Chapitre 11. Les boutiques, les portiques et la rue
p. 209-232
Texte intégral
1Presque toujours situées en façade, les boutiques entretiennent un rapport particulier à la rue au point d’en être des éléments structurants.
11.1 Sous les portiques d’ostie
2Selon P. Gros, le portique est un « édifice dont la longueur est beaucoup plus développée que la largeur et qui est couvert sur toute cette longueur au moyen d’une colonnade7 ». Il se définit, selon B. Gauthiez, comme une « galerie généralement au rez-de-chaussée d’un bâtiment, placée au milieu ou au bord d’un espace public, et à l’usage du public8 ». La dimension topologique de la définition de B. Gauthiez nous incite à retenir cette dernière dans le cadre de notre étude. Dans le but d’étudier le lien unissant les boutiques et les portiques, nous choisissons de ne pas intégrer les colonnades et portiques ornant les espaces internes non accessibles aux passants tels que les péristyles, cours internes des demeures, des entrepôts ou de la caserma dei vigili. Nous choisissons en revanche d’intégrer les cours d’immeubles ou les palestres jugées accessibles au public d’après la présence de boutiques.
3Dans les sources littéraires latines, le lien entre portiques et boutiques n’est évoqué qu’à propos de villes italiennes, au cours du Ier siècle av. J.-C. Ainsi Vitruve conseille la construction de portiques abritant des tabernae argentariae autour des places publiques des villes d’Italie9. Ces aménagements permettent de générer un revenu (uectigal). Comme l’indique C. Saliou, il est probable que la mention des activités bancaires soit une référence normative au forum de Rome10. Tite-Live évoque les portiques et boutiques des aménagements urbains entrepris par Tarquin l’Ancien, puis par le consul Marcus Fulvius Flaccus à Rome, en 179 av. J.-C. Il mentionne également des programmes analogues dans les villes italiennes de Pisaurum, Fundi, Potentia, Pisaurum et Sinuessa11. Pour Tite-Live comme pour Vitruve, le forum de Rome constitue une référence importante. Il s’agit véritablement d’un modèle dont la formation remonte, selon Tite-Live, à l’époque des rois étrusques et qui s’est diffusé dans les villes d’Italie durant la période républicaine.
4Dans les sources épigraphiques, la construction de boutiques apparaît souvent conjointement à celle d’un portique dans le cadre de pratiques évergétiques12. Elle apparaît en Italie, en Gaule, en Pannonie et en Anatolie. Ces inscriptions datent pour l’essentiel du Haut-Empire et sont attestées dans tout le bassin méditerranéen, à l’exception de l’Afrique, la péninsule Ibérique, et de la Grèce. La seule inscription d’Italie provient d’Ausculum et date de l’époque tardo-répubilcaine13.
5Les sources épigraphiques et littéraires indiquent donc que boutiques et portiques peuvent former un ensemble cohérent au sein de programmes de construction. Ces édifices apparaissent dans ces sources au Ier s. av. J.-C. surtout en Italie, tandis que leur mention dans les provinces est majoritaire durant le Haut-Empire. La rareté des mentions de ce type d’édifices dans l’Italie du Haut-Empire s’explique sans doute par le caractère courant des portiques qui équipaient déjà ces villes. Les notables italiens devaient préférer faire état, dans les inscriptions, de l’édification d’édifices moins courants et plus remarquables comme les théâtres, les thermes ou les fontaines. Inversement, les portiques devaient être dans les provinces récemmement soumises du Haut-Empire des équipements notables. Ceci pourrait expliquer le déplacement des mentions épigraphiques des portiques de l’Italie vers la province entre le Ier s. av. J.-C. et le Haut-Empire.
6Cette documentation témoigne d’un lien fort unissant les portiques aux boutiques. Les vestiges d’Ostie permettent d’approcher la question de la nature de cette articulation à l’échelle d’une ville.
7G. Calza, dans les années 1920-1930, puis J.E. Packer dans sa monographie consacrée aux immeubles collectifs publiée en 1971, furent les premiers à aborder la question des portiques d’Ostie à l’échelle de la ville14. Tous deux optèrent pour le même angle d’approche : le portique est étudié comme élément constitutif de l’immeuble collectif, au même titre que les fenêtres, portes, couloirs et balcons. Les portiques furent ensuite étudiés par G. Hermansen dans le cadre de son ouvrage consacré à l’urbanisme d’Ostie publié en 198215. Il s’agissait d’évaluer le rôle des portiques dans la lutte contre les incendies, tel qu’il est décrit dans les sources littéraires. Enfin, A. Gering, en 2004 accorda une attention particulière aux colonnades édifiées à Ostie durant l’Antiquité Tardive16. L’ouvrage de P. Pensabene consacré aux décors urbains d’Ostie de la fin de la République jusqu’à l’Antiquité tardive contient également de précieuses informations sur les portiques dotés d’éléments architecturaux marmoréens17.
8Les premiers portiques d’Ostie étaient majoritairement composés de piliers de blocs de tuf. On retrouve cette mise en œuvre dans le portique précédant les Quattro Tempietti (II, viii, 2) datés du IIe ou du Ier siècle av. J.-C.18. Des piliers semblables sont situés dans les Magazzini Repubblicani (II, ii, 1-2) ; ils supportaient une charpente de bois recouvrant ce qui est traditionnellement identifié comme un marché daté de l’époque tardo-républicaine19.
9Entre l’époque tardo-républicaine et l’époque flavienne, les portiques sont surtout constitués de colonnes de tuf (Horrea di Hortensius, V, XII, 120), de marbre (partie septentrionale du Forum21 ou de briques (Magna Mater, IV, i, 122).
10Dans leur majorité, les portiques édifiés durant la reconstruction d’Ostie au début du IIe siècle sont équipés de piliers de briques. Il s’agit du type de portique le plus répandu à Ostie. L’émergence et le développement de ce nouveau type de portique sont imputables, selon G. Calza, à Néron, dans le cadre de ses projets pour la Nova urbs et plus particulièrement de la lutte contre les incendies23. Ce nouveau modèle de portiques, diffusé au cours du IIe et au début du IIIe siècle est doté d’arcs de décharge et non de linteaux ; ce qui permet la construction des hautes façades des immeubles caractéristiques d’Ostie à cette époque24.
11À partir du milieu du IIIe siècle, les portiques sont surtout constitués de colonnes de marbre remployées comme dans la partie septentrionale du Forum ou sur le nouveau marché situé sur le Foro della statua eroica (I, xii, 225). Ce changement est à relier, selon A. Gering, à une transformation culturelle importante. Selon l’archéologue, le modèle d’Ostie n’est plus Rome, mais les villes de l’Orient tardif comme Constantinople ou Ephèse dont les rues principales sont pourvues de colonnades en marbre, de nymphées et d’exèdres encadrant de longues promenades piétonnes26.
12Le site d’Ostie offre à voir l’évolution des relations qu’entretiennent boutiques et portiques sur la longue durée. Il est possible de mesurer le rôle joué par les boutiques dans la structuration de l’espace urbain.
11.1.1 Le domaine des boutiques
13Selon les critères retenus, il est possible de compter à Ostie 51 portiques27, mesurant au total plus de 3158 mètres (fig. 64). Leur longueur est comprise entre 10 (V, ii, 6-7) et 260 mètres (la partie septentrionale du Forum), pour une moyenne de 62 m. Au total, 40 sont composés de piliers de briques, 8 sont formés de colonnes de marbre, 2 de colonnes de briques et un de piliers de marbre. Leur édification s’étend de la période augustéenne à l’Antiquité Tardive, mais 84 % sont datés du IIe siècle28. Seuls 11 de ces portiques n’abritent pas de boutiques. Ils sont associés à des espaces civiques comme le Forum, le Foro della Porta Marina (IV, viii, 1), ou le Piazzale delle corporazioni (II, vii, 4) ; commerciaux comme le marché du Foro della statua eroica (I, xii, 2) ; religieux comme le Campo della Magna Mater (IV, i, 2) ; ou à des thermes comme les Terme di Porta Marina (IV, x, 1-2).
14Au total, 40 portiques (78 % du total) abritent des boutiques (tab. 14). La somme de leurs longueurs représente 78 % de la longueur cumulée des portiques de la ville. Ils mesurent en moyenne 61 m de longueur. Il s’agit presque exclusivement de portiques constitués de piliers de brique. Les rares cas d’emploi de colonnes de marbre (sur 5 portiques) trouvent une explication. La colonnade de marbre précédant les boutiques I, x, 2 est caractéristique du modèle dominant lors de son édification durant la période augustéenne. Au contraire, celle se trouvant devant les boutiques II, viii, 1 est typique de l’époque tardive et prend part à la monumentalisation du Decumanus opérée durant cette époque. Une colonnade de marbre précède les boutiques situées autour de la palestre des Terme di Nettuno. L’emploi du marbre est ici lié à la fonction et au prestige de cet espace qui contraste avec le portique de piliers de briques situé dans le même édifice, le long du decumanus. Le même lien entre matériaux, fonction et prestige d’un espace se retrouve dans le Macellum. Ce dernier possède deux portiques : l’un en piliers de briques s’aligne le long du Cardo, tandis qu’une colonnade de marbre orne la cour intérieure de l’édifice. Ces caractéristiques indiquent que les portiques intégrant des boutiques se démarquent par des dimensions et des matériaux plus modestes que les portiques des édifices publics.
15Les portiques abritent au total 322 boutiques, soit 25 % du total des locaux identifiés à Ostie. Chacun d’entre eux abrite entre 2 et 26 boutiques, pour une moyenne d’environ 8 boutiques par portique.
Tab. 14 – Caractéristiques des portiques d’Ostie.

