Introduction
Texte intégral
1Cet ouvrage est le fruit d’une journée d’étude organisée à l’École française de Rome en avril 2014. Pourquoi cette journée d’étude, et pourquoi ce thème, voilà ce qu’il ne sera pas inutile de préciser pour commencer.
2Cette journée d’étude s’inscrivait dans le cadre du programme de recherche Italia Picta, soutenu financièrement par l’École française de Rome, dont elle constituait une émanation. Ce programme se propose un nouvel examen des rapports de Rome avec ses voisins entre les VIe et IIIe siècles avant J.-C.1. S’il comporte plusieurs volets, l’un d’eux s’intéresse en particulier aux savoirs : savoirs des Romains sur leurs voisins, mais aussi savoirs ou concepts communs. Or la notion de sacer offre un bon exemple de ce type de concepts communs qui ne peuvent être compris si on se contente de les analyser suivant une perspective strictement romano-centrée. Cette notion n’est en effet ni isolée ni, a priori, proprement romaine. On la retrouve ailleurs en Italie, dans d’autres langues que le latin, offrant un terrain propice pour l’étude concrète, à partir d’un cas précis, d’éventuelles interactions culturelles entre Romains et non-Romains, pour l’examen d’une de ces notions transversales qui apparaissent dans de multiples situations dans l’Italie antique. C’est même d’autant plus intéressant au regard de l’état des études sur cette notion à l’heure actuelle. En effet, quoique le concept de sacer ait fait l’objet de multiples travaux par le passé, une explication satisfaisante de son histoire et de son sens ne s’est pas encore véritablement imposée.
3Un intéressant point de départ est fourni par une des principales études lexicologiques dont a fait l’objet le vocabulaire latin du sacré, les Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine d’Huguette Fugier2. Non content de prendre en compte toute une série d’autres termes corrélés au « sacré » (religio, fas, pius, sollemnis, etc.), l’ouvrage fournit une analyse minutieuse de la notion de sacer. Avec cette étude, H. Fugier avait pour ambition d’arriver à mieux comprendre les conceptions romaines sur le sacré, la relation des Romains au religieux et au monde qui les entoure puisque, comme elle l’affirme, « à travers l’idée romaine de sacré, ce qui se révèle, c’est en fait tout une conception de l’homme dans le monde »3. Si ce travail conserve un intérêt historiographique, il n’en demeure pas moins grevé d’un certain nombre de défauts, dont le principal tient aux postulats fondamentaux terriblement datés qui le sous-tendent. En effet, H. Fugier – et en cela le livre est bien de son temps – présuppose en permanence des formes d’invariants culturels, en particulier religieux, dans l’appréciation du sacré. Elle recourt aux travaux de Rudolf Otto, auquel elle emprunte le pseudo-concept de « numineux », tout comme à ceux de Mircea Eliade ou de Roger Caillois. Cette approche constitutive de sa démarche se perçoit notamment lorsqu’elle essaye de remonter au sens primitif de sacer. Elle suggère que, dans sa perception la plus archaïque, sacer correspondrait soit à « magique », soit à « numineux ». Ce vocable traduirait de la sorte une certaine qualité mystique des forces de la nature, à commencer par la terre4, tandis que l’adjectif sacer renseignerait sur l’existence d’un sentiment religieux de la nature chez les anciens Romains. L’auteur ne peut toutefois manquer d’observer que tous les textes utilisant le mot sacer pour désigner le numineux ou le magique sont d’époque impériale. Elle interprète ce constat comme la trace d’une fossilisation de ces préconceptions archaïques au début de la République, lesquelles n’auraient plus varié par la suite5. Rien ne prouve cependant que la nature sauvage de l’ancien Latium aurait forcément été à l’origine d’un sentiment numineux6. Ce ne sont là que des suppositions fondées sur les thèses de R. Otto et qui reprennent ce qu’Émile Durkheim qualifiait de théorie naturiste de l’origine des religions7. La lecture de ce livre incite donc à se méfier d’un spontanéisme religieux consubstantiel à la psyché humaine qui relèverait des caractères les plus profonds de l’homme, quand bien même É. Durkheim décrit le phénomène religieux comme « la forme éminente et comme une expression raccourcie de la vie collective tout entière »8. Certes, mais disant cela, on n’a en réalité rien expliqué alors même qu’une telle vision du sacré a la vie dure.
