Au-delà des frères Cairoli
La fraternité à Pavie1
p. 271-289
Résumé
L’article offre une relecture de l’expérience de frères de sang et d’armes originaires de Pavie ou de ses environs au cours de Risorgimento : envisageant de dépasser une iconysation « simplifiée » basée sur l’histoire des frères Cairoli, les autrices appliquent à des autres cas de frères – pourtant liés au noyau générationnel cairolien – un paradigme de mobilisation typique de la condition de Pavia comme ville de confins, d’avanguarde conspiratrice et de militance garibaldienne. Les frères Pietro et Luigi Strambio, originaires de Belgioioso, les frères Giacomo et Antonio Griziotti et Antonio et Costantino Mantovani y sont examinés sur la base de sources d’archives, des mémoires et de l’ iconographique : l’analyse permets d’identifier les coordonnés communes d’une fraternité en action qui se multiplie de la famille biologique à la famille politique et se transfère de manière durable du champ de bataille à la bataille municipale pour la laïcité et les valeurs républicaines.
Texte intégral
1Le souvenir encombrant, voire envahissant, du sacrifice des frères Cairoli1, paradigme de la mobilisation patriotique à Pavie, risque aujourd’hui encore de reléguer la catégorie de la fraternité de sang, dans cette ville et dans ses environs, à une fonction d’incitation à l’engagement en faveur de la cause italienne. Pourtant, en préparant cette communication, il nous est immédiatement apparu que tout effort pour élargir la galaxie de la fraternité en action dans ce territoire ou à partir de ce territoire ne pouvait faire abstraction du microcosme cairolien : icône unique et multiple, exemple de famille biologique qui nourrit une famille politique en la projetant du plan local au plan national, elle représente une référence obligée, dès lors que l’on cherche à identifier d’autres itinéraires d’engagement politique et social au cours des années de la domination autrichienne et des décennies post-unitaires : ceci parce que le noyau originaire constitué par les Cairoli interagit avec une efficacité remarquable sur les caractéristiques de la Pavie du XIXe siècle – ville universitaire et ville de confin –, en agrégeant un réseau humain d’amitiés et de patronage politique, et en fournissant un cadre matériel aux rencontres et aux débats aussi bien en ville que dans le territoire piémontais. L’intimité avec les Cairoli – les fils, la mère – est également une condition identitaire préalable et un laisser-passer politique pour les jeunes étudiants, pavesans ou non, à la recherche d’un point de référence entre 1848 et la seconde Restauration, jusqu’au virage crucial de 1859 et au-delà : « […] reçu chez les Cairoli, je vécus dans l’intimité de Benedetto, d’Enrico, de Giovanni et de leur vénérable mère, donna Adelaide, et de presque tous les grands patriotes dont Pavie était le centre »2. Ces lignes écrites par Giuseppe Marcora, classe 1841, futur président de la Chambre, constituent l’un des multiples témoignages de la fonction de cette famille comme lieu physique et spirituel, susceptible d’élaborer et de nourrir des généalogies patriotiques – le premier martyr de la Jeune Italie est ce Fedele Bono, cousin d’Adelaide, chef intrépide du réseau milanais arrêté en 1833, et mort en prison3 –, au point, nous semble-t-il, de pouvoir parler de famille élargie : le cousinage se fait en quelque sorte fraternité4, les amis et les compagnons d’études sont assimilés à des frères, au sein d’une famille politique placée d’abord sous le signe du mazzinisme, puis sous celui du garibaldisme ; une famille consacrée plus tard au cours du mois d’avril 1862 par la visite du Général dans la ville, au cours de laquelle il apparaît au balcon de la maison Cairoli, précisément, pour s’adresser à des centaines d’étudiants et de citoyens. Pivot de l’engagement garibaldien au cours des différentes phases de son histoire, la famille Cairoli demeure donc le réceptacle et l’amplificateur de nombreux récits relatifs aux frères patriotes, élaborés ou en tout cas accueillis en milieu pavesan.
2Il nous semble donc utile, en liaison avec le projet de recherche portant sur le concept de fraternité, et compte tenu de ses premiers résultats5, de proposer ici une réflexion sur différents groupes de frères pavesans de naissance ou d’adoption et qui sont demeurés, pour ainsi dire, prisonniers de l’historiographie locale ou érudite, en cherchant à préciser leur formation culturelle, leurs modalités d’activation patriotique, leurs circuits de référence : tout cela en fonction des différentes caractéristiques structurelles propres à la ville de Pavie, c’est-à-dire d’un ensemble de spécificités qui fonctionnent comme un accélérateur de la propension au militantisme politique dans la clandestinité, du volontariat armé, de l’engagement social, politique et administratif.
3La question que nous nous posons est la suivante : a-t-il existé au XIXe siècle un imprinting pavesan concernant l’adhésion aux appels patriotiques et, si oui, comment celui-ci se structure-t-il et agit-il à l’intérieur de relations familiales de type horizontal ? C’est là en fait une question fondamentale, à laquelle nous avons déjà été confrontée en 2011 en travaillant à la préparation de l’exposition consacrée à l’Université de Pavie pendant le Risorgimento ; nous lui avons alors apporté différentes réponses au fur et à mesure que nous rassemblions le matériel documentaire à cette fin. Que Pavie soit la seule ville, dans la partie lombarde du royaume lombardovénète, à être le siège d’une université, à la longue et prestigieuse tradition ; qu’elle soit ville de confins du Royaume (au-delà du Tessin, à l’ouest et au sud, la Lomellina et l’Outre-Pô appartenant au royaume de Piémont-Sardaigne) ; qu’elle soit proche de Milan : telles sont les principales variables d’ordre, pourrait-on dire, « géopolitique », qui constituent d’authentiques défis pour le gouvernement de Vienne6. D’anciens collèges de mérite comme le Ghislieri et le Borromeo représentent aussi, avec les universités, d’autres lieux de rencontre, d’échange et de sociabilité pour des jeunes provenant des principales villes et des petits centres lombards, en formant ainsi des viviers socio-professionnels et des lieux d’apprentissage politique7, tout en facilitant les phénomènes de « contagion idéologique » et l’insertion des compagnons d’étude dans des circuits épistolaires de niveau horizontal typiques de la fraternité de sang, selon le registre de l’amour politique romantique.
4Le rapport maître/disciples à l’œuvre dans l’université8, ancré dans la tradition jacobine et napoléonienne (années, entre autres, d’expérimentation d’un processus de militarisation des étudiants dont les résultats allaient bientôt suivre) permet, avec la contiguïté territoriale du royaume de Sardaigne, de mieux comprendre des phénomènes tels que la participation précoce des étudiants au volontariat armé, avec l’expérience du « Battaglione Minerva » en 1821, et la formation d’une iconisation tout aussi précoce de l’étudiant patriote, les arrestations des mazziniens au début des années 1830, jusqu’aux soulèvements des 9 au 10 janvier 1848 qui confèrent à l’étudiant pavesan une réputation de « résistant » qui devait se répandre bien au-delà des frontières du Royaume9. Le phénomène du volontariat garibaldien, des Mille de Marsala jusqu’à la campagne des Vosges, enracine enfin dans la ville un héritage démocratique et républicain qui était bien à même de séduire les jeunes et de tisser, au niveau citadin, la trame d’une véritable famille politique.
