Chapitre 3. L’invention des « Croates » : histoires et représentations
p. 101-132
Texte intégral
1L’histoire du royaume de Dalmatie-Croatie n’apparaît que très partiellement dans la documentation diplomatique des Xe-XIe siècles. Les actes conservés, relativement peu nombreux, doivent être complétés par les recherches archéologiques qui délivrent peu à peu de nouveaux éléments sur l’évolution politique, culturelle et religieuse de la société croate, surtout du XIe siècle. La rareté des sources conservées contraste avec l’importance de cette période dans les représentations de l’histoire croate. Il suffit de se rendre aujourd’hui à Zagreb, la capitale de la République de Croatie, pour constater l’omniprésence du souvenir du royaume de Dalmatie-Croatie : le touriste arrivant à Zagreb en train découvre, dès sa sortie de la gare, la statue monumentale de Tomislav Ier, le premier roi de Croatie ; la voie principale, sur la droite, qui porte le nom du duc Branimir, conduit jusqu’au parc Krešimir IV, non loin de l’une des artères principales de la Capitale portant, à gauche, le nom du roi Držislav et, à droite, celui du roi Zvonimir. Ces éléments anecdotiques reflètent l’importance des représentations du premier royaume de Dalmatie-Croatie auxquelles les guerres balkaniques des années 90 ont redonné une force particulière1. Le poids de cette mémoire, qui rencontre celle des origines et de l’identité des Croates, n’est pas la moindre des difficultés pour qui souhaite aborder l’histoire des relations entre la première dynastie croate et la papauté aux IXe-XIe siècles.
2La question de l’origine et de l’identité ethnique des Croates, qui a donné lieu à de nombreux travaux récents2, ne concerne pas directement notre réflexion. Nous laissons donc aux spécialistes le soin d’éclairer cette question épineuse, en grande partie irrésolue, qui soulève des enjeux majeurs pour les peuples et les identités politiques de l’Europe orientale et balkanique. Il est en revanche essentiel pour nous d’étudier la perception que la papauté et ses différents relais pouvaient avoir de cette identité politique, de son apparition jusqu’à la chute du royaume croate. Cela est d’autant plus important que nous pensons que la perception romaine des Croates et les relations entre la papauté et les autorités croates sont un élément essentiel et pourtant méconnu de l’affirmation du pouvoir croate.
I. À la recherche des Croates de Dalmatie...
A. La désignation des « Croates »
3Les historiens et les linguistiques peinent à déterminer avec certitude la genèse et l’origine du terme « croate ». Ce premier constat est « insolite si on compare la situation d’autres peuples barbares – Uns, Vandales, Goths ou Avares, arrivés sur la scène historique bien plus tôt – sur lesquels nous trouvons d’abondants témoignages dans les œuvres des historiographes romains contemporains »3. Une inscription grecque de la colonie hellénistique de Tanaïs datée des IIe-IIIe siècles et découverte par l’archéologue russe Pavel Mihajlovič Leontjev en 1853 a incité certains historiens à déceler un écho de l’ethnonyme « chroatus » dans un patronyme grec gravé sur cette inscription sur laquelle on peut lire le nom « Choroathos »4.
4Compte tenu de l’origine des habitants de Tanaïs composée de Grecs et de Sarmates, ce rapprochement a renforcé la théorie de l’origine iranienne des Croates développée par Stjepan Krizin Sakač (1890-1973), un jésuite croate, professeur à l’Institut Oriental de Rome5. Farouchement hostile à toute forme d’ethnogenèse des Croates, l’historiographie yougoslave a raillé6 ou ignoré7 cette interprétation des inscriptions de Tanaïs qui bénéficient, depuis la naissance de l’État croate dans les années 90, d’un regain d’attention8. Notons toutefois que ce rapprochement ne convainc pas les historiens de voir dans l’inscription de Tanaïs la première attestation du mot « croate » dont l’origine, selon Ivo Goldstein, est à rechercher en Mésopotamie9. Le terme croate apparaît ensuite en latin dans deux documents célèbres de la seconde moitié du IXe siècle : le premier est la donation à l’Église de Salone en 852 du duc Tirpimir « dux Cruatorum », dont la plus ancienne copie, du XVIe siècle, pose des problèmes d’authenticité10 ; la seconde attestation est une inscription lapidaire trouvée près de Benkovac et probablement contemporaine du règne de Branimir (879-892) qui est présenté comme le dux Cruatorum. Le mot « croate », dont la plus ancienne attestation en langue slave date de la fin du XIe siècle11, pourrait donc être apparu d’abord en latin dans le courant du IXe siècle. Mais il ne s’agit là que d’une hypothèse puisque ni les Annales des Francs, dans le premier quart du IXe siècle, ni la biographie anonyme de l’empereur Louis le Pieux, vers 837, ne mentionnent les Croates dans l’évocation du duché de Pannonie Inférieure et du duché de Dalmatie qui sont parfois considérés comme l’origine de l’espace politique croate. Cette absence est particulièrement significative dans l’évocation de la collaboration entre les Francs et le duc de Dalmatie Borna12 et, surtout, dans le récit de la révolte anti-franque des Slaves de Pannonie conduite par le duc de Basse-Pannonie Ljudevit Posavski, plus connue sous le nom de « bellum Liudewiticum »13. Celui-ci s’était rendu en personne à Herstal en 818 pour déplorer devant l’empereur les exactions du margrave Cadolah du Frioul qui représentait les autorités impériales14. Après l’échec de cette légation, Ljudevit avait réussi à unifier et à soulever les tribus de Carantanie contre les Francs, profitant du soutien technique du patriarche de Grado Fortunatus15 et sans doute aussi des autorités byzantines qui n’avaient pas accepté les accords de 81216. Après quatre année de conflit inégal, Ljudevit accepta de se soumettre à l’empereur et se réfugia en Dalmatie, dans le duché de Vladislav, le successeur de son rival Borna, où il fut assassiné au printemps 82317. Si la mémoire slave célèbre parfois Ljudevit comme un héros des premiers temps croates, les sources franques (Annales des Francs, Vie de l’empereur Louis, etc.) ne parlent à aucun moment ni d’un soulèvement ethnique, ni d’une rébellion croate contre la domination franque.
5Le terme « croate » apparaît en revanche dans la donation à l’Église de Salone en 852 du duc Tirpimir, le successeur de Vladislav, présenté comme le « dux Cruatorum ». Mais le fait que ce texte apparemment fondamental ne soit connu qu’à travers une copie du XVIe siècle ne permet pas de savoir avec certitude si le terme « croate » était employé pour désigner les sujets du duc de Dalmatie au milieu du IXe siècle. La première attestation est donc l’inscription lapidaire, elle aussi très discutée en raison de son caractère fragmentaire, contemporaine du règne de Branimir (879-892) désigné lui aussi comme le dux Cruatorum.
BRANIMIRO COMMES | DUX CRUATORV(m) COGIT[avit]
6Le terme apparaît ensuite couramment en grec dans le De Administrando Imperio de l’empereur byzantin Constantin Porphyrogénète qui consacre plusieurs chapitres aux Croates au milieu du Xe siècle.
B. La question de l’origine : de la « Croatie blanche » à la Dalmatie
7Constantin Porphyrogénète est a priori le premier auteur à décrire une migration des Croates vers le VIIe siècle depuis leur prétendue région d’origine, la « Croatie blanche », située dans la chaîne des Rhodopes, massif montagneux entre le sud de la Bulgarie et le nord-est de la Grèce18. L’empereur décrit la dévastation de la Dalmatie et évoque les Croates, dans la seconde vague d’invasion de cette région peuplée de « Romanoi » christianisés par Rome depuis longtemps. Le chap. 30 du DAI, qui fonda une longue tradition historiographique sur « l’ethnogénèse »19 croate jusqu’à la fin du XXe siècle, se fait l’écho de récits anciens sur la migration des Croates en Dalmatie depuis une terre d’origine commune aux différents groupes de Croates installés en Europe centrale, et enfin sur la victoire des Croates sur les Avars :
Mais à cette époque les Croates étaient installés au-delà de la Bavière, où se trouvent aujourd’hui les Biélo-Croates. De là, ils éclatèrent en une famille de cinq frères, les Kloukas, les Lobelos, les Kosentzis, les Mouchlo et les Chrobates, et de deux sœurs les Touga et les Bouga, qui vinrent avec leur population en Dalmatie et trouvèrent les Avars sur cette terre. Après s’être combattus pendant de nombreuses années, les Croates prirent le dessus, tuèrent une partie des Avars et forcèrent le restant à être leurs sujets. Et à partir de cette époque, cette terre fut la possession des Croates, et il existe encore en Croatie certains descendants des Avars que l’on appelle Avars. Le reste des Croates séjourna aux frontières de la Francie : on les appelle maintenant Biélo-Croates, c’est-à-dire « Croates Blancs », et ils ont leur propre prince ; ils sont les sujets d’Otton le grand, roi de Francie, ou de Saxe, ne sont pas baptisés, se marient entre eux et entretiennent des relations d’amitié avec les Turcs. Une partie des Croates venus en Dalmatie se dispersa pour occuper l’Illyrie et la Pannonie ; eux aussi avaient un prince souverain, qui entretenait habituellement, bien qu’au travers d’envoyés, un contact amical avec le prince de Croatie20.
8D’après une étude de Francesco Borri, il est probable que l’empereur, seul auteur à décrire une migration des Croates depuis leur région d’origine vers la Dalmatie ne faisait pas allusion à un groupe ethnique originel, mais qu’il « cherchait dans le passé une explication de la situation contemporaine »21. La migration des Croates serait donc une invention littéraire permettant d’expliquer le processus complexe qui a porté « une nouvelle élite », appelée les Croates, à une position dominante en Dalmatie aux Xe-XIe siècle22. Si l’hypothèse de l’existence d’une « Croatie blanche » unifiant les deux groupes de Croates mentionnés dans les sources, fut diffusée par Constantin, il est possible qu’elle réponde avant tout à son désir de rationaliser et d’expliquer la situation complexe que présentait alors la Dalmatie byzantine dont il cherchait à écrire l’histoire. Mais la « filiation » entre la Croatie et la Croatie blanche pourrait n’être que fictive, destinée à relier des réalités ethniques sans rapport historique. Dans le doute, il est impossible d’identifier l’origo gentis des Croates d’après le De administrando imperio qui montre surtout l’hétérogénéité du matériau documentaire et narratif dont il disposait concernant les Croates dont l’origine n’apparaissait pas clairement au Xe siècle23.
