Le mythe politique de la Sérénissime contre les hantises de théocratie. L’hétérodoxie vénitienne face à l’orthodoxie romaine au début de la crise de l’Interdit (1606-1607)
Texte intégral
1Les temps posttridentins ont soudainement assisté à l’impétueuse réassurance politique d’une papauté dont l’autorité avait pu sembler un temps ébranlée sous l’effet dévastateur de la diffusion des thèses adoptées par les réformateurs protestants. Au tournant des xvie et xviie siècles, les théologiens défenseurs du pontificat romain se rangent derrière la doctrine – pour la première fois formulée dans les célèbres Disputationes de controuersiis christianæ fidei (1586-1593) du jésuite Robert Bellarmin (1542-1621) – de la potestas indirecta du pape in rebus temporalibus, qui revendique pour le souverain pontife le droit d’intervenir au temporel pour autant que les intérêts du spirituel le requièrent1. D’un inquiétant projet de réaffirmation de la puissance du Saint-Siège a témoigné avec éclat la crise de l’Interdit vénitien (1606-1607)2, qui a été l’occasion d’une impressionnante polémique où s’est exprimé un antiromanisme catholique très virulent.
2Les causes ponctuelles du différend qui éclate un an après que le pape Paul V a accédé au trône de saint Pierre sont connues. Le 17 avril 1606, le nouveau pontife fulmine la Bulle Superioribus mensibus par quoi il excommunie le doge et le Sénat de la Sérénissime et impose au territoire de la république lagunaire le plus drastique des interdits ecclésiastiques. À l’origine de la sentence pontificale, l’adoption par la Seigneurie de trois lois qui allaient, d’après Paul V, à l’encontre de la liberté de l’Église : la première, du 23 mai 1602, réglait la question de la dévolution des biens immeubles autrefois ecclésiastiques et depuis détenus en emphytéose par des laïcs en tranchant l’épineux dilemme au détriment des gens d’Église dans le cas d’une extinction de la lignée directe de l’emphytéote ; la deuxième, du 10 janvier 1603, interdisait la construction d’édifices religieux, églises, monastères, hospices, sans l’expresse autorisation préalable du pouvoir séculier ; la troisième, du 26 mars 1605, limitait sévèrement la capacité des sujets vénitiens de faire des legs pieux et faisait prohibition d’aliéner perpétuellement des biens immeubles laïcs en faveur de personnes ecclésiastiques sans accord de la puissance lagunaire. Autre grief retenu par le souverain pontife à l’encontre des autorités vénitiennes, la bruyante incarcération, durant l’été 1605, de Scipione Saraceni, chanoine de Vicenza, accusé d’avoir rompu les sceaux publics apposés aux portes de la chancellerie de l’évêché vicentin, alors vacant, et surtout d’avoir poursuivi de ses indécentes assiduités une veuve de la noblesse du lieu, allant jusqu’à souiller sa porte d’excréments après que ses avances véhémentes ont été, et fort vaillamment, repoussées. Presque au même moment, le redouté Conseil des Dix se saisissait de la personne de Marcantonio Brandolin Valdemarin, abbé de Nervesa, à qui l’on reproche, entre autres, empoisonnement, homicide, inceste, parricide, escroqueries, stupre, viols et violences diverses. Assurément peu fréquentable, l’abbé entretient chez lui un prêtre sinistrement renommé pour ses pratiques de sorcellerie et ses vénéneuses compétences ; il fait régulièrement bastonner ses concitoyens quand ils ont le malheur de lui déplaire ; il entretient des relations charnelles avec sa propre sœur. Si la dignité ecclésiastique du chanoine et de l’abbé leur valait sans doute le droit de n’être déférés que devant un tribunal d’Église, la gravité des chefs d’inculpation, criminels ou relatifs à l’ordre public, pouvait sans contredit les qualifier pour une justice civile.
