Chapitre 8. Les rois croates et l’autorité pontificale
p. 251-273
Texte intégral
1La lettre du roi croate Zvonimir au légat du pape Grégoire VII, qui fait suite au couronnement du roi par ce même légat en 1075, concrétise le succès de la stratégie mise en œuvre par Rome dans la région, du moins au cours du XIe siècle : la proclamation jusqu’alors épistolaire de la souveraineté pontificale s’est transformée, par le truchement des lettres répétées, en une véritable territorialité, faisant des correspondances l’instrument efficace d’une diplomatie conquérante et cohérente.
I. Les relations épistolaires entre les papes et le royaume de Dalmatie-Croatie : un corpus incertain
A. Les lettres pontificales aux élites dalmato-croates (IXe-XIe siècle)
2L’importance des correspondances pontificales des IXe-XIe siècles ne doit pas dissimuler l’instabilité du corpus considéré. La première incertitude concerne la transmission des lettres du IXe siècle : si certaines sont conservées in extenso dans les collections pontificales, d’autres ne sont connues que sous la forme d’extraits contenus dans le Décret de Gratien1 ou le Décret d’Yves de Chartres2. À côté de ces extraits épars, on repère de véritables sous-ensembles qui pourraient être la trace de libelles antérieurs : c’est le cas d’un groupe de sept lettres de Jean VIII ou des lettres de Grégoire VII qui révèlent une cohérence de forme et de thème remarquables. Une vue d’ensemble des lettres conservées attire également l’attention sur la fréquence des échanges avec les élites civiles et ecclésiastiques du royaume de Dalmatie-Croatie : sur les 175 documents transmis par le Codex diplomaticus (pour la période allant du VIIIe à la fin du XIe siècle), 22 correspondances sont écrites par des papes contre une seule par un roi croate à l’évêque de Rome, ou plutôt à son légat en 1075 (tab. 12).
3En dépit des carences de la transmission documentaire, notamment pour les lettres des papes antérieures au XIIe siècle3, l’absence d’échanges épistolaires directs entre la papauté et la dynastie croate avant 1075 semble montrer que cette relation de confiance fut loin d’être régulière et qu’elle fut sans doute difficile à obtenir. S’il est possible que certaines lettres ne soient pas arrivées jusqu’à nous en raison du mode d’archivage des lettres réceptionnées dans les registres antérieurs au XIe siècle, cette hypothèse ne saurait expliquer le « silence » épistolaire de la part de la dynastie croate avant le dernier quart du XIe siècle. D’après l’état de la documentation, nous n’avons pas à faire, au cours de notre période, à un véritable échange épistolaire mais plutôt à un monologue pontifical auquel répondit une forme de silence voire, dans certains cas, d’hostilité du pouvoir croate. Les correspondances pontificales révèlent, en revanche, l’intérêt croissant de plusieurs papes pour l’espace de Dalmatie-Croate et la volonté de renforcer leur autorité, par la médiation du sermo épistolaire, sur un territoire qui leur échappe en grande partie.
B. Le dossier des lettres de Jean VIII
4Après les lettres de Grégoire le Grand étudiées dans le premier chapitre, le dossier le plus riche de la collection est celui des onze lettres de Jean VIII (872-882) transmises in extenso dans le Registre 1 de l’Archivio Segreto Vaticano, recueil copié en écriture bénéventaine (type du Mont-Cassin), probablement à Rome aux Xe-XIe siècles4. Tout en proclamant la suprématie de Rome, ces correspondances reflètent surtout les difficultés de la diplomatie romaine dans la région, tant auprès des églises dalmates que de la dynastie dalmato-croates. Une lettre du pape au dux Svedeslav, datée du début de l’année 879, évoque par exemple la « fama »5 de l’amour et de la fidélité de Svedeslav qui avait pourtant pris le parti de Byzance, ce qui signifie que Svedeslav n’avait jamais exprimé directement au pape sa fidélité. Quelques mois plus tard, le 7 juin 879, le même pape Jean VIII, qui pourrait avoir contribué à l’éviction brutale de Svedeslav au printemps 879, écrit trois lettres adressées « à tous les prêtres et au peuple »6, au dux Branimir et à l’évêque de Nin Théodosius7, dans lesquelles il se félicite d’avoir reçu une « lettre » de Branimir proclamant sa fidélité au pape8. La confrontation de ces correspondances montre une évolution : la « réputation » de fidélité de Svedeslav a laissé la place à une « lettre » témoignant explicitement de l’allégeance du roi. Toutefois, il faut s’empresser de préciser que cette lettre n’est connue que par les correspondances de Jean viii et, sans vouloir considérer la lettre du dux croate comme une invention pontificale, il faut attendre près de deux siècles pour trouver dans la documentation une lettre d’un membre de la dynastie croate adressée au pape, ou plus exactement à son légat.
II. La lettre du roi Zvonimir au légat apostolique : naissance d’une « vassalité » ?
5Cette épître, datée de 1075, est un monument, tant par sa composition que par sa signification, essentielle pour l’histoire du royaume de Dalmatie-Croatie et pour l’histoire de la réforme « grégorienne » dans l’Adriatique orientale9. Elle ne se contente pas de faire mémoire. Elle exprime la soumission « féodale » du roi au successeur de saint Pierre.
A. Représentations du couronnement de Zvonimir
1. Zvonimir et le vexillum de saint Pierre
6Ce document exceptionnel, conservé dans la Collectio canonum du cardinal Deusdedit à la fin du XIe siècle10, fait suite au couronnement de Zvonimir en octobre 1075. Il en est aussi le principal témoignage. Devenu « roi par un bienfait du siège apostolique » dans l’église de Salone, aux portes de Split, par le légat du pape, Zvonimir se représente lui-même comme le « dux de Croatie et Dalmatie par la grâce de Dieu, devenu rex par l’étendard, l’épée, le sceptre et la couronne » :
Ego Demetrius, qui et Suinimir nuncupor, dei gratia Chroatiae Dalmatieque dux, a te, domine Gebizon, ex apostolice sedis legatione domini nostri pape Gregorii potestatem optinens in Salonitana basilica sancti Petri sinodali et concordi totius cleri et populi electione de Chroatorum Dalmatinorumque regni regimine per uexillum, ensem, sceptrum et coronam inuestitus atque constitus rex, tibi deuoueo, spondeo et polliceor11.
7La solennité de cette représentation procède d’abord du vocabulaire, des sonorités et du rythme. Les procédés sont multiples, virtuoses et grandiloquents si l’on veut bien entendre par-là la manifestation éblouissante de la puissance royale : dans la même phrase, la répétition de la racine reg- (regni regimine… rex), la succession des attributs royaux (vexillum, ensem, sceptrum et coronam) et le rejet du mot rex en fin de période nous donnent à voir l’apothéose du « duc » Zvonimir que les insignes de la royauté et le pourpre de la langue épistolaire ont métamorphosé en « roi ». L’emphase est également produite par le syncrétisme référentiel réalisé par cette lettre. Loin d’être de simples ornements, les termes employés incarnent en effet le prestige de la fonction royale et la mention initiale du vexillum, conféré par le légat apostolique, rappelle la protection de saint Pierre, semblable au vexillum beati Petri que le pape Hadrien avait donné à Charlemagne12.