Les variables pavesanes en action
Les frères Strambio
5La donnée territoriale que nous venons de souligner10 se confirme comme une variable significative dans la détermination de l’activation politique de frères auxquels je consacrerai quelques lignes, pour m’attarder ensuite sur le couple formé par Pietro et Luigi Strambio. Au cours des décennies du Risorgimento, venir étudier à Pavie, depuis d’autres villes lombardes, augmente en effet la probabilité d’entrer en contact avec le discours patriotique clandestin ou crypté et avec ses propagateurs en ville et dans ses environs (comme ce fut le cas pour le message mazzinien) ; par ailleurs, comme en 182111, 1848, 1859 et 1860, résider en ville permet aussi aux étudiants de passer dans le Piémont voisin pour s’enrôler ou rejoindre Gênes et s’embarquer en direction de la Sicile. Ainsi s’explique également le départ clandestin des étudiants des collèges, qui n’étaient que théoriquement plus contrôlés et enrégimentés, et dont l’absence est admise à regret par les recteurs eux-mêmes, tout disposés cependant à en aviser souvent les familles avant les autorités, en sachant bien que c’était le moyen de retenir la plupart des jeunes fugitifs :
Au cours de la première année de l’Université, je connus l’une de mes plus grandes déceptions, celle d’avoir été empêché de devenir garibaldien pour l’Entreprise de la conquête des Provinces méridionales […], quand, m’étant rendu à Gênes avec sept ou huit compagnons de l’Université, ayant dû m’arrêter huit jours avant de trouver à m’embarquer pour la Sicile, un télégramme de ma mère, avertie de mon départ pour Gênes par le recteur du collège Ghislieri, m’empêcha de m’embarquer, parce que le Comité chargé par Garibaldi des expéditions en Sicile auquel fut expédié ce télégramme m’interdit de partir, parce que m’ayant trouvé gracile et que j’étais mineur, il ne voulut pas assumer la responsabilité de m’enrôler sans le consentement de ma famille. Je m’en plaignis plus tard avec ma mère en la mettant en contradiction avec son fatalisme, ce à quoi elle répondait que le lit ne s’accomodait pas du froid12.
6Le cas de Ferdinando Zanardelli, qui livre ici ses souvenirs, offre une indication supplémentaire. La différence d’âge entre lui et son frère Giuseppe, non moins de 14 ans, aurait pu porter à des résultats très différents : Giuseppe, arrivé de Brescia au Ghislieri en 1844, vécut en effet à Pavie les quatre années d’une tension croissante qui culmine en 184813, passe ensuite en Toscane et se diplôme à Pise le 6 mars 1849 (diplôme pour l’exercice de la profession de juriste qui ne lui fut pas reconnu à son retour en Lombardie, et qu’il dut repasser à Pavie en septembre de cette même année), en réussissant ensuite à dissimuler son engagement politique grâce à une conduite rangée partagée entre la vie au sein de sa famille et ses études. Ferdinando, lui, arrive à Pavie en 1859 pour suivre des études de mathématiques, se transfère ensuite au Politecnico de Turin en se destinant à la profession d’ingénieur comme son père, mort six ans plus tôt. Sa Pavie est donc très différente de celle de son frère aîné, ce qui ne l’empêche nullement d’accourir au moment de l’appel : il est probable que l’accélérateur commun d’activation patriotique était ici précisément le milieu du collège, responsable d’une contagion également attestée pour le collège Borromeo qui, tranquille au cours des années antérieures à 1848, enregistre entre 1859 et 1860 un mouvement significatif de la part de ses élèves, tendant à la diffusion croissante du mythe de Garibaldi.
7Le cas des frères milanais Paolo et Temistocle Arpesani est similaire : fils du secrétaire de l’I.R. Delegazione generale dei Ginnasi (paradigmes, donc de ces fils d’employés pour lesquels l’Autriche, en 1818, avait rouvert et réglementé le collège Ghislieri, transformé par Napoléon en école militaire14), ils arrivent à Pavie le premier en 1828, le second en 1840, avec un écart significatif de douze ans qui n’empêche cependant nullement des réactions de révolte analogue contre la discipline propédeutique15, typiques de la mobilisation patriotique. Futur médecin pour le premier, futur ingénieur pour le second, ils représentent des cas emblématiques de professionnels engagés dans les conspirations et les campagnes militaires16, vivants et morts par la suite dans l’anonymat, comme beaucoup de personnages mineurs17 : dans leur cas, il faut souligner l’importance du lien effectif de complicité affectueuse qu’ils entretenaient avec leurs deux sœurs adorées, Silvia et Alceste, dont la première hérita du rôle de gardienne de la mémoire18 si souvent assumé par les veuves, filles et sœurs de patriotes.
8L’exposition aux mêmes conditions structurelles propres au milieu pavesan (ville/université/collèges/territoire) ne semble toutefois pas suffisante pour avoir suscité un parcours fusionnel d’engagement, faute de conscience de partager un projet politique, cet « horizon d’attente » dont parle Reinhart Koselleck19 : c’est ce surplus, en effet, qui, tout en atténuant les effets d’une éventuelle différence d’âge, peut renforcer l’insertion des frères dans un espace et dans un temps historique déterminés, en les faisant converger vers des objectifs patriotiques analogues, voire superposables, et en favorisant en dernière instance leur culte conjoint dans la mémoire locale. En plus de liens horizontaux de sang, qui ne se suffisent pas à eux-mêmes, le sentiment d’appartenir à la même génération politique semble donc nécessaire pour engendrer les mêmes orientations et favoriser leurs dispositions à agir contre le régime.
