmes qualités physiques que les autres matériaux, ils se trouvaient à porter de main et ont permis de finir la construction de cette cloison dans un bref délai.
Le recyclage comme granulat
22Les enduits peuvent également être broyés finement afin de fournir un granulat millimétrique, voire plus fin encore, qui peut notamment être employé pour la confection de nouveaux mortiers de chaux. La question qui se pose est de savoir s’il s’agit alors de substituer ce granulat à ceux plus habituels : sable naturel, tuileau ou marbre broyé.
23En préambule, il faut indiquer que ces micro-fragments de peinture ont pu être mis en évidence grâce aux observations au microscope optique et qu’il apparaît qu’ils n’ont été employés que pour la confection de nouvelles peintures murales11. A Ribemont-sur-Ancre (cfr. supra), on peut observer dans une couche de préparation d’un support12 la présence de fragments d’enduit, sous la forme d’une couche de finition en mortier de chaux et cristaux de calcite (marbre broyé), avec parfois aussi la couche picturale (pl. VI.3). Ce sont donc les niveaux de surface qui ont été privilégiés, ceux contenant de la calcite. Il est toutefois difficile de considérer ces éléments comme des substituts du marbre broyé, car ils se trouvent chaque fois mêlés avec du sable naturel, sont toujours en quantité très réduite, et qui plus est dans une couche de préparation où le marbre broyé n’a, a priori, aucune utilité. Ces éléments ne peuvent pas être des « pollutions » liées à la désagrégation de la partie haute de la paroi alors que le gâchage du mortier se faisait, car on sait que la finition du décor intervient alors que toutes les couches de préparation ont été posées. Il pourrait donc s’agir d’un ajout après récupération opportuniste d’un peu de matière suite à la dépose des décors précédents, soit effectivement d’une « pollution », le gâchage du mortier ayant alors été réalisé sur les lieux mêmes de la dépose de ces peintures antérieures.
24Dans la villa de Damblain (dans les Vosges, au nord-est de la France)13, on a pu mettre en évidence, dans un support de peinture, quelques fragments d’enduit composé d’une couche de mortier de tuileau peint à l’ocre14. Ces éléments se trouvaient dans une couche de préparation composée de chaux et d’un mélange de sable naturel et de tuileau. Encore une fois, ces éléments sont trop peu nombreux pour assurer qu’ils font office de matériau de substitution, néanmoins il est remarquable qu’ils se trouvent dans la seule couche du support contenant du tuileau.
25Enfin, à l’instar de ce qui a pu être dit plus haut sur le remploi des fragments en parement, si ces micro-fragments de peinture semblent chaque fois utilisés de façon sporadique, il est de rares exemples qui font exception avec un emploi en tant que granulat principal. La fouille de la basilique Notre-Dame de Tongres (Belgique) a révélé une domus. Lors de l’étude des peintures, deux échantillons – issus de deux secteurs différents mais présentant le même support – ont montré une couche intermédiaire de préparation confectionnée avec de la chaux et des fragments de mortier de tuileau, assez grossier. Seuls ces éléments composaient le granulat. Il y a bien eu, ici, substitution délibérée du tuileau par des fragments de mortier de tuileau. Indiquons que la matrice du précédent mortier était encore bien présente autour des fragments de terres cuites, ce qui aura très certainement annihilé les propriétés « pouzzolaniques » des terres cuites.
Un recyclage en tant que « pierre à chaux » ?
