Chapitre 2. L’Épigravettien : variabilité diachronique et géographique
p. 13-21
Résumés
L’Épigravettien est une entité particulière au sein de la mosaïque du Paléolithique supérieur récent européen. Cet ensemble de traditions techniques s’étend entre 24 000 et 11 000 cal. BP sur une grande partie de l’Europe méditerranéenne et orientale. Depuis sa définition en 1964 par G. Laplace à partir des sites italiens, le terme a été adopté et étendu vers l’est en même temps qu’un certain flou s’installait sur sa définition et sa périodisation. Le principal écueil rencontré par les recherches actuelles reste la faiblesse du cadre chrono-stratigraphique. La proposition initiale de G. Laplace et ses aménagements postérieurs ont été critiqués et partiellement abandonnés mais, pendant longtemps, aucune proposition aboutie n’est venue la remplacer. Ce chapitre propose une présentation synthétique de l’état des recherches et surtout de la dynamique nouvelle, liée aux approches technologiques des industries lithiques, qui aboutit à l’émergence progressive d’une nouvelle sériation chronologique. Nous insistons tout particulièrement sur une proposition de redéfinition techno-économique de la limite entre Épigravettien ancien et Épigravettien récent (les deux grandes étapes déjà établies) et nous proposons de la dater autour de 16 000 cal. BP au lieu de 18 000 cal. BP, limite arbitraire communément admise et calquée sur le début du Dryas ancien. Nous revenons également sur la question du découpage géographique de l’Épigravettien. La tendance à un fort morcellement régional s’exprime de manière particulièrement évidente dans les Abruzzes où le terme de Bertonien devait pour certains auteurs être préféré à l’Épigravettien et où une « culture » régionale aurait perduré tout au long de la séquence épigravettienne. Nous défendons l’idée que seule une relecture des assemblages selon une approche techno-économique permettra de rediscuter des facteurs de variabilité (chronologiques, fonctionnels, régionaux, etc.) et que les hypothèses « régionalistes », privilégiées jusqu’ici, doivent être considérées avec un œil critique.
The Epigravettian is a particular entity in the context of the european Late Upper Palaeolithic. Dating between 24,000 and 11,000 cal. BP, and covering a wide part of the Mediterranean and Eastern Europe, the term has been adopted and extended well beyond its initial definition proposed by G. Laplace, based on his studies of Italian sites. Gradually, a certain vagueness settled concerning the definition and the chronology of the Epigravettian. A primary difficulty for current research is the weakness of the Epigravettian chronological sequence. Laplace’s model and subsequent modifications were often criticized but no alternative has successfully been proposed. This chapter presents a short review of recent research and focuses on the renewal of lithic technological studies, which in turn allow for the proposal of a new chronological seriation. We wish to redefine the limit between Early and Late Epigravettian (the two previously defined phases) situated around 16,000 cal. BP as opposed to the commonly but arbitrarily accepted date of 18,000 cal. BP, at the start of the Older Dryas. We will also discuss the geographical organization of the Epigravettian. A strong regionalization of researches is particularly evident in Abruzzo where a regional “culture”, the Bertonian term was used instead of the Epigravettian one by several authors. We argue the point that the only way to discuss the different contributions (chronological, functional, geographical, etc.) to inter-assemblage variability is through a techno-economical examination of the lithic industries in question. The traditional regionalist hypothesis, favoured still today, will have to be examined with a critical eye.