2. Le bas-relief du baptistère de Split : une représentation de Zvonimir ?
8Le couronnement de Zvonimir par le légat du pape Gébizon trouva peut-être un écho dans un célèbre bas-relief qui aurait orné la basilique Saint-Pierre et Saint-Moïse de Salone où eut lieu le couronnement. Ce bas-relief de la fin du XIe siècle, aujourd’hui conservé sur une des parois du baptistère de Split, l’ancien temple de Jupiter, pourrait représenter Zvonimir sur son trône13 aux cotés d’un personnage de grande importance, puisqu’il est à la même hauteur que le roi, et d’un troisième personnage en proskynèse14. De nombreuses interprétations ont été proposées : certains historiens de l’art identifient le personnage à droite du roi comme le légat du pape Grégoire VII, portant la bulle pontificale permettant le couronnement de Zvonimir15. La représentation du roi sur son trône n’est pas sans rappeler le Christ en majesté, faisant du « souverain terrestre le vicaire du Christ »16. Mais la discussion reste ouverte. En attendant, la lettre de Zvonimir va bien au-delà de la représentation ou de la célébration du couronnement du roi. Elle contient des éléments majeurs sur le « dévouement de Zvonimir »17 à l’égard du pape et sur la mise en œuvre de la réforme « grégorienne » en Dalmatie-Croatie.
B. Zvonimir et et la réforme « grégorienne » en Dalmatie-Croatie
1. La fidélité du roi envers le pape
9Après s’être livré à une auto-représentation, Zvonimir proclame en effet sa fidélité à « son » pape (meum papam Gregorium), à ses successeurs et à ses légats : le texte multiplie les expressions d’allégeance comme l’indique le champ lexical de la dévotion et de la fidélité (tibi deuoueo, spondeo et polliceor ; seruire ; committo fidelitatem ; fidelis ; fideliter...).
Cum deo seruire regnare sit, uice beati Petri et domini nostri pape Gregorii atque post se sessurorum in apostolicae sede me tuis manibus committo et committendo hanc fidelitatem sacramento stabilio: ego, inquam, Demetrius, qui et Suinimir, dei gratia et apostolice sedis dono rex ab hac hora in antea, sancto Petro et domino meo pape Gregorio suisque successoribus canonice intrantibus ero fidelis. (…) Regnum autem, quod mihi per manum tuam, donne Gebizon, traditur, fideliter retinebo et illud suumque ius apostolice sedi aliquo ingenio aliquando non subtraham. Dominum meum papam Gregorium et suos successores atque legatos, si in meam potestatem uenerint, honorifice suscipiam et honeste tractabo et remittam; et undecumque me inuitauerint, prout potero, eis simpliciter seruiam18.
10L’expression de la « fidélité », qui revêt une acception spirituelle et politique, est un élément essentiel de l’idéologie grégorienne, comme l’indique l’emploi du terme fidelitas dans les lettres de Grégoire VII, « tiré directement du droit féodal »19. Sous la plume de Zvonimir, la répétition de cette notion, véritable lien féodal, contribue à représenter le roi de Dalmatie-Croatie comme le « vassal » du pape dont l’autorité ressemble de plus en plus en celle d’une monarchie universelle20 et d’une théocratie faisant du pape le guide unique de la chrétienté21. Le fait que cette représentation émane non pas de la documentation romaine mais d’une lettre du roi de Dalmatie-Croatie, ce qui n’est pas un cas isolé22, renforce la soumission du souverain et le pouvoir du pape. Mais cela prouve aussi que le roi trouvait un intérêt dans cette fidelitas qui était non seulement un lien de vassalité mais aussi un espoir d’équilibre et de protection pour les jeunes royaumes chrétiens en quête de stabilité. La lettre de Zvonimir contient enfin un gage de fidélité au pape : le versement annuel d’une somme de 200 bisanti et la donation au pape du monastère royal Saint-Grégoire de Vrana.
2. La donation royale au siège apostolique
11La contribution de 200 bisanti, chaque année à Pâques23, représente une somme importante24 mais la donation du monastère royal Saint-Grégoire de Vrana au « siège apostolique » n’en est pas moins remarquable du point de vue économique, diplomatique et symbolique. Elle a en effet pour conséquence de faire entrer le monastère dans le « patrimoine de saint Pierre »25 et de faire de cette fondation bénédictine un lieu de résidence pour les légats pontificaux.
Dono insuper, concedo atque confirmo apostolice sedi sancti Gregorii monasterium, cui Vrana est uocabulum, cum omni suo the-sauro. scilicet cum capsa argentea reliquias sacri corporis eiusdem beati Gregorii continente, cum duabus crucibus, cum calice et patena, cum duabus coronis aureis, gemmis ornatis, cum euangeliorum textu de argento cumque omnibus suis mobilibus et immobilibus bonis, ut sancti P. legatis semper sit ad hospitium et omnino in potestate eorum, hoc tamen interposito tenore, ut nulli alii potestati detur, sed omni tempore sancti P. sit proprium, et a me meisque successoribus defensum atque ab omni nomine liberum et securum26.
12Le monastère Saint-Grégoire de Vrana, qui avait dû être fondé au Xe siècle et possédait de nombreuses terres et objets précieux27, bénéficiait d’un privilège royal au même titre que le monastère Saint-Jean de Biograd et du monastère féminin de Sainte-Marie de Zadar. La donation de Zvonimir au pape faisait suite, comme nous l’avons vu plus haut, à une série de donations des ducs ou rois croates à l’Église de Split28 ou à des monastères bénédictins29. Toutefois, la donation de Zvonimir à Grégoire VII marquait une étape supplémentaire : si l’Église de Rome détenait des possessions en Dalmatie à l’époque de Grégoire le Grand30, rien ne permet de savoir si elle conservait des propriétés dans la région au XIe siècle. Sur la base de la documentation pontificale et des lettres des papes qui n’y font jamais allusion, j’aurais tendance à penser que ce n’était plus le cas. La donation au siège apostolique d’un monastère royal revêtait de toute façon une importance symbolique et idéologique particulière. Elle traduisait la volonté de faire entrer durablement31 le monastère royal de Vrana dans le « patrimoine de saint Pierre » et, plus largement, d’accroître la sphère des res ecclesiae et de contribuer ainsi à renforcer l’extension du dominium ecclésial en Dalmatie-Croatie32.
