L’analyse tracéologique de l’industrie lithique
p. 129-134
Texte intégral
1. Présentation de l’échantillon étudié
1Entre 1999 et 2008, trois études tracéologiques ont été consacrées à l’outillage en silex du site de Campo delle Piane. La première, réalisée sur 22 pièces, a permis d’établir d’une part que le matériel lithique se prêtait à ce type d’analyse malgré l’incendie subi par le sol d’habitat (cf. chapitre 5 et l’analyse micromorphologique) et d’autre part que les traces d’usure observées étaient orientées vers la transformation des matières animales, que ce soit en boucherie ou en peausserie. Cette étude a montré également l’usage de produits bruts et façonnés. Au cours de l’année 2000, l’étude de 9 autres supports a conforté ces résultats en révélant de nouvelles traces d’usure toujours associées au travail de matières animales (Olive et al. 2000). En 2008, enfin, des observations effectuées sur 35 artefacts supplémentaires ont complété et enrichi les données précédentes. C’est l’ensemble de ces études, dont la dernière est inédite, qui est présenté dans cet article.
2Au total donc, 66 artefacts provenant de Campo delle Piane ont été analysés au microscope (tabl. I). Il faut préciser, à cet égard, qu’un burin (Y114.4) et cinq chutes, associées par remontages, ont été comptabilisés comme une seule et même pièce.
3Deux critères ont été retenus pour l’échantillonnage :
un critère économique puisqu’on a privilégié l’étude des produits recherchés par les Épigravettiens dans leurs opérations de débitage, à savoir les supports lamino-lamellaires
l’état de surface, ensuite, qui devait être propice à la lecture de traces au microscope.
4L’échantillon étudié se compose pour une moitié de lamelles ou de fragments de lamelles (n = 32) et pour l’autre de lames ou de fragments de lames (n = 33) (tabl. II). Ces supports sont pour l’essentiel retouchés mais quelques-uns ont leurs bords bruts ou portant seulement quelques retouches d’utilisation. Un éclat brut se rajoute à ce décompte.
Tabl. I – Récapitulatif des études et du nombre de pièces étudiées
Année | NB de pièces étudiées |
1999 | 22 |
2000 | 9 |
2008 | 35 |
Total | 66 |
Tabl. II – Détermination des pièces étudiées
Type | Nombre |
lamelles retouchées | 24 |
lamelles brutes ou avec « retouches d’utilisation » | 8 |
Sous-total | 32 |
lames retouchées | 6 |
lames brutes ou avec « retouches d’utilisation » | 16 |
grattoirs | 3 |
Type | Nombre |
pointes | 5 |
burin | 1 |
bec | 1 |
troncature | 1 |
Sous-total | 33 |
éclat | 1 |
Total | 66 |
2. Méthode d’observation
5La méthode d’observation et les critères retenus pour la détermination des stigmates d’utilisation reposent sur les travaux de L.H. Keeley (1980) et sur ceux de H. Plisson (1985). Ainsi, les traces prises en considération sont les polis (ou « coalescences »), les émoussés, les stries et les écaillures/ébréchures. La recherche et l’identification des traces d’usure ont été réalisées à l’aide d’un microscope trinoculaire (Nikon Optiphot), équipé d’un éclairage épiscopique (la lumière est réfléchie par la pièce observée) et d’objectifs à fond clair, qui permettent des grandissements compris entre 50 et 400 fois. Quelques supports, les pointes notamment, ont également été observés au stéréomicroscope à des grandissements inférieurs à ×50 pour rechercher des traces (des écaillures essentiellement) qui résulteraient de leur utilisation comme armatures de projectiles.
3. Conservation du mobilier
6La fragmentation du mobilier est importante et plusieurs artefacts avaient fait l’objet d’un remontage avant leur observation sous le microscope. Par ailleurs, l’état de conservation des silex s’est avéré hétérogène, allant de bon à très mauvais. De fait, 12 pièces ont dû être exclues des résultats de l’étude en raison d’un état de surface trop altéré malgré un aspect qui semblait a priori favorable à l’œil nu.
7La plupart des altérations sont la conséquence probable de l’incendie du niveau d’occupation et se présentent alors sous la forme de craquelures et/ou d’une « glaçure » qui affectent la surface des objets. D’autres résultent plus simplement de l’enfouissement des pièces et apparaissent cette fois sous la forme d’un lustré de sol ou d’une patine.
4. L’identification des traces d’usure
4.1. Les matières d’œuvre
8En conséquence de ce qui a été dit précédemment, il s’avère que sur les 66 pièces de l’échantillon, 53 ont pu être étudiées dans des conditions favorables. Parmi ces pièces, 23 (43 %) portent des traces d’usure avérées et 42 zones usées (Z.U.) ont pu être observées aussi bien sur leurs tranchants que sur leurs arêtes.