3Aux réclamations du pontife romain, qui exigeait du pouvoir lagunaire qu’il révoquât les trois lois de discorde et qu’il remît les deux prisonniers au magistrat ecclésiastique, la Sérénissime a opposé les obligations qui lui incombaient pour rester fidèle à un modèle politique devenu mythique3 – discours qui mêlait adroitement les principes d’un républicanisme d’origine florentine et la référence aux impératifs absolutistes de la moderne raison d’État4. D’origine désormais pluriséculaire, le mythe politique vénitien avait gagné en force au lendemain du désastre d’Agnadel, le 14 mai 1509 : les troupes de la Sérénissime avaient été sévèrement défaites par l’armée du roi de France Louis XII. Venise avait affronté ensuite une crise politique et institutionnelle dont le traumatisme allait perdurer pendant plusieurs décennies. Or, au grand étonnement des contemporains, les institutions vénitiennes avaient été capables de solidement résister aux vives turbulences engendrées par le conflit de la Ligue de Cambrai – stupéfiante résistance qui avait permis de présenter la Sérénissime comme un modèle exemplaire de buon governo et la seule incarnation historique encore du meilleur régime politique selon les théoriciens depuis Aristote, soit un État mixte, composant harmonieusement les avantages respectifs de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie. Dès lors, immédiate la reprise du mythe d’un modèle républicain indestructible et dont l’impavide solidité est soigneusement mise en relief dans deux textes capitaux qui participent pleinement à l’aménagement historique de ce que John Pocock a appelé « le moment machiavélien »5. Rédigé entre 1525 et 1527, le traité Della Repubblica dei Venetiani (1540) de Donato Giannotti (1492-1573) est œuvre d’un exilé florentin antimédicéen, ami de Machiavel, et qui a autrefois fréquenté les Orti Oricellari avant d’enseigner à l’Université de Pise6. Patriote, Giannotti n’est pas un admirateur inconditionnel de la rivale lagunaire ; en elle, il a seulement cru trouver l’enviable incarnation du régime mixte vanté par Aristote et Polybe, soit une solution terrestre dont pût s’inspirer Florence pour répondre aux défis posés par la crise qu’elle traversait. Écrit dans les années 1520 ou 1530, et assurément moins technique que le traité de Giannotti, le De magistratibus et Republica Venetorum de Gasparo Contarini (1483-1542) ne tente pas de brosser un tableau complet des institutions vénitiennes7 ; adoptant d’emblée le ton d’un panégyrique, Contarini insiste quant à lui sur l’exceptionnelle virtù développée par les citoyens de la Sérénissime dans le cadre d’une existence civile qui est active – suivant une exigence pour la première fois formulée par les humanistes civiques de Florence. Si différents soient-ils, Giannotti et Contarini ont chacun été poussés à leurs méditations par les événements qui ont suivi le conflit de la Ligue de Cambrai, secousse politique inaugurale sans quoi ne pouvait naître un mythe vénitien. En survivant à un désarroi militaire et institutionnel qui avait dû emporter sous le poids de ses décombres les conditions de son autonomie temporelle, Venise a administré la preuve de l’irréfragable perfection de sa constitution. Avec Contarini s’affirme pour la première fois le thème, fondamental chez les penseurs politiques du xvie siècle, d’une libertas Veneta tenue pour immarcescible8. Mythe dont la prégnance continue à s’affirmer au tournant des xvie et xviie siècles, alors même que la Sérénissime assiste au début de son déclin diplomatique. Dans ses Antiveneti rédigés pour défendre les positions de la papauté à l’occasion de la crise de l’Interdit, Tommaso Campanella (1568-1639) évoque une Venise « unica fenice, vergine sempre, libera sempre »9 – il décelait involontairement la vigueur renouvelée de deux éléments cruciaux dans la définition du mythe vénitien, soit la millénaire longévité d’institutions pérennes et la liberté originelle.
4Dès le début des contestations entre la papauté et les autorités lagunaires, le heurt entre deux libertés, l’ecclésiastique et la républicaine, et qui s’affirment également imprescriptibles, est frontal10. Le 17 avril 1606, la Bulle Superioribus mensibus conclut le processus de rupture initié six mois auparavant11. S’adressant aux gens d’Église, réguliers et séculiers, qui résident sur le territoire de la Sérénissime, Paul V rappelle d’abord que les récents décrets vénitiens comportent des dispositions qui répugnent à l’autorité du Saint-Siège et portent gravement atteinte à la liberté et à l’immunité ecclésiastiques, libertas ac immunitas ecclesiastica12. La suite du texte énumère les trois lois incriminées et s’indigne de l’arrestation du chanoine Saraceni et de l’abbé Brandolin. Pour le pontife romain, le doute n’est pas permis : les méfaits des gouvernants de la Sérénissime portent un grave préjudice à l’autorité pontificale, Sedis Apostolicæ ac nostræ auctoritati, aux privilèges des personnes ecclésiastiques, personarum ecclesiasticarum priuilegiis, et aux droits de l’Église, ecclesiarum iuribus ; ils détruisent même liberté et immunité ecclésiastiques, ipsam libertatem ac immunitatem ecclesiasticam13. Au doge et au Sénat vénitien, vingt-quatre jours sont accordés pour annuler leurs lois, libérer les deux ecclésiastiques incarcérés et promettre de s’abstenir de promulguer à l’avenir semblables décrets contre la liberté, l’immunité et la juridiction de l’Église et du Saint-Siège, contra libertatem, immunitatem et iurisdictionem ecclesiasticam ac nostram et Sedis Apostolicæ auctoritatem14. La Bulle Superioribus mensibus soulevait inlassablement la question de la libertas ecclesiastica, de quoi le pape restait le suprême garant ecclésial contre les empiétements du pouvoir civil.