4Évoquer l’ouvrage d’H. Fugier permet ainsi une première explicitation de l’objectif de cette journée (et du livre qui en découle) : se confronter à ces conceptions problématiques que sont le numineux, l’ambiguïté du sacré, une certaine vision du religieux, etc. Tout étude du sacer conduit en effet à se heurter au « sacré » et à la charge sémantique que ce mot charrie. Ces diverses conceptions ont fait l’objet de profondes remises en cause durant la seconde moitié du XXe siècle9. Il était impossible de ne pas revenir en premier lieu sur le sacré comme concept anthropologique, afin de déterminer avec précision ce dont on parle, ce que l’on peut en dire, à quel prix et par quel moyen, ce que fait Danièle Dehouve dans le premier chapitre. Il s’agit, ce faisant, de montrer en quoi la notion de sacer, en raison de son dérivé « sacré », s’est trouvé elle aussi alourdie d’un ensemble de surdéterminations anthropologiques dont il n’est pas du tout évident qu’elles se retrouvent dans les sources. Déblayer ce terrain historiographique est un préalable indispensable à l’examen de la notion antique.
5Le livre d’H. Fugier comprend également une enquête lexicologique qui, elle, n’est pas à négliger. Sacer, tout comme sancire, dériverait d’une racine indo-européenne commune *sak-. De la sorte, H. Fugier explique que sancire signifie « conférer l’existence ou à la réalité (à)… », et que la racine indo-européenne *sak- a dû valoir à l’origine pour « exister, être réel » ou « doué de réalité ou d’existence »10. Cette analyse est confirmée par celle qu’elle propose du mot fas, rapproché d’une autre racine indo-européenne signifiant « établir ». En revanche, et contrairement à sancire, la notion de sacer aurait très vite perdu la signification incluse dans la racine indo-européenne, au profit d’une autre signification : « cultuel, rituel, qui sert à remplir les devoirs envers les dieux », ou bien « qui appartient au dieu ». Dans le premier sens, comme adjectif donc, il existerait deux emplois possibles, à savoir un adjectif proprement distinctif (Mons sacer, uia sacra) ou un simple intensif pour lequel trois significations sont possibles : « qui est de nature divine », « qui est partie, propriété ou activité du dieu », et « qui est consacré (ou réservé) au dieu »11. Cette enquête étymologique a ceci d’intéressant qu’elle démontre l’absolue nécessité d’une analyse approfondie de la signification des mots, tout en pointant vers un sens originel du terme, inclus dans la racine indo-européenne, qui outrepasse le domaine religieux pour renvoyer à une opération, proprement humaine, de distinction entre différentes sphères. Cette opération recouvre le sens général de la notion de sacer pour les Romains, qui a été correctement définie depuis longtemps. À Rome est sacer tout ce qui est considéré comme la propriété des dieux, comme l’indique déjà Georg Wissowa dans son ouvrage classique sur la religion romaine12. Toutefois, ce sens s’applique-t-il tel quel dans toute l’Italie antique ?
6Une lacune historiographique se fait jour ici. Si, en effet, l’ouvrage d’H. Fugier, comme tout enquête lexicologique de ce type, multiplie les études sur le sens des mots, proposant des rapprochements avec le grec, le hittite ou le sanscrit, il est frappant de constater à quel point les analyses dévolues aux rapprochements avec le monde italique, pourtant bien plus proche de Rome, sont réduites à la portion congrue13. Il y a là un vide problématique puisque même l’examen des possibles rapprochements avec l’étrusque est très vite évacué14. Cette absence de comparaison avec les autres langues italiques se retrouve dans les pages consacrées à la notion de sacer par Émile Benveniste15. Si cela peut sans doute s’expliquer par le contexte historiographique de rédaction de ces ouvrages, il n’en demeure pas moins évident qu’il est désormais impossible de faire l’économie d’une réflexion approfondie sur le sens des correspondants de sacer dans les autres langues de l’Italie pré-romaine, d’autant que les recherches en ce domaine connaissent une croissance importante. Un travail ambitieux sur la notion de sacer doit prendre à bras le corps la question des correspondants du terme latin, et c’est pourquoi il a été décidé de conférer à ce volume, en accord avec les objectifs du programme Italia Picta, une importante orientation italique. Le but est de décentrer le regard, de s’éloigner de Rome, pour mieux y revenir ensuite. Dans ce cadre, les deux corpus véritablement intéressants, tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif, sont ceux des langues étrusque et osque. Le chapitre deux porte ainsi sur l’examen des correspondants étrusques de sacer (Valentina Belfiore), tandis que les chapitres trois, quatre et cinq prennent en considération le domaine osco-ombrien : les Tables eugubines (Emmanuel Dupraz), les inscriptions ombriennes dites « mineures » (Giovanna Rocca) et le cippe d’Abella (Olivier de Cazanove). Il existe bien sûr déjà des études consacrées à ce problème dans ces langues et des monographies récentes l’abordent aussi16, mais une reprise de la documentation dans une logique d’étude comparatiste de la notion est apparue nécessaire.