9La question de l’origine des Croates et de leur arrivée en Dalmatie24 a donné lieu aux interprétations les plus diverses. La mémoire nationale a parfois surévalué l’importance de cette période historique. L’objectif était de cultiver le souvenir d’un pouvoir structuré sur un espace clairement défini correspondant au duché puis au royaume croates dont les souverains étaient les interlocuteurs incontournables des puissances de l’Adriatique, qu’elles soient carolingiennes, byzantines, vénitiennes ou normandes. Cette vision caricaturale, qui ne tient compte ni des faiblesses de la documentation, ni des incertitudes sur l’origine des Croates, ni du caractère longtemps insaisissable d’un pouvoir central, a nourri le discours nationaliste qui y voyait la source mythique d’une origine ancienne et glorieuse, mais n’est plus défendue par aucun historien. Il n’est pas dans notre intention d’analyser les débats historiographiques sur l’origine des Croates et leur récupération à des fins politiques25 qui ont déjà suscité de nombreux travaux26. Si l’hypothèse d’une migration des Croates en Dalmatie – évoquée par Constantin Porphyrogénète au Xe siècle – fut défendue à des degrés divers, certaines interprétations, qui relevaient plus de la légende nationale que de l’histoire ou qui accordaient une importance excessive aux sources narratives médiévales comme les chroniques27, ont suscité, en réaction, une relecture critique des sources du duché et du royaume croates qui a débouché depuis les années 90 sur diverses interprétations historiennes. Certaines d’entre elles ont poussé l’analyse critique très loin en se fondant, d’un côté, sur l’ethnogénèse définie par Wolfram28 et, de l’autre, sur l’absence d’attestations incontestables sur la présence des Croates en Dalmatie avant le Xe siècle : ainsi, Walter Pohl remit en cause le témoignage de Constantin Porphyrogénète sur une éventuelle migration des Croates qu’il définit non pas comme un ethnonyme mais comme un groupe social issu d’abord des gardes-frontières de l’empire Avar. Ce groupe relativement limité de soldats aurait profité du nouvel équilibre politique consécutif à l’arrivée des Francs dans la région en Europe centrale pour affirmer peu à peu leur identité ethnique et politique, en développant les stratégies de distinction d’une véritable communauté ethnico-politique29 et en s’imposant comme l’élite des Slaves de Dalmatie à partir du IXe siècle, et non avant. Si la diversité des interprétations ne permet pas de dégager un consensus sur l’origine ou la constitution progressive des Croates, il est plus aisé de déterminer où ils se trouvent.
C. Le problème de la localisation : la spatialisation croissante de l’imperium croate
10La construction historique de l’espace croate aux IXe et Xe siècles a donné lieu à des analyses divergentes. Situant leur formation aux frontières de l’empire des Avars, Walter Pohl y voyait les gardes-frontières de l’empire Avar qui ne se seraient développés en groupe ethnique autonome qu’au IXe siècle30. À partir de l’analyse de toponymes comme Chroatia ou Chroatus, il considère que le terme Chroatus pourrait avoir eu, au VIIe siècle, une signification fonctionnelle et non ethnique, et que les Croates du VIIe siècle auraient été des guerriers de ces régions frontières, et que le terme Croate aurait subi une évolution sémantique qui lui fit désigner finalement un peuple installé entre la Dalmatie et la Pannonie. D’autres hypothèses ont été formulées récemment : F. Borri situe ce processus sémantique encore plus tard, en faisant de la victoire croate sur les Bulgares l’origine de « la formation d’une nouvelle élite sur les frontières dalmates du royaume bulgare31 ». Dans tous les cas, il est vrai que la confrontation avec les Bulgares donne lieu à la première attestation sûre de ce groupe d’hommes appelés les « Hrvati » (noms donnés par leurs voisins ou par eux-mêmes, en référence à d’autres régions de l’Europe centrale). Constantin Porphyrogénète leur accordait d’autant plus d’importance qu’ils constituaient un allié potentiel contre les Bulgares, pariant en quelque sorte sur l’essor de ce groupe ethnique en pleine expansion. Toutefois, la faible importance des Croates dans la documentation est sans doute la preuve de la difficulté, pour ce groupe ethnique, de s’affirmer lui-même en tant que groupe, en raison de son hétérogénéité et de ses luttes internes. Cela n’empêche pas de considérer qu’une nouvelle élite (les Croates de Dalmatie) s’est bien affirmée militairement et politiquement en Dalmatie, peut-être dès la fin du IXe siècle et plus sûrement à partir du Xe siècle, comme en témoigne l’extension progressive de l’imperium croate.
11Il est difficile de préciser, à partir des sources disponibles, la localisation précise des Croates en déterminant les lieux de leur conversion32, les lieux de pouvoir et les sièges de la cour : la rareté, le caractère douteux, construit et souvent très tardif de la documentation textuelle (parfois connue uniquement par des copies ou des traductions modernes, comme l’acte de donation à l’Église de Split du duc Tirpimir de 852, le premier document où apparaît l’expression « dux Chroatorum » qui n’est connu que par une copie du XVIe siècle33) rend indispensable le recours à l’archéologie. Or, l’étude des cours croates a jusqu’à présent été considérée d’un point de vue historique, pointant les influences ou les analogies avec les cours européennes à propos des structures du pouvoir, de l’administration du royaume et de l’organisation de la société, similitudes également avec les cours byzantines concernant le cérémonial. En ce qui concerne la localisation des centres du pouvoir ducal ou royal, les historiens de la fin du XIXe siècle ont dressé une première liste des sites susceptibles d’avoir hébergé la cour des souverains croates (Nin, Klis, Bijaći, Salone, Biograd, Šibenic, Almissa, Knin et Poljica), qui a été remise en cause dans les années 30 par Ljubo Karaman qui, se fondant sur les recherches archéologiques déjà réalisées, ne retint, comme résidences royales au XIe siècle, que les sites de Nin, de Biograd et, à Knin, ceux de Biskupija et de la forteresse de Knin34. Pour la période précédente, la documentation diplomatique recueillie dans le Codex diplomaticus évoque aussi le site de Bijaći, près de Trogir, et de Klis, près de Salone, qui semblent avoir été les premières résidences ducales, situant ainsi le cœur du royaume croate, dès le IXe siècle, dans le voisinage de l’antique Salone et démontrant la continuité de la position dominante de la région dans le premier royaume croate bien après l’abandon de l’ancienne capitale dalmate. Se fondant sur ces différents éléments, les recherches archéologiques sur les cours du premier royaume croate se sont concentrées récemment sur deux localisations susceptibles d’avoir accueilli les cours des souverains croates en Dalmatie – problématique qui constitue un élément majeur pour étudier la création, le développement et l’organisation de l’État croate du haut Moyen Âge : le premier, voisin de l’église Sainte-Marthe à Bijaći, près de Trogir, est construit sur les restes d’une construction rurale d’époque romaine et d’un complexe paléochrétien, alors que le second est un complexe construit ex nihilo, voisin de l’église Sainte-Marie à Biskupija près de Knin35. Nous avons signalé sur la carte ci-dessous les résidences des ducs et rois croates attestées dans les sources documentaires (fig. 5).
12La localisation de ces résidences – qui apparaissent comme les seules expressions spatiales de la cour – semble démontrer que les souverains croates ne possédaient pas de résidences permanentes, mais régnaient sur diverses cours dispersées en Dalmatie. Dès lors, il semble que l’expression « ducatus Sc[l]avorum », qui passa au cours du IXe siècle, de Domagoj à Svedeslav puis à Branimir, ne désignait pas une entité géographique définie36. Elle correspondait plutôt à un imperium, une forme d’autorité sur les Slaves de Dalmatie et parler de « Croatie », au sens d’un espace délimité placée sous une autorité, serait sans doute abusif. La représentation d’un espace sous forme de points dispersés en Dalmatie, qui montre comment s’organise et se structure le territoire croate, et qui conduit à une réévaluation de la consistance territoriale des premières entités politiques croates, semble la représentation la plus adaptée pour décrire les lieux de l’autorité croate dont la documentation antérieure au XIe siècle ne révèle ni la cohésion, ni les éventuelles périphéries.
13L’absence d’une entité géographique rend d’autant plus importante la localisation précise des lieux de la cour qui résument en quelque sorte « l’espace croate », si tant est que cette expression ait un sens avant le XIe siècle. Le vocabulaire, qui permet de représenter les lieux de la cour dans la documentation, n’a rien d’original : si le terme « regalis curia »37 n’apparaît qu’au XIe siècle, on trouve souvent les termes génériques et problématiques « curtis », « domus », « uilla », « solium » ou « cenaculum »38, qui désignent plutôt la « résidence » que la « cour » dans sa complexité : dans l’acte de donation du monastère royal de Rižinice à l’Église de Salone, daté de 852, le duc Tirpimir mentionne en effet « curte nostra, Clisa dicitur », semblant ainsi situer sa résidence à Klis, non loin du monastère royal de Rižinice, fondé par le duc Tirpimir où a été trouvée la célèbre inscription PRO DUCE TREPIME[ro]. Les actes de la fin du IXe siècle évoquaient aussi la présence de la cour autour du dux dès la fin du IXe siècle, comme le montre l’acte de Muncimir rédigé à Bijaći en 892 qui signale la permanence du dux et de sa cour (cum meis cunctis fidelibus et primatis populi) dans le même lieu qui accueillait son père (paterno solio). Le terme « curtis », qui est interprété par Neven Budak comme un indice de l’influence franque en Dalmatie39, est encore employé à la fin de notre période, au XIe siècle, dans un acte de donation du roi Krešimir IV daté de 1059 (curte quod Rogova dicitur)40 sans toutefois qu’il faille nécessairement y voir une résidence royale, mais plutôt une demeure de prestige avec l’ensemble des personnes qu’elle contient (emploi banal dans la diplomatique carolingienne). Un autre acte de donation du roi Krešimir IV daté de 1069, par lequel le roi croate donne l’île de Naum au monastère Saint-Chrysogone de Zadar41, montre que le vocabulaire topographique se fait de plus en plus précis, en évoquant la résidence du roi dans son cenaculum à Nin (in nostro Nonensi cenaculo) dans lequel il se trouve avec ses joupans, ses comtes, ses bans et les chapelains.
