Informer et protéger : l’agent général de la Marine et du Commerce de France à Madrid et les marchands français de Cadix (1748-1784)
Texte intégral
1Le 5 novembre 1779, Pierre Lenormand, négociant français à Cadix, écrivait à Édouard Boyetet, agent général de la Marine et du Commerce de France à Madrid :
Monsieur, permettez-moi je vous prie de vous présenter mes remerciements pour toutes les honnêtetés et les témoignages de bienveillance dont vous avez bien voulu m’honorer à mon passage par Madrid. Je souhaiterais être à portée et avoir des occasions de pouvoir manifester les sentiments de ma reconnaissance et du respect que je vous porte1.
2Le négociant gaditan évoquait ici les nombreux services dont il avait pu bénéficier de la part de son correspondant et sur lesquels nous souhaitons revenir dans la présente analyse, afin de poser la question plus générale des fonctions que remplissait l’agent général de la Marine auprès des marchands français présents dans la Péninsule et du rôle qu’il a joué dans le maintien, au cours du XVIIIe siècle, de la « si douce domination » que ces derniers continuèrent d’exercer sur les milieux d’affaires espagnols2.
3Poste créé en 1702, le chargé d’affaires de la Marine et du Commerce de France à Madrid protégeait les intérêts des marchands français établis en Espagne. L’enjeu était de taille : Cadix était une place marchande majeure en Europe. Antonio García Baquero en fait le « trait d’union entre l’Europe commerciale et maritime et l’immense continent américain »3. Premier port de l’Atlantique pour les Indes occidentales, Cadix détenait depuis 1679 le monopole du commerce des Indes. Elle était la porte d’entrée de la Carrera de Indias en Europe4. De surcroît, cette place de commerce était la première destination des marchands français établis en Espagne. La colonie française de Cadix était la plus nombreuse parmi les communautés marchandes étrangères de la ville. Les travaux de Didier Ozanam, Antonio García Baquero, Pedro Collado Villalta et Manuel Bustos Rodriguez ont permis d’approcher le poids économique ainsi que les pratiques de ce groupe5.
4Entre 1748 et 1784, la fonction d’agent général fut occupée par trois titulaires différents : Jean-Baptiste Martin Partyet, en poste de 1748 à 17586, l’abbé Augustin Beliardi de 1758 à 17717 et Édouard Boyetet de 1772 à 17848. Leur action doit être étudiée à l’aune du contexte tendu des relations commerciales franco espagnoles dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. De nombreuses études ont mis en évidence la politique espagnole de remise en cause des privilèges des marchands français après le revers de la guerre de Sept Ans. Dans un ouvrage de 1915, Louis Blart va jusqu’à parler de « guerre économique » entre les deux pays9. L’Espagne souhaitait ainsi redevenir une grande puissance en s’affirmant face à son allié français. Néanmoins, en dépit des remises en cause, les positions commerciales des Français se sont relativement bien maintenues. La colonie marchande semble avoir conservé une place de choix dans le port andalou. Dans la décennie 1780, les exportations françaises de Cadix ne cessèrent d’augmenter. Le consul de France indiquait pour l’année 1784 qu’elles étaient supérieures de 7 410 027 livres tournois à ce qu’elles étaient en 177710 et différents travaux ont souligné la résistance des intérêts français en Espagne11.
5Ce constat amène à s’interroger sur l’efficacité du réseau de protection consulaire dont l’agent général coordonnait l’action. Il s’agira alors d’analyser le rôle et l’utilité de l’agent général de la Marine et du Commerce de France à Madrid dans la dynamique commerciale française à Cadix, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Son action visait à protéger les marchands français contre les vexations et les remises en cause des privilèges dont ils bénéficiaient. Dans quelle mesure cet agent, sans équivalent chez les autres nations étrangères, contribua-t-il à réduire l’incertitude marchande et à sécuriser les transactions commerciales des Français à une époque où leurs positions étaient menacées ? La documentation disponible pour répondre à ce questionnement est abondante et variée. Si la correspondance consulaire ministérielle de Cadix et Madrid constitue une source de première importance, elle n’en demeure pas moins insuffisante. Il convient de la compléter avec la correspondance reçue par l’agent général. Cette source représente en effet un apport essentiel pour analyser les interactions entre le chargé d’affaires de la Marine et du Commerce et les négociants12.
