Chapitre 6. Les certitudes vacillantes de l’architecture
p. 245-288
Texte intégral
C’est une de ces si nombreuses choses que je ne sais pas.
C’est une de ces nombreuses choses que je sais ne pas savoir.
Questa è una di quelle tante e tante cose che io non so.
Questa è una di quelle tante cose che io so di non saperla.
Galilée, citations retrouvées par Viviani dans la bibliothèque de Nelli et consignées par Bottari sur une feuille volante dans son dossier sur la coupole de Saint- Pierre (BAV, Cicognara V-3849-2).
L’architecture théorique
1Les débats sur la coupole virent s’opposer défenseurs de la science contre partisans du savoir-faire. Ce conflit n’était pas seulement dû à une défense corporative. Certes, les jugements de valeur sur la qualité du savoir des uns et des autres ne manquèrent pas. Mais la qualité des modes de transmission a aussi compté pour beaucoup : soit ils provenaient d’une connaissance imprimée, soit ils se fondaient sur l’expérience des métiers. Ces modalités d’enregistrement et de diffusion des savoirs n’étaient pas indifférentes : les connaissances rédigées et publiées s’inscrivaient dans une réflexivité historique, les autres dans l’immédiateté de l’action. Les pratiques scientifiques synchroniques, comme celle des Trois mathématiciens, venaient perturber ce cadre traditionnel. Le débat reformulait le rapport entre théorie et pratique et questionnait la temporalité longue qui avait prévalu à la constitution des savoirs. Ces charges symboliques et opératoires traversaient les catégories socio-professionnelles, redessinaient la carte de leurs compétences respectives et entérinaient de nouveaux modes d’acquisition et d’utilisation. Les convictions profondes sur la nature de l’architecture étaient en mutation.
2Que faire ? Comment procéder ? La contention entre le savoir et le faire possède de profondes racines historiques. Vitruve avait établi la science de l’architecture sur un principe de dualité : ce sont les célèbres fabrica et ratiocinatio que nous traduisons aujourd’hui par « pratique » et « théorie ». Les premiers vulgarisateurs de la Renaissance avaient hésité à adapter ces termes dans les langues modernes, préférant un calque du latin1. Ils s’en tenaient ainsi à une relative neutralité. Leur position dépendait d’un cadre plus général régulant les connaissances : élaborations spéculatives et opérations matérielles étaient tantôt articulées, tantôt dissociées. Si l’on s’en tenait à une reformulation des catégories aristotéliciennes, la théorie constituait la première des sciences philosophiques et la pratique la seconde. Les savoirs étaient plus classifiés et hiérarchisés qu’enchaînés dans un processus logique. La pratique relevait de l’expérience et évoquait la spontanéité, la théorie les règles et la réflexion. Ce cadre explicatif général procurait une certaine commodité et une réconfortante clarification intellectuelle. Il ne résista cependant pas au développement des arts dont les ressources étaient effectivement mixtes. La question du rapport que les deux entretenaient surgit sans tarder.
3Daniele Barbaro (1556) expliquait que la « fabrica était la mère de l’architecture » et forgeait son savoir dans l’exercice. Le « discours » (et non la théorie) constituait le second membre du couple : celui-ci rendait compte des opérations et des raisons, les justifiait et les démontrait2. L’accent était cependant mis sur l’interaction entre les deux et la question de la prééminence de l’un sur l’autre restait une question secondaire. C’est au XVIIe siècle que l’on attribua à ces activités les valeurs de pratique et théorie, plus contraignantes. Claude Perrault avait tranché, marquant l’abandon définitif des notions humanistes et de leur féconde ambiguïté3. La situation était désormais plus simple : l’architecture se fondait sur un appareil théorique pour produire des édifices. L’architecte de cabinet qu’il était, attentif à la régulation du chantier sans en posséder une expérience personnelle, était destiné à affirmer plus encore le rôle du savant dans ce dispositif intellectuel : « la théorie de l’architecture est la connaissance […] que l’on peut avoir par l’étude des livres ou par les voyages ou par la méditation. La pratique est la connaissance qu’on a acquise par l’exécution et la conduite des bâtiments »4. Les deux étaient conjointes mais leur enrichissement n’était pas mutuel. La seconde était subordonnée à la première, la pratique étant la conséquence de la théorie.
4Quoi qu’en pensent les lettrés du XVIIe siècle, le rapport entre la théorie et la pratique de l’architecture ne s’est pas construit sur la seule opposition entre la bibliothèque et le chantier. La théorie architecturale, en particulier, s’est épanouie à partir d’une série de préceptes dont Vitruve avait délimité les contours, incorporant des segments de savoirs empruntés à de multiples disciplines. Ce faisant, le corpus théorique avait dépassé les écrits des autorités et s’était enrichi de typologies idéales, catalogues d’exemples manifestant l’excellence d’un art qui devait s’exprimer premièrement dans l’idée. Ces nouveaux espaces théoriques concernaient principalement les domaines de l’ornementation et de la distribution : on pense surtout à Vignole et Palladio. La statique et les questions purement techniques en étaient exclues. La réduction en pratique des principes et des idéaux ne constituait pas une préoccupation primordiale. Ces ouvrages disposaient des modèles pour leurs lecteurs ; ils n’enseignaient pas la mise en œuvre de procédures.
5Mais au cours du XVIIIe siècle, la concaténation entre la théorie et la pratique s’imposa progressivement. La seconde ne pouvait exister sans la première. Les académiciens de la Crusca qui, jusqu’alors, ne voyaient la théorie (teorica) que comme « la science première », la définissaient désormais comme « la science spéculative qui régule la pratique et rend raison des opérations »5. La nature des rapports que les deux entretenaient restait cependant une question ouverte : la tendance penchait tantôt pour l’option ouverte par Barbaro ou pour celle fermée par Perrault. Les Trois mathématiciens portaient la conviction que la pratique n’était pas seulement une conséquence de la théorie mais qu’elle lui était directement subordonnée. Ils s’expliquaient auprès de leurs lecteurs avec un ton magistral :
Nous montrerons que les théories sont toujours, lorsqu’elles sont bien appliquées, non seulement utiles mais nécessaires et que la pratique elle-même ne peut être profitable que par cette théorie que se forme par soi-même celui qui a observé ce qui se produit dans de nombreux cas et en déduit, par la force de l’entendement naturel, ce qui doit nécessairement se produire6.
6La compétence professionnelle du mathématicien (ou du philosophe naturel) permettait de construire des théories fondées sur l’observation qui serviraient de guide à l’action des praticiens. On était évidemment très loin des autorités de la Renaissance, la science se conjuguait ici exclusivement au présent. Cette philosophie naturelle était le fruit d’une démarche personnelle et non d’un enseignement. La nouvelle voie d’acquisition du savoir comportait cependant un critère de nécessité ; tous devaient parvenir aux mêmes conclusions. Le mathématicien populaire Brunetti n’était pas si profondément convaincu de l’universalité des théories modernes quand bien même elles fussent construites selon les règles. Plus encore, son point de vue ravivait la désuète mésintelligence éloignant la théorie de la pratique et il proclamait que « beaucoup de choses se disent et se démontrent en théorie qui par la suite ne se produisent pas dans la pratique »7.
7Et en effet, on pouvait s’interroger pour savoir si le « système » des Trois mathématiciens rencontrait une résonance dans la pratique. Dans le vocabulaire de Poleni, ce terme désignait une explication logique spécifique et était synonyme de « théorie », habituellement réservé à une explication logique universelle. L’ambiguïté reposait sur l’évolution du mot en italien. « Système » était employé depuis le début du XVIIe siècle pour désigner des constructions scientifiques, c’est-à-dire relevant de la connaissance. Dans le vocabulaire courant, « système » faisait cependant référence à la « méthode ». L’usage du mot s’était généralisé en astronomie, dans laquelle on discutait des systèmes ptoléméens et coperniciens : on faisait alors référence indifféremment à la méthode scientifique de leurs partisans ou à la réalité cosmique qui en découlait. L’amalgame présentait une forme de commodité. Newton lui-même n’avait-il pas proposé son « système du monde » ? On pouvait lire dans cette expression soit les conséquences des lois de la gravitation universelle sur une compréhension du système solaire, soit la méthode argumentative employée pour y parvenir. Les newtoniens, répugnant à employer le terme « hypothèse » pour désigner la mise en ordre de plusieurs éléments aboutissant à une conclusion logique, lui préféraient donc celui de « système ». Lorsque l’on s’en tenait au « système », on restait dans les limites désignées par les sciences spéculatives liées à l’expérience, lorsque l’on parlait de « théorie », on faisait référence à un corpus constitué de savoirs, enfin, lorsque l’on évoquait la « pratique », on faisait basculer le débat dans les incertitudes des arts et des opérations.
8La méthode mise en place par les Trois mathématiciens relevait de la mise à l’épreuve de théories de physique générale. L’objet architectural servait à valider le « système » proposé qui se fondait sur une intuition suite à des observations sur les lieux. Pour se livrer à cette vérification, il leur était nécessaire de procéder au calcul de la « quantité absolue de forces, ce que les mécaniciens appellent le moment »8. Le « moment – nous disent-ils – est l’énergie avec laquelle agit une force déterminée dans des circonstances particulières »9. Il s’agit en premier lieu de connaître la densité habituelle des matériaux employés, afin de déterminer la masse des différents éléments de l’édifice depuis la base du tambour jusqu’au lanternon, masse qu’ils s’emploient ensuite à transformer en quantité de mouvement (c’est-à-dire la masse par la vitesse). Ils posent ensuite les trois lois du mouvement selon Newton (sans le nommer) qui veulent qu’un corps persévère dans son état ou dans son mouvement, que le changement de mouvement soit proportionnel à la force motrice imprimée, et s’effectue suivant la droite par laquelle cette force est imprimée et enfin, que la réaction soit toujours contraire et égale à l’action. Les deux cercles de fer inférieurs (le troisième cercle, sujet à débat, disparaissant ici mystérieusement des calculs) résisteraient ainsi à une charge théorique de 3.880.380 livres. Ils exposent ensuite le mouvement inertiel vertical dû à la pesanteur, et le mouvement horizontal à la naissance de la coupole ou sommet du tambour. Deux hypothèses sont alors formulées. Dans un premier cas, la base, le tambour et les contreforts sont considérés comme solidaires et sujets à renversement sous la compression de la coupole. Il s’agit alors de comparer les forces qui exercent une poussée horizontale avec celles qui leur résistent. Alors la poussée des deux coupoles et des nervures aurait été inférieure à la résistance, « le centre de gravité au lieu de descendre, aurait été contraint de s’élever » et l’édifice se serait maintenu en place10. C’est le calcul de la figure idéale de la coupole.
9Dans le deuxième cas d’école, les Trois mathématiciens considèrent que le support est désolidarisé car, selon eux, les nombreuses fissures horizontales du tambour témoignent d’une compression. Ils constatent alors une poussée (spinta) d’un peu plus de trois millions de livres, soit un tiers de la masse totale ! Cela aurait dû conduire à la destruction définitive de l’édifice si le lanternon et sa base « n’avaient pas retenu le mouvement et la rupture ». Ils insistent sur le fait que cette masse exerce une force continue et que son effet est progressif. Pour expliquer comment la coupole ne s’était pas encore renversée, comme chacun pouvait le constater, ils changent à l’impromptu de registre explicatif. De la mécanique de Newton, on repasse aux connaissances architecturales. En corollaire de leur affirmation, ils reviennent ensuite sur l’épaisseur des piédroits, lieu commun des traités d’architecture.
10Cela n’enlevait rien, selon eux, à la « voie analytique » qu’ils prétendaient suivre11. Selon les démonstrations, elle avait recours tantôt au calcul, tantôt à la logique et au sens commun, tantôt, à titre de riposte aux traités d’architecture. On peut s’étonner du caractère fondamentalement approximatif de leurs calculs de la masse ; impossibles à vérifier, ils ne pouvaient constituer qu’un guide dans une interprétation se fondant sur d’autres critères. Mais la coupole constituait pour eux un objet d’expérimentation de théories mécaniques générales ; ils ignoraient tout des réalités du chantier et beaucoup de la théorie architecturale. Confrontés au caractère mixte de la construction, dépendant de nombreux paramètres impossibles à reconstituer a posteriori, ils avaient été contraints d’adapter leur discours au cours de son élaboration. Le résultat sembla étrange à beaucoup, mais ils persistèrent dans leur conviction. Un édifice, comme toute réalité matérielle, se devait de correspondre aux lois de la physique.
11Les réactions à l’analyse des Trois mathématiciens furent de différentes natures. Une partie d’entre elles interrogea le rapport théorie et pratique qu’elle mettait en œuvre. Bianchi-NN Capomastro cherchait les liens de conséquence logique à l’hypothèse de l’affaissement horizontal du massif architectural. Si les fissures du tambour étaient dues à la pression de l’ensemble constitué de la coupole et du lanternon, alors ces parties, délogées de leur position d’origine, devaient aussi montrer quelques signes de faiblesses. La construction étant composée de matière solide « et non de matière naturellement flexible », tout mouvement, aussi minime fût-il, aurait dû imprimer sa marque. Par conséquent, le système des Trois mathématiciens ne pouvait avoir eu lieu « selon la règle, ni en pratique, ni en théorie »12. On se demande alors selon quels cadres de pensée il aurait donc bien pu se produire ?