14L’acte de donation du roi Krešimir au monastère Saint-Chrysogone de Zadar contient un autre élément essentiel pour l’étude du pouvoir croate : il révèle en effet la spatialisation croissante de l’imperium croate qui tend de plus en plus à correspondre à un territoire. Les actes de donations sont en effet l’occasion, pour le roi et sa cour, d’exprimer leur propriété sur les lieux qu’il donne aux monastères bénédictins ou aux églises dalmates. Ainsi, dans l’acte de décembre 1069 par lequel le roi donna au monastère de Zadar l’île de Naum en remerciement « de l’expansion de [son] royaume sur terre et sur mer par la grâce de Dieu tout puissant », le roi Krešimir IV profite de cet acte pour exprimer ses droits sur cette île en rappelant que celle-ci lui appartient au même titre que la mer de Dalmatie (nostram propriam insulam in nostro Dalmatico mari sitam).
15Reflétant la diversité de la géographie curiale et l’évolution institutionnelle de la souveraineté croate, la documentation délivre aussi, ça et là, quelques éléments sur la structure, les composantes et la spatialisation progressive de l’imperium croate, qui se définit entre représentations symboliques et pratiques sociales.
II. L’organisation de la cour : représentations, structure et idéologie
A. Le souverain et sa femme dans les chartes et les inscriptions dalmato-croates
1. Nommer le souverain
16Les actes diplomatiques et les correspondances contiennent de précieuses informations sur l’évolution institutionnelle du pouvoir croate et la liste des souverains successifs qui sont le plus souvent désignés par leur nom ou leur titre, comes, dux ou rex : le premier emploi de l’expression dux chroatorum, nous l’avons vu, se trouve dans l’acte de donation de Tirpimir à l’Église de Split en 852 qui confirme la donation réalisée par son prédécesseur Mislav42. Sur cette base, l’historiographie traditionnelle considère Tirpimir comme le premier duc de la dynastie des Tirpimirović à laquelle semblent avoir appartenu tous les ducs et rois croates de 845 aux débuts de la domination hongroise en 1091. Les lettres pontificales adressées aux souverains croates révèlent que Branimir, en 879, est le premier régnant à être reconnu officiellement par le pape Jean VIII comme dux Croatorum, son prédécesseur Svedeslav, pro-byzantin, étant encore qualifié par le pape de comes Chroatorum43. Moins d’un demi-siècle plus tard, en 925, une lettre du pape Jean X adressée à Tomisclav, « roi des Croates »44 est considérée comme le signe de la naissance et de l’unification du regnum – représentation encore omniprésente dans la mémoire des origines de la nation croate, même si, dans la documentation dalmato-croate, le terme « rex » n’apparaît pour la première fois qu’en 950 dans un acte du roi Krešimir II45. C’est aussi à partir de la fin du IXe siècle qu’apparaissent pour la première fois d’autres figures de la famille royale, notamment les reines croates.
2. Les figures féminines de la cour
17La plus célèbre est l’épitaphe de la reine Jelena, femme de Krešimir II (949-969) et mère du roi Stjepan Držislav (969-997), morte en 976 ; pour la fin de notre période, nous connaissons aussi la reine Jelena Lijepa, la fille du roi hongrois Béla Ier qui devint l’épouse du roi croate Zvonimir et qui eut pour fille la princesse Claudia. Selon une hypothèse récente de V. Delonga, la reine Jelena Lijepa pourrait être la « sœur et reine » évoquée dans une inscription de la fin du XIe siècle retrouvée sur l’autel en marbre de l’église Saint-Michel sur l’île de Koločep près de Dubrovnik, dans le sud de la Dalmatie, lieu important pour les relations entre le roi Zvonimir et la dynastie hongroise des Arpadović46. Nous reviendrons dans le dernier chapitre sur l’église Saint-Michel de Koločep et sur le personnage central de la reine Jelena Lijepa, « sœur » du roi hongrois Ladislas et « épouse » du roi croate Zvonimir. Enfin, si les héritiers mâles sont surtout connus par les querelles dynastiques, la documentation évoque aussi l’existence de Néda, l’unique fille du roi Krešimir IV, et Claudia, la fille de Zvonimir.
18Ces rares exemples de figures féminines47 permettent de mieux connaître les liens de parenté de la famille royale avec d’autres familles régnantes, notamment la dynastie hongroise peu avant la prise de contrôle de la Croatie par les Hongrois au tournant des XIe et XIIe siècle. Ces éléments sont toutefois trop minces pour étudier les rapports familiaux au sein de la dynastie croate. Ils n’en révèlent pas moins une fonction importante de la reine, présentée comme la « mère des orphelins et patronne des veuves » pour reprendre le texte de l’épitaphe de la reine Jelena. Cette fonction confère à la reine le rôle de patronne et de gardienne du peuple, qui appartenait jusqu’alors aux souverains et aux évêques48. L’épitaphe de l’archevêque Martin de Split indique aussi que l’archevêque protégeait les veuves et la lettre du roi Zvonimir au légat pontifical Gebizon promet également la protection des pauvres, des veuves et des orphelins. Le couple royal est donc représenté, à la fin du IXe siècle, comme le protecteur du peuple de Dalmatie-Croatie.
3. Une inscription contestée de la citadelle de Klis
19Une autre inscription récemment découverte a relancé le débat sur les représentations de la reine croate : il s’agit de plusieurs fragments lapidaires de l’autel de l’actuelle église Saint-Vitus dans la forteresse de Klis où se trouvait, nous l’avons vu, la première résidence de la cour ducale au milieu du IXe siècle sous le règne de Tirpimir. Ces fragments contiennent des motifs d’entrelacs caractéristiques de la sculpture préromane, ainsi que trois morceaux comportant des lettres :
ORUM FILIU
MEA DOMAS
LAVA REGINA
20D’après Radoslav Bužančić, « bien qu’il s’agisse de fragments distincts, il est tout-à-fait clair qu’ils sont les parties d’une même inscription faisant référence à l’épouse du souverain ou du roi »49 qu’il identifie « probablement à Tirpimir lui-même »50. Il se propose donc de compléter le fragment graphique ORUM FILIU(S) en restituant le titre du souverain croate (REX SCLAV) ORUM FILIU(S) faisant directement référence à Tirpimir. Ces indices lui permettent de proposer une première hypothèse de lecture de l’inscription fragmentée qui se rapporterait ainsi à l’épouse de Tirpimir :
ORUM FILIU(S)...., MEA DOM(N) A S(C) LAVA REGINA...
21Cette découverte conduit Radoslav Bužančić à une nouvelle analyse du terme curtis51 utilisé pour désigner la résidence de Tirpimir dans l’acte de donation à l’Église de Split de 852. Si ce terme est fréquent dans les actes carolingiens pour désigner le domaine ou la maison, il semble marquer ici une évolution par rapport au terme villa encore employé par Gottschalk d’Orbais pour évoquer la villa de Tirpimir52. Il pourrait donc exprimer, dans un acte issu de l’entourage de Tirpimir, le complexe résidentiel du souverain et, à travers cette nouvelle acception, une volonté de curialisation de sa résidence dans laquelle nous serions fondés à identifier un des lieux privilégiés de la cour53.
22L’interprétation hardie des fragments retrouvés soulève néanmoins plusieurs questions : tout d’abord, elle fait remonter la représentation de la reine au IXe siècle alors que le terme « roi » apparaît seulement dans la documentation au milieu du Xe siècle et que Tirpimir est considéré comme le premier « duc » croate ; elle insiste ensuite sur l’origine « slave » de la femme du souverain, suggérant que la représentation de la royauté croate est, dès sa première occurrence, indissociable de ses origines slaves. Cette hypothèse, qui bouleverserait la chronologie du royaume de Dalmatie-Croatie mais ne repose sur aucun élément déterminant, a déjà suscité des critiques : Neven Budak a publié une réponse immédiate dans laquelle il proposait une nouvelle datation et une nouvelle lecture des fragments retrouvés54. Selon lui, ces fragments font partie d’une inscription dédicatoire qui daterait de la première moitié du Xe siècle et qui ferait référence à un roi croate et à sa femme (ou sa mère), nommée Domaslava jusqu’à présent inconnue. Budak propose une nouvelle restitution de l’inscription qui, tout en demeurant hypothétique, paraît beaucoup plus vraisemblable eu égard à la chronologie établie et aux sources disponibles :
(EGO REX CROAT) ORUM FILIU(S REGIS UNA CUM CONIUGE) MEA DOMASLAVA REGINA (HOC OPUS FIERI IUSSI)55
23L’interprétation de l’inscription de Klis exprime dans tous les cas la volonté de représenter le souverain croate, avec ou sans son épouse, comme un souverain slave. Les listes de témoins des actes diplomatiques délivrent des éléments onomastiques jusqu’après présent peu étudiés qui nous permettent d’affiner notre connaissance de l’origine ethnique de son « entourage » – sans que l’on puisse toutefois déterminer si cet entourage est l’émanation d’un « peuple croate » dont l’existence reste à démontrer.
B. La coexistence des noms slaves et gréco-latins dans le royaume de Dalmatie-Croatie
24Si les actes illustrent de façon générale la coexistence des noms slaves et latins, on constate une certaine différence entre les actes royaux et les actes produits par les chancelleries en dehors de la cour croate : en effet, les listes des témoins des actes curiaux, composées des élites de la cour ducale ou royale, semblent contenir d’emblée une majorité de noms à consonance slave, alors que les actes produits en dehors de la cour, autrement dit dans les églises ou les cités sous domination byzantine, comportent une minorité de noms slaves, comme on peut le voir dans les deux derniers actes cités (les noms à consonnance slave sont soulignés) (tab. 8).
Tab. 8 – Les noms slaves dans les actes diplomatiques : confrontation de deux actes produits par la chancellerie du dux croate et la chancellerie du prior de Zadar, capitale du thème byzantin de Dalmatie.
