Chapitre 1. Les fondements du système livournais : la ville du prince
p. 21-39
Texte intégral
1Au XIVe siècle, à l’époque des anciennes cités-États médiévales, Livourne n’est qu’un modeste bourg fortifié, une annexe de « Porto Pisano », le port qui sert alors de débouché maritime à Pise. Situé au nord de l’actuel centre urbain, ce port est abandonné au XVe siècle, alors que Livourne passe sous la domination génoise, puis florentine (1421). La fondation de la ville proprement dite intervient à la fin du XVIe siècle, lorsque le grand-duc de Toscane François Ier charge l’architecte Bernardo Buontalenti d’un projet de ville nouvelle (1575). Ce dernier imagine une ville fortifiée affectant une forme pentagonale et dotée d’un maillage orthogonal, soit un projet inspiré des représentations de cités idéales et des préceptes de la nouvelle architecture militaire, tels qu’ils ont été codifiés dans les traités d’urbanistique du XVIe siècle1. Les travaux engagés mobilisent des milliers d’hommes. Ils permettent de construire l’enceinte en quinze ans et donnent à l’espace livournais les dimensions et les contours qui sont les siens pendant deux siècles, à savoir un pentagone incluant une surface urbaine de près d’un kilomètre carré. Si Florence est devenue capitale et centre de la cour, Livourne est d’emblée création princière. Elle se développe à la faveur des nouveaux équilibres politiques et territoriaux qui, en Toscane et dans le reste de l’Italie centrale, marquent l’affirmation des États régionaux2. Pour le pouvoir régalien, la nouvelle cité est importante à plus d’un titre. Place forte, elle signifie dans l’espace la puissance des Médicis et la présence du souverain jusqu’aux confins littoraux de l’État toscan. Principal port de commerce du grand-duché, elle représente une importante source d’entrées fiscales et le principal débouché maritime de l’axe Florence-Pise. Le pouvoir sur les mers devenant une des composantes de la puissance des États européens, la fondation de Livourne s’inscrit aussi dans le cadre une politique maritime ambitieuse, visant à faire de la Toscane une puissance méditerranéenne3. Le port de Livourne et l’ordre chevaleresque de Saint-Étienne, fondé par le grand-duc Cosme Ier en 1561 afin de lutter contre l’avancée des Turcs, doivent permettre au Prince de jouer un rôle majeur dans la défense de la Chrétienté en Méditerranée4. Pour la plus grande gloire des grands-ducs, Livourne devient ainsi le principal port militaire de la Toscane. Cette orientation est étroitement liée à des objectifs de politique intérieure. La création de l’Ordre de Saint-Étienne, composé de l’élite de la noblesse toscane, participe d’un effort de redéfinition de l’aristocratie, désormais regroupée autour du Prince5. Quant à Livourne, elle illustre la capacité du Prince à produire un urbanisme puissant et rationnel jusqu’aux limites maritimes de ses États. L’Ordre et la ville participent ainsi du même programme, visant au renforcement du nouvel État régional. Les progrès du mercantilisme, dont les pratiques se développent dans l’Europe du XVIIe siècle, fortifient cette orientation. Comme le note P. Deyon, au cœur des politiques mercantilistes, il y a une volonté d’unification territoriale et administrative et une volonté de puissance monarchique : le mercantilisme est d’abord un instrument de grandeur politique et militaire6. Pour ce faire, il prône la croissance urbaine et le développement territorial déséquilibré. Les villes, et surtout les plus importantes, qui concentrent les fonctions, doivent permettre un changement qualitatif propre à augmenter de manière décisive la production des richesses7. Dans la Toscane des Médicis, le mercantilisme doit permettre d’accroître la puissance et le rayonnement de la dynastie. Assurer la croissance des trafics du port de Livourne par une législation appropriée participe ainsi d’un usage politique et territorial du port, qui associe économie et progrès de l’État régional, création du port franc d’entrepôt et affirmation du pouvoir sur mer et sur terre. Auparavant débouché maritime de Pise, Livourne est destinée à être le port du nouveau pôle économique de la vallée inférieure de l’Arno, dont les Médicis encouragent la constitution8. Le canal des Navicelli, construit entre 1563 et 1575, facilite l’opération. Il connecte Livourne à Pise et à l’Arno, et relie le port à l’arrière-pays9.La création de Livourne concourt ainsi à l’intégration des villes qui bordent l’Arno. Principal axe routier et fluvial du grand-duché, l’Arno en devient, jusqu’au XIXe siècle, l’épine dorsale. Le long de son cours transitent, jusqu’à la fin du XIXe siècle, les principaux mouvements de personnes et de biens qui traversent la Toscane d’est en ouest, entre Florence et Livourne10. Loin d’être une ville étrangère à l’arrière-pays, Livourne entretient des relations multiples et précoces avec cette Toscane du fleuve : migrations, mouvements de capitaux et vente de céréales (Florence), échanges de produits manufacturés (Prato), arrivée de produits agricoles toscans et investissements immobiliers (Pise) tissent les multiples fils d’une intégration entamée dès la fondation du port11.
2De fait, la création du port est affaire de politique du territoire et ne peut être pleinement comprise qu’insérée dans une perspective régionale. Elle correspond à un processus de territorialisation de l’État princier, par ailleurs perceptible dans la plupart des États régionaux italiens des XVIe et XVIIe siècles. La construction du port est une des grandes affaires des règnes de Ferdinand Ier et de Côme II, qui supervisent eux-mêmes le creusement de la darse (1591) et la construction du môle (1611). Le souvenir de cet épisode est perpétué par la pierre et par l’image. Plusieurs gravures des XVIIe et XVIIIe siècles montrent le grand-duc Ferdinand Ier contrôlant lui-même les travaux de creusement du port. Un des monuments les plus emblématiques de la ville, I Quatri Mori, « Les Quatre Maures », résume la relation privilégiée établie entre les grands-ducs et l’espace portuaire. Monument-carrefour construit face à la darse médicéenne, il est situé à l’emplacement où la Via Grande, principale artère de la ville, débouche sur la mer tyrrhénienne. C’est un groupe sculpté et exécuté en deux temps (1595, puis 1624) par G. Bandini, puis P. Traca, qui représente quatre esclaves maures nus et enchaînés, dominés par la statue du grand-duc Ferdinand Ier. Le fondateur du port de Livourne se tient debout, la main à l’épée et le regard tourné vers la mer, dominant l’endroit où la terre rencontre la mer, unissant par sa présence la ville et le port, la Toscane et la Méditerranée. Ainsi placée au croisement des espaces et des fonctions qui font la cité, la représentation physique du Prince garantit l’unité et la cohésion de l’ensemble.
