Chapitre IV. Tous des voyageurs ? La clientèle des établissements d’accueil de l’Occident romain
p. 333-399
Texte intégral
1Il n’a été jusqu’ici question que de matière incidente, et comme à l’arrière-plan des différentes questions croisées dans le courant de cette étude, de ceux qui constituaient, pourtant, la clé de la réussite économique du secteur de l’accueil mercantile : les clients qui payaient pour avoir recours à l’offre de services mise à leur disposition par les professionnels de l’accueil romains. Après nous être penchés sur ces professionnels, il convient de compléter l’analyse en nous intéressant, à l’autre bout du prisme, aux usagers qui fréquentaient leurs établissements.
2L’enquête conduit d’abord à s’interroger sur l’identité de ces individus et sur le degré d’homogénéité de la clientèle qu’ils formaient, dans leur ensemble et d’un établissement à l’autre.
3D’un point de vue social, en raison du caractère mercantile de l’activité étudiée, qui mettait les prestations fournies par les établissements d’accueil à la disposition de tous ou presque, on pourrait a priori s’attendre à y découvrir une clientèle relativement composite ; la modicité des prix pratiqués dans les auberges, restaurants et débits de boissons de l’Occident romain les rendait de fait accessibles à tous, même au sein des milieux les plus modestes. Néanmoins, le poids des conventions sociales en matière d’hébergement provisoire et la concurrence de l’hospitalité, qui se trouvait valorisée à tous les niveaux de la population et tout particulièrement au sein des élites, influaient également, à l’évidence, sur la fréquentation de ces établissements. Leur clientèle se trouvait-elle pour autant composée, comme pourrait le laisser entendre une partie de la documentation abordée jusqu’ici, de marginaux, d’individus qui ne pouvaient ou, pire encore, ne voulaient pas s’appuyer sur des réseaux personnels pour séjourner hors de leur domicile ? À ce sujet, se pose tout particulièrement la question des sources qui font figurer au sein des établissements d’accueil des aristocrates, le plus souvent dans une perspective très dépréciative. Il s’agira d’évaluer la portée véritable de ces mentions, puis, le cas échéant, de tenter de les dépasser pour s’interroger plus objectivement sur la possibilité qu’avait l’élite de la société romaine d’user des services de l’accueil mercantile.
4Cette réflexion invite à s’intéresser dans le même temps à la manière dont ces clients profitaient de l’offre de séjour des établissements d’accueil ainsi qu’aux raisons qui les amenaient à en franchir le seuil. Existe-t-il, au sein de la documentation disponible, un voire plusieurs schémas récurrents de recours à l’accueil mercantile, que l’on pourrait par exemple mettre en rapport avec des catégories précises d’établissements ou de clientèle ? D’autre part, des modalités d’usage distinctes pouvaient-elles se rencontrer au sein d’une unique structure ? Dans ce cas, quelles étaient les conséquences sur la vie du lieu de la présence conjointe de différents types de clients et de diverses formes de séjour en son sein ? C’est de nouveau l’unité du secteur de l’accueil mercantile qui paraît en jeu dans cette enquête.
5Il convient enfin de s’interroger sur ce que pouvait représenter pour le client son passage par l’établissement d’accueil, en fonction de son identité, des modalités et des raisons de son séjour. En effet, contrairement à la plupart des activités artisanales et commerciales du monde romain, une des particularités de l’accueil mercantile résidait dans le fait que les prestations fournies étaient assorties d’un usage in situ, qui amenait les clients à demeurer dans l’établissement pour un temps plus ou moins prolongé et à cohabiter avec d’autres usagers. Comment ce groupe, sans doute passablement mouvant, anonyme et contraint, que formait la clientèle d’un établissement d’accueil fonctionnait-il ? Il faudra prêter tout particulièrement attention à l’émergence de formes de sociabilité entre clients, propres à cette modalité de séjour ou issues de l’adaptation à une échelle commerciale de comportements attestés dans d’autres cadres, notamment celui de l’hospitalité privée.
6Toutefois, ici plus encore que pour les autres réalités associées à l’accueil mercantile, on se heurte à un manque certain de sources directes. En effet, la qualité de client d’un établissement d’accueil n’est pas une condition, encore moins un statut ; dès lors, on ne doit guère s’attendre à trouver de traces de ces clients au sein de la documentation. L’essentiel des sources de la pratique à verser au dossier provient des graffiti laissés sur les murs d’auberges, de restaurants ou de débits de boissons, ainsi que de certains programmes iconographiques mettant en scène des usagers d’établissements d’accueil : pour des raisons liées à la conservation des vestiges, c’est une nouvelle fois Pompéi qui nous a conservé les témoignages les plus nombreux en la matière. En dehors de quelques notables exceptions, ces documents s’avèrent toutefois relativement pauvres en informations précises sur l’identité des clients dont ils ont gardé le souvenir, en raison de leur caractère fugace et quotidien qui les distingue considérablement d’inscriptions civiques, religieuses ou funéraires, amenées à porter la mémoire d’un individu sur le long terme ; elles se révéleront malgré tout d’une aide précieuse pour restituer la vie de ces établissements au quotidien. Dès lors, les développements qui vont suivre feront un usage très étendu des sources littéraires, et tout particulièrement de la fiction, d’où sont issues les évocations les plus détaillées de la clientèle des établissements d’accueil ; il conviendra toutefois de garder constamment à l’esprit les hésitations que suscitent la fiabilité et la représentativité de ces textes, émanant d’auteurs dont la connaissance de ce milieu n’était que partielle et qui témoignent d’orientations rhétoriques marquées.
Deux types de clientèles distincts ?
7Au sein de la documentation disponible, deux schémas distincts peuvent être mis en lumière en matière de fréquentation des établissements d’accueil. L’un, circonscrit aux sources littéraires, possède une portée extrêmement péjorative et tend à associer à ces établissements une clientèle qui serait caractérisée, selon les auteurs qui s’en font l’écho, par une condition sociale extrêmement basse et/ou par de mauvaises mœurs. L’autre, plus neutre et mieux réparti en termes de sources, les inscrit dans la pratique du déplacement, en les liant plus précisément à la figure du uiator, du voyageur ou plutôt, comme nous le découvrirons par la suite, de l’individu de passage.
Une clientèle de bas étage
8Les sources littéraires sont en effet nombreuses à suggérer que la clientèle des établissements d’accueil se composait d’individus particulièrement bas sur l’échelle sociale ou, plus souvent encore, sur celle des mores. Ce motif, à l’inflexion rhétorique très affirmée et dont il faudra tenter d’estimer le degré d’adéquation avec les réalités de l’accueil mercantile, concerne toutefois dans la grande majorité de ses occurrences les seules popinae et tabernae (uinariae) : il semble donc avoir trait à l’encadrement de la prise alimentaire dans le contexte culturel romain, selon des modalités que nous allons à présent découvrir.
Des esclaves, des assassins et des empereurs en goguette
9Dans les sources littéraires, les popinae et tabernae « débits de boissons » se voient de fait fréquemment attribuer une clientèle formée de ce que la société romaine compterait de plus bas en termes de statuts et de comportements.
10Elles sont d’abord dépeintes comme des établissements à vocation populaire, selon une inflexion péjorative. À la période tardive, Ammien Marcellin évoque ainsi la turba imae sortis et paupertinae des tabernae uinariae de Rome1. De même, selon Ausone, la popina est le lieu d’ancrage d’une culture gastronomique plébéienne, dont l’auteur entend se démarquer : Haec non per uulgum mihi cognita perque popinas / aut parasitorum collegia Plautinorum2. De manière plus précise, ces établissements sont couramment représentés comme des lieux appréciés des esclaves. Ce phénomène se manifeste par exemple dans le prologue du Poenulus de Plaute. Le poète, qui entend dresser le portrait du public idéal d’une pièce de théâtre, en exclut une série d’individus dont la présence dans l’auditoire serait jugée inconvenante et pourrait gêner les autres spectateurs ; aux côtés des prostituées, il mentionne les individus de condition servile, qu’il somme de céder la place aux hommes libres3. Par un effet de reprise, quelques vers plus loin, il invite ces esclaves bannis de la représentation à profiter de la liberté que leur octroie le départ de leurs maîtres pour le spectacle et à filer à la popina dévorer des tartes fumantes sortant du four ; il s’adresse plus précisément aux pedisequi, fonction traditionnellement marquée comme servile dans les sources4 :
Et hoc quoque etiam, quod paene oblitus fui : / Dum ludi fiunt, in popinam, pedisequi, / Inruptionem facite ; nunc dum occasiost, / Nunc dum scribilitae | aestuant, occurrite5.
11Au sein du corpus plautien, l’amour immodéré du restaurant et du bar participe du portrait de l’esclave glouton, vecteur prononcé du comique de caractère6. De même, aux côtés des plaisirs du bordel et du vin de la taberna7, la popina entre dans la composition de l’imaginaire urbain d’un esclave des champs, tel que le dépeint Horace :
Tu mediastinus tacita prece rura petebas, / nunc urbem et ludos et balnea uilicus optas / […]. Fornix tibi et uncta popina / incutiunt urbis desiderium, uideo, et quod / angulus iste fere piper et tus ocius uua, / nec uicina subest uinum praebere taberna / quae possit tibi, nec meretrix tibicina, cuius / ad strepitum salias terrae grauis8.
12Ailleurs, ce n’est plus de l’infériorité sociale de cette clientèle qu’il est question mais de ses mauvaises mœurs. Sénèque fait ainsi de la popina l’antithèse de la vie morale :
Non tantum corpori, sed etiam moribus salubrem locum eligere debemus : quemadmodum inter tortores habitare nolim, sic ne inter popinas quidem9.
13Ce passage trouve un écho certain, au IIe s. apr. J.-C., dans le roman de langue grecque Chereas et Callirhoe de Chariton d’Aphrodisias, où c’est dans les bordels et les bars (καπηλεῖα) de Syracuse que le pirate Théron part à la recherche des membres de son futur équipage :
Ἕωθεν οὖν διατρέχων εἰς τὸν λιμένα, ἕκαστον αὐτων ἀνεζήτει. Εὗρε δὲ ἐνίους μὲν ἐν πορνείοις, οὓς δ’ἐν καπηλείοις, οἰκεῖον στρατὸν τοιούτῳ στρατηγῷ10.
14Cette association entre fréquentation des établissements de restauration/débits de boissons et bassesse morale est ensuite largement reprise à la période tardive, en particulier au sein de la littérature chrétienne : selon Augustin, c’est ainsi l’iniquus qui trouve son plaisir dans la popina, tandis que pour le martyr ce plaisir naît de souffrir pour sa foi11.
15Du reste, bassesses sociale et morale ne sont aucunement exclusives l’une de l’autre : au contraire, ces deux motifs se trouvent fréquemment associés dans les occurrences. Dans un passage de Juvénal où, comme chez Horace, sont évoquées les pensées d’un esclave rural qui se remémore les gras plaisirs de la popina, le poète complète le portrait du personnage en mentionnant sa condamnation aux travaux des champs, suggérant donc que ce dernier a commis une faute grave ; c’est, du moins, ce que tend à indiquer l’allusion aux entraves destinées à l’empêcher de fuir :
Holuscula, quae nunc / squalidus in magna fastidit compede fossor, / qui meminit calidae sapiat quid uulua popinae12.
16Dans une perspective autant sociale que morale, Sénèque distingue pour sa part entre les optimi, qui vouent avec abnégation leur vie au service de la communauté, et les uilissimi, qui consacrent leur existence aux plaisirs oisifs de la popina et des jeux :
Labor optimos citat. Senatus per totum diem saepe consulitur, cum illo tempore uilissimus quisque aut in Campo otium suum oblectet aut in popina lateat aut tempus in aliquo circulo terat13.
17Ces deux motifs se conjuguent à la période tardive dans la manière dont Ambroise décrit les ivrognes sans le sou qui bâtissent des châteaux en Espagne dans les tabernae uinariae :
Sedent in foribus tabernarum homines tunicam non habentes, nec sumptum sequentis diei. De imperatoribus et potestatibus iudicant ; immo regnare sibi uidentur, et exercitibus imperare. Fiunt ebrietate diuites qui sunt ueritate inopes. Aurum donant, dispensant pecunias populis, ciuitates aedificant qui non habent cauponi unde potus <nisi> suis corporibus pretium soluant. Feruet enim uinum in his, nesciunt quid loquantur. Diuites sunt dum inebriantur : mox ubi uinum digesserint, cernunt se esse mendicos. Vno die bibunt multorum dierum labores14.
18Mais surtout, c’est dans cette double perspective que se trouve évoquée la présence de membres de l’élite au sein des bars et des restaurants romains. Celle-ci est donnée à voir comme la manifestation des mores dévoyés des individus concernés mais aussi comme le signe d’un abaissement social en cours ou à venir, dans des passages qui relèvent le plus souvent de l’invective ad hominem. Les mentions de ce type apparaissent de fait majoritairement au sein de la rhétorique judiciaire, où elles sont utilisées pour discréditer un adversaire. Il s’agit notamment d’un des reproches de prédilection de Cicéron, auquel l’orateur a régulièrement recours dans ses plaidoyers et dans ses discours politiques15, en particulier à l’encontre de Pison, qui, lors de son consulat pour l’année 58 av. J.-C., l’avait condamné à l’exil, et d’Antoine, son ennemi acharné16. Sans reprendre l’ensemble des passages concernés, que nous avons déjà croisés à de nombreuses reprises au cours de cette étude, on citera simplement, à titre d’illustration, cette période particulièrement emblématique du Contre Pison, où l’orateur multiplie les termes péjoratifs pour donner plus de poids à son attaque en règle :
Meministi ne, caenum, cum ad te quinta fere hora cum C. Pisone uenissem, nescio quo e gurgustio te prodire inuoluto capite soleatum, et cum isto ore foetido taeterrimam nobis popinam inhalasses, excusatione te uti ualetudinis, quod diceres uinolentis te quibusdam medicaminibus solere curari ? Quam nos causam cum accepissemus – qui enim facere poteramus ? – paulisper stetimus in illo ganearum tuarum nidore atque fumo, unde tu nos cum improbissime respondendo, tum turpissime ructando eiecisti17.
19Toujours au titre de la rhétorique judiciaire, mais à un niveau social plus modeste, Apulée a recours à une accusation de ce type pour tenter de discréditer le témoignage d’un certain Iunius Crassus, suscité contre lui par ses adversaires dans le procès pour magie dont il est victime ; selon Apulée, les mauvaises mœurs du témoin, que vient manifester son amour immodéré du restaurant, interdisent que l’on puisse prêter foi à ses dires18.
20En dehors de la rhétorique judiciaire, des motifs similaires apparaissent ailleurs dans la littérature, dans des passages dont la portée dépréciative demeure toujours marquée. Au sein du genre historique, par exemple, des aristocrates dévoyés se voient reprocher de fréquenter des établissements de restauration et des débits de boissons, qui plus est de nuit, de manière dissimulée et en compagnie d’individus de la pire espèce19 ; il s’agit surtout d’un comportement caractéristique du « mauvais empereur », dans un motif si récurrent qu’il en confine au topos20. Ce motif est particulièrement attesté, à l’époque tardive, au sein de l’Histoire Auguste, comme en donne l’illustration ce passage consacré au règne de Gallien :
Multa etiam ab eo gesta quae ad uirtutem, plura tamen quae ad dedecus pertinebant ; nam et semper noctibus popinas dicitur frequentasse et cum lenonibus, mimis scurrisque uixisse21.
21Pour conclure, citons le portrait au vitriol que dresse Juvénal de la clientèle d’une popina d’Ostie, dont Plautius Lateranus, consul désigné pour l’année 65 apr. J.-C., est accusé de préférer la fréquentation aux devoirs officiels de sa charge :
Mitte Ostia, Caesar, / mitte, sed in magna legatum quaere popina ; / inuenies aliquo cum percussore iacentem, / permixtum nautis et furibus ac fugitiuis, / inter carnifices et fabros sandapilarum / et resupinati cessantia tympana Galli22.
22Ce passage constitue comme la synthèse de tous les types de clientèles que nous venons de croiser dans les sources littéraires : consul indigne, assassins, voleurs, esclaves fugitifs, invertis, telle est la foule interlope qui se presse dans cette popina à l’intérieur de laquelle, selon le poète, un représentant de l’État romain ne saurait décemment pénétrer.
23Dans les sources littéraires, cette clientèle caractérisée par son infériorité sociale et/ou par sa bassesse morale se trouve ainsi essentiellement associée aux établissements de restauration et aux débits de boissons. Toutefois, le seul critère des prestations fournies ne suffit pas à rendre compte de ce motif dans son intégralité.
L’idée d’un usage local et urbain
24De fait, cette clientèle est également marquée comme locale dans les textes du dossier. C’était au sujet des vices et vertus du peuple de Rome qu’Ammien Marcellin évoquait, dans un excursus de son Histoire de Rome23, cette turba imae sortis et paupertinae fréquentant les tavernes de la ville24. Plus précisément, comme le montre ce même passage, les établissements concernés sont inscrits par les auteurs dans un contexte urbain ; chez Horace et Juvénal, les plaisirs de la popina faisaient partie de l’imaginaire de la ville imputé à l’esclave des champs. Enfin, dans la continuité directe de cet ancrage local, il est question d’un usage de ces établissements au quotidien, qui apparaît d’autant plus blâmable s’il se prolonge dans le temps. La turba imae sortis et paupertinae est accusée par Ammien Marcellin de passer ses nuits dans les tabernae uinariae de Rome ; c’est, du moins ce que tend à marquer l’emploi, dans le passage en question, du verbe pernoctare, où le préfixe duratif per- met autant l’accent sur la répétition que sur la durée du phénomène25. Suétone fait alors figure d’exception à ces différentes caractéristiques lorsqu’il évoque les popinae uiarum où Vitellius se ravitaille lorsqu’il se déplace :
Vt autem homo non profundae modo sed intempestiuae quoque ac sordidae gulae, ne in sacrificio quidem umquam aut itinere ullo temperauit, quin inter altaria ibidem statim uiscus et farris panes paene rapta e foco manderet circaque uiarum popinas fumantia obsonia uel pridiana atque semesa26.
25Si le contexte change, l’inflexion rhétorique du motif apparaît en revanche passablement identique à ce qui a été mis en lumière jusqu’ici. Mais c’est un passage des Philippiques de Cicéron qui constitue la uariatio la plus intéressante de ce motif. Nous avons vu que l’orateur fait grand usage à l’encontre de ses adversaires de l’accusation de fréquenter tavernes et gargotes, comportement qui trahirait les mauvaises mœurs des individus incriminés ; il s’en sert tout particulièrement au sujet d’Antoine, dont la réputation de grand buveur était du reste de notoriété publique. Or dans la deuxième Philippique, c’est désormais dans le cadre de son retour précipité de Gaule en mars 45 av. J.-C., en vue de sa candidature au consulat, qu’Antoine est accusé de s’être enivré dans une cauponula quaedam de la uia Flaminia, au lieu dit ad Saxa Rubra, situé à 9 milles au nord de Rome :
At uidete leuitatem hominis. Cum hora diei decima fere ad Saxa rubra uenisset, delituit in quadam cauponula atque ibi se occultans perpotauit ad uesperam. Inde cisio celeriter ad urbem aduectus, domum uenit capite obuoluto27.
26L’intégration de l’épisode, réel ou spécifiquement forgé pour les besoins de l’invective, à l’économie d’un déplacement et dans un contexte qui n’est plus marqué comme urbain, tranche en effet avec la manière dont ce motif se trouve généralement développé au sein de la littérature ; il n’est d’ailleurs plus question ici d’une popina ou d’une taberna uinaria mais d’une cauponula, terme qui connote davantage le séjour au sens large, où l’emploi d’une forme hypocoristique doit être interprété comme une marque de dédain28. L’orateur intègre toutefois à son traitement de l’anecdote certains des traits mis en relief dans les précédents développements. L’accent est ainsi mis sur la durée prolongée du passage d’Antoine dans cet établissement, ce qui se traduit par la multiplication des indications temporelles dans le texte et surtout par le recours au verbe perpotare, avec, de nouveau, l’emploi d’une forme composée introduite par le préfixe duratif -per ; pourtant, si les indications données par Cicéron sont exactes, Antoine n’a pas pu demeurer plus de trois à quatre heures dans cette cauponula29. D’autre part, cet épisode perd son caractère unique et fortuit lorsqu’il est interprété par l’orateur comme la manifestation de la leuitas, de la frivolité du personnage ; il s’intègre dès lors au portrait général de l’anormalité et de la marginalité du lieutenant de César que Cicéron dresse au sein des Philippiques, portrait qui confine, pour conclure, à la monstruosité30. La portée symptomatique de l’événement se trouve encore accentuée par Aulu-Gelle, dans un passage où il renvoie aux propos de Cicéron pour rendre compte de l’évolution sémantique du terme leuitas, dont le sens paraît s’être affaibli avec le temps :
Qui exempla horum uerborum requirit, ne in libris nimium remotis quaerat, inueniet ea in M. Tullii secunda Antonianarum. Nam cum genus quoddam sordidissimum uitae atque uictus M. Antoni demonstraturus esset, quod in caupona delitisceret, quod ad uesperum perpotaret, quod ore inuoluto iter faceret, ne cognosceretur, haec aliaque eiusdemmodi cum in eum dicturus esset : « uidete, inquit, hominis leuitatem » , tamquam prorsus ista dedecora hoc conuicio in homine notarentur31.
27L’auteur donne ainsi à l’anecdote rapportée par Cicéron une portée générale, puisqu’elle devient révélatrice du genus quoddam sordidissimum uitae atque uictus d’Antoine, c’est-à-dire du mode de vie immoral qui était le sien. Si l’on considère l’ensemble de la documentation, on s’aperçoit pourtant que le recours aux établissements d’accueil en vue de s’y restaurer ou de s’y désaltérer apparaît bien moins connoté quand il survient dans le cadre d’un déplacement et non dans une perspective quotidienne et locale ; cette pratique fait ainsi partie de la routine acceptable du voyage, et ce même pour les élites32. C’est vraisemblablement ce qui explique que Cicéron ait pu être tenté de forcer le trait pour donner sa pleine valeur rhétorique à l’épisode de la cauponula, en le sortant de son contexte propre pour en faire un élément parmi d’autres du portrait d’Antoine en pilier de popina33. Sans doute s’agissait-il, en procédant de la sorte, d’éviter que ce que l’auteur voulait donner à voir comme un comportement coupable trahissant les mauvaises mœurs du personnage puisse être mis au compte des circonstances fortuites du voyage et être ainsi considéré comme un manquement tolérable, puisque contraint, au code de conduite qu’Antoine se devait de respecter en raison de son statut social et de sa situation politique : dans ce cas, la transgression était d’ailleurs double, puisque Antoine ajoutait à son après-midi d’ivresse un retour à la dérobée, de nuit, dans Rome. Dès lors, la uariatio apportée par Cicéron à ce motif amène à une réactivation de ses caractéristiques premières, dont la visée rhétorique se trouve plus que jamais visible.