Fig. 64 – Les portiques d’Ostie.


16Cette approche quantitative indique que les boutiques entretiennent une relation privilégiée avec les portiques, qui n’est égalée que par les édifices publics29. Le rôle commercial des portiques a été souligné à de nombreuses reprises. Les portiques sont souvent présentés comme des zones de concentration des échanges30. Ils constituent des zones réservées à la circulation piétonne, abritant les citadins des intempéries et du soleil. Il s’agit d’espaces occupés dans une grande mesure par des commerces qu’ils soient situées en boutiques ou sur étal. Les portiques d’Ostie intégrant des locaux commerciaux furent avant tout édifiés au cours du IIe siècle ap. J.-C. Ces espaces forment un cadre favorisant les échanges par leur valeur esthétique et le rôle qu’ils jouent dans la circulation urbaine.
11.1.2 Explications architecturales
17Une majorité des portiques d’Ostie abrite des boutiques ; l’explication de ce lien privilégié est à rechercher dans leurs caractéristiques architecturales.
18Lorsqu’il décrit l’architecture canonique des immeubles d’Ostie, G. Calza indique que les boutiques sont précédées d’un portique et que ce dernier est surmonté d’une terrasse ou de balcons31. Selon l’archéologue italien, les portiques des immeubles sont invariablement occupés par des boutiques32. Ceci est confirmé dès lors qu’il a été établi que les portiques de façade ne sont attachés qu’à des édifices publics ou à des boutiques. D’après G. Calza, la construction d’un portique en façade d’immeuble constitue une solution architecturale permettant l’installation d’un grand nombre de boutiques33. Il affirme également que la très forte occupation des portiques d’Ostie édifiés au IIe s. par les boutiques illustre le célèbre passage de Martial qui comparait Rome à une boutique géante34. Toutefois, ce passage est traditionnellement associé au phénomène d’empiétement des boutiques sur la voie publique.
19L’hypothèse de G. Calza selon laquelle un portique permet la présence d’un plus grand nombre de boutiques doit être nuancée. La double rangée de boutiques de l’édifice I, vi, 1 en fournit le parfait contre-exemple. La façade orientale, dépourvue de portique abrite 20 boutiques, tandis que la façade occidentale, ornée d’un portique, est composée de 17 boutiques sur la même distance. Cette différence résulte du module plus réduit des boutiques orientales, tandis que les pièces de la façade opposée sont plus vastes. Inversement, certains édifices dont le rez-de-chaussée est exclusivement constitué de boutiques sont dénués de portique, comme l’édifice I, viii, 6-8 ou V, ii, 1.
20La présence de portiques semble avoir une incidence plus importante sur les étages que sur le nombre de boutiques des édifices. Ainsi, les arcades du portique s’additionnent aux linteaux ou arcs des boutiques pour former deux séries de points d’appui qui permettent une meilleure répartition des charges et par là même une élévation importante. La hauteur du portique équivaut généralement à un rez-de-chaussée et à un étage, correspondant ainsi à la hauteur d’une boutique et de son étage habité35. Dans ce cas, les appartements indépendants ne se retrouvent qu’à partir du deuxième étage, comme dans le Caseggiato del Serapide (III, x, 3). En outre, la présence d’un portique permet l’aménagement d’une coursive à l’étage facilitant l’accès aux pièces, comme cela a été proposé par R. Mar dans sa restitution des étages du Portico a tetto spiovente (II, ii, 6)36. Au contraire, en l’absence de portique, les appartements peuvent occuper le premier étage. Ainsi, dans l’édifice I, vi, 1, la rangée orientale, en plus des boutiques, abrite trois escaliers menant aux étages, tandis que la rangée occidentale, pourvue d’un portique, n’en abrite qu’un seul.
21Contrairement à ce que propose G. Calza, un portique ne permet pas nécessairement la construction d’un grand nombre de boutiques et il apparaît que les portiques ont été surtout construits au sein des types d’édifices les plus vastes d’Ostie qui, par conséquent, disposent de boutiques en grand nombre. En reprenant la typologie des édifices proposée en première partie, il apparaît que les bâtiments comprenant des boutiques et des portiques sont plus fréquemment les immeubles dont le rez-de-chaussée est intégralement occupé de boutiques (29 %), complexes multifonctionnels (20 %), les rangées de boutiques (17 %), ainsi que les entrepôts (14 %)37. Au contraire, les portiques sont rares dans les thermes et les domus (respectivement 6 et 3 %). Cet ordre coïncide avec celui des édifices en fonction du nombre de boutiques qu’ils intègrent proposé en première partie (tab. 15). Il apparaît donc clairement qu’il y a une forte corrélation entre la concentration des boutiques et la présence de portiques.
22Il apparaît par ailleurs que la nature des édifices joue un rôle substantiel dans cette association.
23Près de 80 % des grands complexes multifonctionnels intégrant des boutiques sont pourvus de portiques de façade qui mettent en valeur leur unité. Comme il déjà a été souligné, une grande partie de ces complexes semble avoir été édifiée sur initiative impériale, ce qui pourrait expliquer la quasi-omniprésence de façades monumentales38.
24Un tiers des entrepôts et des thermes équipés de boutiques disposent de portiques de façade. 24 % des immeubles dont le rez-de-chaussée est intégralement composé de boutiques ont un portique. Les mêmes proportions s’observent pour les rangées de boutiques. Cette rareté relative procède de la nature de ces édifices.
Tab. 15 – Répartition des portiques et des boutiques selon la nature de l’édifice.
Type d’édifices | Effectif | Longueur cumulée des portiques (en m.) | Nb. total de boutiques |
Complexes multifonctionnels | 7 (20 %) | 892 (36 %) | 92 (29 %) |
Rangées de boutiques | 6 (17 %) | 236 (10 %) | 40 (12 %) |
Entrepôts | 5 (14 %) | 265 (11 %) | 44 (14 %) |
Immeubles | 4 (11 %) | 115 (5 %) | 11 (3 %) |
Thermes | 2 (6 %) | 112 (5 %) | 13 (4 %) |
Demeures | 1 (3 %) | 21 (1 %) | 2 (1 %) |
Total | 35 (100 %) | 2468 (100 %) | 322 (100 %) |
25Enfin, certains types d’édifices sont très rarement associés à des portiques.
26Seuls 7 % des immeubles dont le rez-de-chaussée n’est que partiellement occupé par des boutiques sont équipés d’un portique. Cette rareté s’explique par l’hétérogénéité architecturale de la façade et par le module variable des espaces composant le rez-de-chaussée, ne permettant pas la construction d’un portique unifié en façade.
27Seule une demeure (soit 8 % de cette catégorie d’édifices) est équipée d’un portique de façade. Mais ce n’est qu’au IVe siècle que l’édifice III, ii, 3 – déjà pourvu d’un portique – fut converti en demeure39. Le portique n’est donc pas propre à la demeure. L’architecture des façades des maisons répond à une véritable recherche de visibilité, comme l’a démontré A. Wallace-Hadrill40. Il s’agit, pour le maître, de donner à voir au passant l’enfilade des fauces, de l’atrium et du péristyle dans le cas de la maison canonique. La présence d’un portique constituerait une unité plastique de façade qui ne permettrait pas de distinguer les boutiques de l’entrée principale de la demeure. Par extension, l’axe visuel formé par la succession du vestibule, de l’atrium et du péristyle du plan canonique ne serait pas mis en évidence. De ce fait, les demeures sont dépourvues de portiques car ils ne permettraient pas d’assurer la visibilité recherchée par les propriétaires.
28Les sièges associatifs sont totalement dépourvus de portiques de façade. Ceci procède certainement de leur configuration architecturale proche de celle des maisons. En revanche, les cours intérieures de ces édifices sont souvent ornées de colonnes ou de piliers formant un espace de circulation couvert41.
29Il apparaît donc que la présence d’un portique est étroitement liée à la nature de l’édifice. L’édification d’un portique de façade trouve ses raisons dans la fonction de l’édifice, ainsi que dans ses caractéristiques architecturales. Les édifices qui sont le plus souvent dotés d’un portique se trouvent aussi être ceux intégrant le plus grand nombre de boutiques. Au total, la construction d’un portique coïncide dans une très large mesure avec la volonté d’édifier des boutiques.
11.1.3 Une parure monumentale et marchande pour la ville
30Selon G. Calza, la fonction première des portiques d’Ostie est d’occulter les disparités architecturales des différents édifices bordant les voies principales de la ville afin de constituer une façade unifiée42. Dans leurs travaux ultérieurs, les archéologues s’accordent à dire que les portiques se concentrent essentiellement le long du Decumanus, du Cardo, ainsi que dans la zone du Forum pour constituer une uniformité esthétique des façades de ces rues principales43. Selon P. Pensabene, cette uniformité instaurée principalement au cours du IIe siècle de notre ère procède d’un projet urbain initié par les puissances publiques44. Cette idée d’une unité esthétique du Decumanus formée par les différents portiques a été critiquée par M. Heinzelmann, pour qui au contraire, les portiques d’Ostie sont hétérogènes45. Ainsi, la hauteur, les matériaux et le rythme des piliers varieraient d’un portique à l’autre. Notre documentation nous incite à soutenir cette position.
31La portion orientale du Decumanus située entre la Piazza della vittoria (V, xvii) et le croisement avec la via degli Grandi horrea est équipée d’une succession de quatre portiques ornant la façade nord sur près de 400 mètres (fig. 65). S’il s’agit là du plus long tronçon de voirie doté d’un portique à Ostie, il ne se caractérise pas pour autant par une unité absolue. En premier lieu, l’alignement des portiques sur le Decumanus est loin d’être uniforme. Ainsi, sur la portion orientale du Decumanus, le portique ornant la façade du complexe de Neptune se trouve près de 4,5 mètres en retrait par rapport au Portico a tetto spiovente (II, ii, 6). Ce retrait crée un espace situé entre le Decumanus et le portique de Neptune qui était occupé par des bassins et nymphées qui jouaient un rôle d’unification du paysage urbain. L’unité esthétique est ensuite rompue par le portique semi-circulaire du théâtre, puis par celui de l’édifice II, viii, 1. L’alignement des portiques varie donc d’un édifice à l’autre. En outre, il existe une alternance entre les édifices dotés d’un portique et ceux qui en sont dépourvus. Ainsi l’unité des portiques ornant la façade septentrionale des édifices de la Regio V est rompue par les Horrea del Sabazeo (V, xii, 2) qui sont dépourvus de portique. Il semblerait que la parure monumentale de cette partie du decumanus soit en grande partie imputable à des interventions impériales successives. La construction du portique du théâtre est attribuée à Agrippa et sa reconstruction à Commode, celle du portique de Neptune à Antonin le Pieux, tandis que celle du portique II, viii, 1 est attribuée par A. Gering à Théodose46. Au niveau du théâtre, un arc enjambant le decumanus faisant se rejoindre le portique du théâtre et celui de l’édifice V, xi, 7 a été construit sur l’initiative de Caracalla comme l’indique une inscription dédicatoire47. Si ce tronçon de decumanus est donc clairement un lieu clé du paysage urbain dans lequel se concentrent les éléments de parure urbaine, son aspect n’en demeure pas moins composite car il procède de multiples interventions indépendantes, datées de l’époque augustéenne à l’Antiquité Tardive.