3En imposant sa paternité à l’espace portuaire, le Prince l’intègre à la cité. Ce lien est régulièrement confirmé lors des visites des souverains : le cortège qui sillonne alors la ville n’omet pas de s’arrêter ostensiblement sur le port, et parfois le Prince et sa famille visitent des navires à quai, associant ainsi dans une même reconnaissance la rade, le môle et la cité. Ces visites festives renouvellent l’intégration du port franc dans le grand-duché. En 1791 par exemple, lorsque le nouveau grand-duc Ferdinand III et sa famille se rendent à Livourne, ils visitent les principaux commerces et la synagogue, puis montent sur les navires ancrés dans le port12. Bâtir permet de rappeler le pouvoir du Prince sur le port. Pendant toute la durée de l’État régional toscan, l’entretien et les travaux d’aménagement portuaires, sous la responsabilité des ingénieurs de l’Ufficio della Fabbrica (devenu sous les Lorraine Scrittoio delle Regie Fabbriche), restent constamment une prérogative régalienne. L’investissement personnel du souverain dans les grands travaux portuaires de Livourne est une constante jusqu’à Léopold II, dernier grand-duc de Toscane, lequel, non content de prendre lui-même les principales décisions concernant la mise en place du nouveau port (1852-1855), vient fréquemment inspecter les chantiers. À près de trois siècles de distance, la passion des chantiers portuaires réunit les figures de Ferdinand Ier et Léopold II, constituant sans doute la manifestation la plus concrète des liens étroits tissés entre le Prince et le port. Plusieurs bâtiments publics, qui se rattachent à la fonction de port de commerce dévolue à Livourne accentuent encore la visibilité du pouvoir princier dans l’espace urbain. Il en est ainsi des édifices de l’administration des douanes, des grandes fosses à grain qui donnent à Livourne une des plus importantes capacités de stockage céréalier du bassin méditerranéen, ou encore des entrepôts que l’État loue aux négociants (en particulier celui qui abritait les cuves destinées à la conservation de l’huile, dites Bottini dell’olio), tous placés, pour leur entretien et leur gestion, sous la responsabilité directe de l’Ufficio della Fabbrica13. Fonction économique et fonction militaire jouent un rôle primordial dans la définition de l’espace urbain médicéen. Les installations portuaires et les fortifications, qui dépendent exclusivement du Prince fondateur, occupent et utilisent en effet la majeure partie de cet espace. Leur contrôle donne au pouvoir central une forte emprise sur la forme urbaine, emprise qui n’a pas d’équivalent en Toscane. Concrètement, leur importance tient au rôle central que joue Livourne dans le dispositif de défense du littoral toscan. En 1737, lorsque la dynastie des Habsbourg-Lorraine remplace celle des Médicis, cette place est le centre névralgique d’un cordon de défense maritime qui s’étire tout le long des confins littoraux de l’État et comprend, outre plusieurs dizaines de tours de surveillance, quatre-vingt-une localités fortifiées14. De ce fait, le gouverneur civil et militaire qui dirige Livourne, en tant que « Commandant suprême du Littoral Toscan et de la Souveraine Marine de Guerre », a aussi la haute main sur l’ensemble des fortifications littorales et sur la marine de guerre toscane. À partir de Livourne, l’affirmation régalienne sur le littoral toscan se constitue en réaction aux différentes menaces venues de la mer. Au XVIe siècle, le système littoral de défense a pour objectif essentiel de contrer le développement de la piraterie barbaresque, qui a considérablement augmenté avec la progression de l’Empire ottoman en Méditerranée. À cet impératif initial s’en ajoutent rapidement d’autres, essentiellement sanitaires (lutte contre les risques de propagation de la peste) et douaniers (empêcher la contrebande), qui sont avivés par la croissance du port de Livourne. Les garnisons et les patrouilles du littoral doivent signaler les navires qui se livrent à des débarquements clandestins afin d’éviter les rigoureuses quarantaines pratiquées dans les trois lazarets de Livourne. La fonction militaire est essentielle dans la définition initiale de l’espace et du paysage urbain. Le tracé pentagonal de l’enceinte doit faciliter le déplacement des défenseurs d’un front à l’autre, tandis que les bastions protègent directement les portes de la ville. À l’enceinte bastionnée s’ajoutent deux forteresses construites au XVIe siècle, la Fortezza Vecchia et la Fortezza Nuova et, au siècle suivant, les forts San Pietro et celui de la Porta murata. Au total, l’ensemble des fortifications occupe une aire plus vaste que le reste de l’aire urbanisée15. Il s’agit d’une présence durable. Au XIXe siècle, après le démantèlement progressif de l’enceinte et d’une partie des fortifications, les deux forteresses marquent encore le paysage urbain de leur présence massive et commandent toujours l’étroit accès à la darse médicéenne, significativement dénommée bocca del porto. L’autre élément architectonique qui s’impose durablement dans le paysage livournais est le lazaret, ou plutôt les lazarets, car Livourne, à la fin du XVIIIe siècle, n’en compte pas moins de trois, tous en activité. Construits entre 1590 et 1779, aux limites de la ville, ces trois lazarets occupent des surfaces considérables et affectent des formes massives, largement inspirées de l’architecture militaire. Celui de San Jacopo occupe 12 700 m2 et présente l’aspect, avec ses remparts et ses tours, d’un rectangle fortifié16. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, ces formes monumentales, qui résistent au temps, imposent leur présence dans l’espace urbain. Forteresses et lazarets, édifiés et entretenus par l’État, placés sous sa juridiction, signifient, plus que tout autre bâtiment public, l’emprise du pouvoir régalien sur la ville. L’importance et la diversité des impératifs de surveillance littorale favorisent la permanence de ces formes fortifiées, qui sont des éléments stables du paysage urbain, dont elles limitent les transformations.
4De plus, les servitudes militaires déterminent les limites de la ville. Jusqu’en 1776, l’interdiction de construire dans le périmètre des fortifications et dans un rayon d’un kilomètre au-delà bride Livourne dans une enveloppe d’environ cinq kilomètres de circonférence. La zone non constructible qui entoure l’enceinte bastionnée constitue un glacis qui fige longtemps les contours de l’espace urbain et le différencie fortement du territoire environnant. Les représentations cartographiques mettent en valeur ce contraste entre l’espace urbain intra-muros et l’espace hors les murs, contraste rehaussé par la morphologie particulière de la ville, marquée par l’étroitesse et la régularité du périmètre urbain, bien circonscrit par la double ceinture du pentagone fortifié et du Fosso Reale17. La forme urbaine est donc soumise aux contraintes de la limite fortifiée. Fixer et surveiller cette limite est un privilège régalien, de sorte que les contours de l’espace urbain dépendent étroitement du Prince.