CDCDS, 20 (892), p. 24 : témoins d’un acte du dux Muncimir | CDCDS, 31, 986 (?), p. 46 : témoins d’un acte du prior de Zadar, proconsul |
Signum manu Budimiro, zuppani palatii. Signum manu Zellirrico, zuppano Cleoniae. Signum manu Petro zuppano. Signum manu Prisna, maccerarii zuppano. Signum manu Pruade, zuppano cauallario. Signum manu Zelestro, zuppano camerario. Signum manu Zestededo, zuppano pincernario. Signum manu Bolledrago, zuppano carniciario. Signum manu Budimiro, zuppano comitissae. Signum manu Cresamustlo, camerario secundo. Signum manu Stephano filio Budimiri, camerario tertio. Signum manu Zellidrago, macerario comitissae. Signum manu Pribitreco, filius Petri, zuppano. Signum manu Dragazay, filio Semicasin. Signum manu Augina, zuppano armigeri. Signum manu Zitallo, superposito monasterio. Signum manu Sibidrago, zuppano Clesae. Signum manu Pacialio luncesia. | Ego Anastasius, episcopus testis supfadicte ciuitatis. Ego Petrus, episcopus Arbense ciuitatis, testis. Ego Maio, prior predicte ciuitatis [lade] re, testis. Ego Armatus archidiaconus testis. Ego Petrus archipresbiter testis. Ego Domnio tribunus testis. Ego Lampredio tribunus testis. Ego Petrus tribu[nus], socer prioris, testis. Ego Maio tribunus Cerneche testis. Ego Dabro, frater eius, testis. Ego Ursana tribunus testis. Ego Petras, tribunus Spalatinus, testis. Ego Barba tribunus testis. [Ego] Nychiforus tribunus testis. Ego Iohannes, tribunus Arbesano, testis. Ego Plato tribunus, frater eius, testis. |
25La confrontation des deux actes illustre – comme le confirment les actes de donations émanant de la cour – une présence massive des noms à consonances slaves dans l’entourage du souverain dès la fin du IXe siècle alors que l’intégration des élites slaves56 dans les actes ecclésiastiques57 ou les inscriptions lapidaires des églises58 ne semble s’accentuer qu’à partir des Xe et surtout XIe siècle. Cette intégration se traduit plus largement par l’interpénétration des aristocraties croates et dalmates qui apparaît très clairement dans les indices généalogiques contenus dans les actes de donations, notamment dans les cas de donations réalisées par des femmes. On le voit, par exemple, dans le cas de l’abbesse Čika, donatrice et fondatrice du monastère féminin Sainte-Marie de Zadar : son père est un Dalmate nommé Domnius (qui est aussi le nom du saint patron de l’église dalmate) et sa mère s’appelle Vekenega, elle-même donatrice59, qui est un nom à consonance slave :
Ego Cicca, filia Doimi et Uekenege, neptis Madii prioris, uxor Andree, filii pape, post interfectionem mariti cum duabus remanens filiabus in uiduitate uidelicet Domnanna et Uekenega (...)60
26L’interpénétration des aristocraties croates et dalmates est renforcée par les fréquentes « slavisations » de noms latins ou grecs des élites locales ; comme Zelestro (pour Celestus), Zitallo (pour Vitalis), Heleniza ou Jelena (pour Helena), Gumaj (pour Geminus ?) etc… qui rendent parfois difficile l’identification de l’origine des personnes évoquées. Il est toutefois remarquable de constater que certains actes mettent en scène la distinction ethnique ou linguistique dans les listes de témoins. On peut citer l’exemple, en 1072, dans la localité de Bravizo (Obrovac, petite localité à l’est de Zadar)61 de la donation de quatre frères de la cité de Nin au monastère Saint-Chrysogone de Zadar. Trois d’entre eux portent un nom à consonance slave « Zovinna, Desimir et Slaviz » mais le nom du quatrième « Peter Gromela » est forgé sur la forme latine « Petrus ». Nous savons en outre, par un autre acte de donation au monastère Sainte-Marie de Zadar, que le père de « Peter Gromela » porte un nom à consonance latine « Semitivus »62. L’acte de donation des quatre frères réalisé à Nin, l’un des principaux sièges de la cour croate, montre que cette donation procède d’une famille très majoritairement slave, comme en témoigne la liste des noms des défunts cités par les quatre frères :
parentum nostrorum defunctorum, quorum nomina indicamus: Veliacus, Stepan, Tomidrag, Vekemir, Raddomir; nomina autem feminarum defunctarum: Petnonna, Bolinega63.
27La distinction ethnique et linguistique semble particulièrement marquée dans la conception de ce document qui utilise à dessein une toponymie slave pour désigner les lieux concernés par la donation au monastère Saint-Chrysogone :
possessionem in Brauizo a mare infra et supra, que˛ a nostris possessa est, septam antiquis maceriis, cuius pertingit terminus per collem a meridie usque ad aquam recto itinere, que oritur iuxta siluula, qu˛e uocatur Lusiz, et inde extenditur in australi parte iuxta Mozaua usque ad aliam aquam, qu˛e subterraneo meatu uidetur habere originem a fonte, qui uocatur Sliuinich, qui fons in eadem possessione est; indeque ducitur terminus iuxta siluam, que˛ dicitur Uirrouika qui rursum tenditur contra mare et peruenitur ad antiqua sepulchra, que˛ in eadem habentur possessione64.
28Mais le signe de distinction le plus remarquable est sans doute dans la présentation de la liste des témoins répartis en deux parties distinctes : la première contient des noms à consonance slave « Druznik ded, Pribidrug postelnik, Drugana scitinik regis, Adamiz iuppanus, Desinna iuppanus, Prodanus iuppanus » alors que la seconde est introduite par la mention « Item testes latini ex civitate Iadere », suivie de noms à consonance latine ou grecque « Drago prior, Andreas prior, Maius iudex, Candidus, Nikyforus, Petrus comerzarius et Prestantius frater eius » :
(…) Actum in ciuitate Nona in presentia prefati regis: Druznik ded, Pribidrug postelnik, Drugana scitinik regis, Adamiz iuppanus, Desinna iuppanus, Prodanus iuppanus. Item testes Latini [ex civitate Iadere]: Drago prior, Andreas prior, Maius iudex, Candidus, Nikyforus, Petrus comerzarius et Prestantius frater eius65.
29La disparition de l’acte original – connu par des copies tardives sous la forme de deux recensions presque identiques – empêche de déterminer si ce type de distinction est contemporain de l’acte ou s’il résulte d’interpolations postérieures. Pourtant, dans tous les cas, nous pensons que cette distinction ne reflète pas une séparation ethnique ou linguistique tranchée mais, au contraire, qu’elle a pour objectif de mettre en évidence la collaboration et la concorde des différentes élites slaves et gréco-latines, puisque les deux groupes sont évoqués pour valider une même donation. Cette collaboration ne signifie pas, toutefois, un parfait mélange ou une indistinction. Cette liste de témoins révèle en effet la persistance d’une répartition des fonctions : les charges liées à l’organisation de la cour croate (ded, postelnik, scitinik regis, jupanni) sont occupées par des Slaves alors que les fonctions de l’administration des cités byzantines (prior, iudex, comerzarius) sont encore assurées par des Latins ou des Grecs. Les rares sources conservées confirment à la fois la collaboration, l’interpénétration et, dans une certaine mesure, la distinction des élites slaves et latines pour lesquelles les différences ethniques et linguistiques sont toutefois moins importantes que le renforcement des réseaux aristocratiques qui semblent accaparer les pouvoirs administratifs et religieux.
C. Les réseaux et familles aristocratiques : rivaux ou soutiens de la cour croate ? L’exemple des Madii de Zadar
30Les actes de donation distillent ça et là des informations sur les liens de parentés des donateurs et des bénéficiaires. Ils permettent ainsi de repérer des familles aristocratiques particulièrement riches et puissantes. Les donations des quatre frères croates que nous venons d’étudier « Zovinna, Desimir, Peter Gromela et Slaviz »66 aux monastères Saint-Chrysogone et Sainte-Marie de Zadar révèlent la présence à Nin, l’un des principaux centres de la cour croate, de familles qui possèdent d’importantes richesses foncières67 et qui sont liées à la cour puisque l’un des frères, Petrus, fils de Semitivus, apparaît comme jupanus de Sidraga68. Les trois actes émanant de ces quatre frères [CDCDS, 93, 96 et 97 (a. 1072)] et la nature des donations réalisées suggèrent que nous avons à faire à une famille croate importante de la cour, qui illustre par elle-même l’existence d’une aristocratie croate possédant de nombreuses terres dans la région.
31Les liens de parentés sont évoqués avec une précision particulière lorsque le donateur est une femme, comme nous le voyons dans le cas d’Agape, fille de Dabro, tribun de Zadar [CDCDS, 33 (a. 999)], d’Heleniza, la sœur du ban Godimir [CDCDS, 47 (a. 1028)], de Savina, l’épouse de Gimmai [CDCDS, 50 (a. 1034)] ou d’Anna, l’épouse de Petrus Zerni [CDCDS, 137 (a. 1080 ?)], etc. L’exemple le plus évocateur est sans nul doute celui de Čika, fille de Domnius et de Vekenegae [CDCDS, 73 (a. 1066)], qui devint la fondatrice, l’abbesse du monastère féminin de Zadar et, partant, l’une des principales figures du monachisme bénédictin en Dalmatie. L’acte de fondation du monastère Sainte-Marie, antérieur au 25 décembre 1066, présente les liens de parenté de Čika présentée comme « la fille de Domnius et Vekenege, la nièce du prior de Zadar Madius, la femme d’Andrea, fils du pape », et la mère de « deux jeunes filles » qui deviendront elles-mêmes religieuses :
Ego Cicca, filia Doimi et Vekenege, neptis Madii prioris, uxor Andree˛, filii Pape˛, post interfectionem mariti cum duabus remanens filiabus in uiduitate uidelicet Domnanna et Vekenega (… )69.
32Cet acte révèle donc que la fondatrice et abbesse du monastère féminin de Zadar est une riche veuve qui est la nièce du chef de l’administration de Zadar, le prior Maius, et, à ce titre, qu’elle est membre de la famille des Madii, la plus puissante famille de l’aristocratie zaratine70, comme l’avait été également en 986 l’abbé du monastère Saint-Chrysogone de Zadar, Madius, ancien moine de l’abbaye campanienne du Mont-Cassin. Ces élements sont transmis par un acte daté du 19 décembre 986 par lequel le prior de la cité de Zadar, Maius, demandait à un moine du Mont-Cassin, membre de la famille des Madii, de diriger l’abbaye de Saint-Chrysogone de Zadar :
Ego quidem Maius, prior supra dicte ciuitatis atque proconsul Dalmatiarum, una cum consensu omnium nobilium ciuitati Jadere, ideu et here (dibus domini F) usculi atque Andree prioris; masculorum seu feminarum atque uniuersi populi, maiorum et minorum omnium, in unum conglobati uno consilio et pari uoluntate cogitantes de dei timore et etema retribuctione (…) ordinamus domnum Madium, dei sacerdotem et monachum, nostrum esse abbatem, qui fuit ex monasterio sancti Benedicti quod situm est in monte Casino, una cum consensu nostre congregationis beati Chrisogoni71.