6Nous analyserons dans un premier temps les agents généraux comme informateurs des marchands français. La qualité de l’information transmise étant essentielle à la bonne marche des affaires, ces agents mettaient leur réseau d’information au service de leurs compatriotes. En second lieu, ils étaient des protecteurs des marchands qu’ils soutenaient dans certaines démarches commerciales. Les contacts qu’ils avaient établis au sein de l’administration et du gouvernement espagnols facilitaient leur mission. Enfin nous nous interrogerons sur les destinataires réels de leur action. Les agents généraux semblaient privilégier l’élite des marchands avec qui ils avaient noué des liens plus étroits.
Faire don de l’information
7L’agent général de la Marine et du Commerce de France à Madrid était un informateur privilégié des marchands français établis dans la Péninsule et dans certaines places de commerce en France. Il jouissait d’une position stratégique qui en faisait la clef de voûte d’un réseau d’information marchande. Les informations transmises étaient de deux types.
8En premier lieu, elles comportaient un important volet administratif. L’agent général assurait la publicité des décisions émanant de l’administration espagnole auprès de ses nationaux. Cette mission revêtait une importance d’autant plus grande que les marchands devaient constamment s’adapter à l’instabilité du cadre juridique encadrant leurs activités : pour ce faire, il fallait être rapidement informé de l’existence de nouveaux décrets, lois ou règlements. En juillet 1778, Édouard Boyetet s’entretint avec le ministre des Finances Múzquiz et son premier commis à la demande de marchands français :
C’est d’après les assurances positives que me donnèrent le ministre des Finances et son premier commis que le nouveau règlement sur les étoffes de soie n’avait aucun rapport à celles de Lyon, et que les bruits qui s’étaient répandus n’avaient aucun fondement, que je rassurai les commerçants qui m’avaient fait part de leurs craintes13.
9Le règlement du 8 mars 1778 prévoyant de prohiber l’introduction et la vente de certaines étoffes de soie en Espagne comportait de nombreuses zones d’ombre et suscitait l’inquiétude des négociants de Cadix. Cependant, suite à sa rencontre avec le ministre espagnol, l’agent général leur apporta des compléments d’informations sur le contenu, l’application et l’interprétation du règlement. Cette information administrative était également relative aux procédures judiciaires des marchands qui se traitaient devant les tribunaux madrilènes. Les agents généraux informaient ces marchands de l’évolution des affaires qui les concernaient. En juin 1757, Partyet transmit à la nation française de Cadix des nouvelles au sujet de la procédure en cours à Madrid pour le navire de la Compagnie française des Indes Le Duc de Penthièvre, pris en course par les Anglais le 26 décembre 1756 au large de La Corogne14. L’agent général pensait que cette affaire devrait vite se décider, à la faveur des Français.
10En second lieu, l’information communiquée aux marchands comportait un volet maritime. L’abbé Beliardi transmettait fréquemment aux négociants des grandes places de commerce françaises des états des navires entrés et sortis du port de Cadix. Ces documents se présentaient sous la forme d’une liste énumérant le nom des bâtiments, des capitaines, des provenances, destinations et parfois des cargaisons de bateaux entrant et sortant du port andalou. Cette information, recueillie auprès du consul de France à Cadix, était souvent transmise par l’agent général aux Chambres de Commerce de Marseille, Bordeaux et Bayonne. En outre, ce même agent faisait redescendre de l’information auprès des marchands gaditans sur la base des renseignements que lui transmettait son ministre de tutelle. Cette demande d’information maritime des négociants de Cadix auprès de l’agent général prit une importance particulière pendant la guerre d’Indépendance américaine. Les indications relatives à l’évolution de la guerre sur mer devaient aider le correspondant à prévoir l’évolution des marchés, à envisager une expédition, ou au contraire à la suspendre. Elles visaient à anticiper le dénouement du conflit et une éventuelle reprise commerciale. Ainsi, le 11 septembre 1779, le sieur Drouilhet exprima à Boyetet son impatience d’obtenir des nouvelles de la Manche : « Il y a bien des jours que nous attendons vos lettres avec impatience, dans l’idée qu’elles nous annonceront quelque chose d’essentiel du côté de la Manche »15.