28En somme, que faut-il penser de cette idée d’une clientèle des établissements de restauration et des débits de boissons qui se composerait de ce que la société romaine comptait de plus bas en termes de conditions et surtout de mores ? L’outrance manifeste du corpus documentaire convoqué, qui se compose pour l’essentiel de sources littéraires orientées par des visées satiriques, judiciaires ou apologétiques, doit inviter à la plus grande prudence avant de donner foi à ce qui apparaît bien souvent comme un simple schéma rhétorique confinant au topos. La circonspection est particulièrement de mise lorsqu’il est question de comportements attribués à des membres de l’élite sur lesquels on entend jeter l’opprobre. De fait, si ces derniers sont régulièrement figurés par leurs détracteurs au sein des popinae et des tabernae uinariae, c’est sans doute moins parce qu’ils fréquentaient effectivement ces établissements qu’en raison des connotations associées à la restauration commerciale et au débit de boissons, et plus largement à l’alimentation, dans le contexte culturel romain.
Alimentation et mores
29La manière dont ces établissements sont décrits dans ces textes tend en effet à suggérer que leurs clients s’affranchissaient des règles qui encadraient la prise d’aliments et de boissons à Rome, dont l’importance était d’autant plus grande et d’autant plus contraignante que l’on se trouvait haut dans la société. Ainsi, la popina peut être donnée à voir comme l’antithèse même du contexte de commensalité « convenable », à savoir celui qu’offraient la cena et, dans sa version festive, le conuiuium34. La construction de ce motif passe par la mise en scène d’un rapport corporel différent à la consommation de la nourriture : l’accent est particulièrement mis sur le fait qu’à la popina on mange assis, à la différence du banquet privé qui privilégie la position allongée et où seuls s’assoient les femmes, les enfants et certains convives de rang inférieur35. En relation plus ou moins directe avec l’évocation de cette position assise, qui interdit notamment le respect du principe de hiérarchisation des convives régissant le banquet, popinae et tabernae uinariae sont également dépeintes comme les lieux d’une mixité sociale indifférenciée ; cette promiscuité est d’autant plus condamnable que les clients se situent en bas de l’échelle sociale et/ou morale, en particulier naturellement lorsque ce sont des membres de l’élite qui sont amenés à les côtoyer36. D’autres éléments encore, comme l’atmosphère violente de ces établissements, qui contraste avec l’idéal d’harmonie professé par Pline le Jeune dans ses descriptions de conuiuia37, ou encore le fait que la consommation de nourritures ou de boissons puisse y avoir lieu en dehors des périodes de la journée prescrites par les codes culturels romains38, contribuent à accentuer ce portrait du restaurant / débit de boissons en anti-cena ; chez Juvénal, la transposition des pratiques du banquet dans le cadre d’une popina d’Ostie, où, contrairement à l’habitude, les convives sont allongés, pourrait être interprétée comme un jeu parodique ou témoigner, au contraire, d’une distinction des contextes moins tranchée que ne le suggère globalement la littérature39. Ce motif atteint enfin son paroxysme lorsque certains individus, appartenant de nouveau aux élites de la société, se trouvent accusés d’implanter une popina ou un débit de boissons dans leur maison, en remplaçant cette fois littéralement le cadre admissible de la cena par celui, condamné, de l’établissement d’accueil. C’est le cas, par exemple, de l’empereur Lucius Verus, soupçonné d’avoir fait édifier une popina privée sur le Palatin, au cœur de l’exercice du pouvoir :
Vbi uero in Syriam profectus est, non solum licentia uitae liberioris, sed etiam adulteriis et iuuentutis amoribus infamatus est, si quidem tantae luxuriae fuisse dicitur, ut etiam, postea quam de Syria redit, popinam domi instituerit, ad quam post conuiuium Marci deuertebat, ministrantibus sibi omni genere turpium personarum40.
30La mise en relief de l’immoralité de ces établissements et de ceux qui les fréquentent passe enfin par la manière d’évoquer les mets et les boissons qui y étaient consommés. De fait, dans les descriptions littéraires de popinae et de tabernae, l’accent est régulièrement mis sur la carte de ces établissements. Le menu qui leur est attribué se compose alors le plus souvent de viandes, grasses, fondantes et mijotées sous cloche, une méthode de cuisson qui permettait d’en conserver les sucs41 ; la consommation de boissons alcoolisées, généralement excessive et jusqu’à l’ivresse, se trouve également pointée. Ces caractéristiques gastronomiques, pour partie fondées sur des pratiques avérées42, plaçaient implicitement la popina en haut de la gradation du plaisir alimentaire tel que le concevaient les Romains43 mais au bas de l’échelle des mores44 : elles étaient en effet considérées comme des marqueurs de mollitia, du relâchement physique et moral indigne de l’honnête homme, qui se manifestait par une propension aux plaisirs tant alimentaires que sexuels45. Comme en réponse à ces imputations, l’exploitant du « Thermopolium » d’Ostie (I, ii, 5 ; CA1Ostie1) avait inversement fait le choix, on l’a vu, de décorer son établissement d’une fresque d’aliments frugaux, quotidiens et, dans une perspective romaine, moraux (pl. VIII, fig. 10). La construction d’un antagonisme avec les cadres traditionnels du banquet suggère d’autre part que, dans la popina/taberna, ce plaisir alimentaire est recherché pour lui-même et non comme conséquence accessoire d’autres enjeux plus essentiels, religieux, sociaux, politiques ou culturels, ce qui est au contraire le cas dans le contexte de la cena et du conuiuium. Ces considérations expliquent enfin qu’en latin, popina puisse être inversement utilisé dans son sens métaphorique et abstrait de débauche alimentaire pour désigner le banquet privé où la consommation prend le pas sur la convivialité46.
31Il n’est guère étonnant que ce motif de la taberna/popina comme espace d’une pratique alimentaire contraire aux codes sociaux et aux boni mores soit surtout convoqué au sujet du comportement des membres de l’élite. C’était en effet pour les aristocrates que les mores jouaient de la manière la plus marquée et la plus cruciale le rôle de classement qui était le leur dans la société romaine47, y compris dans une perspective politique et sociale, puisque, à la période républicaine au moins, une mauvaise moralité pouvait valoir aux impétrants la nota censoriale et l’exclusion des ordres supérieurs48. De fait, ainsi que le rappelle à l’époque tardive le Pseudo-Augustin par une formule qui vaudrait pour l’ensemble de la période, il y avait en matière de mœurs une différence certaine entre ce que pouvaient se permettre les membres de l’élite et les groupes inférieurs de la population. Dans la perspective de l’auteur, la popina constitue un exemple particulièrement représentatif de cette variation de traitement, au même titre que la pratique du commerce :
Exceptis enim peccatis, quae constat omnibus esse inlicita, non omnia licent potentibus, quae sunt concessa humilibus. Dignitoso enim homini negotiari deforme est et popinam ingredi notabile est49.
32Même si la nota censoriale avait alors disparu de longue date, il est révélateur que l’auteur parle dans ce passage d’une conduite notabile : pour ces membres de l’élite dévoyés, la bassesse morale dont la popina et la taberna deviennent la métonymie est comme le signe avant-coureur d’un abaissement social, qu’elle accompagne déjà dans le cas des pauvres ivrognes et des esclaves malhonnêtes que nous avons été amenés à croiser dans les descriptions littéraires de ces établissements. Ces considérations expliquent d’autre part que les membres de l’élite visés soient, le plus souvent, des individus revêtus de charges officielles ; leur immoralité, réelle ou alléguée, était d’autant plus blâmable qu’elle contrevenait à l’exemplarité que demandait le service de l’État romain, cadre le plus essentiel de cette société des mores. Dans le contexte des luttes des derniers temps de la République, la manière dont Cicéron emploie ce motif à l’encontre d’Antoine, de Pison ou de Catilina, tend plus précisément à en faire la marque du comportement dévoyé et démagogique des leaders populares. Dans les occurrences concernées, on voit d’ailleurs régulièrement magistrats et empereurs s’efforcer de dissimuler leur présence dans ces établissements, sans réussir, apparemment, à tromper personne ; ce comportement tend à suggérer qu’eux-mêmes reconnaissaient n’avoir rien à faire à la popina ou au débit de boissons, joignant en cela l’inconséquence et la faiblesse à l’immoralité50.
33S’il est possible que des membres de l’élite avides de sensations interlopes ou de bamboches en solitaire, y compris au plus haut niveau de la société, aient effectivement franchi, à l’occasion ou de manière habituelle, la porte des popinae et des tabernae plébéiennes, ce motif semble trop riche de connotations implicites pour être retenu comme l’indice fiable des pratiques d’un individu donné. Plus largement, il ne faut sans doute pas accorder trop de crédit à l’idée selon laquelle les clients des établissements de restauration et débits de boissons se seraient caractérisés par leur extrême bassesse sociale et morale. L’hypothèse d’une clientèle populaire et locale qui aurait usé de ces établissements au quotidien apparaît plus admissible, au moins en contexte urbain, eu égard à la modicité des prix pratiqués et aux conditions de vie dans les habitats collectifs de la plèbe, qui n’offraient pas toujours la possibilité de cuisiner chez soi51 ; de plus, comme on le verra plus en détail par la suite, ces établissements constituaient des espaces de sociabilité importants pour la population locale, aux côtés des cadres du milieu collégial ou du voisinage.
L’hypothèse d’une clientèle locale : l’apport des graffiti pompéiens
34Les sources directes qui permettraient de juger de l’ancrage local de la clientèle des établissements de restauration et des débits de boissons de l’Occident romain font toutefois défaut. On pourrait proposer d’exploiter dans cette perspective les séries de noms de personnes qui figurent sous forme de graffiti à l’intérieur ou à proximité des établissements d’accueil pompéiens, en ne retenant ici que le cas des établissements qui assuraient des prestations de restauration et/ou de débit de boissons et dont les fonctions d’hébergement sont absentes ou incertaines (mais ne peuvent du reste toujours être exclues) ; ces établissements sont, en effet, ce qui correspond de plus près sur le terrain archéologique aux popinae et tabernae évoquées dans les sources littéraires. Ces graffiti, qu’on imaginerait volontiers avoir été laissés par les clients des établissements concernés, nous livrent l’identité complète ou partielle de 46 individus, répartis en 57 inscriptions. Ils ne sont toutefois que d’une utilité extrêmement réduite pour la question qui retient ici notre attention.
35Les inscriptions se présentent sous la forme d’un nom unique au nominatif52 ou au vocatif53, ou, plus rarement, de deux ou plusieurs noms, juxtaposés54 ou associés, par exemple au moyen de la préposition cum55 ; on y trouve également des salutations56. Toutefois, outre les nombreux problèmes de lecture qu’elles posent, on peut s’interroger sur la valeur à leur accorder. Quand elles sont présentes à l’intérieur d’un établissement, il est légitime de penser que certaines d’entre elles au moins ont été réalisées par des clients, qui laissaient ainsi une trace de leur passage, à la manière d’une signature ; rien n’interdit que d’autres aient fait référence à des professionnels du lieu, voire à des tiers réels ou fictifs. Lorsqu’en revanche, ce qui est le cas le plus fréquent au sein du corpus57, ces noms ont été trouvés sur des murs extérieurs donnant sur la rue, soit dans un espace accessible à tous, le doute est plus que jamais de rigueur. Parmi eux figurent sans doute des clients des établissements concernés mais aussi, selon toute vraisemblance, de simples passants, sans qu’aucun critère ne permette généralement de choisir en faveur de l’une ou de l’autre de ces possibilités58.
36D’autre part, même en faisant abstraction de cette incertitude première, qui est une limite essentielle de la documentation, ces inscriptions ne livrent finalement que peu d’informations sur les individus qu’elles citent, que ce soit en termes de statut, d’origine ou de mode de fréquentation des établissements concernés. On remarquera que sont surtout mentionnés des hommes59, dont la présence en public apparaît plus affirmée que celle des femmes, soit que ces dernières aient été davantage retenues dans la sphère domestique, soit que leur pratique épigraphique ait été moindre en raison de conventions sociales ou d’une alphabétisation plus faible60. D’autre part, de même que pour les professionnels étudiés dans le chapitre précédent, le statut personnel de ces individus nous échappe le plus souvent, en raison de l’omission généralisée des tria nomina dans ce type d’inscriptions quotidiennes. Tout au plus peut-on identifier avec certitude une proportion d’individus libres représentant un quart environ des noms attestés (onze cas, dont sept mentionnés à l’intérieur d’un établissement), dont il est en revanche impossible d’identifier la naissance libre ou servile sur des critères onomastiques61. En définitive, rien n’invite à ramener ces individus, dont seuls certains devaient avoir effectivement franchi les portes des établissements étudiés, à un profil unique ; ils offraient sans doute un échantillon représentatif de ce qu’était une population urbaine moyenne. Rien n’indique par ailleurs qu’il se soit agi exclusivement de membres de la population de Pompéi : aucun nom n’apparaît spécifiquement local ni, du reste, explicitement étranger, puisque l’on sait que la valeur des noms à consonance grecque était plus sociale que géographique. Dans une inscription, toutefois, un certain Crescens se déclare Campanus, Campanien62 ; dans une autre, Ampliatus se dit Afer, Africain63. Cette mention de l’origine pourrait alors signifier que l’on avait affaire dans les deux cas à des individus étrangers à la communauté locale, venu, pour le premier, de la région de Pompéi et, pour le second, de l’autre rive de la Méditerranée64.
37Ainsi, à l’issue de l’étude de ce bref corpus d’inscriptions, c’est à un résultat pratiquement nul que l’on parvient. Les graffiti pompéiens apparaissent d’une utilité plus que limitée pour identifier la clientèle des établissements avec lesquels ils peuvent être mis en relation plus ou moins directe ; à ceci près, à la rigueur, que ces listes de noms ne paraissent pas devoir être rattachées à un profil d’individus en particulier, membres de la communauté servile ou, a fortiori, aristocrates dévoyés, selon ce que suggéraient les sources littéraires ; il est probable que la clientèle moyenne des restaurants et des débits de boissons se composait bien plus souvent de Romains ordinaires que de criminels en fuite ou de consuls dénaturés. De même, l’idée que cette clientèle serait majoritairement composée d’individus locaux, qui auraient fait un usage quotidien des établissements de restauration et des débits de boissons pompéiens, ne peut être réellement confortée ni infirmée au regard des documents que nous venons de découvrir.
Le uiator
38Pour prolonger cette enquête sur le profil des clients des établissements d’accueil romains, il faut à présent se pencher sur le cas des auberges, dont l’offre commerciale s’étendait cette fois à l’hébergement. En effet, ces établissements se voient associer dans la documentation un second type de client, aux antipodes du précédent du fait de son rapport à la mobilité : le « voyageur », ou plutôt, pour reprendre le terme communément utilisé dans les textes latins, le uiator.
L’archétype du client d’auberge
39La catégorie du uiator incarne le client-type de l’auberge dans des textes de portée générale, et notamment dans les sources juridiques. On se souvient que, selon Gaius, c’est à ces uiatores qu’est destinée l’offre de services dont le caupo tire sa rémunération, au même titre que les uectores pour le nauta ou que les propriétaires de iumenta pour le stabularius : caupo [mercedem accipit] ut uiatores manere in caupona patiatur65. On retrouve une précision similaire dans un fragment d’Ulpien auquel il a été fait rapidement allusion au cours de précédents développements consacrés au régime de responsabilité des professionnels de l’accueil :
Caupo praestat factum eorum, qui in ea caupona eius cauponae exercendae causa ibi sunt, item eorum, qui habitandi causa ibi sunt ; uiatorum autem factum non praestat66.
40On notera toutefois la nuance importante, sur laquelle on reviendra par la suite, que constitue l’évocation dans ce passage de ceux qui habitandi causa [in caupona] sunt, également désignés sous le titre d’inhabitatores perpetui un peu plus loin dans le fragment : ces derniers se trouvent ainsi séparés des uiatores par le jurisconsulte, signe que cette catégorie, certes adéquate, ne suffisait pas pour autant à épuiser l’ensemble de la typologie possible des clients d’auberge. Une distinction similaire apparaît au sein du titre 4, 9 du Digeste, dans un fragment de l’œuvre juridique de Paul67. Ces différents passages, qui traitent de dispositifs juridiques voisins, pourraient certes relever d’une source commune, éventuellement l’Édit du préteur, ou, pour Paul et Ulpien, s’inspirer directement de la formulation de Gaius ; néanmoins, la figure du uiator-client d’auberge est suffisamment répandue en dehors du corpus juridique pour que les deux occurrences, au-delà de leur possible parenté, apparaissent représentatives d’un phénomène plus général.
41Un passage de Suétone, qui n’est pas sans rappeler la formulation choisie par Gaius, illustre ainsi la manière dont les uiatores tendent, également dans les sources littéraires, à être identifiés aux clients par excellence des auberges romaines. L’auteur s’intéresse alors à la campagne de popularité à laquelle se livre Vitellius durant son voyage de Rome vers la Germanie inférieure, à la suite de sa nomination à la tête des légions de la province en 68 apr. J.-C. En route, le futur empereur a à cœur de se gagner l’appui des plus humbles, fidèle, en cela, à sa réputation d’homme facile d’accès :
Tota uia caligatorum quoque militum obuios exosculans perque stabula ac deuersoria mulionibus ac uiatoribus praeter modum comis68.
42De la même manière que la clientèle des stabula/écuries est ramenée par l’auteur aux muletiers (muliones), celle des deuersoria/auberges se trouve assimilée aux uiatores. C’est également une clientèle de uiatores que tentent d’attirer les tabernae deuersoriae que Varron conseille d’implanter en bordure d’un domaine agricole, si celui-ci jouxte une route69. Dans ces deux passages, l’évocation de la uia pourrait être à l’origine du choix de cette catégorie ; mais comme en témoignaient déjà les sources juridiques, ces derniers apparaissent également dans des contextes bien plus indifférenciés70. À la période tardive, enfin, se répand au sein de la littérature chrétienne le motif métaphorique du deuersorium uiatorum, qui, sous l’influence de la parabole du bon Samaritain, assimile l’Église ou la foi au deuersorium où l’homme trouvera soins et repos71 ; l’image oscille entre la référence aux auberges et l’évocation des structures d’accueil chrétiennes qui commencent à apparaître à partir du IVe s. apr. J.-C. dans la partie orientale de l’empire et qui seront bientôt dotées d’une désignation propre les distinguant des lieux d’accueil commerciaux, xenodochium/ξενοδοχεῖον72.
43On voit également la trace de ce phénomène dans les inscriptions du corpus émanant des professionnels de l’accueil, dont trois au moins s’adressent à une clientèle indifférenciée de uiatores73. Ce motif du client-uiator trouve enfin un équivalent visuel dans la représentation, au sein de scènes d’auberges peintes ou sculptées, de clients revêtus du cucullus ou cucullio, c’est-à-dire de l’épais manteau à capuche dont se munissaient traditionnellement les Romains lorsqu’ils avaient à prendre la route74. On se rappellera ainsi le client encapuchonné qui figure sur la stèle d’Aesernia ; la présence à ses côtés d’une mule vient d’ailleurs renforcer l’association entre ce personnage et le déplacement terrestre. Dans une perspective plus directement réaliste, un individu en habit de voyage figurait également au sein des clients représentés sur un des panneaux de l’établissement pompéien VI 10, 1.19 (pl. III, fig. 4)75. En somme, contrairement au motif étudié précédemment, qui était cantonné aux seules sources littéraires, dans des contextes de surcroît très orientés rhétoriquement, la figure du client-uiator se révèle répandue à l’échelle de l’ensemble de la documentation, textuelle autant que matérielle, ce qui semble lui conférer dès à présent une certaine épaisseur.
Accueil mercantile et mobilité
44Eu égard à la sémantique du substantif uia, qui désigne la route prise tant dans son acception la plus concrète de voie construite que dans celle, abstraite, de chemin à parcourir76, le choix du uiator pour incarner la clientèle-type des auberges semble lier la fréquentation de ces établissements à la pratique de la mobilité. D’un point de vue archéologique, la localisation fréquente d’établissements identifiés, sinon précisément comme des structures d’accueil commerciales, du moins comme des lieux d’étape au sens large, en bordure de voie appelle une clientèle d’usagers de la route ; cette remarque pourrait être élargie aux établissements installés en contexte portuaire, qui attiraient pour leur part des passagers et des marins en transit. Il convient toutefois de s’interroger plus précisément sur l’identité de ces uiatores, en croisant étude des représentations et analyses des sources de la pratique, car il n’est pas certain que toutes les catégories de « gens de passage77 » aient été susceptibles de fréquenter les auberges dans des conditions identiques ; on a vu que se pose avec une acuité particulière la question de la présence de membres de l’élite parmi la clientèle des auberges de l’Occident romain.
45Dans les documents mentionnés jusqu’ici, les uiatores forment des silhouettes anonymes, dont ni l’identité, ni la nature du déplacement ne sont évoquées. On notera toutefois qu’il y est question exclusivement d’hommes, voyageant seuls78, par la route, qui semblent fréquenter les auberges en vue d’un accueil complet, c’est-à-dire incluant gîte et couvert. Ce tableau général s’accorde avec les spécificités du déplacement terrestre dans la partie occidentale de l’empire romain, au regard de l’Orient qui privilégie les déplacements caravaniers ; il demande malgré tout à être précisé et confronté au reste de la documentation disponible.
46On est de nouveau peu renseigné sur les véritables usagers des auberges romaines, uiatores ou non. Quelques exceptions notables à un tableau plutôt restreint dans son ensemble existent, qui viennent confirmer, au moins ponctuellement, la relation générale entre accueil mercantile et mobilité. On peut de nouveau s’appuyer sur les inscriptions laissées, de manière certaine ou hypothétique, par les clients d’établissements fournissant cette fois une offre d’accueil complète ; ces établissements se rapprochent directement des cauponae, stabula, deuersoria associés à la figure des uiatores dans les sources convoquées précédemment.
47Le corpus disponible se révèle une nouvelle fois majoritairement pompéien : on retiendra plus précisément les inscriptions figurant à l’intérieur ou à proximité directe des établissements VI 9, 1.14 (CA1Pompéi11) et VII 12, 34.35 (CA1Pompéi18) ; pour la seconde de ces auberges, plusieurs de ces inscriptions ont d’ailleurs explicitement trait à un recours aux prestations d’hébergement du lieu79. De nouveau, ces témoignages épigraphiques éventuellement laissés par des clients se présentent sous la forme d’un ou de plusieurs noms, parfois accompagnés d’indications complémentaires ; le corpus représente cette fois trente individus, répartis en 26 inscriptions80.