33Cette requête révélait, dès la fin du Xe siècle, que des membres de la noblesse zaratine étaient moines du Mont-Cassin et, partant, qu’il existait des liens anciens entre la capitale dalmate et l’abbaye du Mont-Cassin. Mais cet acte va plus loin : il exprime avec emphase le consensus entre le prior, autorité administrative de la cité, l’évêque Anastasius et la noblesse de Zadar. La présence des plus haut-représentants de l’Église dalmate, de « tous les nobles » et des Madii, dont l’un des membres devenait l’abbé de Saint-Chrysogone, exprime la volonté unanime, répétée trois fois (una cum consensu ; in unum conglobati uno consilio ; pari uoluntate cogitantes) de renforcer l’influence du Mont-Cassin et de la famille des Madii sur le principal monastère de la région72.
34La position dominante des Madii en Dalmatie à partir de la fin du Xe siècle, qui montre comment le pouvoir social et économique d’une famille s’est transformé en une autorité politique, administrative et religieuse sans rivale, constitue un cas particulier. Elle montre en effet la concentration des pouvoirs au sein d’une famille exerçant à peu près tous les pouvoirs administratifs et religieux dans la capitale du thème byzantin de Dalmatie, comme en témoigne le stemma ci-dessous :
35L’importance des Madii en Dalmatie au cours du XIe siècle pourrait être interprétée comme un indice de la faiblesse de l’Etat croate dont aurait pu profiter cette famille pour construire une dynastie locale qui, tout en maintenant des relations avec la cour croate et les autorités byzantines, aurait cherché à exercer une forme de domination indépendante comparable à celle de nombreuses dynasties italiennes locales. Cette comparaison nous paraît d’autant plus justifiée que les Madii entretenaient des relations étroites avec l’Italie, en l’occurrence avec l’abbaye du Mont-Cassin, révélant ainsi l’existence de réseaux aristocratiques et monastiques qui rapprochaient la Dalmatie des centres du pouvoir ecclésiastique entre la fin du Xe et la fin du XIe siècle. L’existence de ces réseaux aristocratiques et ecclésiastiques nous paraît un élément essentiel de la mise en œuvre de la diplomatie pontificale en Dalmatie au cours du XIe siècle comme nous le verrons plus loin. En revanche, nous nous écartons de l’analyse de Zrinka Nikolić sur un point : rien ne permet, en effet, de voir dans le rayonnement des Madii un indice de la faiblesse de l’État croate ou d’une quelconque rivalité avec les élites et la dynastie croates. Nous pensons au contraire que la collaboration de l’aristocratie dalmate et du souverain croate – dont témoigne par exemple la présence de comites et de comitissae dans la liste des témoins de l’acte curial de 892 – révèle une forme d’agrégation des familles nobles autour du souverain (dux ou rex), qui était particulièrement visible dans la société curiale carolingienne74. Loin de contredire l’affirmation du pouvoir royal croate, le soutien de la noblesse zaratine aux fondations monastiques a contribué à l’expansion du monachisme bénédictin et au renforcement de l’autorité romaine qui furent deux causes essentielles du développement du royaume de Dalmatie-Croatie au XIe siècle75.
D. L’organisation progressive de l’autorité « croate » aux Xe-XIe siècles
1. Mémoire nationale vs. hypercriticisme historique : enjeux historiographiques
36L’étude des origines du pouvoir croate est, nous l’avons vu, un enjeu important pour la mémoire nationale. On peut dire que les enjeux historiographiques qui en découlent sont disproportionnés au vue de l’état de la documentation antérieure au XIIe siècle qui pose de nombreux problèmes d’authenticité et, partant, qui exigent la plus grande prudence dans l’étude de l’organisation progressive de l’autorité croate. Les actes conservés, qui ne sont connus qu’à travers de copies tardives, confirment en effet qu’il serait impossible, et sans doute erroné, d’avoir une vision linéaire de la souveraineté et de la succession dynastique des Tirpimirović – dans laquelle une certaine mémoire nationale a honoré la famille régnante du duché puis du royaume de Croatie du IXe au XIe siècle. Mais il serait tout aussi faux, croyons-nous, de sombrer dans un hypercriticisme historiographique qui empêcherait de voir l’évolution des structures du pouvoir et de la cour croate durant cette période. L’absence de témoignages incontestables sur l’existence d’un pouvoir « croate » au IXe siècle ne doit pas dissimuler l’organisation et l’affirmation progressives d’une autorité qui aboutit, dans la seconde moitié du XIe siècle, à la reconnaissance de la dynastie croate par la papauté. Nous voudrions donc reformuler la question de la réalité du pouvoir croate entre le IXe et le XIe siècle en essayant de déterminer l’évolution de l’autorité politique croate en croisant l’étude de témoignages extérieurs et de documents internes à l’espace dalmato-croate.
2. Les « Croates » vus d’ailleurs
37Une réflexion sur « l’invention » des Croates suppose d’abord l’examen des témoignages extérieurs à l’espace dalmato-croate. Or, il convient d’emblée de préciser que ces récits sont précoces et qu’ils apparaissent dans l’espace franc : si l’on ne tient compte ni des Annales Francorum, qui citent l’action des ducs dalmates sans employer le terme « croates », ni de l’acte de donation du dux Chroatorum Tirpimir à l’Église de Split-Salone en 852, dont l’authenticité est très discutée, il faut en revanche prêter attention au récit du théologien Gottschalk après son séjour à la cour de Tirpimir entre 848 et 85076. Francesco Borri, qui souligne la difficulté d’une étude des relations entre le pouvoir croate et l’extérieur en raison du silence ou du caractère tardif des sources, considère, sur la base du témoignage tardif de l’Istoria Veneticorum de Jean Diacre au début du XIe siècle, que Gottschalk aurait fui à la cour de Tirpimir77. J’ai déjà exprimé mes doutes sur cette interprétation, considérant plutôt que Gottschalk avait bénéficié des réseaux du comes Évrard du Frioul78 qui englobaient la cour du ducatus croate.
38S’il est vrai que ni le témoignage de Gottschalk ni l’évangéliaire de Cividale del Friuli, sur lequel sont inscrites les signatures des pélerins prestigieux comme celle du domnus Tirpimir, ne mentionnent le terme « Chroatus », les sources byzantines sont en revanche plus explicites : le meilleur exemple est sans doute, au milieu du Xe siècle, le témoignage de l’empereur Constantin Porphyrogénète qui, nous l’avons vu, consacre plusieurs chapitres à l’origine et à l’histoire des Croates de Dalmatie, ce qui révèle l’importance stratégique du royaume croate aux yeux des Byzantins. La mise en place d’un système d’exemption fiscale autorisant les habitants du Thème de Dalmatie à verser à l’administration croate les impôts qu’ils versaient autrefois au stratège confirme la faveur dont pouvait bénéficier la cour croate. Cette précision donnée par Constantin Porphyrogénète rélève par ailleurs, me semble-t-il, l’existence d’une structure administrative croate, certainement embryonnaire mais réelle.
3. Les comtés (« županija »), le ban et le « conseil » de la cour
39La plupart des indices concernant la structure administrative et politique croate sont issus des actes diplomatiques rassemblés dans le Codex diplomaticus regni Croatiae, Dalmatiae et Slavoniae. Comme nous l’avons dit au début de cette étude, le fait que ces actes soient connus par des copies tardives rend leur contenu douteux puisqu’ils sont susceptibles d’avoir été contaminés par des interpolations postérieures. Tels qu’ils sont parvenus jusqu’à nous, ces documents contiennent des nombreux indices sur l’organisation et la structure de l’administration croate. Le règne de Tirpimir (845-864) semble avoir été marqué par l’institution de circonscriptions (« županija »), peut-être sous l’influence franque, les joupans79 apparaissant dans l’entourage du dux dans la liste des témoins des actes ducaux dès l’acte de donation de 852 à l’Église salonitaine. Il faut attendre la naissance du regnum, un siècle plus tard, pour trouver trace d’une organisation plus structurée, le premier roi, Tomislav (910-928), administrant son royaume avec un groupe de 11 comtés (dirigés par 11 joupans) et un ban, qui prend immédiatement rang après le roi, un peu comme un comte du palais80. La société croate – si le singulier a un sens, ce qui reste à démontrer – connut une profonde évolution au cours du XIe siècle et c’est sans doute sous le règne de Krešimir IV que le royaume de Croatie atteignit son plus haut degré d’organisation politique et d’extension territoriale, composée de 12 comtés étendant son influence jusqu’à Docléa dans l’actuel Monténégro et donnant naissance à un système féodal primitif.
40S’il est à peu près impossible de déterminer si tel ou tel indice de l’organisation politique est authentique ou interpolé, il est intéressant de constater l’importance du « consensus » dont bénéficie le souverain : la première représentation de cette forme d’unité politique se trouve dans un acte du dux Mincimir, en 892, qui confirme une ancienne donation du dux Tirpimir. Cette confirmation solennelle est d’abord validée par l’évocation du « sceau » du souverain qui constitue la première attestation d’un sceau ducal croate (annulo nostro… in calce signari)81. Elle est ensuite renforcée par la représentation de l’unanimité du peuple réuni en « Conseil » autour du dux (communi consilio cum meis cunctis fidelibus et primatibus populi omni)82. La longue liste des témoins met en scène toutes les élites de la cour :
Signum manu Budimiro, zuppani palatii. Signum manu Zellirrico, zuppano Cleoniae. Signum manu Petro zuppano. Signum manu Prisna, maccerarii zuppano. Signum manu Pruade, zuppano cauallario. Signum manu Zelestro, zuppano camerario. Signum manu Zestededo, zuppano pincernario. Signum manu Bolledrago, zuppano carniciario. Signum manu Budimiro, zuppano comitissae. Signum manu Cresamustlo, camerario secundo. Signum manu Stephano filio Budimiri, camerario tertio. Signum manu Zellidrago, macerario comitissae. Signum manu Pribitreco, filius Petri, zuppano. Signum manu Dragazay, filio Semicasin. Signum manu Augina, zuppano armigeri. Signum manu Zitallo, superposito monasterio. Signum manu Sibidrago, zuppano Clesae. (… )83.