L’Epigravettiano è una entità particolare nel contesto del Paleolitico superiore in Europa. Datato tra 24 000 e 11 000 cal. BP, risulta estesamente diffuso dal Mediterraneo fino all’Europa orientale. Dopo la definizione di G. Laplace del 1964, basata sugli studi dei siti italiani, questo termine fu adottato e si è ampiamente diffuso. Una certa vaghezza si sviluppa gradualmente riguardante la definizione e la seriazione dell’Epigravettiano. La difficoltà principale incontrata dall’attuale ricerca è stata la mancanza di un preciso inquadramento cronostratigrafico. Il modello di Laplace e le sue seguenti modificazioni, sono state criticate, tuttavia non è mai stata fatta una proposta alternativa. In questo capitolo viene presentata una breve introduzione sulla recente ricerca che basandosi su rinnovati studi della tecnologia litica, propone una nuova seriazione cronologica. Viene ridefinito il limite tra l’Epigravettiano antico e quello recente (le due fasi già precedentemente definite) posto a circa 16000 cal. BP in alternativa alla data arbitrariamente accettata di 18000 cal. BP, all’inizio del Dryas antico. Viene discussa l’organizzazione geografica dell’Epigravettiano. Una forte regionalizzazione dei modelli cronoculturali è particolarmente evidente in Abruzzo, dove una «cultura» regionale, il «Bertoniano», è stata usata dai diversi autori invece di Epigravettiano. Si sosteniene il punto che il solo modo di discutere i diversi contributi (cronologico, funzionale, geografico, etc.) alla variabilità degli insiemi litici, sia attraverso l’esame tecnico-economico delle industrie litiche. Viene esaminata criticamente la tradizionale ipotesi regionalistica, tuttora vista con favore da molti.
Texte intégral
1Impossible, surtout pour les lecteurs français plus habitués à entendre parler de Magdalénien ou d’Azilien à propos du Paléolithique supérieur récent, de présenter l’étude d’un site épigravettien sans revenir sur la définition et la sériation de cette entité chronoculturelle propre à l’Europe méditerranéenne et orientale et sur les problématiques qui lui sont liées. Pour les familiers des contextes italiens et balkaniques, une telle introduction reste néanmoins importante : les approches et les acceptions terminologiques sont tellement diverses qu’il est indispensable, en préalable, d’exposer le cadre épistémologique dans lequel prend place l’analyse de ce gisement.
2Pour la longue période qui sépare la fin du Gravettien (26 000 cal. BP environ) et le début du Mésolithique (autour de 11 000 cal. BP), la séquence occidentale distingue le Solutréen, le Badegoulien, le Magdalénien, l’Azilien et les technocomplexes post-Aziliens (Laborien et Épilaborien notamment). Pour toute cette période, en Italie, dans les Balkans et dans toute une partie de l’Europe orientale, une seule entité a été définie, l’Épigravettien, dont la chronologie est encore très incertaine.
3Entre la diversité des contextes archéologiques régionaux, la confusion entraînée par la faiblesse des modèles chronologiques et les différentes traditions scientifiques, il est encore bien difficile de proposer une image claire et satisfaisante de l’Épigravettien et de son évolution.
4Dans ce chapitre, nous souhaitons donc revenir sur deux aspects des problématiques actuelles des recherches sur l’Épigravettien : sa sériation et sa variabilité régionale. Deux questions auxquelles Campo delle Piane vient apporter de nouveaux éléments de réponse. Nous restreindrons cet état des lieux à l’Italie : la discussion sur les Balkans ou les régions plus orientales n’entre pas dans le cadre de cette présentation.
1. La question chronologique
1.1. Rapide historique de la définition de l’Épigravettien
5La sériation de l’Épigravettien reste mal assurée. Le terme est défini en même temps qu’une première proposition de sériation est énoncée par Georges Laplace (1964b) sur la base d’une étude systématique des données disponibles à l’échelle de l’Italie. Adoptée par les chercheurs italiens, cette proposition fait l’objet d’aménagements marginaux (ajout de sous-étapes, rediscussion des divisions géographiques, etc…). Elle reste cependant globalement inchangée jusqu’au début des années 1990. Deux publications majeures jalonnent cette période et permettent de suivre l’évolution de la recherche sur ce thème : un article de synthèse, qui livre en particulier les premiers calages chronologiques absolus, fournis par des datations radiocarbone encore non calibrées (Bartolomei et al. 1979) et les actes du colloque tenu à Sienne en 1983 (Palma di Cesnola 1983). Plusieurs chercheurs maintiennent dans ses grandes lignes ce modèle chronologique initial jusqu’à aujourd’hui (cf. Palma di Cesnola 1993 ; et sa traduction en français 2001).