5Mais l’influence des impératifs militaires sur la ville nouvelle n’est pas seulement conservatoire. Le port leur doit en effet une bonne part de sa première expansion. Doté par le Prince d’un arsenal et d’un bagne des forçats, il est fréquenté par les escadres et les corsaires anglais opérant en Méditerranée. L’Ordre de Saint-Étienne l’utilise comme principale base d’opération, en particulier pour la guerre de course, activité qui favorise l’essor de la place, devenue au début du XVIIe siècle une des principales plaques tournantes du commerce des prises18. Cet usage militaire et corsaire favorise la participation de l’Ordre au processus d’urbanisation de la ville nouvelle. Entre la fin du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle, il est une des institutions les plus actives en la matière, participant à l’érection d’une bonne partie des immeubles de la ville19. De façon plus générale, l’espace urbain reste durablement marqué par ce rôle de port militaire et corsaire, auxquels plusieurs édifices se rattachent directement. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, le grand bagne des forçats, destiné à accueillir les centaines d’esclaves ramenés comme prise de guerre, est installé au cœur de la ville, dans un grand bâtiment massif de forme trapézoïdale. Véritable ville dans la ville, doté de ses propres lieux de cultes pour les chrétiens et les musulmans, le bagne fournit la main d’œuvre nécessaire aux grands travaux d’édification de la cité, à l’entretien des rues et aux galères grand-ducales. Ensuite, malgré le déplacement du bagne dans la Fortezza Vecchia, le cheminement des forçats fait partie des rythmes quotidiens de la ville, et cela tout au long des trois siècles pendant lesquels Livourne demeure le principal port des grands-ducs de Toscane. Tout comme la présence des galères de l’Ordre, la vision de ces hommes enchaînés est un spectacle qui illustre la toute-puissance du grand-duc. Plusieurs autres édifices construits en lisière du port témoignent du poids de la politique princière sur l’espace urbain, sans que les fonctions civiles et militaires soient toujours clairement séparées. La Biscotteria, une annexe adjacente au bagne qui contrôle aussi une série de boutiques, est chargée de fabriquer le biscuit des équipages ainsi qu’une partie du pain destiné à la consommation urbaine. L’arsenal militaire, quant à lui, sert à réparer les navires de l’Ordre de Saint-Étienne20. Le Prince, bâtisseur d’infrastructures, est aussi un législateur, qui se doit de prendre des mesures en faveur du port. De fait, l’essor de Livourne est aussi le produit d’un arsenal législatif destiné à rendre le port attractif. La création d’un système de surveillance sanitaire en constitue un des aspects les plus significatifs. Afin d’attirer les négociants, les autorités toscanes veulent leur offrir une solide garantie sanitaire, aspect non négligeable à une époque où la présence récurrente de maladies contagieuses – la peste en particulier – nécessite une importante politique de protection des ports en contact avec les foyers ottomans. Les mesures prises en Toscane s’inscrivent d’ailleurs dans un contexte plus général de diffusion et d’uniformisation des dispositifs de protection en matière de santé maritime. À partir du XVIIe siècle, et dans la plupart des grands ports de la Méditerranée occidentale, les lazarets, les structures administratives permanentes (bureaux de santé) et les réglementations particulières se généralisent21. Le développement de la correspondance sanitaire entre marchands, consuls et officiers de santé de ces ports accompagne la mise en place des réseaux d’information nécessaires à une lutte efficace contre l’épidémie22. En Méditerranée, Livourne est un des ports les plus en pointe dans ce processus23. C’est là qu’apparaît, au tout début du XVIIe siècle, un des premières administrations sanitaires permanentes de la Méditerranée, le Consiglio di Sanità, puis, en 1648, le premier règlement d’administration de santé maritime24. Par la suite, les décisions du grand-duc de Toscane en la matière sont diffusées, via Livourne, dans les grands ports de Méditerranée occidentale comme Marseille25. La rigueur de la réglementation et l’importance des infrastructures de surveillance sanitaire contribuent à la réputation du port de Livourne et, de ce fait, à la gloire des grands-ducs de Toscane. D’autant que l’administration de la santé maritime, si elle comprend des représentants de la commune de Livourne, est essentiellement composée et dirigée par des officiers nommés par l’État. Elle se développe en outre à partir de l’initiative centrale26. Cette rigueur du système sanitaire livournais est une donnée durable, pluriséculaire, qui marque le fonctionnement du port : malgré le recul du danger épidémique et les demandes répétées d’assouplissement formulées par les puissances européennes, elle reste forte jusqu’au milieu du XIXe siècle. Peut-être parce que, dans un port franc comme Livourne, où la santé maritime est sous le contrôle de l’État, elle constitue le principal moyen que le Prince possède pour affirmer son emprise sur le mouvement des navires27. Mais construire et rendre sûre la ville portuaire ne suffit pas. Il convient de la peupler, en suscitant la venue d’individus capables d’en assurer le fonctionnement. Outre les militaires, le port demande des gens de métiers utiles à la marine et au commerce. Livourne a besoin de calfats, de marins, de portefaix… et, par-dessus tout, des compétences et des moyens du grand capitalisme marchand, que la Toscane ne possède plus. C’est pourquoi le Prince s’emploie à attirer ces métiers par une législation appropriée, avec une attention toute particulière vis-à-vis des négociants. Obtenir l’installation durable du grand négoce méditerranéen va en effet être un des objectifs majeurs de la politique livournaise des grands-ducs de Toscane. Pour ce faire, les Médicis développent avec constance tout un arsenal législatif et réglementaire en faveur du commerce portuaire. Entre la fin du XVIe siècle et la fin du XVIIe siècle, un ensemble de textes fonde les bases juridiques de la cité marchande. Les principales mesures en la matière sont la série de lettres patentes connues sous le nom de Livornine (1590-1593), la déclaration de neutralité (1646) et l’édit faisant de Livourne un port franc (1676). Cette législation permet le développement du port et le peuplement de la ville. Elle attire et fixe les courants d’échange. Les Livornine, qui restent en vigueur jusqu’en 1836, sont la pièce maîtresse du dispositif. Elles ont pour objectif initial d’attirer les négociants étrangers, en particulier les juifs de la diaspora séfarade. Il s’agit d’un ensemble de mesures mêlant privilèges fiscaux, garanties religieuses, protection grand-ducale et pleine liberté de circulation des hommes comme des marchandises dans le port et les États du grand-duc. Cette politique d’ouverture sans exclusive en direction du négoce international est confirmée par la neutralité du port de Livourne, proclamée en 1646 et confirmée à plusieurs reprises aux XVIe et XVIIIe siècles. Privilèges, tolérance et sécurité créent ainsi un climat de liberté propice au commerce portuaire et à la présence des négociants étrangers. Ils constituent pendant plus d’un siècle l’image de marque du port de Livourne. Ainsi, pour l’Encyclopédie,