5Face à l’orthodoxie ecclésiologique maintenue par le souverain pontificat, le pouvoir vénitien a aussitôt défendu les principes d’un républicanisme considéré comme non moins orthodoxe et que venaient justifier les composantes désormais caractéristiques du mythe politique de la Sérénissime. Adressée à l’ambassadeur vénitien à Rome, Agostino Nani, le 5 novembre 1605, une délibération du Sénat prise l’avant-veille, 3 novembre, est particulièrement éloquente. Alors que la rupture avec le Saint-Siège n’est pas encore à l’ordre du jour, le Sénat a appris avec stupéfaction que Paul V s’était plaint à Nani de l’arrestation du chanoine Saraceni et de la législation vénitienne relative à l’aliénation de biens laïcs en faveur de personnes ecclésiastiques. Étonnement d’autant plus grand que les dirigeants de la Sérénissime, est-il affirmé, n’ont jamais eu pour intention d’offenser le pape. Au contraire le souverain pontife ne craint-il pas, lui, de porter atteinte à la libre intégrité de la République : « Contra l’uso ordinario et in pregiuditio della libertà del nostro governo, si pretende che noi habbiamo a render conto delle deliberationi che fa la Republica per servitio del suo Stato et in beneficio de’ suoi sudditi15. » Les autorités républicaines n’ont jamais entendu empiéter sur la juridiction d’autrui, encore moins sur celle du Saint-Siège. Elles acceptent d’offrir au pape quelques explications, mais elles ne le font que par chrétienne considération puisqu’elles affirment en même temps « che né per termine di conscientia, né per alcuna sorte di obligo non dovemo render conto ad alcuno delle deliberationi che la Republica, nata et conservata sempre libera per gratia del Signor Dio, fa per solo benefitio del Stato suo et de’ suoi sudditi »16. Discours qui conjoint étroitement souveraineté républicaine, liberté originelle, bien public et droit divin – pour les Vénitiens comme pour les théologiens romains, il n’est manifestement de puissance que de Dieu. Le Sénat n’oublie naturellement pas d’invoquer les valeurs essentielles d’un pouvoir républicain qui se fonde sur une prudence proverbiale, une insigne piété, une vénérable maturité et le consciencieux respect des impératifs du buon governo – gouverner est d’abord conserver : « Le deliberationi che nascono dal Senato, ch’è Principe di inveterata prudentia et di altretanta pietà et religione, sono fatte sempre con gran maturità, et questa [legge] particolarmente [intorno alla alienatione delli beni laici] è stata fatta per termine di buon governo, et ha in sé somma honestà, poiché attende alla conservatione non meno de’ sudditi che della Republica istessa17. » Le Sénat le redit : par sa récente législation, il n’ordonne rien aux ecclésiastiques ; ses dispositions ne s’appliquent qu’à ses sujets laïcs et à leurs biens, sur lesquels il prétend détenir puissance et domination absolues, assoluta potestà et dominio. Quant à l’incarcération du chanoine Saraceni et de l’abbé Brandolin Valdemarin, les autorités lagunaires justifient leur geste par les nécessités de la raison d’État : « Quando non vi fusse un conseglio tale che reprimesse la insolenza di ecclesiastici nelli delitti enormi, si sovertirebbono li popoli, et se inquietarebbe il Stato quando fussero lasciati in libertà di fare tutto quello che li venisse voglia18. » Affirmation d’une autorité d’autant plus imprescriptible qu’elle est un don de Dieu : aux revendications romaines, le pouvoir vénitien opposait une souveraineté républicaine intangible.