12Le chevalier milanais s’était interrogé pour sa part sur certains aspects particuliers des analyses fournies par les Trois mathématiciens. Il s’étonnait notamment de l’usage partiel des études de Musschenbroeck qui avaient conduit à déterminer la résistance des cercles de fer. Ils n’avaient pas tenu compte de leur épaisseur et « du nombre de fibres » qu’ils contenaient. La proportionnalité entre les dimensions des cercles et celle de la maçonnerie jouait un rôle capital. Le contre-argument ne touchait pas une question de détail ; ce n’était pas un oubli ou une négligence de leur part, il soulignait la profonde divergence de conception de l’architecture. Si, pour les Trois mathématiciens, la théorie ne naissait que de la physique, le chevalier la voyait également dans les œuvres architecturales. Il ne cherchait pas toutefois les modèles idéaux, ceux qui avaient constitué la théorie de l’architecture des deux siècles écoulés. C’est dans les cas concrets, comme celui de la coupole, que se forgeaient selon lui les savoirs généraux de la construction : « il ne s’agissait pas d’un théorème spéculatif mais d’un théorème entièrement pratique »13. Le sens du vocabulaire était retourné.
L’architecture académique
13Les Trois mathématiciens avaient appuyé leur premier rapport, le Parere, sur un appareil serré de références scientifiques contemporaines. Ils eurent recours à certains travaux de Newton, de Pieter van Musschenbroeck, membres de la Royal Society de Londres ou de Pierre Couplet, Jean Picard, Philippe de la Hire, membres de l’Académie royale des Sciences de Paris. À Paris comme à Londres, la formalisation académique des savoirs constructifs avait commencé plus tôt qu’en Italie14. L’enrichissement du champ de l’architecture par des connaissances scientifiques élaborées au sein de ces assemblées savantes entraînait une inévitable et laborieuse reconfiguration des disciplines. Les « auteurs épars dans les actes de l’académie de Paris » comme disait Pozzo-N.N.15, constituaient progressivement un corpus spécifique qui travaillait la légitimité érudite de ces savoirs pratiques.
14Les efforts de François Blondel, membre des deux académies parisiennes, celle des sciences et celle d’architecture, répondaient à ce souci : élaborer un discours utile à l’architecture, fondé sur la connaissance des choses et tourné vers l’action, bref une science qui déploie ses ressources au service de l’art. Il s’agissait d’élaborer, par le consensus des savants, les « règles les plus justes et les plus correctes » dans « ces sciences qui sont absolument nécessaires aux architectes comme […] la géométrie, l’arithmétique, la mécanique c’est-à-dire les forces mouvantes»16. À Londres, on était également convaincu que les artisans n’étaient pas les seuls capables d’améliorer la statique des édifices et que la « philosophie expérimentale » était essentielle. Ces connaissances qui avaient été acquises « par le plaisir (luxury), le hasard ou la nécessité » exigeaient maintenant d’autres contributions que celles des « mains laborieuses »17. Le caractère universel de la Royal Society, que l’on peut qualifier d’institution « vitruvienne », donna lieu à de féconds transferts de connaissances qui enrichirent l’architecture par des connaissances de physique. Les savoirs qu’on y discutait eurent de nombreux débouchés pratiques même si elle ne connut à vrai dire qu’une seule application directement identifiée, à travers l’œuvre de Christopher Wren18.
15La situation était plus difficile à Paris, où les académies avaient été fondées, par un souci d’efficacité ou de corporatisme, sur des critères disciplinaires plus stricts. La volonté d’écouter les « hommes habiles en physique et en architecture » apparaissait cependant dans les usages de la première Académie des sciences19. Blondel et La Hire étaient membres des deux académies, mais leurs travaux en mécanique et en architecture restèrent cloisonnés20. Le cours d’architecture de Blondel (1675) exprime cette difficulté. On n’y trouve que peu de questions techniques : la règle du renversement des piédroits, les sections coniques pour la stéréotomie ou la fameuse formule de calcul des marches d’escalier. Mais c’était bien peu de choses dans les huit cents pages consacrées à une lancinante réduction des autorités italiennes sur la théorie des ordres, déclinée à l’envi dans toutes les parties du bâtiment. L’ouvrage s’achevait par la profession de foi de l’auteur sur les proportions harmoniques dans l’architecture, à l’appui des exemples du Panthéon et de la cathédrale de Milan, emblème de la conception synthétique de l’architecture. Sur les coupoles, il ne parvenait à livrer rien d’autre que de vagues remarques esthétiques : celle du Panthéon était « un peu écrasée » et celle de Saint-Pierre, par sa forme élongée, agrémentée « d’une gaîté que l’on observe dans tout ce grand bâtiment »21. Que restait-il de ses travaux réalisés à l’Académie des sciences ? Ses expériences sur la balistique et la chute des corps ne débouchèrent sur aucune instruction pour la construction.
16Blondel avait consacré une publication séparée – Les quatre problèmes d’architecture (1673) – à des questions plus techniques requérant l’usage des mathématiques22. Le problème de la résistance des poutres s’insérait dans une série de recherches qui avaient commencé avec Galilée. Mais ces études ne se retrouvaient que marginalement dans le Cours et la formulation qu’il en donnait rendait leur mise en œuvre sur le chantier à vrai dire improbable. Plus récents, les enseignements de Philippe de la Hire n’étaient guère plus spécifiques23. Sur la question des coupoles, il dépassait cependant les vagues remarques de goût auxquelles Blondel s’était limité. Il restait cependant confiné dans le registre des qualités visuelles des bâtiments et fournissait une règle géométrique pour dessiner la hauteur idéale d’une coupole selon le point de vue24. En 1671, l’académie des sciences considérait que « la résistance des corps solides est une espèce de science toute nouvelle dont Galilée a été l’inventeur »25. Un demi-siècle plus tard, l’intégration des questions de statique au corpus architectural devrait encore attendre.
17La situation italienne était plus contrastée, en partie due à la spécificité locale de l’histoire des académies et à la dispersion des foyers intellectuels. Il est plus difficile d’identifier une contribution spécifique des académies à ce propos. C’est à Bologne que les conditions les plus favorables à cette évolution étaient réunies. L’académie des Sciences réservait une place particulière à l’architecture et la proximité, géographique et institutionnelle, de l’Académie Clémentine ne pouvait que favoriser les échanges26. On connaît encore mal les travaux croisés conduits dans ce cadre et, quoi qu’ils fussent, l’institution ne disposant pas de périodique, ils ne furent guère divulgués. Ce fut surtout la didactique qui marqua le second quart du XVIIIe siècle, sous la férule de Ferdinando Galli Bibiena. Hélas, bien qu’il proclamât et professât que « la géométrie la plus exacte » fût indispensable aux apprentis, il ne leur servait qu’un bréviaire suranné, imprégné des autorités de la Renaissance27. L’architecture de l’expérience, à supposer qu’elle s’y développât, ne transparaissait pas. Ce n’était pas la tendance « mécanico-spéculativo-pratique » de Carlo Cesare Scaletti (1711) que l’école bolonaise mettait alors en valeur.
18Alors qu’ils cherchaient dans les ouvrages physico-mathématiques quelques instruments intellectuels pour comprendre les mouvements de la coupole, les Trois mathématiciens ne pouvaient trouver les soutiens auxquels ils aspiraient. En auraient-ils attendu une théorie appliquée ? Voici une notion étrangère à l’époque. Les rapports de la théorie et de la pratique empruntent des chemins bien différents, comme nous l’avons vu. Ils cherchèrent donc à croiser les connaissances provenant de champs de recherches différents. La question de la pesanteur, qui constitue leur préoccupation rampante, figurait au programme de l’Académie Royale des Sciences de Paris depuis 166928. Elle était exposée dans le Traité de mécanique de Philippe de La Hire, lu devant cette même assemblée en 1695 et publié en 1730. S’il est difficile de penser que « La Hire, dans cet ouvrage, épuise la matière »29, comme l’estime un autre Minime, le célèbre père Nicéron, il n’en reste pas moins que ce traité, ainsi que d’autres écrits du même auteur publiés dans les Mémoires de l’Académie, constitue le socle de leur réflexion. Dans un registre purement appliqué, La Hire se contente pourtant d’évoquer « la charge qu’on doit donner à chaque pierre ou voussoir […], dont on forme des arcs ou des voûtes, afin qu’elles puissent demeurer toutes en équilibre »30. Cette règle peut revêtir une certaine utilité au moment du projet architectural mais elle est absolument inopérante au moment du constat. Elle ne servait aux Trois mathématiciens qu’à énoncer un principe annonçant leur discours sur la poussée horizontale. Ils mentionnent donc également la version appliquée ou plutôt, suivant leur mot « exécutée », que Pierre Couplet publia31. Si celui-ci se propose « d’examiner la forme et la poussée des voûtes, l’épaisseur de leurs piédroits […] et la liaison des voussoirs », il n’est pas vraisemblable, là encore, que la méthode puisse être employée a posteriori pour vérifier la stabilité d’un édifice. Les Trois mathématiciens n’en font d’ailleurs rien de concret et passent à l’exposé par les mêmes auteurs de la question du point de renversement, un « principe prouvé par l’expérience »32. La présentation du texte de Couplet par le secrétaire de l’Académie montrait les difficultés inhérentes à l’établissement d’une méthode générale fondée sur l’observation des phénomènes :
M. Couplet continue la théorie des voûtes, qu’il n’avait donnée en 1729 que dans l’hypothèse purement géométrique et réellement fausse que les voussoirs fussent parfaitement polis. Ici il reprend la réalité, les voussoirs s’engrènent par leurs surfaces les uns dans les autres, et il faut même y ajouter ce qui n’est pas tout à fait réel, qu’ils s’engrènent de façon à ne pouvoir céder à aucune force […] ; car la géométrie ne peut jamais s’allier à la mécanique, qu’en y supposant quelque chose de plus absolu et de plus précis que le vrai33.
19Science et réalité faisaient-elles un mauvais mariage ? Les conditions du passage des expériences de statique à la pratique de l’architecture exigeaient autre chose. Poleni distinguait entre les propositions considérées « abstraitement ou physiquement »34. Si l’on veut faire une supposition « non abstraite mais physiquement vraie, il faut dans ce cas considérer certaines irrégularités ». Soit on se plaçait du point de vue de la science et il fallait se départir de son caractère absolu en acceptant un facteur de variabilité. Soit on se plaçait du point de vue de l’architecture et il s’agissait alors de dépasser des barrières disciplinaires fondées sur la description de modèles magistraux et l’énoncé de préceptes édifiants. La Hire avait largement travaillé à faire reconnaître l’architecture non plus seulement comme pratique mais aussi comme science articulée sur des connaissances de mécanique35. Dans son Traité d’architecture, il renonçait cependant à intégrer ces savoirs. Il aurait fallu mettre l’idéal à distance ; cela ne se produirait que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
20Pour répondre à leurs questions, faute de trouver des outils généraux, les Trois mathématiciens durent puiser dans le corpus académique des informations plus particulières. Réfléchissant à la solidité des cercles de fer constituant l’armature de la coupole, ils éprouvèrent le besoin de connaître la résistance des matériaux. Pour parvenir à leurs fins, ils furent contraints à un long détour. Dans le dernier quart du XVIIe siècle, les mesures de l’attraction terrestre au moyen d’un pendule se multiplièrent aux quatre coins de la terre. Elles servaient notamment à mesurer les méridiens plus exactement que par les instruments astronomiques. On s’aperçut cependant que la barre de fer qui composait l’instrument subissait des variations dues à la chaleur des climats sous lesquels il était employé. Newton participa à ce débat à travers les Principes mathématiques, procurant une table de la longueur du pendule sous les différentes latitudes. Les pères Minimes avaient publié un long commentaire de cet ouvrage mais de plus, ils s’intéressaient beaucoup aux questions d’arpentage et de mesure de la terre par les moyens les plus modernes. Ils connaissaient par conséquent les contributions de La Hire et Picard aux Mémoires de l’académie des sciences sur le pendule qui traitaient incidemment de la dilatation d’une verge de fer l’été et de sa contraction durant l’hiver. Ils complétèrent ces informations par les données de Peter van Musschenbroeck sur la résistance d’une grande variété de matériaux : bois de différentes espèces et métaux industriels36. Le savant hollandais était réputé en Italie, notamment pour son édition latine des expériences de l’Accademia del Cimento de Florence. Les éléments de physique, auxquels les Trois mathématiciens avaient eu recours, étaient une sorte de résumé de ses travaux. L’ouvrage était destiné à « l’usage académique », c’est-à-dire à l’enseignement, une acception que ce mot n’avait pas en français. La fonction didactique des académies parisiennes était régulièrement contestée par une partie de leurs membres eux-mêmes37. Les travaux de Musschenbroeck contribuaient cependant à circonscrire une sphère intellectuelle spécifique au savoir académique, garantie de qualité par le consensus de l’assemblée et de clarté par ses vertus didactiques.
21L’incorporation au débat sur la coupole de ce savoir exogène à l’architecture n’était donc en rien dû au hasard, mais plutôt à la diversité des intérêts intellectuels de ces savants. Ils réemployaient un savoir élaboré pour une autre finalité et le détournaient pour la connaissance de l’architecture. Cette réflexion pourrait être conduite sur d’autres points de l’argumentation des Trois mathématiciens. Notons cependant qu’ils puisèrent de préférence leurs références dans un savoir validé par les institutions académiques. Et comme le corpus émanant de l’académie d’architecture n’était pas en mesure de répondre à leur questionnement, ils s’orientèrent vers celui de l’académie des sciences. Mais une question subsiste. Eux qui exprimaient une familiarité affichée pour la production française, pourquoi n’avaient-ils pas interrogé les ouvrages de Bernard de Bélidor ? Parce que Bélidor n’était pas membre de l’académie des sciences bien qu’il en fût l’élève38 ? Parce que Bélidor avait annoncé que son « traité de mécanique, [était] démontré selon le principe de M. Descartes et celui de M. Varignon »39 ? La Science de l’ingénieur avait été publié en 1729 et était largement diffusé. Sur bien des points, il répondait cependant à leurs interrogations, de manière claire et applicable : le calcul du centre de gravité des figures, les règles de l’épaisseur des piédroits, la « pesanteur » des matières, l’établissement des fondations, en particulier dans le « mauvais terrain », les risques encourus par la maçonnerie… Bélidor était bien parti du même endroit que celui où ils se trouvaient. Il avait constaté que : « aucun architecte n’a donné le principe pour trouver le point d’équilibre entre les forces agissantes et celles qui doivent résister »40. Mais, pour leur part, ils ne rencontraient pas Bélidor dans sa quête. C’est une autre vision de l’architecture qu’ils possédaient, animée par une volonté de réguler cette pratique par des connaissances issues du sérail académique. Leur légitimé dans ce cadre social ne fut d’ailleurs pas remise en cause, comme le confirmerait la réception de Jacquier, Le Seur et Boscovich en qualité d’académiciens d’honneur de Saint-Luc41.