3. Le pape, protecteur du roi et garant de la justice
13L’objectif de Zvonimir en 1075 avait été de remercier le pape qui venait de reconnaître sa légitimité et, partant, de soutenir la réforme de l’Église universelle promue par Grégoire VII. Mais le roi croate avait surtout cherché, à travers cette donation, à construire un système monastique puissant capable d’assurer la stabilité politique et spirituelle de son royaume menacé par les conflits récurrents entre les élites et la cour. Il obtenait enfin un dernier avantage essentiel, la protection du siège apostolique : protection spirituelle mais aussi protection contre les convoitises extérieures. Dans une bulle du 4 octobre 1079, Grégoire VII rappelle ainsi au nobilis miles Wezelin, qui « entreprendrait d’attaquer » Zvonimir que celui-ci avait été « fait roi en Dalmatie par l’autorité apostolique » et que toute agression contre lui porterait atteinte au siège apostolique qui répondrait par « le glaive de saint Pierre » :
Gregorius episcopus seruus seruorum dei Wezelino nobili militi salutem et apostolicam benedictionem. Scias, nos de prudentia tua multum mirari, ut, qui te esse dudum beato Petro et nobis fidelem promiseris, contra eum, quem in Dalmatia regem auctoritas apostolica constituit, tu modo coneris insurgere. (… )33.
14La protection et la menace pontificales permettent à Grégoire d’exprimer la fonction de justice du pape : il demande en effet à Wezelin de s’en remettre directement à lui s’il s’estime bafoué par Zvonimir, élargissant ainsi « l’horizon juridictionnel pontifical à l’arbitrage des conflits à l’ensemble de la chrétienté »34 :
Quapropter nobilitatem tuam monemus et ex parte beati Petri precipimus, ut aduersum iam dictum regem fueris, procul dubio te in apostolicam sedem facturum. Si uero aduersus ipsum aliquid te forte te (!) dicis habere, a nobis iudicium debes expetere et expectare iustitiam potius quam contra eum ad iniuriam sedis apostolice manus tuas armare35.
15Face aux contestations qui pesaient sur la légitimité de Zvonimir36, la « protection » du pape, à la fois spirituelle et diplomatique, était fondamentale pour le roi Zvonimir. Elle l’était aussi pour le pape qui apparaissait à travers cette bulle comme une puissance supérieure, assurant la protection des rois et la justice, deux fonctions majeures de la représentation grégorienne de l’autorité pontificale.
4. Le roi et la mise en œuvre de la réforme
16La lettre de Zvonimir détaille enfin une série d’engagements du roi concernant l’exercice de son pouvoir : le respect de la justice, la défense des privilèges ecclésiastiques, la moralisation du royaume et du clergé dalmato-croates, la protection des pauvres, des veuves et des orphelins, la défense du mariage canonique et condamnation du commerce des esclaves :
(…) iustitiam excolam, ecclesias defendam, primitie, decime omniumque ad ecclesias pertinentium procurator existam; uite episcoporum, presbiterorum, diaconorum, subdiaconorumque, ut caste et regulariter uiuant, prouideam; pauperes, uiduas atque pupillos protegam; parentele illicitam copulam destruens legitimam dotem anulo sacerdotisque benedictione constituam et constitutam corrumpi non permittam; hominum uenditionem contradicam atque in omnibus, que ad rectitudinis statum congruunt, deo auctore me equum exhibeam37.
17À travers ces promesses, le roi Zvonimir apparaît comme le garant d’une justice sociale (iustitiam, equum, iudicis) qui constitue, là encore, une idée-force du mouvement réformateur. Mais il souligne la conformité de ses engagements avec les ordres du pape et de ses légats :
Tibi deuoueo, spondeo et polliceor me incommutabiliter completurum omnia, que mihi tua reuerenda iniungit sanctitas, uidelicet ut in omnibus et per omnia apostolice˛ sedi fidem obseruem, et quicquid hoc in regno tam apostolica sedes, quam sui legati sanxerunt aut sanxerint, irreuincibiliter custodiam38.
18La succession d’adverbes redondants (incommutabiliter ; irrevincibiliter) et les variations verbales sur le radical du perfectum (le participe futur completurum / le parfait sanxerunt / le futur antérieur sanxerint) finissent par graver définitivement la fidélité du roi dans le marbre d’une soumission éternelle.
19La lettre de Zvonimir reflète, on le voit, un nouveau rapport entre le roi croate et la papauté qui eut des répercussions sur le contexte géopolitique méditerranéen, bien au-delà des frontières du royaume et du règne de Zvonimir39. Ce reflet n’est pas une simple image. Il est la construction en paroles et en actes d’une nouvelle réalité : la suprématie du siège apostolique sur les puissances civiles. Cette suprématie s’exprime à la fois par l’expression de la fidélité du roi mais aussi par l’omniprésence de l’autorité pontificale dans la lettre : l’expression « siège apostolique » (sedes apostolica) est répétée sept fois et le mot pape (papa) quatre fois ; le nom du pape, Gregorius, apparaît six fois (il désigne deux fois Grégoire le Grand et quatre fois Grégoire VII, la répétition de l’expression meus papa Gregorius renforçant la soumission du roi au pape). Enfin, saint Pierre (sanctus ou beatus Petrus) est cité trois fois.
20L’autorité royale est elle aussi très présente, comme le montre le champ lexical de la royauté (rex est employé deux fois, regnum quatre fois, regnare deux fois, regimen une fois). On constate toutefois que cette autorité tire sa force et sa légitimité de la suprématie pontificale40. À cet égard, il est intéressant de constater que Zvonimir distingue le « pouvoir », que lui a conféré la légation apostolique, du titre de « roi », qu’il a obtenu par l’élection du clergé et du peuple unanimes :
ex apostolice sedis legatione domini nostri pape Gregorii potestatem optinens in Salonitana basilica sancti Petri sinodali
et
concordi totius cleri et populi electione de Chroatorum Dalmatinorumque regni regimine per uexillum, ensem, sceptrum et coronam inuestitus atque constitus rex
21Cette distinction (pouvoir/fonction) est de la plus grande importance : elle présente en effet la papauté grégorienne comme la source de toute souveraineté politique. Elle révèle en effet que l’autorité royale a été conférée par le pape, alors que le titre et la fonction de roi procèdent d’une élection par le clergé et le peuple. En d’autres termes, le clergé et le peuple choisissent leur roi, mais c’est le pape qui lui donne son autorité.
22Cette relation privilégiée entre le roi et le pape, qui manifeste clairement la domination du successeur de saint Pierre, ne se réduit pas à une entente particulière entre Zvonimir et Grégoire VII. La promesse de fidélité concerne Zvonimir et ses successeurs (a me meisque successoribus) et elle est bien adressée à l’évêque de Rome et à ses successeurs (Gregorii atque post se successorum ; Gregorio suisque successoribus ; post eum futuri pontifices ; Gregorium et suos successores).
23La force du lien nouveau entre les deux pouvoirs revêt une importance particulière dans le contexte des tensions entre la papauté et l’empire. Celui-ci n’apparaît à aucun moment dans le texte, pas même dans le protocle initial, alors que ces années correspondent à l’un des premiers et des plus célèbres épisodes du conflit entre la papauté et l’empire. Dans un tel contexte géopolitique – qui allait marquer l’histoire politique et ecclésiastique de l’Europe chrétienne pendant plus de deux siècles – le roi croate choisissait donc son camp. Sa lettre reflétait son soutien implicite mais inconditionnel au pape dans son conflit avec l’empereur totalement effacé par la force de l’entente entre le roi et le pape.