Fig. 65 – Les portiques du Decumanus oriental, (d’après Sdo I).
32De même, un grand nombre de portiques est situé le long de l’axe formé par le Cardo, menant vers la Porta Laurentina au sud et aux quais du Tibre au nord (fig. 66). Cet axe est bordé sur près de 400 mètres par le portique du caseggiato dell’Ercole (IV, ii, 2-4), le portique des thermes du forum (I, xii, 7), des portiques du forum, puis enfin du Portico di Pio IX. Ces portiques se caractérisent par une discontinuité analogue à celle observable sur la portion orientale du decumanus. Toutefois, le Portico di Pio IX, édifié au début du IIe siècle, se démarque à plusieurs égards. Il s’agit du seul portique d’Ostie bâti sur les façades de deux édifices se faisant face. L’entrée méridionale du portique est flanquée de deux loggias. Des piliers édifiés plus tardivement sur le cardo interdisent tout trafic à roue sur ce tronçon qui devient donc une rue uniquement piétonne48. Ces caractéristiques sont à mettre en relation avec la situation particulière de ce portique qui relie le forum au Tibre.
33Dans le centre d’Ostie, les portiques se concentrent également de part et d’autre de l’ancien castrum, aux croisements du decumanus et de la via Epagathiana à l’ouest et du Semita dei Cippi à l’est. Ces deux carrefours sont mis en valeur à l’époque tardive par la construction du nymphée du bivium et d’une exèdre. Aux alentours de ces croisements se situent de manière discontinue plusieurs portiques de dimensions réduites (entre 10 et 60 mètres de longueur).
34Les portiques abritant des boutiques se font plus rares à l’entrée de la ville. Au niveau de la Porta Marina, près de la plage d’Ostie se trouve le portique IV, viii, 5 situé à l’extérieur de l’enceinte, tandis qu’à l’intérieur se trouve le portico della fontana con lucerna (IV, vii, 1-2).
35Cet inventaire des portiques abritant des boutiques à Ostie indique qu’ils sont fortement concentrés dans le centre de la ville. Leur localisation coïncide en bonne partie avec la distribution spatiale des fontaines publiques et des nymphées49. Les boutiques sous portiques constituent un élément de la parure monumentale du centre d’Ostie. Cette dernière se caractérise par une importante discontinuité qui a deux conséquences principales. D’une part, il n’existe pas dans cette ville d’espace de circulation uniforme se développant le long des rues principales, comme dans le cas d’Apamée. Les piétons doivent donc alterner une circulation sous portique et sur trottoir, le long des façades des édifices. D’autre part, ces disparités n’ont pas permis la constitution d’une unité plastique homogène, mais forment au contraire une monumentalité composite.

Fig. 66 – Les portiques du centre d’Ostie, (d’après Sdo I).
36Si la discontinuité des portiques d’Ostie résulte de la multiplicité et de la juxtaposition des unités construites, leur hétérogénéité plastique procède en partie de la structure architecturale des boutiques. Pour des raisons d’ordre technique, les piliers des portiques se situent dans l’alignement des piédroits des boutiques. Cette disposition permet l’édification d’une couverture du portique. De ce fait, le rythme des piliers des portiques est dicté par la largeur des boutiques et varie donc d’un édifice à l’autre.
37L’ensemble de ce dossier indique que les boutiques et les portiques entretiennent une relation privilégiée à Ostie. Un véritable lien structurel s’est développé au cours du IIe s. ap. J.-C. Les boutiques sont ainsi intégrées à des espaces de circulation ayant une valeur esthétique importante. La nature architecturale de ce lien confère aux boutiques un rôle structurant indirect sur les portiques. Ainsi est-il possible d’affirmer, à la suite de L. Lavan, l’importance du rôle joué par le commerce dans la structuration de la monumentalité des rues50.
11.2 Quand les boutiques envahissent la rue
38Les boutiques semblent avoir également joué un rôle important dans les mutations urbaines et architecturales postérieures. Ainsi, de nombreuses boutiques ont été impliquées dans des empiétements sur la voirie. Phénomène surtout attesté durant la période tardive, l’empiétement se définit comme une « avancée autorisée ou non de l’alignement d’un édifice, réduisant l’emprise de la voirie »51. Les empiétements des boutiques marquent le rapport des édifices commerciaux au territoire urbain. Surtout connus en Orient, ils sont traditionnellement interprétés comme la manifestation du relâchement des autorités publiques d’une part, et d’une transition de la « ville antique » à la « ville islamique » d’autre part52. Le site d’Ostie fournit l’occasion d’étudier les empiétements à l’échelle d’une ville de l’Occident. Quelle est l’implication des boutiques dans ce phénomène ? Après avoir décrit les différents types d’empiétements de boutique attestés à Ostie, nous nous attacherons à étudier leurs facteurs explicatifs, ainsi que leurs implications sur le tissu urbain.
11.2.1 Typologie des empiétements des boutiques
39Au total, 18 empiétements impliquant des boutiques ont été identifiés à Ostie (fig. 67). Les empiétements des boutiques sur des éléments de voirie sont de plusieurs types. Le premier type correspond aux extensions des boutiques, le deuxième aux annexions collectives et enfin le troisième à la construction de nouvelles boutiques. La question de la mise en œuvre de ces empiétements sera également abordée afin de mettre en évidence les différentes solutions architecturales possibles, ainsi que leurs conséquences sur le tissu urbain.
11.2.1.1 Type 1 : extensions individuelles des boutiques
40Un premier type d’empiétement se distingue : il s’agit de la construction de murs prolongeant les murs latéraux de la boutique jusqu’aux piliers ou colonnes du portique de manière à annexer cet espace. Il en existe six à Ostie.