Le passage à l’action
22La réaction épidermique que le premier rapport des Trois mathématiciens suscita s’explique en partie par le mépris dont ils firent preuve à l’égard des praticiens : personne, ni les architectes, ni les maîtres maçons ne leur paraissait capable de résoudre le problème. Ce n’était pas des raisons sociales qui les poussaient à se comporter de cette manière ; ils fréquentaient de nombreux architectes au sein de l’Arcadie. Mais ils possédaient une conviction structurée, liée à leur foi en la science expérimentale. La théorie était pour eux synonyme de « science moderne » et, dans une attitude militante, ils récusaient par anticipation les critiques de ceux « qui, non seulement, préfèrent la pratique aux théories mais la considèrent comme seule nécessaire et opportune, et celles-là nuisibles »42. En cela, ils appartenaient bien à une certaine mentalité française, focalisée sur leur capitale comme source de science et perpétuaient la ségrégation des savoirs qui prévalait dans les académies parisiennes. Frézier considérait que « un vieux praticien est toujours un vieux ignorant »43, la formule était violente. La situation italienne était différente et offrait une plus grande fluidité des savoirs. La sociabilité intellectuelle s’organisait dans des lieux qui n’étaient pas organisés selon des critères disciplinaires. La multipolarité géographique offrait également plus d’opportunités d’échanges dans des cercles plus nombreux et plus intimes. En outre, Rome était un lieu de passage et Paris celui de l’aboutissement. Dans les académies italiennes, les savoirs circulaient, dans les académies parisiennes, on les établissait.
23Les Trois mathématiciens affirmaient que « la pratique elle-même n’est utile que par cette théorie dont elle naît ». Il leur était impossible de reconnaître ce qui avait prévalu pendant des siècles : un enrichissement mutuel de l’un par l’autre dans lequel la question de la primauté était secondaire. Il leur était aussi difficile de penser différemment qu’à travers le prisme de la causalité qui articulait théorie et pratique. La maîtrise d’un art, qui naît de l’apprentissage et de l’expérience sans aboutir à une formulation théorique et encore moins écrite, était une notion étrangère à leur pensée. Ils constataient que la condition de la coupole
est l’une de celles qui requièrent plus les théories des mathématiciens que la pratique […] et il n’est pas possible, qu’aussi longue et exercée soit l’expérience, elle puisse suggérer un nombre suffisant de cas semblables pour former ces principes particuliers sur lesquels les purs praticiens ont coutume d’appuyer leurs théories44.
24L’opposition entre théorie et pratique n’était pas le seul espace pour imaginer la restauration de la coupole. Il y avait une autre dimension, celle de la compétence artisanale. L’intégration de ces connaissances aux corpus savants poursuivait un chemin tortueux.
25Une certaine confusion était perceptible dans le vocabulaire. Le chevalier milanais, en examinant une application des lois de Musschenbroeck pour le calcul de résistance des cercles, s’interrogeait pour savoir s’il existe la possibilité d’« une modification de la proportion [entre le nombre de fibres contenues dans les pièces métalliques et leur grandeur, selon qu’il s’agit de corps rigides ou flexibles] en augmentation ou en diminution, et peut-être évoluant indépendamment d’aucune loi »45. Et il justifiait ses doutes sur la possibilité d’employer les études du savant hollandais, puisqu’il ne s’agissait pas en l’espèce d’un « théorème spéculatif » mais d’un « théorème pratique ». La notion de théorème contaminait celle de règle.
26Dans les premières éditions de leur dictionnaire, les académiciens de la Crusca définissent la pratique comme la praxis aristotélicienne, c’est-à-dire une discipline du comportement et de la conduite personnelle. Dans l’édition de 1691, ils fusionnent cette notion avec celle de « poïétique » : la pratique désigne également la fabrication. Ils insistent alors sur la « mise en pratique », suggérant une causalité implicite entre théorie et pratique. Mais au début du XVIIIe siècle, dans une édition consolidée qui moissonne les définitions de la Renaissance et les intègrent à des champs sémantiques ayant évolué, ils voient la « pratique » comme le fruit primordial de l’expérience assidue et non seulement comme la conséquence d’un savoir théorique46. La pratique s’éloignait de la science, elle traçait une troisième voie. C’est à cet endroit que l’on trouvait la pratique architecturale, « industrie de l’art », selon les mots de Poleni.
27Quant à lui, le binôme théorie et pratique s’organisait désormais dans un paradigme plus restreint, lié au calcul et à la logique. Les démonstrations lui donnaient sa légitimité. Cette opposition n’était pas traditionnelle et n’était pas partagée par tous les mathématiciens. Santini avait livré son discours sur la coupole « sans figures ou démonstrations, car il est fait pour les spécialistes qui n’ont point besoin de prétextes pour pénétrer la substance des faits »47.
28Le filosofo-Faure exprimait cette séparation de deux univers, celui théorico-pratique déterminé par la science et celui de l’architecture, fondé sur une pratique que l’on pouvait théoriser : il voyait le remède des cercles « bon en spéculation, puisqu’étant approuvé par l’autorité commune depuis des temps anciens ». En cela, il reconnaissait l’existence d’un domaine du savoir cimenté sur l’accumulation des expériences du métier, établissant des règles générales. Mais quant à savoir si le moyen était « bon en pratique, cela relevait de l’inspection des architectes et des maîtres maçons »48. Sa mise en œuvre dépendait des circonstances. Il restait alors peu d’espace aux philosophes et aux mathématiciens pour modéliser l’application d’une théorie. En effet, la science ne connaissait pas cette variabilité. Elle établissait des lois de connaissance universelle qui ne pouvaient s’accorder d’une nature instable.
29C’est au milieu du XVIIe siècle que les mathématiciens commencèrent à investir le domaine de l’architecture. Les questions de la coupe des pierres constituaient un terrain idéal de validation des études sur les coniques, relançant par la confrontation avec la nature, une tradition mathématique revêtue d’un grand prestige depuis la Renaissance49. Mais la volonté du père Derand (1643) d’écrire un traité « très utile voire nécessaire à tous les architectes, maîtres maçons… » ne dépassait pas les limites de la page de titre. Les milieux savants ne disposaient alors ni de la disponibilité didactique, ni de la reconnaissance professionnelle nécessaires pour transmettre ces connaissances à l’univers du chantier. L’ensemble de la littérature d’appropriation savante des savoirs ouvriers sur la construction des voûtes et des coupoles de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle est travaillée par cette difficulté. Ils ne parviennent pas à les domestiquer. Et pour cause. Les savants ne poursuivaient pas une démarche de formalisation des savoir-faire constructifs, ils cherchaient à confronter leurs théories au réel. Pour les questions de dessin et de mécanique, l’architecture constituait par nature un terrain très propice. Mais la capacité d’adaptation aux circonstances à laquelle les savoirs ouvriers étaient contraints venait alors en collision avec des lois mécaniques estampillées du sceau de l’intangibilité.
30Le champ des intérêts des savants pour l’architecture était circonscrit. Le temps des sommes exécutives qui couvraient tous les aspects professionnels de la construction, en partant de la formation de l’architecte jusqu’à la réalisation et passant par le projet, était révolu. Ce modèle complet avait été esquissé par Vitruve et suivi par quelques-uns comme Alberti, Barbaro, Scamozzi ou de L’Orme. Mais la plupart des auteurs s’étaient employés à renforcer la libéralité de l’architecture en resserrant le propos sur les arguties de la doctrine des ordres et autres questions regardant le dessin. L’extension du domaine de connaissance vers les savoirs constructifs n’avait pas eu lieu. C’est de cette situation que partirait, autour de 1650, l’appropriation scientifique des questions architecturales : les travaux de Desargues développaient les questions stéréotomiques en puisant dans les réalités de la construction mais, une fois encore, sans fournir de véritable outil aux praticiens. Pendant le siècle qui allait suivre, entre 1650 et 1750, les mathématiciens et philosophes naturels s’intéressant à l’architecture concentreraient leurs études sur le dessin et la mécanique. Pour cette dernière, Galilée avait ouvert la voie. Mais « la pratique des spéculations » et la « vérification de l’expérience », pour reprendre les formulations de ce dernier, désignaient la mise à l’épreuve des théories mécaniques dans des conditions réelles et non leur mise en application dans les métiers. Pour cette raison, les questions traitées par les savants dans ce champ nouveau étaient confinées à un nombre restreint de thématiques : la coupe des pierres, la forme idéale des arcs et des voûtes, le renversement des piédroits, la friction des voussoirs. Poleni disait : « l’architecture a participé avantageusement aux progrès de la science mécanique »50. Mais ce sont les savants qui déterminèrent les thèmes en fonction de l’agenda scientifique et non en réponse aux besoins des architectes et des maîtres maçons.
31À l’hiver 1742-43, les discussions autour de la restauration de la coupole se déroulèrent autour de ce corpus dont la plus grande partie avait été publiée après 1680. Outre les thèmes évoqués, s’y ajouta la question de la résistance des matériaux, en particulier des métaux. Jusqu’en 1745, l’Académie royale des sciences publia près d’une quarantaine de mémoires qui employaient l’architecture comme terrain expérimental. Cela ne signifiait pas cependant que ces connaissances étaient mises à la disposition des architectes.
32Les Trois mathématiciens avaient tenté de dresser le tableau d’une théorie générale des voûtes qui n’existait pas encore. Ils avaient pris appui sur quelques indications données par La Hire dans le Traité de mécanique dont la pensée suivait le même cours : « les architectes possèdent quelques règles pour connaître l’épaisseur que l’on doit donner [aux piédroits], mais comme elles ne sont point fondées sur aucune démonstration géométrique, on ne peut pas dire qu’elles soient assurées »51. La géométrie devait disposer les règles de la nature. Il y expliquait comment calculer la dimension des voussoirs afin que leur force soit supportée par celui du dessous. Mais les Trois mathématiciens se trompaient lorsqu’ils disaient que La Hire « déterminait le mode de construire les voûtes ». Il expliquait le mouvement des forces combinées, il illustrait son principe. Il n’en donnait pas une instruction reproductible. Ils le complétaient alors avec les instructions de Couplet qui établissait la poussée des voûtes sur le modèle de la poussée des terres : la nature et l’art partageaient la même prédisposition géométrique, le talus et la voûte s’effondraient suivant la même trajectoire. Il s’efforçait de déterminer la courbe de la voûte afin que son effort soit en accord avec celui des piédroits et insistait sur la position des voussoirs, ce qui dans le cas de la coupole n’était pas vérifiable. Les Trois mathématiciens avaient alors recours au fameux mémoire de La Hire publié en 1712 qui donna lieu à de nombreuses discussions et à une confrontation avec le corpus depuis la Renaissance sur la construction52. L’idée n’était plus de calculer les dimensions proportionnelles des piédroits par rapport à celles de la voûte, mais d’alléger le plus possible la charge de cette dernière en canalisant les forces vers le centre. Elle visait à « soulager » la voûte, non à renforcer ses soutiens. La Hire avait constaté que les voûtes dont les piédroits sont trop faibles se rompent vers les reins entre l’imposte et le milieu de la clé. Selon les mots du secrétaire de l’académie, cette recherche « donne aux architectes une règle précise de la force que doivent avoir les piédroits »53. Bien qu’elle répondît aux critères de la science, la méthode s’avérait trop particulière. Les savants restaient dans l’illusion que leurs théories étaient applicables.
33Les Trois mathématiciens avaient constitué ce corpus car, « les auteurs qui traitent géométriquement de semblables matières, lorsqu’ils considèrent les arcs et les voûtes, sont très soucieux de ce qui est nécessaire pour qu’ils ne s’ouvrent pas par eux-mêmes »54. Poleni commentait : « ce par eux-mêmes mérite une grande réflexion »55. Il ne donnait pas sa clé de lecture mais semblait s’étonner de cette remarque désignant des causes internes. Quelle était la nature de ces renversements ? Les Trois mathématiciens faisaient-ils référence à une erreur de construction ? Le « par eux-mêmes », dans sa formulation idéaliste, pourrait également désigner un phénomène autonome, impossible à relier à une explication issue des théories mécaniques. Après avoir dressé le tableau savant des références, issues presque exclusivement de l’académie parisienne, ils concluaient que « notre cas est singulièrement différent et requiert une recherche particulière »56. Comment la science pouvait-elle donc généraliser des cas particuliers ? Ils ne trouvaient pas de réponse au problème qui leur était soumis et, pour cette raison, s’engagèrent dans le calcul évaluant la masse générale de la coupole, une voie encore inédite dans la littérature mathématique.
