Préface
p. IX-XI
Texte intégral
1Le thème de la Romanisation d’un territoire n’est pas simple à aborder, ni même à définir. La romanisation, selon Saïmir Shpuza, correspond à « l’appropriation de la civilisation classique par les peuples indigènes dans l’Empire romain ». Le terme est utilisé « pour décrire les échanges culturels entre les provinces de l’Empire ». C’est vrai, mais l’auteur a bien compris que c’était là une définition trop étroite, qu’il convenait d’élargir aux différents aspects de la vie économique et sociale des populations concernées. La notion d’acculturation a le mérite d’inclure les échanges concernant le domaine culturel dans les deux sens : des populations locales vers Rome et de Rome vers les populations locales. Et il est nécessaire d’y ajouter les effets de cette rencontre entre deux mondes sur tous les aspects de leur vie quotidienne.
2Rome n’a pas été amenée à intervenir à l’Est de la mer Adriatique, à partir du dernier tiers du IIIe siècle avant notre ère, comme si elle rencontrait une terre vierge de tout apport extérieur. Les régions de Chaônie et d’Illyrie méridionale ont été, avant cette date, fortement marquées par le voisinage avec le monde grec. La Chaônie et les terres d’Albanie du Sud ont reçu beaucoup d’apports venant des fondations coloniales, à partir de la fin du VIIe siècle avant J.-C., à Épidamne-Dyrrhachion, à Apollonia d’Illyrie, à Orikos et d’autres grâce au voisinage des Macédoniens, des Épirotes, des Corcyréens, comme en témoigne en particulier le site de Bouthrôtos : marquée d’abord par la présence corcyréenne qui permet à Corcyre de contrôler le détroit entre l’île et le continent, Bouthrôtos est ensuite intégrée à la Chaônie, accueille Asklépios et Zeus Sôter qui président aux affranchissements d’esclaves et grave en langue grecque ces décisions libératrices. Chaônie et Illyrie du Sud, au moins jusqu’à la latitude de Durrës, sont très marquées par ces échanges avec l’hellénisme : des modèles grecs pénètrent à travers les légendes épiques, les tragédies qui font adopter la paideia des Hellènes et les enfants d’Amantia, de Byllis, de Bouthrôtos, d’Himara, comme ceux d’Apollonia, d’Épidamne, d’Orikos sont nourris des aventures d’Achille et d’Ulysse, des malheurs d’œdipe, des drames des Atrides ; stades et théâtres sont construits pour faciliter cette communion à l’idéal des Hellènes et Delphes peut, à juste titre, convier Bylliones, Amantes, Himariotes à participer aux épreuves des concours pythiques, comme de vrais Hellènes, avant la fin du IIIe siècle avant J.-C.
3Les mêmes régions de Chaônie et d’Illyrie du Sud partagent aussi un mode de vie très comparable à celui des Épirotes et des habitants de Haute-Macédoine. Les conditions naturelles (climat, relief et végétation) très semblables ont privilégié la vie pastorale organisée sur la base de la transhumance double, avec montée vers les alpages au printemps et descente vers les plaines d’hivernage en octobre. Il n’y a pas de rupture dans le mode de vie entre populations de langue grecque et populations illyriennes. La pénétration de la culture des Hellènes en Illyrie méridionale rend encore plus difficile la recherche d’une frontière entre les unes et les autres. C’est plutôt un dégradé progressif du Sud vers le Nord. La raréfaction des inscriptions antiques de langue grecque au Nord du fleuve Shkumbi, mis à part le domaine d’Épidamne-Dyrrhachion, est un bon témoignage du changement de monde qui s’opère progressivement du Sud au Nord. L’arrivée des Romains, à partir de 229, de façon très épisodique, puis leur présence permanente après 148, se réalisent sur des terres et des populations déjà très marquées par le rayonnement de l’hellénisme. On doit encore ajouter, avec Paul Veyne, que Rome est le centre d’un Empire gréco-romain : la culture y était hellénique et le pouvoir romain. Ce sont des Romains hellénisés qui débarquent sur les côtes orientales de l’Adriatique.