Fig. 67 – Les empiétements des boutiques d’Ostie.
41Ce type d’empiétement peut être opéré sur l’intégralité ou une grande partie du portique. Ainsi, chacun des huit locaux de la rangée de boutique I, X, 2 (r1i10b14-21) est étendu jusqu’à la colonnade de marbre située en avant par la construction de murs en opus testaceum prolongeant ceux en opus mixtum à panneaux de la construction d’origine (fig. 68). Les seuils à rainure longitudinale sont alors déplacés dans l’entrecolonnement, formant ainsi la nouvelle porte d’entrée des boutiques53. Cet empiétement pose toutefois la question de la position des linteaux : la colonnade est haute de quatre mètres ; la couverture était donc assurée soit par la construction de murs aussi élevés que les colonnes, soit par l’édification d’une couverture à une hauteur intermédiaire54. Ces extensions de boutiques sur portiques opérées sur plusieurs locaux sont également attestées dans les édifices I, 1, 4 (r1i01b08-09) (fig. 69) ; I, viii, 3 et 5 (r1i08b36-40 et 42-43), dans le Caseggiato del Cane Monnus (II, i, 1 ; les boutiques r2i01b01-05), ainsi que dans l’édifice III, xvii, 6 (r3i16b04-07).
42Le même type d’empiétement ne concerne qu’une boutique isolée située dans la nécropole de la Porta Romana. Au sein de cet îlot formé de trois boutiques, seul le local central est affecté par ce type d’agrandissement. Des murs en opus testaceum sont édifiés depuis les piédroits de cette boutique jusqu’au pilier du portique situé en avant. Lors de l’empiétement, un nouveau sol en mortier de tuileau est aménagé, tandis qu’un comptoir en opus mixtum à bandes est construit. Ceci suggère une datation postérieure au milieu du IIIe siècle.
11.2.1.2 Type 1 bis
43Un autre type d’empiétements permettant l’extension de différentes boutiques sur la voirie est attesté : il s’agit des boutiques agrandies directement sur la rue, sans l’utilisation d’un portique. Il a été observé à trois reprises sur le site.
44La procédure est analogue aux précédentes : des murs et de nouveaux piédroits sont édifiés en avant de la boutique, dans l’axe de ses murs latéraux, tout en s’appuyant sur sa façade. Le seuil est également déplacé à l’emplacement de cette nouvelle baie. Cette situation est attestée dans les boutiques r1i02b06-09 : de nouveaux piédroits sont construits en opus testaceum. Il en va de même dans les boutiques r5i11b15-20. Toutefois, dans ces deux cas, l’espace empiété est minime et procède probablement avant tout d’une modification opérée aux étages des édifices qui fut l’occasion, de manière secondaire, d’agrandir les boutiques.

Fig. 68 Détail de l’empiétement d’une des boutiques de l’îlot I, x (vue depuis le sud).

Fig. 69 – Empiétement de la boutique r1i01b08 (vue depuis le sud).
45Contrairement aux cas précédents dans lesquels l’ensemble des boutiques d’un édifice est agrandie, seules les boutiques r2i02b22-23 empiètent sur la rue située au sud des Magazzini Reppublicani. Un mur en opus mixtum à bandes – au sein duquel une baie pourvue d’un seuil à rainure longitudinale a été aménagée – a été édifié en avant de la boutique. Rien ne subsiste toutefois des murs latéraux de l’empiétement.
11.2.1.3 Type 2 : annexion collective
46Le deuxième type est constitué d’une annexion commune à plusieurs boutiques : deux murs sont édifiés de manière à annexer une portion du portique, l’espace ainsi formé reste accessible à plusieurs boutiques. Il est possible de dénombrer quatre empiétements de ce type à Ostie.
47Deux empiétements sont localisés dans les taberne dei pescivendoli (IV, v ; les boutiques r4i05b35-36 ; 38-39 ; 34 et 45). Ces deux empiétements furent réalisés durant l’époque tardive : des murs en opus mixtum à bandes sont construits entre la façade des boutiques et les piliers du portique (fig. 70). À la même époque, le niveau du portique est rehaussé de manière à former un niveau de circulation unique entre l’espace annexé et les boutiques. Le pavement de ce nouvel espace est formé de bipedales et de fragments de marbre remployés dans l’empiétement méridional et d’une mosaïque de pavement dans celui du nord. L’espace empiété sous le portique est accessible depuis deux boutiques, qui partagent donc un accès commun. Chacun de ces deux empiétements est pourvu de quatre baies d’accès. L’une des baies de l’empiétement méridional est bouchée durant une époque postérieure. Le grand nombre d’ouvertures, ainsi que la présence d’équipements, témoignent du maintien de la fonction commerciale de ces locaux.
48Une situation plus complexe est observable dans l’empiétement du Portico di Nettuno (II, iv) avec les boutiques r2i06b08-10. La construction des murs d’empiétement est opérée suite à l’arasement des piliers du portique. Une première phase d’empiétement correspond à l’édification d’un mur en opus testaceum à l’emplacement des anciens piliers du portique, la seconde coïncide avec la construction d’un mur en opus mixtum à bandes dans l’entrecolonnement (fig. 71). C’est suite à la construction de ce deuxième mur que l’espace annexé est pourvu d’un nouveau pavement en dalles de marbre, ainsi que d’un nymphée. Il existe un autre empiétement collectif dans l’édifice II, ix, 5, au sud des Grandi Horrea. Deux boutiques (r2i09b15-16), un escalier et une pièce de fonction inconnue sont agrandis sur la chaussée. Ces nouveaux murs en opus testaceum sont percés de baies faisant communiquer toutes ces pièces, formant ainsi un nouvel ensemble.
49La mise en œuvre de ces empiétements indique qu’ils sont pour l’essentiel postérieurs au milieu du IIIe siècle.
50La spécificité de ce sous-type réside dans la coïncidence de deux phénomènes : il s’agit d’une part d’un empiétement sur le portique, et d’autre part de la formation d’une unité architecturale plus vaste composée de plusieurs boutiques entre lesquelles une circulation directe est possible. Rares sont les situations où il est possible de déterminer si les pièces composant ce nouvel ensemble formaient une seule et même boutique dédiée à une activité unique ou si le complexe formé conservait une spécialisation différenciée. Ainsi, l’un des empiétements des taberne dei pescivendoli (r4i05b38-39) était indubitablement lié à une unique activité. Le nouveau complexe formé est équipé d’un comptoir, d’un bassin maçonné et de deux tables de marbre situés dans l’espace commun. L’unité de cet ensemble se traduit en outre par un programme décoratif cohérent constitué d’une mosaïque de pavement à figures maritimes. Ces exemples nous poussent à considérer l’hypothèse d’une fusion de plusieurs locaux en un seul et même commerce possédé par un même propriétaire.

Fig. 70 – Empiétement des boutiques R4i05b38-39 sur le portique (vue depuis le sud).

Fig. 71 – Empiétement des boutiques r2i06b08-10 sur le portique (vue depuis l’est).
11.2.1.4 Type 3 : constructions de nouvelles boutiques
51Le troisième type d’empiétement se distingue des précédents par la construction de nouvelles boutiques s’adossant aux piliers d’un portique depuis lequel elles sont accessibles. Ce type de constructions fut découvert le long du portique de Neptune en 1909. La dénomination impropre utilisée par D. Vaglieri, puis reprise en partie par G. Calza et L. Paschetto est celle de « pergula55 ». Il s’agit du seul exemplaire pouvant être étudié à Ostie.
52Les archéologues y trouvèrent des murs en opus mixtum à bandes adossés aux piliers du portique, formant au total 21 pièces quadrangulaires56. Celles-ci, pourvues de fondations très peu profondes, furent arasées durant l’Antiquité Tardive, à une date précise inconnue. D’après le plan, il pourrait s’agir d’un programme d’ensemble. L’arasement de ces structures empêche l’étude de son élévation. Des structures similaires furent mises au jour le long de la façade septentrionale des horrea di Hortensius (V, xii), de l’édifice V, xiii, ainsi que le long du portico a tetto spiovente (II, ii, 6) (fig. 72)57. Ces structures s’avancent depuis le portique vers le decumanus sur une distance de 167 cm pour le portico a tetto spiovente et de 342 cm au niveau du portique de Neptune (fig. 23). Ces espaces mesurent entre 9 et 26 m2, correspondant à des boutiques de taille inférieure58.