34Dans les faits, les réponses étaient dispersées dans une foule d’ouvrages, relevant de différentes disciplines et dont les résultats ne bénéficiaient pas toujours d’une validation académique. Poleni dressait une autre bibliographie, plus large, des textes utiles pour la connaissance de la mécanique des voûtes57. Il complétait le catalogue des Trois mathématiciens sur la théorie des voûtes : le père Derand, un classique du XVIIe siècle qu’on avait pensé utile de republier en 1743 et qui avait popularisé la règle géométrique du renversement du piédroit, les « règles occultes » de Fontana, une seule proposition du Traité de mécanique de La Hire. Antoine Parent, Pierre Couplet et Amédée-François Frézier complétaient ce panorama, sans autre forme de procès. Cependant, Poleni allait chercher fort loin des textes qui pouvaient constituer les prémices d’une théorie des voûtes. Il accordait quelque intérêt au traité du militaire Joseph Dulacq sur l’artillerie (1741). Faute de n’avoir trouvé nulle part réponse à ses questions sur ce thème, ce dernier avait consacré une partie de son texte à la mécanique de toutes sortes de voûtes et piédroits. Il employait la trigonométrie, une méthode autrement plus familière aux architectes que ne l’était le calcul auquel les Trois mathématiciens se référaient. Il fournissait un tableau du comportement des voûtes selon le degré de leur courbure, progressant par tranches de 10°. S’il ne pouvait constituer une règle exacte, celui-ci procurait cependant un guide de valeurs indicatives.
35L’incapacité pour les savants de traduire le corpus scientifique en termes pratiques signifiait pour certains le signe d’une disqualification radicale. L’accueil qui fut réservé aux Trois mathématiciens illustre les doutes d’une partie de l’opinion sur la possibilité d’une théorisation mathématique des pratiques architecturales. Le chevalier milanais considérait que le calcul du rapport entre hauteur et épaisseur des murs est « un labyrinthe d’une telle perplexité dans lequel la mécanique ne dispose d’aucun fil pour régler le chemin aveugle »58. Le filosofo-Faure s’interrogeait également sur la capacité des sciences – et plus spécifiquement sur le corpus que les académies fournissaient – à résoudre les questions pratiques de l’architecture :
La mécanique cultivée aujourd’hui […], si elle a proposé quelque remède pour la coupole vaticane qui soit bon du moins en termes spéculatifs, n’a pas su trouver, ni dans les Actes de Leipzig, ni dans les Mémoires de l’Académie parisienne, ni dans les Transactions d’Angleterre, ni dans les Recueils de Pétersbourg, un autre remède spéculativement bon, différent de celui que les architectes avaient prescrit alors que la coupole vaticane était à peine achevée. Ceux-ci avaient à leur disposition les préceptes de leur art mais ignoraient ce qu’était une équation du premier ou du sixième degré59.
36Et les tentatives de résorber cette fracture ne rencontraient alors aucun soutien. L’appel international lancé par Poleni en 1743 afin que fût publié l’ouvrage de l’architecte mantouan Andrea Galluzzi, Architecturae civilis theorico-practicae, en latin et en italien, « pour y enseigner d’une manière qui soit à la portée de toute sorte de personnes l’art de bâtir […] sans y employer le calcul »60, était resté lettre morte.
L’architecture organique
37L’idée que l’architecture constitue un organisme trouvait son origine dans les théories de l’ordonnancement et de la proportion, un lieu commun depuis la Renaissance. On parle le plus souvent et par commodité de théories anthropomorphiques de l’architecture, en évoquant la postérité renaissante de l’homme vitruvien. Si les parties structurelles doivent être pensées en rapport, alors elles ne peuvent exister indépendamment. Cette position était distincte de celle qui refusait à l’ornement une fonction architectonique. Toutes deux coexistèrent longtemps mais la position organique, considérant ornement et structure conjointement, resta dominante à la Renaissance, en particulier dans les milieux lettrés qui dominaient le domaine de la théorie. Vers le milieu du XVIIe siècle, la conception attribuant à l’ornement une autonomie acquit une plus grande audience.
38Dans le même temps, l’argumentaire des conceptions organiques fut restructuré, cette fois sur une base constructive et non plus humaniste. Le professeur d’architecture milanais Carlo Cesare Osio déclarait dans ses enseignements à la fin de ce siècle : « le plus beau de l’édifice est l’ordre et la proportion de ses arts entre eux ; la partie de l’architecture qui s’emploie à ce sujet est pour ainsi dire la moelle épinière de l’art »61. Les théories organiques de la Renaissance avaient glosé à l’envi la similitude des proportions de l’architecture avec celles du corps humain. Alors confiné au domaine de la connaissance, cette conception s’étendait à celui de l’art, c’est-à-dire de la production et de la construction. Le topos anatomique était repris et étendu aux métiers. La composition matérielle des parties était donc dépendante de la composition des savoir-faire artistiques : l’infrastructure ouvrière fournissait la colonne vertébrale de l’édifice. L’art était à l’œuvre non seulement dans la disposition mais aussi dans la prédisposition des parties.
39La plupart des intervenants de la polemique étaient encore tributaires d’une conception organique de l’architecture qui refusait de voir les parties en l’absence du tout et de hiérarchiser les unités constituantes. Les images biologiques ne sont pas complètement innocentes. Le passage de l’organisme comme métaphore à l’analogie avec un organisme vivant constitue cependant une évolution ultérieure qui ne relève pas simplement du langage. Elle est facilitée cependant par le vocabulaire médical en vigueur dans le domaine de la restauration des bâtiments. Chiaveri proclamait : « la maladie est certaine et dangereuse »62. Les Napolitains appelaient la métaphore chirurgicale : « les hommes se laissent souvent trancher un membre […] pour échapper au péril de la mort, mais ils aiment plutôt conserver l’ensemble que de se priver d’une partie défectueuse et viciée, comme l’est le lanternon du Vatican »63. Pour le filosofo-Faure, les « fissures, ouvertures et lézardes d’un édifice sont d’une certaine manière semblables aux blessures d’un corps animé »64. Le père Pozzo écrivait que « les contreforts sont comme les os et le nerf de la coupole »65. Si son image anatomique se référait au squelette, c’était pour mieux discuter un phénomène de surface : l’impossibilité pour les pièces de travertin d’être chassées de leur logis sans choc horizontal. Les matériaux composant la coupole respiraient comme un être naturel, mû par le rythme des saisons. Pour Cosatti, « les os, c’est-à-dire les côtes, sont à peu près en état, la chaire, c’est-à-dire les voiles, sont fracturées et déchirées »66. Selon le filosofo-Faure, l’humidité des saisons froides et pluvieuses pénétrait dans la chaux de la maçonnerie mais la chaleur de l’été qui « doublait la température de la coupole, éloignait l’humidité, ce qui était nécessaire pour éviter des maux plus graves »67. On dit alors que la coupole « transpire »68.
40Faure appuyait son explication sur les études du physiologiste anglais Stephen Hales (1727), alors connues dans toute l’Europe (fig. 16). La traduction française, œuvre de Georges-Louis de Buffon (1735), avait fait de l’ouvrage un instrument de combat contre les théories cartésiennes des tourbillons lui assurant une plus grande diffusion encore. On distinguait quelques nuances entre les deux versions. « L’architecte divin qui – chez Hales – avait prédisposé (framing) pour nous un monde magnifique et bien ordonné » était devenu dans la version française de Buffon, – plus catholique et pertinente dans les débats scientifiques continentaux – le « divin architecte qui, par une variété innombrable de combinaisons de la matière, ordonne la dépendance des causes et des effets et conforme leur enchaînement aux grandes fins de la nature ». Cependant, la Statique des végétaux dépeignait un monde végétal jusqu’alors inconnu dans lequel des moyens mécaniques conféraient aux êtres vivants une nature structurelle. Les nombreuses expériences relatées par Hales dans son ouvrage rendaient ces processus descriptibles et intelligibles. Les plantes étaient des corps qui se développaient, vivaient et s’étiolaient comme un édifice était construit, se maintenait en équilibre avant de s’affaisser. Cette tendance, identifiable comme « architecture botanique », assimilait la nature de la construction à celle des végétaux.
41La statique des végétaux s’approchait de la statique des matériaux. La croyance que les minéraux possédaient une origine végétale était alors répandue, comme le rapporte Poleni tout en la contestant69. Le médecin Giorgio Baglivi, ancien professeur « d’anatomie théorique » à La Sapience était l’un de ses plus célèbres partisans70. Il eut une grande influence à Rome autour de 1700. L’académie des sciences de Paris regardait cette hypothèse également avec la plus grande attention. Le botaniste Joseph de Tournefort l’avait développée dans les mêmes années. Il avait d’abord observé les coraux. Le secrétaire de l’Académie des sciences commentait ainsi sa découverte :
La conjecture […] sur la génération des coraux peut être appliquée à toutes les autres plantes pierreuses de mer. [M. Tournefort] croit même qu’elle le pourrait être aux véritables pierres. Elles ont une structure organique et constante […]. C’est au temps et à l’expérience à mûrir cette idée mais enfin quand la nature a pris une route elle a coutume de la suivre et puisqu’il y a des plantes-pierres, c’est un préjugé recevable en physique que les pierres pourraient être des plantes71.
42À l’occasion d’un voyage au Levant, Tournefort avait éprouvé sa théorie de la nature végétale des minéraux sur un exemple concret d’architecture. Sa visite des carrières de Gortyne en Crète l’avait convaincu. Les galeries de ce labyrinthe souterrain avaient été aménagées par les hommes qui y avaient édifié des murs de soutènement. « Les pierres croissent et s’augmentent sensiblement, sans que l’on puisse soupçonner qu’aucune matière étrangère leur soit appliquée par dehors ». C’est l’intervention de l’homme – l’art par conséquent – qui provoque ce phénomène sur ce matériau naturel : « il se passe quelque chose de semblable sur l’écorce des arbres dans laquelle on a gravé des noms avec la pointe d’un couteau »72. Il ne fallait franchir qu’un pas pour considérer que l’eau contenue dans la matière composite du mortier et des briques produisait le même effet que la sève des végétaux : elle nourrit la substance et la fait évoluer. Le filosofo-Faure reprenait cette conception pour affiner l’examen des fissures de la coupole. Il s’appuyait sur Hales qui avait constaté que la « terre de campagne […] à l’époque de la saison sèche » contenait 1/7ème d’eau et extrapolait « par une très raisonnable hypothèse », construisant sa démonstration à rebours, qu’elle pouvait bien contenir un 1/3 d’eau lorsqu’elle est bien imbibée. Cette quantité d’eau, destinée à s’assécher l’été en formant des crevasses, aurait alors constitué un tiers du volume des murs de la coupole. Les Trois mathématiciens ayant établi que la somme linéaire des fissures équivalant à vingt-quatre onces, cela montrait donc que la proportion d’eau initiale était de 1/300ème des matériaux employés ; trois cents fois moins que dans la terre « naturelle », ce qui lui semblait absolument crédible73. Le phénomène des fissures était par conséquent normal et correspondait à la vie naturelle de la coupole comme organisme.
43La conception organique de l’architecture ne se limitait pas aux végétaux mais embrassait tous les êtres animés. En 1671, le secrétaire de l’Académie des sciences notait : « dans la plus fine et la plus délicate des architectures, qui est la mécanique des animaux, les propriétés des figures géométriques y sont employées d’une manière qui n’est pas toujours aisée à reconnaître »74. Dans les mélanges d’études de John Wallis, un vieux mathématicien oxonien qui avait travaillé sur le calcul infinitésimal, Brunetti avait déniché un petit essai sur « la vessie gonflée pour élever un poids »75. Il l’employait pour appuyer son système des trente-deux cordes mouillées destinées à relever la coupole vacillante et lui redonner « son état premier » (fig. 17). L’analogie était osée mais se fondait sur l’idée que les coques de la coupole composaient une sorte de membrane dont le comportement mécanique s’apparentait à celui des viscères. Le système de cordes devait former une seconde peau sur l’édifice car « les cordes faites de nombreux fils de chanvre formeront de nombreuses séries de petites vessies »76. En s’infiltrant dans les fibres, l’eau produira le même effet chimique que le sang dans les muscles. Il passait alors de l’anatomie animale à celle humaine et puisait désormais dans le répertoire de Giovanni Alfonso Borelli. Le mathématicien qui, parmi ses passions comptait la physiologie, avait été l’un des promoteurs de l’iatromécanique. Cette doctrine envisageait le corps des êtres animés comme un assemblage de systèmes mécaniques pouvant être décrits et analysés suivant des modèles géométrico-mathématiques. Il considérait que les contractions musculaires étaient dues à des réactions chimiques, en théorie donc mesurables77. Brunetti en retirait quelques calculs – sur la capacité du cœur à propulser le sang dans le corps ou sur la résistance du coude lorsque l’humérus est horizontal – qu’il appliquait à son système de cordes. Comme le corps déploie ces forces stupéfiantes « sans douleur remarquable pour la violence qu’il éprouve », la mise en place mécanique du système n’aurait produit aucun effet néfaste au moment de sa mise en œuvre.
44La description de l’édifice en termes d’organisme, qu’il fût minéral ou animal, passait donc par les instruments rationnels des mathématiques. Encore fallait-il géométriser les mouvements du corps, identifier les enchaînements mécaniques et les traduire dans les termes de la construction. Ce processus était ardu et périlleux.
45La conception organique s’opposait à la science de la construction, encore naissante. Vanvitelli parlait clairement de la « connexion artificielle des parties de la coupole »78. Il n’y avait pas de lien naturel entre elles. À plusieurs reprises, Vanvitelli encore s’interrogeait sur « l’union possible et le lien des parties les plus essentielles qui forment la coupole ». Il convenait selon lui de distinguer les liens relevant de la composition de ceux résultant de sa constitution. La première évoque l’impénétrable ou l’indéterminé, la seconde la règle et la nécessité. Cette nuance était empruntée au vocabulaire canonique. Le collège cardinalice, par exemple, n’était pas composé mais constitué de cardinaux. Poleni distinguait ainsi entre la « constitution » de la coupole, un assemblage de parties qui renvoyait à des principes statiques, et la « composition » des matériaux, plus difficile à décrire avec exactitude.