6Pourtant, à partir des années 1990, émerge une critique du chemin pris par la recherche sur le Paléolithique supérieur en Italie. Cette critique se fonde sur un renouvellement des données, et surtout sur une remise en cause de l’approche typologique dite analytique de G. Laplace (1964a) et de l’application qui en est faite en Italie. Plus globalement encore, c’est une approche purement chronostratigraphique ne tenant pas compte de la variabilité fonctionnelle des sites qui est remise en cause (pour une vision synthétique de ces critiques cf. Bietti 1990).
1.2. Que reste-t-il de la séquence épigravettienne ?
7Le modèle de G. Laplace identifiait trois étapes successives dans l’Épigravettien : ancien, évolué et final. Au cœur des critiques, la notion d’Épigravettien évolué va progressivement être abandonnée (dès les années 1980 par A. Broglio pour l’Italie nord-orientale par exemple : Bisi et al. 1983). En effet, considérée comme une étape de transition entre « ancien » et « final », la phase évoluée est mal définie, ce qui entraîne une certaine confusion et des flottements dans les attributions de différents sites. La calibration des dates radiocarbone confirme par la suite l’hétérogénéité des sites rapportés à cet Épigravettien évolué (Gioia et al. 2003) et justifie l’abandon définitif de ce terme. Les sous-phases définies au sein des deux autres grandes périodes (ancien et final) font tout autant l’objet de discussions et de remises en cause plus ou moins radicales. A. Bietti a montré, par exemple, que les subdivisions de l’Épigravettien ancien ne résistaient pas à un examen critique (Bietti 1997).
8En conséquence, la sériation classique est progressivement abandonnée, mais aucune proposition nouvelle ne vient remplacer la précédente. L’influence anglo-saxonne et le basculement vers des problématiques essentiellement écologiques, relativisant l’intérêt jusque-là presque exclusif pour la chronologie1, ont une large part dans cette évolution. Ainsi, une bipartition fondée sur la chronologie climatique, est proposée par A. Broglio comme solution d’attente (1997) : Épigravettien ancien pour le Pléniglaciaire, Épigravettien récent pour le Tardiglaciaire.
1.3. Vers une nouvelle sériation techno-économique
9L’approche technologique des industries lithiques qui se développe en Italie à partir des années 1990-2000 va faire émerger progressivement de nouveaux éléments de sériation, en fournissant d’autres critères pour appréhender la variabilité des industries lithiques (Montoya 2004 ; Montoya et Peresani 2005 ; Bertola et al. 2007a ; Montoya 2008a, b ; Tomasso 2014b ; Tomasso et al. 2014).
10Il n’est pas de notre propos ici de revenir en détail sur la définition des différentes étapes et sous-étapes dans un modèle en cours d’établissement. En revanche, il semble important d’insister sur la question de la différenciation entre Épigravettien ancien et Épigravettien récent car le passage de l’un à l’autre se noue autour de la limite Pléniglaciaire/Tardiglaciaire, moment durant lequel se situe l’occupation paléolitique de Campo delle Piane.
11La distinction fondée sur la périodisation climatique a permis, faute de mieux, une certaine organisation des informations. Elle n’est cependant pas opérante pour comprendre l’évolution des cultures matérielles au cours du temps. Les résultats obtenus ces dernières années, malgré des lacunes encore importantes, permettent de proposer une nouvelle définition, fondée, cette fois, sur des arguments techno-économiques.
1.3.1. L’Épigravettien ancien
12Les données acquises selon des approches technologiques sur des industries appartenant à l’Épigravettien pléniglaciaire sont encore relativement rares. On retiendra essentiellement le travail d’E. Cancellieri sur la façade adriatique de l’Italie (Cancellieri 2010) et les études récemment publiées à propos de sites du sud-est de la France (Montoya et al. 2014 ; Tomasso 2014a, b) auxquelles s’ajoutent des études ponctuelles surtout concentrées en Italie centrale (Ucelli Gnesutta et al. 2006 ; Serradimigni et al. 2008) et l’étude des niveaux les plus anciens du Riparo Tagliente en Vénétie (Montoya 2004 ; Fontana et al. 2012).
