Surveiller et réunir. Consuls génois et consuls anglais en Méditerranée au XVIIIe siècle : deux modèles en regard
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1Mettant un terme à la guerre de succession d’Espagne, les traités d’Utrecht et de Rastatt (1713-1714) coïncident avec un moment crucial tant de l’histoire de la présence anglaise en Méditerranée, que du renforcement de la centralité de Gênes dans le commerce en mer Thyrrénienne. Pour ces deux États et les acteurs de leur politique économique, il s’agit en quelque sorte d’un moment charnière : il vient s’ajouter à l’introduction de nouvelles et importantes variantes systémiques au sein du réseau d’échanges et d’intérêts jusqu’alors établi. En ce qui concerne l’Angleterre, les traités lui attribuèrent la possession irrévocable des bases navales de Gibraltar et Minorque : c’est ainsi que se trouvait rempli le souhait, que Guillaume III avait formulé au temps des négociations avec Louis XIV (1699), d’obtenir le contrôle de bases portuaires entre l’Afrique et l’Espagne, dans le but de préserver le commerce anglo-hollandais dans ces régions1. Ces nouvelles acquisitions sont autant de conquêtes décisives du point de vue stratégique : elles permettent de défendre et d’alimenter l’acheminent des marchandises vers le bassin méditerranéen, qui reste l’un des nœuds centraux du commerce maritime anglais. Bien que l’historiographie anglo-saxonne semble vouloir se concentrer davantage sur le versant atlantique, on sait qu’encore au XVIIIe siècle la Méditerranée représentait, pour les échanges commerciaux britanniques, « une valeur égale à celles de l’Inde et de l’Amérique du Nord réunies »2. Si l’on en croit J. R. Jones, qui situe à Utrecht l’essor de la transformation de la Grande-Bretagne en toute première puissance globale, alors il nous faut admettre que cette transformation y reçut une empreinte méditerranéenne bien marquée3.
2Venons à la République de Gênes, où l’affaire du marquisat de Finale se trouve résolue en 1713. Situé le long de la côte ouest de la Ligurie, à quelques kilomètres de Savone, ce marquisat avait, depuis 1571 jusqu’au déclenchement de la guerre de succession d’Espagne, fait fonction « d’avant-poste de l’empire habsbourgeois en Ligurie, et de puerta a la mar du Duché de Milan »4. Pendant l’occupation espagnole, la République de Gênes avait constamment regardé le marquisat d’un œil inquiet : position-clef de par sa centralité géographique, il représentait aussi bien une menace potentielle (bien que jamais réalisée) pour la primauté du port de Gênes, qu’un point de repère des contrebandiers agissant au préjudice des gabelles recouvrées par la banque de Saint Georges5. Le rattachement de cette plaque tournante à la République a pour conséquence l’ouverture de nouvelles voies de commerce en mer et vers l’arrière-pays ; il amène, par ailleurs, et enfin, l’unité tant attendue de la Riviera sous l’égide génoise.
3Ce contexte de changement, commun à la petite république italienne et à la grande puissance européenne, permet d’étudier le rôle des consuls au cœur des transformations économiques alors en cours. En tant que figures partagées entre service public et intérêts des particuliers, ils se voient mêlés au rapport dialectique et dynamique établi par les marchands avec les États dans lesquels ils s’établissent de manière temporaire ou permanente, guidés à la fois par les desseins expansionnistes de leur nation et leur trajectoire personnelle. Trois acteurs évoluent sur cette scène : l’État d’origine, son consul et la communauté marchande qu’il représente ; et leurs trois angles de vue nous suggèrent autant de niveaux d’analyse. En premier lieu, les tâches que les gouvernements centraux confient aux consuls nous livrent des traces, parfois implicites, de leur orientation économique. Deuxièmement, la manière dont les consuls proposent et soutiennent les instances de leur nation, les relations qu’ils nouent avec les autorités locales, les espaces, enfin, qu’ils arrivent à occuper témoignent des moyens de persuasion dont disposent les groupes économiques et l’État qu’ils défendent. En outre, il convient de souligner les parcours gagnants que certains de ces officiers parvinrent à se frayer entre leurs propres intérêts, ceux de leurs ressortissants, et les instructions qu’ils recevaient de l’État les employant.