11Pour diffuser cette information, l’agent général se devait d’être en contact avec les milieux d’affaires français établis dans la Péninsule et en France. Pour ce faire, il existait des connexions directes et indirectes entre cet agent et les marchands. Premièrement, le chargé d’affaires de la Marine et du Commerce avait noué des liens personnels directs avec certains négociants. Il entretenait des correspondances particulières avec des marchands qui n’hésitaient pas à le solliciter. Par exemple, les archives diplomatiques de Nantes conservent une partie de la correspondance échangée entre l’abbé Beliardi et les sieurs Magon et Lefer de Cadix entre février et novembre 1761. Ces derniers s’informaient de l’évolution de leurs affaires dans les bureaux et tribunaux madrilènes16.
12Cependant, le plus souvent, les contacts entre l’agent et les marchands se nouaient via des intermédiaires locaux. Le chargé d’affaires se devait d’avoir des relais dans les principaux ports de la Péninsule ainsi que dans les grandes places de commerce françaises. Ces relais locaux étaient de trois types : les consuls, les corps de nation et les Chambres de Commerce. Tout d’abord, l’agent général s’appuyait sur le réseau consulaire français en Espagne dont il coordonnait l’action et centralisait l’information. Il se tenait en relations constantes avec les consuls français établis dans les différents postes : en premier lieu Cadix, poste le plus important, puis Alicante, Barcelone, les Canaries, Carthagène, La Corogne, Gijón, Majorque et Malaga. Au contact des réalités du terrain, les consuls étaient à même de transmettre aux marchands les informations relayées par l’agent général. Ainsi, en juin 1757, Partyet écrivit au consul de France à Cadix Desvarennes qu’il avait peu d’espoir au sujet de l’admission dans les ports d’Espagne des prises faites par les corsaires français17. De même, le 9 juin 1757, Partyet ajoutait que l’ambassadeur envisageait de faire une représentation au sujet des difficultés éprouvées par les acheteurs des prises françaises dans les ports espagnols18. Enfin, le 12 juillet 1757, Partyet informait Desvarennes du refus de la cour d’Espagne de laisser la vente des prises aux consuls19. À chaque fois, le consul de France à Cadix transmettait ces informations aux négociants français de sa place.
13Outre les consuls, l’agent général entretenait des liens avec les corps de nation qui regroupaient localement les principaux négociants d’un port espagnol. Comme l’a précisé Didier Ozanam à propos de Cadix, il s’agissait d’ « une sorte d’association ou de chambre représentant les intérêts du commerce national » dans le port andalou. Les chefs des principales maisons de commerce en faisaient partie. Chaque année, ce corps désignait en son sein deux députés qui étaient des interlocuteurs directs de l’agent général20.
14Enfin, l’information transmise aux marchands franchissait les frontières de la Péninsule. Les agents généraux étaient en relation avec les Chambres de Commerce des grandes places de négoce françaises. Les archives diplomatiques de Nantes conservent des fragments des lettres écrites des Chambres de Commerce de Bayonne, Bordeaux et Marseille à l’agent général à Madrid. Ce dernier les tenait informées de l’évolution de certaines affaires impliquant les intérêts du négoce local en Espagne. Le cycle de l’information était le suivant : il partait des consuls, puis passait par l’agent général et aboutissait aux représentants du commerce de Marseille, Bordeaux ou Bayonne. Par exemple, le 4 août 1749, Jean-Baptiste Partyet écrivit aux directeurs de la Chambre de Commerce de Guyenne : « Je crois devoir vous informer de ce qui vient de se passer à Cadix à l’égard d’une partie de cacao qui a été présentée à la douane et qu’on prétend être de la Martinique.21 » Il poursuivait en évoquant des difficultés suscitées par des douaniers de Cadix pour faire entrer du cacao de Martinique. La Chambre de Commerce relaya immédiatement cette information auprès de ses négociants. Ainsi, le chargé d’affaires était un important pourvoyeur d’informations vis-à-vis de ses ressortissants. Il mettait son réseau au service des marchands français. Son action l’amenait à centraliser et redistribuer une partie de l’information collectée selon deux circuits différents : un flux ascendant, qui partait du consul de France à Cadix, passait par l’agent général et aboutissait aux négociants des grandes places de commerce françaises. Et un flux descendant du secrétariat d’État de la Marine jusqu’aux négociants du port andalou. Cette information commerciale permettait à ces derniers de s’adapter, d’anticiper et d’optimiser leur prise de décision. Elle visait à réduire leurs incertitudes dans une période de remise en cause de leurs positions.