24Ainsi donc, les mots du roi donnent à voir la primauté du pape, reléguant dans l’ombre son vrai rival, l’empereur Henri IV. Ils édifient en parole, par le truchement d’une épître destinée à circuler, l’omniprésence de la papauté en Dalmatie-Croatie et la suprématie sans partage de la souveraineté romaine. Ils vont plus loin en éclairant les principaux aspects de la réforme « grégorienne », bref en reflétant l’Église universelle, structurée, se confondant avec le corps social et composée « d’évêques, de prêtres, de diacres, de sous-diacres » (Vite episcoporum, presbiterorum, diaconum, subdiaconum). Cette lettre nous fait voir le monde grégorien, catholique, universel qui s’affirme progressivement autant par la volonté du pape que par les mots des souverains qui lui jurent fidélité. L’expression unanime de la volonté des puissants est la source d’une autorité qui ne souffre aucune contestation, comme semble le suggérer l’étonnante donation royale du monastère Saint-Grégoire de Vrana au siège apostolique. Alors que les actes de donation – y compris les actes de donation émanant de la cour dalmato-croate – contiennent toujours des clauses comminatoires et une menace d’anathème contre quiconque s’opposerait à l’exécution de la donation, la lettre de Zvonimir ne contient aucune menace de ce genre. La clause comminatoire se limite à faire retentir « la voix terrible du juge que le diable, avec ses anges, est sur le point d’entendre » (terribilem illam iudicis uocem, quam diabolus cum suis angelis auditurus est, audiat). Cette liberté vis-à-vis du formulaire diplomatique de la donation semble indiquer qu’une contestation est peu probable devant un tel déploiement de puissance41.
25Les nouveaux rapports entre le roi croate et la papauté ont eu des répercussions sur le contexte géopolitique dalmate, bien au-delà des frontières du royaume et du règne de Zvonimir. Le renforcement de l’autorité pontificale n’a pas été, toutefois, un facteur de déstabilisation et de bouleversement des équilibres régionaux.
III. Le pape et les royaumes chrétiens de Dalmatie dans le dernier quart du XIe siècle
A. Le prince de Docléa et l’évêque d’Antivari (1077-1089)
26Le serment de fidélité de Zvonimir à Grégoire VII a pu néanmoins contribuer à réduire la subordination déjà très formelle de la dynastie croate à l’empire byzantin. Il suscita en effet l’intérêt de l’un des rivaux du roi Zvonimir, le prince de Docléa42 Michel, le fils de Dobroslav, qui, pour libérer sa principauté de la pression byzantine, demanda à Grégoire VII en 1077 de recevoir le vexillum de saint Pierre pour lui et le pallium pour l’évêque d’Antivari43. Cette double requête montre d’abord que la principauté serbe de Docléa, comme le royaume de Dalmatie-Croatie deux ans plus tôt, voyait dans la papauté un soutien de poids dans ses revendications à l’égard de l’empire byzantin44. Mais elle avait aussi pour conséquence de soustraire le siège d’Antivari, dans le sud de la Dalmatie, au pouvoir juridictionnel de la métropole de Split. La réponse de Grégoire VII fut un exemple de pragmatisme : dans un premier temps, en janvier 1078, il écrivit au prince Michel qu’il acceptait sa requête45. Mais nous savons qu’il ne fit jamais remettre le vexillum de saint Pierre au prince de Docléa et que l’évêque d’Antivari ne reçut le pallium qu’en 1089 de la part de l’anti-pape Clément III46. L’attitude ambivalente de Grégoire VII permit de consolider l’emprise de l’archevêque de Split sur les évêques d’Antivari et de Raguse. Cette décision s’explique peut-être par l’inquiétude du roi dalmato-croate Zvonimir devant le renforcement des liens entre son rival de Docléa et le siège apostolique. Mais elle démontre surtout que la suprématie du siège métropolitain de Split sur l’ensemble des sièges dalmates était plus importante, pour Grégoire VII, que ses relations avec le prince de Docléa.
27L’affaiblissement de la subordination dalmato-croate à l’égard de Byzance, qui ne signifie pas sa disparition totale47, n’empêcha pas une partie des élites dalmates de se montrer critiques voire hostiles envers la politique « romaine » du royaume croate. Une tradition historiographique tardive, transmise par la Chronique du prêtre de Docléa, prétend même que les faveurs croissantes de la couronne croate à l’Église de Rome seraient à l’origine de l’assassinat du roi Zvonimir. Si rien, toutefois, ne permet de savoir si cette alliance a contribué à la disparition du royaume de Dalmatie-Croatie, ce rapprochement fut assez abouti pour peser considérablement sur les jeux d’alliance entre les puissances de la région. Le soutien à la papauté et à l’expansion bénédictine, notamment à travers la politique de donations et d’exemptions, fut suffisamment réussi pour survivre à la disparition du royaume croate à la fin du XIe siècle.
B. La lettre du roi hongrois Ladislas à l’abbé Oderisius du Mont-Cassin (1091)
28La lettre du roi Hongrois Ladislas à l’abbé du Mont-Cassin Oderisius en est sans doute la meilleure illustration. Écrite en 1091, juste après la conquête hongroise de la Dalmatie, cette lettre démontre une nouvelle fois, si l’en était besoin, l’influence cassinésienne dans la région : le roi hongrois s’adresse en effet à l’abbé du Mont-Cassin Oderisius en indiquant que la conquête de la Slavonie les a rapprochés (uicinis enim iam agere poteris, quia Sclauoniam iam fere totam acquisiui). Louant la sainteté de l’abbé, il lui demande une relique de saint Benoît et lui promet de nouvelles donations malgré « l’abondance de ses terres » dont il dispose déjà :
Scias etiam me sancti Egidii abbati plurima in terra Vngarie prestitisse beneficia, quod sit tibi imago futuri beneficii, scilicet quando-cumque me per legatos tuos exquisiueris. Mandassem etiam tibi iam ad manum quedam de nostris muneribus; set ueritus sum propter turbam terre uestre malis impedientibus uiris totum frustra fecisse, te quia uero iam credo te quosdam de tuis, quibus placita nostra suggeremus, ad me missurum, quod exspecto. Sed istud obnixe, non meritis meis quod uellem, sed spe future munificentie exigo, ut de sancti Benedicti reliquiis aliquid nostre dirigas patrie. Porro si neutra ad presens agere possis, saltim per legatum, quem papa mihi mittet, quod ... quomodo uelis, rescribe; uicinis enim iam agere poteris, quia Sclauoniam iam fere totam acquisiui. Confirmatum tibi (?) per hunc scriptum, quicquid in Vngaria et Messia et Sclauonia ullo loco nostri homines offerre uoluerint48.