7Voilà donc la deuxième raison principale de ce livre et sa limite. Nous avons souhaité donner la priorité à une documentation insufisamment mise en valeur, de façon à la porter à la connaissance des non-spécialistes. Nous avons voulu en interroger les particularités pour essayer de voir en quoi elle peut éclairer le monde romain et la notion plus générale de sacer. Nous nous demandions si une logique uniforme pouvait être décelée dans ces différentes aires culturelles. L’idée était d’arriver, peut-être, à éclairer des liens institutionnels ou une communauté de pensée à travers l’étude sémantique d’un même terme17.
8Il ne pouvait être cependant question de négliger totalement Rome. Dans leurs analyses lexicales, tant H. Fugier qu’É. Benveniste soulignaient d’ailleurs les problèmes du mot en latin, de même que les rapports étroits entre sacer, sancire et sanctus. Toutefois, ce problème, trop rapidement traité dans ces livres, méritait un nouvel examen. Examen d’autant plus nécessaire qu’une idée très répandue dans l’historiographie veut que Rome ait connu une tripartition des catégories du divin entre sacer, religiosus et sanctus18. Georges Dumézil s’est même appuyé sur cette tripartition, qu’il estimait ancestrale, pour la rapprocher de sa théorie des trois fonctions : le sacer est ainsi associé à la première fonction (la souveraineté), le sanctus l’est à la deuxième (le domaine militaire) et le religiosus à la troisième (la fonction productrice)19. Sans reprendre ce croisement entre trifonctionnalité et tripartition des catégories du droit divin, d’assez nombreux auteurs (juristes et historiens) ont validé l’existence très ancienne d’une telle tripartition20. À partir d’un nouvel examen exhaustif des sources21, Manuel de Souza est revenu sur ce problème au début des années 2000 et il remet en cause l’ancienneté supposée de la tripartition sacer-sanctus-religiosus. Loin de remonter au plus ancien passé de Rome, ce serait une création tardive, formée par l’amalgame de la notion de sanctus à un binôme initial sacer-religiosus22. M. de Souza estime que cette invention « s’affirme progressivement au cours de l’Empire, mais qu’elle n’est clairement conçue et justifiée qu’au Ve ou au VIe siècle ap. J.-C. », et qu’elle s’explique par « une synthèse entre d’anciennes interrogations sur des notions du vocabulaire religieux et la réalité pratique de catégories en formation »23. Une telle hypothèse confère un relief particulier à la question du rapport entre sacer et sanctus. Si cette question ne pourra être totalement posée ici, elle explique le pourquoi du chapitre six, dû à Elena Tassi Scandone, lequel porte précisément sur les rapports de sacer et de sanctus, recouvrant en partie le sujet d’un de ses ouvrages, paru en 201324.
9Le cas latin méritait cependant aussi d’être posé non seulement pour la taille et la variété du corpus, mais aussi en raison du problème du rapport de la sacerté au droit et au religieux, à travers la figure de l’homo sacer. Cette application particulière du sacer est fortement corrélée au droit, notamment au droit criminel, et, là aussi, tant H. Fugier qu’É. Benveniste s’y intéressaient déjà. Ce domaine a connu de multiples développements, avec un renouveau très sensible de l’historiographie depuis les années 1990, par exemple grâce aux travaux de R. Fiori, Roberto Pesaresi ou Luigi Garofalo25.