46La nature des liens qu’entretenaient les différentes parties de la coupole ne dépendait pas seulement de la mécanique. D’autres références culturelles importaient, comme l’anatomie, la botanique ou le droit canon.
L’architecture synthétique et analytique
47Parallèlement à cette démarche transdisciplinaire, plutôt marginale, le recours à la géométrie en sa qualité d’outil universel, c’est-à-dire non dépendant d’une catégorie particulière de choses, rencontrait un plus large assentiment. Une voie analytique se faisait jour, se distinguant de la « méthode synthétique » employée par le passé. La « pure géométrie », employant l’observation et déduction, servait la mécanique, dans la tradition galiléenne. La méthode synthétique se fondait en revanche sur l’énoncé de principes, recueillant un ensemble de faits et les ordonnant hiérarchiquement, partant du plus simple pour construire la complexité. Alors, comme Euclide avait organisé ses Eléments, elle procédait à l’investigation des faits. La façade de la cathédrale de Milan par Cesariano est l’exemple le plus connu de cette tendance (1521) mais on pensait que des édifices plus anciens, comme le Panthéon, avaient été élaborés suivant cette méthode. Les proportions harmoniques avaient été remises au goût du jour par Ouvrard et promues dans les milieux académiques par Blondel79. Elles constituaient une garantie historique de qualité esthétique et statique. Fontana partageait cette approche. Il avait expliqué la forme de la coupole de Saint-Pierre par un réseau de cercles et de triangles dont la raison mécanique était difficilement perceptible (fig. 18). Il parlait lui-même de « règles occultes »80. Par « occulte », il entendait naturellement les lignes préparatoires dessinées au compas et désormais invisibles et non des procédures mystérieuses. Mais elles recomposaient « le mode et la règle de cette construction », évoquant une procédure mixte mariant tradition ouvrière et théories néo-pythagoriciennes, dont les principes de stabilité devaient découler :
La hauteur du plan du pavement jusqu’au support de la sphère de la croix dans la ligne perpendiculaire est divisée en trois parties dont l’une constitue l’espace du tambour et de la coupole comme la circonférence le démontre. Le centre de celle-ci étant l’endroit où commence la courbe, elle désigne dans la tangente vers la corniche le plan du piédestal et vers le lanternon la partie supérieure de la courbe. Les trois lignes indiquent le lieu où la poussée principale de la coupole s’exerce et deux autres lignes qui partent diagonalement du sol constituent dans la partie supérieure de la courbe l’ouverture de l’œil […]. Les autres lignes, pareillement diagonales, qui partent du socle, constituent la base du tambour, comme dans un triangle équilatère. La ligne qui coupe la perpendiculaire intérieure du tambour démontre le soutien pyramidal de l’édifice81.
48Si les principes sous-tendant cette démonstration étaient forts et incontestables – on voyait bien comment la coupe en élévation de la coupole venait se blottir dans le cadre rigide de ces figures géométriques –, on pouvait s’interroger sur les raisons qui conduisaient Fontana à oublier un instant que l’érection de la coupole était le résultat d’une succession dissonante de projets avortés. Quel que fût le moyen employé, l’établissement d’une cohésion statique programmée était dénué de sens. La méthode synthétique était universelle et ne tenait guère compte de la temporalité de l’exécution : elle visait à mettre à jour une cohérence spontanée enfouie dans le désordre des intentions. Giovanni Battista Vico voyait la synthèse comme « une méthode qui explique les universaux dans leurs particularismes, elle unit des particularismes pour reconstruire (raccogliere) des universaux »82. Il faisait référence à Platon qui avait défini un domaine de validité traversant tous les arts, comme l’architecture et la poésie, et à Aristote qui lui avait donné son instrument opératoire, le syllogisme. Le but était de rendre la vérité mieux perceptible, puisqu’on s’attachait alors plus à la vérité qu’à la réalité. Le syllogisme était vu comme un raisonnement rigoureux articulé sur les rapports explicites entre les éléments. Ce n’est qu’avec la prise de pouvoir de la méthode analytique que le syllogisme acquit une connotation péjorative. Au XVIIIe siècle, les mathématiques se limitant à manipuler des quantités finies étaient qualifiées « d’algèbre cartésienne » et n’était plus regardées que comme une accumulation de cas particuliers qui requièrent une nouvelle démonstration pour chaque nouvelle valeur, chaque nouvelle situation. De nombreux auteurs employaient cependant cette voie synthétique, notamment dans leur critique des mathématiques nouvelles. C’est en revendiquant cet instrument que Rizzetti attaquait en ordre Newton83. Il trouvait son lien avec les systèmes de moyennes en architecture84. Cette approche mathématique était liée à une vision du monde. « Lorsque entrent en considération plusieurs éléments – écrivait Rizzetti dans son essai sur la stabilité de la coupole-, la nature ne dérobe pas l’un pour tout donner aux autres, mais elle en tempère le système, afin de les tous satisfaire de la meilleure manière »85. La science consistait dans sa tempérance, une valeur morale, et la stabilité des édifices découlait de cet équilibre. En cela résidait la « réelle robustesse de l’édifice ».
49Dans la seconde moitié du siècle, Francesco Riccati, le fils de Jacopo, formula une critique de la méthode synthétique en architecture, considérant qu’elle « manque de connexion avec les principes généraux »86. Les principes sur lesquels elle se fondait étaient perçus comme déconnectés de la réalité et la pratique synthétique vue comme idéologique. Ce n’est pas un hasard si le traité d’architecture de Guarino Guarini, mort à Turin en 1683, fut finalement publié en 1737. Il constituait une ultime salve de cette tendance, dans sa forme la plus fidèle à la tradition euclidienne de la Renaissance. Sa référence mathématique était Claude-François Millet Dechales, qui avait consacré les dernières années de sa carrière à l’enseignement dans la capitale des Savoie. Les deux dernières parties du cours de mathématiques de celui-ci étaient consacrées aux questions qui nous intéressent : l’une à « l’architecture civile », c’est-à-dire dans ce cas la théorie des ordres, l’autre à la statique, exposant comment trouver l’équilibre des graves87. Mais l’architecture ne rencontrait pas la construction. Son chapitre conclusif, consacré à l’art de la charpente, dessinait cependant une ébauche, aussi partielle fût-elle, d’une mécanique appliquée à la construction. Guarini s’en tenait à une conception géométrique de l’architecture. Les cathédrales gothiques apparaissaient « comme si elles avaient été bâties sans maître, […] les descendants imitant avec vénération ce qu’ils avaient vu faire leurs aïeuls »88. La virtuosité de ces constructions, « bien qu’elles ne soient pas agréables à la vue, stupéfie les esprits et atterre les spectateurs ». Il revenait selon lui à « l’architecture romaine d’avoir finalement osé d’élever des coupoles sur quatre piliers, comme on le voit, hormis la première à Florence, et aussi à Saint-Pierre ». Le régime historique de l’explication ne comptait guère, seule la valeur visuelle des démarches constructives importait. Nous restions alors dans une mécanique qui illustrait et montrait les phénomènes plus qu’elle ne les analysait et les démontrait.
50Nombreuses furent les raisons pour lesquelles on s’opposait au XVIIIe siècle à la méthode synthétique. La méthode analytique partait de l’examen des faits, quelle que fût leur complexité, et elle appuyait son raisonnement sur des instruments rigoureux : lorsqu’elle examinait un discours, elle employait les définitions des mots et lorsqu’elle considérait un objet mathématique, elle partait des lemmes et des axiomes89. Dans la Logique de Port Royal, on proclamait avec l’arrogance coutumière des discours jansénistes : « il y a deux sortes de méthodes, l’une pour découvrir la vérité qu’on appelle analyse ou méthode de résolution […] et l’autre pour la faire entendre aux autres, quand on l’a trouvée et qu’on appelle synthèse ou méthode de composition »90. La distinction ne relevait pas d’une rhétorique formelle. Bottari considérait que « les cas particuliers ne font pas science »91. S’il semblait partager la position analytique de ses plus fervents opposants, c’est sur la nature et la fonction de la géométrie que leurs opinions se partageaient. Les Trois mathématiciens affirmaient avoir suivi la « voie analytique des données »92. Ils entendaient par-là, qu’après avoir harmonisé les données observables, ils avaient procédé à la mise en ordre logique qui découlait de leur exposé. Ils fondaient leur approche sur une géométrie universelle et absolue. Celle-ci ne regardait pas les seules mathématiques mais recouvrait plus généralement une manière de construire toute sorte de raisonnement. Le terme de géométrie analytique était, dans la première moitié du XVIIIe siècle, largement marqué par les débats sur le calcul infinitésimal. Cette méthode, appelée plus tôt le « calcul sublime », avait conduit à l’affrontement entre Newton et Leibniz. Le terme possédait une validité flexible, s’adaptant à la diversité des situations. Si l’on changeait l’une des valeurs, l’ensemble du raisonnement mathématique restait valable. Cette conception se généralisa dans les mécaniques et rapidement, tout examen successif et comparatif des éléments mesurables d’une structure, réalisé suivant la méthode analytique, fut simplement et purement qualifié de géométrique. Les deux termes devinrent synonymes, excluant toute autre méthode géométrique. Alors que la synthèse était dévalorisée, que la géométrie euclidienne réticente à l’algébrisation était vue comme dépassée, l’analyse devenait synonyme de méthode pour découvrir la vérité en dévoilant ses principes.
51L’opposition entre méthode synthétique et analytique s’opérait dans tous les domaines de l’architecture. La théorie des ordres elle-même était concernée. Les tenants de la première employaient les ordres comme un répertoire de formes, qu’elles relèvent du modèle ou du module. Les partisans de l’analyse procédaient à l’examen de la fonction des parties composant le système des ordres : la forme de la base doit être dessinée en fonction de la masse du fût et le chapiteau sert à agrandir le support de l’architrave donc à stabiliser son repos, la saillie du toit protège les éléments verticaux. Les ordres de l’architecture n’étaient pas seulement vus comme l’ornement de l’architecture mais comme leur ossature. Ils ne possédaient pas une seule qualité visuelle mais acquéraient une valeur constructive. La distinction reformulait en des termes plus physiques l’opposition patriarcale entre Blondel et Perrault. Cette approche connaîtrait un grand développement dans la seconde partie du siècle et plus encore au XIXe siècle. Elle était toutefois largement discutée dans les années qui précédèrent la controverse sur la restauration de la coupole. L’abbé vénitien Carlo Lodoli est aujourd’hui le représentant le mieux identifié de cette conception. Il lui semblait important de délivrer l’architecture de la contrainte ornementale pour mieux affirmer son devoir de solidité. Il considérait comme salutaire le divorce de l’architecture avec les arts de l’imitation, comme la peinture ou la sculpture : les éléments bâtis en pierre ne devaient pas évoquer leurs ancêtres en bois, tels qu’on supposait qu’ils avaient été bâtis dans l’Antiquité. Si les gouttes sous le larmier de la corniche faisaient fonction de cheville lorsque l’entablement était en bois, leur présence ne se justifiait plus dans des constructions en pierre de taille. La seconde saison de l’architecture antique, celle qui correspondait à la transition entre une architecture de bois et une autre en pierre, reposait certes sur la tradition mais la confusion de la nature des matériaux entraînait une forme de mensonge aux conséquences déplorables pour la stabilité des édifices.
52Beaucoup regardent aujourd’hui Lodoli comme le précurseur de l’architecture fonctionnaliste93. Il avait enseigné ses principes à des générations de Vénitiens, mais il ne publia aucun ouvrage. Ses papiers furent rapidement perdus94, mais sa pensée est connue à travers les publications de deux de ces élèves ou auditeurs : Francesco Algarotti et Andrea Memmo. Le comte Algarotti, célèbre pour avoir été le vulgarisateur de l’optique de Newton, avait consacré son petit traité de l’architecture à une vulgarisation des principes lodoliens95. Il fallait purger la discipline des sophismes, ces démonstrations qui n’en avaient que l’apparence pour restaurer les véritables argumentaires. L’architecture devait être lisible, ses éléments extérieurs correspondre à la distribution intérieure, ses ornements signaler les structures portantes. Si l’apparence des édifices visait à masquer leur construction, alors toute analyse visuelle des conditions statiques devenait impossible. Le travestissement ne pouvait que nuire à leur stabilité. L’établissement des caractéristiques des matériaux employés était un préalable indispensable à toute construction. L’approche analytique, synonyme à leurs yeux de rigueur géométrique, était en outre associée à une forme de sincérité : les édifices se devaient d’exposer leurs arcanes aux yeux de tous. Algarotti conférait à l’argument physique une valeur morale :
Les fissures dans les constructions, les crevasses et les ruines sont presque le châtiment visible du tort qui est continuellement fait à la vérité. On ne verrait pas ces désordres si l’on retirait les formes, la construction et l’ornement de l’essence propre et de la nature des matériaux96.
53En restaurant ces valeurs dans la pratique de l’architecture, on lui assurerait stabilité et longévité. On comprend alors les conséquences logiques de cette pensée sur la question des fissures de la coupole de Saint-Pierre : si ces dommages étaient apparus, c’est qu’ils résultaient de défauts, par conséquent d’erreurs de conception et de construction. L’approche analytique renvoyait à un faisceau de responsabilités qu’il convenait de déterminer. On imagine aisément les conséquences dérivant de ce présupposé.