9C’est précisément le cas de Pietro et Luigi Strambio20. Nés en 1808 et 1810, quatrième et cinquième fils de Carlo Strambio, médecin à Belgioioso, dans un territoire secoué par le réformisme habsbourgeois et les années napoléoniennes, les deux frères fonctionnent vite en osmose face à leur sœur et à leurs frères aînés, insérés dans le système, même s’ils ne campaient pas sur des positions rétrogrades21. Envoyés étudier à Pavie, comme l’avaient été leurs frères aînés, ils y trouvent le climat de la seconde moitié des années 1820, lourd de tensions, mais aussi d’attentes, au lendemain des événements de 182522 : pour se soustraire au contrôle de la police, Pietro décide de partir pour la France, où Luigi le rejoint bientôt. Leur alphabétisation patriotique jusqu’alors confuse put ainsi se préciser et s’enrichir au contact des événements de la révolution de Juillet, en poussant même Pietro à prendre les armes pour la cause de la Belgique. Sous surveillance aussi en France, où ils séjournent à Villeneuve, dans le Jura, ils rentrent ensuite à Pavie : à temps pour Pietro pour se diplômer et s’affilier à la Giovine Italia, un passage alors assez courant dans l’apprentissage politique des étudiants. Mais c’est en 1848 que les Strambio s’engagent véritablement grâce à leur territoire d’origine et aux dynamiques qui les voient engagés dans la première guerre d’indépendance. Belgioioso représente en effet une importante plaque tournante entre Pavie, point d’entrée en Lombardie des troupes piémontaises, la région de Crémone, ainsi que celle de Mantoue : c’est précisément près de Mantoue que les Strambio possèdent un domaine, « La Staffa », qu’ils utilisent pour préparer une révolte des éléments populaires qui ne se produira cependant jamais. Enrôlés dans la « Legione mantovana Carlo Alberto » (avec leur frère Antonio), ils y font la connaissance de Goffredo Mameli et de Nino Bixio, sorte de « frères d’armes » d’élection. Passés ensuite dans l’armée royale23, ils la quittent dès le 16 mars 1849 et, depuis la Ligurie, gagnent la Toscane d’où ils se dirigent vers Rome pour intégrer le contingent des « Bersaglieri tridentini », en étant rapidement promus capitaines des « Bersaglieri lombardi » commandés par Luciano Manara. Un curriculum tout à fait impressionnant, par conséquent – ils sont déjà mentionnés comme « les Strambio » dans la lignée des « hommes rayonnant d’amour, dégoulinant de sang » évoquée par Giuseppe Cesare Abba24 –, ultérieurement rehaussé par la blessure de Pietro à la Porta San Pancrazio.
10Le retour à une impossible normalité dans la Lombardo-Vénétie de la seconde Restauration invitait les frères Strambio (frappés, entre autres, par la confiscation de leur domaine de Mantoue, et accueillis par leur frère Giuseppe, perplexe, sinon même désapprobateur, sur ses terres de San Giacomo) à exploiter leur connaissance du territoire pour reprendre les fils de la conspiration entre Pavie, Crémone et Mantoue, et faciliter le passage clandestin du Pô aux multiples réfugiés et suspects qui se rendaient dans le Piémont. Ce sont donc les fleuves, le Pô et le Tessin, qui sont l’élément constitutif d’une identité locale durant une longue période25 qui offre aux deux frères, y compris au cours des rudes années 1850, une opportunité de militantisme alternative à celle des armes26, jusqu’à la découverte de leur activité clandestine et à leur passage en Piémont en 1858, grâce aux bases d’accueil et d’orientation comme celle de Giacomo Griziotti à Arena Po. De dix ans plus âgés, les Strambio s’enrôlent à nouveau, cette fois dans les « Cacciatori delle Alpi », et se distinguent en 1859 dans un autre lieu destiné à devenir mythique, le champ de bataille de San Fermo : ils y sont promus capitaines, et Luigi reçoit une médaille d’argent à la valeur militaire. Nous pouvons donc imaginer leur impatience au printemps 1860, à la nouvelle des préparatifs de l’expédition en Sicile, à laquelle prennent part certains de leurs compatriotes (Angelo Domenico Lavezzi et son neveu Urbano Pavesi) : ouvrant une nouvelle fois la voie, Pietro abandonne l’uniforme des Savoie et s’embarque le 5 juillet sur le City of Aberdeen qui transporte la troisième expédition, et Luigi le rejoint à la fin du mois de juillet. Engagés dans les combats de septembre, ils sont au Volturno le 1er octobre, où c’est le tour de Luigi d’être blessé27.
11Vies parallèles, pour ainsi dire jumelles, jusqu’à cette date. Après 1860, alors que nous perdons pratiquement toute trace de Luigi, Pietro connaît une dernière phase d’activité à Cosenza, en tant que président du tribunal militaire de guerre qui doit juger les cas de brigandage ; après 1872, année où il est commandant de la place de Plaisance, il se retire à la vie privée à la campagne, en se consacrant à la gestion de ses terres et à des activités d’assistance et de charité pour la communauté. Après la mort de ses frères aînés, puis de Luigi, le préféré (il meurt à Milan le 10 janvier 1875), Pietro, de caractère réservé, est malgré lui immédiatement considéré en milieu pavesan comme une icône vivante de la lutte du Risorgimento, du militantisme politique garibaldien puis radical, dont témoignait dans son pays la visite qu’avait tenu à lui faire Garibaldi en avril 1862, visite commémorée par une plaque inaugurée en 1882 par Felice Cavallotti. Ce dernier, en 1892, était encore proche de Strambio, alors âgé, au cours de ses dernières heures. Il en parlait comme de ce « vieux solide comme un roc qui, derrière lui, sur les oreillers, avait voulu que fût placé et déployé le drapeau tricolore, le drapeau de son général »28. Au lendemain de la mort de Pietro, le journal La Provincia Pavese publie une nécrologie enflammée, où l’on trouve ces lignes :
Et il mourut fort comme il avait vécu, en conservant intacte sa foi anticléricale, les yeux sur le drapeau national qu’il fit placer au chevet de son lit, en recevant le dernier baiser de Felice Cavallotti, le valeureux champion de la démocratie qu’il aimait profondément, comme un frère29.
12Dans la rhétorique célébrative et dans la perception politique de la communauté, le baiser de la fraternité de mémoire révolutionnaire réalise le passage du témoin générationnel, prolongeant ainsi cette généalogie patriotique consacrée plus d’un demi-siècle plus tôt, à l’époque de la lutte contre l’Autriche.
Les frères Griziotti et Mantovani
13Le 9 juin 1848, le palais municipal appela les Pavesans à suivre l’exemple de « différentes familles impatientes de soulager de toutes les manières possibles ces hommes généreux qui ont reçu de glorieuses blessures en combattant pour la cause italienne »30.
14Comme on le sait, l’existence des « familles patriotiques », lieux primaires d’éducation et de transmission des valeurs, liées entre elles par des réseaux de relations, eut une grande importance au cours du Risorgimento, en déterminant des synergies formatrices et pédagogiques dans une perspective nationale31. La spécificité du cas pavesan consiste en ce que la présence de ces groupes familiaux se combine avec une série de facteurs particuliers, les variables « géopolitiques », comme nous les avons appelées.
15Je voudrais m’attarder sur le cas de frères appartenant précisément à deux de ces familles patriotiques connues et réputées, en les prenant comme des paradigmes de la fraternité selon le « modèle pavesan » supposé. Il s’agit d’un double couple, Giacomo et Antonio Griziotti, d’une part, Antonio et Costantino Mantovani, de l’autre32. En réalité, il serait impossible de retracer le parcours de ces quatre patriotes pavesans « mineurs » sans la combiner avec celle des « majeurs », les cinq Cairoli. Destin commun (le sang d’Enrico et d’Antonio Mantovani devait se mélanger sur la terre de Villa Glori), lieux de rencontre réels et symboliques, itinéraires étroitement liés entre eux, puis séparés : ces jeunes gens, dont tous ne devaient pas atteindre leur maturité, se comportent en amis-frères, et se considèrent comme partie d’une même famille élargie.