29Ce document a donné lieu à divers commentaires : si certains49 y ont vu une forgerie de Pierre Diacre, le bibliothécaire et archiviste de l’abbaye du Mont-Cassin au XIIe siècle, son authenticité est aujourd’hui largement acceptée. Une étude récente de Lujo Margetić considère que Ladislas s’adresse à l’abbé du Mont-Cassin en raison de sa proximité avec le pape afin qu’il puisse opérer en sa faveur auprès du siège apostolique. Concrètement, il compterait sur la médiation d’Oderisius pour que le pape reconnaisse son titre de « roi de Croatie et Dalmatie » après sa conquête de la Slavonie50. Cette lettre révèle dans tous les cas l’influence persistante de la diplomatie pontificale dans la région puisque le roi hongrois précise qu’il écrit en présence du légat que le pape lui a envoyé (per legatum quem papa mihi mittet). Deux interprétations sont donc possibles : soit Ladislas souhaite que l’abbé du Mont-Cassin l’aide à obtenir la légitimité du pape, soit le légat apostolique est à l’origine du dialogue entre le nouveau roi et les bénédictins. Ces deux hypothèses confirment le rôle déterminant de la diplomatie pontificale dans l’évolution du contexte politique de Dalmatie-Croatie de la fin du XIe siècle. Ce rapprochement entre le roi hongrois, le pape et l’abbé du Mont-Cassin ne constitue pas un changement de stratégie mais au contraire un renforcement des alliances nouées en Dalmatie au cours du XIe siècle. Le roi hongrois se présente en effet lui-même comme le successeur légitime du roi croate Zvonimir.
C. L’inscription de l’église Saint-Michel sur l’île de Koločep
30Le personnage de Jelena Lijepa, la « sœur » du roi hongrois Ladislas et l’« épouse » du roi croate Zvonimir, incarne en effet, pour Ladislas, la possibilité d’apparaître comme le successeur légitime du roi de Dalmatie-Croatie. Mais il est possible que Zvonimir ait œuvré lui-même à un rapprochement entre les deux royaumes, comme le suggère l’analyse d’une inscription de la fin du XIe siècle retrouvée sur l’autel en marbre de l’église Saint-Michel sur l’île de Koločep, près de Dubrovnik et du monastère insulaire bénédictin Saint-Benoît de Lokrum51. L’historienne de l’art Vedrana Delonga a proposé une restitution de cette inscription dédicatoire qui est aussi un appel à la prière :
Qveso vos om (ne) s q (vi) aspicitis v [t fvndatis preces] p [ro] sorore (e) t regina q (vae) edifica [vit ecclesia (m) in honore (m) s (an) c (t) i Michaelis arcangeli]52.
31Si le nom du donateur n’apparaît pas dans ce texte, l’objectif est néanmoins du célébrer la mémoire de la personne « sœur et reine » à l’origine de la construction de l’édifice dont les caractéristiques architecturales et stylistiques situent la fondation dans le dernier quart du XIe siècle. Cette datation correspond aussi à la réalisation de l’inscription dont les lettres reproduisent certaines particularités de l’écriture bénéventaine de la région de Raguse53. L’analyse stylistique et comparative permet à Vedrana Delonga de conclure que cette inscription fait partie des plus belles créations épigraphiques dalmato-croates de la seconde moitié du XIe siècle produite par le mouvement réformateur bénédictin sous le règne de Zvonimir, telles que les inscriptions de Sainte-Marie à Biskupija. L’ensemble des spécialistes s’accordent aujourd’hui sur le fait que la « sœur et reine » évoquée dans l’inscription soit Jelena Lijepa, la « sœur » du roi hongrois Ladislas et l’« épouse » du roi croate Zvonimir, appelée aussi regina Lepa dans certaines sources croates. Cette interprétation constituerait la preuve de la bonne entente entre le clergé de Raguse et le couple régnant croate qui aurait procédé, à travers la fondation de l’église Saint-Michel, à un nouvel acte d’évergétisme. Mais alors que le contexte ecclésiologique est marqué par un conflit entre la métropole de Split et l’Église de Raguse qui souhaitait sortir de la juridiction spalatine, il pourrait révéler les efforts de la cour croate pour apaiser le mécontentement de l’évêque de Raguse et protéger la suprématie de l’archevêque Laurent de Split, principal relais de Grégoire VII en Dalmatie et véritable « père spirituel » de Zvonimir. Selon Vedrana Delonga, c’est pour remercier le couple royal de cet acte d’évergétisme que les bénédictins (du monastère voisin Saint-Benoît de Lokrum ?) auraient réalisé cette inscription dédicatoire en l’honneur de la princesse hongroise Jelena Lijepa, sœur du roi hongrois et épouse du roi croate. Cette interprétation ne contredit pas le rôle joué par Jelena dans le rapprochement entre les royaumes dalmato-croate et hongrois. Ses liens familiaux avec les deux familles incarnent en quelque sorte la collaboration entre les deux pouvoirs. Toute célébration de sa persone et de sa mémoire pouvait donc apparaître comme une célébration de l’entente entre le roi Zvonimir et le roi Ladislas, quelques années avant que Ladislas, profitant de la mort de Zvonimir en 1089, ne conquière la Slavonia et ne revendique, en 1091, le titre de « roi de Dalmatie et Croatie » devenant formellement « l’héritier » de Zvonimir54.
32L’analyse de Vedrana Delonga illustre parfaitement le rôle essentiel des productions architecturales, iconographiques et graphiques dans la mise en œuvre de la réforme en Dalmatie-Croatie.
IV. Architecture, images et inscriptions dans le royaume dalmato-croate
A. L’idéologie réformatrice dans l’art dalmato-croate
33L’art roman fut un vecteur architectural, iconographique et stylistique essentiel de l’idéologie réformatrice apparue à la fin du Xe siècle dans les milieux monastiques bénédictins. L’apparition du premier art roman en Croatie en est la parfaite illustration. Miljenko Jurković et Nikolina Maraković ont montré notamment que « les nouvelles formes de l’architecture romane, dans lesquelles se reflétèrent ensuite le prestige et le pouvoir de l’Église réformée du XIe siècle, marquèrent profondément les monuments croates de cette période »55. Je renvoie aux travaux des historiens de l’art croates sur l’évolution et les fonctions des formes architecturales et sculpturales qui font de l’art roman une des expressions les plus manifestes du soutien de la cour croate à la réforme de l’Église56. Sur la base de ces recherches, je me contenterai de constater la multiplication des dédicaces et des représentations de saint Pierre et de la Vierge Marie.