Fig. 72 – vestiges des nouvelles boutiques construites en avant du Portico a tetto spiovente (vue depuis l’ouest).
53Ces constructions ayant été arasées, leur élévation antique ne peut être déterminée. Le manque de profondeur des fondations a poussé les spécialistes à restituer une élévation en matériaux légers59. Ainsi, D. Vaglieri, G. Calza et L. Paschetto ont retenu l’hypothèse de pièces construites à l’aide de panneaux en bois60. D. Vaglieri a comparé ces pièces aux boutiques en bois du portique de la piazza Castello de Turin au début du XIXe siècle61. Des exemples comparables furent découverts à Pompéi au nord de la basilique du Forum62. Toutefois, il ne s’agit pas dans ce cas de substructures maçonnées, mais de trous de poteaux, poussant M. Della Corte à les comparer à des stands similaires à celui figurant sur la fresque de Pompéi représentant une rixe dans l’amphithéâtre63. Cette restitution n’est pas transposable à Ostie, puisqu’on ne trouve pas de trous de poteaux sur les structures en question. En revanche, leur mode de fermeture demeure inconnu : aucun seuil équipant ces structures n’a été découvert. Il est possible que les seuils aient été emportés lors de la destruction de ces structures à l’époque tardive. Selon D. Vaglieri, leur fermeture était assurée par des panneaux de bois, des grilles ou bien même des rideaux64. Ces pièces devaient être accessibles depuis le portique car certaines boutiques sont accolées à des bassins qui bloquent l’accès depuis le decumanus. Les piliers du portique servaient alors de piédroits des baies des boutiques dont la largeur correspond donc à celle des seuils des boutiques auxquelles elles font face.
54Peu d’éléments sont disponibles pour dater ces structures. Seul R. Mar a proposé une datation absolue : ces structures auraient été édifiées au cours du IIIe siècle de notre ère65. S’adossant aux piliers du portique, elles sont nécessairement postérieures à ce dernier. La découpe non géométrique des briques du parement indique un remploi des matériaux de construction. L’emploi d’opus mixtum à bandes suggère une datation postérieure au milieu du IIIe siècle. G. Calza a découvert sous le niveau de fondation de ces structures et des bassins maçonnés voisins un pavement en blocs de basalte. L’archéologue omet cependant d’indiquer la relation précise entre les fondations et ce pavement. G. Calza indique par ailleurs que le niveau d’arasement de ces structures coïncide avec le nouveau pavement du decumanus impérial66. Cette hypothèse ne saurait être confirmée dans la mesure où le pavement a été détruit sur plusieurs mètres autour des structures arasées ; il est donc impossible d’affirmer leur contemporanéité. En outre, la construction du decumanus impérial est datée du IIe siècle et ne coïncide pas avec la mise en œuvre de ces structures qui datent au moins du IIIe siècle. Enfin, le niveau des structures d’empiétement est inférieur à celui du decumanus impérial ; il s’agit donc probablement du decumanus républicain.
55La date d’arasement de ces structures est plus ardue à déterminer. Selon D. Vaglieri, leur destruction est contemporaine de celle des bassins s’appuyant contre le portique, durant l’époque tardive67. Il considère l’édification voisine de l’oratorio cristiano et de deux puits médiévaux sur le Decumanus comme des terminus ante quem. Toutefois, la régularité de l’arasement semble incompatible avec le processus d’abandon du portique de Neptune. Ceci suggère un programme de destruction qui doit être probablement antérieur à l’abandon du portique de Neptune que notre documentation pousse à dater du courant du IVe siècle.
56L’ensemble de la documentation suggère une construction postérieure au milieu du IIIe siècle et un arasement probablement antérieur à la fin du IVe siècle.
57Ces constructions légères furent identifiées comme des empiétements spontanés sur la voie publique, par rapprochement avec l’épigramme de Martial68. Cette hypothèse doit être rejetée en raison de la présence de fondations, ainsi que de l’uniformité de leur mise en œuvre. Les nouvelles boutiques bordant le portique de Neptune reproduisent la structure modulaire des boutiques antérieures. D’autre part, ces boutiques se caractérisent par un alignement parfait sur une longueur de 120 mètres. Elles furent par conséquent probablement édifiées lors d’un seul et même projet de construction.
58La construction de ces boutiques entraîne une véritable mutation du Portico di Nettuno, de sa place dans le tissu urbain, ainsi que des circulations possibles. Ces structures séparent le portique du Decumanus. Des accès au portique ne sont présents que dans le prolongement de la via della Fontana et de la via dei Vigili, deux autres se trouvent en face d’une des entrées des thermes de Neptune et à l’extrémité orientale du portique. Des boutiques flanquent les deux côtés du portique, réduisant dans une large mesure l’aération et la luminosité de celui-ci. La nature architecturale du portique s’en voit fondamentalement altérée : cet espace acquiert, avec ces nouvelles structures, l’aspect d’une galerie marchande à accès restreint, rappelant les bazars orientaux. Suite à cette construction, le portique et le decumanus forment deux axes de circulation parallèles mais dissociés. Toutefois, l’arasement de ces structures redonne au portique de Neptune ses caractéristiques d’origine, témoignant d’une volonté de restituer au decumanus son aspect monumental d’antan. La probable faible durée d’occupation de ces pièces, ainsi que leurs caractéristiques architecturales pourraient indiquer qu’elles étaient prévues dès leur édification comme temporaires.
11.2.1.5 Types isolés d’empiétements
59À l’angle sud-est de l’édifice I, iv, 1, un mur aujourd’hui disparu a été construit devant l’entrée méridionale, sur le trottoir, formant ainsi une pièce précédant le seuil de la boutique (r1i04b14). En l’absence d’informations supplémentaires, la fonction précise de cet empiétement demeure inconnue. De même, un empiétement est observable devant les boutiques r3i10b01-02 et 05-06. Cependant, les informations manquent pour pouvoir le rattacher à une typologie précise.
60Il est enfin un dernier type d’empiétement qui n’est attesté qu’une seule fois à Ostie et qui possède un statut à part. Il s’agit de l’installation de banquettes sur le trottoir situé en façade du commerce alimentaire r1i02b14. L’étude de ce cas est rendue difficile par la destruction moderne d’une partie des structures d’empiétement qui a été entreprise par les archéologues dans le but de mettre au jour des peintures pariétales et de restaurer le balcon du premier étage. Cette intervention nous est connue grâce aux photographies d’archives prises au début du XXe s. Elle a été réalisée entre la mise au jour de la façade en 1915 (fig. 73) et la publication d’un article en 1923, dans lequel une photographie montre la façade restaurée. Il s’agit donc d’un terminus ante quem. Toutefois, les différentes photographies publiées et inédites permettent de restituer les différentes phases de construction de cet empiétement.
61Dans son état originel, la façade du commerce alimentaire r1i02b14 était surmontée d’un balcon supporté par des corbeaux de travertin. Lors de la première phase d’empiétement, des murs furent édifiés sur le trottoir, perpendiculairement à la façade afin de soutenir les corbeaux. Cette opération est postérieure au milieu du IIIe siècle comme l’indique l’appareil en opus mixtum à bandes employé (fig. 74 et fig. 75). L’une des faces de ce mur est revêtue d’une fresque imitant un décor en opus sectile. Au cours de la phase 2, de part et d’autre de ces murs, des banquettes construites en blocs de tuf, avec une surface en sesquipedales furent installées. Après la vraisemblable destruction de la partie supérieure d’un mur de la phase 1 un mur en opus mixtum à bandes est édifié. Il est percé en sa face occidentale d’une niche à voûte dont la fonction est inconnue. Cette intervention de la phase 3 fut intégralement détruite par les fouilleurs de l’époque moderne. Les murs soutenant les corbeaux semblent délimiter le trottoir : à l’est il y a une mosaïque de pavement, tandis qu’à l’ouest il s’agit de simples sesquipedales. Cette différence ne traduit certainement pas l’existence de deux propriétés distinctes puisque les deux boutiques communiquent entre elles et forment un seul et même commerce alimentaire.

Fig. 74 – a) Photographie issue de Calza 1923b de la façade du commerce alimentaire r102b14. Les arcs sont restaurés, la niche du muret central supprimée et la rue déblayée. b) Détail de l’empiètement aujourd’hui.

Fig. 73 – Photographies issues de Paribeni 1916 de la façade du commerce alimentaire r102b14 mis au jour en 1915. On remarque sur la seconde photographie (b) la restauration de l’arc du balcon.

Fig. 75 – Évolution de la façade du commerce alimentaire r1i02b14 et de ses restaurations modernes.
62Cette intervention tardive vise certainement à l’origine à soutenir le balcon menaçant de s’écrouler. Ce fut là l’occasion d’installer des banquettes maçonnées probablement destinées à accueillir la clientèle du commerce alimentaire. L’annexion ne s’y opère donc que dans un second temps et collatéralement à une intervention de renforcement de la façade. L’occupation de l’espace de circulation à des fins commerciales n’est pas ici le but originel de l’intervention, contrairement aux autres empiétements de boutiques connus à Ostie.
63Il s’agit là de l’unique occurrence de banquettes installées sur la rue à Ostie. J. Hartnett en a dénombré 100 à Pompéi dont une majorité est située contre la façade des demeures ; les édifices commerciaux – surtout les commerces alimentaires – occupent la deuxième place69. La prédominance du contexte domestique à Pompéi s’explique par l’emploi des banquettes dans le cadre des rituels sociaux propres au clientélisme. Une telle banquette est attestée dans la demeure tardive di Amore e Psiche (I, xiv, 5). Toutefois elle est située dans le vestibule et non en façade. La rareté de ces installations à Ostie procède des différences socio-économiques qui la distinguent de Pompéi. Si les banquettes étaient courantes à Pompéi du fait de leur rôle dans la salutatio, la grande rareté des demeures d’Ostie explique celle des banquettes.
64Les types d’empiétements de boutiques sur portiques observés à Ostie ne sont pas spécifiques à ce site. Par exemple, des annexions collectives sont connues dans les boutiques sévériennes de la Casa di ss. Giovanni e Paolo à Rome où plusieurs empiétements successifs sur portique sont datés de la fin du IIIe siècle/ début du IVe siècle, puis du milieu du IVe siècle70. Un autre empiétement du même type, datant du IVe siècle, a été identifié à Gerasa, à proximité de la cathédrale71. Des extensions individuelles de boutiques sur portiques sont attestées sur l’agora de Sagalassos, à la fin du Ve siècle ap. J.-C.72.
11.2.2 Des causes commerciales
65Dans les études consacrées à la question dans le monde méditerranéen, les empiétements sont quasi systématiquement associés à la période tardive73. La documentation manque pour proposer une datation absolue au sujet des cas identifiés à Ostie. Sur les 18 empiétements identifiés, onze ont été construits tout ou partie en opus mixtum à bandes (tab. 16). Leur datation est donc postérieure au milieu du IIIe siècle ap. J.-C. Cinq ont été édifiés en opus testaceum, aucun élément ne permet de préciser leur datation absolue. Le terminus post quem de ces empiétements correspond donc à la datation retenue pour l’édification de la boutique. Il n’est pas exclu que ces structures soient également à dater de la période tardive. Les structures en opus mixtum à bandes correspondent donc à une estimation basse des empiétements tardifs. Enfin, trois (1i04b14 et r4i07b17 et 18) ont été détruits depuis leur mise au jour ; leur présence est indiquée sur la carte de G. Becatti.
66Si la datation des empiétements est difficile à établir, il apparaît clairement qu’un développement important caractérise la période tardive puisque 76 % des empiétements encore en place ont été réalisés en opus mixtum à bandes. Les mêmes proportions persistent en considérant la datation des boutiques qui y sont impliquées : les empiétements tardifs regroupent 57 boutiques (soit 74 % du total des boutiques impliquées dans les empiétements encore en place). Il apparaît donc que les empiétements de boutiques d’Ostie ont lieu surtout durant l’Antiquité Tardive.