4Le choix d’une étude comparative, menée dans une relative unité de temps (la première moitié du XVIIIe siècle) et de lieu (l’espace maritime compris entre les côtes de la mer Tyrrhénienne et la Provence), permet de proposer deux modèles de médiation consulaire, répondant à des variables structurelles de départ : j’entends par là la proximité ou l’éloignement du gouvernement central, les différences opposant un empire en pleine croissance et lancé sur les grandes routes des échanges internationaux et une république vouée à la conservation de sa propre part de commerce en Méditerranée ; la diversité, enfin, de communautés marchandes de nature et d’ampleur variées. Bien évidemment, les cas anglais et génois sont à l’origine de modèles inévitablement dissemblables ; mais ces différences mêmes ne font qu’enrichir le tableau des fonctions remplies par les consuls dans leur rôle d’intermédiaires commerciaux.
Un système axé sur la surveillance des consuls et de leurs affaires : les consuls génois
5Au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, la République de Gênes a parsemé de centres consulaires plus ou moins conséquents les côtes méditerranéennes de France, de Sardaigne et de la péninsule italienne. D’après les données tirées du fonds « Giunta di Marina » des Archives d’État de Gênes et la liste dressée par Vito Vitale6, on en compte une vingtaine, entre Marseille à l’ouest et Palerme au sud. Amusons-nous à imaginer la mer Tyrrhénienne comme un ciel de nuit : la constellation des consulats génois y formerait idéalement une couronne autour de son astre central. Parmi ces étoiles, il en est certainement de plus lumineuses et d’autres moins brillantes : l’origine de cette hiérarchie, qui se fera plus structurée au long du siècle, est à rechercher, en premier lieu, dans la disproportion entre les échanges commerciaux des deux nations. Y contribuent également les différents degrés de surveillance (des marchands et de leurs affaires) que la République leur attribue. En outre, les compétences individuelles propres à chaque consul y ont leur part de responsabilité.
6Mais avant de pousser plus à fond l’analyse autour de la nature de ces consulats, il est utile de rappeler quelques points touchant à l’aspect institutionnel, susceptibles nous éclairer sur le fonctionnement général du système. Les documents d’archives répondent essentiellement à deux cas de figure : la nécessité, d’une part, de nouvelles élections consulaires, et le renouvellement des patentes de consuls mandatés. Ces requêtes proviennent généralement d’« en-bas ». Autour de la mer Tyrrhénienne, j’ai noté qu’une partie majeure des demandes portent la signature de patrons de bateaux fidèles au petit commerce ; ils sollicitent un soutien local face aux aléas des passages. D’habitude, ces propriétaires ont un nom à proposer, qu’ils joignent à leur requête. Ainsi de Saint-Tropez en 1738, où un groupe de capitaines, originaires pour la plupart de la Riviera de Levante et de Rapallo, recommandent un certain Luigi Rossi en tant que remplaçant de l’ancien consul Giovanni Martini, dont la mort remonte déjà à plusieurs années. Rossi, « animé par le zèle et l’immense affection voués à toute la nation génoise »7, ne les a jamais privés de son soutien. L’examen de ces demandes de création de poste ou de renouvellement de mandat incombe à la « Giunta di Marina » (littéralement, la « Junte de la Marine ») ; il lui revient de lancer les investigations nécessaires, qu’elle délègue souvent aux magistrats citadins ou à la police d’État (les « Inquisitori di Stato ») : à eux de recueillir les informations requises. Dans le cas de Rossi, par exemple, on met en demeure le gouverneur8 de Rapallo de convoquer des patrons de bâtiments à témoigner des qualités et des biens possédés par le candidat. Une fois les renseignements acquis, et si la Junte accepte de soutenir la candidature, celle-ci doit encore être approuvée par le Sénat ; de même, il appartient à ce dernier d’émettre la licence convoitée. La décision n’est pas toujours aisée, les candidatures au consulat se démultipliant dans les places commercialement les plus prestigieuses : il est alors nécessaire de procéder au vote des membres des Collèges9.
7La durée des patentes consulaires est variable : le plus grand nombre d’entre elles prévoient un mandat de cinq ans, mais l’on en trouve aussi bien de trois, voire même de dix années10 à partir du milieu du XVIIIe siècle. Le renouvellement, quant à lui, se passait sans encombre : quelques temps avant le terme de leur mandat, les consuls pouvaient envoyer une demande de confirmation aux collèges, qui la soumettait à la Junte de la Marine, dont l’avis positif précédait l’approbation du Sénat11. Les patentes libellées par la République devaient enfin être validées par l’exequatur de l’État accréditaire.