54Les textes de Memmo, malgré une odyssée éditoriale tourmentée, nous délivrent plus de détails sur la pensée du maître que le bref essai d’Algarotti. Il expose notamment le plan d’un projet de traité dont Lodoli lui aurait fait part. L’ouvrage ne devait pas dessiner les contours d’une classification des éléments de l’architecture mais exposer une méthode pour la construction « fondée sur les éléments de la théorie de la ratiocination puis de ceux de la théorie démonstrative et expérimentale »97. L’analyse se distribuait entre « parties inhérentes (integrali) immuables » et « parties inhérentes secondaires » ; celles-ci étaient dites « essentielles ». On considérait ensuite une série de « propriétés accessoires »98. Les premières renvoient à la nature des matériaux, c’est-à-dire aux caractéristiques qui perdurent indépendamment de l’usage qui en est fait, les secondes aux normes qui régissent leur mise en œuvre. Celles-ci correspondent et se substituent, « par analogie, aux proportions architecturales » de l’ancienne théorie. Il s’agit par exemple de la stéréotomie, science de la coupe des pierres qui assure eurythmie interne et externe des voûtes et des arcs, ou de la symétrie qui régit l’alternance des vides et des pleins. Il s’agit également de la commodité, de la distribution et de la finalité des édifices qui imposent un agencement spécifique des matériaux.
55Il lui fallait bien intégrer à ce système d’analyse la question de l’ornement qui constituait, notamment à travers la théorie des ordres, la préoccupation principale des traités d’architecture. Il était naturel qu’elle prît place dans la catégorie des normes, même s’il notait qu’elle constituait une « propriété arbitraire », suivant en cela la réflexion de Perrault conduite au siècle précédent. Il les plaçait cependant sous la férule du choix « complexe-réticulé-mentalmécanique » lié à la matière employée. L’expression amphigourique révélait toutefois une forme de pensée nouvelle. L’élection des formes ne devait plus se limiter au décorum et relever de critères de préséance. L’architecte ne pouvait se contenter de choisir dans des répertoires de formes dont l’usage était prédéterminé par la tradition sociale et dont l’arrangement relevait de sa liberté ou de sa fantaisie. Le caractère de l’architecture lui imposait de parvenir à un choix – une electio – relevant du libre-arbitre, c’est-à-dire du choix raisonné qui, dans la pensée néo-scolastique, sous-entendait une série de contraintes. Il ne s’opérait pas spontanément mais en conscience. Ce choix était « complexe », car il reposait sur un nombre important de connaissances hétérogènes, il était « réticulé » car les contraintes étaient enchevêtrées par la cause de leurs différentes natures, il était « mental », car il passait par la conceptualisation du problème, préalable à la mise en œuvre de la solution, enfin, il était « mécanique », car tout ce processus de sélection ne devait viser qu’une seule chose, la stabilité de l’édifice.
56Le débat était vif et fructueux à Venise dans les années trente et quarante, où le clan de Lodoli s’opposait à celui de Poleni, en particulier à Temanza. À leur insu parfois, les uns et les autres contribuaient à l’établissement d’une science de la construction, distincte de celle de l’architecture. Les poleniens regardaient la pensée lodolienne comme une sorte de bizarrerie intellectuelle, péchant en bien des points par manque de clarté. Les disciples du franciscain, bien qu’ils fussent convaincus des vertus des mathématiques pour la statique, n’avaient pas opéré le basculement de ces enseignements dans le calcul. Ils en restaient aux préceptes et la mise en œuvre demeurait du domaine des intentions. Quant aux élèves du professeur de Padoue, armés d’une solide formation mathématique, ils avaient franchi le pas.
57Le manque de fluidité et de conséquence n’était pas le seul reproche adressé aux lodoliens. Il leur manquait aussi la prudence dans un contexte encore peu disposé à accepter ces exigences modernes. En 1754, Francesco Poleni reçut la nouvelle qu’un certain « Socrate architecte » qui professait dans Venise depuis 1736 ses idées sur la mécanique et l’ornement, envisageait de publier un traité intitulé Nouvelles réflexions sur la construction mécanique du solide et de l’ornement dans tous les monuments de l’architecture99. Cet écrit – selon le fils Poleni – contenait « trop de pensées nouvelles sur l’architecture moderne ». En particulier, il affirmait la « séparation totale » de l’architecture, activité « générative » de ses sœurs « figuratives », introduisant « deux notions nouvelles dans l’art ». S’il était clair pour Francesco Poleni que « tous les membres du bâtiment devaient être interrogés sous cet angle de la fonctionnalité », il interdisait à son correspondant de mentionner son nom ainsi que celui de son père dans cette future publication. Les temps n’étaient pas mûrs pour la science de la construction.
De l’utilité des mathématiques pour l’architecture
58Guarino Guarini, partisan de l’architecture synthétique, avait affirmé que les instruments « dont se sert exclusivement l’architecture sont […] ceux du dessin : l’encrier et l’encre, la plume bien taillée, le stylet ou tire-ligne, l’étui, le crayon, le taille crayon, le compas, la règle, l’équerre et les différentes couleurs diluées dans la gomme arabique »100. Les outils du dessin géométrique étaient mis en avant dans l’élaboration de formes stables et pérennes. Le recours à la géométrie était vu comme l’un des aspects du dessin. Il possédait ses propres règles, comme les autres savoirs qui structuraient le dessin architectural. Mais de quelle géométrie s’agissait-il ?
59Cette appartenance était rarement contestée, sauf lorsqu’elle basculait dans le calcul et tendait à expliquer les lois fondamentales. Certains refusaient en bloc les mathématiques, qu’elles fussent euclidiennes ou différentielles. Un anti-newtonien notoire est le plus représentatif de cette tendance minoritaire mais bruyante qui s’opposa aux Trois mathématiciens et à une grande partie des acteurs de la controverse. Le jésuite filosofo-Faure ne pensait pas que les mathématiques puissent apporter une réponse à ces questions : « la géométrie, à force de se mêler de questions de physique et à vouloir démontrer l’indémontrable, a discrédité ses évidences »101. Il considérait que le savoir traditionnel des architectes et des maîtres-maçons était suffisant à la résolution des problèmes statiques de la coupole. Verrouillé dans sa critique, il ne parvenait pas véritablement à définir les contours de ce savoir et à le construire comme connaissance positive. Il témoignait cependant d’une position qui résistait à l’immixtion des mathématiques dans le champ de l’architecture.
60L’argumentation reposait sur un raisonnement en apparence historique. La coupole de Saint-Pierre avait été « conçue, dessinée et construite sans les mathématiciens et plus particulièrement sans la mécanique que l’on cultive aujourd’hui »102. Il se demandait alors pourquoi on devait recourir à ces savoirs nouveaux pour la restaurer. L’observation n’était pas seulement valable sui generis mais elle s’étendait à l’architecture en général. Il s’appuyait sur les narrations de Bellori et de Baldinucci qui, ayant promu une nouvelle notion de Beaux-Arts, devenaient à leur insu les artisans de la « démathisation » forcée des arts. Le déplacement de l’obélisque vatican, confié en 1586 à Domenico Fontana, constituait son argument. L’histoire relatée par Bellori présentait un certain nombre de similitudes avec l’affaire de la coupole. Il s’agissait d’une question technique soulevée par la fabrique de Saint-Pierre et offerte à la diversité des opinions à travers l’instauration d’un concours. Bellori écrit : « on appela de partout des mathématiciens, des ingénieurs et d’autres savants pour entendre leur sentiment »103. Mais parmi tous ces concurrents, c’est un architecte, Fontana, qui fut choisi. Dans le texte de Bellori, tel qu’il fut corrigé et arrangé par le filosofo-Faure, on décrit Fontana comme un personnage « ayant quelques rudiments de géométrie, [mais qui] s’était dirigé vers les règles de l’architecture en étudiant (non pas Pappus, non pas Archimède !) mais les choses de Michel-Ange et en dessinant les édifices modernes et antiques de Rome »104. L’exposé présentait une instrumentalisation manifeste de la pensée de Bellori. Dans le reste de cet ouvrage, plusieurs peintres étaient en fait présentés comme ayant côtoyé de près les mathématiques. On trouvait parmi eux Agostino Carrache, Federico Baroche ou Nicolas Poussin.
61La deuxième autorité historique invoquée par le filosofo-Faure était Baldinucci. Dans les années 1740, tous relurent la Vie de Bernin qui constituait, avec l’ouvrage de Fontana, l’une des deux sources sur la première polémique de 1680. Dans une réécriture très libre des années de formation, le filosofo-Faure signalait que « Bernin, pour l’architecture n’avait eu d’autre maître que les statues et les édifices de Rome »105 ; on n’y trouvait donc, selon lui, point de formation mathématique. Mieux encore, il inventait une portion de texte qui ne se trouve pas dans celui de Baldinucci et le livrait comme citation. Bernin aurait conçu ses édifices « sur ces principes particuliers sur lesquels les purs praticiens fondent leurs théories et n’eut pas besoin de cette profonde mécanique très cultivée par les mathématiciens d’aujourd’hui »106. Bien entendu, il n’y avait naturellement pas un mot sur l’affaire du campanile.
62Dans ses prosopographies, Baldinucci moissonne sans scrupule les sources précédentes, en particulier Vasari. Il en résulte un texte dans lequel les exigences académiques des Beaux-Arts retravaillent des conceptions propres à la Renaissance. De nombreux artistes sont évoqués comme ayant entretenu des liens étroits avec les mathématiques : Alberti et Brunelleschi mais aussi Corrège et d’autres. Pour plusieurs d’entre eux, Galeazzo Alessi, Baroche ou Ferdinando Manlio, le lien entre architecture et mathématiques est spécifiquement souligné. En outre, dans la Vie de Bernin, un texte plus authentiquement de première main, Baldinucci affirme que le maître « se consacra à l’architecture civile, aux mathématiques, à la mécanique et particulièrement aux spéculations autour des forces »107. C’est donc une vision radicalement différente de celle que le filosofo-Faure voulait imprimer.
63Il était commode au XVIIIe siècle, pour les partisans d’une autonomie du champ artistique, d’extrapoler la pensée de ceux qui avaient, peu de temps plus tôt, introduit l’idée d’une esthétique libérale. Il était encore plus important pour eux de réaffirmer l’appartenance de l’architecture aux arts du dessin. Cela passait par une imposture historique qui tendait à faire penser que, durant la Renaissance, l’apprentissage de l’architecture, comme celui de la peinture et de la sculpture, se serait exclusivement fondé sur le dessin d’imitation des œuvres les plus excellentes, qu’elles fussent modernes ou antiques. Ainsi, la construction des bâtiments ne prendrait pas appui sur l’expérience des matériaux et l’équilibre des forces mais sur l’acquisition visuelle d’une manière de dessiner les formes accomplies et éprouvés des édifices. Cette idée, personne ne l’avait défendue ni à la Renaissance, ni au XVIIe siècle.
64La position radicale portée par le filosofo-Faure avait été exprimée d’une manière plus générale par un ouvrage ayant fait grand bruit quelques années plus tôt. L’ouvrage d’un polémiste, le père François Cartaud (1733), s’était opposé à l’emprise croissante des mathématiques dans les sciences et plus spécifiquement aux progrès du calcul infinitésimal108. Selon lui, elles revêtaient un caractère purement dogmatique : il les regardait plus comme un accomplissement que comme un processus : « la certitude – écrivait-il – consiste dans un point indivisible et n’est susceptible d’aucun accroissement »109. Mais s’il est un domaine duquel il espérait préserver l’autonomie de certaines activités humaines, c’était bien celui des Beaux-Arts. Les Anciens, constatait-il, étaient parvenus à ériger des monuments majestueux, à construire d’immenses vaisseaux et à se protéger des invasions les plus violentes par d’ingénieuses fortifications. Ils avaient accompli ces chefs-d’œuvre tout en ignorant les mathématiques modernes. La peinture, « le plus élevé des arts libéraux », n’avait point besoin de ces ressources. Les peintres d’hier et d’aujourd’hui savent eux aussi « très bien diriger un pinceau et ignorent l’usage du compas »110. Ce discours ne masquait pas les craintes profondes qui l’habitaient : que les mathématiques érigeassent des dogmes venant se substituer à ceux de la théologie. « Les mathématiciens – écrit-il – parlent dédaigneusement de la métaphysique »111. Pour cette raison, il fallait avant tout protéger les arts qui transmettent un discours, comme la littérature ou les arts figuratifs, de ce péril. Cette école de pensée ne rejetait pas les mathématiques en soi, mais exprimait son effroi devant le développement des mathématiques appliquées. Ils apercevaient, dans cette généralisation rationnelle et désincarnée, le spectre de l’athéisme et la fin de l’humanisme. Le confinement de ces sciences à la théorie ne leur posait guère de difficulté, mais elles ne devaient en aucun cas dépasser les barrières de la logique. Cet argumentaire eut grand succès en France où il venait appuyer les revendications de certains des membres de l’Académie de peinture et de sculpture. Il rencontra cependant beaucoup moins d’écho en Italie, où la transversalité des mathématiques dans les arts était pour nombre d’artistes acquise depuis longtemps.
65Certains s’opposaient à l’intrusion des mathématiques dans l’architecture au nom de l’art, d’autres au nom de la nature. La résistance aux enseignements de Newton pointait souvent dans ces discours. Rizzetti, marqué par son anti-newtonianisme élémentaire, opposait nature et géométrie. Il considérait que la coupole n’était pas un objet mesurable – sa connaissance ne pouvait être réduite au calcul – et que par conséquent, la physique algébrique n’était d’aucun recours :
nous disposons de la mesure de la force qui fait pencher la moitié où pèse la coupole (comme le savent les géomètres). Mais nous n’avons pas de balance pour peser l’autre force du tambour qui se dilate, qui est cependant dans la nature, la force la plus importante dans son genre112.
