Le premier principat au miroir du « faire rire » (27 a.C.-96 p.C.)
p. 279-281
Texte intégral
« Voyons ce que fait le vrai peuple de la Rome impériale et comment il témoigne sa vénération. Ce qu’il fait ! Demandez-le à ces libelles satiriques que connaissent vos statues, à ces allusions détournées, à ces plaisanteries mordantes qui retentissent dans les cirques : peuple dont l’épée est soumise, mais dont la langue est toujours en révolte »1.
1L’humour décrit par Tertullien dans son Discours aux Nations (vers 197 p.C.) est proche de celui d’époque césaro-triumvirale. Pourtant, l’avènement du Principat avait, entretemps, reconfiguré la vie politique, faisant de l’empereur celui vers lequel convergeaient les enjeux politiques et sociaux d’une cité qui s’exprimait désormais dans les lieux du spectacle2. Il est donc permis de supposer, comme y encourage d’ailleurs les plaisanteries recensées dans l’Histoire Auguste3, que les traits ici évoqués concernaient, en partie, les empereurs4. Les sources donnent en effet à voir un « faire rire » tourné vers la persona de l’empereur et occultent les luttes entre les autres aristocrates, ce qui apparaît comme une conséquence littéraire de la « Révolution romaine ». Sans négliger l’apport de textes peu souvent évoqués, tels le témoignage de Philon d’Alexandrie (milieu Ie s. p. C.) ou les Saturnales de Macrobe (début Ve s.), relire de manière critique Sénèque, Quintilien, Martial, Tacite, Plutarque, Suétone et Cassius Dion permet de transposer le constat formulé par l’auteur chrétien5 aux périodes augustéenne, julio-claudienne et flavienne. Il faut alors considérer la singularité d’un « premier Principat » situé à mi-chemin entre deux systèmes de normes politiques et sociales, qu’on nommera par commodité « républicain » et « impérial », et que le princeps devait faire converger vers sa personne6. Auguste fut, en ce domaine, un modèle d’habileté politique qui, imité par Claude ou Vespasien avec plus ou moins de succès, fut presque unanimement salué par les auteurs actifs entre les Ier et Ve s.7. En revanche, parce qu’ils s’écartent (ou qu’on les écarte) du « mythe » augustéen8, forgé par Auguste puis par des sources pro-sénatoriales pour des raisons politiques et « idéologiques »9 qui seront considérées, les principats des empereurs Tibère, Caligula, Néron (à la fin de son règne) et Domitien furent qualifiés de tyrannies.
2Ce constat général correspond-il à l’attitude des princes face au « faire rire », dispensé comme reçu ? Deux anecdotes présentes chez des auteurs d’époque impériale à propos des rois Alexandre10 et Pyrrhus11 semblent suggérer que l’affaire est entendue : le bon prince savait plaisanter et acceptait la plaisanterie, alors que le tyran raillait cruellement ses sujets et réprimait la plupart des bons mots à son encontre12. Cette clef de lecture binaire est pourtant la conséquence d’un discours distinguant, aux Ier-IIe s. p. C., le « bon prince » du « tyran »13. Face à cette dichotomie tenue pour évidente, les pages qui suivent privilégient une analyse contextualisée des épisodes de « faire rire » (souvent difficiles à dater14) entre l’avènement d’Auguste et la mort de Domitien, ce qui permet de considérer de manière dynamique et combinatoire les variations, au sein de chaque règne, de l’attitude impériale face au « faire rire » et, par là, de pointer les limites de toute lecture binaire des principats du Ier s. p. C.
3L’analyse offre enfin la possibilité de revenir sur l’idée d’une mutation radicale de la causticité publique entre l’époque de Cicéron et celle de Quintilien : l’usage du rire prôné par ce dernier témoigne certes d’une prudence inhérente à l’avènement du Principat15 et s’intègre dans le problème du « déclin de l’art oratoire »16 et de l’esthétisation de l’éloquence, mais conclure à la disparition de la causticité agressive et grossière reviendrait à minimiser les décalages entre le discours théorique et les pratiques politiques. Finalement, pointer les mutations de la concurrence aristocratique permet de formuler des conclusions sur l’expression du « faire rire » à l’époque impériale autant que de souligner les ambiguïtés du passage de la République (dont le modèle fut réécrit selon des logiques de sélection mémorielles propres à l’époque impériale17) au Principat18.
Notes de bas de page
1 Tert., Ad Nat., 1.17.5 : … et festiuos libellos, quos statuae sciunt, et illa obliqua nonnunquam dicta a concilio atque, maledicta, quae circi sonant : si non armis, saltem lingua semper rebellis estis. Fredouille 1972, p. 75-76.