48On retrouve dans ces mentions la plupart des caractéristiques personnelles mises en lumière à l’issue de l’étude du précédent corpus d’inscriptions, qui avaient pour leur part trait à des restaurants et des débits de boissons. On a ici affaire essentiellement à des hommes ; les quelques femmes attestées font l’objet de salutations et doivent probablement être renvoyées à un contexte extérieur à l’auberge81, à l’exception possible de Lucida, dont le nom figure au nominatif sur le mur est de l’espace de repos no 5 de l’établissement VII 12, 34.35 (CA1Pompéi18)82 : la prudence demeure toutefois de mise avant de faire de cette femme une des clientes du lieu. La plus grande incertitude règne quant au statut juridique des personnages cités dans ces graffiti. De nouveau, les individus libres, ingénus ou affranchis, représentent une proportion importante des clients potentiels83 : si la mention de la filiation ou de l’affranchissement n’apparaît jamais, l’étude des cognomina permet, avec toute la prudence requise, d’identifier parmi eux deux possibles ingénus84 et un vraisemblable affranchi85. Pour le reste de ces individus, désignés par un nom unique, on parvient à des proportions à peu près équivalentes de possibles ingénus et de probables esclaves/affranchis (respectivement cinq et six individus, quatre pour chaque groupe si l’on enlève les individus faisant l’objet de salutations). Face aux nombreuses incertitudes que présente la documentation disponible, la valeur de ces résultats demeure toutefois extrêmement limitée.
49En revanche, ces corpus d’inscriptions, et surtout le second d’entre eux, attestent de manière manifeste l’existence d’un lien entre la fréquentation de l’auberge et la pratique de la mobilité, qui vient confirmer le cadre général établi par les sources textuelles et iconographiques. En effet, si pour « ad Gabinianum » la présence au sein de l’auberge d’individus venus de l’extérieur de Pompéi reste incertaine86, l’établissement VII 12, 34.35 fournit des témoignages particulièrement intéressants dans cette perspective. Plusieurs inscriptions laissées par des individus cette fois manifestement étrangers à Pompéi y ont en effet été mises au jour dans des espaces de repos87. On évoquera d’abord le cas de C. Iulius Speratus, qui adresse, sur le mur ouest de la pièce no 5, ses salutations à la cité de Pouzzoles, dont il est originaire88. Dans la même pièce, mais sans doute à un autre moment, quatre individus, C. Cominius Pyrrichus, L. Novius Priscus, L. Campius Primigenius et Martialis, se déclarent compagnons de chambrée89 : dans le même temps, ils se disent liés à un certain Actius Anicetus, qui est de nouveau évoqué dans une autre inscription, cette fois découverte dans l’espace central de l’auberge90. Or une inscription de Pouzzoles commémore le souvenir d’un pantomime du nom de C. Ummidius Actius Anicetus91 : il est possible que nos quatre personnages aient appartenu à la troupe de ce dernier ou qu’ils se soient trouvés à Pompéi pour assister à une représentation théâtrale et soient descendus à l’hôtel à cette occasion92. Un dernier individu, Lucceius Albanus, qui avait sans doute séjourné dans l’espace no 6, précise également qu’il n’est pas de Pompéi : il dit venir d’Abellinum, une cité du Samnium93. On pourra sans doute rapprocher de ces attestations certaines de clients étrangers à la ville le cas du m (iles) coh (ortis) (primae) pr (aetoriae) C. Valerius Venustus, à qui son service au sein des cohortes prétoriennes faisait passer la plupart de son temps à Rome, même s’il n’était pas forcément originaire de la capitale94. Un autre soldat, peut-être lié au précédent95, C. Valerius Maximus, mentionne à côté de son nom le terme domus : la fin de l’inscription manque, qui avait peut-être trait à la « petite patrie » ou au lieu de résidence habituel du personnage96.
50On a ainsi affaire dans cette auberge à un ensemble de clients de conditions professionnelles et d’origines variées. Si l’établissement comptait effectivement au sein de sa clientèle des individus venus de l’extérieur, les flux concernés n’excédaient pas l’échelle régionale, voire strictement locale. En dehors des deux militaires en question, dont le premier au moins arrivait sans doute de Rome, les localités mentionnées sont situées en Campanie et dans le Samnium97: avec cinq représentants, dont quatre sont membres du même groupe de voyageurs, Pouzzoles y tient une place éminente. Il serait tentant de lier la présence à Pompéi des deux militaires et, le cas échéant, des quatre acteurs à l’exercice de leurs activités respectives ; ce point n’est toutefois pas précisé explicitement dans les inscriptions. Enfin, rien dans ce corpus ne permet de déterminer si Pompéi constituait la destination unique et finale de ces individus, avant un éventuel retour à leur point de départ, ou une simple étape dans le cadre d’un trajet plus étendu98.
51Un autre ensemble d’inscriptions, découvert cette fois dans un établissement de Pouzzoles, témoigne de la présence sur place d’une clientèle non seulement étrangère à la ville mais venue de régions lointaines de la Méditerranée. Cet établissement, datant selon toute probabilité de la première moitié du Ier s. apr. J.-C., a été mis au jour en 1959 le long de l’actuelle via Giovanni Battista Pergolesi. Il était situé dans la partie la plus élevée de l’antique Puteoli, à proximité de l’amphithéâtre et des thermes, au voisinage du début de la uia Campana qui menait à Capoue et de là à Rome, et à proximité de la uia Domitiana qui longeait la baie de Naples. Les vestiges archéologiques n’ont pas fait l’objet d’une publication d’ensemble, de même que les nombreuses inscriptions en grec et en latin qui y ont été découvertes au moment des fouilles99. En l’absence de description précise de l’établissement, dont la période d’activité ne paraît pas avoir excédé quelques décennies, il est difficile d’en déterminer la fonction commerciale100. Les listes d’achats de produits alimentaires, probablement inscrites sur ses murs par des professionnels du lieu, invitent à proposer une activité en lien avec la restauration101 ; de même, la richesse du corpus d’inscriptions émanant de clients suggère que l’établissement offrait une possibilité de consommation, voire de séjour sur place, qui donnait à ces clients tout le temps nécessaire pour laisser un témoignage épigraphique de leur passage dans les lieux. Il s’agissait donc selon toute probabilité d’un établissement d’accueil, dont l’activité incluait des fonctions de restauration/ débit de boissons ; on est en revanche dans l’incertitude quant à un éventuel hébergement, auquel il n’est jamais fait allusion dans les inscriptions qui nous sont connues. Quoi qu’il en soit, l’étude du corpus prouve de manière manifeste que l’on était amené à croiser sur place une clientèle allogène.
52Cet établissement était fréquenté par des latinophones autant que par des hellénophones à l’évidence étrangers à la ville. Ces clients venus d’ailleurs font souvent allusion de manière plus précise à leur origine, sous la forme de salutations ou de manifestations de nostalgie102 : mais là où, dans le cas de l’établissement pompéien étudié précédemment, on en restait à des clients de la région de Pompéi, il est ici fait référence à des localités beaucoup plus lointaines. Pour l’Italie, un individu salue Rome, à laquelle il attribue le qualificatif de chrusopolis, en caractères latins dans l’inscription103 ; ailleurs, c’est cette fois en grec qu’est célébrée Rome, reine du monde, dans une inscription émanant de deux frères venant de Lycie : μvηθῇ ἡ κυρία τοῦ κόσμου Ῥώμη104. Une autre inscription de ce type est cette fois destinée aux habitants de Ravenne105. Mais cet établissement se signale surtout par de multiples références à des localités situées dans la partie orientale du bassin méditerranéen. Deux salutations jumelles sont ainsi adressées à Laodicée106 et à Pergame, dont la prééminence au sein du continent asiatique est suggérée par les auteurs de ces graffiti : Ἀσίας πρώτοις Λαοδικεῦσι, Ἀσιας πρώτοις Περγαμηνοῖς107. Il est de nouveau question de la seconde de ces villes dans une inscription laissée par un certain Akindunos, qui évoque Pergame la dorée : ἐμνήσθη Ἀκίνδυνος τῆς χρυσοπόλεως Περγάμου108. Ailleurs, une inscription, dont M. Guarducci ne donne pas le texte, évoque cette fois la cité fluviale de Mopsuhestia, en Cilicie. On trouve enfin mention, dans une dernière inscription de ce type, des Antanoi de Macédoine, une communauté mal connue établie au voisinage des Lynkestes109 : Μακεδονίας πρῶτοι Ἀντανοί ; c’est peut-être à l’auteur de cette inscription que l’on doit les représentations de Pan qui accompagnent le texte, puisque ce dieu faisait l’objet d’une ferveur particulière dans la région d’origine de ces Antanoi110.

Fig. 3 – L’origine des clients de l’auberge de Pouzzoles, d’après les inscriptions.
Réalisation : P. Pentsch.
53Ces quelques inscriptions nous donnent par conséquent à voir la profonde diversité des localités auxquels se rattachaient les clients de l’établissement. Certes, la valeur de ces indications géographiques n’est pas nécessairement la même d’une inscription à l’autre. Ainsi, les salutations adressées à Rome possèdent une indéniable portée générale ; en revanche, les références à des communautés plus restreintes doivent sans doute être mises en rapport direct avec l’origine ou le domicile de l’auteur des graffiti concernés. Quoi qu’il en soit, ces textes nous portent jusqu’aux confins les plus éloignés de la Méditerranée, à la croisée des flux entre l’Orient et l’Italie, sans nous faire sortir pour autant de l’empire territorial de Rome. On liera selon toute probabilité la présence de ces individus à Pouzzoles, et, plus précisément, dans l’établissement, aux activités du port de commerce. Il est en effet probable qu’un certain nombre de ces clients soient arrivés sur place par bateau ; la fréquence, sur les murs, de représentations figurées de navires vient à l’appui de cette hypothèse111 et on observera que la plupart des localités évoquées dans ces inscriptions ont un accès direct à la mer ou à un fleuve navigable. Ces usagers pouvaient ensuite gagner d’autres localités italiennes par les uiae Campana et Domitiana qui jouxtaient l’établissement. En revanche, les motifs et les modalités de leur séjour à Pouzzoles nous échappent à peu près complètement ; on trouvait sans doute parmi eux une proportion importante d’acteurs économiques et de voyageurs divers transitant par la ville, ainsi que des marins amenés à demeurer sur place pour un temps plus ou moins prolongé, même si la distance qui séparait l’auberge du port l’isolait peut-être davantage de ce type de clientèle. M. Guarducci propose enfin de mettre en relation la présence au sein de cet établissement d’un ou de plusieurs Ravennates avec le voisinage de Misène, qui était le second grand port militaire de l’Empire au Ier s. apr. J.-C.112 ; le dossier apparaît cependant trop allusif pour dépasser ici le stade de la simple hypothèse.
54Les témoignages épigraphiques que nous venons de découvrir, même s’ils sont peu nombreux et d’une richesse inégale, donnent à voir des clients pour lesquels, à l’instar des uiatores, le passage par l’auberge s’inscrit dans le cadre d’un déplacement, sur des échelles et pour des motifs variés. Ce lien entre accueil mercantile et mobilité s’accentue encore davantage si l’on considère à présent le reste de la documentation disponible, issue pour sa part des corpus littéraires et juridiques. Même si le rapport à l’accueil mercantile des occurrences évoquant des clients d’auberge y est moins direct que ce qu’il en était dans les inscriptions, leur prise en compte offre, au-delà de légitimes incertitudes de détail, un résultat d’ensemble intéressant.
55D’abord, l’association entre l’auberge et la pratique du déplacement au sens large est ici manifeste : qu’elle se déduise d’indications explicites ou du contexte plus ou moins direct de l’occurrence, elle concerne la quasi-totalité des passages où l’identité des clients peut être saisie avec suffisamment de précision113. En revanche, aucune unanimité ne se dégage quant à l’identité de ces clients et quant à la nature du déplacement qui les conduit à franchir le seuil de l’auberge. Contrairement au schéma de fréquentation des popinae/ tabernae étudié précédemment, dont les éléments constitutifs se retrouvaient d’une manière stéréotypée d’un texte à l’autre, il y a alors moins lieu de suspecter l’éventuel caractère topique de références aussi diversifiées. Y dominent les déplacements liés à l’activité des individus concernés, commerçants, soldats, prêtres itinérants, magistrats et officiels en mission, qui ne sont pas sans rappeler certaines des catégories attestées dans les auberges pompéiennes ; s’y ajoutent des déplacements judiciaires et civiques. Les séjours à l’origine desquels se trouveraient des voyages d’agrément sont en revanche beaucoup plus rares ; les occurrences en question ont trait à des membres de l’élite dont le comportement se trouve, une nouvelle fois, stigmatisé.
Tabl. 5 – Les clients d’auberge et la mobilité, d’après les sources littéraires et juridiques.

Note1
56Comme dans les inscriptions analysées plus haut, ces occurrences évoquent surtout des clients isolés ou des petits groupes d’individus entretenant des relations amicales114, professionnelles115 ou familiales116 ; on soulignera le cas particulier que constituent les groupes formés par des prisonniers et leur escorte117. Plusieurs occurrences nous donnent à voir ces clients accompagnés de leurs esclaves118, une pratique qui, si elle est avérée, demeure invisible au sein du corpus d’inscriptions119. Enfin, on observe qu’il est de nouveau question presque uniquement d’hommes, en dehors du cas des femmes qui fréquentent l’auberge en compagnie de leur époux : la mobilité, du moins celle qui mène au séjour mercantile, est donc représentée comme une pratique essentiellement masculine, en accord avec le reste du corpus120.
57Ce tableau d’ensemble appelle quelques remarques sur le statut social des clients associés à l’auberge au sein des corpus littéraire et juridique. Il s’agit, pour l’essentiel, de personnages issus des milieux plébéiens, qui ne s’attirent toutefois pas, de la part des auteurs, les remarques acerbes qu’éveillait la turba imae sortis et paupertinae des popinae urbaines. Un certain nombre de passages concernent des membres de l’élite. On s’attendrait sans doute à retrouver ici le schéma mis au jour au sujet des restaurants et débits de boissons, qui associerait le passage par l’auberge à la marginalité, subie ou volontaire, d’aristocrates dévoyés en voyage. Ce motif est certes bien attesté au sein de la documentation ; il ne suffit toutefois pas à rendre compte de l’ensemble des occurrences en question.
La question des élites
58Le plus souvent, la présence de membres de l’élite à l’auberge est donnée à voir comme une marque d’abaissement social et/ ou moral. Ainsi, lorsque Apulée évoque dans ses Métamorphoses l’histoire d’un sénateur disgracié et de son épouse, l’obligation de séjourner à l’hôtel constitue, pour ce couple sur le chemin de l’exil, une des premières manifestations de la perte de leur condition :
Fuit quidam multis officiis in aula Caesaris clarus atque conspicuus, ipsi etiam probe spectatus. Hunc insimulatum quorundam astu proiecit extorrem saeuiens inuidia. […] Iamque plurimis itineris difficultatibus marisque terroribus exanclatis Zacynthum petebat, quam sors ei fatalis decreuerat temporariam sedem. Sed cum primum litus Actiacum, quo tunc Macedonia delapsi grassabamur, appulisset – nocte promota tabernulam quandam litori nauique proximam uitatis maris fluctibus incubabant – inuadimus et diripimus omnia121.
59On rapprochera ce passage de deux autres occurrences, d’une portée plus historique, dans lesquelles des membres de l’élite faits prisonniers sont gardés à l’auberge durant le trajet qui les mène au lieu où l’on doit statuer de leur sort. Dans le premier cas, l’accusé est mis à mort dans la taberna hôtelière ; dans le second, un des prisonniers s’y suicide122. On se rappelle par ailleurs combien, en 167 av. J.-C., leur cantonnement dans un deuersorium sordidum hors des murailles de Rome avait soulevé la colère des ambassadeurs rhodiens, qui y voyaient la marque d’un traitement ignominieux destiné à les humilier123. Inversement, dans l’Histoire Auguste, le séjour à l’auberge se trouve à deux reprises associé aux jeunes années d’un personnage destiné à occuper par la suite les plus hautes charges. Ainsi, lors du séjour de Dioclétien dans une caupona du pays des Tongres, où le futur empereur prononce des paroles prophétiques au moment de régler l’addition, le texte prend soin de préciser que ce dernier n’était encore à l’époque qu’un simple serviteur de l’État, in minoribus adhuc locis militans :
Cum, inquit, Diocletianus apud Tungros in Gallia in quadam caupona moraretur in minoribus adhuc locis militans et cum Dryade quadam mulier rationem conuictus sui cotidiani faceret atque illa diceret : « Diocletiane, nimium auarus, nimium parcus es » , ioco non serio Diocletianus respondisse fertus : « Tunc ero largus, cum fuero imperator124. »
60Dans le même ouvrage, une anecdote similaire a cette fois trait à Septime Sévère. En 162 apr. J.-C., ce dernier aurait été amené à séjourner dans un stabulum lors du trajet qui le menait de Lepcis Magna à Rome, où il devait compléter sa formation : l’apparition d’un serpent dans la chambre où il passe la nuit est alors intégrée par l’auteur à une série de signes annonciateurs de la destinée brillante réservée au jeune homme125. Dans les deux cas, le recours à l’accueil mercantile relève d’une période où la position du futur empereur n’est pas encore assurée ; la modestie de l’auberge permet, par contraste, d’accentuer l’ascension fulgurante que constituera l’accès au pouvoir, de même que l’effet de surprise du présage. Dans les sources littéraires, le passage de membres de l’élite par l’auberge durant un déplacement est donc d’abord associé à une condition sociale fragilisée ou encore en construction.
61Mais ce signe de fragilité devient une véritable source d’opprobre lorsque le séjour hôtelier est donné à voir comme librement choisi. Ainsi Cicéron s’en prend-il à la manière dont Pison, à son retour de Macédoine en 55 av. J.-C., alors que ses armées n’avaient pas remporté les succès escomptés, est amené à séjourner dans des cauponae italiennes ; l’orateur fait de ce séjour, réel ou allégué, le symbole de l’isolement volontaire de son adversaire, qui, de honte, n’ose pas s’installer comme il le devrait chez des hôtes privés ou publics :
Habes reditum meum; confer nunc uicissim tuum, quando quidem, amisso exercitu, nihil incolume domum praeter os illud tuum pristinum rettulisti. Qui primum qua ueneris cum laureatis tuis lictoribus quis scit ? Quos tu maenandros, dum omnis solitudines persequeris, quae deuerticula flexionesque quaesisti ? Quod te municipium uidit, quis amicus inuitauit, quis hospes aspexit ? Nonne tibi nox erat pro die, solitudo pro frequentia, caupona pro oppido, non ut redire ex Macedonia nobilis imperator sed ut mortuus infamis referri uideretur126 ?
62Le rythme ternaire nox pro die, solitudo pro frequentia, caupona pro oppido peint ainsi un monde bouleversé, sens dessus-dessous, qui voit la caupona prendre la place de l’oppidum où le magistrat aurait dû trouver refuge s’il avait été digne de son rang et de sa charge127.
63Cette accusation atteint son paroxysme lorsqu’elle tend à incriminer les mœurs des aristocrates visés : elle est dans ce cas la transposition directe, dans le cadre du déplacement, du motif topique qui faisait du passage au restaurant ou au bar la manifestation de mœurs douteuses. Au regard de ce qui a été mis précédemment en lumière, il n’est d’ailleurs guère étonnant qu’il soit question, dans les occurrences concernées, de prestations alimentaires et de vente de boissons128, ainsi que, plus rarement, de prostitution129. De surcroît, le recours à ce type de services n’est pas attribué aux nécessités du trajet mais bien au goût des individus incriminés pour les plaisirs interlopes130. Pourtant, la désapprobation que pouvait susciter cette présence à l’auberge de membres de l’élite n’apparaît pas aussi unanime que ce qu’il en était pour les popinae et pour les tabernae.
64Un texte en particulier présente sous un jour un peu différent la manière dont des personnages éminents pouvaient être amenés à avoir recours aux prestations d’établissements d’accueil durant un déplacement : le Voyage à Brindes d’Horace. Le récit que le poète livre de son voyage à travers la péninsule italienne fait alterner, à un rythme régulier et soutenu, scènes de déplacement à pied131, en char132 ou, lors du passage des Marais Pontins, sur une barge133 et scènes d’étapes, où les voyageurs refont leurs forces avant de reprendre la route et de cheminer toujours plus avant ; cette structure, qui scande le poème, constitue comme l’incarnation vécue en première personne des itinéraires textuels ou graphiques évoqués dans un précédent chapitre. Horace s’attache tout particulièrement à décrire la diversité des systèmes d’accueil dont usent les voyageurs durant le trajet, avec un souci de uariatio qui participe de la création littéraire.
65La plupart de ces modalités de séjour s’accordent avec le statut social éminent de certains d’entre eux : il est ainsi question d’hospitalité privée134 ou publique135, et, plus rarement, de réquisitions sur les locaux, permises par la présence d’officiels en mission parmi les compagnons d’Horace136. Quelques pauses ont également lieu en plein air, sous la forme de pittoresques pique-niques137 ou d’une nuit sur le pont de la barge qui traverse les Marais Pontins, durant laquelle grenouilles et moustiques interdisent tout sommeil138. Mais ces épisodes en extérieur ne sont pas les seules concessions en matière de « standing » que les voyageurs accordent à la pratique du déplacement.

Fig. 4 – Les étapes d’Horace entre Rome et Trivicum.
D’après Hor., sat., 1, 5. Réalisation : P. Pentsch.
66À trois reprises au moins, ils sont en effet amenés à séjourner à l’auberge, à Aricia et à Trivicum pour y passer la nuit139, ainsi qu’à Bénévent pour y prendre leur déjeuner140. On ne reviendra pas ici sur les raisons qui amènent à identifier dans ces trois lieux de séjour des établissements commerciaux, en dépit de la façon dont Horace a recours au vocabulaire de l’hospitalité privée pour les désigner. En revanche, la manière dont le poète les évoque apparaît révélatrice des tensions que pouvait représenter la présence en leur sein de membres de l’élite. En effet, si les allusions à la médiocrité de l’accueil fourni sur place invitaient les lecteurs du poème à reconnaître entre les lignes des auberges, les choix lexicaux d’Horace lui permettaient de ne pas dire explicitement que ses éminents compagnons et lui-même avaient usé d’une modalité de séjour qui pouvait être considérée comme malvenue, eu égard au statut social et politique de certains des personnages concernés. Cet art consommé de la litote visait-il à épargner la dignité de ses éminents compagnons ou à créer un effet comique, que viennent accentuer les déboires endurés par les voyageurs dans ces différents établissements ? La tonalité ironique des passages porterait plutôt vers la seconde de ces hypothèses ; toutefois, si Horace fait rire, c’est aux dépens des aubergistes, voire aux siens propres, mais jamais explicitement au détriment de ses compagnons. Force est donc de constater qu’en dépit des connotations possible du séjour mercantile pour des membres de l’élite, Horace s’était senti autorisé à suggérer, à mots couverts, que les hauts personnages qu’il accompagnait étaient passés par diverses auberges italiennes, dans une perspective qui était cette fois tout sauf dépréciative, en dehors d’une ironie discrète141.