Un protecteur efficace des marchands français
15Au-delà de la transmission d’information, l’agent général de la Marine et du Commerce de France à Madrid apparaît comme un protecteur des marchands français, en faveur desquels il assurait plusieurs types de démarches. La correspondance consulaire de Madrid permet d’approcher les objectifs de cette protection, les moyens d’action dont disposait le chargé d’affaires ainsi que l’efficacité réelle de ses actes.
16Ses initiatives en faveur des marchands avaient deux objectifs principaux. Premièrement, elles visaient à défendre les privilèges dont ils jouissaient. Le 10 septembre 1775, Boyetet écrit à Sartine que sa place « est chargée de veiller à la défense des privilèges de la nation, et à tout ce qui peut concourir à protéger le commerce considérable que la France fait avec l’Espagne, et la multitude des Français qui y viennent pour le faire »22.
17Outre la défense des privilèges commerciaux, l’agent général était souvent sollicité dans des affaires particulières ne remettant pas en cause des intérêts collectifs. Par exemple, il intervenait fréquemment à la demande des négociants pour leur obtenir des permis d’extraction de piastres. Ainsi, le 18 juin 1760, les sieurs Casaubon et Béhic de Cadix sollicitèrent l’abbé Beliardi pour recevoir un permis d’extraction de 40 à 50 000 piastres23. De même, le 10 décembre 1779, Bertrand Douat de Bilbao fit appel à Boyetet pour une demande de passeport : « Pour n’être pas oisif pendant ce temps de guerre, je vais entreprendre un voyage dans tout le Nord. […]. Faites-moi l’amitié de m’envoyer un passeport et de m’en procurer même un de SMC »24. Enfin, de manière plus ponctuelle, les agents généraux avançaient des sommes d’argent à des armateurs ou à des marchands. Dans sa lettre à Boyetet du 19 mars 1779, le marchand Dufourcq de Bayonne évoquait « les 108 réaux que vous avez avancés au sieur Gramon de Marseille »25.
18Pour assurer une telle protection, l’agent général disposait de plusieurs moyens d’action. En premier lieu, il mettait sa compétence juridique au service des marchands français. Il était à même de guider ses compatriotes à travers la complexité des lois, traités et conventions relatifs au commerce des deux pays. Ses connaissances juridiques lui permettaient de préparer les offices que l’ambassadeur signait. Ces documents étaient des représentations que l’ambassadeur présentait aux secrétaires d’État espagnols, suite à un contentieux commercial. Ils contenaient un argumentaire juridique solide contre une atteinte particulière aux droits des Français. Par exemple, le 10 avril 1775, Boyetet écrivit à Sartine que les négociants français d’Alicante protestaient contre l’obligation qui leur était faite de payer un droit d’exportation sur le vin :
J’ai l’honneur de vous remettre ci-joint la copie de l’office que M. l’ambassadeur a passé le 3 du courant à M. le marquis de Grimaldi26 pour demander l’égalité de traitement de nos vaisseaux avec les Espagnols sur l’embarquement des vins attendu qu’on continue à percevoir sur les Français le droit de dix deniers par pot de vin, droit dont les Espagnols sont exempts. L’article II de la convention établit la légitimité de cette prétention d’une façon incontestable27.
19Le chargé d’affaires de la Marine et du Commerce Boyetet rédigea alors un office dans lequel il expliquait que ce droit de sortie était illégal en vertu de l’article II de la convention du 2 janvier 1768 qui prévoyait l’égalité de traitement avec les Espagnols.