41La liste de témoins permet d’afficher et de représenter le soutien unanime de l’entourage du dux, soutenu par l’ensemble des onze joupans assemblés publiquement (palam) devant l’église Sainte-Marthe à Bihaći et, semble-t-il, suivant un ordre hiérarchique puisque le dux est suivi immédiatement du « zuppani palatii » qui correspond à une sorte de « comte du palais ». Les joupans sont ensuite désignés par l’indication d’un lieu, d’un nom ou d’une activité, ce qui contribue à représenter une forme d’organisation des responsabilités autour du dux. Cette fonction de représentation, dans un acte destiné à confirmer une donation ancienne mise en cause par des propriétaires fonciers, est d’autant plus importante qu’elle semble l’objectif principal de cet acte : représenter la cour, la faire voir, lui donner une réalité, montrer sa cohésion. Cette image de la cour prend d’autant plus de force qu’elle est sanctionnée par le signe visible de la validation suprême : le sceau de l’anneau du dux. Cette fonction représentative des actes atteint ici une expression remarquable qui éveille naturellement le soupçon sur l’authenticité de cet acte censé avoir été produit à la cour d’un duc croate de la fin du IXe siècle... Il est ainsi très surprenant de voir apparaître le titre « comitissa » dont la présence parmi la liste des témoins semble associer directement « l’épouse aristocratique à la gestion du pouvoir et mettre en scène le couple en tant qu’acteur social et politique »84, processus très rare, pour ce qui est d’une comitissa, avant le Xe siècle85.
42Dans la liste des témoins, la double évocation du titre « comitissa » (zuppano comitissae ; macerario comitissae), peu commune avant le Xe siècle86, est en effet surprenante. On en trouve une attestation à la même époque dans un acte de Bérenger Ier, en 893, qui évoque une donation de la comitissa Gisla au monastère Saint-Zénon. Il est toutefois difficile de distinguer les influences carolingiennes ou frioulanes dans la mesure où les pratiques administratives d’Évrard de Frioul, le gendre de Louis le Pieux, ou de son fils, Bérenger Ier, restent très marquées par les formulaires carolingiens87. Cette proximité est également illustrée par le parcours d’un membre éminent de la famille d’Évrard de Frioul, Hervé, qui fut nommé notaire-chancelier du roi des Francs Eudes, l’un des meilleurs appuis de Charles le Simple. Pour revenir à l’acte de Mincimir, l’évocation d’une comitissa dans la liste des témoins prend une signification particulière si on accepte d’y voir l’épouse du duc Mincimir, comme le supposait Marko Kostrenčić, le dernier éditeur du Codex diplomaticus regni Croatiae, Dalmatiae et Slavoniae. Cette interprétation suggèrerait en effet une implication de l’épouse du dux dans l’organisation de la cour à travers l’institution d’un « joupan de la comtesse », en neuvième position dans la liste des douze joupans. L’épouse du dux apparaîtrait ainsi comme un véritable acteur social et politique de la cour disposant en effet d’une sorte de « maison » administrée au moins par un officier. Cette hypothèse stimulante doit être toutefois nuancée par les incertitudes qui pèsent sur l’authenticité de nombreux actes dalmato-croates, à commencer par la charte de 892, qui ne sont connus que par des copies tardives. Mais rien ne permet a priori d’écarter cette documentation, comme on l’a fait trop souvent. L’expression zuppano comitissae démontre tout l’intérêt d’une lecture attentive des termes employés pour l’étude de la « cour » croate, même si l’expression regalis aulae88 elle-même ne semble pas apparaître avant un acte du roi Krešimir IV en 1069.
4. La production administrative et le « chancelier » de la cour croate
43Les actes diplomatiques produits dans l’espace dalmato-croate ne présentent pas d’originalité formelle par rapport à la production carolingienne : une vue d’ensemble du vocabulaire (curtis, alodium, comes...), des types de documentation (chyrographes, préceptes, lettres admonitoires...) et du formulaire (donation, testament, anathème...) démontrent une certaine standardisation des actes et une influence incontestable de la rhétorique carolingienne. La représentation de l’autorité, de la hiérarchie et du consensus de la cour dans des actes souvent destinés à confirmer des donations anciennes (renouatio) reflète en outre une rhétorique de la concorde à l’intérieur d’un contexte idéologico-politique qui rappelle une fois de plus la réforme carolingienne. Toutefois, il faut préciser que les notarii n’avaient pas nécessairement conscience de suivre des formulaires spécifiquement carolingiens et que les spécialistes, comme Robert-Henri Bautier89, nous mettent en garde contre une perception univoque de la diplomatique carolingienne. L’influence carolingienne dans le royaume de Dalmatie-Croatie est sans doute un des points les plus complexes et les plus discutés de l’historiographie récente, comme en témoigne l’exposition organisée à Split en 2000 et 2001 sur « Les Croates et les Carolingiens »90. Si les recherches ont surtout porté sur l’identification des modèles et des remplois carolingiens dans l’architecture religieuse de la région, l’influence des formulaires carolingiens sur la production diplomatique de l’espace dalmato-croate mériterait elle aussi d’être étudiée de plus près. J’emploie une expression volontairement générique pour souligner la diversité de cette production documentaire qui est issue à la fois de la cour mais aussi des chancelleries citadines de la Dalmatie byzantine et des chancelleries ecclésiastiques (épiscopales et monastiques). Le terme de « chancellerie » est lui-même discutable pour ce qui concerne la cour croate, même si on constate l’apparition, à la cour, dans la seconde moitié du XIe siècle d’un chancelier de la cour royale, qui réalise certains des actes pour le compte du roi, par exemple l’acte de donation de l’île de Naum :
Ego Anastasius, huius cirographi dictator, Cruatensis episcopus et aule regis cancelarius, iussu et uoluntate predicti domini mei regis scripsi et confirmaui feliciter in ciuitate Nona91.
44Si l’expression aule regis cancelarius désigne clairement la fonction de « chancelier » du roi, elle ne permet pas toutefois d’en déduire l’existence d’une chancellerie à proprement parler. Cette souscription suggère néanmoins la maitrise du formulaire administratif par Anastasius : elle indique en effet que cet acte est un chirographe92 (ou charte-partie, acte complexe93 composé de deux parties identiques, chacune devant être remise à chacune des deux parties). Le formulaire et le vocabulaire confirment la dépendance de ce document à l’égard de la rhétorique administrative carolingienne, comme en témoigne, parmi d’autres exemples, la formule finale scripsi et confirmaui feliciter. J’ajouterai un dernier élément : le fait que ce chancelier soit un évêque, désigné par l’expression Cruatensis episcopus, illustre la collaboration des élites ecclésiastiques et civiles, et l’intégration des élites ecclésiastiques dans l’appareil de la cour. Un siècle plus tôt, l’acte du prior de Zadar de décembre 986 attirait déjà notre attention sur l’importance du rôle de l’évêque dans la production documentaire des chancelleries dalmato-croates, et pas seulement dans la chancellerie royale, puisque le prior de Zadar Maius était à la fois la plus haute autorité administrative de la commune de Zadar mais aussi le proconsul de la Dalmatie byzantine. La souscription montre en effet que le document avait déjà été rédigé et validé par un évêque de Zadar qui s’appelait lui aussi Anastasius94. La présence de membres du clergé, évêque ou diacre, maîtrisant parfaitement la rhétorique et les pratiques des chancelleries représente un atout pour les pouvoirs civils, même si le titre « évêque croate et chancelier de la cour du roi » apparaît pour la première fois dans l’acte royal de 1069. Elle révèle, d’une part, que le roi profitait bien des services administratifs d’un « évêque » croate au milieu du XIe siècle et, d’autre part, que, dès le Xe siècle, certains évêques constituaient des relais de l’Église dalmate au sein de l’administration locale et ducale où ils ont probablement rempli un rôle dans le rapprochement entre la cour croate et les fondations ecclésiastiques aux Xe et XIe siècles.
45L’organisation progressive de l’autorité et de l’administration « croates » aux Xe-XIe siècles invite à reconsidérer le problème historiographique de l’origine des Croates de Dalmatie. Elle nous invite en effet à nous interroger sur l’éventuelle continuité culturelle, religieuse et institutionnelle des populations et des pouvoirs situés sur le territoire de l’actuelle Dalmatie depuis le VIIe siècle, autrement dit depuis l’arrivée – si arrivée il y eut – des Avars et des Slaves dans la région. Francesco Borri a contesté récemment l’idée d’une telle continuité95, même si une lettre du pape Agaton pourrait confirmer la christianisation des populations slaves dès la fin du VIIe siècle96. Sa prudence est justifiée par le fait que les premiers témoignages d’une migration croate dans la région ne sont pas antérieurs au Xe siècle (Constantin Porphyrogénète et Jean Diacre de Venise), que les papes de la fin du IXe siècle ne mentionnent pas le terme « croate » dans leurs lettres aux ducs croates Domagoj, Svedeslav et Branimir, et qu’ils « les considèrent uniquement comme des comites ou duces Sclavorum »97. Pour toutes ces raisons, selon F. Borri, il serait « anachronique de parler déjà de Croatie »98 dès le IXe siècle. Il me paraît toutefois nécessaire de distinguer le problème de la désignation des « Croates » (les attestations du terme antérieures au Xe siècle sont il est vrai incertaines) et celui de l’origine et de la lente affirmation d’une réalité politique qui apparaît dès le IXe siècle et qui peut être considérée comme les prémices de l’autorité « croate ». La construction progressive d’un imperium croate, appuyé sur un lien institutionnel de plus en plus fort avec Rome et avec le mouvement réformateur porté par les moines du Mont-Cassin, est évoquée explicitement dans la documentation pontificale ou byzantine du Xe siècle et dans la documentation administrative contemporaine dans laquelle l’autorité « croate » s’affirme peu à peu comme un acteur important du nouvel équilibre géopolitique qui se met en place dans l’Adriatique orientale et comme un moteur essentiel de l’expansion bénédictine sur les côtes et les îles dalmates à travers une intense politique de donations.
Notes de bas de page
1 Par exemple Žanić 1995.
2 Voir Introduction, p. 31-33.
3 Neralić 2008.
4 Škegro 2005.
5 Sakač 2000, p. 47-48.
6 Krleža 1973, p. 217-218.
7 Klaić 1975, p. 61.
8 Bartulin 2014, p. 48 sq. ; Biondić 2003, p. 16-17.
9 Goldstein 2003, p. 35 : « It was claimed that the name Croat comes from the Indo-European root ar, from which the word Aryan was produced, and that from the form Huri there emerged in Mesopotamia the oldest known form of the Croatian name, Huravat ; and from the form Hari there emerged on the Iranian plateau, Harahvat and Harvat, which mean « prolific waters », « rich in waters, rivers ». Certainly everything must be reduced to a few general statements : it appears that the word Croat derives from the region east of Zakarpac, where a nucleus of Slavic tribes once stayed, and that the word originally derives from an Irano- Kavkasian cultural center ; originally it might have been a personal name, toponym, or common noun ».