Tab. 16 – Caractéristiques des empiétements de boutiques d’Ostie.
11.2.2.1 Un affaiblissement du contrôle urbain ?
67L’interprétation traditionnelle accompagnant l’identification archéologique d’un empiétement est celle de l’affaiblissement du contrôle opéré par les autorités urbaines constituant, dans les villes de l’Orient, un des marqueurs de la transition de la « ville classique » à la « ville islamique »74. Il s’agit là pour l’essentiel d’un héritage des études de J. Sauvaget qui voyait dans les évolutions tardives des villes de l’Orient (empiétements, développement de souks, etc.) des expressions de la « dégénérescence » des rues à colonnades classiques (fig. 76)75. Selon ce modèle, l’architecture du souk serait issue des empiétements des boutiques sur portiques propres à cette période. Cette thèse a reçu des critiques de plusieurs sortes. Les sources écrites provenant de l’Orient, aussi bien que de l’Occident indiquent qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un effet du relâchement du contrôle des autorités publiques sur la voirie.
68Un ensemble de dispositions juridiques attestées à des époques et des lieux variés a pour but de réglementer l’occupation de la voie publique ; les boutiques y occupent une place importante. Ainsi, un passage du Digeste indique que les agoranomes avaient entre autres fonctions de veiller à ce qu’aucun objet ne fut déposé en avant des boutiques76. Toutefois, un autre passage du Digeste témoigne de l’existence de compromis : si l’empiétement n’était pas gênant au point de devoir être détruit, une redevance était demandée aux boutiquiers77. Dans son traité d’urbanisme, rédigé au VIe s. ap. J.- C., Julien d’Ascalon indique que l’usage de l’espace du portique situé en avant d’un local revenait au propriétaire de ce dernier78. Dans le commentaire consacré à ce passage, C. Saliou propose d’y voir le fondement juridique des empiétements participant au passage de la « ville antique » à ce que l’on désigne traditionnellement comme la « ville islamique » en Orient79.
69Dans une de ses épigrammes, Martial indique que le tonsor, copo, cocus et le lanio étaient localisés sur les rues80. Ce passage est traditionnellement interprété comme une référence à des empiétements de boutiques81. Martial rapporte ici les transformations de la rue engendrées par une intervention impériale.
70La réalité à laquelle fait référence Martial doit être celle d’une rue bordée de boutiques dont au moins une partie étaient précédées d’un portique comme l’indique la mention de piliers. Toutefois, il faut s’interroger sur la nature des encombrements de la rue afin de déterminer si ce passage se réfère à des empiétements de boutiques. L’occupation de la rue par les commerçants résulte vraisemblablement d’un débordement de commerces déjà existants sur la voirie et non de l’installation de nouveaux commerces dans la rue comme l’indique Martial lorsqu’il constate que les marchands s’en tiennent désormais à leur seuil. Les modalités concrètes de l’occupation de l’espace viaire ne sont pas décrites, cependant Martial indique que les seuils des boutiques sont invisibles. Il ne s’agit probablement pas de constructions maçonnées, puisque Martial ne décrit que des bouteilles enchaînées à des piliers, un lanio et un tonsor pratiquant leur métier entourés par la foule : il est possible d’imaginer un simple étal pour le lanio ou un tabouret pour le tonsor. Rien n’indique donc qu’il pouvait s’agir d’empiétements de boutiques tels qu’ils sont archéologiquement attestés à Ostie.
71Il faut s’interroger sur la nature réelle de l’intervention impériale. Celle-ci semble toucher principalement la circulation : le sentier (semita) est devenu une rue (uia), le préteur n’est plus contraint de marcher dans la boue, les portiques ne sont plus encombrés par les bouteilles enchaînées aux piliers, et enfin les passants ne sont plus menacés par le rasoir du barbier. Plusieurs réalités peuvent être perçues à travers ces descriptions. Premièrement, il est possible que les mesures aient eu pour effet de vider les portiques des occupations commerçantes, restituant ainsi un axe de circulation aux piétons qui ne sont plus contraints d’emprunter la rue boueuse. Deuxièmement, il est possible d’imaginer qu’en plus de chasser les commerçants des portiques, la rue a été pavée, ce qui expliquerait le passage de Martial à propos du préteur.