10C’est d’autant plus important que, par le biais de l’homo sacer, un regard extérieur s’est introduit dans l’interprétation de la sacerté : celui du philosophe Giorgio Agamben26. À partir de la figure de l’homo sacer, ce dernier a en effet proposé une lecture originale, quoique critiquée, de cette notion. Pour résumer son propos, rappelons son hypothèse principale : la production d’un corps biopolitique est ce qui fonde le pouvoir souverain, son acte originel. À ce titre, la biopolitique est aussi ancienne que l’exception souveraine27, l’état moderne se distinguant simplement de ses prédécesseurs en ce qu’il met en lumière ce qui demeurait jusque-là caché. Le rapport vie nue/existence politique constitue de la sorte, chez G. Agamben, le couple fondamental de la politique occidentale. La transformation de la vie nue en existence politique est au cœur de la construction du pouvoir, puisque cette construction exclue la vie nue pour la réintégrer sous forme d’existence politique. Or cette vie nue, G. Agamben la retrouve dans la vie tuable mais non sacrifiable de l’homo sacer des Romains. À ses yeux, ce caractère singulier de l’homo sacer symbolise le processus d’inclusion-exclusion puisque la personne déclarée sacer peut-être mise à mort (elle est donc incluse dans la société par cette décision), mais ne peut l’être selon les formes de l’ordre juridique (cette mise à mort n’est pas sanctionnée). Ce serait le « premier paradigme de l’espace politique occidental »28. Le statut d’homo sacer est celui d’une double exception qui présente une grande analogie avec la topologie de la souveraineté que G. Agamben emprunte à Carl Schmitt29. La vie humaine ne se politise et ne fonde une cité que par un abandon inconditionnel à un pouvoir de mort30, ce qui implique de se défaire de l’idée que le lien politique repose sur le contrat. La formule sacer esto serait ainsi la formulation politique originaire de l’imposition de la souveraineté.
11L’intérêt de la théorie de G. Agamben est qu’il adopte une perspective molaire, proposant une théorie unifiante de la sacerté qui établit un puissant lien entre cette dernière et la constitution de tout pouvoir politique. En outre, son analyse propose une remise en cause radicale du caractère uniquement religieux de la sacerté. Une telle suggestion n’a pas manqué de faire l’objet d’intéressantes critiques, notamment de la part des juristes. L. Garofalo, en particulier, dénie l’existence du lien sacerté/souveraineté établi par G. Agamben. S’il reconnaît la situation particulière de l’homo sacer, tuable par n’importe qui de façon licite, mais pas dans les formes du sacrifice, L. Garofalo estime pourtant, a contrario de G. Agamben, qu’il n’y a là rien d’étonnant ou d’incohérent31, ce qui affaiblit l’interprétation de cette spécificité comme double exclusion proposée par le philosophe. L. Garofalo conteste également l’idée que le droit ne soit plus opérant sur la figure de l’homo sacer : le traitement de l’homo sacer est pour lui totalement immergé dans le droit32. Dès lors, la vie sacrée n’est pas celle qui est prédestinée à la mort, mais celle qui est confiée à une divinité, suivant une série de prescriptions précises. Il rejoint ici H. Fugier en liant imposition de sacerté et divinité, parce que, pour lui, l’imposition de sacerté met toujours en jeu une divinité, ce qui n’est pas le cas chez G. Agamben. Si L. Garofalo reconnaît donc qu’il reste des traces de l’homo sacer dans la vie du souverain, c’est précisément parce que la vie du souverain était généralement considérée comme sacrée, en raison d’un lien particulier avec le divin. De là dériverait notre idée de vie sacrée et inviolable. R. Fiori a également pointé une aporie de la théorie de G. Agamben et de son rapport sacerté/souveraineté en expliquant que le pouvoir souverain, en droit romain archaïque, punit à travers le sacrificium (qui coïncide avec la peine de mort). Il en résulte que le sacer esto (i.e. la possibilité de tuer qui ne soit pas immolatio) est ontologiquement inconciliable avec la figure du pouvoir souverain33.