8À en croire les instructions livrées dans les patentes, les consuls répondaient au devoir d’assister, de protéger et de défendre les « sujets négociants » et « en premier chef, les patrons de vaisseaux », dans leurs affaires et « en tout ce qui pouvait leur survenir ». Ils recevaient en échange l’établissement « des droits et des bénéfices » qui leur étaient dus12. Mais quel genre de services se cachait derrière des formules aussi génériques ? De quelle façon les consuls prêtaient-ils leur aide à leurs compatriotes ? En comparaison avec les historiens pouvant recourir aux minutiers des notaires et aux archives privées, bien malaisée est la tâche de ceux qui, comme ici, cherchent à tirer au clair la part d’ombre des consuls, leurs intérêts particuliers et les réseaux auxquels ils s’attachent, et ce uniquement sur la base d’actes institutionnels, tels que la correspondance publique et les dossiers de chancellerie. Des moments privilégiés existent, néanmoins, où le masque tombe : les supposés défenseurs de leur connationaux y dévoilent certains traits de leur vrai visage. Je voudrais à ce propos faire appel à trois typologies de documents bien déterminées : les délations à l’encontre des candidats ou de consuls en charge ; les louanges ou les plaidoyers en leur faveur ; les lettres d’accusation et les auto-justifications. La nature même de ces sources étant tout à fait partielle, il convient d’en apprécier la richesse par le biais de la comparaison.
9Les pétitions dans lesquelles les groupes de marchands et de patrons de vaisseaux demandent la nomination d’un nouveau consul ne sont pas avares de renseignements. Elles témoignent tout d’abord des flux et du volume des commerces maritimes : le nombre de signataires et la déclaration de provenance qu’ils ajoutent souvent à leurs noms forment autant d’indices de l’ampleur et de la géographie des échanges. Voyons par exemple le cas de Piombino en 1723 : la requête porte la souscription de douze patrons, dont onze proviennent de la Riviera de Levante13. Comparons-le avec celui de Civitavecchia en 1728 : nous avons ici deux concurrents, qui comptent l’un et l’autre sur un groupe assez nourri de partisans. Dix patrons de bateaux14 et douze négociants de Portovenere se rangent du côté de leur compatriote Michele Guglielmotti, puis de son frère Carlo15. Leur rival, Bartolomeo Calcagnino, s’appuie, quant à lui, sur le soutien d’une cinquantaine de partisans, entre propriétaires et capitaines de navires issus en grande partie des villages côtiers de Bonassola et Framura, de la Riviera de Levante16. On conviendra que ces chiffres font ressortir l’affluence et l’importance de l’escale de Civitavecchia à cette époque ; la brièveté du délai de résolution de l’affaire achève de confirmer cette impression. En effet, alors qu’à Piombino la nomination du nouveau consul, Francesco Lombardo, survenait après plusieurs années de vacance, le cas de Civitavecchia provoque l’entassement des dossiers sur les bureaux de la chancellerie génoise dès les premiers jours suivant le décès du consul en charge. Un petit mois et demi plus tard, le vote des Collèges sourit à Carlo Guglielmotti17. Le deuxième motif d’intérêt de ces documents procède de leur finalité : derrière les arguments d’impétrants en faveur de leur candidat transparait la liste des compétences et ressources attendues du consul idéal. Bien inséré dans la société d’accueil, dûment nanti et de « bonne grâce » : tel est le portrait du consul-type. Il est jugé fondamental avant toute chose que le consul entre en relation « avec les sujets les mieux regardés » de la ville qui l’héberge ; dans le fond, le crédit dont jouit un médiateur est la meilleure garantie pour ceux qui recourent à lui. On préfère qu’il s’agisse également d’« un individu doté de bons revenus, qui n’aura pas besoin de gêner les patrons »18. De plus, le consul devra prouver être un « homme dévoué à sa Nation »19 ; il est aisé de comprendre que l’essence même de ce « dévouement », réclamé dans des termes aussi vagues, est à l’aune de la mentalité des ressortissants : pour eux, les intérêts de leur bourse et ceux de leur Nation se ressemblent de fort près.