2 Clavel-Lévêque 1984 (ici p. 116-128 et 179-183) et Courrier 2014, p. 605-735 (notamment p. 664).
3 Sur le « faire rire » dans ce texte à l’authenticité discutée, Carlozzo 1979, Hock 1982, Cascón 1989 et 1996.
4 Déjà Boissier 1885 [1875] sur l’opposition politique au prince. Cèbe 1966, p. 168 résume, dans un langage témoignant des enjeux de l’époque de rédaction : « En dépit des lois de censure sous la République, de la suppression des libertés individuelles, de l’espionnage, de la délation […] il se trouva toujours à Rome des railleurs pour chansonner les grands, voire l’empereur en personne ». Sur l’épisode lors duquel Cassius Dion rit de Commode au Colisée en 192 (D.C., Hist. Rom., 72.21), Beard 2012, p. 894-897 et 2014, p. 1-7.
5 Lim 1999, p. 357-360 sur la vision des spectateurs chez les auteurs actifs lors de la « christianisation » de l’Empire (dont Tertullien).
6 Sur la polysémie du terme « princeps », Hellegouarc’h 1963, p. 327-337.
7 À propos du consensus mémoriel installé autour d’Auguste et de son bilan, Hurlet 2015a, p. 159-266.
8 Entendu comme « mythe politique » en perpétuelle construction par Labate – Rosato 2013 (Galinsky 2013).
9 Sur les fondements idéologiques du régime du Principat, voir l’étude classique de Béranger 2015 [1953].
10 Sén. le Rhet., Suas., 1.5-6 : « Ainsi [Cestius] disait-il qu’il fallait marquer le plus grand respect pour le roi, afin d’éviter le sort de son censeur, cousin de son précepteur Aristote, qu’il tua pour des railleries plus hardies qu’il n’aurait convenu (quem occidit propter intempestiue liberos sales) ; comme Alexandre, qui voulait se faire passer pour dieu, avait été blessé, le philosophe, en voyant son sang, dit qu’il s’étonnait que ce ne fut pas “ce sang limpide qui coule dans les veines des dieux bienheureux”. Le roi se vengea de cette plaisanterie par un coup de lance » (« ἰχὼρ οἷός πέρ τε ῥέει μακάρεσσι θεοῖσιν ». Ille se ab hac urbanitate lancea uindicauit). La citation du railleur est tirée d’Hom., Il., 5.340 et l’épisode est déjà évoqué par Cic., Fam., 15.19.4.
11 Val. Max., 5.1.ext.3 : « Une égale douceur a animé le roi Pyrrhus. Il avait appris qu’au cours de l’un de leurs banquets, les habitants de Tarente avaient tenu à son sujet des propos peu honorables. Il fit convoquer ceux qui avaient participé et il leur demandait si les paroles qui étaient parvenues à ses oreilles y avaient bien été prononcées. Alors l’un d’entre eux lui dit : “Si nous n’avions pas manqué de vin, ce qu’on t’a rapporté n’aurait été, en comparaison avec ce que nous aurions dit de toi, que jeux et plaisanteries”. Tant d’esprit dans une excuse tirée de l’ivresse et tant de sincérité dans l’aveu de la vérité firent que la colère du roi se changea en rire. Et cette clémence justement, cette modération lui valurent que, quand ils étaient sobres, les habitants de Tarente exprimaient des remerciements à son égard et, quand ils étaient ivres, des souhaits de bonheur ». Idem chez Quint., Inst. Or., 6.3.10, Plut., Pyrrh., 8.12 et D.C., Hist. Rom., 10.frag.47. Roller 2001, p. 165-166.
12 On retrouve cette lecture binaire chez Beard 2014, p. 129-135 (Montlahuc 2016, p. 491-493).
13 À l’époque impériale, le terme « tyran » n’est utilisé qu’une fois par Tacite (Ann., 6.6 et éventuellement Dial Or., 35.5), qui s’efforce de blâmer la tyrannie « en filigrane » (Benferhat 2013). Le tyran est entendu comme le roi qui fait mauvais usage du pouvoir dont il est dépositaire (Boulègue – Casanova-Robin – Lévy 2013, p. 26).
14 72 notices sur 157 ne peuvent être précisément datées.
15 Sur le modèle « politiquement correct » de Quintilien, Desbordes 1998, Baratin 2003, p. 260-262 (qui y voit le signe d’une « dépolitisation de la vie publique à l’époque impériale »). Pour une synthèse sur la rhétorique d’époque impériale, Rutledge 2009.
16 Ahl 1984, p. 189-192 et Videau 2000.
17 Gowing 2005 et Gallia 2012.
18 Le terme « Principat » désigne, par convention, le régime politique inauguré par Auguste, celui de « principat » un règne en particulier. Pour un bilan autour du passage de la République à l’Empire, Hurlet 2008.
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