12Si G. Agamben suggère une forme de laïcisation extrême de l’homo sacer, c’est précisément ce que refuse L. Garofalo pour une raison significative : il estime que, pour les premiers siècles de Rome, il est plus juste de parler d’« ordinamento giuridico-religioso » que de simple « ordinamento giuridico ». Le rapport du droit et du religieux dans la société romaine la plus ancienne est au cœur de ces controverses, ce qui rejoint certaines des préoccupations de Yan Thomas. Ce juriste avait en effet engagé une réflexion sur les choses qui ne sont à personne dans laquelle il interroge la notion de sacré. Telle que sa pensée – inaboutie en raison de sa mort – se dessine dans ses premiers travaux, il est intéressant de constater que chez lui aussi, « le sacré n’était pas l’“état naturel” d’une chose non profane, mais l’état juridique d’une chose qu’un acte humain avait transférée et affectée à ses destinataires divins »34. Une entreprise similaire a été tentée par Robert Jacob dans une analyse croisée des notions de ius et de sacer. Pour ce dernier, le ius renvoie à une parole jurée qui serait à l’origine de la norme juridique, tandis que le sacer correspondait à la figure du proscrit, du hors-la-loi. Il suppose à l’origine du droit le rituel du serment associé au sacrifice, avec ses systèmes de sanctions, dont le bannissement de l’espace social pour l’individu déclaré sacer. Ce dernier serait exclu du droit par la consécration, renvoyé au temps qui l’a précédé, d’où l’idée de « construction symbolique de la sortie du droit » présente dans le titre de son article. Il y aurait une opposition antithétique du sacer et du ius, laquelle rendrait compte de la construction de l’espace du droit à Rome35.
13En raison de l’importance historiographique et bibliographique d’un tel dossier, il n’était pas question de le placer au centre de ce livre, sans qu’il soit toutefois possible de totalement le délaisser. Nous ne voulions en effet pas mettre ces aspects juridiques directement au centre la journée, ni revenir sur le seul cas de l’homo sacer qui, même s’il a l’intérêt de poser bien des questions cruciales, ne représente qu’une catégorie particulière de la sacerté. C’est d’abord le sacer lui-même et non l’homo sacer qui est au centre de ce livre, avec la volonté une fois encore de revenir ensuite sur ces notions, une fois le sacer replacé dans son contexte italique. Cela explique la relative absence du problème du droit criminel romain, tout comme les chapitres sept et huit, dus à R. Fiori et Y. Berthelet. Ils permettent de revenir sur ces délicats rapports entre religion et choses instituées, et d’achever ce parcours par l’évocation d’aspects proprement juridiques.
14Revenons alors une dernière fois vers l’étymologie. En mettant en avant la racine indo-européenne *sak- et sa signification, H. Fugier isole, à Rome, un souci de l’ordre des choses, de la norme, de l’établissement d’une existence structurée, lequel remonterait très haut dans l’histoire de l’Vrbs36. Ce souci ne peut manquer de rappeler ce qu’Aldo Schiavone place à l’origine du droit à Rome : un schéma mental particulier, une disposition d’esprit ritualiste et disciplinante, unique dans l’histoire, qui se serait projetée parallèlement tant sur le plan des relations humaines que sur celui des relations avec les dieux37. Dès lors, tout comme A. Schiavone ou Y. Thomas ont interrogé la nécessité de faire précéder le droit par le religieux, on peut se demander s’il est de bonne politique de réduire entièrement le sacer à une dimension religieuse. Au contraire, à partir de l’étymologie évoquée, il pourrait faire partie de cette même disposition proprement romaine à l’ordonnancement, au disciplinement pour employer un terme qu’affectionne A. Schiavone, à ce penchant pour ce qui établit, qui fixe, qui scelle. Si l’hypothèse évolutive qui mène du religieux au droit doit être abandonnée, de même qu’il s’avère malhabile de traduire sacer par sacré38, c’est tout un champ de questionnement qui s’ouvre à nous et qui doit conduire à repenser la façon dont le politique, le juridique et le religieux s’articulent au cœur d’une notion comme celle de sacer.
15Ce livre souhaiterait donc éclairer de façon originale la notion de sacer en la resituant résolument dans son contexte italien, ambition qui est au cœur du projet Italia Picta. Si le domaine romain pourra de la sorte paraître quelque peu délaissé, c’est qu’il a semblé nécessaire de ne le tenir, pour une fois, que comme une des données de l’ensemble, quitte à y revenir plus tard, ces premiers éléments étant fermement établis. Cela justifie le plan d’ensemble de l’ouvrage. Après un premier chapitre qui situe la notion de sacré dans le champ des sciences humaines et sociales et qui vise à en mettre en lumière les problèmes, l’ouvrage se poursuit par l’étude (en grande partie lexicologique) de la notion de sacer dans les domaines étrusque et osco-ombrien. C’est alors seulement que la question romaine est posée, pour elle-même et en rapport avec la notion de sanctus, à travers le problème de l’homo sacer et de la consecratio. La conclusion proposera enfin un premier bilan.