9Pour 58 % des zones usées qui témoignent directement de l’utilisation des outils (c’est-à-dire hors trace d’emmanchement), il a été possible de déterminer la matière travaillée, alors que trois usures seulement (9 %) n’ont pas pu être identifiées. Les usures correspondent, pour plus de la moitié des déterminations (n=19 ; 58 %), à une utilisation des tranchants sur les matières carnées comme la viande, la peau, ou encore les tendons. Certaines traces d’usure correspondent de manière certaine au travail de la peau. Elles représentent 21 % des déterminations (n = 7). Les polis indiquent que la peau a été travaillée à l’état plutôt sec, ou légèrement humide, et que ce travail a pu être accompagné de l’emploi d’un matériau abrasif tel que l’ocre (fig. 1 et 3 -Y113-2 ; Y116-26 ; W116-9).
10Trois zones usées (9 %) témoignent d’un travail des matières dures animales (os, bois de cervidé, etc.). Enfin, une zone usée pourrait attester d’une utilisation mixte. Cette détermination repose sur l’observation d’un poli « luisant » au contour net, filandreux, et d’étendue modérée (matière végétale ligneuse ?), associé à un autre poli dont la luisance (plus « grasse »), le contour flou, et l’étendue également modérée évoquent un contact avec les tissus carnés.
4.2. La cinématique des tranchants
11La cinématique, ou reconstitution du mouvement de l’outil, est nettement dominée par l’usage des tranchants en action longitudinale (mouvement parallèle au tranchant actif : découpe, sciage, ...) qui représente à lui seul 44 % des déterminations (n=15) (fig. 2). Les actions transversales (mouvement perpendiculaire au tranchant actif : raclage, grattage, ...) sont nettement moins nombreuses (n=6) et leur fréquence est presque identique à celle des actions rotatives (perçage) (n=5). La nature des supports et la faible quantité de grattoirs (3 pièces) dans le cortège des outils analysés sont sans doute les éléments permettant d’expliquer cette disproportion. Dans ce contexte, on notera avec d’autant plus d’intérêt l’usage qui a été fait d’un tranchant latéral de deux fragments de supports retouchés (un proximal de lame et un mésial de lamelle) (fig. 3, Y116-26 ; W116-9). En effet, ces derniers ont été utilisés pour le raclage de la peau, probablement au cours de l’étape finale de la chaîne opératoire du traitement de ce matériau, le corroyage, qui est le processus visant la transformation de la peau en cuir.
12Pour finir, signalons que le mouvement associé à l’utilisation des tranchants n’a pas pu être établi pour quatre zones usées.
4.3. L’emmanchement des pièces
13Sur l’ensemble du corpus étudié, sept pièces au total présentent des ZU (n=9) qui renvoient, de façon au moins probable, à leur emmanchement ou à leur préhension.
14Les traces interprétées de cette manière correspondent pour trois ZU à des polis dont l’étendue marginale, la luisance et la localisation (sur une arête de la face supérieure, par exemple), indiquent l’utilisation d’un manche en matière dure animale probable (fig. 1 et 3, Y116-17) tandis que pour six autres ZU, il s’agit de micropolis de tissus carnés (n=6) qui évoquent la préhension à l’aide d’un manchon en cuir. Trois de ces dernières ZU sont affectées, en outre, par des stries qui suggèrent la possible présence d’un matériau abrasif à la surface de la matière travaillée.
5. Les activités pratiquées à Campo delle Piane
15À partir de l’ensemble des traces observées sur les supports de Campo delle Piane, on constate que plusieurs types d’activités ont été réalisés par les Épigravettiens dans, ou à proximité, du gisement.
5.1. La boucherie et la peausserie
16Les activités de boucherie sont suggérées par l’utilisation d’outils divers (lames, lamelles, becs ou troncatures, par exemple) sur lesquels des usures liées au travail des tissus carnés frais, en action longitudinale, ont été observées, parfois en association avec des traces qui indiquent un contact avec une matière dure animale telle que l’os.
17La peausserie constitue, avec la boucherie, l’autre activité majeure reconnue sur le site. Une dizaine de pièces portent des traces qui résultent, de façon certaine ou probable, de leur utilisation dans le cadre de ce travail. La diversité des actions identifiées révèle que plusieurs étapes de la chaîne opératoire du traitement de la peau ont été réalisées sur le site : le raclage avec un grattoir ou un frag ment de lame retouchée, le perçage à l’aide d’une pointe ou d’une lamelle, la découpe à l’aide d’une lame ou d’un bec, etc.