La franchise de son commerce y attire un très grand abord d’étrangers […] la justice s’y rend promptement, régulièrement et impartialement aux négociants. Toute secte et religion y jouissent également et impartialement d’un profond repos, les Grecs, les Arméniens y ont leurs églises. Les Juifs qui y possèdent une belle synagogue et des écoles publiques regardent Livourne comme une nouvelle terre promise. La seule monnaie du grand-duc annonce pleine liberté et protection. Ses écus, appelés livourniens, présentent d’un côté le buste du prince, de l’autre le port de Livourne, et une vue de la ville, avec ces deux mots qui disent tant de choses : “Et patet, et favet”. C’est ainsi que Livourne s’est élevée en peu de temps…28
6 L’association de l’efficience portuaire et de la tolérance est propre à séduire les hommes des Lumières, et explique le préjugé favorable dont bénéficie le port jusque dans le deuxième tiers du XVIIIe siècle. Le mérite en est attribué aux souverains toscans, élevés, grâce à leur politique livournaise, au rang de princes éclairés. Franc, le port l’est déjà par les libertés et par les privilèges dont jouit l’étranger qui vient s’y installer. La croissance du port de Livourne en bénéficie : la tolérance religieuse offerte aux Juifs dans la cité est à contre-courant des évolutions politiques et religieuses en cours dans les États de la péninsule Italienne, où la Contre-Réforme accentue les tendances à la ségrégation, déjà très perceptibles au XVe siècle. Après la création du premier ghetto à Venise (1516), alors que la papauté institue le ghetto de Rome (1555) et expulse les Juifs des États pontificaux (1569), favorisant ailleurs l’enfermement et les expulsions, Livourne semble bien une « oasis » où les Juifs sont préservés de la rigueur des temps29. Non pas que les grands-ducs soient plus tolérants. Mais, pragmatiques, désireux d’assurer la réussite du port, ils accordent aux Juifs de Livourne ce qu’ils refusent ailleurs dans leurs États30. La législation princière en faveur du port passe aussi par l’incitation fiscale. À partir de 1565, les grands-ducs prennent régulièrement des mesures allant dans ce sens. D’abord provisoires et ponctuelles, elles sont ensuite généralisées par l’édit de mars 1676, qui fait de Livourne un port franc. L’édit supprime la plupart des taxes pesant sur les navires entrant dans le port, pourvu que les marchandises transportées soient réexportées, telles quelles ou après transformation dans les limites du périmètre des franchises. Par contre, toute marchandise sortant de ce périmètre par la voie terrestre est lourdement taxée31. Dans l’immédiat, le but est surtout conjoncturel : il s’agit de répondre à l’édit de Colbert de 1669, qui accorde des franchises au port concurrent de Marseille. D’autre part, et d’un point de vue strictement économique, l’édit de 1676 ne met pas en place une franchise totale, car les grands-ducs ont maintenu un droit sur les marchandises dit de stallagio, et un droit dit d’ancoraggio – d’ancrage – sur les navires entrant dans le port. Plus que de franchise, il faut parler de nouveau tarif douanier favorable au commerce d’entrepôt32. Malgré les pressions du négoce, la franchise de Livourne est en effet limitée par les besoins fiscaux de l’État toscan et reste suspendue, comme souvent dans les cités d’Ancien Régime, au bon vouloir du souverain. C’est pourquoi, en 1737, lors du changement de dynastie, les négociants de Livourne prennent la précaution de demander – et obtiennent – la confirmation de l’édit de 1676. Il n’en reste pas moins vrai que cette franchise survit aux aléas de la politique toscane : négoce et État en tirent trop d’avantages pour ne pas s’entendre. L’opinion du temps, celle des marchands, des cours princières, des lettrés et des voyageurs, associe les franchises à la réussite du port de Livourne, qui acquiert dès le XVIIe siècle une solide réputation internationale. Ce qui favorise d’ailleurs l’émulation : Nice, Gênes, Ancône, Messine… les ports italiens qui bénéficient de mesures similaires se multiplient. Le regard fixé sur le modèle livournais, d’autres princes italiens mettent en place des ports francs dans leurs États. Le cas d’Ancône, principal port adriatique des souverains pontifes, est à cet égard significatif. Dans les années 1720, la municipalité et les marchands de ce port multiplient les mémoires et les démarches auprès de l’autorité pontificale pour « transformer Ancône en port franc, comme celui de Livourne »33, les ports francs étant l’« unique et infaillible moyen employé aujourd’hui par tous les Princes pour introduire le commerce et les richesses dans leurs États »34. C’est en ayant à l’esprit la réussite de la formule livournaise que le pape Clément XII concède finalement l’édit de port franc en 1732. Prises isolément, les mesures en faveur du port de Livourne n’ont pourtant rien d’original. On les retrouve, parfois après, mais aussi, et bien souvent, avant, dans d’autres ports méditerranéens. La franchise de Marseille est antérieure à celle de Livourne. Les concessions aux minorités négociantes sont déjà pratiquées dans les grands ports ottomans. Mais les Médicis ont eu, en la matière, la vertu d’être persévérants. Une conjoncture favorable et la disponibilité du négoce séfarade les ont encouragés dans cette voie. Tout au long des XVIe et XVIIe siècles, se constitue ainsi un dispositif cohérent et durable en faveur du port, validé par la croissance des trafics, qui fait