10 CDCDS, 3 (a. 852), p. 4 : peccator, Tirpimir, dux Chroatorum, iuuatus munere diuino.
11 La plus ancienne attestation du terme « croate » en langue slave est plus tardive. Elle apparaît vers 1100 dans l’inscription de la stèle de Baška (Bašćanska ploča) conservée aujourd’hui à l’Académie croate des Sciences et des Arts de Zagreb. Cette inscription, qui fait mémoire d’une donation du roi Zvonimir au monastère Sainte-Lucie à l’époque de l’abbé Drziha, n’est pas le plus ancien document écrit en alphabet glagolitique puisque la tablette de Plomin, au sud de l’Istrie, et la tablette de Valun sur l’ȋle de Cres, également du XIe siècle, sont probablement antérieures. Son importance exceptionnelle tient précisément au fait qu’elle contient la première attestation de l’adjectif « croate » en langue slave dans l’expression « Zvonimir, roi croate » et qu’elle est parfois considérée comme le « certificat de baptême » de sa culture nationale : voir plus loin, p. 160, n. 32.
12 Annales Francorum, p. 149 (a. 822) : « Erant ibi et aliarum nationum legati, Abodritorum videlicet ac Bornae, ducis Guduscanorum, et Timocianorum, qui nuper a Bulgarorum societate desciverant et ad nostros fines se contulerant (...) » ; Vita Hludowici imperatoris, cap. 32, p. 394 : « Fugatus a Baldrico Liudeuuitus, Bornae occurrit Dalmatiae duci ad Calapium flumen consistenti. Sed Borna, Goduscanorum perfidia an timore desertus incertum, suorum tamen iutus auxilio domestico discrimen imminens tutus euasit, sed et desertores suos postea subegit ».
13 Annales Francorum, p. 158 (a. 822) : « Exercitus de Italia propter Liudewiticum bellum conficiendum in Pannoniam missus est, ad cuius aduentum Liudewitus Siscia ciuitate relicta ad Sorabos, quae natio magnam Dalmatiae partem optinere dicitur, fugiendo se contulit et uno ex ducibus eorum ». Sur la révolte de Ljudevit : Lienhard 2006b ; Lienhard 2006a, p. 257-259 et p. 261-265.
14 Id., p. 149 (a. 818) : « simul et Liudewitic, ducis Pannoniae inferioris, qui res nouas moliens Cadolaum comitem et marcae Foroiuliensis praefectum crudelitatis atque insolentiae accusare conabatur. Quibus ibi auditis atque dimissis imperator Aquasgrani ad hiemandum profectus est ».
15 Les Annales des Francs racontent que Fortunatus trahit sa fidélité à la cour franque et envoya des ouvriers à Ljudevit pour l’aider à construire des forteresses (voir Annales Francorum, p. 155-156 (a. 821) : Fortunatus patriarcha Gradensis, cum a quodam presbitero suo nomine Tiberio apud imperatorem fuisset accusatus, quod Liudewitum ad perseuerandum in perfidia, qua coeperat, hortaretur eumque ad castella sua munienda artifices et murarios mittendo iuuaret et ob hoc ad palatium ire iuberetur, primo uelut iussionem impleturus in Histriam profectus est, inde simulato reditu ad Gradum ciuitatem nullo suorum praeter eos, cum quibus hoc tractauerat, suspicante nanctus occasionem clam nauigauit, ueniensque Iaderam Dalmatiae ciuitatem Iohanni praefecto prouinciae illius fugae suae causas aperuit, qui eum statim naui impositum Constantinopolim misit. Sur l’action du patriarche Fortunatus d’Aquilée durant la guerre entre les Francs et Ljudevit : Krahwinkler 2005, p. 63-78 et p. 71-72.
16 Budak 1997 ; Classen 1988 et surtout Ančić – Shepard – Vedriš 2018.
17 Annales Francorum, p. 161 (a. 823) : « cum imperator iam inde digredi statuisset, adlatum est ei de interitu Liudewiti, quod relictis Sorabis cum Dalmatiam ad Liudemuhslum auunculum Bornae ducis peruenisset et aliquantum temporis cum eo moratus fuisset, dolo ipsius esset interfectus ».
18 Borri 2011, p. 213-221. L’importance des chapitres 29 à 36 du DAI consacrés à l’histoire croate a incité plusieurs éditeurs à les publier séparément : par exemple Documenta Historiae Chroaticae, p. 264-419.
19 Sur l’historiographie récente de l’« ethnogénèse » et la validité du concept anthropologique d’« ethnicité » : introduction, p. 31-33.
20 DAI, 30.
21 Borri, p. 228.
22 Id., p. 228-231.
23 Id., p. 222-228 et Živković 2010. Sur les représentations des Slaves du sud dans la littérature byzantine et la pensée de Constantin Porphyrogénète : Malamut 2000.
24 Lujo Margetić a analysé les différentes interprétations historiographiques de « l’arrivée des Croates » en Dalmatie dans plusieurs articles publiés entre 1977 et 1995 et rassemblés dans le recueil « Dolazak Hrvata » : « Ankunft der Kroaten » (Margetić 2001).
25 Parmi les récupérations les plus marquantes du XXe siècle, citons la théorie des origines gothiques des Croates formulée au début du XXe siècle par Gumplowicz (Gumplowicz 1903). Cette théorie fut invoquée par le parti oustachi pro-nazi, qui tendait, d’une part, à démontrer la proximité ethnique des Croates et des Allemands et, d’autre part, à opposer les Croates à leurs voisins slaves, notamment les Serbes : voir la thèse encore inédite de Nevenko Bartulin, The ideology of nation and race : the Croatian ustasha regime and its policies toward minorities in the independent state of Croatia, 1941-1945, thèse de doctorat soutenue à l’University of New South Wales en novembre 2006 (l’intégralité de la thèse est accessible à cette adresse : http://www.jasenovac-info.com/biblioteka/Bartulin2.pdf).
26 Voir supra, p. 31, n. 91 ; nous renvoyons notamment à Džino 2010.
27 Citons par exemple les travaux de Ivan Mužić (2006), historien connu pour son engagement catholique et nationaliste, qui prit à la lettre le récit de l’Historia Salonitana de Thomas l’Archidiacre décrivant le premier royaume croate comme une structure politique réunissant les populations locales (les Dalmatini), les Slaves et les Croates issues des migrations des VIe et VIIe siècles. Si ces publications polémiques ont suscité de nombreuses critiques, l’importance des populations autochtones dans l’histoire des entités politiques croato-dalmates est aujourd’hui largement admise, y compris de la part de ses plus vifs détracteurs (Džino 2010, p. 47, n. 55).
28 Voir introduction, p. 31-32, n. 92.
29 Pohl – Reimitz 1998, Alimov 2008 et Alimov 2009.
30 Pohl 1985 ; Pohl 2002, p. 261-268.
31 Borri 2011, p. 230.
32 Neralić 2008.
33 CDCDS, 3 (a. 852), p. 3-8.
34 Karaman 1930.
35 Milosević 2007.
36 Cette remarque n’est pas propre à l’espace croate mais concerne plusieurs royaumes carolingiens et post-carolingiens. En Germanie par exemple, le terme ducatus n’a pas de sens territorial avant les Xe-XIe siècles.
37 CDCDS 82 (1069), p. 114 : et nostre regali curie.
38 CDCDS 3, p. 5 (852 - dux Tirpimir) : curte nostra, Clisa dicitur ; CDCDS 20, p. 23 (892 - dux Muncimir) : His ita habentibus comperto placuit mihi Muncimir, diuino munere iuuatus Chroatorum dux, residente paterno solio, diuino spiramine communi Consilio cum meis cunctis fidelibus et primatibus populi omni (...). Actum est in Biaci ante fores ecclesiae sanctae Martae martirae (...) horum palam testibus consentientibus atque subscribentibus ; CDCDS, 64, p. 88 (1060 - rex Krešimir IV) : curte quod Rogoua dicitur ; CDCDS, 82, p. 113 (1069 - rex Krešimir IV) : in nostro Nonensi cenaculo ; CDCDS, 134, p. 170 (1076-78 - rex Zvonimir) : in uilla regali, quo in loco iam dicta ecclesia sancte Maria sita uidetur.
39 Budak 1994, p. 149.
40 CDCDS, 64 (a. 1060), p. 88.
41 CDCDS, 82 (a. 1069), p. 113.
42 CDCDS, 3 (a. 852), p. 4.
43 CDCDS, 9 (a. 879), p. 12.
44 CDCDS, 24 (vers 925), p. 34.
45 CDCDS, 28 (a. 950 ?), p. 40.
46 Delonga 2007.
47 47À ces figures féminines de la cour croate s’ajoute l’évocation d’autres femmes qui apparaissent le plus souvent comme donatrices de biens meubles ou immeubles à des monastères bénédictins, comme Heleniza, la sœur du ban Godemir [CDCDS, 47 (a. 1028), p. 66] ou Čika, la fondatrice du monastère féminin Sainte-Marie de Zadar [CDCDS, 82, (a. 1069), p. 114] : près de 10 % des donateurs cités dans les actes produits dans l’espace dalmato-croate entre le IXe et le XIe siècle sont des femmes : voir plus loin, p. 167-169.
48 Épitaphe de la reine Jelena (976) : in hoc) (t) UMULO Q(ui) ESCIT HELENA FAMO(sa) (quae fui) UXOR MICHAELI REGI MATERQ(ue) STEFANI R(egis) (pacemque) (obt) ENUIT REGNI. VIII IDUS M(ensis) OCT(obris) (in pac) E HIC OR(dinata) FUIT AN(no) AB INCARNA(tione) (Domini) DCCCCLXXVI IND. IV CICL(o) L(un) V. (ep) XVII (ciclo sol) V LUN. V. (conc) URRENTE VI. ISTAQ(ue) VIVENS FU(it) REGN(i) MATER FUIT PUPILOR(um) TUTO(rque) VIDUAR(um) ICQUE ASPICIENS VIR ANIME DIC MISERERE DEUS.
49 Bužančić 2011, p. 63. Je remercie Radoslav Bužančić de m’avoir fait connaître cette publication sur l’inscription de l’église Saint-Vitus de Klis.
50 Id., p. 64.
51 CDCDS 3 (852), p. 5 : curte nostra, Clisa dicitur.
52 Gottschalk, De Trina deitate, fragment publié dans Katić, « Saksonac Gottschalk », cit., p. 410 : et esset in confinio futuri belli uilla nostra.
53 Bužančić 2011, p. 62 : « Pa ipak, u svjetlu novih istraživanja, curte nostra, quae Clusan dicitur spomenut u Trpimirovoj darovnici treba promotriti u potpuno drugom kontekstu, ne samo kao posjed nego i kao rezidencijalni sklop feudalnog vladara ».