B. Les représentations de saint Pierre et de la Vierge dans le premier art roman
34Nikola Jakšić a consacré un riche article à la diffusion du culte de saint Pierre dans la Dalmatie paléochrétienne et médiévale57. Il démontre que ce culte se développa surtout à partir du règne de Branimir qui, on l’a vu dans les correspondances de Jean VIII, favorisa un rapprochement avec Rome, en rupture avec l’attitude philobyzantine du comte Sedeslav. L’« exceptionnelle popularité » de saint Pierre se traduisit par de nombreuses dédicaces au prince des apôtres, comme en témoigne l’église Saint-Pierre de Raguse, au moment où le siège de Raguse fut élevé au rang de métropole, en remerciement de l’autonomie ecclésiastique concédée par le pape Grégoire V (996-999). On peut citer d’autres patronages de saint Pierre au cours du XIe siècle, à commencer par les établissements insulaires d’Osor, de Pag et de Rab, ou encore l’église de Solin où fut couronné le roi Zvonimir en 1075 et où se trouve l’une des toutes premières représentations de saint Pierre dans l’art figuratif altomédiéval de Dalmatie centrale. Plusieurs tympans d’église58 et cycles picturaux révèlent ainsi la place centrale de la figure de saint Pierre, souvent associée à saint Paul, comme dans l’église Saint-Jean sur l’île de Šipan ou l’église Saint-Nicolas sur l’île de Koločep59.
35La dévotion à la Vierge se manifeste aussi par une multitude de dédicaces et de représentations : citons, parmi tant d’autres, l’exemple de l’église Sainte-Marie de Crkvina dans la localité de Biskupija, à cinq kilomètres de Knin, qui était le principal centre culturel et religieux de la cour croate au XIe siècle. Ce site est d’autant plus important qu’il révèle la proximité de la cour et de l’église : A. Milošević a suggéré que le complexe archéologique mis à jour sur le versant nord de l’église Sainte-Marie était peut-être la « villa royale » évoquée par le roi Zvonimir dans un acte royal réalisé près de Knin « in villa regali, quo in loco iam dicta ecclesia sancte Maria sita uidetur »60. Cette hypothèse permettrait de voir dans l’église Sainte-Marie la chapelle palatine que Zvonimir utilisait parfois comme « aula regia ». La célèbre représentation de la Majestas Virginis, une des toutes premières après celle de la cathédrale d’Aquilée, mais aussi la structure graphique et le contenu des inscriptions de l’autel de Sainte-Marie sont une excellente illustration de l’évolution idéologique de la cour croate à la fin du XIe siècle et de la réforme liturgique promue en Dalmatie par l’archevêque Laurent de Split (1059-1099) qui fut, on l’a vu, l’un des principaux relais du pape Grégoire VII61.
36Dans ce contexte réformateur, on ne peut rester indifférent devant la diffusion d’un autre motif encore peu étudié dans l’art roman du royaume de Croatie : les représentations des rois mages, ces rois agenouillés devant le Christ, comme les rois croates et tant d’autres souverains que la réforme de l’Église fit se prosterner devant le pape62.
37Les règnes de Krešimir IV (1058-1074), qui se fit appeler « Petrus » Krešimir IV, et de Zvonimir (1075-1089) constituent sans doute les moments les plus significatifs de l’influence de l’idéologie pontificale sur l’art du royaume de Dalmatie-Croatie. Il n’en reste pas moins que l’art roman croate n’a cessé d’évoluer durant la seconde moitié du XIe siècle, assumant de nouvelles fonctions sous l’influence déterminante de la culture bénédictine, notamment cassinésienne.
C. Retour sur la chronologie et sur l’influence de la culture bénédictine
38Sans vouloir revenir sur ce point63, il est intéressant de constater ici l’influence de la culture bénédictine, notamment graphique, sur la production dalmato-croate, y compris en dehors des milieux bénédictins. Étudiant les caractéristiques graphiques d’une inscription64 de la première moitié du XIe siècle – l’inscription dédicatoire de l’église des saints Pierre et Moïse à Solin, le complexe abbatial royal (monasterium regale) où le roi croate Zvonimir fut couronné par le légat du pape Gebizon en 1075 – Flavia de Rubeis a démontré que « nous sommes encore à l’intérieur d’une structure graphique canonique »65. Il faut attendre le dernier quart du XIe siècle pour repérer des signes de changements morphologiques des lettres, comme en témoigne l’inscription commémorative de Ljubomir provenant de l’église Saint-Nicolas de Podmorje ou un fragment d’inscription provenant de l’église Saint-Étienne de Knin – Podmorje, près de Trogir, et Knin étant deux sièges de la cour croate. Je partage totalement l’analyse de F. de Rubeis selon laquelle cette évolution graphique, qui traduit « une nouvelle présence culturelle, liée aux écritures cassinésiennes, et plus particulièrement aux initiales de certains manuscrits en bénéventaine »66, est le produit et l’expression de la mutation du contexte social et politique dalmato-croate dans la seconde moitié du XIe siècle67. La contribution de l’art dalmato-croate au mouvement réformateur ne doit donc pas être limitée aux règnes de Krešimir IV et de Zvonimir.
39Au terme de ce dernier chapitre, j’ai bien conscience de n’avoir qu’effleurer quelques enjeux idéologiques, sociaux et ecclésiologiques de la réforme du royaume, de la société et des Églises dalmato-croates au XIe siècle. L’importance de la production artistique, qui est restée en marge de mes recherches, mériterait à elle seule une monographie permettant de mesurer l’ampleur et les fonctions du tournant réformateur. En dépit des nombreux travaux publiés ou en cours sur les œuvres produites au XIe siècle, la question de l’architecture, de l’iconographie et de l’art du royaume de Dalmatie-Croatie apparaît comme un observatoire idéal pour étudier l’intériorisation des idées réformatrices et, plus largement, le renforcement de l’influence pontificale dans la région.
40Il est difficile, pour finir, de déterminer la nature du lien nouveau qui apparaît en 1075 entre le royaume de Dalmatie-Croatie et la papauté. Dans la mesure où elle exprime la fidélité du roi au pape en échange de sa reconnaissance, de sa protection et de sa force stabilisatrice, la lettre de Zvonimir au légat du pape Gebizon manifeste un lien de « vassalité » qui traduit un rapport de domination plus formel que la simple appartenance à la « collection de catholique » que tentait de constituer Nicolas Ier deux siècles plus tôt en Dalmatie68. Franjo Šanjek n’est pas de cet avis : il considère en effet que « dans le cas de Zvonimir, il n’est pas question de soumission à la suzeraineté pontificale et d’obligations vassaliques à proprement parler, mais d’une reconnaissance de la suprême autorité religieuse du monde chrétien »69. Je crois que cette interprétation minimise les implications politiques et sociales du serment de fidelitas de Zvonimir au pape et qu’il ne prend pas la mesure de l’exercice de « la suprême autorité religieuse du monde chrétien ». Il s’agit bien, en effet, d’un « phénomène social total »70 qui contribue à une nouvelle perception des relations entre les souverains et le pape et, partant, à une redéfinition du dominium pontifical.
Notes de bas de page
1 Si la première lettre à Zacharie semble isolée, les lettres de Nicolas Ier et les trois premières lettres de Jean VIII ne sont connues que sous la forme d’extraits transmis par le Decretum Gratianum : voir la lettre de Nicolas Ier au clergé et au peuple de l’Église de Nin, non datée par le Décret et qui ne figure pas dans la collection des lettres de Nicolas Ier dans CDCDS, 4 (a. 858-867), p. 8.