4Il est sûr que les villes constituent le premier point d’ancrage des nouveaux arrivants, en particulier celles qui sont contraintes d’accueillir de nouveaux colons, vétérans de l’armée romaine ou population civile transférée d’Italie : ce fut le cas de Scodra, de Dyrrachium, de Byllis et de Bouthrôtos. Dans cette dernière, l’arrivée des colons envoyés en 44 par Marc-Antoine provoque l’arrêt complet de toute l’organisation antérieure : le koinon des Prasaiboi disparaît, les actes d’affranchissement cessent brusquement. L’archéologie semble montrer la fondation d’une ville nouvelle sur la rive gauche du canal servant de débouché au lac de Butrint ; sans doute des transformations sont réalisées dans la ville ancienne, peut-être l’édification d’un forum, mais les colons s’installent de l’autre côté du canal, sans qu’on connaisse le devenir des anciens habitants. Il est vrai aussi que Rome améliore sensiblement le réseau routier, même si les voies nouvelles reprennent généralement des itinéraires plus anciens, comme la Via Egnatia sur le tracé de l’ancienne route transbalkanique que les Corinthiens ont voulu contrôler très tôt, avant la fin du VIIe siècle, avec les fondations d’Épidamne-Dyrrhachion et d’Apollonia d’Illyrie à l’Ouest et de Potidée à l’Est. Des relais sont construits sur certains itinéraires comme la fondation d’Hadrianopolis au centre du Dropull.
5La présence romaine dans les campagnes est plus difficile à cerner. Heureusement, la correspondance de Cicéron avec son ami T. Pomponius Atticus nous renseigne sur l’Amaltheum que ce dernier a fait construire près de Bouthrôtos et sur sa volonté d’entraver la fondation d’une colonie romaine dans son voisinage. Varron est un bon témoin de la qualité de l’élevage en Épire et, sans doute, plus largement, en Illyrie méridionale, au point qu’il invite les Romains à imiter les éleveurs épirotes (ceux qu’il qualifie d’Epirotici). Il n’est pas impossible que ces pratiques pastorales aient été transférées en Italie du Sud par les Molosses et autres Épirotes réduits en esclavage en 167 et déportés à l’Ouest de l’Adriatique. On notera en passant que Varron montre, par là, comment les échanges culturels ne sont pas à sens unique, de Rome vers l’Illyrie méridionale, mais à double sens, les Romains pouvant tirer profit des pratiques d’élevage mises au point sur la rive orientale de la mer Adriatique. Une meilleure connaissance des sites archéologiques ruraux permettra de progresser dans l’étude de l’impact de la présence romaine sur la vie rurale dans ces régions : sépultures éparses et trouvailles de céramique sont encore insuffisantes pour décrire les transformations des campagnes albanaises à l’époque romaine. Un élément mériterait tout de même de retenir l’attention : les régions de montagne d’Épire et d’Illyrie méridionale sont marquées encore de nos jours par la présence d’une population dite valaque, marquée par l’utilisation d’une langue d’origine latine. On a certainement conclu trop rapidement qu’il s’agissait de populations ayant émigré depuis la Dacie romaine et la Valachie, depuis ces zones danubiennes jusqu’à Metsovo dans le Pinde grec. Une autre explication a été fournie par des spécialistes grecs, qui pensent que ces populations proviennent des colonies romaines (Scodra, Dyrrachium, Byllis, Bouthrôtos, Patras, etc.) dont les habitants se seraient réfugiés dans les montagnes à l’époque des invasions slaves. Cette présence de latinophones, très tournés vers la vie pastorale, pourrait constituer le meilleur témoignage de la romanisation durable de ces régions.
6L’examen du matériel épigraphique, numismatique et céramique, constitue, à n’en pas douter, les moyens incontournables pour tenter d’approcher les effets de la présence romaine en Chaônie et en Illyrie méridionale. Le nombre restreint des inscriptions latines ne plaide pas en faveur d’une romanisation très marquée dans ces régions et on constate même un renouveau de l’usage de la langue grecque à Dyrrachium en particulier à partir du IIIe siècle de notre ère. L’étude de la circulation monétaire et du matériel amphorique permet de penser que ces régions ont participé activement à la vie économique du monde méditerranéen, dans le cadre de l’Empire romain, sans perdre les traits originaux de ces populations épirotes et illyriennes, qui restent partiellement fidèles à leur particularisme régional, surtout dans les campagnes.
7Qu’il me soit permis d’exprimer ma joie de voir cette étude importante rédigée par un jeune chercheur albanais, que j’ai entraîné, bien imprudemment, en août 2005, à la découverte des inscriptions gravées sur les falaises de Grammata : arrivant en zodiac depuis Dhermi, nous avons été accueillis par des coups de feu destinés à nous dissuader de débarquer là où étaient attendus les trafiquants de drogues. Cette aventure n’a pas découragé Saïmir Shpuza de persévérer dans son goût pour l’archéologie et la découverte du passé de son pays.
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