26Il faut aussi s’interroger sur la possibilité d’obtenir de la chaux par la cuisson d’anciennes peintures murales. C’est une question qui est en réalité souvent posée et qui ne se limite pas aux seuls enduits peints. Elle est pertinente car, d’un point de vue purement physico-chimique, il est effectivement possible d’obtenir de la chaux par la cuisson de mortier de chaux ; mais sous certaines conditions. La première et la principale est que les mortiers soient fait uniquement de chaux et de granulat calcaire, au risque d’obtenir sinon un matériau impropre au gâchage. Or, si l’on sait que les Romains maitrisaient parfaitement leur environnement géologique en termes de choix des matières premières, on peut cependant douter qu’ils pussent distinguer au sein des mortiers ceux préparés uniquement avec du sable calcaire ou du marbre broyé. Les stucs pourraient fournir les meilleurs matériaux pour une cuisson ; encore faut-il que leur relief n’ait pas été préparé avec une couche de mortier de tuileau, mais bien avec un volume de chaux et marbre broyé. Quoi qu’il en soit, au regard des volumes nécessaires pour le remplissage d’un four à chaux, il est clair que ces fragments n’auraient eu qu’un caractère anecdotique au sein de la fournée, placés tout en haut du chargement. Signalons enfin qu’aucun témoignage archéologique certain n’est, à notre connaissance, connu. On comprendra donc que cette utilisation nous semble, en l’état actuel des données, fort improbable15.
Une utilisation inattendue en lien avec la pratique du culte
27Enfin, nous terminerons ce panorama des deuxièmes vies des enduits fragmentaires par une utilisation rare et singulière : le dépôt dans le cadre de la pratique du culte. On peut en proposer deux exemples. Le premier provient du Sanctuaire du Vigneau (à Pussigny, centre de la France), dans la cité des Turons16. Il s’agit d’un temple de plan centré érigé durant la période augustéenne et agrandi par une enceinte et un portique double au cours du IIe s. ap. J.-C. Au sein de la cour, de nombreuses fosses ont été trouvées, riches en faune et fragments de terres cuites architecturales, probables vestiges de dépôts suite à la tenue de banquets. Une seule fosse17, au pied du mur de péribole sud, a livré un cortège singulier de mobilier ; on y a trouvé des fragments de tuiles, de la faune (119 restes pour au moins 1 ovicapriné), une monnaie (un sesterce dont le terminus post quem est fixé au milieu du IIe s. ap. J.-C.), un fragment de baguette d’ambre et, enfin, trois très petits fragments de peinture murale (moins de 2 cm de côté), à la surface ocre rouge ou noire. Les caractéristiques du support de mortier renvoient à un revêtement d’intérieur ou sous toiture. Ce sont les seuls éléments découverts pour tout le site et leur présence anecdotique au sein de la fosse nous indique qu’il ne s’agit pas des rares vestiges du décor du péribole qui aurait pu verser au sein de la structure. Tous ces paramètres invitent à considérer ces fragments comme faisant délibérément partie du dépôt rituel. Quant à la signification de ce dépôt, elle nous échappe totalement.
28L’autre exemple provient du jardin de la maison des Quatre Styles (I 8, 17) à Pompéi, lequel a révélé une structure rare : une fosse liée à un fulgur conditum, c’est-à-dire à un rituel d’enterrement de la foudre18. La structure fait environ 130 x 95 cm et consiste en du matériel récupéré suite à l’impact de la foudre sur la maison, enterré et lié avec du mortier. Il s’agit pour l’essentiel de fragments de tuiles, mais quelques fragments de mortiers de maçonnerie et d’enduits peints ont aussi été découverts à la fouille. Ces enduits fragmentaires ont été ramassés puis déposés selon une procédure religieuse encadrée par les haruspices, leur conférant, finalement, un caractère sacré.
Les fragments d’enduits peints : un matériau de prédilection ?
29De nombreuses réutilisations des enduits fragmentaires ont donc pu être mises en évidence pour la construction. Cela signifie-t-il pour autant que ces éléments étaient considérés comme des matériaux utiles et qu’ils étaient recherchés afin de les insérer dans la filière de la construction romaine ? Dans le cadre de cet article, nous tenterons de répondre à cette question plus particulièrement pour le cas de Pompéi.