partie des fondements de la cité. Port franc, Livourne l’est sans doute plus que d’autres, en ce que sa mise en place combine les différents aspects qui peuvent définir cette institution, c’est-à-dire les exemptions fiscales, la neutralité et les libertés accordées aux « nations », soit, pour reprendre l’expression de G. Calafat, une « formule invitante »35 très complète. Fruit d’un plan initial et d’un programme politique, Livourne est (pré) conçue comme un espace strictement fonctionnel, laissant a priori peu de place à un développement urbain autonome. L’espace urbanisé, dont la superficie est égale à celle des installations portuaires, est initialement destiné à être une zone de service, complémentaire du port36. Le peuplement et l’urbanisation de Livourne ont été planifiés de façon à s’insérer dans l’ordre fonctionnel préalablement défini par le Prince et ses architectes. Ces derniers ont pensé l’espace livournais pour une population d’environ 12000 habitants, sans envisager de perspectives de développement autonome, comme si l’espace urbain, au-delà des plans officiels, ne pouvait avoir sa propre évolution. La volonté fonctionnaliste s’affirme aussi par la stricte séparation initiale des espaces : si le port et la ville sont entourés d’un même fossé, le tracé des fortifications les sépare jusqu’au début du XVIIe siècle. Elle place Livourne dans la série des villes nouvelles princières qui, de Versailles à Saint-Pétersbourg, jalonnent l’histoire de l’Europe monarchique et témoignent de l’interventionnisme croissant des États en direction de l’espace urbain37. La partie neuve de la ville incarne ce nouvel ordre urbanistique. Destinée à accueillir l’afflux migratoire projeté par le Prince, elle est composée de lots géométriques insérés dans un maillage orthogonal de larges rues. Organisées autour de l’axe central d’orientation est-ouest (Via Ferdinanda, puis Via Grande à partir du XIXe siècle), ces rues convergent en direction du grand rectangle central qu’est la Piazza d’Arme (que l’usage populaire dénomme Piazza Grande). Pour réaliser ce projet, on exproprie la propriété privée et ecclésiastique, l’ensemble du terrain nécessaire à la réalisation de la ville devenant propriété grand-ducale. Durant la première phase d’édification de la ville (1575-1606), la construction des édifices et des habitations est le fait de l’Ufficio della Fabbrica et de deux institutions qui, nominalement distinctes de l’État, sont en réalité étroitement liées à la politique du Prince, l’Ordre de Saint-Étienne et l’œuvre de charité des Ceppi de Prato. Ces deux institutions participent aussi au lotissement des habitations38. En 1606, c’est le grand-duc Ferdinand Ier qui donne à la ville le titre de città, et cette décision clôt les trois décennies qui constituent le temps de la fondation. À la même époque, la réforme du droit de bourgeoisie (1604), puis la réorganisation totale du corps de ville (1616), opérée par Côme II, complètent, sur le plan des institutions municipales, le rôle fondateur du Prince. L’urbanité de Livourne, plus qu’un héritage historique, procède ainsi d’une sanction officielle. Si le phénomène est fréquent pour les villes neuves d’Ancien Régime, il est particulièrement poussé dans le cas de Livourne, où le Prince, s’il n’a pas créé ex-nihilo, a pu remanier à sa guise l’espace et les institutions locales hérités de l’époque médiévale. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, Livourne peut-être qualifiée de città statale, tant l’emprise du pouvoir central sur l’espace urbain reste extrêmement forte. Tous les travaux édilitaires dépendent de l’Ufficio della Fabbrica, composé d’officiers nommés par le grand-duc. Seule cette administration peut autoriser un architecte à entreprendre l’édification d’un nouveau bâtiment dans le territoire communal. À partir d’une planification urbaine gérée par le centre, elle pourvoit à l’exécution des projets, formulés et réalisés par des architectes salariés par le Prince, dont le financement est inscrit au budget de l’État39. La couronne possède la totalité du sol urbain. Malgré les progrès rapides de la propriété privée, le contrôle des installations portuaires, celui des fortifications et des grands édifices publics fait d’elle le principal propriétaire immobilier de la commune40 et, surtout, lui permet de garder le contrôle de la forme urbaine. Les autres institutions font pâle figure. L’Ordre de Saint-Étienne et surtout les Ceppi de Prato, qui ont activement participé à la phase d’édification et de lotissement des logements de la ville, restent certes d’importants propriétaires, mais ils n’ont pas acquis de réelle autonomie et leur emprise sur la propriété urbaine recule rapidement devant la progression de la propriété privée. La propriété municipale est très limitée et fluctue en fonction des opérations d’urbanisme décidées par l’État. Bien que la construction d’édifices religieux n’ait pas été négligée, la propriété ecclésiastique est faible, surtout si on la compare à celle des autres centres urbains du grand-duché41. Si le clergé joue un rôle fondamental dans l’encadrement de la population catholique de la ville, sa participation à la définition de l’espace urbain est beaucoup plus modeste. Paul Masson rapporte que le grand duc Ferdinand Ier appelait Livourne « Ma dame »42. Comme nous venons de le voir, cette relation affective tient en grande partie à la paternité endossée par le Prince dans la création de l’espace livournais. Ce lien originel fait de Livourne, plus que toute autre cité toscane, la ville du Prince. De ce fait, la fonctionnalité de la forme urbaine ne correspond pas seulement à des objectifs concrets. Elle est propagande et expression d’un pouvoir, métaphore de la gloire du Prince et spectacle de sa puissance. Elle se rattache aux représentations idéales de la ville, dominées par la régularité et l’achèvement. Dans les traités d’architecture de la Renaissance, les problèmes de nature politique sont en effet continuellement associés aux questions d’urbanisme, et le thème de la cité idéale généralement associé à la figure du Prince43. Cet usage politique de l’espace urbain se développe aux XVIIe et XVIIIe siècles. La présentation de Livourne comme expression urbaine de la rationalité princière va ainsi constituer, jusqu’au XVIIIe siècle, un thème récurrent des représentations de la ville. Dans cette perspective, les plans et vues de Livourne ne doivent pas êtres simplement considérés comme l’expression graphique de l’espace urbain. Support d’un discours sur la ville, ils proposent une image de régularité sensiblement exagérée, le plus souvent destinée à mettre en valeur un modèle d’urbanisme. Un tel usage de la représentation rejette dans l’ombre l’ancien bourg médiéval, édifié avant l’intervention du souverain et englobé dans l’enceinte de Buontalenti. Avec ses rues étroites et curvilignes, qui lui donnent un profil bien peu géométrique, cette partie de la ville apparaît comme une incongruité, quand elle n’est pas purement et simplement occultée. La limite urbaine joue un rôle important dans cette entreprise d’idéalisation. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les auteurs des plans et vues de Livourne utilisent les fortifications pour accentuer la coupure opposant la ville, espace civilisé par le Prince, totalement régulé par la trame orthogonale des rues, et un extérieur naturel, sauvage et peu différencié. En général, elles nient le récent développement du bâti hors les murs et l’aménagement du terroir campagnard de la commune. Tracée parfaitement, illustration des vertus d’ordre et de symétrie, la Livourne princière est città compiuta44, soit la ville accomplie, achevée, close et immobile. En mettant en valeur la clôture de l’espace urbain et la géométrie de ses voies, la plupart des plans et vues reflètent et alimentent cette idéologie de la ville finie. Et parfois, peu importe que la représentation soit ressemblante : lorsque les vedute, ou vues, montrent une Livourne imaginaire, au tracé totalement fictif, la fantaisie est d’autant plus admise qu’elle s’allie aux vertus de l’exemple. Les stéréotypes véhiculés par les récits de voyage et les ouvrages savants évoquent cette exemplarité de la ville princière et contribuent à la construction mentale d’une Livourne idéale, modèle de réussite urbanistique et prototype de la ville régulée. Un des témoignages les plus parlants, celui du président De Brosses, évoque les principales caractéristiques de l’espace urbain, tel qu’il se présente en 1739, avant l’expansion hors les murs :
Figurez vous une petite ville de poche toute neuve, jolie à mettre dans une tabatière, voilà Livourne. Elle débute aux yeux du voyageur par des fortifications construites et entretenues avec une propreté charmante ; elles sont de briques, ainsi que la ville entière. Les fossés, revêtus de même, sont remplis par l’eau de mer. On entre par une rue large et longue, tirée au cordeau, à laquelle aboutissent les deux portes de la ville. Presque toutes les rues sont de même, alignées… La grande rue est interrompue par une place carrée, fort vaste…45
7L’attrait qu’exerce cette géométrie urbaine est encore attesté dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, alors que l’expansion du bâti et l’essor rapide des faubourgs ont considérablement modifié l’aspect de la ville. Dans l’Encyclopédie, Livourne est décrite comme « une ville considérable, riche, très peuplée, agréable par sa propreté et par de larges rues tirées au cordeau… »46 Plus d’un demi-siècle après, Giuseppe Pagnozzi, auteur d’une Geografia moderna universale parue en 1827, porte un regard similaire : « toutes les rues de Livourne sont tracées en ligne droite »47, remarque-t-il, avant d’insister sur l’ampleur et la beauté de la Piazza Grande. D’autres descriptions soulignent aussi les qualités de cette place. Pour Francesco Fontani, dont leViaggio pittorico della Toscana est publié la même année, elle s’illustre « tant par l’ampleur et l’aspect que par le charme et l’ornement qui l’embellit… »48 et par sa « forme de quadrilatère proche des mesures définies par Vitruve pour l’érection d’un forum… »49 Il reprend ainsi, un siècle plus tard, le jugement de l’anglais Joseph Addison, pour qui « la place est une des plus larges et des plus belles d’Italie »50. Si Livourne, avec sa grande place centrale et ses rues larges et droites, évoque les villes romaines, les cités idéales de la Renaissance et l’ordre de la cité absolutiste, la géométrie de son plan la met aussi en phase avec les conceptions urbanistiques des Lumières. « L’obsession de l’alignement, et l’évidence du plan », pour reprendre M. Roncayolo51, permet de souligner le triomphe de la Raison, que les penseurs des Lumières mettent au centre de toute activité humaine. À partir du XVIIe siècle, le développement des valeurs d’ordre, de raison et de régularité modèle durablement les normes qu’il convient d’appliquer aux villes nouvelles, et que Livourne, par sa réussite, semble concrétiser52. La ville idéale du XVIIIe siècle doit aussi être un espace fonctionnel53, qui s’illustre par sa rationalité économique. Les ports bien bâtis et les réussites économiques suscitent l’intérêt et constituent des références. C’est le cas de certains débouchés maritimes d’États de la péninsule Italienne, comme Senigallia, Livourne ou Trieste, qui occupent une place essentielle dans les expériences d’urbanisme planifié tentées dans l’Italie des XVIIe et XVIIIe siècles54. Ville construite autour de la fonction portuaire, Livourne offre en la matière, et plus que toute autre cité italienne, l’image de l’efficience et de l’exemplarité.
8Cette utilisation de l’image urbaine renvoie aux attentes politiques des hommes des Lumières, pour qui le Prince éclairé doit permettre le mariage de la Ville et de la Raison : domptant le désordre naturel, il transmute la nature dans la forme la plus achevée du civilisé, la forme urbaine. Davantage que Pise ou que Florence, Livourne, avec le tracé géométrique de ses rues et de ses remparts, correspond à ce nouvel idéal de modernité politique et urbaine. Les Français surtout, pour qui la réussite livournaise offre l’occasion de plaider en faveur de l’État monarchique idéal, relient la réussite de Livourne à l’action du Prince. Dans l’article de l’Encyclopédie qui lui est consacré, l’épisode de la fondation apparaît comme la projection spatiale du bon gouvernement :
Ce n’était dans le seizième siècle qu’un mauvais village au milieu d’un marais infect ; mais Côme Ier, grand-duc de Toscane, a fait de ce village une des plus florissantes villes de la Méditerranée… il connaissoit la bonté du port de Livourne, et les avantages qu’un gouvernement éclairé en pouvoit tirer pour le commerce de l’Italie. Il commença d’abord l’enceinte de la ville qu’il voulait fonder, et bâtit un double môle55.