16Du point de vue historiographique, tout en différenciant les parcours individuels, il convient de travailler sur une vision d’ensemble, susceptible d’apporter des confirmations et des indications relatives aussi bien à l’héritage qu’à la fraternité comme catégorie du politique33. Au terme de l’épopée du Risorgimento, en effet, avec le seul survivant des Cairoli, Benedetto, jadis « frères d’armes », ils deviennent témoins, gardiens et instruments de mémoire ; en se disposant à géométrie variable les uns par rapport aux autres, ils contribueront à former cette famille politique démocratico-républicaine, composite et en évolution, mais bien identifiable et présente sur la scène italienne jusqu’à la guerre mondiale et, dans son héritage, bien au-delà.
17À Pavie, les noms, les œuvres, le souvenir de tous ces frères composent une identité territoriale, un véritable signe distinctif de la ville, depuis le Risorgimento et presque jusqu’à la fin du XIXe siècle ; ils représentent aussi le fondement historique qui est à la base de la formation d’une classe politique locale hégémonique pendant plusieurs décennies. Pavie, ville « garibaldienne », mais aussi, selon le jugement apeuré et résigné des journaux modérés, ville « républicaine »34.
18Les éléments présents dans notre système interprétatif et méthodologique sont tout à fait évidents dans le groupe considéré ici : le facteur générationnel compte pour les Griziotti (Giacomo et Antonio ont 20 ans de différence d’âge, contre 17 entre le premier et le dernier des Cairoli) ; l’ascendance familiale patriotique qui remonte à la période napoléonienne s’applique aux Mantovani tout comme aux Cairoli35 ; tous ont bénéficié de l’expérience de mobilisation dans le contexte universitaire de la « ville de confin » et de la fréquentation au milieu de dizaines d’autres – citoyens et étudiants – de ces circuits d’initiation patriotique, de conspiration puis d’élaboration et de réflexion politique que furent les cercles politiques ou étudiants et les résidences de l’une ou de l’autre famille, à commencer par les résidences des Cairoli.
19L’intimité avec les fils d’Adelaide se construit selon un schéma binaire, pour ainsi dire, qui s’explique à la lueur de leurs dates de naissance : Benedetto (1825) avec Giacomo Griziotti (1827) ; Enrico (1840) avec Antonio Mantovani (1842) ; Costantino (1844) avec Antonio Griziotti (1847). Par l’intermédiaire des Cairoli, les Griziotti et les Mantovani sont eux-mêmes en contact, en structurant ainsi leur relation interfamiliale. Le mazzinisme comme bouillon de culture, le volontariat en chemise rouge comme choix d’action, puis le garibaldisme comme habitus mental ou, si l’on veut, culture politique, qui se structure à un certain point en suivant de longs parcours distincts, quoique parallèles (vers le radicalisme ou vers le républicanisme décliné en termes associatifs, éducatifs et sociaux) ; l’intervention active dans la vie administrative et politique ; la motivation éthique et civile toujours forte, même quand se dissipe l’effervescence du romantisme du Risorgimento : tels sont les aspects de la fraternité de sang ou d’élection qui s’est muée en fraternité politique.
20Examinons à présent leurs existences, en nous limitant à leurs moments les plus significatifs.
21Fils du premier lit d’Antonio Griziotti, chancelier-chef du tribunal de Cortelona, puis de Pavie, Giacomo vit une adolescence difficile, sans grands échanges affectifs avec la seconde famille de son père36, et ne montre pas de propension particulière pour ses études d’ingénieur. Vite impliqué dans les mouvements de protestation étudiante de l’hiver et du printemps 1848, il est arrêté le 16 mars, pour avoir manifesté en faveur du Statut albertin et jeté en prison, dont il est libéré par des volontaires de passage à Pavie, qui partaient se joindre à l’insurrection de Milan. Comme Benedetto (étudiant en droit), il s’y rend au cours de la phase finale des Cinque Giornate et s’enrôle avec lui, au début de la guerre, dans la « Compagnia dei volontari pavesi ». Frères d’armes jusque-là, ils se séparent après la dissolution de cette compagnie (29 juillet 1849). Giacomo gagne Venise où il participe à la défense de la République. L’épisode de la prison et la légende qui le met en scène tirant le dernier coup de canon contre les Autrichiens avant de prendre la fuite en Grèce et à Malte contribuent à créer parmi les étudiants de Pavie, y compris son frère Antonio, le mythe durable du premier des Griziotti comme un héros impavide et téméraire. Fin 1849, l’héritage maternel lui permet d’acquérir à Arena Po, un petit village situé à faible distance de Pavie, mais de l’autre côté de la frontière, une maison et une droguerie qui deviendront, au cours de la décennie suivante (exactement comme la villa de Groppello), des centres de propagande patriotique et des relais pour le passage clandestin dans le royaume de Sardaigne. Il retrouve Benedetto, diplômé en droit en 1850, avec lequel il partage désormais le credo mazzinien. Membres du Comité révolutionnaire, ils sont ensemble impliqués dans la « conjuration de Mantoue » et dans la tentative d’insurrection de 1853 qui lui fait suite. Fuite, clandestinité, arrestations, prison, exil (dans le Piémont et en Suisse) marquent ces années de quotidien partagé et de vécu commun37.
22Simultanément, le cercle s’élargit : sortis de l’adolescence, on voit apparaître Ernesto (un temps expulsé de l’université, en 1852, car suspect de mazzinisme, mais finalement diplômé en droit en 1857) et Enrico, inscrit en médecine. Sur les traces des trois frères Cairoli, Giacomo s’est aussi détaché entre-temps de Mazzini. Demeurés républicains dans l’âme, tous s’accordent à voir leur point de référence en Garibaldi, qu’ils ont l’occasion de rencontrer à Pavie dès le mois de juillet 1848, justement au cours de sa première visite à la famille Cairoli.
23Le volontariat devient le trait dominant d’une fraternité mise à l’épreuve sur le champ de bataille. La mort d’Ernesto à Varese en 1859 enclenche la spirale héroïco-sacrificielle typique des Cairoli, mais détermine par ailleurs aussi, par émulation, l’élargissement de notre famille de frères de sang et d’élection. C’est le cas en 1860 avec les recrutements d’étudiants et les enrôlements volontaires pour la campagne de Sicile où – c’est un topos des récits garibaldiens – Benedetto devait commander la 7e compagnie des « preux » pavesans (comprenant des dizaines d’étudiants), et Giacomo guider la 9e. Batailles, blessures, morts. Le lien fraternel entre les Cairoli et les Griziotti est ultérieurement renforcé lorsqu’ils doivent veiller au transport par mer jusqu’à Gênes de la dépouille de Luigi, mort à Naples du typhus, que le Général confie personnellement à Giacomo (Enrico et Benedetto se remettant encore de leurs graves blessures)38.