2 Voir la lettre d’Étienne V à l’évêque de Nin Théodose dans CDCDS, 17 (a. 886-887), p. 20-21.
3 Schieffer 2009.
4 Sur le codex Reg. Vat. 1, voir Das Register Papst Johannes’ VIII ; Matijević-Sokol 1990 ; Matijević-Sokol 2005 : la côte « Reg. Vat. » ne correspond pas au célèbre fonds de la Reine de Suède (Reginensis Vaticanus) de la Biblioteca Apostolica Vaticana mais désigne un Registrum Vaticanum de l’Archivio Segreto Vaticano.
5 Lettre de Jean VIII à son fils Sedesclav, glorieux comes des Slaves (début 879), in CDCDS, 9 (a. 879), p. 12 : fama tue dilectionis atque bonitatis et religionis in deum ad nos usque peruenit (...).
6 Lettre de Jean VIII à tous les vénérables prêtres et au peuple de Dalmatie (7 juin 879), in CDCDS, 13 (a. 879), p. 16 : Cum litteras principis uestris ( !) Branimir, quas nobis per Iohannem uenerabilem presbiterum, ipse direxit, legeremus, non solum illius deuotionem, sed etiam fidei uestre sinceritatem et dilectionem, quam circa sanctum Petrum, apostolorum principem, et circa nos habetis, cognouimus.
7 Lettre de Jean VIII au diacre de Nin Théodose (7 juin 879), in CDCDS, 12 (a. 879), p. 15 : Dilectionis tue litteris receptis atque perlectis deuotionis et fidei tue sinceritatem, quam circa ecclisiam beati Petri apostoli et circa nostrum pontificium habes, luce clarius agnouimus.
8 CDCDS, 11 (a. 879), p. 14 : Relegentes nobilitatis tue litteras, quas per Iohannem uenerabilem presbiterum communem fidelem nobis mandasti, quantam fidem et sinceram deuotionem circa ecclesiam sanctorum apostolorum Petri et Pauli et circa nos habeas, luce clarius nouimus. Et quia deo fauente quasi dilectus filius sancto Petro et nobis, qui per diuinam gratiam uicem eius tenemus, fidelis in omnibus et obediens esse cupias (…) ad gremium sancte sedis apostolice, matris tue (…) ut gratiam et benedictionem dei sanctorumque Petri ac Pauli, apostolorum principis, et nostram super te habens diffusam (…).
9 Voir le court article de Franjo Šanjek qui présente surtout l’intérêt de proposer une traduction de la lettre de Zvonimir : Šanjek 1991 ; Elze 1982.
10 Die Kanonessammlung des Kardinals Deusdedit, III, 278, p. 383-385. Cette collection est dédiée au pape Victor III (1086-1085), l’ancien abbé du Mont-Cassin Desiderius.
11 CDCDS, 109 (a. 1075), p. 139-140.
12 Folz 1950, p. 130 sur « l’envoi par Léon III en 796 au roi des Francs du « vexillum Romanae Vrbis » en tant que symbole de la domination qu’il devait exercer sur la ville. Le souvenir de ces réalités anciennes se croise avec des nouveautés qui apparaissent en pleine lumière vers le milieu du XIe siècle : (...) la remise d’un vexillum aux princes chargés par le pape d’une mission de défense de l’Église ou de la foi chrétienne ; l’usage surtout d’investir au moyen d’un étendard : c’est par un étendard que Robert Guiscard reçut de Nicolas II l’investiture des territoires qu’il occupait en Italie du Sud ».
13 Nagy 1982, p. 99-111.
14 Cette proskynèse a retenu l’attention de M. Skoblar qui a présenté une conférence inédite intitulée « The Proskynesis on the Panel from Split » lors de l’International Medieval Congress de Leeds en 2014. À ma connaissance, cette conférence n’est pas encore publiée.
15 D’autres hypothèses ont néanmoins été formulées : certains considèrent en effet qu’il puisse s’agir du prédécesseur de Zvonimir, le roi Krešimir IV avec deux personnages inconnus : Fisković 2002. Cette hypothèse se fonde essentiellement sur l’analyse stylistique d’éléments du bas-relief (trône, roi, entrelacs…) qui correspondrait plutôt à la production romane du milieu du XIe siècle. Aussi pertinente soit-elle, cette remarque est fragilée par les incertitudes qui pèsent sur l’analyse stylistique du premier art roman croate. D’autres chercheurs considèrent qu’il pourrait s’agir non d’un roi croate mais de souverain orientaux ou byzantins. Ce bas-relief aurait été installé après-coup dans l’Église du couronnement de Zvonimir. Mais cette hypothèse, qui n’est pas impossible, ne repose sur aucun argument susceptible de modifier l’identification communément admise du souverain représenté sur ce bas-relief : Vežić 2001.
16 Fisković 2001, p. 46.
17 Nagy 1982.
18 CDCDS, 109 (a. 1075), p. 139-140.
19 Zerbi 1948, p. 146.
20 Sur la perception des royaumes comme des composantes du pouvoir spirituel du pape, on peut encore se reporter à Arquillière 1934, p. 286-288.
21 Tellenbach 1936, p. 175-192.
22 Augustin Fliche a souligné le fait que la fidélité féodale était sollicitée dans la plupart des cas par les souverains eux-mêmes, notamment dans le sud de la France et l’Espagne : Fliche 1940, p. 113 sq.
23 CDCDS, 109 (a. 1075), p. 140 : Ducentorum quoque bizantiorum tributum meorum omnium consultu primatuum ( !) sancto P. Per singulos annos in resurrectione domini de mihi concesso regno persolvendos statuo.
24 Morrisson 1996, voir « L’expansion du Xe au XIIIe siècle », p. 361 : « La monnaie d’or de Constantinople, dont le nom même de bisantius ou besant devient à cette époque le symbole de la richesse de l’empire, joue un rôle de plus en plus important non seulement en Méditerranée orientale ou en mer Noire, mais aussi en Occident ».
25 Sur la place du « patrimoine de saint Pierre » dans l’idéologie pontificale, Toubert 1987, p. 160 s., 169, 191, 200, 202 s., 207, 210, 226 et Carocci 2003.
26 CDCDS, 109 (a. 1075), p. 140.
27 Sur le monastère Saint-Grégoire de Vrana : Grgić 1971.
28 La documentation diplomatique contient cinq actes relatifs à des donations de la dynastie croate à l’Église de Split : la donation de Tirpimir à l’Église de Split du 4 mai 852 (CDCDS, 3 (a. 852), p. 3-8) ; la confirmation de la donation de Tirpimir à l’Église de Split (CDCDS, 110 (a. 1075), p. 141-142) ; la confirmation des donations précédentes concédées par la dynastie croate (CDCDS, 125 (a. 1078), p. 160-162) ; donation du roi Zvonimir à l’Église de Split (CDCDS, 126 (a. 1078), p. 162-164) ; donation du roi Zvonimir à Laurent, l’archevêque de Split (CDCDS, 139 (a. 1083), p. 180-181).