Fig. 76 – Schéma de J. Sauvaget indiquant, de gauche à droite, les étapes de la transformation de la rue à portique au souk islamique. (Sauvaget 1935 et 1941).
72La portée de cette intervention s’étend à l’ensemble de Rome selon J.-P. Morel82, tandis qu’il s’agit d’une mesure très ponctuelle selon A. Bertrand. Ce passage serait à remettre dans le contexte très particulier de l’alta semita, menant vers l’autel de l’incendie de Néron qui fut construit sur l’initiative de Domitien procédant par la même occasion au pavage de la rue83.
73Dans son ouvrage consacré à la propriété immobilière, J. Dubouloz étudie deux exemples d’empiétements attestés dans les inscriptions de Rome. Il s’agit d’abord d’un cippe découvert près de S. Maria in Cosmedin indiquant que les censeurs de 48 av. J.-C. ont restitué à l’usage public un portique84. Il s’agit d’autre part du dossier de l’insula Volusiana située dans la zone du Forum Boarium. Cet immeuble dont le rez-de-chaussée est constitué de deux rangées de boutiques possédait un portique vraisemblablement édifié sur une portion du sol public concédée au propriétaire par Auguste85. Ces concessions se faisaient en contrepartie du versement d’un uectigal ou d’un solarium ; ces empiétements ne sont pas illégaux, mais procèdent de compromis passés avec les autorités86. Cette conclusion rejoint celles de A. Zaccaria Ruggiu et d’Y. Thébert selon lesquelles les empiétements apparaissent davantage comme des compromis ou des concessions que comme des infractions à la loi87.
74La documentation provenant de l’Orient tend à confirmer cette position. En 384, Libanios évoque les boutiques de bois aménagées dans les entrecolonnements d’un portique d’Antioche. Malgré les difficultés d’interprétation de ce dossier, il semblerait, selon C. Saliou, que les occupants des échoppes devaient s’acquitter d’une taxe pour compenser l’occupation du sol public88. De même, les autorités de Constantinople, à la fin du Ve s., permettent les empiétements dès lors qu’ils ne prennent pas une trop grande ampleur89.
75Ces documents indiquent une certaine tolérance des autorités envers les empiétements qui n’étaient donc pas invariablement illicites, mais qui pouvaient faire l’objet de compromis. En deuxième lieu, il apparaît que les empiétements sont attestés aussi bien en Occident qu’en Orient et entre le Ier siècle av. J.-C. et l’Antiquité Tardive. Le phénomène n’est donc pas circonscrit à la seule période tardive et à l’Orient, ni à une expression de la transition de la ville antique à la ville islamique. En outre, l’empiétement qui s’observe archéologiquement ne coïncide pas nécessairement avec la définition juridique du phénomène étant donné que le statut des espaces empiétés est la plupart du temps inconnu et que des compromis étaient possibles. De ce fait, l’observation archéologique d’empiétements ne suffit pas à conclure à un affaiblissement des autorités urbaines d’Ostie.
11.2.2.2 La prédominance des boutiques dans les empiétements d’Ostie
76La forte implication des boutiques dans les empiétements d’Ostie pousse à envisager d’autres facteurs. Selon H. Kennedy, le passage de la « ville antique » à la « ville islamique » procède d’une conception différente de l’urbanisme, plutôt que d’un manque de contrôle des autorités90. Il lie plus particulièrement la transformation des rues au dynamisme du commerce91. Le lien entre les empiétements et les activités commerciales a également été souligné par C. Saliou en s’appuyant sur un discours de Libanios92.
77Ce lien se vérifie également à Ostie : parmi les 24 empiétements identifiés, 18 comprennent des boutiques, soit 72 % du total. Les empiétements n’impliquant pas de boutique sont rares à Ostie – uniquement 6 –, mais ils se caractérisent par une très grande homogénéité. Dans quatre cas, il s’agit de thermes. Ainsi, les Terme Piccole (I, xix, 5) ont été probablement construits au cours du IVe siècle en partie sur la Via della Foce93. Dans les autres établissements thermaux, l’empiétement sur la rue est systématiquement imputable à la construction d’une nouvelle abside. Une abside est édifiée dans le frigidarium des Terme del Foro (I, xii, 6) entre le IVe siècle et le début du Ve siècle94. Une abside est construite sur la façade septentrionale et une autre sur la façade occidentale des Terme del Mitra (I, XVII, 6) au début du IVe siècle selon T.L. Heres95. Enfin, une abside du frigidarium des Terme dell’invidioso (V, v, 2) est édifiée sur la via del Sole durant la période tardive96. Par ailleurs, on ne dénombre que deux empiétements, ou plutôt obstructions de rue, n’impliquant ni thermes ni boutiques. Il s’agit de l’abside de la Basilica Cristiana (III, i, 4) bloquant la rue qui pénétrait au cœur de l’îlot II, i97. Il en va de même pour l’exèdre (I, xii, 3) édifiée au cours du IVe siècle et bloquant la partie nord de la semita dei cippi98. Les éléments de datation manquent pour déterminer si ces empiétements sont contemporains de ceux impliquant des boutiques.
78L’ensemble de ces empiétements procèdent de phénomènes caractéristiques de la période tardive à Ostie. Il s’agit d’une part de la vitalité des établissements balnéaires d’Ostie durant l’Antiquité Tardive, et d’autre part des nouvelles interventions – dont fait partie l’exèdre I, xii, 3 – visant à monumentaliser les grandes artères de la ville. Chacun de ces empiétements est opéré sur la rue et non sur un portique. Les empiétements sur portique sont donc le monopole des boutiques.
11.2.2.3 Les conséquences d’enrichissements ?
79Parmi les 29 boutiques impliquées dans un empiétement, seule l’activité de commerce alimentaire est attestée. Au total, on dénombre 4 locaux pouvant être identifiés comme des commerces alimentaires dans les empiétements. Il s’agit d’une boutique de la Porta Romana (Pr 13), située dans le Macellum IV, v, 1 (R4i05b35-36 et R4i05b38-39), ainsi que dans le Caseggiato del Termopolio I, ii, 5 (R1i02b15). Dans certains de ces cas, des équipements sont installés sous les portiques. Ainsi, un comptoir a été édifié sous le portique de la boutique Pr13. Des bassins maçonnés recouverts de marbre et des tables furent installés devant les boutiques R4i05b35-36 et R4i05b38-39. Enfin, des banquettes maçonnées ont été construites devant le commerce R1i02b15. Des nymphées ont été construits dans d’autres boutiques (r3i16b06 et r2i06b08-10) qui ne sont pas identifiées avec certitude comme des commerces alimentaires.
80Le commerce alimentaire est une activité qui semble particulièrement dynamique durant l’Antiquité Tardive à Ostie. Ceci nous pousse à émettre l’hypothèse selon laquelle une partie non négligeable des empiétements de boutiques devait résulter d’un processus d’enrichissement du propriétaire. Dans cette perspective, il faut distinguer les empiétements individuels et collectifs. Les empiétements par annexion collective ont pour effet d’agrandir des boutiques, mais également de les unir dans un seul et même commerce. En outre, tous les empiétements de ce type semblent liés à des commerces alimentaires99. Les empiétements collectifs, s’étendant à plusieurs, voire toutes les boutiques d’une unité construite, peuvent être interprétées comme la résultante d’une initiative du propriétaire ou de l’ensemble des boutiquiers. Les empiétements de type 3 semblent moins liés à un enrichissement qu’à la nécessité de construire de nouvelles boutiques et découlent probablement d’un problème de saturation de l’espace urbain face à la pression commerciale. La répartition spatiale des empiétements fournit peut-être une autre clé de lecture. Il apparaît que ceux-ci se situent principalement dans les espaces nodaux de la ville : le long du Decumanus maximus, sur la Via della Foce, ainsi qu’aux intersections situées de part et d’autre du Forum : au niveau de la porta occidentale del castrum et au croisement du decumanus et du semita dei cippi. De ce fait, il est possible de considérer que les empiétements procèdent d’un enrichissement des commerces en partie imputable à leur localisation centrale, favorisant les échanges.
11.2.3 La rue transformée
81Les empiétements ont un impact non négligeable tant sur l’aspect des rues que sur les modes de circulation. Il s’agit donc d’un phénomène participant pleinement aux transformations urbaines d’Ostie durant l’Antiquité Tardive.
82Les empiétements sur portique ont pour effet la suppression de la circulation sous portique, obligeant les passants à emprunter la chaussée. À Ostie, un portique n’est pas systématiquement doublé d’un trottoir. Cette restriction pose donc la question de l’articulation entre la circulation pédestre et à cheval ou à roues. Les constructions de nouvelles boutiques empiétant sur la rue sont sans nul doute les plus intrusives. En occupant une partie de la chaussée, les empiétements modifient la circulation dans la rue. Par ailleurs, l’obstruction des entrecolonnements a pour effet de rendre les portiques moins accessibles. Les empiétements sans portique ont un effet analogue : la circulation des piétons est repoussée sur la chaussée.
83De manière générale, les empiétements ont pour effet de modifier dans une grande mesure les façades des édifices, dénaturant le paysage urbain. Le lien étroit qu’ils entretiennent avec les portiques a pour effet l’oblitération partielle de la monumentalité des rues d’Ostie.
84Les empiétements identifiés à Ostie sont très fortement liés aux boutiques et secondairement aux thermes. Ils se sont surtout développés à partir du milieu du IIIe siècle. S’ils sont traditionnellement rattachés aux mutations urbaines tardives menant vers la transition de la « ville antique » à la « ville islamique », les empiétements d’Ostie offrent l’opportunité de nuancer cette vision. En premier lieu, l’exemple d’Ostie indique bien que les empiétements ne sont pas exclusivement attestés dans la partie orientale de l’empire. Les types d’empiétement 1 et 3 à Ostie se retrouvent par exemple sur le schéma proposé par J. Sauvaget (fig. 76). Il est par ailleurs impossible de déterminer le statut juridique de ces empiétements, et par là même, de conclure à un relâchement du contrôle des autorités urbaines. Inversement, l’exemple d’Ostie permet de mettre en évidence les facteurs présidant au développement des empiétements. Ceux-ci sont fortement liés au dynamisme de certaines boutiques – surtout des commerces alimentaires – durant la période tardive.