24Mais ils sont rejoints pour la première fois en Sicile par un autre ami-frère, au nom de famille différent : Antonio Mantovani, du même âge qu’Enrico et très lié à lui, matricule de droit lorsqu’il s’enrôle et embarque avec la première expédition. Antonio est le neveu de Costantino. Cet oncle a traversé presque toutes les étapes du premier Risorgimento, de la conjuration militaire de 1814 aux mouvements de 1821 dans le Piémont, de 1848 à Milan, jusqu’à la tentative d’insurrection de 185339. Son frère Virgilio, beaucoup plus jeune et père d’Antonio, magistrat de son état, alimente avec sa femme Sofia Piccioni le culte familial du proto-patriote domestique. Ce n’est pas seulement par habitude que le second enfant reçoit le nom de l’ancêtre révolutionnaire. Le cas des Mantovani (les lettres témoignent entente, solidarité et complicité dans leurs rapports verticaux et horizontaux)40, confirme pleinement l’importance des généalogies et définit l’espace de la famille dans la pédagogie patriotique au cours du Risorgimento.
25Tandis que Garibaldi s’emploie à édifier son mythe granitique entre Quarto et Teano, Antonio Griziotti, Costantino Mantovani et Giovannino Cairoli, plus jeunes, tous au passage entre l’enfance et la jeunesse, et auxquels l’enrôlement a été interdit, brûlent d’impatience.
26La guerre de 1866 offre l’opportunité de ce que nous pourrions définir comme la première réunion de la famille élargie, et plus élargie encore s’il se peut. Les générations se mêlent à ce carrefour. Tous y sont, sauf Giovannino, à nouveau empêché par Adelaide, mais en compagnie de Benedettino et Marchino Cavallini, cousins des Cairoli par leur mère (tous deux y périrent41) et accompagnés par le troisième des frères Griziotti, le médecin Marcello (classe 1842), ainsi que par un de leurs neveux, Aurelio Maccabruni, qui faisait des études d’ingénieur42. Seul Benedettino Cavallini endosse l’uniforme de l’armée royale. Les autres se retrouvent ensemble, avec différents grades militaires, dans le corps des « Cacciatori delle Alpi ».
27L’étape suivante de ces trajectoires croisées intervient l’année suivante, alors que se mêlent et se combinent deux éléments clés de la culture politique spécifique que cherchèrent à promouvoir Mazzini et Garibaldi : volontariat et engagement politico-administratif, compris avant tout comme un engagement en vue du bien commun. En janvier 1867, au cours d’une phase de turbulence administrative extrême, tandis que les modérés jusqu’alors à la tête de la mairie de Pavie se trouvent en difficulté, Antonio Mantovani et Enrico Cairoli sont élus au conseil communal et deviennent membres d’un conseil « mixte », démocratico-libéral. La présence des deux jeunes assesseurs suffit à marquer une discontinuité, même si leur projet de réforme radicale des bureaux municipaux, à l’enseigne de l’efficacité et de la moralisation, fut alors boycotté et finalement définitivement enterré43. Quelques semaines passent, et c’est le début de la campagne de l’Agro Romano.
28Cette fois, Giovanni réussit lui aussi à partir pour retrouver son frère Enrico et Antonio Mantovani dans le célèbre « détachement sacré » de Villa Glori. Antonio Griziotti, qui a rejoint la zone avec un faux passeport, combat en revanche avec Garibaldi à Monterotondo. Pour la mémoire non réconciliée du Risorgimento, dans laquelle continuera longtemps à se reconnaître une partie de la gauche du Risorgimento de matrice garibaldienne, l’épisode de la mort d’Enrico dans les bras de Giovanni, lui aussi gravement blessé, construit ce paradigme de la fraternité sublimée par le martyre, qui devait être reproposé par la suite sous la forme d’infinies répliques et variantes artistiques et symboliques. Mais il ne faut pas oublier que son frère d’élection, Antonio Mantovani, périt aussi le 23 octobre. Ainsi s’explique pourquoi, dans le contexte pavesan, la mémoire s’élabore, plutôt que sur les tableaux d’Induno et d’Adamollo ou sur le monument d’Ercole Rosa au Pincio44, autour de la peinture de Carlo Sara intitulée I funerali di Enrico Cairoli e Antonio Mantovani (célébrées à Pavie le 1er décembre 1867), dont le cartouche porte un texte significatif à cet égard : « À la mère des Cairoli. Des étudiants de l’université de Pavie »45. Mantovani est ainsi officiellement reconnu comme le fils d’Adelaide et le frère post mortem d’Enrico dans les sentiments et dans l’imaginaire des Pavesans. Giovanni Cairoli le confirme dans une lettre à Virgilio Mantovani :
Tout ce qui sert à les rappeler est […] un soulagement à la grande douleur […]. Oh, certainement le malheur commun a établi un lien d’affection entre nos pauvres familles. En son nom, je vous serre la main46.
29Villa Glori et Mentana marquent le premier changement dans la déclinaison de la fraternité garibaldienne. Au cours de l’année cruciale de 1870, à Pavie, deux moments indiquent une transition vers une phase historique différente : la dernière mobilisation sur le front du volontariat à la suite de Garibaldi lors de l’expédition des Vosges (Antonio Griziotti et Costantino Mantovani ont recueilli le témoignage de leurs frères et coordinent respectivement le « Comitato di provvedimento » et le « Centro di reclutamento »47) et la dernière tentative des mazziniens, qui avait gagné aussi les milieux fréquentés par les deux jeunes gens, ayant échouée en s’achevant par la fusillade du caporal Pietro Barsanti48.
30Une nouvelle saison va s’ouvrir. De l’héroïsme à la quotidienneté : langages modifiés, scénarios d’intervention inédits, autres horizons. Entre les années 1870 et 1890, une mutation des rôles est bien perceptible dans le groupe formé par ces trois noyaux patriotiques pavesans. Sur la scène de la famille élargie, il n’en reste désormais que trois. Nous les trouvons maintenant engagés, chacun à sa manière, dans l’élaboration de leur propre récit du Risorgimento, afin de transmettre l’héritage et de nourrir leur famille politique en œuvres et en modèles de comportement.
31Ils appartiennent à des générations différentes, et se meuvent sur des plans et des contextes eux-mêmes différents. Benedetto, investi dans un double rôle de grand prêtre du culte familial et de dirigeant politique, a pris une stature nationale au point de devenir le premier garibaldien président du Conseil ; il n’est plus le fils aîné, mais bien le patriarche, dans une relation verticale, et non plus horizontale avec les autres, respecté et aimé, mais parfois aussi discuté et contesté. Antonio Griziotti et Costantino Mantovani, qui ont choisi la dimension locale, commencent à s’éloigner politiquement l’un de l’autre, fût-ce en suivant un parcours circulaire. Leurs noms apparaissent ensemble, rapprochés pour la dernière fois de ceux de Giacomo et Giovanni Cairoli, dans le « Comitato direttivo della Associazione pavese dei reduci delle patrie battaglie », fondée en 1868. La société des anciens combattants pavesane, à la différence d’autres de nature essentiellement solidariste qui naissent à la même époque dans le pays49, constitue un signe politique évident et joue un rôle d’« accélérateur » dans le processus de création et d’organisation de l’associationnisme démocratique.