5.2. La chasse
18D’emblée, la découverte sur le site de microlithes, dont on peut supposer qu’ils ont été utilisés comme armatures de projectile, induit la pratique d’une activité cynégétique. Cette hypothèse est en effet confirmée par la présence de cinq pièces qui présentent des traces suggérant une utilisation pour la chasse. Leur observation, au microscope comme à la loupe binoculaire, a révélé des stigmates correspondant à des enlèvements liés à cette pratique comme les écaillures burinantes par exemple (fig. 1 et 3, Y116.44). Ces traces ont été déjà bien décrites en tracéologie pour des séries expérimentales comme archéologiques (Geneste, Plisson 1990 ; Cattelain, Perpère 1993 ; Christensen, Valentin 2004). On constate avec intérêt la diversité typologique de ces éléments de projectile : sur les 5 pièces identifiées comme tels, on note en effet 2 fragments de lamelles à retouches bilatérales, 1 fragment de lamelle à bord abattu, 1 fragment de pointe à dos, 1 lamelle brute entière.
5.3. Durée d’utilisation des outils
19La durée d’utilisation des outils semble avoir été plutôt longue si l’on en juge par le degré d’usure de certains tranchants et l’importance de certains polis et émoussés.
20Ce constat est renforcé par les traces observées sur le tranchant latéral du burin Y114.4 et sur plusieurs des chutes qui lui sont associées. Ces traces sont identiques et indiquent un travail des tissus carnés (la peau ?) suffisamment soutenu pour que la partie active du burin ait dû être ravivée plusieurs fois.
5.4. Relations entre outils et activités
21Le faible nombre de pièces usées dont les traces sont déterminables incite à la prudence quant aux correspondances existant entre catégories typologiques et nature des activités.
22L’association observée entre le seul grattoir ayant donné un résultat tracéologique positif et le travail de la peau est conforme à ce qui est déjà bien documenté dans différents contextes chronoculturels (citons notamment Audoin-Rouzeau, Beyries 2002 ; Gosselin 2005 ; Ziggiotti 2008).
23En revanche, l’usage du burin Y114.4 dans le traitement d’un tissu carné n’est pas celui qui caractérise le mieux l’utilisation de ce type d’outil au Paléolithique récent, classiquement associé au travail des matières dures animales, mais il n’est pas original non plus. Ainsi, pour l’Épigravettien italien, cet usage a été constaté par S. Ziggiotti sur l’un des burins du Val Lastari (Ziggiotti 2008).
24Comme cela a été dit plus haut, l’impression qui se dégage des données disponibles est l’absence d’une relation univoque entre un type d’outil et une activité particulière. Au contraire, on constate l’utilisation d’outils divers, comprenant en outre des lames brutes, aussi bien pour la boucherie que pour le travail de la peau. Signalons aussi le choix de supports lamellaires pour ces deux activités. Cette diversité peut refléter une adaptabilité fonctionnelle de certaines catégories d’outils, comme cela a déjà été mis en évidence sur d’autres sites épigravettiens d’Italie (Ziggiotti 2008), ainsi qu’une multiplicité des actions exécutées dans cette partie du site. Elle rend compte, peut être aussi, de la nécessité d’économiser la matière première.
6. Conclusion
25Les analyses tracéologiques réalisées sur les artefacts en silex de Campo delle Piane confortent l’hypothèse selon laquelle les travaux pratiqués sur, ou à proximité de la zone fouillée, sont orientés de manière presque exclusive vers les activités de boucherie, et de peausserie. S’ajoutent à cela quelques indices évoquant des retours de chasse avec la réfection des armes composites.
26Il est clair cependant que la faiblesse de l’échantillon analysé ne peut livrer qu’un aperçu de la nature et de l’intensité des activités réalisées sur ce secteur de l’habitat de Campo delle Piane. Rien de comparable avec les données fonctionnelles obtenues sur d’autres sites épigravettiens italiens comme Riparo Dalmeri, par exemple, où l’étude globale du mobilier a permis la reconnaissance d’une aire spécialisée (« area specializzata », Lemorini et al. 2005). Néanmoins, étant donné le contexte archéologique (faible densité de l’occupation, importante fragmentation de l’industrie lithique, nombreuses altérations thermiques), l’issue de cette analyse n’était pas acquise et les résultats produits, bien que limités, éclairent la fonction de cet espace : ils révèlent une relative diversité d’actions et d’opérations, toutes orientées vers l’exploitation des ressources animales, depuis l’acquisition du gibier jusqu’au corroyage des peaux. Si aucune aire spécialisée n’a été mise en évidence, on rappellera que l’habitat se développe au-delà de la surface fouillée, et on se gardera donc d’étendre les résultats de cette analyse à l’ensemble du site.
Auteur
INRAP, UMR « Trajectoires », Nanterre
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