20En second lieu, les agents généraux menaient une véritable action de lobbying auprès des autorités centrales de Madrid en faveur de leurs compatriotes. Pour ce faire, ils avaient noué des contacts au sein de l’administration et du gouvernement espagnol. Leur expérience du pays les avait amenés à fréquenter les membres des tribunaux et les commis des bureaux. Comme l’explique l’ambassadeur Ossun, Édouard Boyetet avait « l’avantage de posséder la langue du pays et d’être connu et estimé […] des principaux magistrats des tribunaux supérieurs de Madrid »28. Cependant, cette relation avec les autorités espagnoles ne se limitait pas au personnel subalterne. Elle atteignait le niveau ministériel. Par exemple, Jean-Baptiste Partyet était occasionnellement invité à la table du marquis de la Ensenada, principal ministre de Ferdinand VI. Le 24 juillet 1748, Partyet écrivit à Maurepas qu’il profitait de ces occasions pour plaider la cause des marchands français29. De même, Édouard Boyetet avait noué une relation étroite avec José de Gálvez qui devint ministre des Indes en 1776. Il s’entretenait directement et régulièrement avec ce dernier. L’agent général se disait même « lié intimement » avec le ministre30.
21Ainsi, l’efficacité de ces chargés d’affaires dépendait de leur capacité à se concilier les bonnes grâces des autorités espagnoles31. Ils veillaient donc à entretenir la qualité de leurs relations. Pour ce faire, ils remettaient des présents aux membres les plus influents de l’administration au moment des fêtes de fin d’année. Cette dépense représentait des sommes importantes. En 1779, la note de cette dépense s’éleva à 8 250 livres tournois, soit environ un tiers des appointements annuels de la place32.
22Si les agents généraux disposaient de nombreux moyens d’action, il convient néanmoins de s’interroger sur l’efficacité réelle de leur protection. En effet, leur lobbying auprès des autorités espagnoles avait des résultats parfois mitigés. Leur action apparaît alors comme un miroir des limites de l’alliance franco-espagnole dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Par exemple, le 11 mai 1770, le consul de Cadix Puyabry annonçait qu’il avait écrit à Beliardi au sujet d’une sentence rendue par le Conseil des Finances à Madrid33. Elle confirmait la saisie de l’argent des capitaines Auger et Jauffret par les gardes de la douane de Séville, et les condamnait à la saisie de leurs navires et cargaisons. En dépit du travail de Beliardi, la démarche ne semble pas avoir abouti.
23De surcroît, la protection des agents généraux envers les marchands français n’était pas systématique. S’ils défendaient les intérêts de leurs nationaux, leur action visait aussi à établir une coopération économique équitable entre les deux pays. Ils refusaient ainsi de couvrir les opérations de contrebande. Par exemple, en novembre 1750, Partyet fit savoir au consul de France à Cadix Desvarennes qu’il refuserait d’intervenir dans des affaires « qui ne seraient pas totalement exemptes de soupçon de contrebande »34. Le discours des agents généraux pouvait même prendre la forme de suggestions, voire de rappels à l’ordre adressés à un compatriote. Le plus souvent, ils conseillaient aux négociants et armateurs de se mettre en règle pour ne pas donner prise aux vexations des autorités locales. Ils voulaient ainsi éviter que la conduite de certains nuisît à l’ensemble des Français.
24Enfin, les agents généraux n’étaient pas systématiquement sollicités pour les affaires impliquant leurs nationaux. Le 19 décembre 1764, le marquis d’Ossun, ambassadeur de France à Madrid, dressait le constat suivant :
J’ai eu lieu d’être surpris que la correspondance des consuls de France résidents dans ce royaume avec nos ministres soit continuellement remplie de plaintes et de griefs relatifs à notre commerce, tandis qu’ils obmettent d’en informer l’agent général et l’ambassadeur de leur nation employés auprès de Sa Majesté Catholique et chargés de prévenir les vexations, de faire rendre justice, et de protéger en général et en particulier tout le commerce des Français35.
25À plusieurs reprises, les consuls omirent d’informer le chargé d’affaires maritime et commercial des plaintes formulées par la nation française de Cadix. De ce fait, ils court-circuitaient la protection de cet agent.
26Les chargés d’affaires de la Marine et du Commerce apparaissent donc comme des protecteurs relativement efficaces des marchands français, qui se heurtaient aux remises en cause de leurs positions commerciales. Cependant, tous les marchands n’étaient pas également bénéficiaires des services de cet agent. Son action semble privilégier une catégorie particulière : l’élite négociante.