32Mantovani apparaît comme un protagoniste de premier plan dans le processus de réélaboration de la tradition mazzinienne. Il sera l’un des fondateurs de la « Consociazione repubblicana lombarda », véritable prototype du futur Parti républicain italien, profondément influencée par la pensée démocratico-fédéraliste50. Pragmatique et surtout intéressé par les questions d’éducation civique et d’émancipation sociale51, il se reconnaît dans la pratique du bon gouvernement. C’est pourquoi, en rejetant la logique abstentionniste, il entre dès 1870 au Conseil communal, assurant ainsi une forme de succession symbolique avec son frère décédé, Antonio. Il devait en faire partie pendant une vingtaine d’années, souvent comme assesseur. Impliqué en 1874 dans les arrestations de Villa Ruffi, il reste en prison plusieurs semaines mais put entrer en contact, grâce à cette expérience négative, avec les personnalités les plus éminentes de son milieu politique, de Bovio à Carducci, de Saffi à Bertani. S’employant à préserver une identité républicaine spécifique, Mantovani recourt aussi à l’appartenance garibaldienne pour décliner le thème de la fraternité de manière conforme aux exigences de son temps. Sous sa direction, à Pavie, mazziniens participationnistes, démocratico-radicaux, libéraux « cairoliens » trouvent place au sein de la famille politique démocratico-républicaine, et s’allient aussi bien pour les élections administratives, en emportant la mairie dont ils maintiennent longtemps le contrôle, que pour les campagnes électorales politiques. Après la mort de Benedetto Cairoli, réélu à Pavie jusqu’à sa mort, le radical Roberto Rampoldi demeura le représentant du collège sans interruption jusqu’en 1913. L’élection de Felice Cavallotti dans le collège voisin de Corteolona, en 1873, fut le résultat le plus éclatant de cette union plurielle, placée sous le signe d’une fraternité du Risorgimento continuellement entretenue, bien que marquée aussi par d’inévitables différends52.
33Le long de ces itinéraires qui ont à voir avec la politicisation de l’associationnisme démocratique et, plus généralement, avec l’organisation de la politique à cheval sur deux siècles, le républicain Mantovani put voir marcher à ses côtés, même s’il n’était pas du même bord, le radical Griziotti. Ce dernier, employé à transmettre la mémoire garibaldienne (pèlerinages à Caprera, collectes pour des monuments ou des stèles, commémorations, institution du musée du Risorgimento local), se consacra à refonder l’association des anciens combattants en 1882. Cette « Società democratica dei reduci » fut à l’origine du parti radical pavesan, qui était appelé à gagner progressivement des suffrages aussi bien sur les républicains que sur les partisans de Cairoli. Appelé à jouer un rôle important au sein des élites démocratico-maçoniques53 dominantes sur la scène pavesane au moins depuis la Grande Guerre, Griziotti continua à prendre avec Mantovani des initiatives concrètes, surtout lorsqu’il s’agissait de s’engager pour défendre les valeurs de la laïcité. Nous les trouvons tous deux parmi les membres fondateurs, puis dans les comités directeurs d’associations telles que la « Società ginnastica pavese » (1879), la « Società di cremazione » (1881), ou le « Ricreatorio laico » (1887). Dans les batailles journalistiques épiques contre Il Ticino, l’organe de presse de la curie pavesane, ils agissent de manière parfaitement synchronisée, en se relayant de manière à emporter toujours la victoire sur la ligne d’arrivée, au moins jusqu’à la fin des années 188054. Tous deux prêtent aussi une attention constante aux communautés estudiantines, auprès desquelles ils cultivent la mémoire de la génération héroïque qui avait été la leur55. L’ancien esprit de fraternité, constamment alimenté, permettra de dépasser les dissensions et de panser des blessures qui furent lacérantes, dans certains cas, y compris pour le patriarche Benedetto Cairoli, par exemple lorsqu’il fut soupçonné, en 1880, de faire secrètement obstacle à la réélection de Cavallotti, qu’il avait soutenu dans un premier temps56.
34Costantino meurt en 1893, Antonio en 1904. Au passage de ce siècle diminuent progressivement l’énergie symbolique, la capacité d’implication dans un certain nombre de valeurs et la force d’agrégation de la famille politique dont ils avaient fait partie. Dans le camp de la gauche, de nouvelles générations sont entrées en scène ; surtout, un nouvel acteur politique vient d’apparaître : le parti socialiste, mieux organisé, mais aussi exempt du devoir de mémoire et de cohérence avec l’héritage démocratique du Risorgimento.
Notes de bas de page
1 Pour des notices synthétiques à leur sujet, outre les différentes entrées du Dizionario biografico degli Italiani, on se reportera à la note documentaire et bibliographique de M. Brignoli dans Storia di Pavia, vol. V, Pavia, 2000, p. 74-76.
2 G. Marcora, Note autobiografiche, M. Soresina (éd.), Milan, 2006, p. 266-267.
3 Cf. A. Arisi Rota, I piccoli cospiratori : politica ed emozioni nei primi mazziniani, Bologne, 2010, ad indicem.
4 Cf. M. Tesoro, Lessico familiare : sentimenti e politica nei rapporti tra i cugini Cairoli e Cavallini, dans A. Arisi Rota, M. Ferrari et M. Morandi (dir.), Patrioti si diventa : luoghi e linguaggi di pedagogia patriottica nell’Italia unita, Milan, 2009, p. 115-130.
5 Voir à cet égard G. Bertrand, C. Brice et G. Montègre (dir.), Fraternité : pour une histoire du concept, Grenoble, 2012.
6 Sur ces caractéristiques et sur les dynamiques qu’elles suscitèrent, nous renvoyons aux contributions de A. Arisi Rota, en cours de publication dans le deuxième volume, tome II, de la Storia dell’Università di Pavia : la Restaurazione, sous la direction de E. Dezza et A. Ferraresi, Milan.
7 Cf. p. ex. R. Chiarini, La regola e il dissenso : vita quotidiana e noviziato politico di Guseppe Zanardelli al Collegio Ghislieri (1844-1848), dans Annali di storia pavese, 6-7, 1981, p. 57-68.
8 Voir à cet égard le parcours de l’exposition dont nous avons été les commissaires, « Le Università erano vulcani… » : studenti e professori di Pavia nel Risorgimento, Pavie, 9 février-30 mars 2011, CD-Rom.
9 Cf. A. Arisi Rota, La gioventù delle università come avanguardia politica : per una fenomenologia dello studente patriota, dans A. Ferraresi et E. Signori (dir.), Le Università e l’Unità d’Italia (1848-1870), Bologne, 2012, p. 281-290.