13On retrouve dans l’ensemble des sites étudiés une série d’invariants qui définissent l’unité de l’Épigravettien ancien. C’est d’abord, et principalement, la primauté économique et technique accordée aux supports laminaires. Les débitages laminaires sont en effet au cœur des stratégies d’approvisionnement en matière première de l’Épigravettien ancien. Ces dernières justifient des circulations à grande distance, particulièrement là où les matières premières locales sont inadaptées (Tomasso 2014a). Ces circulations sont essentiellement réalisées sous la forme de lames, brutes ou retouchées, et de nucléus laminaires circulant de proche en proche, en assumant un rôle de matrice pour le renouvellement des équipements (Tomasso 2015).
14La grande majorité des outillages est aménagée sur des lames et parmi les types d’outils les plus caractéristiques de cette période, il faut évidemment relever les lames retouchées : des lames portant une retouche rasante, plus ou moins étendue, uni- ou bilatérale, dégageant ou non une pointe distale dont la grande variabilité attend encore d’être étudiée et comprise. Certaines armatures sont également façonnées sur des lames : pointes à cran (voir par exemple : Broglio et al. 1993), pointes à dos rectiligne (gravettes) ou arqué.
15Par contraste, les productions lamellaires sont fréquemment menées à partir de schémas peu productifs. Elles sont polymorphes et s’adaptent apparemment aux ressources disponibles. Les matériaux peuvent être récoltés ad hoc (galets, nodules de petites dimensions) ou relever de recyclages (nucléus laminaires en fin d’exploitation, lames ou éclats). Les débitages sont généralement menés de bout en bout sur un même site, et les distances de circulations sont globalement plus faibles pour les lamelles que pour les lames, que ces différents supports soient bruts ou façonnés. Dans certains assemblages, les armatures sont réalisées sur des matériaux lointains, mais c’est alors le résultat d’une réutilisation de matériaux importés sous forme de lames, d’outils ou de nucléus à lame. La composante lamellaire des industries apparaît donc toujours « subordonnée » à la production laminaire dans l’organisation du système de production.
1.3.2. L’Épigravettien récent
16L’état des recherches concernant les étapes récentes de l’Épigravettien est nettement plus avancé. Les données issues d’études technologiques se concentrent cependant pour une grande partie dans le nord de la péninsule italienne : nord-est (synthèse récente : Bertola et al. 2007a) ; Toscane (synthèse récente : Tozzi et Dini 2007) et plus marginalement sud-est de la France (Montoya et Bracco 2005 ; Tomasso 2014b). Plus proche de Campo delle Piane, il faut évidemment citer la récente étude de la séquence de la Continenza qui couvre l’essentiel du Tardiglaciaire et bénéficie d’une importante série de dates radiométriques (Serradimigni 2013) et celle de la Cava Romita dans les Marches (Guerreschi et al. 2005 ; Esu et al. 2006) (fig. 1). Les traditions techniques de cette période, marquées par une variabilité importante, ont pu faire l’objet d’une sériation plus fine que celle établie pour les étapes anciennes (Montoya 2004, 2008b, a ; Tomasso et al. 2014, 2016), mais, là encore, des invariants, ou plutôt une tendance générale (Tomasso 2014b ; Naudinot et al. 2016), permettent d’établir une certaine unité.
17En effet, l’Épigravettien récent se caractérise par un affaiblissement radical du rôle des supports laminaires dans les systèmes de production. Progressivement, les lames perdent leur rôle central, voire disparaissent dans les étapes les plus récentes (p. ex. US18, de riparo la Cogola : Cusinato et al. 2004 ; niveaux 31-34 de la Continenza : Serradimigni 2013 ; ou couche 2-3 de l’abri Martin : Tomasso et al. 2014) (fig. 1). Avec des modalités diverses, les systèmes de productions sont axés sur des schémas lamino-lamellaires dont la vocation est de produire une gamme relativement hétérogène de supports allant d’un gabarit laminaire modeste à des lamelles de quelques centimètres de long. Ces schémas opératoires sont associés, ou non, à d’autres, spécifiquement lamellaires ou orientés vers l’obtention d’éclats.