54 Budak 2011.
55 Id., p. 320.
56 Sur l’intégration de l’aristocratie slave parmi les élites civiles et ecclésiastiques de la cité, voir l’étude linguistique, topographique et onomastique de Constantin Jirecek : Jireček 1984, chap. 8 « Gli slavi nelle città ».
57 Citons par exemple l’acte par lequel « le prêtre et moine Johannes » de Split, avec l’accord du roi et des autres joupans, offre l’église Saint-Sylvestre à Guisenolfus, l’abbé du monastère Sainte-Marie des Tremiti : CDCDS, 58 (a. 1050), p. 78 : Ego Iohannes presbiter et monachus, filius cuiusdam Gaudii, qui supra nomen Cherllicco uocatur, de ciuitate Spalato, clarefacio, quia deo adiuuante ex propria causa mea laboraui et dedicaui ecclesiam sancti Siluestri pape in insula, que uocatur Buci. Vnde modo congruum ac uoluntarie mihi est illam offerre et tradere in ecclesiam sancte dei genitricis et uirginis Marie, que dedicata est in insula Tremiti, ubi regimen tenere uidetur dominus Guisenolfus, uenerabilis abbas, ne forte post mortem meam inordinata permaneat.
58 Maraković – Jurković 2007, p. 362 sq. : les auteurs citent plusieurs exemples de noms slaves dans des inscriptions d’églises dalmates faisant mémoire d’une donation aristocratique, comme celui du župan Godeçaj sur le linteau de l’église Sainte-Croix de Nin ou celui du župan Gastika sur l’architrave de l’église Saint-Saviour à la source de la rivière Cetina.
59 CDCDS, 99 (a. 1073-74), p. 133.
60 CDCDS, 73 (a. 1066), p. 101.
61 Sur cette donation, voir Jakšić 2009a, p. 88 : « (...) località recante un nome slavo, Obrovac, che nei documenti più antichi è indicato con il nome in Bravizo (inteso dalla popolazione latina come a Bravizo - Obrovac). Nel 1072, il proprietario della chiesa « Petrus filus Semiuiti », assieme ai parenti, dona l’edificio al monastero di Santa Maria a Zara ».
62 CDCDS, 97 (a. 1072), p. 131.
63 CDCDS, 93 (a. 1072), p. 126.
64 Ibid.
65 Ibid.
66 CDCDS, 93 (a. 1072), p. 126.
67 Ibid : (...) possessionem in Brauizo a mare infra et supra, quę a nostris possessa est, septam antiquis maceriis, cuius pertingit terminus per collem a meridie usque ad aquam recto itinere, que oritur iuxta siluula, quę uocatur Lusiz, et inde extenditur in australi parte iuxta Mozaua usque ad aliam aquam, quę subterraneo meatu uidetur habere originem a fonte, qui uocatur Sliuinich, qui fons in eadem possessione est ; indeque ducitur terminus iuxta siluam, quę dicitur Uirrouika qui rursum tenditur contra mare et peruenituir ad antiqua sepulchra, quę in eadem habentur possessione.
68 CDCDS, 96 (a. 1072), p. 130.
69 CDCDS, 73 (a. 1066), p. 101. Ančić 2000.
70 Nous renvoyons aux travaux de Zrinka Nikolić qui a consacré sa thèse de doctorat à la formation de la noblesse urbaine de Dalmatie (Nikolić 2004b) soutenue sous la direction de Neven Budak à la Central European University de Budapest. Elle est l’auteur d’une monographie sur la noblesse dalmate du haut Moyen Âge (Nikolić 2003) et d’un article sur les Madii (Nikolić 2005).
71 CDCDS, 31, a. 986 (?), p. 45.
72 Le vocabulaire de la parenté, notamment les liens de fraternité, sert parfois à exprimer une proximité spirituelle ou conventuelle, et non nécessairement biologique. On peut toutefois supposer un lien de fraternité biologique entre le chef de l’administration citadine, le prior de Zadar et proconsul de Dalmatie Maius et l’évêque de Zadar, Praestantius, qui fut le successeur d’Anastasius évoqué dans l’acte de 986 [CDCDS, 46 (ante a. 1028), p. 65-66] : ce lien démontrerait une fois de plus la mainmise de la famille des Madii sur l’autorité administrative, politique et religieuse de Zadar, la capitale du thème byzantin de Dalmatie.
73 Nikolić 2005, p. 23.
74 Le processus d’agrégation des familles autour du souverain est considéré comme une des caractéristiques de l’évolution de la société franque à la société curiale carolingienne.
75 Selon Zrinka Nikolić, l’origine de la montée en puissance de la noblesse urbaine de Zadar, Trogir et Split apparaît dans leur implication dans les conciles provinciaux organisés dans ces cités (« This change was marked by closing of the great councils of the city after which only men whose ancestors were the members of these councils could have the right to be the members »). En ce qui concerne les Madii, l’étude de leur structure familiale et de leur évolution montre que nous n’avons pas affaire à un groupe clos fondé sur la seule naissance mais au contraire à cercle familial ouvert multipliant les collaborations avec la cour croate et les institutions ecclésiastiques dont les Madii exercèrent les principales fonctions, comme l’épiscopat de Zadar ou l’abbatiat des monastères Saint-Chrysogone et Sainte-Marie de Zadar, etc. (Madijevci, p. 24). Nous pensons que le soutien à l’expansion monastique (à travers des donations, des fondations et l’exercice de fonctions comme l’abbatiat) est également un facteur essentiel – dont Zrinka Nikolić ne parle pas – du maintien et du renforcement de la position dominante des Madii dans le royaume de Dalmatie-Croatie.
76 Sur le séjour de Gottschalk à la cour de Tirpimir : Katić 1932 ; Katičić 1999, p. 296-303 et surtout Borri 2008.
77 Borri 2008.
78 Krahwinkler 1992.
79 Bartl 2004 et Blagojević – Steindorff 1998.
80 Si « ban » désigne dans les pays slaves un gouverneur de province, il semble correspondre dans le royaume de Dalmatie-Croatie à une charge supérieure dans la mesure où il apparaît comme le chef de plusieurs circonscriptions (« županija »), un peu comme un vice-roi voire le roi lui-même, comme pourrait le laisser supposer un acte du CDCDS, 56 (a. 1042-1044), p. 75-76.
81 CDCDS, 20 (a. 892), p. 24 : Actum est in Biaci ante fores ecclesiae sanctae Martae martirae tempore et diandium nuper, ut fuimus, horum palam testibus consentientibus atque subscribentibus. Deinde, ne aboliatur in posterum, annulo nostro iussimus in calce signari.
82 Id., p. 23 : His ita habentibus comperto placuit mihi Muncimiro, diuino munere iuuatus Chroatorum dux, residente paterno solio, diuino spiramine communi Consilio cum meis cunctis fidelibus et primatibus populi omni (...).
83 Id., p. 24.
84 Le Jan 2013.
85 La présence d’une comtesse dans la liste des témoins d’un acte curial révèle en outre une forme d’agrégation des familles nobles autour du souverain (dux ou rex) qui est déjà visible dans la société curiale carolingienne.
86 Le Jan 1995, p. 360 : « Comitissa dans les actes diplomatiques ». Je tiens à remercier Régine Le Jan (Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne) d’avoir attiré mon attention sur la présence, dans cette liste de témoins, de cette comitissa.
87 La cour d’Évrard et celle de son fils Bérenger Ier furent peut-être un des vecteurs de l’influence carolingienne sur le ducatus et le regnum croates dans de nombreux domaines. Si le séjour du théologien Gottschalk à la cour de Branimir nous renseigne sur les échanges entre la cour d’Évrard et le ducatus croate, il est plus difficile en revanche de connaitre la nature des relations entre son fils Bérenger et la Croatie dont il est très peu question dans les actes diplomatiques ou les Gesta Berengarii imperatoris.
88 CDCDS, 82 (a. 1069), p. 113 : cum nostris iupanis, comitibus atque banis, capellanis etiam nostre regalis aule cogitare cepi. L’acte de 1069 joue un rôle essentiel dans la représentation de la cour de Krešimir et du pouvoir royal, comme le montrent, dans le même acte, les premières occurrences des expressions « regalis aula », « regalis curia » mais aussi les expressions « beate memorie Cresimiri regis patrisque mei regis Stephani », « nostre regie dignitatis », « successoribus meis regibus », « domini mei regis ».
89 Bautier 1984.
90 Voir supra p. 87, n. 27.
91 CDCDS, n. 82, (1069), p. 114.
92 92Si Anastasius semble exercer la fonction de cancelarius, le terme lui-même apparaît quelques décennies plus tard dans les actes royaux du XIe siècle, confirmant les fonctions déterminantes des évêques dans l’écriture des actes de chancelleries et dans l’expression de la volonté du prior de Zadar, aussi proconsul Dalmatiarum, ou dans celle du roi, comme le prouvent, par exemple, les souscriptions des actes du roi Krésimir, rédigé par « Anastasius, dictator de ce chirographe, évêque croate et cancelarius de la cour royale » (CDCDS, 82 (a. 1069), p. 114 : Ego Anastasius, huius cirographi dictator, chroarensis episcopus et aule regis cancelarius, iussu et uoluntate predicti domini mei regis regis scripsi et confirmaui feliciter).
93 B. Bischoff 1955 ; Trusen 1979.
94 Dans l’exemple de l’acte de 986, les souscriptions montrent que l’évêque Anastasius de Zadar semble avoir rédigé et validé lui-même le document (CDCDS, 31 (19 décembre 986 ?), p. 45 : ego quidem Anastasius, episcopus supra dicte ciuitatis, manu propria scripsi et roboraui). L’évêque apparaît aussi en tête de la liste des témoins devant l’évêque de Rab et le prior de Zadar, qui n’est qu’en troisième position : Signamus : Ego Anastasius, episcopus testis supradicte ciuitatis. Ego Petrus, episcopus Arbense ciuitatis, testis. Ego Maio, prior predicte civitatis [Jade]re, testis. Ego Armatus archidiaconus, testis. Ego Petrus archipresbiter, testis. Ego Domnio tribunus, testis (…).
95 Borri 2008.
96 Agathon, epist. 3, in Agathonis Papae Epistolae, PL 87, coll. 1224-1225 : (…) in medio gentium, tam Langobardorum, quamque Slauorum, nec non Francorum, Gallorum et Gothorum at que Britannorum, plurimi confamulorum nostrorum noscuntur.
97 Borri 2008, p. 101.
98 Id., p. 102.
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