10 Considérations pertinentes à cet égard dans L. Rovati, Commercio, cultura, dissenso nell’Ottocento pavese, dans Annali di storia pavese, 6-7, 1981, p. 205 sq.
11 Pour le rôle des étudiants pavesans dans les événements politiques de 1821, voir à présent A. Bistarelli, Gli esuli del Risorgimento, Bologne, 2011, p. 43 sq., 84 sq., avec la bibliographie citée.
12 F. Zanardelli, Alcuni miei ricordi, dans Zanardelli, una famiglia ghisleriana : carte inedite di Giuseppe e Ferdinando Zanardelli donate al Collegio Ghislieri, Pavie, 2005, p. 95.
13 Cf. R. Chiarini, La regola e il dissenso… cit.
14 Cf. A. Arisi Rota, Il Collegio Ghislieri della Restaurazione (1818-1848) : fermenti di dissenso e tentativi di controllo governativo, dans Annali di storia delle università italiane, 7, 2003, p. 149 sq.
15 Ibid., p. 161.
16 On lit en particulier, à propos de Temistocle, qu’il « se rendait souvent à Pavie, pour les études, et ses fréquents voyages n’étaient pas toujours accomplis à cette fin. Souvent, aux portes de Milan, notre jeune héros se présentait surchargé d’écrits révolutionnaires, d’ordres, quand il suffisait d’une seule copie de journal rebelle, d’un manifeste ou d’une lettre pour faire l’expérience des tendresses autrichiennes, et même monter à l’échafaud. Poussé par un caractère ardent, impétueux, il attendait le moment d’éprouver ses forces contre l’oppresseur et, en attendant, s’adonnait au difficile travail de mobiliser, convaincre, entraîner ses connaissances, ses amis » (F. Colombo, Appunti sulla vita di Temistocle Arpesani, Milan, 1904, p. 8).
17 Sur Paolo, on se reportera à la brève biographie rédigée par son fils Ercole Arpesani, Il dottor Paolo Arpesani e le sue vicende politiche, Milan, 1887 ; sur Temistocle, à l’article de E. Michel dans le Dizionario del Risorgimento nazionale dalle origini a Roma capitale, dirigé par M. Rosi, Milan, 1930, vol. II, s. v., ainsi qu’à l’opuscule de Ferdinando Colombo, cité plus haut. Les frères Arpesani, qui comptaient un troisième garçon, Giustino, ne font l’objet d’aucune biographie dans le Dizionario biografico degli Italiani.
18 Ses lettres à Domenico Farini, conservées au Museo centrale del Risorgimento di Roma, institution à laquelle elle légua des documents et des souvenirs de la vie de ses frères, sont à cet égard significatives.
19 R. Koselleck, Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, 1990, p. 311.
20 Sur Pietro, qui fait l’objet d’une biographie dans le Dizionario del Risorgimento nazionale, et sur Luigi, voir G. E. De Paoli, I Fratelli Strambio di Belgioioso ufficiali di Garibaldi, Pavie, 1988.
21 Carolina devint enseignante et inspectrice dans les écoles élémentaires ; Giuseppe recueillit l’héritage professionnel de son père en exerçant pendant plus de trente ans la profession de médecin ; Antonio, qui avait la vocation ecclésiastique, diplômé en philosophie, professeur de tendance libérale actif en 1848.
22 En juin 1825, la violation par les étudiants de l’interdiction de se baigner dans le Tessin avait causé des arrestations et une manifestation qui, mal gérée par les autorités de la police locale, avait causé des morts et des blessés parmi eux. Cet épisode fut immédiatement interprété par la mémoire citadine comme « le massacre des innocents » (cf. G. E. De Paoli, La strage degli innocenti : storia di un tragico tumulto degli studenti pavesi nel 1825, Pavie, 1983).
23 Ainsi De Paoli, I fratelli Strambio… cit., p. 15, qui attribue ce choix au dépassement de la priorité républicaine.
24 G. C. Abba, La vita di Nino Bixio, Turin, 1905, p. 33-34.
25 M. Meriggi, Sui confini nell’Italia preunitaria, dans S. Salvatici (dir.), Confini, costruzioni, attraversamenti, rappresentazioni, Soveria Mannelli, 2005, p. 37-53, développe des considération intéressantes sur le fleuve qui unit et divise ses riverains dans l’Italie préunitaire.
26 Au cours des Cinque Giornate de 1848, au contraire, certains patriotes de Belgioioso avaient utilisé le fleuve pour récupérer des armes dans des dépôts de Stradella, dans le Piémont, et les porter à Milan. Le jeune Emilio Visconti Venosta, recherché par la police après les funérailles patriotiques d’Emilio Dandolo à Milan, passe également dans le Piémont à la fin des années 1850 (G. Visconti Venosta, Ricordi di gioventù : cose vedute o sapute, 1847-1860, Milan, 1904, p. 493-495).
27 Promus, ils parvinrent au grade de lieutenant-colonel qu’ils réussirent difficilement à se voir reconnaître, mais au-delà duquel ils ne progressèrent pas une fois intégrés dans l’armée régulière. Sur le problème de l’intégration des Garibaldiens dans l’armée royale, voir E. Cecchinato, Camicie rosse : i garibaldini dall’Unità alla Grande Guerra, Rome-Bari, 2007.
28 Cité dans L. Suardi, Belgioioso nel passato e nel presente, tesi di laurea, Università cattolica del Sacro Cuore di Milano, Facoltà di Magistero, 1947-48 (relatore prof. G. Soranzo), p. 100, online.
29 La Provincia Pavese, 30 novembre 1892. Le compte rendu des funérailles, qui se sont déroulées rigoureusement sous forme civile, dans le registre le plus typique de l’ancien combattant garibaldien, figure dans le numéro du 4 décembre 1892. Plus de cent anciens combattants, amis et « frères de foi » du défunt, confluèrent à cette occasion de Pavie à Belgioioso.
30 Archivio storico civico, Pavie (ASCPv), Codice proclamatico ad annum, 1848. Ce document, reproduit dans le CD de l’exposition « Le Università erano vulcani… »… cit., sez. 4, porte la signature du Podestà Carlo Cairoli, pour le compte des six groupes familiaux cités.
31 A. M. Banti, La nazione del Risorgimento : parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Turin, 2000 ; I. Porciani (dir.), Famiglia e nazione nel lungo Ottocento italiano : modelli, strategie, reti di relazioni, Rome, 2006.
32 Exception faite pour Antonio Mantovani, sur lequel voir M. Rosi, Dizionario del Risorgimento nazionale dalle origini a roma capitale : le persone, Milan, 1933, vol. III, s.v. Cf. les entrées correspondantes dans le Dizionario biografico degli Italiani (M. Tesoro).
33 L. Bantigny, A. Baubérot (dir.), Hériter en politique : filiations, générations et transmissions politiques (Allemagne, France et Italie. XIXe-XXe siècles), Paris, 2011 ; G. Bertrand, C. Brice et G. Montègre (dir.), Fraternité… cit.