18Ces débitages, moins exigeants vis-à-vis des matières premières, sont corrélés à une mutation importante des stratégies d’approvisionnement en silex (Tomasso 2015). Les distances de circulation restent comparables, sauf pour les étapes les plus tardives (transition Holocène), mais les formes sous lesquelles les matières premières circulent et les équilibres entre sources locales et lointaines sont profondément modifiés. Le transport de supports laminaires, d’outils et surtout d’armatures, reste une réalité importante, mais ces derniers sont accompagnés, de manière de plus en plus affirmée, de blocs bruts de matière première sur des distances pouvant être élevées (Bracco 2004 ; Duches et Peresani 2010 ; Tomasso 2014a). Les nucléus sont exploités de bout en bout sur un site sans interruption évidente.
19Les débitages strictement lamellaires prennent une autonomie évidente au cours de cette période. Ils sont mis en place sur de petits galets, des éclats ou des fragments en fonction des objectifs de production et des disponibilités en matières premières. Progressivement, l’effort de normalisation durant la phase de débitage, encore sensible dans la séquence Bølling-Allerød, se déplace vers la retouche avec le Dryas récent et dans la transition vers l’Holocène (Montoya 2004).
20Les outils sont aménagés sur des lames dans les premières étapes de l’Épigravettien récent (Bølling-Allerød) et de plus en plus sur des sous-produits et des éclats divers dans les étapes les plus récentes (Dryas récent, transition Holocène) durant lesquelles les lames tendent à disparaître des assemblages (Peresani et al. 2014). Certains outils classiques de la période précédente, en particulier les lames retouchées, ne sont plus présents. Si certaines pointes sur lames persistent dans l’Allerød (cf. pointes à retouche bilatérale : Tomasso 2014b), l’essentiel des armatures est aménagé sur des lamelles dont la recherche devient souvent l’élément structurant des systèmes de production – ce qui est particulièrement sensible dans les industries du Dryas récent. Par-delà l’adoption puis l’abandon de certains types d’armatures (triangles, trapèzes, segments et dos courbes : Tomasso et al. 2014) les microgravettes restent l’armature phare de l’Épigravettien jusque dans l’Holocène.
1.3.3. Une datation possible de la limite entre ancien et récent : le cas du Riparo Tagliente
21Dater le passage entre Épigravettien ancien et Épigravettien récent reste un exercice délicat. En dépit d’une nette différenciation reposant sur un ensemble de données techno-économiques, l’indigence des connaissances archéologiques sur la période charnière constitue un obstacle encore important.
22Pour l’heure, la séquence clé pour dater ce passage est celle du Riparo Tagliente avec ses dépôts datés de la seconde moitié du Dryas ancien et du Bølling. Sans présenter dans le détail la stratigraphie de ce site (Bartolomei 1982 ; Fontana et al. 2002), rappelons qu’on y distingue deux unités appartenant à l’Épigravettien, séparées par une phase d’éboulement et liées à des contextes environnementaux contrastés (Cattani 1982 ; Bertola et al. 2007a). Les dates obtenues pour les deux unités sont cohérentes mais présentent un recouvrement relativement important. Un traitement statistique (fonction « phase » sous OxCal, Bronk Ramsey 2009 : fig. 2) permet d’établir une limite probable autour de 16 000 cal. BP entre les deux séries de datations.
23L’analyse des niveaux inférieurs (Guerreschi 1982 ; Montoya 2004 ; Fontana et al. 2012) révèle des caractères évoquant clairement ceux décrits pour l’Épigravettien ancien. Les débitages laminaires, bien individualisés, menés au percuteur tendre organique, avec un angle de chasse fermé et sur des convexités latérales et longitudinales marquées, représente même un niveau de régularité et d’exigence technique supérieur à celui rencontré dans des sites plus anciens. Les lames, supports principaux des outillages, relativement longues (plus de 10 cm) et légèrement arquées, sont régulières et le détachement est préparé par une abrasion systématique, plus rarement – et cela est remarquable dans l’Épigravettien – par l’aménagement d’un éperon. Les lamelles destinées à la production des microgravettes sont produites par des débitages autonomes, réguliers. L’effort de normalisation au débitage limite le recours à la retouche pour la fabrication des outils et des armatures. Vers le haut de cette unité stratigraphique ancienne, plusieurs changements interviennent dans les schémas opératoires allant vers un relâchement des normes et des exigences de régularités. Le percuteur tendre organique est abandonné au profit du percuteur tendre minéral, les surfaces exploitées sont plus larges et les convexités plus faibles.