6En d’autres termes, la cité lagunaire mêlait à son républicanisme traditionnel, et pour la défense duquel elle entendait lutter, des éléments d’absolutisme qui devaient – du moins l’espérait-on – lui valoir la bienveillance de monarques chrétiens peu soucieux de voir l’emprise de l’Espagne se consolider en péninsule italienne après un éventuel triomphe du Saint-Siège. Au lendemain de la fulmination de la Bulle Superioribus mensibus, le discours tenu par l’ambassadeur vénitien en France, Piero Priuli, lors d’une audience que lui a accordée le roi Henri IV est parfaitement clair. Le diplomate en rend compte le 9 mai 1606 dans une dépêche adressée à la Seigneurie19. Au roi de France, Priuli a remontré qu’il n’était pas possible de satisfaire aux demandes du pape « senza particolar danno della libertá et ragioni della Serenissima Republica ». Venise entend préserver ses libertés républicaines et sa souveraineté sans avoir, par ailleurs, l’ambition condamnable d’étendre le champ de sa domination : « [La Republica] ha per fine di venerare Sua Santitá come padre, sostentare li suoi popoli come buon principe, et esser stata ardente in conservare le sue giuridittioni, come non è punto ambitiosa di amplificarle, né avida ad usurpare quelle degli altri. » Se décrit, au contraire, et comme en négatif, le portrait du pape en mauvais prince désireux d’accroître indûment ses prérogatives au détriment de la santé du corps ecclésial. À l’égard de quoi les dirigeants vénitiens ne peuvent que répéter une doctrine visiblement vectrice d’absolutisme : « Oltre all’esser signori liberi et assoluti ne’ loro Stati, non conosc[o]no nel loro dominio altra superioritá che quella di Dio solo. » À son interlocuteur, Henri IV a manifesté bienveillance et compréhension, avouant qu’il considérait lui-même que les réclamations pontificales allaient trop loin.
7Les témoins directs du conflit ont naturellement suivi avec intérêt grandissant l’affrontement qui se déroulait sous leurs yeux entre deux conceptions chacune également absolutiste, l’une qui mettait en avant l’orthodoxie ecclésiologique d’une liberté ecclésiastique imprescriptible, et l’autre qui se prévalait du mythe politique vénitien pour sauvegarder les libertés républicaines. Observateur attentif des événements, Philippe Canaye de Fresnes (1551-1610)20, ambassadeur de France à Venise, a témoigné d’un choc par où Rome a acquis confirmation douloureuse de l’hétérodoxie d’une modernité politique qui s’abritait désormais derrière la récente raison d’État. Le 15 avril 1606, le diplomate rendait compte de la situation vénitienne à François d’Alincourt, son homologue en cour de Rome. Canaye de Fresnes relève que les dirigeants de la Sérénissime ont été extrêmement surpris par l’opiniâtreté du pontife romain et qu’ils estiment unanimement « ne pouvoir donner [à Sa Saincteté] le contentement qu’elle désire sans préjudicier grandement à leur souveraineté »21. L’ambassadeur a examiné les textes produits par les défenseurs du Saint-Siège, et son verdict est sans appel – la cause de la Sérénissime est celle de n’importe quel prince : « J’ai mis quelque peu le nez és écrits des docteurs canonistes, et advouë que si Sa Saincteté les croit, non seulement la condemnation de cette République est toute certaine, mais il faudra mesme abolir une bonne partie des ordonnances de nos Roys et apprendre une nouvelle jurisprudence à nos Parlemens ; mais qui joindra la prudence politique à l’estude des loix et des canons reconnoistra avec moy que ce seroit une entreprise bien haute de vouloir faire un monde nouveau et heurter toutes les couronnes de la Chrestienté22. » En vertu de quoi Canaye de Fresnes considérait que le plus prudent était d’attendre et de laisser la longueur de temps et la patience l’emporter sur l’impatience et l’emportement d’un pontife irréfléchi.