67Que ces différents épisodes se soient authentiquement produits ou qu’ils aient été imaginés par le poète pour les besoins de la satire, ils témoignent de ce que des aménagements étaient admis quant aux normes qui encadraient le comportement des élites en matière d’accueil mercantile. Sans doute, comme semble le dire le poème, la fréquentation des auberges était-elle tolérée pour des aristocrates lorsque les contraintes du déplacement l’imposaient142. Il est du reste probable que des membres de l’élite aient été amenés à y séjourner durant leurs déplacements, ne serait-ce que parce qu’il était impensable de trouver partout un endroit où se faire héberger à titre gracieux, tout particulièrement en contexte extra-urbain ; à ce titre, l’accueil mercantile pouvait s’avérer un recours particulièrement bienvenu, y compris au sein des milieux les plus élevés de la société143. La discrétion était toutefois de rigueur et ce comportement demeurait risqué, ce qui explique qu’en dehors du poème d’Horace, on ne trouve guère de références à cette pratique qui ne soient une source d’opprobre pour les individus en question, et qu’aucune trace tangible d’une intégration systématique ou ponctuelle de ces structures commerciales d’accueil au système officiel mis en place par l’État pour assurer les déplacements de ses représentants en mission n’ait pu être mise en lumière au sein du corpus.
68Ces différentes observations invitent enfin à douter de l’existence, à destination de ce type de clientèle aisée, d’établissements commerciaux d’un niveau plus élevé que ceux fréquentés par les milieux plus modestes, comparables par exemple aux hôtels semi-commerciaux qui se développent à partir du XVIIe siècle à Paris à destination de l’aristocratie étrangère144. Cette pratique impliquerait en effet qu’aient été ostensiblement surmontées les normes culturelles romaines en matière d’accueil mercantile, ce qui n’apparaît guère vraisemblable : de fait, rien dans la documentation ne permet d’aller réellement dans ce sens145.
69Les différents dossiers que nous venons de découvrir entrent ainsi en résonance pour dresser, avec toute la prudence nécessaire, un portrait-type du client de l’auberge, dont les caractéristiques épousent celles de la pratique du déplacement dans l’Occident romain. Ce client est un homme issu des milieux plébéiens, isolé ou inclus dans un groupe restreint d’individus, pour lequel le passage par l’auberge s’intègre à une période de mobilité, liée à des motifs économiques ou civiques. S’il est surtout question dans les sources d’itinéraires terrestres, quelques textes font état d’arrêts dans des établissements côtiers durant des périples maritimes, lorsque le bateau est mis au mouillage pour la nuit146.
70Il n’est toutefois pas certain que ce schéma général, qui établit un lien direct entre la fréquentation de l’auberge et la mobilité au sens large, suffise à épuiser ce que recouvre exactement cette notion de uiator qui constituait le point de départ de nos réflexions. En effet, le uiator apparaît également associé dans les sources à un mode de fréquentation précis des établissements d’accueil : à savoir un séjour temporaire et inscrit dans une durée limitée, régulièrement conçue comme la plus brève possible.
L’auberge romaine, métaphore du provisoire ?
71C’est en effet vers cette idée d’un usage par essence temporaire de l’auberge que s’oriente un motif à caractère philosophico-religieux répandu au sein de la documentation et sans doute, plus largement, de la culture romaine, qui convoque l’établissement d’accueil comme métaphore d’un espace transitoire où le uiator, incarnation de la condition humaine, ne ferait que passer ; cette image vise à marquer la fugacité et la vanité de notions telles que le corps, la vie ou le monde terrestre, en regard notamment des demeures véritables qu’offrent l’au-delà, la religion ou la philosophie. Elle se rattache à un motif philosophique et poétique plus général, très répandu à travers toute l’Antiquité147 : celui du chemin à parcourir, auxquels se trouvent assimilés, par exemple, le cours de l’existence ou la progression vers la sagesse de l’homo uiator.
72Au sein de la littérature de langue latine, cette métaphore de la vie comme auberge pourrait apparaître pour la première fois dans un passage du De Senectute de Cicéron, où elle se trouve attribuée à Caton l’Ancien :
Quid habet enim uita commodi ? Quid non potius laboris ? Sed habeat sane, habet certe tamen aut satietatem aut modum. Non lubet enim mihi deplorare uitam, quod multi et ii docti saepe fecerunt, neque me uixisse paenitet, quoniam ita uixi ut non frustra me natum existumem, ut ex uita ita discedo tamquam ex hospitio, non tamquam domo : commorandi enim natura deuersorium nobis, non habitandi dedit148.
73L’image est en réalité bien plus ancienne, puisqu’on la trouve attestée dès le Ve s. av. J.-C. en Grèce, dans un fragment attribué à Démocrite qui compare, dans une perspective légèrement différente, une vie sans jours de fête à une route sans auberge où faire halte : βίος ἀνεόρταστος μακρὴ ὁδὸς ἀπανδόκευτος149. Néanmoins, là où, chez Démocrite, il est explicitement question d’accueil mercantile, l’usage que Cicéron fait de ce motif demeure plus général. L’auteur a en effet recours, dans le passage cité supra, au terme hospitium ; or au Ier s. av. J.-C., son sens spécifique d’auberge était encore peu répandu, voire inexistant, et hospitium semble donc revêtir ici son acception large de « logement temporaire », voire de « logement fourni par un hôte ». Quant au terme deuersorium, qui apparaît ensuite, il possède dans la phrase son sens général de « lieu de séjour », avec une inflexion dans le sens du séjour provisoire que vient préciser l’opposition établie par Cicéron entre les gérondifs commorandi et habitandi.
74Ce n’est donc qu’au Ier s. apr. J.-C. que le motif connaît son véritable développement dans la littérature latine, en lien avec l’essor de courants philosophiques, l’épicurisme et plus encore le stoïcisme, qui prêtent une attention accrue au voyage et au déplacement. Comme l’a justement souligné R. Chambert, pour les philosophes qui, dans l’Antiquité, font souvent le choix d’une vie itinérante, « le voyage est une aventure, un risque qu’ils ont affronté, une sorte d’épreuve de vérité dont ils ont retenu toutes les leçons, un véritable “test” qui les a souvent conduits à se confronter aux autres, de manière à vérifier le bien-fondé de leurs doctrines, et qui leur a permis de ressentir, à un degré plus fort, la précarité de l’existence humaine150 ». Les écoles stoïcienne et épicurienne romaines accordent à la « dialectique du mouvement et de l’ancrage », pour reprendre l’heureuse formule de l’auteur, un primat particulier au sein de la pensée philosophique qu’elles développent ; cette réflexion s’imposait d’autant plus fortement que la culture romaine se concevait comme traditionnellement sédentaire, terrienne et à tendance autarcique, en regard par exemple d’une Grèce dont les cités s’étaient très rapidement tournées vers la mer et les échanges151. Pour les Épicuriens, le mouvement est source de douleur et de malaise mais n’en reste pas moins une réalité universelle : les dieux seuls y échappent, de même que le sage, s’il parvient à se hisser à leur hauteur et à atteindre l’ataraxie. Il reste toutefois un voyage qu’il est impossible à l’homme d’éviter, celui de la vie, qu’il s’agit de parcourir le plus sereinement possible jusqu’au supremum iter qui mène dans l’au-delà. En revanche, pour les Stoïciens, le mouvement est « une caractéristique essentielle de l’âme, une tendance fondamentale de l’être, un besoin naturel et spontané de la nature humaine152 » ; l’humanité ne peut échapper à l’instabilité, mais une instabilité qui, lorsqu’elle n’aboutit pas à la leuitas, devient source de connaissance. Pour le sage, s’il sait apprivoiser le mouvement sans se laisser déstabiliser par lui, c’est tout l’univers qui s’offre à sa réflexion et à son action du fait de cette instabilité essentielle.
75C’est donc avant tout pour les Stoïciens que ce thème philosophique du voyage à accomplir, de l’iter (entendu à la fois comme trajet et comme chemin) à parcourir, dont relèvent les métaphores hôtelières qui nous intéressent ici, revêt un rôle central. En effet, comme le dit Sénèque : peregrinatio est uita : cum multum ambulaueris, domum redeundum est153. Cette image est d’ailleurs l’une des plus fréquentes de l’œuvre du philosophe ; elle s’y déploie doublement, Sénèque articulant l’idée du chemin de la vie à celle du chemin de la sagesse qui donne au premier un sens154. Comme d’autres avant lui, Sénèque subordonne ensuite à ce motif général celui, plus précis, de l’existence comme espace de passage, en lui donnant une importance encore inédite au sein de la culture romaine155. Au sein de l’œuvre du philosophe, une occurrence au moins précise la métaphore dans le sens de l’auberge. Sénèque invite Marcia à ne pas regretter que son fils ait quitté, trop tôt, le monde des vivants, en lui rappelant que, quelle que soit sa durée, une vie se résume à un bref passage dans un hospitium que l’homme ne fait qu’entrevoir, avant de céder la place à celui qui le suit :
« Nimis tamen cito periit et inmaturus. » Primum puta illi superfuisse, comprehende quantum plurimum procedere homini licet : quantum est ? Ad breuissimum tempus editi, cito cessuri loco uenienti inpacato hoc prospicimus hospitium156.
76Comme Cicéron avant lui, Sénèque a recours à hospitium ; mais contrairement à ce qu’il en était dans le De Senectute, le sens spécialisé d’auberge que prend progressivement le terme en latin est complètement lexicalisé au moment de la rédaction de la Consolation à Marcia, ce dont témoigne par exemple le corpus épigraphique pompéien, à peine postérieur à l’œuvre du philosophe. Or c’est ce sens spécialisé que semble suggérer la mise en avant du caractère anonyme et interchangeable de la succession des usagers de l’hospitium157. S’il n’est pas encore explicitement question ici du uiator, l’extrait associe donc une nouvelle fois le passage par l’auberge à la mobilité, mais en lui superposant, comme on le voit, la notion de brièveté (ad breuissimum tempus, cito158).
77L’image est ensuite reprise à la période tardive par les auteurs chrétiens, au IVe siècle en Occident, un peu plus tôt en Orient159, qui lui confèrent une signification renouvelée tout en faisant usage des mêmes mécanismes rhétoriques que leurs prédécesseurs. La vie, entendue comme séjour terrestre, est ainsi comparée par Ambroise à un diuersorium où l’on ne fait que passer, dans un passage qui illustre parfaitement les continuités de style mais plus encore de représentations avec la période précédente :
Ergo non habitatores, sed accolae sumus terrae huius. Accola enim temporalis diuersorii spem gerit, habitator autem spem omnem atque usum illic suae locare uidetur substantiae, ubi habitandum putauerit. Itaque qui est terrae accola habitator caeli est, qui autem habitator terrae possessor est mortis160.
78Si la nature commerciale du diuersorium n’est pas précisée dans cette occurrence, l’emploi du terme dans son sens d’auberge était, comme nous l’avons vu, fréquent au sein de la littérature chrétienne ; quel que soit son sens précis, l’idée de séjour provisoire qu’il induit est, du reste, parfaitement exploitée par Ambroise, dans une opposition forte entre l’habitator caeli et l’accola terrae, entre celui qui occupe la véritable demeure du monde céleste et celui qui n’est que de passage sur terre161.
79Chez Augustin, l’orientation du motif est, cette fois, définitivement hôtelière, dans le même temps qu’il est directement mis en relation avec la figure du uiator. Dans un passage que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer au sujet de l’instrumentum cauponium162, le monde est représenté comme une auberge où l’on ne fait que transiter et ses biens sont l’équipement et le mobilier dont l’homme, assimilé au uiator, peut user sans s’en considérer pour autant comme le propriétaire :
Vtere mundo, non te capiat mundus. Quod intrasti, iter agis, exiturus uenisti, non remansurus ; iter agis, stabulum est haec uita. Vtere nummo, quomodo uiator in stabulo utitur mensa, calice, urceo, lectulo, dimissurus, non permansurus163.
80La multiplication des participes futurs contribue à accentuer la soudaineté du passage par le stabulum, dont ce uiator a à peine le temps de franchir le seuil qu’il le quitte déjà. L’inflexion de la métaphore dans le sens de l’accueil mercantile pourrait ici s’expliquer par une volonté de mettre l’accent sur l’anonymat et la vanité du séjour terrestre164. Contrairement à l’image de l’hospitalité ou du lieu de passage au sens large, cette variante s’oriente en effet vers l’idée d’un échange purement commercial, impropre à faire naître des relations personnelles entre les hommes qui le pratiquent et à provoquer un attachement à l’espace où il se déroule : par contraste, le seul point de stabilité et d’ancrage s’en trouve celui ouvert par la foi. La place importante dévolue aux établissements d’accueil dans les textes chrétiens contribue à expliquer ce resserrement du motif vers l’auberge, dans des passages qui articulent fréquemment cette métaphore à l’évocation de la Nativité ou de la parabole du bon Samaritain165.
81L’auberge est ainsi régulièrement convoquée au sein de la littérature philosophique d’époque classique puis des textes chrétiens tardifs pour symboliser le passage provisoire de l’homme, identifié au uiator ou, plus largement, à l’individu mobile, dans un espace distinct des demeures pérennes que fournissent, selon le contexte, la sagesse, l’au-delà ou la foi. Dès lors, dans l’association qu’elle établit entre établissement d’accueil et uiator, cette image, qui fait figure d’archétype au sein de la culture romaine, articule la pratique de la mobilité au passage envisagé dans une perspective temporelle : l’auberge serait fréquentée par les uiatores dans le cadre de déplacements mais aussi à titre temporaire, pour une durée généralement marquée comme brève.
Viatores et inhabitatores perpetui : l’éclairage des sources juridiques
82C’est dans une perspective identique, à la croisée du temps et de l’espace, que les jurisconsultes paraissent concevoir la figure du uiator, qu’ils convoquent régulièrement, comme on l’a vu, en tant que client-type des caupones romains166.
83Dans un passage relatif à l’application des actiones furti/damni aduersus nautas caupones stabularios, Ulpien livre le commentaire suivant, qui vise à préciser les catégories d’individus susceptibles d’engager par leurs faits délictueux la responsabilité pénale de l’aubergiste :
Caupo praestat factum eorum, qui in ea caupona eius cauponae exercendae causa ibi sunt, item eorum, qui habitandi causa ibi sunt : uiatorum autem factum non praestat. Namque uiatorem sibi eligere caupo uel stabularius non uidetur nec repellere potest iter agentes ; inhabitatores uero perpetuos ipse quodammodo elegit, qui non reiecit, quorum factum oportet eum praestare. In naui quoque uectorum factum non praestatur167.
84Contrairement à Gaius, qui mentionnait, au sujet du receptum nautarum cauponum stabulariorum, les seuls uiatores168, Ulpien introduit donc une distinction, présente dès l’édit prétorien originel ou établie par la jurisprudence, entre ces derniers et une seconde catégorie de clients, les inhabitatores perpetui ; cette expression ne saurait en effet renvoyer aux professionnels du lieu, désignés pour leur part par l’expression eorum, qui in ea caupona eius cauponae exercendae causa ibi sunt. Au sein du titre 4, 9 du Digeste, un autre fragment, attribuable au jurisconsulte Paul, présente une formulation similaire ; toujours au sujet des actiones furti/damni, on y trouve ainsi séparés du uiator qui hospitio repentino recipitur ceux qui habitandi causa in caupona sunt :
In factum actione caupo tenetur pro his, qui habitandi causa in caupona sunt : hoc autem non pertinet ad eum, qui hospitio repentino recipitur, ueluti uiator169.
85L’analyse de cette distinction juridique et surtout de la catégorie des inhabitatores perpetui va nous permettre de fixer de manière définitive, en négatif, la définition du uiator client d’auberge.
86Le terme d’inhabitator employé par Ulpien et l’expression qui habitandi causa in caupona sunt, que l’on retrouve tant chez Ulpien que chez Paul, nous renvoient d’abord à la notion plus générale d’habitatio, qui désigne juridiquement l’usage d’un espace en vue d’y loger, et par métonymie cet espace même170. Les emplois d’habitare et de ses dérivés, quelle que soit par ailleurs la nature du contrat qui attache un individu à son logement, impliquent, de surcroît, la stabilité et la durée de la résidence ; l’habitatio est notamment un des éléments constitutifs du domicilium romain, c’est-à-dire du rattachement civique d’un individu à un territoire distinct de son origo171. Ces différents phénomènes expliquent, par exemple, que dans un autre fragment d’Ulpien, l’hospes non habitat l’espace où il est accueilli :
Habitare autem dicimus uel in suo uel in conducto uel gratuito. Hospes plane non tenebitur, quia non ibi habitat, sed tantisper hospitatur, sed is tenetur qui hospitium dederit: multum autem interest inter habitatorem et hospitem, quantum interest inter domicilium habentem et peregrinantem172.
87Dans D., 47, 5, 1, 6 (Ulp. 38 ad ed.), l’usage de la forme composée inhabitator tend à marquer encore davantage l’idée d’une implantation durable des inhabitatores perpetui dans l’espace de l’auberge, tout comme le choix de qualifier ces inhabitatores au moyen de l’adjectif perpetuus. Sans préjuger de l’emploi précis qu’en fait le jurisconsulte dans le passage, sur lequel on reviendra par la suite, perpetuus désigne en effet en latin un processus qui dure mais surtout dont l’échéance, sans être pour autant à exclure, est encore inconnue, un temps indéfini en quelque sorte ; au sein du corpus juridique, il qualifie plus particulièrement toutes sortes de contrats en viager173. La notion d’inhabitator perpetuus semble donc impliquer un rapport particulier à la temporalité du séjour hôtelier.
88Or cette inflexion temporelle, bien que moins visible de prime abord, est également sensible dans la catégorie du uiator, en écho aux phénomènes mis en lumière précédemment. Le terme uiator l’intègre d’ailleurs dans sa formation : comme l’a montré M. Fruyt, le suffixe d’agent -tor, qui entre en latin dans la composition de forme supplétives au participe présent, contribue à mettre l’accent sur la continuité d’un processus, à savoir, dans ce cas, l’usage de la voie174. Mais ce phénomène se traduit surtout dans le fait que, chez Ulpien, le uiator n’est pas n’importe quel usager de la route mais l’individu en cours de déplacement sur cette route (ou sur tout autre axe de communication, polysémie que porte d’ailleurs le terme de route en français, même si, dans le cas des auberges, le contexte est plutôt terrestre) ; c’est ainsi que le terme se trouve glosé, dans un second temps du passage, par l’expression iter agentes, qui n’est pas sans rappeler certaines formulations croisées en dehors du corpus juridique175. Chez Paul, l’usage que le uiator fait de l’auberge est associé à un hospitium repentinum, un accueil soudain ; cet adjectif marque pour sa part le début inopiné du procès. Par conséquent, pour ces deux catégories distinctes d’usagers, le séjour à l’auberge se trouve articulé, dans la pensée juridique, à un rapport particulier à l’espace et au temps.
89Mais quel est justement le sens de cette distinction entre uiatores et inhabitatores perpetui, et entre ceux qui habitandi causa in caupona sunt et celui qui hospitio repentino recipitur ? Les passages d’Ulpien et de Paul, tels du moins qu’il ont été conservés par les compilateurs, ne fournissent guère d’indications à ce sujet. On pourrait bien entendu avancer ici le critère de la durée : le uiator qui hospitio repentino recipitur serait celui qui séjourne à l’auberge pour un temps bref, l’inhabitator perpetuus pour un temps long. En l’absence de « délai légal », ce critère apparaît toutefois trop empirique pour permettre une application systématique du droit, alors même que la distinction opérée s’avérait lourde de conséquences pour les professionnels de l’accueil, dont la responsabilité pénale se trouvait engagée ou libérée en fonction de la catégorie identifiée, comme pour les clients susceptibles d’être indemnisés en cas de vol ou de dommage causé à leurs biens. De plus, le choix des adjectifs perpetuus et repentinus, de même que les différents arguments visant à légitimer cette dichotomie, orientent l’interprétation dans une direction un peu différente.
90Est perpetuus en latin ce qui dure, certes, mais surtout le procès dont la fin, bien qu’inéluctable, n’est pas encore connue au moment de l’énonciation. C’est ce vers quoi tend, par exemple, la distinction établie par le jurisconsulte Venuleius Saturninus, au sujet de la malignité des maladies, entre le morbus perpetuus et celui qui tempore finiatur176 ; dans la même perspective, toujours au sujet des maladies, Sextus Pomponius oppose perpetuus à l’adjectif temporarius, qui renvoie, selon E. Chevreau, à un processus borné dans le temps, et sépare ainsi la maladie qui ne dure qu’un temps (ad temporarios morbos) du mal chronique qui perdure toute la vie de celui qui en souffre (ad perpetuos morbos)177. Inversement, l’adjectif repentinus qualifie en latin des phénomènes inattendus, dont le déclenchement survient à l’improviste, par surprise, dans une perspective souvent négative178 : il est par exemple employé par Ulpien au sujet d’un incendie, que le jurisconsulte qualifie de casus, de circonstance hasardeuse179.
91Un cadre commence par conséquent à se dessiner. Davantage que sur la durée effective des séjours du uiator et de l’inhabitator, les fragment d’Ulpien et de Paul semblent mettre l’accent sur la question de la définition des bornes de ces séjours. Pour l’inhabitator perpetuus, c’est le moment du départ de l’auberge qui semble inconnu, pour le uiator, celui de son arrivée. En négatif, ce uiator se trouve donc associé à un usage temporaire de l’auberge, dont la fin est prévue à l’avance, contrairement à ce qu’il en est pour l’inhabitator perpetuus : cette idée recouperait, ainsi, le motif philosophico-religieux analysé précédemment. Cette distinction recouvre bien sûr pour partie celle des durées respectives de ces séjours ; mais ce n’est pas son sens premier. La question se pose de la manière dont pouvait s’accomplir dans la pratique la définition de ces bornes, qui apparaît essentielle à une bonne application du droit. Elles pourraient, à la rigueur, être constatées a posteriori : le uiator serait celui qui a quitté l’auberge, et l’inhabitator perpetuus, celui qui y séjourne encore. Dans ce cas, la distinction établie par le droit viendrait plutôt à l’appui de l’aubergiste et témoignerait d’une certaine bienveillance à l’égard des professionnels de l’accueil, à l’intérieur d’un régime de responsabilité marqué, pour le reste, par sa sévérité : s’il avait été tenu de répondre des faits délictueux d’un uiator, c’est-à-dire, selon cette définition, d’un individu ayant entre temps quitté l’auberge, l’aubergiste aurait en effet eu toutes les peines du monde à se retourner contre ce dernier pour se faire indemniser à son tour par la suite. Toutefois, la terminologie adoptée, en particulier les références au choix laissé au caupo d’accepter ou non les inhabitatores perpetui, suggère plutôt l’idée de limites fixées au préalable. Cette hypothèse impliquerait, pour l’aubergiste et ses clients, de procéder à une forme de déclaration et d’enregistrement comme a pu le suggérer Cl. Moatti180, à l’instar de ce qui se pratiquera, pour des raisons de police, et, bientôt, de statistique, à l’époque moderne181, et comme cela se passait pour les biens confiés à la garde du professionnel en cas de conclusion d’un receptum cauponum. Si l’on s’en tient à une comparaison systématique des deux passages, en fonction des sens respectifs des adjectifs perpetuus et repentinus, cette déclaration ne concernerait, pour les uiatores arrivés à l’improviste, que la durée effective de leur séjour, dont la fin serait strictement définie dès leur entrée dans l’établissement. Inversement, pour les inhabitatores perpetui, cette fin demeurerait ouverte mais leur séjour prolongé à l’auberge habitandi causa pourrait avoir fait l’objet d’une demande préalable qui se distinguerait de l’hospitium repentinum des uiatores : cette reconstruction expliquerait qu’Ulpien ou un commentateur ultérieur puissent parler, à leur sujet, d’une forme de sélection de l’aubergiste (inhabitatores uero perpetuos ipse quodammodo elegit, qui non reiecit), contrairement, de nouveau, à ce qu’il en est pour le uiator (uiatorem sibi eligere caupo uel stabularius non uidetur nec repellere potest iter agentes182). Au-delà d’une norme culturelle qui associerait le passage par l’auberge à une temporalité brève et marquée par le provisoire, ces deux passages paraissent donc témoigner d’une conception double du séjour hôtelier.