24Dans l’unité supérieure, on retrouve en revanche tous les caractères définissant l’Épigravettien récent. L’approvisionnement en matière première est marqué par une moindre exigence en terme de normalisation et de dimension des produits (Bertola et al. 2007b ; Fontana et al. 2007 ; Fontana et al. 2009). La production des supports, assurée par des modalités lamino-lamellaires peu régulières (Liagre 2005), est menée au percuteur minéral. L’effort de normalisation, surtout pour les armatures, se déplace vers la retouche (Montoya 2004) : des supports plus hétérogènes sont profondément modifiés au cours de l’étape de façonnage. Ce choix contraste avec la retouche parfois très minimaliste des pointes de l’Épigravettien ancien ou certaines armatures étaient aménagées par une simple retouche apicale à partir de supports calibrés et naturellement pointus. Les outils sont façonnés sur des supports plus irréguliers, sous-produits ou petites lames, alors que les niveaux les plus récents (non datés) voient disparaître les supports laminaires.
25Ce site documente le passage entre Épigravettien ancien et Épigravettien récent tel que nous l’avons défini plus haut. Les datations disponibles placeraient la limite autour de 16 000 cal. BP. Cependant, même s’il est particulièrement clair, ce cas, encore isolé, ne suffit pas à fixer définitivement cette date. L’étude de sites appartenant au Dryas ancien et au Bølling est une urgence pour comprendre ce changement majeur et ancrer la chronologie de l’Épigravettien sur des bases solides.
2. La question régionale
2.1. Variabilité régionale de l’Épigravettien : allers et retours de la recherche
26À peine sortie d’une vision totalement monolithique du Paléolithique supérieur en Italie où l’on ne voyait qu’une unique entité, issue de l’Aurignacien (Mochi 1913 ; Vaufrey 1928) la recherche va, dans un classique effet de balancier, accorder une place remarquable à la variabilité géographique. La question « régionale » est ainsi, dès l’origine, au cœur des travaux traitant de l’Épigravettien. G. Laplace, en 1964, définissait des faciès régionaux pour les différentes étapes de son modèle (jusqu’à 9 pour l’Épigravettien évolué). L’Épigravettien ancien va par la suite être considéré comme un phénomène homogène des Balkans à l’Italie du sud (Palma di Cesnola et Bietti 1983 ; Palma di Cesnola 2001), en revanche les étapes évoluée et finale sont davantage subdivisées par la suite. Ainsi, le colloque de Sienne (Palma di Cesnola 1983) est construit autour de contributions régionales actant la considération d’entités géographiques dont le découpage est fondé sur les grandes caractéristiques de la géographie italienne. Ce déterminisme géographique transcende la subdivision chronologique et, selon ce modèle, chaque région connaît une évolution autonome.
27Cette régionalisation atteint un degré remarquable dans les Abruzzes où A.M. Radmilli définit, pour désigner les industries du Paléolithique supérieur récent, le terme de Bertonien (Radmilli 1954-1955), qu’il maintiendra plutôt que d’adopter la définition de l’Épigravettien après les travaux de G. Laplace (Bisi et al. 1983 ; Radmilli 1997 ; cf. chapitre 1). A.M. Radmilli ne conçoit pas seulement le Bertonien comme un faciès régional de l’Épigravettien mais bien comme une culture, au sens classique du terme, qui va perdurer durant 8000 ans sur le territoire des Abruzzes (Radmilli 1997 ; Tarantini 2001). Cependant peu de chercheurs le suivront sur ce terrain (cf. Serradimigni 2013 pour une synthèse des controverses autour du Bertonien) : ceux qui ne rejettent pas totalement le terme de Bertonien (Palma di Cesnola 2001) ne lui accordent qu’un statut de faciès régional au sein de l’Épigravettien (Tozzi 2003).