30Considérons tout d’abord le cas du chantier de construction augustéen du temple de la Fortune Auguste19, au nord du forum. Ce temple a été construit sous Auguste par M. Tullius avec ses deniers et sur son terrain, après démolition d’une partie de sa propriété. L’édifice est construit sur podium, lequel possède plusieurs salles de soutènement voutées et comblées par de la terre et des matériaux de construction. Ce cortège de matériaux est issu de la démolition de l’édifice antérieur (une domus) et se caractérise par une pauvreté en moellons et une relative richesse en fragments de mortiers de maçonnerie, de bétons de sol et d’enduits peints. L’absence de moellons ne doit pas surprendre : ceux-ci ont en effet été récupérés afin d’être réutilisés pour la construction des murs du temple. L’opus incertum des murs de la cella, par exemple (pl. VII), est constitué en partie supérieure surtout de moellons de Cruma et tous, sans exception, présentent des vestiges d’un précédent mortier de maçonnerie conservé dans les alvéoles de la roche. En parallèle, des moellons en calcaire du Sarno montrent sur une face latérale les vestiges d’un premier enduit. En revanche, aucun fragment d’enduit n’apparaît dans les murs. Ainsi, il est net que pour ce chantier augustéen les enduits fragmentaires n’auront pas été considérés comme intéressants pour la réalisation des parements, leur remploi étant réservé pour la charge des opera caementicia (cfr. supra) et, qui plus est, dans une proportion limitée.
31Ce résultat est-il valable pour toute la ville antique de Pompéi ? Il faut tout d’abord rappeler que le remploi de matériaux pour la construction est une pratique largement répandue à Pompéi, et cela bien avant le tremblement de terre de 62 ap. J.-C., comme l’atteste l’inscription peinte dans l’insula III 7 (CIL IV 7124 = ILLRP 1121), datée de la fin de la période républicaine20, proposant la revente de tuiles issues de maisons démantelées. La récupération de tous types de matériaux est démontrée par une autre inscription, trouvée cette fois à Herculanum, contenant deux senatus consulta (ILS 6043) interdisant l’achat de maisons dans la seule optique de les démolir et d’en tirer un profit par la vente des matériaux21. Il existait ainsi un commerce des matériaux de seconde main. Néanmoins, parmi tous ces matériaux, il est évident à l’observation des maçonneries pompéiennes (cfr. supra) que les enduits n’ont pas eu la priorité par rapport aux moellons, aux tuiles ou encore aux fragments de béton de sol (béton de tuileau ou opus signinum ; pl. VIII.1)22. Sans doute parce que seuls ces derniers possédaient régulièrement une résistance mécanique suffisante pour être débités en moellons de taille suffisante.
Conclusions
32Les enduits fragmentaires ont donc connu diverses secondes vies, les principales consistant sans surprise à être réintroduits dans la chaine opératoire de la construction. Toutefois, ce remploi n’a jamais été systématisé. C’est donc qu’il était conditionné par tout un jeu de paramètres que nous avons tenté de formaliser dans la figure 3. À l’origine de ces remplois, il y a bien évidemment une source d’enduits fragmentaires qui correspond soit à la démolition d’un édifice ou d’une de ses parties, soit à la simple dépose des revêtements. Une fois ces éléments récupérés, ils ne pouvaient être conservés que si leur avenir en tant que matériaux était assuré, ce qui ne pouvait être garanti que si un chantier de reconstruction était prévu sur le site même, ou si un commerce de matériaux issu de la démolition existait localement, comme nous avons pu le voir pour la ville de Pompéi.
33Cependant, ces deux premiers paramètres ne suffisent pas en soi pour assurer l’utilisation de ces fragments. Il fallait pour cela que les bâtisseurs y trouvent un intérêt. Et cet intérêt pouvait finalement être multiple : leur coût de préparation était quasi nul ; leur accessibilité aisée, surtout dans le cadre d’une reconstruction sur place ; le choix de ces matériaux simplifiait grandement la gestion des déblais au sein du chantier et de l’agglomération23.