29 Voir chapitre 4, p. 137-141.
30 Škegro 2004.
31 Le nouveau statut du monastère Saint-Grégoire de Vrana fut confirmé en 1169 par une lettre-privilège du pape Innocent III à l’archevêque Gérard de Split, qui fit de Saint-Grégoire de Vrana le premier monastère bénédictin bénéficiant d’une exemption pontificale et la première résidence diplomatique extraterritoriale en Croatie.
32 Les rois Krešimir IV et Zvonimir avaient déjà procédé à plusieurs exemptions royales (eximit ab omni tributo ; regiam libertatem confert) aux bénéfices d’établissements monastiques dalmates : voir les exemptions royales consenties par Krešimir IV (CDCDS, 68 et 74) et Zvonimir (CDCDS, 124 et 164) aux monastères bénédictins.
33 CDCDS 135 (a. 1079), p. 171.
34 Mazel, « Pour une redéfinition de la réforme grégorienne », 2013, p. 22.
35 CDCDS 135 (a. 1079), p. 171.
36 Le nouveau roi croate, Zvonimir, ban de Slavonie, avait épousé Jelena Lijepa, la fille du roi Béla Ier de Hongrie et la sœur du roi de Hongrie Ladislas. Il n’était pas membre de la dynastie des Tirpimirović à laquelle semblent avoir appartenu tous ses prédécesseurs. Cette reconstruction prosopographique, qui ne repose que sur des suppositions, est largement acceptée (par exemple Košćak 1991, p. 256-257).
37 CDCDS, 109 (a. 1075), p. 140.
38 Ibid.
39 Sur la question des rapports entre la papauté et les nouveaux royaumes aux XIe-XIIe siècles : Schieffer 2012.
40 L’emploi de la préposition « ex » (suivie de l’ablatif) souligne, une fois de plus, la dépendante du roi à l’égard de l’autorité pontificale : ex apostolice sedis legatione potestatem optinens.
41 Les nombreuses clauses comminatoires contenues dans les actes donations dalmato-croates reproduisent fidèlement la structure et les éléments des formules d’anathème que l’on retrouve dans les productions diplomatiques des grandes chancelleries occidentales depuis l’époque carolingienne (colère de Dieu ; champ de l’exclusion ; énoncé de l’anathème accompagné ou nom du mot maranatha et placé sous l’autorité des 318 Pères ; rejet de l’exclu dans la société des réprouvés ; malédictions) : voir sur ce point Bougard 2015 ; Giry 19252 ; Boye 1916, p. 129-133 ; Studtman 1932, p. 254-268.
42 La principauté serbe de Docléa s’étendait, dans le sud de la Dalmatie, de Raguse à Antivari.
43 Le diocèse d’Antivari, l’actuel ville de Bar au Monténégro, avait été créé officiellement au second concile de Melfi, en 1067, avec l’accord du pape Alexandre II à la demande du protospatarius Constantin Bodin, le fils du roi Michel de Docléa (Košćak 1991, p. 262-263).
44 Goldstein 1999a et Goldstein 2002.
45 CDCDS, 123 (a. 1078), p. 158 : tunc uero recognita tuę petitioni iuste satisfacere secundum quod cupimus, ualebimus ac in dono uexilli et in concessione pallii quasi karissimum beati Petri [Antibarensis episcopi] filium dictante rectitudine audiemus.
46 Voir Acta et diplomata res Albaniae, p. 21-22.
47 Il est naturellement impossible de parler de « vassalité multiple », pour reprendre une expression de François Louis Ganshof, tant ces deux subordinations sont différentes : Ganshof 1955.
48 CDCDS, 158 (a. 1091), p. 198.
49 Švab 1978-1979.
50 Margetić 1994.
51 Delonga 2007.
52 Id., p. 201.
53 Id., p. 203. V. Deponga se fonde sur la comparaison entre l’inscription et des fragments de parchemins copiés à Raguse à la fin du XIe siècle en écritures bénéventaines.
54 Cette stratégie fut pleinement realisée en 1102 lorsque son successeur Coloman fut couronné « roi de Croatie et Dalmatie » à Biograd, l’ancien siège de la cour croate sur la côte dalmate.
55 Jurković – Maraković 2007 et Jurković 2000.
56 Par exemple Skoblar 2016 et Josipović – Tomas 2017.
57 Jakšić 2009a.
58 Ibid. : Jakšić cite l’église Saint-Pierre de Salone (p. 76), l’église Saint-Pierre de Split (p. 77) et la cathédrale de Trogir (p. 79).
59 Id., p. 71 : « San Paolo occupa una posizione di spicco : nella calotta di San Giovanni è raffigurata la scena della Deesis e in San Nicola la Maiestas Domini. Nella prima campata del presbiterio di entrambe le chiese sono dipinte le figure dei Santi Pietro e Paolo ubicate nelle stesse posizioni. San Pietro copre il muro sud della campata orientale, mentre San Paolo si trova di fronte sul muro nord ».
60 Milošević 2007, p. 95.
61 61Sur l’importance de la réforme liturgique de l’archevêque Laurent de Split : HS, 16, p. 72-91.
62 62Par exemple, les rois mages représentés vers 1036 sur le chancel de l’église Saint-Dominique de Zadar au milieu du XIe siècle (Fragment conservé au Musée archéologique de Zadar) : Jakšić 2007, p. 139 et la thèse encore inédite de Skoblar 2011, p. 76-78 et p. 395-398 ; sur le motif des rois mages dans l’art occidental : Beaud 2013.
63 Voir chapitre 5, p. 178-185.
64 Pour une vue d’ensemble de l’épigraphie croate des Xe-XIe siècles : Delonga 1996. Le corpus étudié par Vedrana Delonga est enrichi régulièrement par de nouvelles découvertes dans le cadre de fouilles archéologiques. Les nouvelles inscriptions donnent lieu, le plus souvent, à des articles dans Hortus Artium Medievalium.
65 De Rubeis 2002, p. 252.
66 Ibid.
67 Id. p. 252 : « Non a caso nel corso del secolo XI nell’area croato-dalmata mutano le condizioni sociali e politiche croato-dalmate, en non a caso mutano anche i parametri grafici che vedono il protrarsi di una cultura sostanzialmente rimasta ferma nelle proprie espressioni mutare ed accogliere le influenze esterne di una lontana cultura libraria, quella benedettino-cassinese italo centro e meridionale ».
68 Voir la lettre de Nicolas Ier au clergé et au peuple de l’Église de Nin dans CDCDS, 4 (a. 858-867), p. 8 : Ecclesia, id est catholicorum collectio, quomodo sine apostolicae sedis instituetur nutu, quando iuxta sacra decreta nec ipsa debet absque preceptione papae basilica nouiter construi, que ipsam catholicorum intra semet amplecti cateruam dinoscitur ?
69 Šanjek 1991, p. 248.
70 Mazel 2013, p. 19.
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