2.2. Pour une vision dynamique d’une entité complexe et changeante dans le temps et dans l’espace
28Un examen des données récentes conduit à accueillir avec scepticisme ce morcellement longtemps dominant de l’Épigravettien italien. Les analyses techno-économiques menées sur des assemblages du nord de la péninsule, en fournissant pour la première fois une assise solide pour évaluer la variabilité des industries, ont permis la mise en évidence de développements analogues dans le nord-est (Vénétie-Trentin-Frioul) et dans le nord-ouest (Toscane, Ligurie, Provence). Autrement dit, les éléments de sériations proposés récemment (Montoya 2004, 2008b ; Tomasso, 2014b ; Tomasso et al. 2014) sont aptes à décrire les réalités des différents espaces régionaux.
29Pour illustrer la fragilité de ce morcellement régional, nous mettons en avant trois exemples choisis parmi des études sur des armatures car celles-ci ont souvent été les principaux éléments de sériation et de différenciation régionale.
30Le premier exemple concerne les pointes à cran de la fin du Pléniglaciaire. Alors que certains avaient proposé de faire de ces armatures un trait propre à l’Épigravettien ancien de la façade adriatique (Bietti 1997) ou au moins un élément de distinction entre des faciès régionaux au sein de l’Épigravettien ancien (Palma di Cesnola 2001), deux études plus récentes menées sur un site du Latium d’une part (la grotta delle Settecannelle, Ucelli Gnesutta et al. 2006) et des Alpes maritimes d’autre part (la grotte de la Péguière, Tomasso 2014b) ont montré que cette bipartition géographique ne pouvait être retenue puisque des séries riches en pointes à cran existent aussi sur la face Tyrrhénienne de l’Italie et en Provence2.
31Un autre exemple allant à l’encontre d’une variabilité géographique est apporté par l’analyse des techniques de production des armatures (microgravettes). Dans son corpus d’étude, C. Montoya (2004) signale en effet une dichotomie entre des séries d’Italie nord-orientale (notamment Val Lastari daté vers 14 000 – 13 000 vers la fin du Bølling) et celle de Saint-Antoine en Provence, datée de la transition Allerød-Dryas récent (13 200 – 12 700 cal. BP environ). Il ne tranche pas, dans son étude, entre deux hypothèses envisageables pour expliquer cette variabilité, chronologique ou régionale. Par la suite, la même opposition a pu être retrouvée dans des assemblages provenant d’autres régions et appartenant à ces deux périodes (Tomasso 2014b). Des sites provençaux (couche 1 de la grotte des Enfants ou couche A du Riparo Mochi par exemple) et toscans (Monte Frignone II US5), chronologiquement proches des séries nord-orientales (Allerød) étudiées par C. Montoya, livrent des pointes analogues à celles identifiées dans ces dernières. En revanche, les pointes d’un autre site de Toscane (Isola Santa, couche 5), plus récent et contemporain de Saint-Antoine (transition Allerød-Dryas récent), sont comparables à celles de ce site provençal. Ces nouvelles données infirment donc sans équivoque l’hypothèse géographique tout en confortant l’explication chronologique : le changement de technique de retouche des armatures est associé au passage Allerød-Dryas récent qui est marqué par d’autres changements importants dans les systèmes de production lithique (Tomasso 2016).
32Un dernier exemple est fourni par la répartition des trapèzes dans les industries de la fin du Tardiglaciaire. En effet, plusieurs études avaient relevé la généralisation de ce type d’armatures dans plusieurs régions de l’Europe au cours du Dryas récent (Ferrari et Peresani 2002 ; Dalmeri et al. 2004 ; Naudinot 2010). L’apparente absence de telles armatures en Toscane et dans le sud-est de la France (une seule occurrence possible aux Arene Candide à Finale Ligure en Ligurie) aurait pu signaler une différence à valeur géographique. Un examen récent des données radiométriques a permis de démontrer que cette absence était corrélée à une lacune documentaire sur la période du Dryas récent pour ces deux régions (Naudinot et al. 2014). Ce constat renforce donc l’hypothèse que la généralisation des trapèzes dans les armements du Dryas récent est un marqueur chronologique et non géographique, au moins au sein de l’Épigravettien.