10Un pendant du profil idéal que nous venons d’esquisser se retrouve dans les auto-apologies que les consuls rédigent en réponse aux délations dont ils sont l’objet. À cet égard, le cas de Giacomo Schinchino mérite une attention particulière : agissant « depuis dix lustres [au] service fidèle du Prince Sérénissime » dans la ville de Marseille, il se trouve à devoir se défendre contre les accusations que Gênes formule à son encontre. Pour ce faire, il rappelle ses actions au fil d’une harangue poignante, qui en dit beaucoup sur sa conduite opérationnelle : il a défendu des patrons dénoncés pour contrebande, contribué au sauvetage de chargements séquestrés par des corsaires, prêté son aide aux compatriotes frappés par la peste de 1720, sauvé des hommes du gibet et des vaisseaux de la vente ou du démantèlement. Dans ces efforts, il a dû mettre à contribution non seulement « le zèle et l’amour » qu’il porte à la cause de sa Patrie, mais encore sa propre « bourse » et sa connaissance de la société locale et de ses lois20. Au miroir de cette « rhétorique du zèle »21, par laquelle on tâche de flatter les exigences des destinataires, nous entrevoyons le reflet des attentes que les ressortissants et l’État même placent sur le consul. D’un autre côté, les délations offrent un matériel analogue. Une inversion tout aussi rhétorique des arguments fait que les consuls manquant à leurs devoirs sont représentés comme favorisant les autochtones contre « ceux que l’on a placés sous sa protection »22 ; on peut alors leur reprocher d’être « de basse naissance »23, inadéquats et par conséquent incapables de défendre leur charge « de par leur dignité personnelle, et celle de la Nation »24.
11Il nous reste encore à évoquer la gamme des services offerts par les consuls au gouvernement de la République. Ceux-ci, dont nulle mention n’est faite dans les patentes, se rattachent sans équivoque au développement de la politique économique de l’État. La surveillance des activités portuaires directement concurrentes de Livourne et Nice-Villefanche, avec une attention spéciale portée à la législation sanitaire, au fonctionnement des douanes et aux rapports avec les marchands étrangers, constituent les tâches prééminentes incombant aux consuls de ces lieux. De semblables consignes sont également le lot des représentants de la République génoise à Naples et à Marseille. Il n’est donc pas fortuit que les figures les plus intéressantes et les dynasties consulaires les plus durables se retrouvent dans ces postes. Ainsi, la correspondance qui en provient est-elle à la fois des plus riches et des plus variées25.
Un système consulaire synergique : le cas anglais
12J’ai comparé les consulats génois à une constellation ; pour rester dans ce champ lexical, je dirais que leurs homologues s’apparentent davantage à des planètes suivies de leur cortège de satellites. Les principaux postes consulaires – Livourne, Gênes, Naples et Messine – animés de groupes de marchands bien soudés, sont flanqués d’un réseau de vice-consulats embrassant les ports d’attaches les plus fréquentés par la circulation des bateaux britanniques26. Le processus électoral des consuls anglais n’a que quelques points en commun avec celui que l’on a représenté pour Gênes : pour ce, il mérite d’être décrit en détail. La documentation recueillie pour les places de Livourne et de Gênes met en avant trois passages successifs qui méritent l’attention, à savoir l’instance d’élection, la nomination et l’exercice de la charge. Au début du XVIIIe siècle, Livourne et Gênes sont le siège de consulats stables : de longues vacances pour ces postes sont fort rares. Dès que le poste se vide, par décès ou éloignement du titulaire, la communauté marchande se mobilise et propose une nouvelle solution, qu’elle fait normalement parvenir sous forme de pétition au secrétaire d’État du Département du Sud. En juin 1716, par exemple, le départ de Livourne de Christopher Crowe pousse plusieurs négociants à envoyer une missive à James Stanhope, lui annonçant la nécessité d’obtenir sans délai l’élection d’un nouveau consul. Conçue pour appuyer la candidature de John Fuller, l’instance nous donne indirectement la liste des qualités retenues indispensables pour un consul : Fuller est « un marchand en résidence à Livourne » ; il s’agit d’une personne « vouant une loyauté indubitable à sa Majesté » et douée « d’une expérience de nombreuses années dans ce pays ». Au final, le sujet est présenté comme étant « qualifié pour ladite charge »27. Je ne m’attarderai pas sur les déclarations de loyauté et autres formules rhétoriques : nul ne saurait s’étonner de leur récurrence dans cette typologie de documents. C’est plutôt sur les éléments de l’expérience dans le domaine du commerce et des qualifications qu’il convient de s’arrêter. Fuller a des parts dans une des meilleures sociétés marchandes de Livourne : celle d’Edward Gould. Les documents nous prouvent sa maîtrise de quatre langues : hormis l’anglais, il manie le français, l’italien et l’allemand28. Tournons-nous à présent vers la place de Gênes : l’élection d’octobre 1737, du fait de ses différences avec celle de Fuller à Livourne, nous aide à compléter l’image. À la mort du consul anglais John Bagshaw, la candidature de son propre neveu, John Birtles, est posée. L’élément de nouveauté par rapport à Livourne est ici l’activité auxiliaire que Birtles mène au service de son oncle, dont il tient depuis des mois la correspondance avec Londres ; cela ne manque pas d’avoir des conséquences à l’heure de se porter postulant auprès des autorités centrales. Birtles se prévaut à cet effet de deux canaux de communication : sans négliger le système conventionnel des pétitions communes, il y ajoute le moyen privilégié des lettres officielles qu’il a le droit d’adresser, à la place de son oncle, au secrétaire d’État, le duc de Newcastle. La pétition formée par les marchands insiste surtout sur deux facteurs : le candidat est bien ancré dans l’environnement génois (« il y résidait et s’y était associé à son oncle […] depuis bon nombre d’années »), et sa collaboration avec son prédécesseur lui assure l’expérience nécessaire au rôle29. À ces derniers éléments, la correspondance avec Newcastle en ajoute de nouveaux. Dans la lettre du 24 octobre 1716, la stratégie « auto-promotionnelle » de Birtles est axée sur trois arguments : tout d’abord, il avance qu’il peut tirer parti du réseau d’informations tissé de son vivant par son oncle. Il force le trait sur sa naissance, qui fait de lui « un Anglais véritable, demeurant à l’étranger », et non pas un « Français naturalisé », c’est-à-dire un huguenot. D’ici, le pas vers la question religieuse est bref : il n’hésite pas à rappeler qu’il a hébergé la « Brittish Chappel » en sa propre demeure, et qu’il a offert un logis et son assistance au révérend Peter Rochblave30.
13Portons maintenant notre attention sur le choix du consul : bien entendu, la nomination est du ressort du roi, qui entérine sa décision par le biais d’un document (la patente), soumis de suite à l’approbation de l’État dans lequel est installé le nouveau consul (l’exequatur). Les patentes que j’ai examinées sont écrites en latin, d’après un formulaire invariable et ne prévoient pas d’échéance, contrairement à leurs équivalents génois. Un renouvellement n’est requis qu’à l’accès au trône d’un nouveau souverain31. Leur texte se divise généralement en trois parties essentielles : le descriptif des qualités de l’élu, suivi d’un abrégé de ses devoirs et, enfin, d’une liste des privilèges qui lui reviennent. De la mention des mérites présentés par les patentes anglaises, on tirera un portrait du bon consul tout à fait semblable à celui de son congénère génois : il devra en tout cas se distinguer par sa loyauté, son dévouement, sa prudence et son expérience à gérer les affaires du commerce. L’archétype est encore celui d’un consul marchand, fidèle à la cause de sa Nation et ayant ses entrées dans le milieu social qu’il intègre. C’est dans l’attribution des compétences qu’il faudra plutôt chercher des différences entre cas anglais et génois, puisque si d’une part les documents génois font génériquement référence à des offices d’assistance, de protection et de défense vis-à-vis des négociants et des patrons, les licences anglaises entrent davantage dans le détail : le consul britannique devra avant tout favoriser les affaires de ses compatriotes, les représenter légalement auprès de tout tribunal, recomposer les failles internes de la factory. En bref, il devra répondre de la « liberté du commerce mutuel »32. Cette théorie « opérationnelle » se marie bien avec la pratique de tous les jours. C’est surtout dans le domaine de ladite « liberté du commerce mutuel » que se croisent les caractéristiques des communautés marchandes anglaises installées en mer Tyrrhénienne et celles de l’État britannique. Alors que les échanges avec le monde ottoman relèvent exclusivement du monopole de la Levant Company, le commerce en Méditerranée occidentale est confié à la libre initiative des factories anglaises implantées en Italie et à leur synergie avec le pouvoir stratégique et militaire que la Royal Navy impose depuis les postes de Minorque et Gibraltar. Une structure régie par le complexe équilibre d’interactions diverses en est le résultat. L’Espagne, les États barbaresques et l’Italie dans son versant méditerranéen forment un système économique engendré par la convergence fructueuse d’initiatives publiques et d’intérêts particuliers. C’est ainsi que la protection du pavillon anglais, assurée par des traités de paix avec les Barbaresques, et la présence de plus en plus active de la flotte de guerre britannique dans le bassin méditerranéen accompagnent la croissance des intérêts privés des marchands. Or, ces derniers sont à l’origine d’un système consulaire unifié : les différents consulats disposés autour de la mer Tyrrhénienne forment un réseau où les acteurs changent de position à leur gré : le représentant à Livourne, Skinner, est un marchand qui a fait ses preuves à Naples ; George Jackson est nommé consul à Gênes, alors que sa maison de commerce siège à Livourne.