92On manque de sources directes pour vérifier le cadre dessiné par Ulpien et Paul. Les corpus d’inscriptions évoqués plus haut ne donnent aucun détail à ce sujet, même si l’identité de certains des usagers attestés, acteurs, soldats, commerçants et/ou marins originaires de l’Orient et transitant par le port de Pouzzoles, inviterait plutôt à reconnaître des uiatores séjournant pour un temps limité à l’auberge. Si l’on élargit au reste des sources textuelles, on constate que la majorité des occurrences va également dans le sens d’un usage bref ou, du moins, limité dans le temps de l’auberge, dans le cadre d’un déplacement ; pour certains usagers, commerçants, philosophes, prêtres mobiles, l’auberge s’intègre même à un mode de vie itinérant183. Sans que le terme soit nécessairement mentionné en contexte, c’est donc le schéma de fréquentation de l’auberge propre au uiator qui semble s’imposer à l’échelle de l’ensemble du corpus.
93Les remarques d’Ulpien et de Paul trouvent toutefois comme un écho dans le Satiricon de Pétrone. Dans le roman, le séjour à l’auberge peut être d’abord dépeint comme strictement limité dans le temps et sa durée, d’ailleurs très courte, être définie au préalable par les personnages. Il en va ainsi lorsque les héros de Pétrone passent une unique nuit dans un paruum deuersorium de Crotone avant de se mettre en quête d’un autre logement :
Cum haec Eumolpos ingenti uolubilitate uerborum effudisset, tandem Crotona intrauimus. Vbi quidem paruo deuersorio refecti, postero die amplioris fortunae domum quaerentes incidimus in turbam heredipetarum sciscitantium quod genus hominum, aut unde ueniremus184.
94On voit ici la manière dont, pour les clients qui en font usage, le passage par l’auberge peut simplement précéder la recherche d’une maison ou d’un appartement plus solidement ancrés dans l’« accommodation pyramid185 » de la ville, voire d’un autre établissement d’accueil186 ; quoi qu’il en soit, le deuersorium du texte est un recours commode mais envisagé a priori comme provisoire par les usagers, que l’on assimilerait volontiers à des uiatores.
95Mais dans le roman, l’auberge apparaît plus souvent susceptible d’accueillir des séjours prolongés et d’une durée indéfinie. Sans doute est-ce ce type de temporalité qui se trouve évoqué dans la narration que livre Pétrone du passage d’Encolpe et d’Ascylte dans deux auberges d’une ville portuaire innommée, au début de la portion du texte qui nous a été conservée. Dans les deux cas, le séjour n’est jamais conclu volontairement par les héros mais, toujours, par des événements extérieurs qui les contraignent à déménager, sans qu’il soit possible de distinguer clairement si un départ à plus ou moins brève échéance faisait partie de leurs intentions premières187 ; peut-être ces deux héros auraient-ils été considérés comme des inhabitatores perpetui aux yeux du droit. Il n’est en revanche nulle part question, dans des sources pourtant disertes sur les différentes étapes du séjour à l’auberge, et notamment dans les romans, de l’enregistrement préalable que pourrait impliquer la distinction entre cette catégorie et celle des uiatores.
96Par comparaison, par exemple, avec la situation du Paris des temps modernes, on pourrait être plus largement tenté d’identifier dans ces inhabitatores perpetui, d’une part, des travailleurs saisonniers et de l’autre, tout type de nouveaux entrants à la recherche d’un logement pour un temps prolongé, éventuellement non défini au préalable, mais à qui leur faible pouvoir économique interdisait la conclusion de contrats de location plus solides : en effet, le séjour hôtelier n’impliquait ni prise à bail ni règlement à l’avance et en bloc du loyer, contrairement à ce qu’il en était généralement en cas de location et de sous-location en vue d’habitation188. Ce type de séjour était sans doute le plus souvent attesté en contexte urbain, où il apparaît tout particulièrement adapté aux activités saisonnières, par exemple de type portuaire189, ou à des circonstances spécifiques, ponctuelles ou exceptionnelles, qui voyaient affluer en ville une main d’œuvre temporaire venue de l’extérieur ; à Pompéi, l’essor de l’accueil mercantile après les épisodes sismiques des années 60 apr. J.-C. peut ainsi s’expliquer, entre autres, par la nécessité de loger les professionnels étrangers à la ville qui venaient participer à sa reconstruction, dans le même temps que les aubergistes bénéficiaient des évolutions du marché immobilier local. Toutefois, même dans le cas de ces usagers qui in caupona habitandi causa sunt, on ne paraît pas sortir du cadre des mobilités au sens large. Rien n’interdisait, certes, que la résidence à l’auberge ait été adoptée par des individus locaux dont la situation au sein de leur communauté d’appartenance était particulièrement précaire ; mais ce phénomène n’apparaît pas distinctement au sein de la documentation. Dans le même temps, en dépit de leurs réelles différences contractuelles, l’existence de cette résidence prolongée à l’auberge contribuait à brouiller la distinction, en matière d’usage, entre l’activité des caupones et celle d’autres professionnels du logement, tout particulièrement des cenacularii (sous-bailleurs) ; la spécificité de l’accueil mercantile résidait de ce point de vue dans la coexistence d’individus de passage et de pensionnaires permanents dans le cadre unique de l’auberge.
97Ces différentes observations doivent nous inviter à nous interroger sur le degré d’intégration de cette temporalité particulière à la définition du contrat qui liait l’aubergiste à ses clients. De fait, pour les clients, pour les juristes mais aussi pour les professionnels de l’accueil, comme le montre la manière dont ces derniers concevaient leur addition sur une base quotidienne, le temps de l’auberge est un temps borné, fractionné, qui en dépit de l’existence d’une catégorie des inhabitatores perpetui est pour l’essentiel ramené à celui, bref et clos pour son terme, des uiatores. Il convient de convoquer un dernier passage du Digeste, où la conception temporaire du séjour à l’auberge pourrait se trouver cette fois étendue de manière générale à l’ensemble des clients. Dans le fragment en question, Ulpien associe le séjour à l’hôtel à un usage du lieu momenti causa, pour refuser aux clients des auberges le recours à la lex Cornelia de iniuriis qui protégeait la résidence :
Tantum igitur ad meritoria uel stabula non pertinebit ; ceterum ad hos pertinebit, qui inhabitant non momenti causa, licet ibi domicilium non habeant190.
98En latin, la notion de momentum renvoie autant à la brièveté du séjour qu’à son caractère borné dans le temps, cette fois tant pour le début d’un processus que pour sa fin ; selon E. Chevreau, elle désigne « la plus infime durée prise en compte par le droit191 ». Si l’on donne à la clausule une portée générale, il n’est plus question dans ce passage d’un autre type de séjour que le momenti causa, qui, s’il avait été mentionné dans D., 47, 5, 1, 6 (Ulp. 38 ad ed.) et dans D., 4, 9, 6, 3 (Paul. 22 ad ed.), n’aurait peut-être concerné que les seuls uiatores et se serait opposé à la situation des inhabitatores perpetui. S’introduirait comme une prise en compte à géométrie variable de la typologie des séjours hôteliers192.
99Représentations culturelles, pratiques professionnelles, sans doute statistiques d’usage et, pour partie, encadrement juridique, entrent en écho pour livrer une conception provisoire du séjour à l’auberge, qui était peut-être même incluse à la définition contractuelle de l’accueil mercantile. S’il existait un mode de fréquentation concurrent de l’auberge, celui propre à l’inhabitator perpetuus, au pensionnaire permanent, cette concurrence n’aboutissait pas à une segmentation complète du secteur en deux ensembles distincts et sauf exception, on en restait à l’idée d’un usage temporaire. La résidence prolongée ne semble constituer qu’un cas-limite dans cet espace du provisoire qu’était l’auberge.
100En somme, cette enquête révèle l’indéniable diversité des types de clientèles et de fréquentation des établissements d’accueil dans le contexte de l’Occident romain. Deux modèles principaux se font jour dans la documentation. Un premier schéma, présent dans les sources littéraires, est associé aux établissements de restauration et aux débits de boissons, qui auraient été fréquentés par des locaux, en contexte urbain, pour un usage habituel et même quotidien ; le caractère visiblement outré des sources, qui convoquent le passage à la popina et au bar pour stigmatiser les mœurs d’un peuple corrompu ou de membres de l’élite dévoyés, interdit toutefois de rendre compte en toute objectivité de ce phénomène. Un second schéma, qui est pour sa part bien moins sujet à ces orientations rhétoriques, concerne cette fois les auberges fournissant un hébergement, dont le lien à la pratique de la mobilité est unanimement mis en relief dans les sources. La clientèle-type de ces établissements est identifiée à la figure des uiatores, qui dans la manière dont les conçoivent les Romains, se définissent comme des « gens de passage » plus que comme des voyageurs stricto sensu, dans une perspective autant temporelle que spatiale. Ces uiatores, apparaissant le plus souvent dans le cadre de déplacements à caractère économique ou civique, revêtent ensuite les profils les plus variés ; dans certaines circonstances, c’étaient même des membres de l’élite qui, au cours d’un trajet, pouvaient franchir la porte de l’auberge. Ces différents phénomènes introduisent cette fois une distinction entre la restauration, le débit de boissons et l’accueil au sens large, qui, en matière de clientèles, paraissent avoir donné naissance à des imaginaires différents.
101Dans ce cadre culturel et normatif passablement rigide, des usages alternatifs existaient toutefois : passage à l’auberge en cours de voyage pour y prendre un simple repas, fréquentation d’auberges par des locaux et d’établissements de restauration et débits de boissons par des voyageurs, résidence prolongée, etc. À l’issue de l’étude de la clientèle des établissements d’accueil, c’est donc le constat d’une mixité d’ensemble qui s’impose. En fonction des prestations fournies sur place, cette mixité pouvait même donner lieu à la coexistence, au sein d’un même établissement, de locaux et d’étrangers, de pensionnaires et de gens de passage, en bref d’individus dont la présence sur place s’inscrivait dans les cadres les plus variés : sans doute cette diversité était-elle plus grande en contexte urbain que pour les établissements routiers, qui attiraient essentiellement une clientèle de passage. Une des scènes d’auberge peintes dans l’auberge pompéienne VI 10, 1.19 (pl. III, fig. 4) nous donne ainsi à voir, assis à la même table, un voyageur vêtu de son manteau caractéristique et des individus portant une tenue plus quotidienne, dans lequel on serait tenté d’identifier en négatif des Pompéiens, tandis que, sur un autre panneau, un soldat commande un verre à un serveur. Toujours dans le cas pompéien, le fait que les établissements qui fournissaient un hébergement soient le plus souvent dotés d’un commerce alimentaire donnant à la fois sur la rue et sur l’intérieur de l’établissement vient à l’appui de cette idée d’une clientèle mixte et fragilise malgré tout l’idée d’une distinction nette, en matière de clientèle, entre les auberges, d’un côté, et les établissements de restauration et débits de boissons, de l’autre ; de nouveau, cette différenciation semble plus une question de représentations que de pratiques. Le manque de sources directes limite notre capacité à restituer dans toute sa richesse ce tableau des clientèles et des modes de fréquentation des établissements d’accueil romains ; sans doute la réalité était-elle plus composite encore.
Auberges, restaurants, débits de boissons : des lieux de sociabilité
102Une des spécificités de l’accueil mercantile résidait dans le fait que des usagers distincts avaient recours simultanément et dans un même espace aux prestations qui leur étaient fournies pour un temps plus ou moins prolongé ; cette particularité pourrait donc s’avérer propice à l’émergence de relations de natures variées entre ces clients contraints de cohabiter dans le cadre restreint d’une auberge, d’un restaurant ou d’un bar. Dans le même temps, la cohésion de l’ensemble que pouvaient former, à l’échelle d’un établissement, les clients qui y descendaient pour se loger et/ou se restaurer apparaît particulièrement fragile. En effet, cette clientèle formait un groupe mouvant, qui se recomposait perpétuellement et à un rythme rapide au fur et à mesure des arrivées et des départs des usagers. D’autre part, sa constitution était largement soumise au hasard et à l’anonymat, tout particulièrement dans le cas des établissements qui accueillaient des uiatores, des gens de passage, se contentant de faire étape pour un temps limité avant de se remettre en route. Ces différentes caractéristiques invitent dès lors à s’intéresser à l’existence de pratiques propres à conférer une certain cohésion à cet ensemble composite que formait la clientèle d’un établissement d’accueil. De fait, loin de demeurer des espaces impersonnels et mouvants pour leurs usagers, auberges, restaurants, débits de boissons constituaient de manière indéniable des lieux de contact et même de sociabilité, selon des modalités dont on se demandera si elles variaient d’un type d’établissement et de clientèle à l’autre.
Étude des pratiques de sociabilité
103Les prestations commerciales que fournissaient ces établissements, lorsqu’elles donnaient lieu à un usage en commun, offraient aux clients de nombreuses occasions d’interagir. Ces derniers pouvaient d’abord être amenés à partager avec d’autres la chambre qu’ils occupaient ; cette pratique semble très répandue, ainsi que de nombreux passages croisés dans le courant de cette étude ont pu en donner l’intuition. Au sein de la fiction, les auteurs évoquent régulièrement l’occupation d’une chambre par deux ou trois personnes, à l’instar de ce qu’il en est dans les Métamorphoses pour Aristomène et Socrate ou dans le Satiricon, pour Encolpe, Ascylte et Giton193 : on ne trouve en revanche pas mention de dortoirs collectifs, dont aucune trace ne semble par ailleurs identifiable dans les sites archéologiques retenus194. Dans les textes, cette cohabitation est librement choisie par des clients qui voyagent de conserve : il ne s’agit donc pas, dans ce cas, de promiscuité plus ou moins subie. Mais peut-être les aubergistes contraignaient-ils parfois les voyageurs à partager leur chambre avec des inconnus, faute de place, ce qui pouvait cette fois aboutir à des tensions. De même, les clients de ces établissements avaient la possibilité de faire table commune, autour d’un déjeuner, d’un dîner ou de simples consommations : cette pratique concernait cette fois autant les établissements de restauration/débits de boissons que les auberges qui fournissaient un hébergement. Ces moments de sociabilité font partie intégrante de l’imaginaire des établissements d’accueil195 et entrent, pour une bonne part, dans la manière dont les professionnels faisaient représenter leur métier ; ils étaient enfin l’occasion pour les clients d’introduire dans un cadre commercial les coutumes de l’hospitalité privée, sous la forme d’invitations et de tournées réciproques196.
104Des contacts entre clients se nouaient autour d’autres pratiques, cette fois plus éloignées de l’offre de services première des établissements concernés, qui apparaissent surtout liées au divertissement. Les clients pouvaient tout d’abord passer le temps en jouant ; les parties de dés peintes sur les murs des établissements pompéiens VI 10, 1.19 (pl. III, fig. 3) et VI 14, 35.36 (pl. V), dans des scènes qui se font peut-être directement écho, en constituent une attestation particulièrement frappante. Dans le même temps, ces scènes tendent à souligner que les jeux, de même, sans doute, que toutes les interactions auxquelles les établissements d’accueil donnaient lieu, n’étaient pas sans risque, dans un climat où la consommation de boissons alcoolisées pouvait exacerber les tensions : dans les deux cas, la partie de dés suscite des contestations et même, pour le second, un début de bataille rangée. L’intervention d’un professionnel du lieu empêche toutefois que les choses ne dégénèrent. D’une manière plus pacifique, Apulée évoque également les histoires que les clients d’un stabulum se racontent pour se divertir ; c’est à cette occasion que Lucius déclare avoir pris connaissance de la fable comique du pauvre cocu, qu’il s’empresse de reproduire dans un récit enchâssé à la narration de son voyage à travers la Thessalie :
Nec paucis casulis atque castellis oberratis deuertimus ad quempiam pagum urbis opulentae quondam, ut memorabant incolae, inter semiruta uestigia conditum et hospitio proxumi stabuli recepti cognoscimus lepidam de adulterio cuiusdam pauperis fabulam, quam uos etiam cognoscatis uolo197.
105Même s’il ne pourrait s’agir ici que d’une commode cheville narrative, qui permet à Apulée d’intégrer une parenthèse divertissante au récit principal, rien ne s’oppose à ce que les auberges aient effectivement accueilli des récits de ce type, par exemple durant les repas ou le soir à la veillée. Les diverses performances musicales et artistiques qui visaient au délassement de la clientèle peuvent également être interprétées comme des moments de convivialité198, d’autant plus s’ils donnaient naissance à des commentaires et des appréciations de toutes sortes et favorisaient de ce fait les conversations ; il en va de même pour les programmes décoratifs ornant les murs et les sols des établissements d’accueil, qui constituaient un sujet de discussion tout trouvé, y compris pour de parfaits inconnus.
106Si certains des phénomènes que nous venons de croiser n’apparaissent que dans les textes littéraires et pourraient, par conséquent, se révéler d’une authenticité suspecte, la plupart se trouvent confortés par des sources de la pratique ; au-delà des incertitudes de détail, on peut donc admettre le bien-fondé de l’image générale de l’établissement d’accueil comme espace de sociabilité.
Une sociabilité plurielle
107Les dynamiques humaines à l’origine de ces interactions étaient pour leur part davantage fonction du type de clientèle, locale ou étrangère, de passage ou durable, qui fréquentait les bars, restaurants et auberges romains. Plusieurs schémas distincts s’entrecroisent de manière complexe au sein de la documentation, y compris à l’échelle d’un même établissement.
108Ces clients pouvaient d’abord faire entrer dans l’espace et le temps du séjour commercial des relations nouées à l’extérieur. Les établissements d’accueil offraient la possibilité à des groupes déjà formés de séjourner ensemble. Au sein de la fiction, les exemples les plus représentatifs sont, bien entendu, ceux déjà évoqués d’Aristomène et de Socrate dans les Métamorphoses d’Apulée ainsi que des héros de Pétrone. Mais on rappellera également, pour des attestations davantage ancrées dans la réalité de l’activité étudiée, les cas de C. Cominius Pyrrichus, de L. Novius Priscus, de L. Campius Primigenius et de Martialis, mentionnés dans une des chambres de l’établissement pompéien VII 12, 34.35 (CA1Pompéi18). Ces quatre personnages sont d’ailleurs présentés comme sodales, camarades, collègues, dans l’inscription qui les évoque199. Au sein du Satiricon, Encolpe invite Eumolpe à dîner dans son stabulum, alors que ce dernier réside à l’extérieur de l’établissement ; le repas commandé est servi directement dans sa chambre et le service est effectué par Giton200. Ce phénomène devait être plus marqué encore pour les établissements attirant une clientèle locale, qui avait alors surtout recours aux prestations de restauration et de débit de boissons du lieu : certains d’entre eux offraient d’ailleurs des possibilités de privatisation de l’espace201, voire de « room-service202 ». Cette entrée des réseaux familiers dans l’auberge s’exprimait enfin virtuellement lorsque des clients saluaient, par le biais d’inscriptions souvent empreintes de nostalgie203, des parents ou amis restés au loin : dans ce cas, le passage par l’auberge marquait davantage la manière dont ces clients se trouvaient coupés de leurs réseaux habituels, dont l’existence était réactivée par l’écriture de ces messages.
109Les contacts entre clients, cantonnés au simple partage d’espaces et d’équipements ou aboutissant à des moments de convivialité, voire à des tensions, pouvaient inversement naître dans le cadre même de l’établissement d’accueil, au hasard des rencontres qui s’y déroulaient. De fait, pour reprendre la formule de Dion Chrysostome au Ier s. apr. J.-C., τὸ μὲν πανδοκεῖον ἢ νὴ Δία οἶκος ἕτερος ἐκ λίθων καὶ ξύλων ᾠκοδομημένος συγκίρνησιν ἀνθρώπους καὶ δύναται συνάγειν εἰς φιλίαν204. Ainsi, les textes du corpus évoquent à plusieurs reprises le cas de clients ayant noué connaissance en cours de route, qui se trouvent par la suite amenés à séjourner ensemble à l’auberge. Le passage du De inuentione de Cicéron qui décrit une circonstance de ce type, en s’inspirant peut-être d’autres récits similaires, présente d’ailleurs cette situation comme fréquente :
In itinere quidam proficiscentem ad mercatum quendam et secum aliquantum nummorum ferentem est comitatus. Cum hoc, ut fere fit, in uia sermonem contulit ; ex quo factum est, ut illud iter familiarius facere uellent. Quare cum in eandem tabernam deuertissent, simul cenare et in eodem loco somnum capere uoluerunt. Cenati discubuerunt ibidem205.
110La sociabilité à l’auberge est alors donnée à voir comme le fait d’individus qui se connaissent certes déjà avant de franchir le seuil de l’établissement, mais de fraîche date ; l’auberge leur fournit la première occasion de donner à leurs relations naissantes une forme de confirmation.
111Ces contacts nés dans l’établissement d’accueil ou dans son contexte immédiat pouvaient ensuite y rester cantonnés : ils demeuraient dans ce cas éphémères – c’est ainsi, par exemple, que le voyageur de Cicéron, levé au petit-jour, n’attend pas son compagnon rencontré de la veille, qu’il pense encore endormi, pour reprendre la route – mais elles pouvaient également s’inscrire dans la durée, en cas de fréquentation répétée d’un même établissement par une clientèle d’habitués. D’autres, en revanche, commencées sur place, se poursuivaient à l’extérieur, au-delà du temps du séjour. Ces deux dernières hypothèses concerneraient plutôt une clientèle de locaux, qui étaient plus à même que les uiatores de se revoir par la suite. La fréquentation conjointe des auberges, restaurants et débits de boissons, lorsqu’elle n’était pas le fait de groupes déjà constitués, pouvait contribuer à transformer une connaissance superficielle ou inexistante en familiarité entre des habitants du même quartier : il est d’ailleurs révélateur qu’outre les collèges, ce soient les καπηλεῖα que Claude décide de faire fermer, lorsqu’en 41 apr. J.-C. il s’agit pour l’empereur d’éviter les rassemblements populaires dans la capitale206. Dans une perspective un peu différente, il est probable que les pensionnaires qui résidaient sur le long terme à l’auberge et qui étaient amenés à se côtoyer quotidiennement nouaient des relations personnelles qu’ils pouvaient, de nouveau, poursuivre en dehors du cadre de l’établissement. Le manque de sources ne permet toutefois pas de dépasser ici le stade de la simple hypothèse.