85Au terme de ce chapitre, il apparaît que les boutiques ont joué un rôle important dans la structuration et les mutations de l’espace urbain, et plus particulièrement des rues d’Ostie. D’une part, l’édification de portiques – surtout au cours du IIe siècle ap. J.-C. – s’accompagne très souvent de l’aménagement de boutiques. Ces dernières ont joué un rôle indirect dans la constitution de la parure monumentale d’Ostie et par extension dans la formation du paysage urbain. D’autre part, les boutiques sont très fortement impliquées dans les empiétements sur la rue. Le développement de ces derniers est particulièrement dynamique à partir du milieu du IIIe siècle. Ostie présente l’avantage d’être l’un des rares sites de l’Occident où l’étude des empiétements est rendue possible sur une surface importante. Il est donc possible de nuancer la thèse traditionnelle selon laquelle l’émergence des empiétements est propre à l’Orient et à la transition entre la « ville classique » et la « ville islamique ». L’exemple d’Ostie permet de mettre en évidence le rôle central joué par les boutiques dans le développement de ces empiétements. Il faut donc nuancer l’importance traditionnellement attribuée aux facteurs culturels dans ces mutations urbaines.
Notes de bas de page
7 Gros 1996, p. 95.
8 Gauthiez 2003, p. 422.
9 Vitruve, V, 1, 1-2 : « Igitur circum spectacula spatiosiora intercolumnia distribuantur circaque in porticibus argentariae tabernae maenianaque superioribus coaxationibus conlocentur ; quae et ad usum et ad uectigalia publica recta erunt disposita » [ « C’est donc autour des emplacements des gradins que doivent être disposées les colonnes, assez éloignées les unes des autres, et il faut placer tout autour, sous les portiques, des boutiques de banquiers, et des galeries aux étages supérieurs ; ces heureux aménagements seront utiles tout en procurant des revenus publics. » (Trad. C. Saliou 2009, CUF)].
10 C. Saliou 2009, p. 114.
11 Tite-Live, I, 35,10 ; Tite-Live, 40, 51, 4 ; Tite-Live, IV, 27, 11-13.
12 CIL, XIII, 1376 et 1378 à Aquae Neri en Gaule ; CIL, I, 3186 à Ausculum en Italie ; CIL, III, 3288 à Mursa en Pannonie ; AE 1979, 620 à Fele Yassibel et Ik 62, 631 à Neapolis en Anatolie.
13 Voir De Ruyt 1983, p. 72.
14 Voir par exemple Calza 1939 ; Packer 1971.
15 Hermansen 1982.
16 Gering 2004.
17 Pensabene 2007.
18 Meiggs 1973, p. 130 ; Pavolini 2006, p. 76-77.
19 Vaglieri 1910a, p. 66 ; Wilson 1935b, p. 77 ; Pavolini 2006, p. 55.
20 Coarelli 1994, p. 43 ; Pavolini 2006, p. 237. La datation stylistique de colonnes de tuf de cet édifice le daterait du troisième quart du Ier siècle av. J.-C.
21 Pavolini 2006, p. 101 et svtes.
22 Berlioz 1997, p. 98.
23 Tacite, XV, 43 ; Suétone, Néron, 16 ; Calza 1923b, p. 49 et Calza 1914c, p. 583. Voir également Bejor 1999, p. 82. ; Balland 1965, p. 354 ; Hermansen 1982, p. 217- 223 ; Pavolini 2005, p. 204.
24 Packer 1971, p. 31.
25 Voir le rapport de fouilles du projet Kent Berlin Ostia, à paraître.
26 Gering 2004, p. 323. Plus généralement sur ces nouveaux types de portiques, voir Bejor 1999, p. 101-106.
27 Les portiques sont ici définis comme des portiques de façade correspondant à une unité de construction donnée ; plusieurs portiques peuvent donc se succéder le long d’une même rue.
28 Les datations retenues correspondent à celles de l’édification du portique, grâce aux méthodes de l’archéologie du bâti. Il ne s’agit pas de datations typo-chronologiques.
29 Packer 1971, p. 32.
30 Mango 2000, p. 194-197 ; Saliou 2005, p. 208 ; Lavan 2008, p. 209-210.
31 Calza 1923b, p. 50 : « [Gli] appartimenti hanno al piano terra delle botteghe ; sopra i portici è naturale supporre delle terrazze, solaria le quali sostituivano i balconi per il primo piano delle abitazioni ; cio che s’accorda pienamente con la testimonianza di Suetonio (Nero 16) ».
32 Calza 1923a, p. 12 et Calza 1914c, p. 583.
33 Calza 1914c, p. 583 : « La loro presenza impedisce, che il pianterreno sia adibito ad abitazione, ma permette invece di aprire sotto ad essi una serie di tabernae che sono alte quanto i portici, e vengono quindi ricavati degli ammezzati a metà della loro altezza » et 1923b, p. 50 : « Quanto alle botteghe esse sono in gran numero anche a Ostia. Quando la casa è a portici esse occupano tutta la fronte del piano terra ; dove portici non sono, esse sono sostituite dagli appartamenti sia per una sola parte sia per tutta intera la lunghezza del caseggiato ».
34 Calza 1914c, p. 583 : « Risulta giusta anche in Ostia, specie sul Decumano, la lamentela di Marziale contro l’invasione della fronte dei portici da parte di piccoli mercanti (Marz. VII, 65) : « Nunc Roma est ; nuper magna taberna fuit ».
35 Packer 1971, p. 32 ; Gros 1996, p. 111.
36 Mar 2008.
37 Voir ch. V.
38 Voir ch. V.
39 Pavolini 2006, p. 150.
40 Wallace-Hadrill 1994, p. 38-61.
41 Sur les cours internes des sièges d’associations, voir Bollmann 1998, p. 58-77.
42 Calza 1923b, p. 50 : « La loro presenza accresce decoro e signorilità alla strada, senza che per essi debba essere variato il tipo delle case ».
43 Meiggs 1973, p. 135 : « The two main streets assumed a new dignity, emphasized by continuous porticoes in brick ; the Forum became a more fitting centre by the remodelling of its northern end » ; Pavolini 2005, p. 197 : « La maestosa prospettiva del rettifilo largo circa 9 metri e lungo ben 820, fin oltre il Foro, era animata, sui due lati da fronti porticate che sulla destra si susseguivano ininterrottamente per più di 320 metri ».
44 Pensabene 2007 : « Ancora, un elemento caratteristico del periodo adrianeo è la costruzione di lunghissimi passaggi coperti sul decumano massimo e anche il Cardine Massimo tramite il susseguirsi di portico a pilastri e archi in laterizio e spesso a due piani, che formano un monumentale fronte anche con lo scopo di unificare gli isolati retrostanti […] È evidente che anche questi portici, con la regolarità dell’impianto e le uguali caratteristiche architettoniche rientrano nel progetto urbanistico generale e nell’intervento pubblico che hanno presieduto alla trasformazione della città in questo periodo ».
45 Heinzelmann 2002, p. 112.
46 Article à paraître d’A. Gering.
47 Zevi et Pensabene 1971.
48 Pavolini 2006, p. 97-98.
49 Schmolder 2001, p. 102-103.
50 Lavan 2008, p. 209 : « When one considers the amenity provided by rows of purpose built-shops across the East, along with their porticoes and sidewalks, one cannot help feeling that shopping was one of the most important factors shaping monumental streets ».
51 Gauthiez 2003, p. 295.
52 Voir par exemple Ward-Perkins 1996, p. 148-152.
53 Voir le catalogue.
54 Pensabene 2007, p. 164.
55 Vaglieri, 1909c, p. 411.
56 Vaglieri 1910b, p. 94.
57 Vaglieri 1910c, p. 233, n. 2 n’indique que les structures des horrea di Hortensius.
58 La surface moyenne des boutiques est de 35 m2, voir ch. IV.
59 Vaglieri, 1909b, p. 88, puis Vaglieri 1914, p. 55.
60 Calza 1925, p. 95 ; Paschetto 1912, p. 352.
61 Vaglieri 1914, p. 55.
62 Della Corte 1965, p. 222-223.
63 Rebourg 1993-II, p. 41, pl. 26
64 Vaglieri 1914, p. 55.
65 Mar 2008, p. 143.
66 Vaglieri 1910c, p. 233.
67 Vaglieri 1910c, p. 233.
68 Calza 1925, p. 95.
69 Hartnett 2008, p. 104-106.
70 Coarelli 2008, p. 285.
71 Jacobs 2009, p. 235, fig. 2.
72 Jacobs 2009, p. 210, fig. 5.
73 Kennedy 1985 ; Ward-Perkins 1996.
74 Ward-Perkins 1996, p. 148-152.
75 Sauvaget 1935, p. 99-100 ; 1941, p. 104-105. Plus récemment, Liebeschuetz 2001, p. 58 : « This is likely to reflect Sauvaget 1935 a decline of the city itself, as well as a weakening of its administration ».
76 Dig. 43, 10 ; voir Saliou 2003, p. 41.
77 Saliou 2005, p. 214, Dig. 43, 8, 2, 17.
78 Saliou 1996, p. 58.
79 Saliou 1996, p. 129-130 et Saliou 2005, p. 221.
80 Martial, VII, 9-10 : « tonsor, copo, cocus, lanio sua limina seruant. Nunc Roma est, nuper magna taberna fuit ».
81 Morel 1987, p. 151-152.
82 Morel 1987, p. 151-152.
83 Bertrand 2008, p. 79.
84 Dubouloz 2011, p. 186 : CIL, VI, 7291.
85 Dubouloz 2011, p. 186 : AE 1982, 64 entre 27 et 25 av. -C. et AE 1982, 65 qui est une confirmation de la concession datant de 48.
86 Dubouloz 2003, p. 108 et Dubouloz 2011, p. 186.
87 Voir Zaccaria Ruggi 1995b et Zaccaria Ruggiu 1995a, p. 260-263 ; Thébert 1999, p. 330-332.
88 Saliou 2005, p. 212-214.
89 Saliou 2005, p. 217-218.
90 Kennedy 1985, p. 26.
91 Kennedy 1985, p. 25-26.
92 Saliou 2005, p. 221.
93 Poccardi 2006, p. 170.
94 Poccardi 2001, p. 169 ; Poccardi 2006, p. 171-172.
95 Heres 1982, p. 427 ; Poccardi 2006, p. 181.
96 Poccardi 2006, p. 170.
97 Gobbi 1998, p. 131-133.
98 Gering 2004, p. 326-334.
99 Il s’agit des boutiques r2i04b07-09 ; r4i05t35-36 et r4i05t38-39.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Thermalisme en Toscane à la fin du Moyen Âge
Les bains siennois de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle
Didier Boisseuil
2002
Rome et la Révolution française
La théologie politique et la politique du Saint-Siège devant la Révolution française (1789-1799)
Gérard Pelletier
2004
Sainte-Marie-Majeure
Une basilique de Rome dans l’histoire de la ville et de son église (Ve-XIIIe siècle)
Victor Saxer
2001
Offices et papauté (XIVe-XVIIe siècle)
Charges, hommes, destins
Armand Jamme et Olivier Poncet (dir.)
2005
La politique au naturel
Comportement des hommes politiques et représentations publiques en France et en Italie du XIXe au XXIe siècle
Fabrice D’Almeida
2007
La Réforme en France et en Italie
Contacts, comparaisons et contrastes
Philip Benedict, Silvana Seidel Menchi et Alain Tallon (dir.)
2007
Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Âge
Jacques Chiffoleau, Claude Gauvard et Andrea Zorzi (dir.)
2007
Souverain et pontife
Recherches prosopographiques sur la Curie Romaine à l’âge de la Restauration (1814-1846)
Philippe Bountry
2002