14Il va de soi que les orientations jusqu’ici remarquées ne riment pas forcément avec l’entente parfaite entre consuls, groupes marchands et État : l’on ne saurait trop souligner l’engagement des consuls anglais – ils n’en restent pas moins des marchands ! – à la cause de leurs ressortissants, jusques et y compris lorsque les intérêts de ces derniers divergent des directives de Londres33. Néanmoins ces officiers font parfois montre d’une vision globale et ne boudent pas les débats de plus grande envergure. On prendra pour exemple le compte-rendu que Christopher Crowe et dix-neuf d’entre les membres de la factory envoient à Stanhope pour le renseigner sur l’état du négoce anglais dans le port de Livourne, tout en donnant leur avis sur « les méthodes que l’on pourrait retenir les plus aptes à préserver et améliorer lesdits échanges »34. Un tel document est comme une fenêtre ouverte sur une négociation entre les acteurs du commerce et l’État. On en retiendra trois éléments substantiels : l’importance accordée par les marchands à la main d’œuvre britannique spécialisée, dont la protection doit être garantie, entre autres, par « de fréquentes visites de quelque navire de Sa Majesté »35 ; l’intolérance croissante envers l’encombrant monopole de la Levant Company ; la bonne intuition36, enfin, dont les négociants font preuve quand ils saisissent les implications sous-jacentes du commerce anglais, telle que la connection entre le transport du poisson de Terre-Neuve, l’exportation du vin toscan en Angleterre et la politique douanière appliquée à l’importation du vin français vers les îles Britanniques.
Conclusion
15La comparaison entre les systèmes consulaires anglais et génois, au cœur d’un environnement aussi vital que celui de la mer Tyrrhénienne au début du XVIIIe siècle – époque cruciale s’il en est ! – nous a dévoilé autant de points de rencontre que d’inévitables différences. Le choix des consuls génois, à l’instar de leurs homologues anglais, vient d’« en-bas », en fonction de leurs talents commerciaux et de leur intelligence du milieu dans lequel ils opèrent. En fait, ces deux ensembles comparables, loin d’être formés de simples fonctionnaires placés dans un milieu qu’ils méconnaissent, sont composés d’individus participant directement au négoce au sein de leur aire d’influence. La différence majeure entre les deux systèmes se situe donc au niveau de l’amplitude des échanges qu’ils doivent affronter.
16D’autre part, tandis que les consuls génois expriment à travers leurs actes les besoins d’un commerce aussi diffus que local et individuel, les Anglais se concentrent, quant à eux, sur une aire bien déterminée : la Méditerranée occidentale. Il en découle que l’assistance fournie par les consuls génois se résume principalement à la surveillance des passages. Organismes au service des considérables intérêts économiques des factories, les consulats anglais, pour leur part, nous restituent l’image d’un monde commercial foncièrement uni et connecté.
Annexe 7 – Lettre de la British Factory à Stanhope
17Source : TNA, State papers foreign, Tuscany, 98/23, non folioté.
18In obedience to his Majesty's command signified to us by Mr Secretary Stanhope from the Right Honourable Commission for trade, to deliberate upon the State and condition of the Brittish trade at this place, and transmit an account of the increase, or decrease, the obstructions it may have mett with, and the methods that may be esteemed proper for the preserving and improving of said trade, we underwritten the Consul and Brittish merchants residing at this port of Leghorn humbly represent.