9L’usage politique de la création urbanistique met ainsi en avant le rôle du Prince fondateur. Lors de son passage, en 1620, le géographe d’Avity constate que Livourne qui
n’était qu’un bourg malsain, à cause des eaux croupissantes et marais qui l’avoisinent jusqu’au temps des grands ducs François et Ferdinand qui ceignirent ce lieu de murailles, y faisant des rues larges et droites comme taillant en plein drap (est)… tenue aujourd’hui pour la plus forte ville d’Italie et son port un des meilleurs.56
10Selon Montesquieu, « C’est une ville nouvelle ; elle est un témoignage du génie des ducs de Toscane, qui ont fait d’un village marécageux la ville d’Italie la plus florissante. »57 Livourne apparaît ainsi comme la création et la vitrine des Médicis, dans laquelle, souligne le Président De Brosses, « on trouve à chaque pas des monuments de leur magnificence. »58 La fondation de Livourne a été un des outils de la propagande des Médicis. Sa jeunesse, régulièrement renouvelée par le rappel des épisodes fondateurs, la rend plus apte à signifier la fin de la cité-État médiévale, qui était définie par une culture et des institutions autonomes. Elle signifie la victoire de la cité fonctionnelle du Prince, tout comme la sujétion des anciennes communes aux nouvelles normes de l’urbain. C’est ce que souligne J. Addison à propos de Pise et de Florence, lesquelles « ont vu passer nombre d’esprits industrieux des anciennes notions d’honneur et de liberté aux préoccupations du trafic et de la marchandise… (sont) à présent portés vers l’habitude de la sujétion, et (qui) orientent tous leurs buts vers une autre voie… »59
11Mais le rapport que les souverains toscans entretiennent avec le thème de la ville modèle devient plus complexe à partir de 1737, lorsque le grand-duché passe aux mains des Habsbourg-Lorraine, qui ont une relation plus conflictuelle avec Livourne. Le thème de la cité idéale est désormais un élément convenu des textes des voyageurs et observateurs, en particulier des Français, prompts à comparer l’ancienne et la nouvelle dynastie. L’emploi de la perspective permettait à la cartographie issue de la Renaissance d’être très suggestive, mais elle était aussi imprécise60. À partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les grands-ducs, à l’instar des autres souverains éclairés du temps, demandent des représentations plus exactes du territoire de leurs États. La cartographie se développe et devient plus précise. Le langage et les techniques de mesure sont progressivement unifiés, en particulier avec la mise en place du cadastre léopoldien, tandis que les grandes opérations de bonification nécessitent des cartes tenant mieux compte de la réalité topographique61. Les Lorraine suivent l’exemple français du corps des ingénieurs militaires, créé par Vauban en 1691, en instaurant en 1739 le Corpo del Genio militare, lié à la direction générale des fortifications et de l’artillerie. Ce corps, malgré une existence relativement brève (Pierre-Léopold le supprime en 1777), produit un volumineux corpus cartographique, compilé entre 1739 et 1749 dans la Raccolta di piante delle principali città e fortezze del Granducato di Toscana62, ou Atlante Warren. Le plan de Livourne contenu dans l’atlas Warren, même s’il insiste davantage sur le port et les fortifications, comprend une échelle et une légende qui marquent ce souci de précision, lequel est encore davantage présent dans le plan de la ville et du port de 1750, qui indique les édifices et les équipements publics intra-muros ainsi que le parcellaire hors les murs63.Livourne n’en a pas pour autant fini avec l’idéal de la cité princière. Parce qu’elles sont liées à l’affirmation de l’État monarchique des XVIIe et XVIIIe siècles, les représentations stéréotypées de la ville médicéenne idéale résistent au changement de dynastie et à la première expansion du bâti hors les murs. D’autant que l’espace géométrique, par le sentiment de réalité immuable qu’il donne, est une forme particulièrement propice à la conservation de la mémoire collective64. Celui de la ville médicéenne, reproduit intact au fil du temps, permet au Prince de se placer hors de la durée, soit au-dessus du commun des mortels. De la dynastie des Médicis à celle des Lorraine, tous les souverains dont le règne est marqué par une intense activité édilitaire utilisent Livourne comme vitrine de l’urbanisme princier65. C’est un rôle que ne peuvent jouer Florence, Pise ou Sienne. Outre le poids que l’Église et l’aristocratie ont conservé dans la propriété urbaine de ces villes, leur passé médiéval et leur faible croissance ne permettent pas au Prince de déployer un ambitieux programme urbanistique. Or, aux XVIIe et XVIIIe siècles, tous les souverains européens qui manifestent la volonté d’influer sur le territoire de leur État interviennent en matière d’urbanisme, en particulier dans les capitales et les villes portuaires66. Livourne, ville neuve qui ne peut faire valoir un passé historique autonome, semble toujours le meilleur support pour inscrire dans la pierre la gloire du Prince. La ville planifiée, celle du Prince et de ses ingénieurs, qui est avant tout une création architecturale et fonctionnaliste, pensée avec des habitants abstraits, pèse ainsi davantage sur Livourne que sur toute autre ville toscane. Elle est ville de l’ingérence et de la rationalité monarchique d’Ancien Régime, pleinement inscrite dans une évolution qui inclue bien d’autres villes européennes et italiennes des XVIIEe et XVIIIe siècles. Toute évolution de la société urbaine hors des cadres fixés par cet urbanisme officiel représente, a priori, une remise en cause, un danger politique potentiel. Si bien que le programme du Prince impose, ou tente d’imposer à la ville réelle, en mouvement, ses tendances conservatoires. L’histoire de Livourne à l’époque des grands-ducs de Toscane, surtout pendant les périodes de mutation de l’espace urbain, est marquée par la tension entre la ville projetée par le Prince et la ville occupée et modelée par la société livournaise. Cette tension se nourrit d’un paradoxe, car Livourne est à la fois repoussoir et modèle. Cité du Prince, le développement de son port de commerce en fait aussi, de toutes les villes du grand-duché, la plus étrangère à l’ordre socio-économique toscan, la plus méditerranéenne et, pour l’administration étatique, la plus difficile à diriger.
Notes de bas de page
1 Fara 1993, p. 11-86 ; Friedman 1988. Sur la ville pensée comme forme géométrique, voir aussi Finotto 1992.
2 La création de la ville et celle du grand-duché de Toscane sont contemporaines : c’est en 1569, soit quelques années avant la fondation de Livourne, que Cosme Ier de Médicis obtient du pape Pie V le titre grand-ducal.
3 Diaz 1982, p. 292-295.
4 Ciano 1980 ; Angiolini 1996, p. 1-45.
5 Angiolini 1996, p. 7, souligne que l’Ordre, en tant qu’institution aux indéniables qualités nobiliaires créée par le Prince, doit permettre à ce dernier d’étendre son contrôle sur les groupes dominants, de renforcer leurs liens avec le pouvoir médicéen et de dépasser les antagonismes et les particularismes locaux.
6 Deyon 1969, p. 45.
7 Lepetit 1988, p. 88-103.
8 Pazzagli 2003, p. 4-5.
9 Par ailleurs, la direction des douanes et celle de la santé maritime sont encore, au début du XVIIe siècle, basées à Pise. L’ensemble Pise-Livourne, relié à Florence par la voie de terre et par l’Arno, devait permettre de relancer l’économie de la capitale. Pendant toute la durée de l’État régional, le principal flux de personnes et de biens interne au Grand-Duché passe par l’axe Livourne-Pise-Florence.