16Il reste à remercier chaleureusement les collègues qui ont mis en commun leurs compétences pour s’attaquer à ce problème. Stéphane Mallarmé écrivait que « toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère »39. Cette entreprise résolument collective aurait atteint son but si elle ôtait un peu de son mystère à la notion de sacer.
Notes de bas de page
1 Voir http://www.efrome.it/fr/la-recherche/programmes/detail-programme/detail/italia-picta-territoires-italiens-et-pratiques-romaines-ve-iiie-s-av-ne.html.
2 Fugier 1963.
3 Ibid., p. 9.
4 Ibid., p. 71.
5 Ibid., p. 106.
6 Ibid., p. 87.
7 Durkheim 1968, p. 100-122.
8 Ibid., p. 598-599. Rappelons toutefois que la définition plus générale qu’il donne de la religion est autrement consistante : la séparation du sacré et du profane, ajoutée à l’idée d’Église (cf. Ibid., p. 56-58 et p. 65).
9 Sur ces aspects, voir Souza, Peters-Custot, Romanacce 2012 (notamment la postface de Dominique Iogna-Prat) et Scarpi 2014.
10 Fugier 1963, p. 125. Voir aussi Benveniste 1969, 2, p. 188-189.
11 Fugier 1963, p. 57-62.
12 Wissowa 1912, p. 385-386. Voir aussi Benveniste 1969, 2, p. 188-189 ; Schilling 1971a, p. 51-52 ; Schilling 1971b ; Souza 2004, p. 55-56 ; Souza, Peters-Custot, Romanacce 2012, p. 10 ; les contributions, dans ce volume, de Roberto Fiori et de Yann Berthelet.
13 Bondardo 1996-1997 souligne déjà l’appartenance de ce vocable à une strate italique.
14 Fugier 1963, p. 109-112.
15 Benveniste 1969, 2, p. 187-192 où il est au mieux fait mention de l’adjectif italique sakri-.
16 Par exemple Pocetti 2001-2002 ou Lacam 2010.
17 Cf. pour un exemple voisin, les réflexions de Prosdocimi 2009b, p. 114 sur Appa/atta.
18 Comme le souligne Souza 2004, p. 15, les sources qui mentionnent cette tripartition la citent dans l’ordre sacer-religiosus-sanctus, alors que les modernes écrivent sacer-sanctus-religiosus. Cette différence n’est évidemment pas anodine.
19 Souza 2004, p. 17-20.
20 Ibid., p. 20-35 pour une présentation de ces théories, lequel souligne que rares sont les historiens qui, à l’instar de Siro Solazzi, ont remis en question ce schéma.
21 Ibid., p. 72 offre un utile tableau récapitulatif de ces sources peu nombreuses et toujours tardives.
22 Ibid., p. 11, p. 39, p. 71, p. 74-77, p. 81, p. 88-103.
23 Ibid., p. 76. Voir aussi Ibid., p. 101-102.
24 Tassi Scandone 2013.
25 Cf. notamment Fiori 1996 ; Santi 2004 ; Pesaresi 2005 ; Garofalo 2005a ; Jacob 2006 ; Peppe 2007 ou Ter Beek 2012.
26 Agamben 1997.
27 Ibid., p. 14.
28 Ibid., p. 17.
29 Ibid., p. 92.
30 Ibid., p. 100.
31 Garofalo 2005b. Il l’explique toutefois parce que les comportements qui entraînent la sacerté auraient mis en jeu la pax deorum, ce qui n’était pas forcément toujours le cas.
32 Il n’est toutefois pas certain que la double exception dont parle G. Agamben veuille dire absence totale de droit.
33 Fiori 1996, p. 521, n. 44.
34 Mantovani 2013, p. 30.
35 Jacob 2006.
36 Fugier 1963, p. 151.
37 Schiavone 2005, p. 49-53.
38 Karsenti 2013, p. 242 : « Plus exactement, le verbe sancire, dont dérive l’adjectif sanctum (couramment associé à munitium), comme le substantif sanctio, ne se comprend qu’à partir de l’acte de munir, au sens de l’adjonction d’une barrière ou d’une protection à ce qui n’en dispose pas originellement […] Pour avoir ignoré cette triade, les sciences sociales du début du siècle auront cédé à bien des égarements, et se seront engouffrées dans des hypothèses évolutives de la religion au droit que l’histoire du droit romain n’en finit pas de défaire ».
39 Mallarmé 1945, p. 257.
Auteur
Université Toulouse Jean Jaurès – lanfranc@univ-tlse2.fr
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