L’élite en priorité ou les destinataires réels de l’action consulaire
27Les agents généraux entretenaient avec certains négociants des liens plus personnels, noués dans le cadre d’une sociabilité locale. Ceci est particulièrement prégnant chez Jean-Baptiste Partyet et Édouard Boyetet. En effet, avant d’être nommés à Madrid, ces derniers avaient eu une longue expérience de l’Espagne. Ils étaient établis dans le pays depuis près de trente ans. Leurs fonctions les avaient amenés à côtoyer de grands négociants. Jean-Baptiste Partyet arriva à Cadix dès 1720 où son père exerçait la fonction de consul. Il remplaça son père de juin 1727 à 1729. Il devint consul à Cadix par provisions du 8 octobre 1729, et resta en poste jusqu’à sa nomination à Madrid en 174836. L’exemple d’Édouard Boyetet apparaît encore plus emblématique des liens entre l’élite négociante et l’agent général. En effet, avant d’embrasser la carrière consulaire, Boyetet fut lui-même négociant à Cadix. Il était apparenté à l’une des plus grandes et des plus anciennes familles de négociants français de Cadix : les Masson37. Son parrain et grand-père, Antoine Masson, avait implanté la maison de négoce dans le port andalou38. Boyetet s’installa en Espagne dès la fin des années 1730 et fut l’un des principaux associés de la maison de ses oncles39. Il y est mentionné comme négociant en 1745. Cette expérience lui permit de nouer des contacts étroits avec les grands négociants français de Cadix. Il fut en effet élu député de la nation française en février 1748, en même temps qu’un Le Couteulx40.
28Ces liens personnels anciens avec l’élite négociante gaditane furent réactivés au moment de l’accession au poste d’agent général. Comme l’a montré Arnaud Bartolomei41, la correspondance privée passive de Boyetet met en évidence l’intimité qui existait entre l’agent et ces marchands42. Par exemple, le 7 juillet 1779, le sieur Béhic commença son courrier de la sorte : « Il y a bien longtemps, Monsieur, que je n’ai pas eu la satisfaction de m’entretenir avec vous ». De même, le 24 mars 1779, Payan faisait appel aux services de Boyetet en implorant son « amitié »43. Le 27 octobre 1779, le marchand bayonnais Moracin de Benac en appelait aux relations anciennes de Boyetet avec sa famille : « Permettez-moi de vous rappeler aujourd’hui toutes ces époques flatteuses pour nous, et de vous engager à accueillir un frère aîné à moi qui passera […] avant peu à Madrid »44. Ainsi, Boyetet et ces marchands appartenaient au même milieu social, partageaient les mêmes valeurs et entretenaient des relations cordiales fondées sur le respect, l’estime et la réciprocité. Il jouissait de la confiance des grands négociants qui le considéraient comme un des leurs.
29De ce fait, l’agent général portait un intérêt particulier aux affaires de cette élite marchande. Ses interventions profitaient plus précisément aux grands négociants français de Cadix impliqués dans le trafic de la Carrera de Indias. Cette branche de commerce étant la plus lucrative, le chargé d’affaires y prêtait la plus grande attention. Le mémoire de Boyetet du 10 septembre 1775 explique que les petits marchands détaillants ne pouvaient pas jouir des privilèges des grands négociants car « leur état les soumet immédiatement à la justice ordinaire »45. Le chargé d’affaires redoutait que les autorités espagnoles pussent tirer prétexte de requêtes abusives de ces détaillants pour porter préjudice à l’ensemble des marchands français.
30Au contraire, Boyetet souhaitait concentrer ses démarches sur l’enjeu qui était essentiel à ses yeux : la dimension globale et mondiale du commerce français en Espagne. L’action de l’agent général consolidait ainsi la hiérarchie existante dans le monde du négoce. L’étude des offices rédigés pendant l’année 1777 et adressés au Secretario de Estado Floridablanca témoigne de l’importance accordée aux grands négociants gaditans46. Les deux tiers des représentations relatives à la communauté marchande française de Cadix traitaient des grandes maisons. De surcroît, en mars 1776, Boyetet rédigea un mémoire de cinquante-deux folios dans lequel il consacrait trois chapitres sur onze à la Carrera de Indias47. Il mit enfin un soin particulier à dénoncer les visites des maisons françaises par l’Inquisition, car ces perquisitions touchaient en priorité l’élite de la colonie marchande. L’agent acheva en mai 1777 un mémoire de soixante-deux folios intitulé « au sujet de la liberté de conscience que les Français peuvent justement réclamer en Espagne »48. La longueur et la précision du mémoire témoignent de la gravité de ces affaires et du tort qu’elles causaient aux marchands. En effet, le moindre bruit portant sur un établissement pouvait écorner la confiance et le crédit à son égard. Le monde des affaires étant très sensible à la rumeur, il convenait de ne pas attirer le soupçon.