33En dehors de ces exemples pris dans le domaine des armatures de chasse, la séquence de la grotta Continenza dans les Abruzzes, plus proche du contexte qui nous intéresse, apporte un argument supplémentaire en faveur d’une relative unité de l’Épigravettien. Cette séquence documente en effet une évolution parfaitement analogue à celle rencontrée plus au nord, en particulier pour la transition Pléistocène/Holocène. Dans les niveaux 31-34 du site, datés autour de 12 500 – 10 500 cal. BP, M. Serradimigni (2013) relève de nombreux changements techniques reconnus aussi dans des industries rapportées à l’Épigravettien terminal dans le sud-est de la France comme dans le nord-est de l’Italie (Binder 1980 ; Broglio et Improta 1995 ; Cusinato et al. 2004 ; Tomasso et al. 2014) : développement des géométriques (surtout segments), utilisation de la technique de fracturation par microburin, outillages aménagés sur éclats et mise en place de schémas opératoires de débitage associant la production d’éclats plus ou moins allongés (supports d’outils) à celle de lamelles très hétérogènes (supports d’armatures). Comme dans les industries équivalentes du nord, cette étape est associée à une modification notable des stratégies d’approvisionnement en matières premières lithiques.
34Ainsi, les analyses technologiques, en offrant la possibilité de mieux hiérarchiser les degrés de variabilité amènent à rediscuter le vieux paradigme de la régionalisation de l’Épigravettien. Pourtant, il ne s’agit pas de passer d’un extrême à l’autre et d’opposer à un excès de régionalisme une vision trop simpliste niant toute variabilité géographique des traditions techniques. C. Montoya, par exemple, a mis en évidence sur le site des Vaugreniers (Var, France) des schémas opératoires de débitage de lamelles torses, actuellement inédits dans l’Épigravettien italien mais trouvant des correspondances dans le Magdalénien inférieur (Le Brun-Ricalens et Brou 2003 ; Langlais 2004 ; Langlais et al. 2005 ; Langlais 2007 ; Montoya et al. 2014). M. Peresani, de son côté, a récemment rappelé l’existence apparente d’originalités propres à l’Épigravettien récent des Marches ou un débitage laminaire régulier pourrait perdurer dans le Dryas récent, alors que les industries du Nord voient (presque) disparaître ce type de support (Broglio et al. 2005 ; Esu et al. 2006). Il existe bel et bien une variabilité, mais seule une approche techno-économique appuyée sur une réévaluation critique des contextes et des données anciennes peut permettre de mieux l’apprécier et d’en saisir les causes et les implications.
3. Conclusion
35La connaissance de l’Épigravettien est en pleine recomposition. Les décalages documentaires sont importants entre les différentes régions et contribuent à obscurcir une lecture macro-régionale qui reste donc un exercice périlleux.
36Dans ce contexte, l’étude du site de Campo delle Piane présente un intérêt majeur, et ce, à plus d’un titre. C’est d’abord le gisement éponyme du Bertonien de A.M. Radmilli : il a participé à la controverse sur l’existence et sur la signification de ce terme. Le réexamen des données permettra de nourrir la discussion et apportera des éléments nouveaux pour appréhender la variabilité de l’Épigravettien. Plus largement, ce site vient enrichir un corpus de données encore indigent si l’on considère les approches modernes. Il contribue à combler une double lacune documentaire : chronologique puisqu’il documente la période la plus mal connue de l’Épigravettien, à la charnière entre Pléniglaciaire et Tardiglaciaire, et géographique puisqu’il est localisé en Italie centrale où les études technologiques sont encore rares.
Notes de bas de page
1 « Research on the Italian Epigravettian has traditionally focused on the chronotypological classification of sites ; environmental data have played no more than a confirmatory role, while problems such as seasonality, site function, or specialized activities, have usually been ignored. » (Bietti 1990, p. 136).
2 Soulignons que les mêmes armatures, malgré des différences morpho-typologiques, se retrouvent au même moment dans des assemblages magdaléniens (e.g. Langlais 2007).
Auteur
UMR « Cultures et environnements, Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge », Nice
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