112Outre ces interactions par petits groupes, les établissements d’accueil pouvaient à l’occasion voir leur clientèle se transformer, au moins à titre provisoire, en un microcosme composite mais uni, formé d’habitués et de gens de passage, de voyageurs et de pensionnaires, de groupes déjà constitués et d’individus isolés : c’est une société de ce type qui se réunit en bonne intelligence autour de la table figurée sur les murs de la « caupona della via di Mercurio » (pl. III, fig. 4). Les professionnels du lieu jouaient un rôle important dans la mise en place de dynamiques propres à souder des groupes originellement lâches et composites. En plus des spectacles évoqués plus haut, qu’ils pouvaient organiser voire assurer eux-mêmes, à l’instar de la Copa du Pseudo-Virgile, on soulignera l’importance en ce sens des programmes décoratifs qui ornaient leurs établissements ; ces derniers s’avéraient en effet particulièrement fédérateurs, du fait des commentaires et des discussions auxquels ils étaient susceptibles de donner naissance.
113L’humour jouait un rôle essentiel au sein de ces décors ; propres à déclencher le rire complice des clients qui les contemplaient, les images comiques qui figurent dans un certain nombre des programmes décoratifs que nous avons eu l’occasion de croiser dans cette étude leur offraient un sujet tout trouvé pour entamer la conversation avec leurs voisins207. Certains des motifs choisis par les exploitants témoignent également d’une volonté d’unir les usagers de l’établissement, de même, d’ailleurs, que les professionnels qui y travaillaient, autour de références communes. C’est ainsi qu’au début du IIIe s. apr. J.-C., l’exploitant d’un probable établissement de restauration/débit de boissons d’Ostie (IV, vii, 3) fait représenter, sur une mosaïque destinée à orner le sol de son établissement, un combat entre deux pancratistes désignés par les noms d’Helix et d’Alexander (pl. IX, fig. 12). Selon C.P. Jones, il pourrait bien s’agir de célébrités de l’époque : l’historien propose d’identifier dans Helix le fameux Aurelius Helix, double vainqueur olympique en 213 et 217 apr. J.-C., et dans Alexander C. Perclius Alexander de Thyatire208. L’allusion, explicitée par les inscriptions qui avaient été incluses dans la mosaïque, était sans doute suffisamment transparente pour les clients de cet établissement. Le monde du spectacle et du sport semble avoir été particulièrement privilégié à l’échelle de l’ensemble du corpus209 ; mais on peut expliquer de la même manière le choix de motifs décoratifs à caractère mythologique210 ou philosophique211.
114D’une façon plus contingente, ces allusions à la culture commune pouvaient être le fait des clients, par le biais des inscriptions et/ou des dessins qu’ils laissaient dans les établissements où ils séjournaient. Ainsi, les usagers de l’établissement de Pouzzoles dont il a été question dans un précédent développement ont émaillé les murs de l’endroit de références au monde du spectacle212 : images de couronnes, palmes et palmettes, de femmes nues qui dansent, les cheveux détachés ou le flambeau à la main. On y trouve surtout de nombreuses allusions à des combats de gladiateurs, sous la forme, par exemple, de filets, d’un orgue à eau qui accompagnait le spectacle de sa musique, ou d’un trident aux côtés duquel était précisé le nom du rétiaire, aujourd’hui illisible. D’un côté et de l’autre de la troisième pointe de ce trident, l’auteur du dessin, ou un autre client, avait inscrit le nom de la ville de Cumes (Cumis) ; une partie au moins de ces images faisaient sans doute référence à un spectacle qui s’était déroulé dans cette ville. Cette hypothèse pourrait être confortée par la représentation figurée à gauche du trident d’une femme crucifiée, à laquelle est attribuée le nom d’Alkimila, en caractères grecs. Dans une inscription pompéienne à peu près contemporaine du graffito de Pouzzoles, la population de Pompéi est en effet invitée à assister à deux spectacles de gladiateurs se déroulant à Cumes, pendant deux jours du mois de novembre d’une année qui n’est pas spécifiée213 ; il est annoncé dans cette inscription qu’outre les combats, les spectateurs se verront montrer une chasse (uenatio) et des condamnés crucifiés (cruciarii). Selon M. Guarducci, l’intégration de suppliciés au programme des festivités publiques était suffisamment peu fréquente pour qu’il y ait lieu de rapprocher directement cette annonce du dessin et de l’inscription laissés par un client de l’établissement de Pouzzoles, qui aurait assisté à cette représentation et en serait sorti passablement impressionné214 ; dans ce cas, la référence se trouverait précisée dans le sens d’un souvenir particulier, à la croisée des représentations communes et de la vie d’un individu.
115Dans ce même établissement, un autre client avait tracé en belles lettres cursives un vers extrait d’une Élégie de Tibulle : barbara Memphitam plan (gere docta bouem)215 ; cet individu se revendique d’une culture littéraire sans doute moins commune, eu égard à l’auteur choisi. Enfin, les diverses louanges à caractère toponymique qui se faisaient écho d’un mur à l’autre de l’établissement construisaient entre les clients, par messages interposés, une forme de rivalité amicale qui s’étendait à l’ensemble du bassin méditerranéen. Ces références, si elles étaient susceptibles de donner naissance dans la pratique à des moments de sociabilité, permettaient surtout à la clientèle d’un établissement donné de se sentir unie autour d’une même culture ; leur diversité révèle que la sphère culturelle à laquelle exploitants et clients entendaient se rattacher étaient sans doute moins strictement populaire que romaine au sens large216.
116En somme, les formes de sociabilité auxquelles les établissements d’accueil donnaient naissance paraissent avoir été aussi diverses que la clientèle de ces établissements. Cette sociabilité pouvait se développer autour des prestations offertes sur place, en ajoutant une dimension supplémentaire à ce qui n’était originellement que l’objet d’un échange marchand ; ce phénomène passait par l’introduction des coutumes de l’hospitalité gratuite dans le cadre de l’auberge, du restaurant et du débit de boissons. Mais la sociabilité entre clients pouvait également découler d’autres pratiques, notamment de divertissement. Il convient de distinguer entre une sociabilité active, prenant la forme d’invitations, de conversations ou de jeux, et une autre plus passive, qui naissait du simple fait d’assister en commun aux spectacles proposés par l’auberge ou de regarder les vignettes qui ornaient les murs des espaces où les clients séjournaient. Des chevauchements étaient possibles, la conversation pouvant par exemple naître des commentaires que suscitaient tel panneau ou telle performance musicale, de même qu’inversement, une partie de dés entre deux joueurs était observée par d’autres clients ; une invitation particulière pouvait, au fil des affinités, être étendue à d’autres convives.
117Si c’étaient bien entendu les clients concernés qui avaient l’initiative de ces pratiques, les professionnels de l’accueil avaient un rôle important à jouer dans cette perspective. Ils favorisaient les contacts entre inconnus en organisant des divertissements collectifs ou en offrant à leurs clients des sujets de conversation ; nous avons vu l’importance, dans cette perspective, de programmes décoratifs qui faisaient la part belle à l’humour et à la culture commune. Ils fournissaient aussi les espaces adaptés à l’éclosion de ces pratiques de sociabilités : chambres, salles de restauration mais aussi espaces ouverts, cours, jardins217 dont étaient dotés certains établissements, constituaient autant de lieux de rencontre pour la clientèle, y compris dans une perspective semi-privée grâce à des possibilités de privatisation. Mais les professionnels de l’accueil avaient également la charge d’encadrer ces relations, pour parer à tout risque de débordement.
118Il convient d’autre part de mettre en relief la diversité des dynamiques humaines à l’œuvre dans ces relations. Certaines se greffaient sur des réseaux déjà constitués ; d’autres naissaient dans le cadre même de l’établissement et pouvaient, par la suite, être poursuivies à l’extérieur. Les unes, sitôt débutées, étaient interrompues par le départ d’un ou de plusieurs des acteurs concernés ; les autres étaient amenées à se répéter ou, dans le cas de séjours durables, à se prolonger dans le temps. La composition de cette clientèle, locale ou exogène, de passage ou fixe, qui était pour partie fonction de l’offre de services des établissements concernés et de leur emplacement, pesait bien entendu sur l’équilibre de ces différents types de relations à l’échelle d’un même établissement ; toutefois, aucune distinction stricte entre, d’un côté, restauration et débit de boissons et, de l’autre, accueil mercantile au sens large ne semble se faire jour.
119Dès lors, auberges, restaurants et débits de boissons offraient d’intéressantes possibilités de passerelles entre le monde extérieur et leur espace propre ; ils permettaient aux clients d’intégrer à leur séjour une part de leur quotidien, tout en favorisant l’émergence de relations nouvelles, qui épousaient davantage les spécificités de l’accueil mercantile. On sent toute l’importance de ces sociabilités de l’accueil, notamment parmi les milieux plébéiens. Cette importance apparaît particulièrement prononcée pour les étrangers, individus de passage et surtout immigrants ; pour ces derniers, l’établissement d’accueil pouvait en effet jouer le rôle de sas d’entrée et même de premier vecteur d’intégration dans la communauté, tout particulièrement lorsqu’ils ne bénéficiaient pas de réseaux personnels mieux définis.
120Toutefois, cette porte pouvait se refermer dès lors que le séjour provisoire se transformait en résidence prolongée. Il est en effet révélateur qu’en dépit d’une reconnaissance partielle de l’existence des pensionnaires d’auberge, les instances du droit refusaient la possibilité d’une domiciliation sur place à ceux qui y demeuraient, par choix et, plus souvent encore, faute d’autre alternative ; ils s’en trouvaient exclus des cadres civiques de la communauté liés à la possession du domicilium et comme symboliquement maintenus dans le sentiment d’un provisoire sans cesse renouvelé. Le séjour à l’auberge, ponctuel, et surtout durable, était alors renvoyé aux marges de l’habitat « régulier ».
Notes de bas de page
1 « la foule de la plus basse condition et de la pauvreté la plus extrême » (Amm., 14, 6, 25).
2 « Cela ce ne sont ni le vulgaire, ni les restaurants qui me l’ont appris, ni les confréries des parasites de Plaute » (Aus., epist., 9, 45-46, Auct. ant., 5, 2, p. 167).
3 Cf. Plaut., Poen., 21-27.
4 Cf. Cic., de orat., 1, 236 ; Serv., Aen., 1, 156 et surtout, au sein de la documentation épigraphique, CIL, VI, 5197 = ILS, 1514 ; 6336 ; 9775 = ILS, 7443, etc.
5 « Et ceci aussi, que j’ai failli oublier : pendant le spectacle, allez envahir le restaurant, vous les valets de pied. Profitez-en tant que c’est l’occasion, tant que fument les tartes, accourrez ! » (Plaut., Poen., 40-43).
6 Cf. notamment le cas de l’esclave Stasime dans le Trinummus (Plaut., Trin. 1008-1016). De même, dans la Mostellaria, Theuropides soupçonne l’esclave Phanisque de s’être arrêté dans un bar pour y casser la croûte et d’y avoir bu plus que de raison (Plaut., Most., 966-967). En dehors du corpus plautien, cf. également le portrait satirique de l’affranchi Syriscus dans Mart., 5, 70.
7 Que l’on entendra plus sûrement, ici, dans son sens large de boutique que dans celui plus tardif de « débit de boissons ». L’usage du verbe praebeo semble par ailleurs renvoyer plutôt à de la vente à emporter.
8 « Toi, quand tu jouais les domestiques, c’était à la campagne que tu aspirais dans des vœux secrets, tandis que maintenant que tu es devenu régisseur rural, tu désires la ville, les jeux, les bains […]. C’est le bordel, c’est le gras restaurant qui, je le vois, t’insufflent l’envie de la ville, et le fait que ton lopin de terre porterait plus vite du poivre et de l’encens que du raisin, et parce qu’il n’y a, aux alentours, ni local pour te fournir du vin ni prostituée joueuse de flûte dont la rengaine te fasse lourdement sauter de terre » (Hor., epist., 1, 14, 14-15 et 21-26). Cf. également Colum., 1, 8 ; Iuv., 11, 79-81, qui sera étudié en détail infra. Ce phénomène explique sans doute que, chez Pétrone, ce soient les popinae qu’Eumolpe s’apprête à fouiller pour retrouver Giton qu’il croit en fuite, avant que celui-ci, dissimulé sous un lit, ne soit trahi par ses éternuements intempestifs (Petron., 98, 6).
9 « Ce n’est pas qu’à notre corps, mais aussi à nos mœurs, que nous devons choisir un espace sain : de la même façon que je ne voudrais pas vivre parmi les bourreaux, je ne le voudrais pas plus au milieu des restaurants » (Sen., epist., 51, 4). Cf. Philo, Quaest. Gen., 4, 32.
10 « Il s’en alla explorer le port au point du jour, à la recherche de chacun d’entre eux. Il en trouva certains dans les bordels, d’autres dans les bistrots, une armée bien digne d’un tel général » (Charit., Call., 1, 7, 3).
11 Aug., in psalm., 137, 3 (CCSL, 40, p. 1980). Dans le passage en question, le terme pourrait revêtir son sens abstrait de débauche à connotation alimentaire, dont on a vu qu’il était particulièrement attesté dans la littérature tardive ; l’évolution sémantique que connaît le terme popina en latin montre d’ailleurs la connotation morale que les auteurs assignaient à cette désignation et, dans le même temps, au champ d’activité qu’elle désignait.
12 « Des légumes que mépriserait aujourd’hui l’esclave piocheur dans ses entraves, qui garde en mémoire le goût de la vulve dans le chaud restaurant » (Iuv., 11, 79-81).
13 « Le travail appelle les meilleurs. Souvent, le Sénat se réunit des journées entières, tandis que, pendant ce temps, les individus les plus vils consacrent leurs loisirs aux amusements du Champ de Mars, se terrent au restaurant ou tuent le temps au cercle » (Sen., dial., 1, 5, 4). Sur uilis, voir Grodzynski 1987, p. 180-189 et les développements consacrés à Cod. Theod., 9, 7, 1 dans le chapitre précédent.
14 « On trouve assis devant les portes des tavernes des hommes qui n’ont rien à se mettre sur le dos ni de quoi payer la dépense du lendemain. Ils jugent des empereurs et des puissances ; ou plutôt, ils croient régner eux-mêmes, commander à des armées. L’ivresse rend riches ceux qui, en vérité, sont dépourvus de tout. Offrent de l’or, distribuent de l’argent aux peuples, bâtissent des cités, des hommes qui n’ont rien sinon leur corps pour payer à l’aubergiste ce qu’ils ont bu. Le vin brûle en eux, ils ne savent ce qu’ils disent. Ils sont riches tant qu’ils sont soûls : mais bientôt, les effets du vin dissipés, ils se rendent compte qu’ils ne sont que des mendiants. Ils boivent en une journée le fruit de plusieurs jours de labeur » (Ambr., Hel. 12, 42, CSEL, 32, 2, p. 436).
15 Ce motif s’inscrit plus largement dans la rhétorique de l’indignatio, théorisée par l’orateur dans le De inuentione (1, 100-105) et mise en pratique dans les discours politiques et judiciaires de Cicéron pour susciter l’odium iustum de l’auditoire. À ce sujet, voir Lévy 1998, en particulier p. 155-157.
16 Outre les passages qui vont être évoqués dans la suite du développement, cf., au sujet de Pison, Cic., Pis., 18 ; d’Antoine, Cic., Phil., 13, 24. Cf. également au sujet de Catilina, Cic., Catil., 2, 4.
17 « Te souviens-tu, ordure, du jour où, peu avant midi, j’étais venu te trouver, en compagnie de C. Pison, alors que tu sortais de je ne sais quelle gargote, la tête couverte, les pieds chaussés de sandales, et que de ta bouche fétide tu nous envoyais à la figure un répugnant relent de restaurant ? Tu l’avais mis sur le compte de ton état de santé, prétextant un traitement à base de sirops alcoolisés. Acceptant cette explication – que pouvions-nous faire d’autre ? – nous demeurâmes quelque temps dans les fumets et les vapeurs de tes bouges, avant que tes réponses insolentes et tes rots impudents ne nous fassent fuir » (Cic., Pis., 13).
18 Cf. Apul., apol., 57, 3-4 ; 59.
19 Cf. en particulier le portrait du jeune homme de bonne famille indigne dressé dans Apul., met., 8, 1, 5.
20 Cf. par exemple, au sujet de Néron, Suet., Nero, 26, 1.
21 « [Gallien] accomplit de nombreuses actions vertueuses mais plus encore de déshonorantes ; il est ainsi accusé d’avoir passé ses nuits dans les restaurants et sa vie avec des souteneurs, des mimes et des bouffons » (Hist. Aug., Gall., 21, 5-6). Cf. également Hist. Aug., Ver., 4, 7 ; trig. tyr., 9, 1.
22 « Envoie-le chercher à Ostie, ton légat, César, envoie-le chercher, mais dans un grand restaurant ; tu le trouveras couché aux côtés de quelque spadassin, mêlé à des matelots, des voleurs et des fugitifs, au milieu des bourreaux, des fabricants de cercueils et des battements de tambourin languissants d’un Galle renversé en arrière » (Iuv., 8, 171-176).
23 Amm., 14, 6.
24 Amm., 14, 6, 25.
25 Cf. de même Aug., catech. rud., 16 (CCSL, 46, p. 149) et éventuellement Aug., in psalm., 40, 5 (CCSL, 38, p. 452), où l’expression in luxuria popinarum renvoie davantage à la débauche dans un sens abstrait.
26 « La gourmandise de l’homme n’était pas seulement immense, elle était aussi mal venue et sordide ; il ne put jamais se retenir, lors d’un sacrifice ou d’un voyage, de dévorer les entrailles et les pains d’épeautre à peine retirés du feu, et, dans les restaurants routiers, les mets fumants, quand bien même ils auraient été de la veille ou déjà à moitié mangés » (Suet., Vit., 13, 6). Cf. également, dans une perspective légèrement différente, Hist. Aug., Ver., 4, 6 : Fertur et nocte perpeti alea lusisse, cum in Syria concepisset id uitium atque in tantum uitiorum Gaianorum et Neronianorum ac Vitellianorum fuisse aemulum, ut uagaretur nocte per tabernas ac lupanaria obtecto capite cucullione uulgari uiatorio. « On raconte que [Lucius Verus] passait ses nuits à jouer aux dés, vice qu’il avait conçu en Syrie, et qu’il fut, pour un grand nombre de vices, l’émule des Gaius, des Néron et des Vitellius, comme lorsqu’il errait de nuit de taverne en lupanar, la tête recouverte d’un banal capuchon de voyage ». C’est ici le costume caractéristique du voyageur (cf. infra) qui est choisi par l’empereur pour fréquenter incognito les mauvais lieux de Rome, débits de boissons et bordels. Cette précision pourrait de nouveau constituer une nuance importante à l’association entre bars/restaurants urbains et clientèle locale. Le cucullio présentait toutefois l’avantage de couvrir une partie du visage et de dissimuler ainsi des traits un peu trop connus : cette précision est plutôt à mettre ici au compte des tentatives de dissimulation de l’empereur.
27 « Mais voyez le vice du personnage. Aux environs de la dixième heure, il s’était rendu aux Rochers rouges, là il se dissimula dans une petite auberge et, s’y cachant, il but jusqu’au soir. Il se fit ensuite porter sans délais à Rome et gagna sa demeure, la tête voilée » (Cic., Phil., 2, 77).
28 Du reste, Antoine se voyait contraint par l’heure tardive de passer la nuit sur place avant de faire, le lendemain, son retour dans Rome, puisque selon les règles il n’y pouvait pénétrer que de jour. Pressé de revoir son épouse Fulvia, avec qui il était brouillé, Antoine avait coupé court à ce projet et avait regagné Rome, de nuit, la tête voilée, en se faisant passer pour un de ses émissaires, comme le précise ensuite Cicéron.
29 La dixième heure correspond en effet au milieu de l’après-midi.
30 Cf. Cic., Phil., 13, 49 : Monstra quaedam ista et portenta sunt et prodigia rei publicae. « Ce sont des monstres, des phénomènes, des prodiges pour l’État romain. » Sur le motif du monstre politique chez Cicéron (développé en particulier au sujet d’Antoine, de Catilina et de Clodius), voir Lévy 1998 et, plus précisément sur Antoine, Ferriès 2014 : M.-Cl. Ferriès a d’ailleurs montré combien, dans le cas des Philippiques, cette outrance rhétorique s’avérait indispensable pour susciter l’odium iustum du Sénat et du peuple romain contre Antoine et son parti, alors légitime et puissant.
31 « Qui demande des exemples de ces mots, sans aller en chercher dans des livres trop anciens, en trouvera dans la deuxième Philippique de Cicéron. En effet, Cicéron, alors qu’il peignait le genre de vie et les habitudes extrêmement sordides d’Antoine, la manière dont il s’était caché dans une auberge, dont il avait bu jusqu’au soir, dont il s’était mis en route la tête dissimulée pour ne pas être reconnu, alors qu’il était sur le point de dire cela et d’autres choses du même genre, dit : “Voyez la leuitas de l’homme”, comme si cette seule insulte suffisait à qualifier tant de déshonneur chez cet homme » (Gell., 6, 11, 1-5).
32 Cf. infra.
33 Même procédé dans Apul., apol., 57, 3-4 au sujet de Iunius Crassus.
34 Pour une analyse plus approfondie de cette question, assortie de références bibliographiques complémentaires, voir Le Guennec 2012.
35 Roller 2006, p. 15 ; Badel 2006b. Cf. tout particulièrement Mart., 5, 70, où il est question de sellariolae popinae (« restaurants où l’on s’assoit sur des tabourets ») ; le dernier vers, qui constitue la pointe de l’épigramme, est consacré au rappel de cette spécificité corporelle de la consommation au restaurant, dont elle devient, en quelque sorte, la métonymie.
36 Cf. tout particulièrement Iuv., 8, 171-176.
37 Voir Stein-Hölkeskamp 2002.
38 Cf. par exemple Cic., Pis., 13.
39 Iuv., 8, 173. Cf. le triclinium « à trois lits » dont est équipé l’établissement pompéien VII 1, 44.45.45a (CA1Pompéi14).
40 « Quand il partit pour la Syrie, on l’accusa non seulement d’avoir un genre de vie licencieux et trop libre mais aussi de se livrer à l’adultère et d’aimer de jeunes gens ; il aurait été à ce point débauché qu’à son retour de Syrie il aurait fait installer chez lui un restaurant pour s’y rendre après le banquet de Marcius et se faire servir par toutes sortes de personnages infâmes » (Hist. Aug., Ver., 4, 4-5). Cf. également Tac., ann., 14, 15, 2 ; Hist. Aug., Comm., 2, 7.
41 Cf. par exemple Hor., epist., 1, 14, 21 ; Iuv., 11, 81.
42 Si les chauffe-eau/fourneaux des établissements pompéiens apparaissaient plus adaptés à la réalisation de soupes et de bouillies, des tables de cuisson et grills portatifs permettaient la préparation de plats de viande. Cf. chap. II.