Conclusion
31L’étude de l’agent général de la Marine et du Commerce de France à Madrid met en évidence son rôle et l’utilité de son action dans la dynamique commerciale française en Espagne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Qu’il soit pourvoyeur d’informations vis-à-vis de ses compatriotes ou lobbyiste face aux autorités locales, ses modalités d’intervention dans la réduction de l’incertitude marchande étaient multiples. Si ses démarches n’eurent pas toujours les effets escomptés, elles permirent souvent d’optimiser les transactions commerciales des Français. Cette fonction constitue aussi un observatoire privilégié des ambivalences de l’alliance franco-espagnole au XVIIIe siècle. Dans un contexte délicat, le travail des agents généraux oscilla continuellement entre deux exigences : défendre le négoce français et maintenir la cohésion franco-espagnole.
32En dépit de ces handicaps, les négociants français de Cadix et l’agent général de Madrid sont parvenus à maintenir une position commerciale avantageuse : elle demeurait sans égale dans la Péninsule. La protection institutionnelle a permis de résister aux remises en cause de la période ilustrada. Les agents généraux restaient vigilants à l’égard de la mise en œuvre d’une politique qu’ils jugeaient hostile aux intérêts du négoce français. Ils retardaient son application en protestant à la Cour de Madrid. S’ils ne purent jamais obtenir l’abrogation des mesures, leurs vives protestations en limitèrent les effets. Comme l’a précisé Michel Zylberberg, « à la veille de la Guerre d’Indépendance américaine, l’emprise économique française semble avoir de beaux jours devant elle49 ».
Notes de bas de page
1 Archivo Histórico Nacional (AHN), Estado, leg. 4008, lettre de Lenormand à Boyetet, Cadix, 5 novembre 1779.
2 Zylberberg 1993.
3 García Baquero – Collado Villalta 1990, p. 173.
4 La « Carrera de Indias » ou « Route des Indes » est le nom donné aux routes du commerce colonial qui reliaient l’Espagne à ses colonies américaines.
5 Ozanam 1968, p. 259-348 ; Collado Villalta 1981, p. 51-73 ; García Baquero – Collado Villalta 1990, p. 173-195 ; Bustos Rodríguez 1995.
6 Mézin 1997, p. 477-478.
7 Mézin 1997, p. 134-135.
8 Mézin 1997, p. 162.
9 Blart 1915, p. 45 ; Rambert 1959, p. 269-288 ; Stein 1989, p. 219-280 ; Hermann 2004, p. 27-40 ; Zylberberg 1993 ; Le Gouic 2005, p. 71-104 ; Recio Morales 2012, p. 67-94.
10 Archives Nationales (AN), AE/B/III/349, État du commerce de Cadix, 1785.
11 Zylberberg 1993 ; Bartolomei 2007 ; Le Gouic 2011.
12 La correspondance consulaire ministérielle de Cadix et de Madrid est conservée aux Archives nationales dans les sous-séries AE/B/I et MAR/B/7. La correspondance reçue des agents généraux est conservée aux archives diplomatiques de Nantes, ainsi qu’à l’Archivo Histórico Nacional à Madrid.
13 AN, AE/B/I/794, fol. 184, lettre de Boyetet à Sartine, 3 août 1778.
14 AN, AE/B/I/273, fol. 276-278 bis v, lettre de Desvarennes à Moras, Cadix, 8 juin 1757.
15 AHN, Estado, 4008, lettre de Drouilhet à Boyetet, Madrid, 11 septembre 1779.
16 Archives du Ministère des Affaires Étrangères Nantes (AMAE Nantes), Madrid, série A, 142, correspondance échangée entre l’abbé Beliardi et les sieurs Magon et Lefer, février-novembre 1761.