8Au fil des dépêches qu’il adresse à ses correspondants, et en particulier au souverain français, Canaye de Fresnes témoigne de l’expression conquérante d’un républicanisme de plus en plus intransigeant. Le 15 avril 1606, il informe Henri IV des justifications apportées par les Vénitiens aux lois incriminées par Paul V. Concernant l’interdiction d’édifier hospices, couvents et monastères sans autorisation préalable du Sénat, les autorités lagunaires invoquent fermement la sécurité de leur État : « Depuis peu, quelques malins esprits, voulans couvrir leurs mauvaises intentions du prétexte de dévotion, ont voulu introduire des religieux de pays estranges dans aucunes de leurs forteresses et leur y construire des monastères en lieux manifestement suspects et préjudiciables à la seureté desdites places23. » Au surplus, les dirigeants vénitiens n’entendent évidemment pas brider la dévotion de leurs populations ni manifester une quelconque hostilité à l’égard du pape – la mesure n’a été prise que par souci du bien public : « [Le Sénat] a voulu seulement pourveoir aux inconvéniens dont tout prince se doit garder, jugeant plus à propos de le faire par une loy générale que par deffences particulières, qu’il faudroit réitérer autant de fois qu’on voudroit attenter pareilles constructions24. » Quant à la prohibition d’aliéner des biens immeubles laïcs en faveur de personnes ecclésiastiques, il a été précisé que le Sénat ne souhaitait pas interdire à l’Église de plus rien acquérir à Venise, mais qu’il voulait seulement être averti en temps utile des acquisitions projetées pour pouvoir éventuellement s’y opposer « selon que le bien de l’Estat le comportera »25. Les autorités vénitiennes ont, semble-t-il, été prévenues par plusieurs villes de leur territoire que les terres commençaient à manquer pour supporter les charges fiscales que leur imposait la Dominante. La défense de la République impliquait que des décisions fussent prises : « Vérone et Bresce ont remonstré que l’Église continuant à tousjours acquérir sans jamais rien aliéner, elle ne tardera plus guère à dépouiller entièrement les autres Estats et demeurer seule dame de toute la terre, ce qui a meu le Sénat à faire le susdit règlement afin de conserver l’harmonie et proportion entre les membres du corps politique sans laquelle nul Estat ne peut subsister26. » Canaye de Fresnes suivait ici à la lettre les arguments proposés au Sénat par le servite Paolo Sarpi (1552-1623)27, nommé consulteur in iure de la Sérénissime en janvier 1606 et qui allait se faire le zélé pourfendeur des prétentions théocratiques du Saint-Siège au nom de l’intérêt républicain. La métaphore classique du corps politique surgissait opportunément pour rappeler que l’Église ne devait pas anéantir les ressources du bras séculier. Conception que confirmait un légalisme rigoureusement républicain : « Si tout père de famille peut deffendre l’aliénation de sa terre à son héritier, la République ne peut avoir moins d’authorité en cela qu’un particulier28. » Le Sénat a demandé à Canaye de Fresnes de se faire l’écho de ses raisons auprès d’Henri IV dans la mesure où, selon les Vénitiens, les revendications du pape « n’offencent pas seulement la souveraineté de la République, mais heurtent également tous les Estats et couronnes chrestiennes »29 – il s’agissait de s’attirer l’appui du roi de France en soulignant la communauté de cause qui devait l’unir à la Sérénissime contre le pontife romain. Inévitable, la précieuse mention d’une liberté originelle de la République, dépôt sacré pour la transmission duquel il faut lutter : « [Le Sénat] ne peut de moins faire que de se conserver en ses anciennes authoritéz et laisser sa liberté aussi entière à sa postérité comme il l’a receuë de ses prédécesseurs30. » La raison d’État se dressait contre les prétentions anachroniquement théocratiques du Saint-Siège – moderne Grégoire VII, Paul V voulait apparemment ressusciter le rêve médiéval d’une universelle domination de la papauté : « Le commun des sénateurs en parle si librement qu’ils disent en pleine place que le pape bute à se faire seul monarque souverain tant du temporel que du spirituel, et tous autres roys et princes, subalternes et relevans de luy31. » Dans la crise qui commençait, le combat mené au nom de la défense du républicanisme vénitien intéressait manifestement l’ensemble des souverains chrétiens.