43 Cf., au sujet de la viande, la tripartition varronienne entre le rôti, le bouilli, le mijoté : primo assam, secundo elixam, tertio e iure (Varro, ling., 5, 109).
44 Voir, entre autres, Corbier 1989.
45 L’article fondamental d’Y. Roman (2008) rapproche ainsi mollesse alimentaire et mollesse sexuelle, en s’appuyant sur les travaux de M. Corbier ou de Fl. Dupont et Th. Éloi (2001).
46 Cf. par exemple Sen., dial., 12, 10, 8.
47 Bettini 2000.
48 Sous l’Empire, les empereurs poursuivent la tâche des censeurs, d’une manière peut-être plus discrétionnaire ; de plus, à partir d’Auguste, le regimen morum ne concerne plus que les chevaliers et les citoyens d’un cens légèrement inférieur. Voir Nicolet 19792, p. 103-113.
49 « Si l’on excepte les péchés que l’on s’accorde à voir interdits à tous, ce que l’on concède aux humbles n’est pas forcément permis aux puissants. En effet, pour un homme honorable, il est honteux de faire du commerce, et blâmable de pénétrer dans un restaurant » (Ps. Aug., quaest., 102, 5, CSEL 50, p. 203).
50 Cf. Cic., Phil., 2, 77 et Gell., 6, 11, 1-5 ; Cic., Pis., 13 où Pison mettait maladroitement au compte d’un traitement médicamenteux à base de vin son haleine chargée ; plus tardivement Hist. Aug., Ver., 4, 6.
51 Voir par exemple Yavetz 1958 ; Brunt 1966 ; Scobie 1986. Inversement, G. Hermansen (1974 ; 1982) lie la faiblesse numérique des établissements ostiens et leur manque en équipements de stockage et de cuisson aux meilleures conditions de vie des locataires des immeubles collectifs de la ville, qui ne les contraignaient plus à aller chercher leur nourriture à l’extérieur (sur les cuisines des immeubles collectifs d’Ostie, voir notamment Riva 1999). Dans un cas comme dans l’autre, l’attention qui est dorénavant portée à l’usage de grills et fourneaux portatifs peut contribuer à modifier notre perception de ces phénomènes (Kastenmeier 2007, p. 77-82) ; de manière plus générale, du reste, la difficulté des conditions de vie de la plèbe dans les mégapoles du monde romain semble avoir été surestimée par les historiens et les archéologues contemporains (on trouvera une analyse critique de ce postulat historiographique dans Courrier 2014, en particulier p. 28-43).
52 Cf. par exemple CIL, IV, 3936 : Ampliatus.
53 Cf. par exemple CIL, IV, 3940 : Ampliate Afer / ubique. « Ampliatus Afer, partout. »
54 Cf. par exemple CIL, IV, 3952 : Q(uintus) Veranius Rufus C(aius) Pomponius Cal (u ?) us / Vedius Siricus [-----] / . [Te ?]rentius Felicius. En présence de deux noms de femme ou d’homme juxtaposés, on peut éventuellement hésiter à identifier un nom double ou deux individus distincts.
55 Cf. par exemple CIL, IV, 3934 : Iarinus cum Atheto hic. « Ici, Iarinus en compagnie d’Athes. »
56 Cf. par exemple CIL, IV, 8270.
57 34 noms sur 46.
58 Seule une des inscriptions en question, située sur le mur extérieur de l’établissement V 2, b-c (CA1Pompéi9), pourrait effectivement désigner l’un des usagers du lieu, un certain Iucundus, dont sont évoquées les relations sexuelles avec une femme du nom de Rustica (CIL, IV, 4264). En effet, les inscriptions CIL, IV, 4260 et surtout 4259 laissent à penser que l’établissement fournissait des prestations de prostitution et la Rustica en question pourrait avoir été une des femmes employées sur place à cet effet. L’interprétation apparaît toutefois fragile.
59 L’ensemble ne compte que six à sept femmes : Capella Bacchis (CIL, IV, 8238 ; 8246 ; il peut s’agir ici d’une seule femme mais sans doute plus vraisemblablement de deux femmes distinctes, ou d’un homme et d’une femme) ; Primigenia (CIL, IV, 8260 ; 8274) ; Chresime (CIL, IV, 8261) ; Viriria (CIL, IV, 8909) ; Felicla (CIL, IV, 8917) et Rustica (CIL, IV, 4264). Les quatre premières peuvent être mises en relation avec l’établissement I 10, 2.3 (CA1Pompéi4) qui semble avoir assuré, en parallèle de son activité de restauration/débit de boissons, un service de prostitution ; il pourrait s’agir d’employées du lieu, à l’instar de la Prima évoquée par CIL, IV, 8248, ce qui expliquerait cette forte représentation féminine qui tranche avec le reste du corpus.
60 Sur l’accès des filles à l’apprentissage des lettres, bien attesté dans les milieux aisés mais plus incertain pour les milieux populaires, voir Bonner 1977, p. 27-28 et 135-136.
61 Seuls sept individus sont désignés par un nomen à consonance grecque qui pourrait indiquer une naissance servile : Ampliatus (CIL, IV, 3932 ; 3936 ; 3940 ; 3941 ; 3942) ; Iarinus (CIL, IV, 3933 ; 3934 ; 3938 ; 3939) ; Athes/Athetos/Athetus (CIL, IV, 3934 ; 3938) ; Hiero (CIL, IV, 3937) ; Nicanor (CIL, IV, 3950) ; Chresime (CIL, IV, 8261) ; Secundio (CIL, IV, 8909) ; on leur ajoutera deux individus libres dont les cognomina de consonance grecque pourraient indiquer des affranchis (P. Cornelius Corus, CIL, IV, 4265, et C. Iulius Amerimnus, CIL, IV, 8245, dans lequel son praenomen et son gentilice inviteraient à identifier le descendant d’un affranchi impérial). On renverra aux remarques formulées dans le chapitre précédent quant à la méthodologie adoptée pour cette enquête.
62 CIL, IV, 8915-8916. C’est également le seul individu du corpus à mentionner sa profession, celle d’insigniarius, d’armurier.
63 CIL, IV, 3940.
64 Dans le cas de ces deux individus, il pourrait également s’agir d’un deuxième nom ; mais le contexte historique et géographique de ces inscriptions invite plutôt à identifier des ethniques.
65 « l’aubergiste [reçoit une rémunération] du fait de laisser les voyageurs séjourner dans son auberge » (D., 4, 9, 5, pr., Gaius 5 ad ed. prouinc.).
66 « L’aubergiste répond du fait de ceux qui sont dans cette sienne auberge dans le but d’assurer l’exploitation de l’auberge et, pareillement, de ceux qui y sont en vue d’y résider ; il ne répond pas, par contre, du fait des voyageurs » (D., 47, 5, 1, 6, Ulp. 38 ad ed.).
67 D., 4, 9, 6, 3 (Paul. 22 ad ed.).
68 « [Vitellius] qui, pendant le trajet, couvrait de baisers jusqu’aux simples soldats qui se trouvaient sur son chemin et se montrait aimable à l’excès envers les muletiers et les voyageurs, dans les écuries et les auberges » (Suet., Vit., 7, 6).
69 Varro, rust., 1, 2, 23.
70 Cf. dans un sens similaire Aug., ciu., 18, 18 (CCSL, 48, p. 608). Dans Plin., epist., 6, 19, 4, les uiatores sont remplacés par les peregrinantes, ce qui oriente le propos dans le sens du déplacement en terre étrangère. Dans Plb., II, 15, 4-6, ce sont oἱ διοδεύοντες τὴν χώραv, « ceux qui parcourent la région », qui selon l’auteur fréquentent les auberges de Gaule Cisalpine.
71 Cf. par exemple Hier., in Ier., 2, 70 (CCSL, 74, p. 93). On trouve également mention chez Augustin d’un stabulum uiatorum, qui renvoie plus directement au texte de la parabole évoquée (Aug., in euang. Ioh., 41, 13, CCSL, 36, p. 365), ou encore, ailleurs, d’un stabulum transeuntium (Aug., in psalm., 122, 8, CCSL, 40, p. 1821), expression qui établit un lien plus marqué encore entre l’auberge et la mobilité.
72 Cf. Hier., epist., 108, 14 (CSEL, 55, p. 325), où c’est à l’évidence de ce second cas de figure qu’il est question puisque la construction de diuersoria peregrinorum s’y trouve citée aux côtés de celle de cellulae et de monasteria.
73 Cf. RE1 ; RE9 ; Blondel – Le Guennec 2016 ; Ollivier et al. 2016, p. 206-210. Dans le premier cas au moins, l’invocation des uiatores qui forment la clientèle de la taberna où officiait Vitalis pourrait être un jeu délibéré avec les codes de l’inscription funéraire, dont le uiator qui passe sur la route bordant le tombeau constitue l’un des destinataires privilégiés (Häusle 1980).
74 Dupont 1989, p. 293.
75 CA1Pompéi12. De la même façon, un personnage encapuchonné figurait peut-être sur un des murs du commerce alimentaire intégré à la « Casa delle Volte Dipinte » d’Ostie (III, v, 1 ; CA2Ostie2). Toutefois, l’image, dont l’état était déjà très corrompu au moment des fouilles, apparaît antérieure à l’installation du comptoir et pourrait relever d’un état précédant l’exploitation hôtelière de l’édifice, si celle-ci n’était pas originelle. Voir Felletti Maj 1961, p. 21-23.
76 Ernout – Meillet 19854, p. 731, s. u. « uia ».
77 On se reportera à l’introduction pour une définition de cette notion, utilisée notamment dans les travaux de W. Kaiser et de Cl. Moatti sur les mobilités en Méditerranée (Moatti – Kaiser 2007 ; Moatti – Kaiser – Pébarthe 2009).
78 Ces deux points se déduisent des sources iconographiques, qui figurent en costume de uiator des hommes isolés, se déplaçant à dos de mule dans le cas de la stèle d’Aesernia (Annexe I).
79 Cf. par exemple RE5 ; RE6.
80 La proportion d’inscriptions trouvées à l’extérieur des établissements retenus est bien moindre que dans le cas précédent, puisqu’une seule inscription est ici concernée (CIL, IV, 1319, située en façade de VI 9, 1.14 ; CA1Pompéi11). La probabilité que les inscriptions en question aient été effectivement laissées par des clients s’en trouve accrue ; c’est d’ailleurs indubitablement le cas de la plupart de celles découvertes sur les murs des différents espaces de repos de l’établissement VII 12, 34.35 (CA1Pompéi18).
81 Cf. CIL, IV, 2148 : Egloge / haue ; sans doute CIL, IV, 2151 : Iustus / Myrsine u (ale).
82 CIL, IV, 2153. On ajoutera éventuellement Fida (CIL, IV, 1319), dont le nom est inscrit, toujours au nominatif, sur la façade de l’établissement VI 9, 1. 14.
83 Onze individus sur les trente intégrés au corpus, dix sur vingt-trois en ôtant les individus qui étaient peut-être extérieurs à l’établissement.
84 C. Valerius Venustus (CIL, IV, 2145) et C. Valerius Maximus (CIL, IV, 2157).
85 C. Cominius Pyrrichus (CIL, IV, 2154 ; RE6).
86 En dehors à la rigueur d’une inscription tracée en caractères grecs sur le mur ouest des « fauces » de l’auberge, qui commémore le souvenir d’un certain Μηνόδοτος (CIL, IV, 1315) : l’argument linguistique est toutefois trop fragile pour en conclure à l’origine étrangère de l’auteur de l’inscription et, a fortiori, pour identifier dans cet individu un uiator client du lieu.
87 Cette identification se déduit de la teneur des inscriptions en question, notamment RE5.
88 CIL, IV, 2152.
89 RE6, l. 4 : a puluinar (i) synethaei (sic) ; « par la camaraderie de chambrée ».
90 CIL, IV, 2150.
91 CIL, X, 1946 = ILS, 5183.
92 Ce sont d’ailleurs les seuls individus de ce corpus épigraphique à avoir manifestement voyagé et séjourné à l’auberge en groupe ; pour le reste, nous n’avons affaire qu’à des personnages isolés ou, plus rarement, évoqués par deux (cf. par exemple CIL, IV, 2156 : Lucifer et Primige/nius hic).
93 CIL, IV, 2159.
94 CIL, IV, 2145. Voir Le Bohec 20023.
95 Les deux personnages portent en effet le même praenomen et le même gentilice ; l’inscription laissée par C. Valerius Venustus semble par ailleurs comporter une référence à un Maximus, qui pourrait être le soldat de la seconde inscription ; le texte est toutefois peu sûr. Il pourrait s’agir de deux parents directs ou de deux Italiens originaires d’une communauté qui aurait accédé à la citoyenneté romaine sous l’égide d’un C. Valerius (au Ier s. apr. J.-C., les membres des cohortes prétoriennes étaient en effet recrutés exclusivement parmi les Italiens, voir Le Bohec 20023, p. 104). En revanche, l’idée que cette homonymie puisse s’expliquer par l’affranchissement est moins probable, sinon à quelques générations de distance, puisque, sauf exception, les individus d’origine servile n’étaient pas acceptés dans l’armée, a fortiori au sein de ces troupes d’élite que formaient les cohortes prétoriennes.
96 CIL, IV, 2157.
97 Pompéi était un marché important à l’échelle régionale, ce dont témoignent par exemple les calendriers de nundinae retrouvés en Campanie, et attirait des marchands et des acheteurs de toute la région, qui étaient donc amenés, pour certains, à fréquenter les établissements d’accueil de la ville (Andreau 2000 ; Storchi Marino 2000).
98 Ce deuxième mode de fréquentation serait par exemple celui attesté dans RE6, si l’on identifie dans les individus mentionnés une troupe d’acteurs en tournée.
99 Quelques années après la découverte, A. Maiuri (1961, p. 144) y fait allusion dans un article de portée générale ; l’évocation la plus détaillée des inscriptions, bien que non exhaustive, est celle proposée par M. Guarducci (1971, brièvement citée dans AE, 1972, 78), dans un article sur lequel s’appuient la plupart des développements qui vont suivre. On en trouve enfin une mention rapide, assortie de deux photos, dans Amalfitano – Camodeca – Medri 1990, p. 124-125 : certaines des inscriptions citées dans cette référence sont inédites mais le propos reste très concis.
100 A. Maiuri (1961, p. 144) et M. Guarducci (1971, p. 219) parlent à son sujet de « taberna » mais paraissent entendre le terme dans son sens restreint d’établissement d’accueil, sans doute par italianisme.
101 Guarducci 1971, p. 219.
102 Ainsi, selon M. Guarducci, plusieurs inscriptions de langue grecque consistaient dans l’évocation nostalgique, introduite par ἐμνήσθη ou μvη (σ) θῇ, de parents ou d’amis laissés au loin. Sous l’image d’un navire, figure notamment l’inscription suivante, qui commémore le souvenir d’un enfant ou d’un esclave du nom d’Eutychianos : μνησθῇ Εὐτυχιανὸς ὁ παῖς (Guarducci 1971, p. 220).
103 Guarducci 1971, p. 220.
104 Pour une reproduction photographique du graffito, voir Amalfitano – Camodeca – Medri 1990, p. 124.
105 Omnibus Rauennatibus ; la lecture est toutefois incertaine.
106 La référence à l’Asie et la rivalité amicale entre les représentants de la ville et ceux de Pergame, dont ces deux inscriptions se font l’écho, invitent à identifier ici Laodicée du Lycos.
107 Guarducci 1971, p. 221.
108 Guarducci 1971, p. 220. La Roma chrusopolis d’une des inscriptions évoquées supra constituait peut-être une réponse directe à cet éloge de Pergame.
109 Robert 1934.
110 Guarducci 1971, p. 220.
111 Maiuri 1961, p. 144.
112 Guarducci 1971, p. 220.
113 Les seules exceptions assurées à ce constat (Tert., apol., 40, 14, CCSL, 1, p. 155 ; Hist. Aug., Pesc., 3, 10 ; Ambr., Hel. 12, 42, CSEL, 32, 2, p. 436, où caupo et taberna revêtent selon toute certitude leurs acceptions tardives en lien avec le débit de boissons) concernent des clients qui fréquentent l’auberge non pour y loger mais pour y manger et y boire : ces occurrences relèvent alors davantage du premier schéma de fréquentation étudié dans ce chapitre, dont elles peuvent partager le caractère stéréotypé.
114 Cf. par exemple le cas d’Ascylte et d’Encolpe dans le Satiricon de Pétrone ; ces relations amicales qui amènent au séjour en commun à l’auberge peuvent être nouées en cours de route : cf. Cic., inu., 2, 14-15 ; Apul., met., 1, 4, 6.
115 Cf. le cas de la bande de prêtres itinérants dépeinte par Apulée, dont le gagne-pain consiste à mendier dans chacune des localités traversées (Apul., met., 9, 4, 4).
116 En dehors du couple exilé évoqué par Apulée (Apul., met., 7, 6, 2 - 7, 1, cf. infra), on citera ici essentiellement le cas de la Sainte Famille.
117 Tac., hist., 2, 64 ; Amm., 15, 3, 10.
118 Cf. de nouveau le cas d’Ascylte et d’Encolpe, qui ne se déplacent que flanqués de leur esclave Giton ; Plaut., Men., 436-437.
119 Pour rendre compte de la configuration particulière de la partie nord du complexe pompéien VI 9, 1.14 (CA1Pompéi11), il a pu être proposé d’y voir un espace destiné aux esclaves des clients de l’auberge (Avellino 1843, p. 70), une hypothèse qui éveille toutefois un certain scepticisme.
120 En dépit de l’essor, durant l’Antiquité tardive, des mobilités féminines à vocation religieuse, cette situation ne semble guère connaître de réelle évolution sur le temps long : les pèlerines ont plus souvent recours à leurs réseaux d’hospitalité ainsi qu’aux lieux d’accueil mis en place par les communautés monastiques et par les églises locales (Hunt 1984).
121 « Il y avait à la cour de César un personnage qui s’était distingué et fait remarquer par les nombreuses charges qu’il avait revêtues et qui était même regardé avec bienveillance par l’empereur. Une jalousie cruelle lui attira des accusateurs astucieux et provoqua son exil. […] Et déjà, ayant surmonté les nombreux aléas du voyage et les terreurs de la mer, il était en route pour Zacynthe, qu’un sort fatal lui avait assigné comme résidence temporaire. Mais, alors qu’il venait d’aborder le rivage d’Actium, où, descendus de Macédoine, nous opérions à l’époque, et que les passagers, voyant la nuit avancée, s’en étaient allés dormir dans une petite auberge côtière à proximité du navire pour éviter de la sorte les flots marins, nous donnons l’assaut et mettons tout à sac » (Apul., met., 7, 6, 2 - 7, 1).
122 Tac., hist., 2, 64 (Cn. Cornelius Dolabella, dont Vitellius a juré la perte et qui est conduit de Rome vers le nord de l’Italie) ; plus tardivement Amm., 15, 3, 10 (élite locale de Sirmium, en Pannonie ; les prisonniers sont en route pour Milan et l’épisode a lieu à Aquilée).
123 Liv., 45, 22, 1-2.
124 « Alors que, disait-il, Dioclétien, encore aux premiers échelons de la carrière publique, séjournait dans une auberge du pays des Tongres, en Gaule, et qu’une druidesse, chargée de lui compter sa consommation quotidienne, lui avait dit : “Tu es trop avare, Dioclétien, trop économe”, Dioclétien, sur le ton de la plaisanterie, lui aurait répondu : “Je serai généreux lorsque je serai empereur” » (Hist. Aug., Car., 14, 1).
125 Hist. Aug., Sept. Seu., 1, 10.
126 « Tu connais mon retour ; compare le donc, à ton tour, au tien, quand, ton armée perdue, tu ne rapportas rien d’intact chez toi, si ce n’est ton visage d’autrefois. D’abord, qui connaît la route que tu as parcourue avec tes licteurs couronnés de lauriers ? Quelles voies tortueuses, quels détours et chemins de traverse as-tu choisis, t’obstinant à ne passer que par des endroits déserts ? Quel municipe t’a vu, quel ami t’a reçu, quel hôte t’a reconnu ? Est-ce que tu ne préférais pas la nuit au jour, le désert à la foule, l’auberge à la ville ? On eût cru voir, non un noble général qui rentrait de Macédoine mais le cadavre d’un infâme que l’on rapportait » (Cic., Pis., 53).
127 Cf. de même Liv., 21, 63, 9-10 ; peut-être, dans un contexte plus privé, Mart., 6, 94.
128 Cic., Phil., 2, 77 ; Suet., Vit., 13, 6.
129 Suet., Nero, 27, 3.
130 On se reportera ici aux remarques formulées plus haut au sujet de Cic., Phil., 2, 77.
131 Cf. Hor., sat., 1, 5, 5-6. Les voyageurs se font accompagner de mules chargées de porter provisions et bagages (Hor., sat., 1, 5, 47-49).
132 À partir au moins de Trivicum, Hor., sat., 1, 5, 86 ; à ce changement de moyen de transport correspondent un allongement des étapes parcourues et une accélération du poème, dont la seconde partie voit défiler les localités traversées les unes après les autres sans qu’il soit plus question, désormais, des pauses que se ménagent les voyageurs.
133 Hor., sat., 1, 5, 9-23.
134 Hor., sat., 1, 5, 37-38 (villa de L. Licinius Varro Murena à Formies) ; Hor., sat., 1, 5, 50-70 (villa de M. Cocceius Nerva, qui participe au voyage, à Caudium).
135 Hor., sat., 1, 5, 34-36 (invitation, sans doute à déjeuner, du préteur local Aufidius Luscus, dont Horace moque les prétentions à l’élégance).
136 Hor., sat., 1, 5, 45-46 (Pons Campanus).
137 Hor., sat., 1, 5, 25 (Feronia) ; Hor., sat., 1, 5, 47-49 (Capoue).
138 Hor., sat., 1, 5, 9-23.
139 Respectivement Hor., sat., 1, 5, 1-2 et 77-85.
140 Hor., sat., 1, 5, 71-76. La reconstitution générale du rythme du trajet invite à identifier dans ce repas un déjeuner et non la cena qui précéderait une nuit sur place.
141 On retrouve à la période tardive des procédés rhétoriques similaires dans le De reditu suo de Rutilius Namatianus, qui s’inspire d’ailleurs des poèmes d’Horace et de Lucilius (Rut. Nam., 1, 377-398 et, dans une perspective plus positive, peut-être 615-630).
142 Dans une perspective différente, on soulignera le fait qu’à la période tardive, d’après les Conciles Africains, la peregrinatio constitue la seule exception possible à l’interdiction faite aux clercs de pénétrer dans une taberna pour s’y restaurer et s’y désaltérer (Conc., Mansi, p. 185, 97, 99 ; p. 321, 85 ; p. 334, 171).