66Si le calcul pouvait apporter une connaissance précise de certains éléments, il n’était pas capable de la fournir pour tous les éléments que nous nous devions de connaître et cette limitation amenuisait son utilité. Mais Rizzetti, dans son aspiration à fonder l’architecture en tant que science, se révoltait aussi contre ceux qui prétendaient réduire l’architecture à une affaire de dessin. La « substance » des édifices ne se réduisait pas à leur « apparence ». Il n’adhérait pas à la thèse de l’union des trois sœurs du dessin. Pour restaurer la coupole, il « fallait procéder non comme un peintre mais comme un architecte », en évaluant (et non en calculant) les forces en présence113. La science de l’architecture relevait d’une pratique éprouvée et non de l’usage d’un outil extérieur à sa réalité.
67Si on la réduisait à sa substance, cette position ne s’opposait donc pas aux mathématiques en soi, mais à l’algébrisation de la géométrie qui avait commencé avec Galilée et connut son accomplissement vers la fin du XVIIe siècle. Ce n’est pas Euclide qu’ils contestaient mais l’introduction du calcul dans une opération intellectuelle qui envisageait la spatialité et s’exprimait à travers le dessin. Cet attachement était profondément ancré dans l’esprit de nombreux intervenants dans la polémique sur la coupole. Ce n’est pas la physique moderne qui pouvait expliquer les mouvements de la coupole, mais les lois du dessin géométrique, possédant de profondes racines historiques. NN capomastro – Bianchi doutait que l’affaissement des contreforts et des côtes de la coupole – une hypothèse avancée par les Trois mathématiciens – « ait pu avoir lieu, selon la règle, en pratique comme en théorie, en obéissant aux lois du compas »114. En termes de géométrie euclidienne, elle n’était donc pas recevable. Pour Bottari, « les règles universelles qui servent à mesurer les forces des arcs et des voûtes, la résistance des murs […] ne s’apprennent que par la doctrine géométrique et les traités de la mesure des voûtes, de la résistance des solides, de la mécanique »115. Quant à la définition de la nature de « cette doctrine géométrique », le débat restait ouvert. Dans la Logique de Port-Royal, qui avait élaboré son mode de raisonnement et de démonstration sur celui des mathématiques, celles-ci ne restaient qu’un outil intellectuel destiné à d’autres fins : « les sciences spéculatives – comme la géométrie, l’astronomie et la physique- sont toutes inutiles si on les considère en elles-mêmes et pour elles-mêmes »116. Ces instruments, dont l’occupation était fastidieuse, ne servaient qu’à rendre « tous les discours justes et équitables ». Ainsi, pour Bottari, ces outils n’avaient pas été élaborés récemment et le recours aux mathématiques s’apparentait à la logique : ils reposaient sur de solides fondements historiques. En commentant les savoirs mis en œuvre par Brunelleschi pour la construction de la coupole de Florence, il soulignait que celui-ci « était parvenu à la connaissance non par la pratique, puisqu’il n’avait jamais vu faire une semblable coupole, mais par l’étude approfondie de la géométrie »117.
L’architecture pragmatique
68Que l’architecture du XVIIIe siècle fût tombée dans la décadence, cela constituait un lieu commun des discours de l’époque. On évoquait un âge d’or révolu, où l’art de bâtir tendait à l’excellence ; on confondait allègrement les idéaux de la Renaissance avec la réalité de ses constructions. Cette pensée était entretenue par des hommes du monde, perpétuellement insatisfaits, qui s’exprimaient alors publiquement sur un domaine jusqu’alors largement réservé à des spécialistes. Parmi les acteurs de la polémique sur la coupole, Bottari représente le principal porte-voix de la nostalgie réactionnaire. Mais parmi nombre d’architectes, une autre interprétation de ce changement d’époque avait cours : celle d’une incohérence passée à laquelle la raison se devait de mettre bon ordre. L’établissement des normes n’avait résulté que de tâtonnements : « une longue série d’innombrables combinaisons avant de parvenir à la véritable et ultime »118. Francesco Riccati expliquait ainsi la multitude et la discorde d’opinions qui régnait alors parmi les architectes, donnant lieu « à mille idées déraisonnables et à mille chimères qui principalement en notre siècle gâtèrent et déformèrent un art si utile et nécessaire ».
69L’expérience, tant vantée par les hérauts de la science nouvelle, inspirait les interprétations les plus folles. Depuis la Saxe, Chiaveri s’étonnait que personne n’eût encore employé le système dit des « forces équilibrées (forze contrapposte) ». Le lien avec les théories mécaniques était lointain et l’expression évoquait l’équilibre malgré la présence de deux forces inégales. Son usage ne correspondait pas à celui que Galilée en faisait : pour lui, les « forces équilibrées sont également distantes du centre du mouvement »119. Pour Chiaveri, il ne s’agissait pas de parvenir à un équilibre des forces mais de charger à rebours les parties les plus sollicitées : « l’unique remède à un si grand mal sera de faire que la poussée intérieure de la coupole soit, je ne dis pas équilibrée, mais dépassée par une force extérieure opposée »120. Trop de résistance ne pouvait nuire. Cette règle de bon sens s’opposait à la mécanique des académiciens. Dans les mots de La Hire, selon « la loi naturelle, deux puissances égales doivent demeurer en équilibre et il n’est pas possible qu’elles puissent se surmonter l’une l’autre »121. Les forces, selon Chiaveri, ne possèdent pas une direction mais un lieu. Elles sont situées dans l’espace comme une figure prend sa place dans une page ; sa réflexion était inévitablement influencée par la pratique du dessin. Les « forces opposées » du mur du tambour sont horizontales et se trouvent dans les arcs de la croisée. L’accumulation de poids est par conséquent néfaste au tambour et devrait être allégée. Au niveau supérieur, le mur percé d’ouvertures constitue la force opposée, cette fois horizontale, des voiles de la voûte. Dans son récit, cette solution rencontrait la pratique. En 1728, suite « à une vive tempête avec de la foudre et des éclairs […], la violence des eaux dessouda toute la nouvelle muraille du Pincio, du côté de l’escalier de la Trinité-des-Monts dite de Saint Sebastianello, la niche dans laquelle se trouve une image du saint est restée indemne »122. Si ce glissement de terrain n’avait pas emporté la niche, cela démontrait que les différents éléments d’une construction restaient indépendants. Les forces supportant la niche étaient supérieures à celles supportant l’escalier. La proposition de Chiaveri se fondait sur l’observation d’un phénomène dans la réalité des accidents de l’architecture, puis sa singularité était généralisée à travers une formulation théorique employant le vocabulaire et revêtant les oripeaux d’une science expérimentale désuète. Son exposé, malgré son étrangeté mécanique, répondait à une préoccupation pragmatique qui ne se laisse guère influencer par les discours à la mode ; ceux qui tendent parfois à détourner l’attention de la réalité des faits.
70Dans ce contexte, où l’on voyait nombre d’intervenants adopter les habits de la science pour mieux travestir des raisonnements pseudo-scientifiques, il importait de rétablir la « raison » comme principe d’évaluation des problèmes rencontrés par la coupole. Cette notion un peu floue deviendrait le leitmotiv du jugement de la seconde moitié du siècle. Ricciolini abordait la question de l’affaissement de l’édifice selon un principe déductif. Son discours empruntait le ton du traité :
Je dis que toute coupole, toute voûte et tout arc composé de matière terrestre, par le moyen de la gravité de ses composants et par une puissance ou force absolue avec laquelle ils sont tirés ou poussés vers le bas, chercheront toujours de s’approcher du centre de la terre, s’ils ne sont empêchés ou déviés de leur direction naturelle par une autre puissance123.
71Son approche, qui ne faisait pas usage de calculs, l’intégrait plus à l’univers intellectuel de Hooke qu’à celui de Newton, quand bien même les deux se fussent accordés sur les principes de l’attraction et sur leurs conséquences. Pour mieux se faire comprendre, Ricciolini employait le terme scolastique de « puissance » pour exposer la « force » newtonienne. Plus loin, il parlait de « puissances du moment inégales ». Il prenait ensuite en examen les structures constructives de la coupole à chaque emplacement où deux masses distinctes entraient en contact, observait leur comportement et le formulait en termes de moment des forces. Comme chacune des parties composant l’édifice, le lanternon ne pouvait être étudié séparément puisqu’il « est sujet aux mêmes lois que la coupole ». La comparaison entre le lanternon et la coupole, avancée par Bianchi, revenait nourrie d’un autre argumentaire. Selon Ricciolini, l’analyse de la statique de l’édifice relevait de la composition des parties.
72Hélas, les mesures nécessaires à « lui rendre sa stabilité pour l’éternité » auraient substantiellement modifié son apparence (en particulier au niveau des contreforts) ! L’analyse rationnelle se doublait alors d’une proposition pragmatique. Il dévoilait que deux chaînages étaient insuffisants et qu’il fallait en insérer un autre à l’imposte qui montrait la naissance de fissures significatives. Le nombre et l’emplacement des structures métalliques de soutien insérées dans la maçonnerie au moment de la construction faisaient encore l’objet d’intenses débats. Mais Ricciolini partait de la réalité de l’édifice tel qu’il avait été construit et non tel qu’il aurait dû être construit, selon des critères théoriques étrangers à son existence. La coupole ayant été édifiée avec cette ressource statique, c’est cette même solution qu’il fallait employer pour la consolider. Cela ne suffirait cependant pas et puisqu’il voulait préserver « la beauté d’une œuvre singulière au monde et qu’aucun esprit humain n’a encore su en imaginer de plus belle », les remèdes devaient rester invisibles. Dans le couloir circulaire du tambour, il proposait de créer une structure permettant de contrebalancer le renversement des contreforts vers l’extérieur et leur dissociation progressive du massif. Une couronne de pilastres pourrait faire office de contrepoids. Ce chaînage de pierre remplirait la même fonction que les chaînages métalliques dans l’élévation de la coupole.
73L’approche de Ricciolini, qui avait habillement modulé le vocabulaire désignant des notions encore loin d’être intégrées dans tous les milieux, présentait quelques similitudes avec celle qu’allait suivre Poleni. Certes l’appareil théorique auquel le professeur de Padoue avait recours était autrement plus nourri et structuré que celui du dessinateur de mosaïques. Les solutions proposées divergeaient pareillement. Mais fondamentalement, ils avaient écouté le discours des architectes de la fabrique et élaboré des solutions prenant en compte l’attachement du public pour l’apparence de la coupole. Ils répondaient aux exigences de Vanvitelli qui avait exprimé, dans sa contribution de l’automne 1742, « un avis à l’usage de l’architecte matériel »124, en contraste avec des opinions se limitant aux théories et aux explications découlant de systèmes.
74Poleni s’était livré à un exercice d’équilibre, intellectuel et politique. Il mettait en avant la solidité de la construction parmi les préoccupations des architectes. Elle devançait la commodité et la beauté. L’annonce était évidemment adroite dans la conjoncture présente ; il n’y avait aucun enjeu à discuter de la fonctionnalité liturgique et de l’esthétique du bâtiment. Seule la statique paraissait en question. Il réaffirmait l’importance des mathématiques « seulement pour les questions relevant de la théorie de la gravité »125. Il limitait alors le champ d’intervention du calcul, anticipant les craintes que certains avaient exprimées sur ses ambitions universalisantes. Il affirmait à plusieurs reprises sa nécessité pour la construction et montrait dans le même temps son caractère de guide – et non de censeur – pour la restauration. Si l’architecture s’était élevée et enrichie de la « sublime géométrie », elle devait également « redescendre à la considération et à l’usage de ses principes de base [bassi principi] qui, s’ils ne sont pas aussi nobles que ceux-là, sont certainement très utiles »126. Il convenait de revenir aux questions concrètes.
75Le calcul des masses de la coupole présenté par les Trois mathématiciens, est, selon Poleni, mathématiquement exact. Il exprimait toutefois quelques réserves de méthode : ce calcul était fondé sur des données soumises à trop d’éléments aléatoires et n’était par conséquent pas opérant dans les circonstances examinées. Il n’en reste pas moins que les « doctrines mécaniques et géométriques » soutiennent l’élaboration de la théorie. La question que pose Poleni est donc celle de leur passage à la pratique : on ne peut renverser les calculs destinés au projet et les investir d’une valeur pour le constat. Ces deux moments constructifs entretiennent un rapport différent aux mathématiques. Trop de facteurs variables – et souvent incommensurables – interviennent entre temps. L’approche conservatoire doit par conséquent endosser des pratiques mixtes : « plus on observe avec attention, plus on relèvera les circonstances, les analogies et les combinaisons des défauts. Ils constitueront autant de découvertes ou de moyens pour parvenir à mettre à jour avec assurance la vérité des faits et leur origine »127. Cette posture permettait à Poleni de ménager les mathématiciens, rendant hommage à leur savoir. Dans le même temps, il attribuait à ce savoir un périmètre de validité qui s’étendait à certaines actions architecturales. Cette limitation constituait la traduction en termes intellectuels d’une partie du ressentiment qui s’était exprimé à leur égard et s’était transformé en une franche animadversion. Poleni tentait de dépersonnaliser le débat. Mais il expliquait aussi l’incompréhension à laquelle ils s’étaient heurtés par un faux pas, lié à leur foi en la science expérimentale. La constatation des défauts et a fortiori la restauration de la coupole ne pouvaient s’appuyer sur ces calculs qui dessinent une connaissance angélique du monde : un idéal presque platonicien dans un monde ordonné par Newton. Il était pour sa part conscient des limites de la théorie qui constituait des cadres de pensée fournissant « en universel » les conditions de la mécanique spécifique à l’architecture. Celle-ci constituait un préalable « par respect pour les [mathématiques], bien que les considérations des choses qui se produisent dans la pratique ne puissent guère s’associer avec les idées des mathématiques, à moins d’y introduire quelque doute qui leur est propre »128. En effet, alors qu’il détaille largement la question de la chaînette comme Stirling l’avait publiée, il s’empressait de préciser que cet arc dont la courbe s’amenuise progressivement « trouve son origine dans les arcs gothiques […] grâce à cette connaissance, les architectes ont pensé donner une plus forte consistance aux parties des arcs selon que la hauteur s’accroît »129. La démonstration était habile : ce n’était plus la science qui imposait sa manière de voir le monde à une profession armée de savoirs séculaires, mais la science mettait en évidence, rationalisait, rendait transmissible et reproductible, un savoir auquel la tradition avait conféré sa validité. Le Monsieur Stirling de la chaînette avait beau se recommander de Newton : son travail n’était que la mise en ordre d’une pratique ancienne. Mais cette méthode, malgré son caractère de géométrie algébrique, présentait un autre avantage : il était possible de la dessiner au moyen d’un instrument, par la pratique, sans recourir au calcul130.