9Que les partisans de la cause vénitienne aient aussitôt insisté sur la nécessité de préserver la mythique libertas Veneta, rien d’étonnant. L’argument répondait très exactement aux injonctions d’un pape qui prétendait s’en tenir à sauvegarder la libertas Ecclesiæ. Le 13 mai 1606, Canaye de Fresnes informe d’Alincourt, et en termes très significatifs, de la vanité de ses efforts pour apaiser les tensions entre la Sérénissime et le Saint-Siège : « Ces Seigneurs m’ont tousjours fait response que si le pape ne touchoit le fondement de leur Estat et liberté, il n’y a rien qu’ils fissent si volontiers que de luy complaire, mais tant qu’ils le voyent résolu à leur ruine, ils sont contraints, à leur grand regret, d’en venir où ils en sont venus, protestant néantmoins de n’avoir aucune prétention de troubler le repos public s’ils ne sont forcéz32. » Raison d’État et mythe politique de Venise sont ici conjoints pour justifier la pertinacité des autorités lagunaires. La Sérénissime n’oublie évidemment pas de régulièrement rappeler son immémoriale et superlative catholicité, désormais composante cruciale du mythe et qui permet de rejeter les soupçons d’hétérodoxie. Le 18 mai, Canaye de Fresnes fait savoir à Henri IV que lors de sa dernière audience, le doge lui a déclaré que « si le Pape ne touchoit les fondemens de leur Estat et ne leur demandoit chose qu’ils [les Vénitiens] ne luy peuvent accorder sans faire un Estat tout nouveau, ils se fussent efforcéz de luy donner satisfaction, mais qu’appercevant tant de mauvaise volonté en luy, ils ne peuvent de moins faire que de conserver la liberté et authorité qu’ils ont receuë de leurs ancestres par une si longue suite de siècles, sans toutesfois se départir aucunement de la vraye religion catholique, laquelle a tousjours flory en cette République, et sans troubler la paix de l’Italie33. » Position de quoi ne s’est pas écarté Piero Priuli. Le 23 mai, l’ambassadeur rend compte à la Seigneurie d’un entretien qu’il vient d’avoir avec Henri IV34. Priuli a expliqué au souverain que les dirigeants vénitiens avaient un but « pieno di zelo christiano » et que leur gouvernement « non poteva far di meno di persistere in difesa della libertá nella quale il Signore Dio l’haveva fatto nascere ». Certes, reconnaissait le diplomate, l’inflexibilité de la Seigneurie face à l’intransigeance du pape pouvait engendrer des effets extrêmement nuisibles à la Chrétienté, mais la faute en revenait au seul pontife romain, « poiché la natura et la ragione insegna la conservatione delle cose proprie ». Conservation par droit naturel – l’analyse dit l’indéniable légitimité, et l’orthodoxie indirectement, de la position adoptée par la Sérénissime dans son différend avec la papauté. Hétérodoxe, au contraire, et dangereuse à l’État l’ambition d’un pontife qui ne voulait manifestement pas se contenter « della auttoritá semplice pontificale, poiché, intromettendosi nelli governi delli príncipi, pretendeva quella superioritá temporale, la quale, sí come è impropria del suo ufficio, cosí non gli doveva essere permessa dal mondo, né con altri Stati ». Pour les Vénitiens, il y a, dans le geste de Paul V, une démesure déséquilibrante de Chrétienté, l’aveu à peine dissimulé d’une antichrétienne volonté de puissance. L’ambassadeur répétait encore que la cause de la Sérénissime était celle de tous les princes : si, en effet, le souverain pontife l’emportait sur les Vénitiens, « resterá diminuita l’auttoritá d’ogni principe et sará norma, per l’avvenire, la providenza nelli Stati, perché, essendo privati della auttoritá delli sudditi et della sopraintendenza nelli beni de’ particolari, resterá senza anima la forza del governo, essempio di tanto pregiuditio et danno che conviene quella prudentia de’ savi príncipi pensare ad impedire il progresso a cosí grande abbuso ». L’appétence absolutiste de l’État moderne ne pouvait que contrevenir aux nostalgies théocratiques d’une papauté qui, insensible au passage du temps, regardait obstinément vers un passé d’âge d’or.