17 AN, AE/B/I/273, fol. 276-278 bis v, lettre de Desvarennes à Moras, Cadix, 8 juin 1757.
18 AN, AE/B/I/273, fol. 280-283v, lettre de Desvarennes à Moras, Cadix, 15 juin 1757.
19 AN, AE/B/I/273, fol. 290-295v, lettre de Desvarennes à Moras, Cadix, 13 juillet 1757.
20 Ozanam 1968, p. 260 ; Le Gouic 2013, p. 97-127.
21 AMAE Nantes, Madrid, série A, 107, minute de la lettre de Jean-Baptiste Partyet aux directeurs de la Chambre de Commerce de Guyenne, Madrid, 4 août 1749.
22 AN, AE/B/I/792, fol. 215, lettre de Boyetet à Sartine, 10 septembre 1775.
23 AMAE Nantes, Madrid, série A, 138, lettre de Casaubon et Béhic à Beliardi, Cadix, 18 juin 1760.
24 AHN, Estado, 4008, lettre de Bertrand Douat à Boyetet, Bilbao, 10 décembre 1779.
25 AHN, Estado, 4008, lettre de Dufourcq à Boyetet, Bayonne, 19 mars 1779.
26 Il occupa la charge de Secretario de Estado de 1763 à 1776.
27 AN, AE/B/I/792, fol. 124, lettre de Boyetet à Sartine, 10 avril 1775.
28 AN, AE/B/I/792, fol. 20, lettre du marquis d’Ossun à Bourgeois de Boynes, 17 février 1772.
29 AN, MAR/B/7/363, lettre de Partyet à Maurepas, Madrid, 24 juillet 1748.
30 AN, AE/B/I/793, fol. 27, lettre de Boyetet à Sartine, 1er février 1776 ; José de Gálvez était francophile. Il épousa en seconde noce une Française, Lucie Romet de Pichelin. L’historien Herbert Ingram Priestley dit que ce mariage l’introduisit dans les « coteries » françaises de Madrid. De surcroît, il exerçait à Madrid depuis 1747 les fonctions d’avocat de la nation française. Voir Priestley 1916.
31 AN, AE/B/I/792, fol. 214, lettre de Boyetet à Sartine, 10 septembre 1775.
32 AN, AE/B/III/16, fol. 86, travail du roi, 18 décembre 1780.
33 AN, AE/B/I/279, fol. 116-117, lettre de Puyabry à Praslin, 11 mai 1770.
34 AN, AE/B/I/267, fol. 255-258v, lettre de Desvarennes à Rouillé, Cadix, 29 novembre 1750.
35 AMAE Nantes, Madrid, série A, 150, lettre du marquis d’Ossun aux consuls de France résidents en Espagne, Madrid, 19 décembre 1764.
36 Mézin 1997, p. 478.
37 Dans son article sur la colonie marchande française de Cadix, Didier Ozanam répartit ces maisons de négoce gaditanes en quatre classes suivant leurs facultés et leur importance. Il place les Masson dans la première catégorie. Voir Ozanam 1968, p. 272.
38 Mézin – Pérotin – Dumon 2016, p. 1455 et 1670.
39 AN, AE/B/I/792, fol. 20, lettre du marquis d’Ossun à Bourgeois de Boynes, 17 février 1772.
40 AN, AE/B/I/265, lettre de Partyet à Maurepas, 12 février 1748.
41 Bartolomei 2011b, p. 128-129.
42 AHN, Estado, leg. 4008, correspondance privée passive d’Édouard Boyetet, 1778 et 1779.
43 AHN, Estado, leg. 4008, lettre de Payan à Boyetet, 24 mars 1779.
44 AHN, Estado, 4008, lettre de Moracin de Benac à Boyetet, Bayonne, 27 octobre 1779.
45 AN, AE/B/I/792, fol. 232, mémoire joint à la lettre de Boyetet à Sartine, 10 septembre 1775.
46 Archivo General de Simancas, Estado, leg. 4613, oficios de la embajada de Francia, 1777.
47 AN, AE/B/III/343, mémoire joint à la lettre de Boyetet à Sartine, 2 mars 1776.
48 AN, AE/B/I/793, fol. 338, mémoire joint à la lettre de Boyetet à Sartine, 31 mai 1777.
49 Zylberberg 1993, p. 84.
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lloret_vinvou@yahoo.fr
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