76Pour les solutions de restauration, Poleni suivait une partie des recommandations des Trois mathématiciens, comme le chaînage du tambour et de la coupole. Il rejetait cependant la construction de statues en guise d’éperons sur les contreforts. Il s’associait à eux pour refuser les propositions qui semblaient les plus fantaisistes ou les plus simplistes : le comblement des escaliers des piliers, l’ablation du lanternon ou le démantèlement du plomb de couverture. Parallèlement, dès son premier rapport, il ne se limitait pas à commenter le Parere des Trois mathématiciens, il dévoilait aussi son univers de référence théorique, sa connaissance des auteurs tant anciens que modernes. De cette manière, il affirmait son appartenance au camp dit scientifique. Mais dans les faits, il préférait s’appuyer sur l’avis des architectes et mettait en avant la « pétition » initiée par Theodoli et souscrite par Ghezzi, Vanvitelli, Salvi et Hostini131. La question de la restauration de la coupole ne relevait pas de seules considérations scientifiques mais était également liée à un certain consensus qui devait dépasser les cercles de la fabrique et s’étendre dans une partie du public. Poleni était parfaitement conscient qu’aucune intervention ne pourrait en effet prendre place sans l’assentiment des architectes de la fabrique même s’ils ne disposaient pas de faculté décisionnaire. La « pétition » était aussi indirectement soutenue par l’Académie de Saint-Luc ; elle constituait alors un « parfait consensus », selon ses propres mots. Quelques années plus tôt, les Jésuites du Journal de Trévoux ne s’y étaient pas trompés en cernant ce trait de caractère de Poleni qui constituait en fait une posture intellectuelle. Ils soulignaient que le « zèle de Poleni pour la littérature, joint à une modestie rare et une inclination naturelle d’obliger, le rend le patron de quiconque veut en être connu »132.
77L’approche pragmatique de l’architecture – ou plus précisément des situations architecturales – correspond au sens que ce terme revêt à l’époque moderne. Le pragmatisme caractérise un habile homme qui maîtrise les lois et les coutumes. Le mécanicien pragmatique connaît les lois de la nature mais aussi les savoir-faire et ne limite pas son jugement à un acte de connaissance abstrait. Pour le construire, il considère également son objet dans son contexte matériel et les préconceptions des autres intervenants dans le débat. Poleni présentait l’objet de son étude comme complexe : « la combinaison difficile de différentes données (contezze) et de plusieurs opérations »133. Son discours s’adressait à chacun, sans exclusive :
l’architecture, esquissée par les principes élémentaires des opérations manuelles de la construction, s’est élevée (sur ces mêmes principes) pour s’associer avec les sciences mécaniques et avec la géométrie sublime, mais en ces circonstances […], elle doit à nouveau s’abaisser à considérer et employer ces principes élémentaires qui, s’ils ne sont pas aussi nobles, sont certainement très utiles.
78Sa rhétorique démonstrative suivrait le même modèle de médiation entre la culture des différents intervenants : il associait volontiers savoirs de chantier, calculs géométriques et théories statiques plus générales.
Notes de bas de page
1 Vitruve-Cesariano 1521 : fol. IIr. ; Vitruve-Durantino 1524 : fol. 1r. ; Vitruve-Caporali 1536 : fol. 3r.
2 Vitruve-Barbaro 1557 : 9.
3 Vitruve-Perrault 1684 : 2.
4 Vitruve-Perrault (Abrégé…) 1674 : 30-31.
5 Voir la définition de « teorica » dans la 1ère édition (1612 : 882), identique dans les 2e et 3e éditions et cf. avec la définition de la 4e édition (V, 1738 : 60).
6 Jacquier, Le Seur, Boscovich, Parere… 1743 : iv.
7 Brunetti, Discorso… intorno ai pericoli che minacciano la cuppola di S.Pietro (BNM, It. IV, 661-5522, fol. 692).
8 Jacquier, Le Seur, Boscovich, Parere… 1743 : xxv.
9 Ibid. : xxvi.
10 Ibid. : xxix.
11 Jacquier, Le Seur, Boscovich, Riflessioni… 1743b : xxxii.
12 Poleni 1748 : § 423.
13 Poleni 1748 : § 414.
14 Dubourg Glatigny 2008 : 3-8.
15 Lettera del Signor NN al Signor NN, s.l., n.d, [9].
16 Blondel 1675 : préface.
17 Sprat 1667 : 390-403.
18 Benett 1975 : 149-184.
19 Histoire de l’Académie royale des sciences depuis son établissement en 1666 jusqu’à 1686, I, Paris, 1733, p. 47.
20 Dubourg Glatigny 2013 : 237-240.
21 Blondel 1698 : 403.
22 Gerbino 2010 : 118-147.
23 Rousteau-Chambon 2013 : 203-216.
24 Ph. de La Hire, Traité d’architecture, Paris, Institut, ms 8125, fol. 225. Je remercie H. Rousteau-Chambon de m’avoir communiqué ce document.
25 Histoire de l’Académie royale des sciences depuis son établissement en 1666 jusqu’à 1686, I, Paris, 1733, p. 141.
26 Gentili 1979 : 22-41 ; Lenzi 1992 : 71-95.
27 Galli Bibiena 1731. Ceci valant pour les enseignements généraux d’architecture et non ceux qui regardent la perspective.
28 Histoire de l’Académie royale des sciences depuis son établissement en 1666 jusqu’à 1686, I, Paris, 1733, p. 94-111.
29 Niceron 1728 : V, 345.
30 La Hire 1730 : 315-318, proposition 125.
31 Couplet 1731 : 79-117.
32 La Hire 1714 : 70-78 ; Couplet 1731 : 107-110 ; 1732 : 117-141.
33 Histoire de l’Académie royale des sciences. Année MDCCXXX, Paris, 1732, 107.
34 Poleni 1748 : § 569.
35 Becchi 2002 : 19-59 ; 2013 : 177-190.
36 Musschenbroeck 1741 : 223.
37 Michel 2012 : 274-294.
38 Bélidor ne fut admis à l’Académie royale des sciences qu’en 1756 alors qu’il était fellow de la Royal Society, plus ouverte à la mixité des savoirs, depuis 1726.
39 Bélidor 1725 : préface.
40 Bélidor 1729 : 2.
41 Missirini 1823 : 476.
42 Jacquier, Le Seur, Boscovich, Parere… 1743 : iv.
43 Frézier 1739 : III, 355.
44 Jacquier, Le Seur, Boscovich, Parere… 1743 : iv.
45 Cité par Poleni 1748 : § 414.
46 Voir les définitions de « pratica » dans la 1ère édition (1612 : 642), dans la 2ème (1623 : 626), dans la 3ème édition (1691 : 1244) et cf. avec la définition de la 4ème édition (III, 1733 : 687-688).
47 Santini 1743 : xiv.
48 Sentimenti di un filosofo dans Scritture… 1745 : 158.
49 Sakarovitch 1998 : 131-184.
50 Poleni 1748 : § 56.
51 La Hire 1730 : 315.
52 Becchi 2002 : 31-66.
53 Histoire de l’Académie royale…, 1712, p. 74.
54 Jacquier, Le Seur, Boscovich, Parere… 1743 : xxii-xxiii.
55 Poleni, Riflessioni… (BNM, It. IV. 658-5519, § 8).
56 Jacquier, Le Seur, Boscovich, Parere… 1743 : xxiii ; xxv.
57 Poleni 1748 : § 57.
58 Cité par Poleni 1748 : § 418.
59 Sentimenti di un filosofo, dans Scritture… 1745 : 157-158.
60 Journal des Scavans, juin 1743, p. 376.
61 Osio 1661 : np.
62 Chiaveri 1767 : vii.
63 BNM, Cl. IV 5528-667.
64 Sentimenti di un filosofo dans Scritture… 1745 : 96.
65 [Pozzo], Lettera del Signor NN al signor NN… sd. : [2-3].
66 Cosatti 1743 : x.
67 Scritture… 1744 : 70.
68 Ibid. : 79.
69 Poleni 1748 : § 90-92.
70 Voir son texte « De Vegetanione lapidum », Opera omnia medico-practica…, Anvers, 1715.
71 « Sur les plantes de mer », Histoire de l’académie des sciences pour l’année MDCC, Paris, 1761, 68-69.
72 Tournefort 1743 : 221.
73 Sentimenti di un filosofo dans Scritture… 1745 : 79-81.
74 Histoire de l’Académie royale des sciences depuis son établissement en 1666 jusqu’à 1686, I, Paris, 1733, p. 143-144.
75 Wallis 1695 : I, 1056-1060.
76 Brunetti, Discorso… intorno ai pericoli che minaccia la cuppola di S. Pietro (BNM, It. IV, 661-5522, fol. 691).
77 Bertoloni Meli 2011 : 280-289.
78 Vanvitelli, Breve parere… (BNM, It. IV 672-5533, fol. 2r).
79 Vendrix 1989 : 3-10.
80 Fontana 1694 : 325.
81 Ibid. : 325.
82 Vico 2004 : 185.
83 Rizzetti 1744 : 18-19.
84 Brusatin 1975 : 147-152.
85 Rizzetti 1744 : 3.
86 Riccati 1761 : 437-440.
87 Millet Dechales 1674 : traités VII et X.
88 Guarini 1737 : 134.
89 Sur la méthode analytique voir Panza 2005 ; Fraser 1997 : 47-63.
90 Arnaud, Nicole 1992 : 281-182.
91 Bottari 1845 : 84.
92 Jacquier, Le Seur, Boscovich, Riflessioni…, 1743b : xxxiii.
93 Voir Cellauro 2006 : 25-59 avec la bibliographie antérieure. Lodoli a fait l’objet d’une série de thèses de doctorat en Amérique du Nord (D. Hibbard, Emory, 1992 ; J. Paul, McGill, Montréal, 1995 ; M. Anthony, Toronto, 1999 ; M. Neveu, McGill, Montréal, 2006 ; R. Williamson, Pennsylvania, 2008 ; D. McReynolds, Princeton, 2009), sans toutefois parvenir à intégrer l’histoire générale de l’architecture du XVIIIe siècle.
94 Comolli 1792 : IV : 64.
95 Algarotti 1969 : II, 312-331.
96 Ibid. : II, 315.
97 Memmo 1834 : II, 53.
98 Ibid. : II, 51-62.
99 BNM, It. X 303 (6701), f. 269-272.
100 Guarini 1737 : 8.
101 Sentimenti di un filosofo, dans Scritture… 1745 : 173.
102 Ibid. : 162-174.
103 Bellori 1728 : 84.
104 Sentimenti di un filosofo, dans Scritture… 1745 : 164.
105 Ibid. : 164, voir également p. 173 et cf. Baldinucci 1682 : 11.
106 Sentimenti di un filosofo, dans Scritture… 1745 : 164
107 Baldinucci 1682 : 79.
108 Krauss 1960 : I, 49-58.
109 Cartaud 1733 : 4.
110 Ibid. : 359.
111 Cartaud 1733 : 367.
112 Rizzetti 1744 : 9.
113 Ibid. : 11.
114 Poleni 1748 : § 423.
115 Bottari 1845 : 85.
116 Arnaud, Nicole 1992 : 9-10.
117 Bottari 1845 : 86.
118 Riccati 1761 : 437.
119 Galilée Trattato delle resistenze, III, 268.
120 Chiaveri 1767 : v.
121 La Hire 1730 : 1-2.
122 Nous citons l’avviso du 2/10/1748 (Mallory 1982 : 118) duquel Chiaveri retira probablement l’information.
123 Lettre de Ricciolini à Olivieri, s.d. (BNM, Cl. It. IV 660-5521, fol. 664).
124 Lettre de Vanvitelli à Poleni du 20/5/1747, BNM, It. IV 679-5558, fol. 24.
125 Poleni, Riflessioni sopra i danni… (BNM, It. IV. 658-5519, § 30).
126 Ibid., § 1.
127 Ibid., § 61.
128 Poleni 1748 : § 56.
129 Ibid. : § 72.
130 Ibid. : § 73.
131 Poleni, Aggiunta alle riflessioni… (BNM, It. IV. 659-5520, § 14-17).
132 « Compte rendu à l’ouvrage de Giovanni Poleni : Deux lettres à l’abbé Grandi… sur la forme de la terre… et le principe du mouvement des muscles », Journal de Trévoux, 1726, art. LXXXVIII.
133 G. et F. Poleni, Riflessioni sopra i danni…, BNM, It. IV 658 (5519), introduction.
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