That the trade of this place since the warr has been considerably increased, as to the number of ships and quantity of goods imported, tho to the detriment of the concerned, not finding prices for their goods answerable to the cost ; which we look upon to be owing to the deviation of the Spanish west India trade, and that of Spain into another channel which occasions a scarcity of ready money's in these parts, and lessens the export of English goods hence to Spain ; and this increase of the mission of goods hither we judge may be in good part attributed to the trade of Spain being shut up or under such discouragements as render it at present impraticable from Great Britain directly.
Another cause of the ruinouseness of this trade at present is the want of a due care in the curing of pilihards and herrings, especially the former, by the greediness of the masters in serving themselves twice of the same salt, for the enjoyment of the drawbaik and the neglett of the proper officers in duely exammining them when shipt off.
What may be looked upon an impediment to the extension of Brittish trade here is the Levant Company's order whereby His Majesty's subjects residing at this place are hindered from trading with their country men in the Levant, subjecting all their goods to a duty of 20 per cent, thereby putting them on a worse footing then strangers who are not liable there to and carry on said trade.
And for the further increase it were to be wished that his Most Serene Highness the Great Duke might be prevailed with to take off his monopoly or appalto upon tobacco in this place, which would enlarge the consume of that commodity from the Brittish Plantations, for tho at present there be a permission to lernd the forme and put it in the Pubblick Warehouse, yett being with such restriction and attended with difficulties and charges on the shipping thereof is of little or no benefitt.
It would be likewise of advantage if the Newfoundland trade were intirely in Brittish hands.
As to the account desired of us off the several duties payable upon imports and exports here, this being a free port, they are of so small a consideration that we mention them not.
The cheif returne made hence to fish and other exports from Brittain being Florence wine, the continuance of the duties on French wine will be greatly conducive to the increase of this trade.
The frequent appearence of some of his Majesty's ships at this port will be of service in counteneincing our trade and preventing of Piracies, as well as to take of stragling sailors and preventing their taking foreign service.
Finally as the exercise of our religious worship under the protection of his majesty has been of advantage to this our settlement, rendering us just in our dealings, we beg the same may be continued to us by his Majesties favour.
Livorno the 24th July 1715
Your Honour’s
Most humble and obedient servants
Christopher Burrow Christopher Crowe Consul
Daniel Gotdday James Harriman
Thomas Godfrey John Fuller
Humphrey Ketham Thomas Michell
Beake Winder Amos Paitfield
John Aikman Daniel Gould
Stephen Jackson Sam Martin
Richard Wyat Sim Holder
Geo Lambe
Robert Batman
Peter Langlois
Notes de bas de page
1 La possession de Minorque a fait l’objet d’une partie diplomatique serrée, eu égard à l’opposition tenace de Louis XIV à sa cession aux Anglais ; le souverain français craignait en fait que cette dernière n’aboutisse à la primauté de l’Angleterre sur les commerces en Méditerranée. Voir Desmond 1990, p. 18.
2 Colley 2004, p. 38.
3 Jones 1980, p. 177. La littérature sur cette période est vaste : on s’y repérera grâce à Langford 1976 et Black 2008.
4 Calcagno 2011, p. 15.
5 Ibid.
6 Vitale 1934.
7 ASG, GdM 6, pétition signée par une vingtaine de patrons génois, 15 septembre 1738.
8 D’après la nomenclature génoise, il s’agit en fait d’un « capitano ».
9 Le processus suivi par la République de Gênes lors de l’élection d’un consul est illustré par Aglietti 2012, p. 274-275.
10 Voir par exemple la prorogation de dix ans octroyée au consul de Toulon, Giuseppe Maria Bianchi, ASG, GdM 8, 24 mars 1746.
11 Le sommet du gouvernement de la République génoise se composait du Doge et des deux Collèges respectivement formés par les gouverneurs (le Sénat), et les procurateurs (la Chambre des finances). La régence politique de l’État était du ressort de ces trois institutions, qui agissaient conjointement quand il fallait trancher sur les affaires publiques d’importance majeure. La Junte de la Marine, de son côté, détenait la juridiction en matière de passages et de commerce par voie de mer. Elle donnait également son avis sur la nomination des consuls. À ce sujet, voir Forcheri 1968.