10 Pazzagli 2003.
11 Malanima, « L’economia toscana nell’età di Cosimo III », dans Angiolini, Becagli, M.Verga 1993, p. 3-17 ; Pazzagli, 2003. Certains nobles pisans sont particulièrement présents dans la propriété immobilière livournaise, tandis que les juifs Livournais, à la faveur des rapports de parentèle entretenus avec leurs coreligionnaires de Pise, détiennent des biens immobiliers dans cette commune. Au XVIIIe siècle, dans les campagnes situées au nord-est de la commune de Livourne, entre cette ville et Pise, se côtoient propriétaires fonciers livournais et pisans.
12 « I granduchi visitarono i principali negozi, la sinagoga e salirono sulle navi del porto… » Cit. dans Zangheri 1996, p. 165.
13 Frattarelli Fischer 1990, p. 38-39.
14 Bortolotti 1970, p. 102. Et cela sans compter les îles de l’archipel toscan : la plupart, dont la plus importante, l’île d’Elbe, ne sont intégrées au Grand-Duché qu’après le Congrès de Vienne.
15 Frattarelli Fischer 1990, p. 42.
16 Panzac 1986, p. 173-176. Il s’agit, dans l’ordre chronologique, des lazarets San Rocco, San Jacopo et San Leopoldo.
17 Le fosso Reale est le canal qui entoure la ville fortifiée.
18 Braudel 1966, p. 192, 201-202 ; Bono 1993, p. 184-189.
19 Matteoni 1985, p. 53-54.
20 Ibid., p. 39-40 ; Conforto, Frattarelli Fischer 1982.
21 Panzac 1986, p. 32.
22 Voir sur ce point Cipolla 1992.
23 Cependant bien après un port comme Venise, souvent modèle en la matière.
24 Panzac 1986, p. 32. Le Conseil de Santé de Livourne est composé d’officiers du grand-duc (gouverneur de la ville, provéditeur de la douane, médecin du Conseil de Santé), assistés de deux représentants de la commune, qu’elle désigne parmi les habitants jouissant du droit de bourgeoisie. Après 1785, le Conseil se transforme en Département de Santé, présidé par le gouverneur et exclusivement composé d’officiers du Grand-duc.
25 Cf. AD bdr, 200 E 425, 426, 427, Lettres des ambassadeurs, consuls et agents français et administrateurs sanitaires étrangers, Livourne (1680-1859), qui contiennent des textes législatifs toscans et des rapports sur le fonctionnement du bureau de santé de Livourne. Le bureau de santé maritime de Marseille suivait attentivement l’évolution de la législation toscane en la matière.
26 Sur la rigueur tatillonne de l’administration sanitaire toscane du XVIIe siècle et la mise en place concomitante d’une bureaucratie d’État hiérarchisée dans ce secteur, voir Cipolla 1992.
27 Dans d’autres ports italiens, comme Naples, les magistratures de santé sont contrôlées par la municipalité. À Livourne, qui au début du XVIIe siècle dépend encore administrativement de Pise, il n’existait pas de passé d’autonomie communale.
28 Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome IX, Neufchastel, S. Faulche et c., 1765, p. 600. « Et patet, et favet » : « S’étend et prospère ».
29 Milano 1963, p. 322-328. La croissance de la communauté juive de Livourne correspond aussi à un phénomène plus général de concentration des minorités juives d’Italie dans quelques grandes villes
30 Seuls les juifs de Pise eurent les mêmes avantages, dans la mesure où le port de Livourne était encore administrativement dépendant de Pise et les communautés des deux villes encore confondues. En 1571, tous les autres Juifs de Toscane durent se rassembler dans les deux ghettos de Sienne et de Florence.
31 Sur cet édit, cf. Frattarelli Fischer 1993, p. 45-66.
32 Filippini 1979, p. 37 ; Frattarelli Fischer 1990, p. 57-58.
33 Caracciolo 1965, p. 54, Mémoire du marchand M. Fermi.
34 Ibid., p. 55, Cronaca de C. Albertini.
35 Calafat 2013, p. 496.
36 Frattarelli Fischer 1990, p. 42.
37 Hoenberg, L. H. Lees 1992, p. 203-211.
38 Fasano-Guarini, Matteoni 1980, p. 150.
39 Matteoni 1985, p. 42.
40 Conforto, Frattarelli Fischer 1982, p. 34-41.
41 La situation est quelque peu différente dans l’ancien bourg médiéval où, entre le XVIe et le milieu du XVIIIe siècle, une partie du patrimoine immobilier reste aux mains de la noblesse pisane et de l’Église. Ibid., p. 52. Toutefois, la faiblesse du pouvoir ecclésiastique dans la cité est accrue par le fait que, jusqu’en 1806, Livourne n’a pas d’évêque et dépend du diocèse de Pise.
42 Masson 1903, p. 162.
43 Garin 1972, p. 33-42.
44 D. Matteoni, 1985, p. 53.
45 Président De Brosses 1861, p. 326.
46 Encyclopédie…, op. cit., p. 600.
47 Bortolotti 1970, p. 107.
48 Ibid.
49 Ibid.
50 Addison 1875, p. 490.
51 Roncayolo 1985, p. 908.
52 Livourne attire d’autant plus l’attention que la pratique du « Grand Tour », en tant que moyen de formation des classes dirigeantes européennes, se généralise et prend un aspect plus nettement éducatif. Seta 1982, p. 135-138.
53 Roncayolo 1985, p. 906.
54 Simoncini 1996, p. 141.
55 Encyclopédie…, op. cit., p. 600.
56 P. Masson, 1903, p. 162.
57 Montesquieu, Lettres persanes, 1964, p. 54.
58 Président De Brosses, 1861, p. 326.
59 J. Addison, 1875, p. 491.
60 L. Rombai, 1993.
61 Ibid., p. 108.
62 ASF, Segreteria di Gabinetto 695, Raccolta di piante delle principali città e fortezze del Granducato di Toscana levate d’ordine di Sua Maestà Imperiale, 1749 ; Sur l’Atlas Warren, cf. L. Rombai, 1993, p. 64.
63 Ce souci de précision, qui se répand dans l’ensemble de l’Europe d’Ancien Régime, n’empêche pas le maintien de représentations symboliques de l’espace urbain. Géométrie et volonté de mesure scientifique coexistent, parfois dans le même plan de ville, avec des stéréotypes et des représentations symboliques plus anciennes, dont certaines servent encore à exalter la puissance monarchique.
64 M. Halbwachs, 1997, p. 209-214.
65 L. Zangheri, 1985 ; C. Cresti, 1987.
66 Cf. le cas de Naples, évoqué par B. Marin dans Vallat, Marin, Biondi 1998, p. 83-96.
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