10Alors que la rupture est consommée, le pouvoir lagunaire doit plus que jamais insister sur sa volonté de demeurer en catholicité. Sensible – peut-être excessivement – aux arguments des Vénitiens, Canaye de Fresnes s’indigne, dans une lettre à d’Alincourt du 27 mai, d’une excommunication « donnée si précipitamment contre une République si catholique, si dévote au Sainct-Siège, et qui ne peut estre accusée d’avoir usurpé chose quelconque sur les droicts de l’Église »35. Le diplomate français estime que, faute d’abandonner sa rigueur, le pape prend le risque, assurément exorbitant, de perdre « l’un des plus beaux et utiles membres de l’Église catholique »36. De fait, Canaye de Fresnes ne cachait pas à Henri IV, dans une missive du 29 mai, que les Vénitiens étaient décidés à ne pas céder aux injonctions du souverain pontife : « S’il ne révoque luy-mesme son excommunication, cette République ne se departira jamais de la résolution qu’elle a prinse de couler plustost en l’estat présent tout le temps de ce pape, quelque long qu’il puisse estre, que de faire bresche à sa liberté et conservation37. » L’attitude bienveillante du roi de France, qui a prié Paul V d’accepter de suspendre temporairement ses censures pour que pussent commencer des négociations, n’a pourtant pas entamé l’obstination de la Sérénissime. Le 2 juin, Canaye de Fresnes ne laisse que peu d’espoir à Henri IV : « Quant à ce que j’avois proposé, que la République lève aussi et révoque ses ordonnances, [il m’a été répondu] que ce seroit luy oster entièrement sa souveraineté, la conservation de laquelle elle s’asseure estre trop chère à Vostre Majesté pour la presser ou requérir de chose qui la puisse préjudicier38. » Invocation significative, derechef, du principe moderne de souveraineté. Au diplomate français, le Sénat n’a pas manqué de remontrer qu’il était illusoire de vouloir de lui qu’il mît à mal l’héritage qui lui avait été transmis – les gouvernants vénitiens estiment ne pouvoir toucher à aucune de leurs décisions, à moins de vouloir « entièrement altérer l’estat auquel la République s’est conservée depuis douze siècles »39. Si le pape se veut le garant du dépôt de la foi et l’intègre caution d’une tradition religieuse ininterrompue, Venise ne s’en pose pas moins comme gardien d’une transmission inaltérée de son mythe politique originel – à charge, donc, pour le Sénat d’en assurer la conservation : « Le Sénat supplie Vostre Majesté d’avoir tousjours en recommandation le droict d’un prince inquiété et troublé sans cause légitime et considérer que le pape, quoy qu’il die et proteste de paroles du contraire, si est-ce qu’en effect il entreprend manifestement sur la souveraineté temporelle des princes, voulant astraindre la République à recevoir de sa grâce et de son bénéfice ce qui luy appartient de son plein droict comme à tous autres princes souverains40. » La cité lagunaire entendait mettre le roi de France de son côté en se présentant comme un rempart contre le projet pontifical d’un asservissement concerté des potentats chrétiens.
11La stratégie ne pouvait être efficace sans que fût constatée une orthodoxie catholique patente des Vénitiens. Dès la rupture des relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la Sérénissime41, le Sénat s’est employé à couper court aux accusations d’hérésie – précieux, encore une fois, le témoignage de Canaye de Fresnes : « Cette République veut que tout le monde cognoisse […] qu’elle est si ferme et constante en la religion catholique que les injures qu’elle reçoit de Sa Saincteté ne la pousseront jamais à se départir du respect et obéïssance deuë au Sainct-Siege, ainsi que ce Prince me l’a par plusieurs fois protesté en termes si exprèz qu’il seroit à désirer qu’ils peussent estre ouys de tous ceux qui prennent occasion de ce différend de dire que l’authorité pontificale soit aujourd’huy en dispute entre les catholiques42. » Protestations d’autant plus nécessaires que commence à se développer en juin 1606 une controverse imprimée particulièrement imposante entre les défenseurs des deux parties. Les autorités vénitiennes prennent soin de séparer dans le conflit les dimensions religieuse et politique : « Les derniers mots que j’ay eus du Sénat sont qu’en ce qui concerne la spiritualité et la religion, il se prosternera tousjours devant le pape et luy rendra toute obéissance, mais qu’il ne peut moins faire que de maintenir aussi l’authorité qu’il a receue de Dieu és choses temporelles43. » Le Sénat a d’ailleurs appris avec colère que le pape menaçait de faire citer le doge devant le Saint-Office pour hérésie – de quoi Canaye de Fresnes ne prévoit rien de bon tant est grande la susceptibilité des dirigeants lagunaires : « Il n’y a nul doute que si Sa Saincteté en vient là, elle ne voye le lendemain les armes de cette République dans son Estat et soit par cette porte-là ou par quelqu’autre, il est impossible que ce schisme ne soit suivy d’un très grand désordre, auquel nul n’a tant à perdre que celuy qui est responsable du salut des âmes44. » En d’autres termes, au lieu de protéger la foi, le pape même la mettait en péril par des décisions précipitées et irréfléchies. Terrible de lucidité, le constat tiré par Canaye de Fresnes dans une missive du 2 juin à Louis Le Fèvre de Caumartin, son homologue auprès des cantons suisses : « Et combien la docte Compagnie des Jésuites soit d’autre advis et deffende cette Bulle comme ouvrage du Sainct Esprit, si ne me puis-je persuader que le Sainct Esprit mette la main à chose où il y a tant à redire et qui importe si peu au bien de la foy catholique45. » Oublieux de sa mission première, le souverain pontife semait le trouble en catholicité et utilisait les armes spirituelles pour servir ses intérêts temporels.