12 Voir les patentes contenues par ASG, GdM 6.
13 ASG, GdM 6, pétition du 19 décembre 1723.
14 ASG, GdM 6, instance du 6 novembre 1728.
15 ASG, GdM 6, attestation du 25 novembre 1728.
16 ASG, GdM 6, instance du 12 novembre 1728.
17 Vincenzo de Ferrari, consul de Civitavecchia, était mort en charge le 3 novembre 1728. L’élection de Carlo Guglielmotti, soutenue paraît-il par la faveur de prélats romains, porte la date du 22 décembre 1728. Voir ASG, Giunta di Marina 6.
18 ASG, GdM 6, pétition de plusieurs patrons et marchands en faveur de la nomination de Antonio Francesco Simone Vidoli au consulat de Bosa en Sardaigne, mars 1718.
19 ASG, GdM 6, lettre de Paolo Geronimo Molinelli, consul à Naples : il y recommande Giovanni Pignaluci pour le consulat de Porto Santo Stefano près de Grosseto, 26 avril 1726.
20 ASG, GdM 8, mémoire de défense de Giacomo Schinchino, non daté (vers juin-juillet 1750).
21 J’emprunte cette heureuse expression à Annalisa Biagianti (compte-rendu pour le séminaire SISEM, Rome, 23-25 octobre 2014).
22 ASG, GdM 6, mémoire produit par plusieurs patrons contre Antonio Passino, consul de Bosa, sans date (avant mars 1718).
23 ASG, GdM 8, instance de Antonio Landolina Nava Giustiniani pour la réattribution du vice-consulat de Syracuse, dont il avait été privé au profit de Ignazio Cotica, sans date (vers décembre 1750).
24 ASG, GdM 6, lettre anonyme à propos de certains postulants au consulat de Civitavecchia, 13 novembre 1728.
25 Le cas de la famille Gavi à Livourne, par exemple, relève de l’exceptionnel ; elle a notamment attiré l’attention des historiens pour avoir su conserver le poste pendant cent cinquante ans. Cfr. Bitossi 2011, p. 86-94 ; Lo Basso 2013, p. 177-186 ; Beri 2013, p. 95-104.
26 Dans le cadre de la Riviera ligure au cours du XVIIIe siècle, par exemple, le consul résidant à Gênes nomme au moins six représentants auprès d’autant de lieux du district génois : Finale, Alassio, Diano, Porto Maurizio, Sanremo et Portovenere.
27 TNA, Sp, 98/23, pétition à Stanhope, signée par vingt-et-un marchands, sans date (vers juin 1716).
28 TNA, Sp, 98/23, pétition à Paul Methuen signée par Edward Gould, sans date (vers juin 1716).
29 TNA, Sp, 79/29, pétition au duc de Newcastle, signée par dix-huit marchands, sans date (vers octobre 1716).
30 TNA, Sp, 79/18, lettre de Birtles au duc de Newcastle, 24 octobre 1737. Malgré les pétitions présentées, Birtles fut devancé par George Jackson, marchand anglais à Livourne ; trois ans plus tard, ce dernier renoncera à la charge en faveur de Birtles.
31 Les patentes des consuls anglais à Gênes sont recueillies en ASG, GdM 6. Pour un exemple de ce type de document, voir Beawes 1752, p. 220.
32 ASG, GdM 6, patente de George Jackson, 7 novembre 1737.
33 On rappellera à ce sujet l’affaire du national duty, une taxe imposée par la British Factory de Livourne sur les marchandises acheminées par les vaisseaux anglais, et dévolue à l’entretien d’un aumônier, ainsi qu’au soutien aux marchands tombés en disgrâce et aux marins anglais sans emploi. Lorsque Londres, lors de différends entre la factory et le Grand-duché de Toscane, refusa d’étayer le bien-fondé juridique de l’impôt par un acte officiel du Parlement, le consul anglais fut le premier à monter au créneau. Voir TNA, Sp, 98/25 et 98/26. Plusieurs lettres de Skinner à partir de mai 1726. On renverra également à D’Angelo 2004.
34 TNA, Sp, 98/23, lettre de la British Factory à Stanhope du 24 juillet 1715.
35 Ibid.
36 L’analyse de pamphlets du XVIIe siècle l’avait laissé entrevoir : voir A Select Collection 1856.
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scordameme@yahoo.it
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