143 Ainsi Horace salue-t-il l’accueil de l’auberge installée dans un domaine agricole à proximité de Trivicum, qui permet aux voyageurs de refaire leurs forces avant la pénible ascension des montagnes d’Apulie, ce qui ne l’empêche pas, ensuite, de se plaindre de l’humidité de la flambée et des tromperies d’une femme du lieu (Hor., sat., 1, 5, 77-85). Cf. également Sen., benef., 6, 15, 7, où l’auteur apprécie les mérites de l’auberge dans les zones isolées, avant toutefois de l’exclure de la chaîne des bienfaits en raison de son caractère mercantile.
144 Chabaud – Milliot – Roy 2000.
145 Voir en particulier le scepticisme qu’éveille l’identification, dans l’édifice mis au jour en 1959 à Murecine, dans la partie sud du suburbium antique de Pompéi (CA2Pompéi), d’un hôtel de luxe destiné à des voyageurs éminents et notamment à l’empereur Néron et à sa cour, selon l’hypothèse avancée par M. Mastroroberto (2002). M. Mastroroberto avait plus précisément proposé de reconnaître dans cet édifice à triclinia une de ces tabernae deuersoriae qui, selon Suétone, avaient été installées autour du golfe de Baïes pour le bon plaisir de Néron (Suet., Nero, 27, 3), par exemple lors de son passage à Pompéi en 64 apr. J.-C. ; l’établissement aurait ensuite été vendu par Vespasien aux Sulpicii, dont les tablettes ont été trouvées à cet endroit. Cette hypothèse est toutefois unanimement repoussée par les historiens et par les archéologues qui se sont intéressés au site (cf. l’opposition exprimée par les auteurs des différents articles du numéro spécial d’Ostraka, 2003, 12-2 consacré à Murecine et surtout, parmi eux, par Camodeca 2003, p. 254-258).
146 Apul., met., 7, 7, 1 ; Rut. Nam., 1, 377-398 et peut-être 1, 615-630.
147 Dans la littérature grecque, cette image apparaît dès Pindare (P. 4, 141 ; 9, 44-45 ; 9, 67-68), et, chez les philosophes, dès Empédocle (Vors., 31 B 115, 8 éd. Diels) : voir Becker 1937 ; Armisen 1981. À une période beaucoup plus ancienne, elle est attestée dans des inscriptions sumériennes du IIe millénaire et pourrait constituer un invariant culturel méditerranéen (ibid., p. 36 ; Armisen-Marchetti 1989, p. 181, n. 55).
148 « Quels sont les avantages de la vie ? Quelles ne sont pas plutôt ses peines ? Elle a ses avantages, certes, mais on s’en lasse et ils sont limités. Je ne veux pas dire du mal de la vie, comme l’ont souvent fait ces nombreux sages, et je ne regrette pas d’avoir vécu, car j’ai vécu de façon à ne pas estimer être né pour rien, et car je sors de la vie comme d’un logis hospitalier, non comme d’une demeure ; la nature nous a donné un gîte pour y séjourner mais pas pour y habiter » (Cic., Cato, 84).
149 « Une vie sans jour de fête est aussi longue qu’une route sans auberge » (Vors., 68 B 230 éd. Diels) ; voir Armisen 1981, p. 33.
150 Chambert 2005, p. 16. Cf. le cas du périple méditerranéen d’Apollonios de Tyane, dont Philostrate donne une version largement romancée au début du IIIe s. apr. J.-C. L’itinérance permet au philosophe de renforcer sa formation tout en dispensant son savoir ; elle est également l’occasion d’une série d’épreuves, surmontées par Apollonios grâce à la philosophie, dont l’efficacité est ainsi prouvée aux yeux de tous.
151 Cf. Chambert 2005, p. 7 ; Bonjour 1975, p. 38-39.
152 Chambert 2005, p. 24-25.
153 « La vie est un voyage ; et quand tu auras parcouru beaucoup de chemin, il te faudra rentrer à la maison » (Sen., rem. fort., 2, 2).
154 Armisen-Marchetti 1989, p. 87 ; l’auteur relève ainsi 35 occurrences de ce motif général dans l’œuvre du philosophe.
155 Cf. par exemple Sen., epist., 31, 11 ; 102, 24 ; 120, 14 ; dial., 7, 23, 3.
156 « “Mais il a péri trop vite, avant l’heure !” » Mais suppose qu’il ait survécu, et tente d’estimer la longueur de la route qu’il est permis à l’homme de parcourir : quelle est-elle ? Nés pour un temps si court, nous nous retirons rapidement d’un lieu agité pour laisser place à un autre et ne faisons qu’entrevoir ce gîte en passant » (Sen., dial., 6, 21, 1).
157 Cf. Sen., benef., 1, 14, 1.
158 À une époque légèrement postérieure, on trouve une inflexion similaire au sein du corpus stoïcien de langue grecque dans Epict., 2, 23, 36-39.
159 Ainsi Clément d’Alexandrie, dès le IIe siècle (Strom., 4, 26, PG, 8, col. 476) ou Jean Chrysostome (hom. de capto Eutropio, 5, PG, 52, col. 401), parmi d’autres, font-ils un usage très étendu de cette métaphore, dans des passages qui se rapprochent nettement des extraits d’Ambroise et d’Augustin convoqués dans la suite de ce développement. Voir Constable 2003, p. 25-29 avec références complémentaires.
160 « Nous ne sommes donc pas les habitants mais les occupants de cette terre. L’occupant a la perspective d’un logis provisoire, tandis que l’habitant semble placer toute son espérance et ses ressources là où il avait pensé habiter. C’est pourquoi l’occupant de la terre est l’habitant du ciel, tandis que l’habitant de la terre ne possède que la mort » (Ambr., De Abr., 2, 41, CSEL, 32, 1, p. 596).
161 Plus qu’accola (« voisin », « habitant ») c’est peut-être incola (« étranger domicilié ») qu’entend Ambroise, au sein d’un passage dont la terminologie apparaît imprégnée de connotations juridiques.
162 Cf. chap. II.
163 « Sers-toi du monde, mais que le monde ne te possède pas. L’endroit où tu pénètres, tu fais route à travers, tu es venu pour partir, non pour demeurer ; tu fais route, cette vie est une auberge. Sers-toi de l’argent, comme un voyageur dans une auberge se sert de la table, de la coupe, de la cruche, du lit ; il est sur le point de prendre congé, il n’est pas prêt à demeurer » (Aug., in euang. Ioh., 40, 10, CSSL, 36, p. 173). Cf. également Aug., serm., 80 (PL, 38, col. 497) ; 177, 2 (CCSL, 41, p. 569).
164 C’est également dans cette perspective que la métaphore se trouve utilisée, au VIe s. apr. J.-C., au sein du Talmud de Babylone (ainsi Mo’ed Ḳatͅan, 9b). Voir Constable 2003, p. 21-22.
165 Cf. par exemple un passage où Augustin croise, dans une expression très resserrée (quasi in mansionibus stabulorum reficimur et transimus, Aug., in epist. Ioh., 10, 6, PL, 35, col. 2058), l’image de l’auberge comme lieu de passage, qui renvoie au motif évoqué ici, et celle de l’auberge comme lieu de repos et de guérison, qui évoque, pour sa part, la parabole du bon Samaritain.
166 Le Guennec 2015.
167 « L’aubergiste répond du fait de ceux qui sont dans cette sienne auberge dans le but d’assurer l’exploitation de l’auberge et, pareillement, de ceux qui y sont en vue d’y résider ; il ne répond pas, par contre, du fait des voyageurs. En effet, l’aubergiste ou l’exploitant d’écurie ne semble pas choisir volontairement un voyageur ni pouvoir refouler ceux qui font route ; tandis que, dans une certaine mesure, il a choisi ses résidents perpétuels pour ne pas les avoir renvoyés et il convient qu’il réponde de leur fait. Pour le navire on ne répondra pas non plus du fait des passagers » (D., 47, 5, 1, 6, Ulp. 38 ad ed.).
168 Cette différence doit sans doute s’expliquer par la portée plus englobante du dispositif évoqué par le jurisconsulte (cf. chap. II).
169 « L’aubergiste est tenu par l’action in factum du fait de ceux qui sont dans l’auberge pour y habiter : cela ne concerne pas celui qui est reçu en vertu d’un accueil soudain, à l’instar du voyageur » (D., 4, 9, 6, 3, Paul. 22 ad ed.).
170 Voir Scapini 1972 ; Dubouloz 2011, notamment p. 284-287 et 420-429.
171 Au sein d’une abondante bibliographie, on se référera à Licandro 2004, p. 180-190 ; Dubouloz 2011, notamment p. 369-378 ; en lien plus spécifiquement avec la définition du domicilium, Thomas 1996, p. 33-34.
172 « Nous disons qu’on réside soit dans sa propriété, soit dans un logement loué, soit dans un logement occupé à titre gratuit. L’hôte n’est pas tenu responsable, parce qu’il n’est pas résident mais est seulement hébergé ; cependant celui qui héberge est tenu responsable. Il y a autant de différence entre un résident et un hôte qu’entre celui qui est domicilié et l’étranger de passage » (D., 9, 3, 1, 9, Ulp. 23 ad ed.). Sur ce passage, voir Licandro 2004, p. 190 avec bibliographie complémentaire.
173 Chevreau 2006, p. 35-44.
174 Fruyt 1990, p. 62.
175 Cf. Aug., in euang. Ioh., 40, 10 (CCSL, 36, p. 356), où l’expression iter agis, scandée à plusieurs reprises dans le texte, vient préciser le sens du passage de l’homo uiator sur terre.
176 D., 21, 1, 65, 1 (Ven. 5 act.).
177 D., 21, 1, 6, pr. (Ulp. 1 ad ed. aedil. curul.). Voir Chevreau 2006, p. 20 avec références complémentaires.
178 Cf. par exemple, au sujet d’une attaque (impetus), Liv., 4, 46, 5 ; d’un mal (malum), Liv., 3, 15, 7 ; d’une peur (metus), Sall., Iug., 58, 2.
179 D., 19, 2, 15, 3 (Ulp., 32 ad ed.).
180 Moatti 2007, p. 81.
181 Pour le cas parisien, voir Milliot 2000 ; Juratic 2000, notamment p. 177. Des pratiques similaires sont attestées dès le XVe siècle dans des espaces variés de l’Europe occidentale (Peyer 1987, p. 237 avec références). Dans le contexte de l’Occident romain, les procédures de déclaration d’identité en vue du contrôle des étrangers, qui reste d’ailleurs assez lâche, semblent plutôt avoir eu lieu au moment du franchissement des portes urbaines ou dans les espaces de péage (Guilhembet 2006 ; Moatti 2000 ; 2007, p. 82-83).
182 Cf. D., 4, 9, 5, pr. (Gaius 5 ad ed. prouinc.), où l’emploi des verbes pati et, au sujet des iumenta, permittere vient cette fois nuancer l’obligation d’accueil qui serait celle du caupo à l’égard des uiatores.
183 Cf. par exemple le cas du commerçant itinérant Aristomène ou celui des prêtres mendiants évoqués dans les Métamorphoses d’Apulée ; du philosophe Apollonios de Trace dépeint par Philostrate.
184 « Le temps qu’Eumolpe déverse ces vers sur un débit de parole extraordinaire, nous entrions, entre temps, dans Crotone. Après avoir refait nos forces dans une pauvre auberge, nous partîmes le lendemain à la recherche d’une demeure de meilleur standing et tombâmes sur un groupe de coureurs d’héritage, désireux de savoir quel genre de personnes nous étions et d’où nous venions » (Petron., 124, 4).
185 Sur cette notion, voir Newbold 1974.
186 Il n’est plus question dans la suite du texte, au sujet du logement où finissent par s’installer les personnages, que de chambre (cubiculum, cf. Petron., 128, 3) ; l’image est à présent plutôt celle d’un logis privé. La perte de la fin du Satiricon nous prive peut-être de détails supplémentaires.
187 Cf. Petron., 80-81 et 99 (dans ce second passage, le départ par mer semble avoir été prévu par Eumolpe ; les intentions d’Encolpe sont plus obscures).
188 Il reste néanmoins probable que, pour ces inhabitatores perpetui, le paiement des sommes dues ne survenait pas en une fois à la fin de leur séjour prolongé mais qu’il était fractionné par unités, peut-être à la semaine ou au mois, à l’exemple, toujours, de ce qui se pratiquait dans les garnis parisiens de la période moderne ; la manière dont les aubergistes romains calculaient habituellement leur addition, entrée par entrée, éventuellement sur une base quotidienne, parlerait d’ailleurs en ce sens. Selon un constat qui vaudrait également pour les usagers de passage, l’hypothèse d’un règlement à l’avance, à titre d’arrhes, de tout ou partie du loyer, ou plutôt, dans leur cas, du premier loyer, n’est aucunement exclue ; rien dans les sources ne permet toutefois d’aller en ce sens.
189 Il est vrai que plutôt que de saisonnalité stricto sensu, on tend désormais à parler, au sujet des activités portuaires, de pic d’activité à la belle saison, qui voyait affluer une main-d’œuvre supplémentaire venue prêter main-forte aux travailleurs du port employés à l’année (Rougier 2015).
190 « [La lex Cornelia] n’aura donc seulement pas trait aux auberges et hôtels ; mais elle aura trait à ceux qui ne résident pas pour un temps limité, quand bien même ils n’auraient pas dans cet endroit leur domicile » (D., 47, 10, 5, 5, Ulp. 56 ad ed.). Sur cette loi, voir Völk 1984 ; Licandro 2004, p. 421-429.
191 Chevreau 2006, p. 263.
192 Toutefois, la fin du passage pourrait se référer à une restriction relative aux seules auberges ; elle renverrait alors au cas des inhabitatores perpetui, protégés pour leur part par la lex Cornelia. Le rapprochement avec les passages étudiés précédemment pourrait plaider en faveur de cette seconde hypothèse, moins évidente de prime abord.
193 Cf. Apul., met., 1, 11, 4 – 17, 8 ; Petron., notamment 79-80 ; cf. également Cic., inu., 2, 14-15. Dans le cas de l’établissement pompéien VII 12, 34.35 (CA1Pompéi18), certains des clients qui ont laissé une trace épigraphique de leur passage sur les murs d’un même espace de repos avaient séjourné conjointement dans l’espace en question ; c’est probablement le cas des quatre individus commémorés par l’inscription RE6 sur le mur de l’espace no 5 : la surface réduite de la pièce leur imposait une indéniable promiscuité. Il est en revanche peu probable, faute d’espace, que tous les personnages passés par cette chambre (six en tout) aient pu y dormir simultanément.
194 À Pompéi, à Ostie ou ailleurs, les espaces destinés au repos des clients sont toujours des pièces aux dimensions réduites, à même d’accueillir un nombre très limité d’usagers. À Pompéi, la conversion de maisons privées en auberges, en dépit de restructurations souvent étendues du plan, n’aboutit jamais à une destruction des cloisons qui permettrait la constitution de dortoirs. Inversement, selon C. Gasparri, la transformation en habitation privée de la « Caupona del Pavone » d’Ostie (CA2Ostie3) aurait donné lieu à la fusion de chambres du rez-de-chaussée en salles plus amples, adaptées aux fonctions de réception de la maison (Gasparri 1970).
195 Repas : Cic., inu., 2, 14-15 ; Petron., 9 ; 92-94 ; Apul., met., 1, 4, 6 ; 1, 7, 3. Boisson : Petron., 95. Pour le corpus des romans de langue grecque, cf. Ach. Tat., Clit., 7, 3.
196 Cf. Apul., met., 1, 4, 6 ; Petron., 90.
197 « Après avoir erré de masures en hameaux, nous descendons dans un village fondé, comme le rappelaient les habitants, sur les ruines à demi-effondrées d’une cité autrefois opulente, et, recueillis par l’hospitalité d’une auberge toute proche, nous apprenons l’histoire fort spirituelle du pauvre cocu, que je veux vous apprendre à vous aussi » (Apul., met., 9, 4, 4).
198 Cf. Copa ; pour le corpus des romans de langue grecque, Philostr., VA, 4, 39, où un chanteur fait le tour des auberges de la ville pour interpréter les grands succès de l’empereur Néron, dans une performance d’une qualité plutôt contestable. En revanche, il n’y a sans doute rien à déduire de la présence de trois cornua (trompettes courbes) dans le restaurant/débit de boissons pompéien V 2, b-c (CA1Pompéi9), qui apparaît purement fortuite (Mau 1885, p. 252), dans la mesure où ces instruments n’étaient pas utilisés pour la musique de divertissement mais dans le cadre des jeux de gladiateurs ou de diverses manifestations religieuses et civiques (Vendries à paraître).
199 Cf. RE6. Le terme sodalis pourrait ne qualifier que le seul Martialis ; toutefois, on serait tenté de restituer à la fin de sodale un s, qui permettrait de faire correspondre cette forme au pluriel avec l’adjectif sinceri présent à la dernière ligne de l’inscription. Par l’intermédiaire de l’auteur du graffito, qui pourrait avoir été Martialis, ces personnages adressent des salutations à un autre de leurs sodales, Salvius, sans doute absent.
200 Petron., 90.
201 Cf. le cas du possible appartement privé de l’établissement VI 9, 1.14 (CA1Pompéi11, nos 15-20 sur le plan) ; ou encore, si l’on souscrit à l’interprétation proposée par I. Di Stefano Manzella (1992) pour l’inscription RE2, celui du triclinium privatisable de l’établissement VII 1, 44.45.45a (CA1Pompéi14). Ces espaces « privatisables » pourraient par exemple être mis à profit par les groupes et les associations qui n’étaient pas dotés de sièges équipés pour y organiser des banquets : voir par exemple, au sujet des sodalitates amphithéâtrales, Vismara 2007 ; 2009.
202 Petron., 92-95.
203 Cf. par exemple RE5 ; Guarducci 1971, p. 220.
204 « L’auberge, ou, par Zeus, une autre demeure faite de pierres et de bois mêle les hommes ensemble et peut les mener à l’amitié » (D. Chr., 74, 26).
205 « Au cours d’un voyage, un homme en tenait compagnie à un autre qui se rendait à un marché, avec sur lui une certaine somme d’argent. Comme cela arrive souvent, il engagea la conversation ; ils finirent par décider de donner à leur trajet un tour plus familier, si bien que, descendant dans le même établissement hôtelier, ils convinrent de dîner ensemble et de partager la même chambre. Après le dîner, ils allèrent se coucher au même moment » (Cic., inu., 2, 14). Cf. également Apul., met., 1, 4, 6 ; Ach. Tat., Clit., 7, 3. Le Talmud de Babylone contient de même l’histoire de deux voyageurs que tout sépare, y compris leurs pratiques alimentaires, puisque l’un désire manger du fromage et l’autre de la viande, et qui n’en partagent pas moins la même table à l’auberge, étant autorisés par les circonstances du voyage à infléchir pour partie les interdits auxquels ils sont normalement soumis (Ḥͅullin, 107 b) ; voir Constable 2003, p. 15-16, avec d’autres exemples similaires issus des sources littéraires et normatives juives anciennes.
206 Cf. DC, 60, 6, 6-7. Voir Le Guennec 2016b.
207 Clarke 1998-1999 ; 2007, notamment p. 120-131 et p. 205-209.
208 Jones 1998.
209 De même, l’Oceanus évoqué dans un des panneaux de l’établissement pompéien VI 14, 35.36 (CA1Pompéi13) était peut-être un célèbre gladiateur de l’époque (Todd 1939).
210 Cf. dans ce même établissement la représentation sur le sol d’une Vénus, également porteuse de connotations érotiques (pl. IX, fig. 13). On rappellera l’importance des motifs mythologiques dans le choix des enseignes des établissements d’accueil.
211 Cf., peut-être, la fresque de l’établissement I, ii, 5 d’Ostie (CA1Ostie1 et pl. VIII, fig. 10). À la croisée d’une philosophie d’essence peut-être plus directement populaire et du trait d’humour, on mentionnera le cas particulier d’une des pièces du complexe des « Terme dei Sette Sapienti » d’Ostie (III, x, 2, espace no 5, CA1Ostie4), dont le programme décoratif donne son nom à l’établissement. Sur les murs de cet espace, traditionnellement interprété comme un débit de boissons, sont en effet figurés les sept sages de la Grèce, rendus aisément reconnaissables par les inscriptions qui précisent leur identité. En guise de préceptes philosophiques, ces derniers dispensent au public des conseils pleins de sagesse pour s’assurer une bonne digestion ; l’effet parodique était peut-être accru par la représentation, sous la frise des sages, d’une série de personnages assis sur une latrine, mais le mauvais état de conservation de cette partie du décor gêne l’interprétation de l’ensemble. Plus que d’une caricature de la philosophie, il pourrait s’agir d’une raillerie du système de valeurs et de savoirs de l’élite (Mols 1997, p. 92 ; Clarke 1998-1999, p. 36-46 ; 2007, p. 125-131). Quel que soit le sens de ce programme décoratif particulier, rien n’indique toutefois que cet espace, dont la large ouverture sur la rue marquait sans doute la destination originellement commerciale, ait pu à un moment de son existence faire office de débit de boissons, en dehors de la reproduction, sur chaque angle de la voûte, d’amphores à vin assorties de l’inscription Falernum (Calza 1939, p. 104). De plus, la réalisation de ce programme décoratif daterait d’une période où cette ouverture sur la rue est bouchée et où la pièce ne sert plus que d’annexe à la rotonde du complexe thermal ; l’installation contemporaine de banquettes semble alors plutôt indiquer des fonctions de salle de repos (Heres 1992, p. 80). Le lien de l’ensemble à l’accueil mercantile reste par conséquent passablement douteux. Sur ce programme, voir également Picard 1938.
212 Guarducci 1971, p. 222 ; Amalfitano – Camodeca – Medri 1990 p. 124-125.
213 NSc, 1958, p. 146, n. 360 a.
214 Guarducci 1971, p. 222.
215 Tib., 1, 7, 28. L’inscription présente une légère variante par rapport au vers originel, avec la transformation de Memphiten en Memphitam, qui voit la transposition de la déclinaison grecque en une forme plus latine, par inadvertance ou par méconnaissance.
216 Contra notamment les approches développées par J.R. Clarke et J. Toner selon qui les établissements d’accueil romains auraient vu se développer une culture strictement plébéienne, qui entendait se démarquer de celle de l’élite et même la tourner en dérision, comme le montrerait par exemple le cas des « Sette Sapienti » d’Ostie. Voir Courrier 2011 pour une analyse critique plus générale de ce postulat historiographique.
217 Citons, pour des établissements dotés d’aménagements de ce type, les cas pompéiens I 1, 6. 7. 8. 9 (CA1Pompéi1) ; I 2, 24.25.26 (CA1Pompéi3) ; I 11, 10.11.12 (CA1Pompéi5) ; le site de la Scène Nationale à Clermont-Ferrand (CA1Clermont- Ferrand), le complexe de Côme (CA2Côme). Voir Grossi 2011, p. 9.
Notes de fin
1 On ajoutera, pour les sources romanesques de langue grecque, le cas du philosophe Apollonios de Tyane, qui, de passage à Rome pour dispenser son savoir, séjourne dans un πανδοχεῖον situé près des portes de la ville (Philostr., VA, IV, 39).
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