34Pourtant, à ce stade du chantier, se posait la question de l’utilisation effective de ces fragments : un remploi dans les remblais ou dans les maçonneries en complément ou remplacement des matériaux de construction habituels ? Indépendamment de la question des coûts, c’est ici la quantité et la qualité des matériaux qui primaient. Lorsque les fragments d’enduits peints présentaient des qualités bien moindres que celles des matériaux locaux, mais que leur quantité était assez importante pour que l’on puisse valoriser cette ressource, alors les éléments trouvaient naturellement leur place dans les remblais de construction, voire en ballast dans les niveaux de circulation, etc. Lorsqu’en revanche les qualités physiques des enduits étaient assez bonnes en comparaison de celles des matériaux locaux, ils pouvaient se substituer à une partie d’entre eux, voire à la totalité, comme dans le cas de l’un des murs de la maison VII 10, 5 de Pompéi.
35Les paramètres entrant en jeu dans le remploi des enduits fragmentaires sont donc multiples, liés aux qualités des matériaux et, surtout, à l’organisation, à l’économie et au contexte du chantier. Ces paramètres peuvent être mis en évidence lors des études. S’interroger uniquement sur la nature du décor, lors de la découverte d’enduits remaniés, occulte donc toute leur seconde vie. Celle-ci est pourtant riche d’informations sur les dispositifs d’approvisionnement des chantiers en matériaux, voire même sur la filière de la construction dans son ensemble.
36Arnaud Coutelas et Ophélie Vauxion
Notes de bas de page
1 Boislève et al. 2008.
2 Dessales 2011, p. 50.
3 Frizot 1975, p. 319.
4 Voir notamment Brunaux 1999.
5 Voir Adam 1995.
6 Les auteurs remercient Christophe Loiseau pour leur avoir rappelé l’existence de cette paroi.
7 Il s’agit de la position la plus logique au regard de leurs formes.
8 Dans l’étude d’A. Amoroso, la pièce h se nomme A.72 et la pièce k A.73 ; par commodité nous utilisons les noms présents dans Pompei Pitture e Pavimenti, vol. VII, p. 423, 428 et 430.
9 Amoroso 2007, p. 69.
10 Amoroso 2007, p. 80.
11 Les rares fragments de mortier découverts dans des mortiers de maçonnerie antiques sont chaque fois d’anciens mortiers de maçonnerie.
12 Pour rappel, un support de peinture murale est constitué d’une ou plus couche(s) de préparation, d’une (ou parfois plusieurs) couche(s) de finition, aussi appelée intonaco, et d’une couche picturale correspondant aux pigments.
13 Fouilles d’archéologie préventive dirigées par Karine Boulanger (INRAP).
14 Voir la figure n° 3 dans Coutelas – Mondy – Boulanger 2014.
15 L’article de S. Groetembril dans le présent volume en fournit de possibles exemples dont l’interprétation reste toutefois incertaine.
16 Fouilles d’archéologie préventive dirigées par Arnaud Coutelas (ArkeMine). Voir notamment Coutelas 2015.
17 Il s’agit de la fosse 1584, dans l’angle sud-ouest de la cour. Cette fosse est oblongue, longue de 160 cm, large de 45 cm et profonde de 15 cm.
18 Van Andringa – Creissen – Chevalier 2010.
19 Dossier repris par William Van Andringa de l’Université Lille 3 (Van Andringa 2015).
20 Fant – Russell – Barker 2013, p. 202.
21 Voir la contribution de Charles Davoine dans ce volume, p. 16-17.
22 Les fragments d’enduits constituent d’ailleurs une grande partie des volumes de matériaux de démolition retrouvés en décharge au-devant des murailles de Pompéi (voir la contribution de Sandra Zanella dans ce volume, p. 27-28).
23 Le coût logistique de la gestion des déblais n’était pas négligeable. En ville, le transport des déblais et des matériaux générait par ailleurs de nombreuses nuisances et l’on sait que cela a conduit les autorités à interdire à Rome, dès la fin de l’époque républicaine, la circulation diurne des charrois, à l’exception cependant des entrepreneurs chargés de constructions publiques (Tholbecq 2013).
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