34 Je me permets de renvoyer à Politica e amministrazione nell’età liberale, dans Storia di Pavia, vol. V, Milan, 2000, p. 85-121 et à Pavia città garibaldina, dans A. Arisi Rota et M. Tesoro (dir.), Garibaldi, Pavia e Palermo : l’Italia in cammino, Pavie-Côme, 2008, p. 69-80. Voir en outre M. Milani, Risorgimento pavese, Milan, 2011.
35 En plus de cultiver le souvenir de son cousin conspirateur Fedele Bono, Adelaide utilisa la lecture de la nécrologie de son propre père, Benedetto Bono, fonctionnaire de la République cisalpine et de l’administration napoléonienne, publiée dans le Giornale italiano du 3 novembre 1811, comme un véritable rite d’initiation patriotique pour tous ses enfants.
36 Demeuré veuf de sa première femme Lucrezia Ghislanzoni, Antonio Griziotti épousa en secondes noces Giovanna Beretta, qui lui donna Antonio et Marcello (1842).
37 Sur cette phase de leurs biographies respectives, voir en particulier Vicende di Giacomo (I) Griziotti, dans A. Griziotti, (dir.), Un cognome, due famiglie, un patriottismo : dalle guerre garibaldine alla seconda guerra mondiale, Pavie, 1987, p. 11-15 et A. Laguzzi, Benedetto Cairoli cospiratore nelle lettere agli ovedesi « Cecchina » e « Bigi » Torelli, dans Nuova Antologia, 2006, fasc. 2238, p. 336-359.
38 E. Conti, Cenni storici sulla vita del colonnello Giacomo Griziotti, Pavie, 1882.
39 M. Rosi, Dizionario… cit., vol. III, s.v.
40 Comme il ressort des lettres d’Antonio et de Costantino à leurs parents, conservées à l’Archivio del Risorgimento, ASCPv, cart. VI. En 1870, ayant été transféré à Busto Arsizio, du fait des séquestres répétés du journal républicain Il Ticino, dirigé par Costantino, Virgilio Mantovani préféra démissionner de la magistrature. Il adhéra par la suite à différentes initiatives de son fils : cf. C. Montini, Evocazioni patriottiche : pagine di storia pavese, Pavie, 1912.
41 Benedettino mourut à Custoza, Marchino à Belgirate, de retour du champ de bataille sur lequel il avait contracté une maladie. Voir M. Tesoro, Lessico familiare, loc. cit.
42 Né en 1847 d’Elisabetta, sœur de Giacomo.
43 M. Tesoro, Il paradigma del conflitto : i sindaci di Pavia 1859-1889, dans E. Colombo (dir.), I sindaci del re, 1859-1889, Bologne, 2010, p. 243-244.
44 G. De Martini, Italia, Memoria dei Cairoli : « Eternare nel marmo le gesta di quei valorosi… », dans M. Tesoro (dir.), La memoria in piazza : monumenti risorgimentali nelle città lombarde tra identità locale e nazionale, Milan, 2012, p. 171-187.
45 Risorgimento pavese. Saggi documenti immagini, Pavie, 1982, p. 47.
46 22 février 1868, Achivio del Risorgimento, ASCPv, cart. VI.
47 CD « Le Università erano vulcani… »… cit., sez . 8.
48 M. Di Napoli, Il mito del martirio di Pietro Barsanti nel movimento mazziniano lombardo, dans G. E. De Paoli (dir.), Mazzini e la Lombardia, Pavie, 1998, p. 131-137.
49 Cf. C. Brice, Les associations d’anciens combattants : une fraternité à l’épreuve de l’organisation entre 1848 et 1918, ici même.
50 M. Tesoro, I repubblicani cattaneani lombardi tra Otto e Novecento, dans Mazzini e la Lombardia… cit., p. 139-147.
51 Il était appelé à créer différentes institutions économiques, culturelles et sociales, par exemple une banque artisanale, une bibliothèque tournante, une école Mazzini, une société de construction de maisons populaires.
52 M. Tesoro, Politica e amministrazione in età liberale, dans Storia di Pavia, vol. V, Milan, 2000, p. 85-121. Un vif différent opposa alors les frères pavesans.
53 En 1886, Antonio Griziotti fait partie des fondateurs à Pavie de la Loge Giuseppe Pedotti. Costantino Mantovani, bien que proche, n’en fait pas partie. En revanche, son frère cadet Giuseppe, après avoir abandonné la tradition familiale républicaine pour soutenir la politique de Giolitti, en devint Grand Maître en 1888. Cf. A. M. Isastia, Cultura laica e idealità di progresso nei massoni lombardi tra 800 e 900 : il caso pavese, dans Annali di storia pavese, 22-23, 1995, p. 59-73 et G. De Martini et S. Negruzzo (dir.), Pietà pei defunti : storia della cremazione a Pavia tra Otto e Novecento, Pavie, 2000, p. 298.
54 M. Tesoro, La vita politica a Pavia e la « guerra del crematorio », dans G. De Martini et S. Negruzzo (dir.), Pietà pei defunti… cit., p. 143-184.
55 La dernière initiative de Costantino, peu avant sa mort, fut d’organiser le congrès national de la Fédération démocratique des étudiants, inauguré à Pavie le 10 mars 1890, pour le dix-huitième anniversaire de la mort de Mazzini.
56 Voir les lettres d’Antonio Griziotti à Benedetto Cairoli, 6, 14 et 17 mai 1880, dans Achivio Cairoli, ASCpv, cart. XV.
Notes de fin
1 Dans ce texte, fruit d’une réflexion et d’une approche méthodologique communes, Arianna Arisi Rota a rédigé la première partie, Marina Tesoro la seconde.
Auteurs
Università degli studi di Pavia, Dipartimento di Scienze Politiche e Sociali (Pavie, Italie)
Università degli studi di Pavia, Dipartimento di Scienze Politiche e Sociali (Pavie, Italie)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Thermalisme en Toscane à la fin du Moyen Âge
Les bains siennois de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle
Didier Boisseuil
2002
Rome et la Révolution française
La théologie politique et la politique du Saint-Siège devant la Révolution française (1789-1799)
Gérard Pelletier
2004
Sainte-Marie-Majeure
Une basilique de Rome dans l’histoire de la ville et de son église (Ve-XIIIe siècle)
Victor Saxer
2001
Offices et papauté (XIVe-XVIIe siècle)
Charges, hommes, destins
Armand Jamme et Olivier Poncet (dir.)
2005
La politique au naturel
Comportement des hommes politiques et représentations publiques en France et en Italie du XIXe au XXIe siècle
Fabrice D’Almeida
2007
La Réforme en France et en Italie
Contacts, comparaisons et contrastes
Philip Benedict, Silvana Seidel Menchi et Alain Tallon (dir.)
2007
Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Âge
Jacques Chiffoleau, Claude Gauvard et Andrea Zorzi (dir.)
2007
Souverain et pontife
Recherches prosopographiques sur la Curie Romaine à l’âge de la Restauration (1814-1846)
Philippe Bountry
2002