12Il y a eu très rapidement concurrence d’orthodoxies entre l’autorité romaine et le pouvoir lagunaire. Le pape pouvait certes se prévaloir de son magistère suréminent dans l’Église, mais la Sérénissime persistait à justifier sa résistance aux revendications pontificales par le recours à un mythe politique désormais instrumentalisé pour valider le caractère orthodoxe de ses choix diplomatiques. Dans une lettre à d’Alincourt du 3 juin, Canaye de Fresnes rappelait que l’attitude inflexible des dirigeants vénitiens procédait du seul souci du bien de l’État : « Cette République dit qu’elle ne peut révocquer ny suspendre ses ordonnances qu’elle ne fasse préjudice à sa souveraineté temporelle, sur laquelle le pape n’a que voir, estant certain que le prince qui n’a pouvoir de faire les loix et ordonnances nécessaires pour le bien et la conservation de son Estat ou qui est contrainct d’en passer par l’advis d’autruy ne peut estre appelé souverain46. » Soucieux de ne donner au pape aucun prétexte pour légitimer son animosité, le gouvernement lagunaire a suspendu la publication de plusieurs ouvrages rédigés pour sa défense. Les prévisions de Canaye de Fresnes restent quand même largement pessimistes : « Il court icy un bruit lourd que Sa Saincteté fait informer de la vie et mœurs du prince de cette République, prétendant qu’il soit suspect d’hérésie ; si cela se vérifie, il n’en faut pas d’avantage pour remplir l’Italie de feu et de sang47. » À suivre le diplomate, il ne faut pas espérer que la Sérénissime révoque jamais les lois incriminées. Les Vénitiens sont si persuadés de la nullité de la sentence d’excommunication rendue par Paul V à leur encontre qu’ils n’envisagent même pas d’en demander absolution – ils sont toutefois disposés à un accommodement, « pourveu que ce soit sans toucher au fondement de leur Estat et liberté, car de cela ils n’en peuvent gratifier personne »48. Même fermeté était démontrée en France par Piero Priuli, qui cherchait à éviter les pièges que lui tendait le nonce Maffeo Barberini49. Dans une dépêche à la Seigneurie du 6 juin, le diplomate rendait compte de sa dernière audience auprès de Villeroy, secrétaire d’État des affaires étrangères du roi Henri IV50. Priuli a encore insisté sur la nécessité dans laquelle se trouvait Venise de défendre les libertés républicaines – la cause était d’intérêt commun aux princes de la Chrétienté : « Gli dissi che ero stato a render gratie a Sua Maestá delli favori che la Serenitá vostra riceveva da Essa, movendosi […] per conoscere le giuste ragioni [della Serenissima Republica], le quali gli fanno conservare costantemente la libertá del suo Stato. Il che, se non havesse fatto, et non facesse, sarebbe, oltre il proprio danno, di cattivo essempio agl’altri príncipi, poiché la causa si può dir commune, pretendendo al presente il Pontefice, con la Serenitá vostra sola, quello che, col tempo, vorrá pretendere con tutti gl’altri. » L’ambassadeur vénitien a soigneusement fait porter la responsabilité du différend sur le seul souverain pontife – quant à l’obstination de la Sérénissime, nul ne pouvait lui en tenir rigueur : « [Gli risposi che] la Serenitá vostra haveva dati quegli ordini che si convenivano, come principe prudentissimo, per la sicurezza del suo Stato, et quanto al non passar piú innanti, questo dipendeva dalle attioni del Pontefice, non essendo conveniente che, trattandosi di materie temporali, la Serenitá vostra si lascii opprimere dalla auttoritá del Papa, essendo le Signorie vostre Eccellentissime nate libere et col comando assoluto ne’ loro Stati. » L’antique libertas Veneta exigeait que la puissance du gouvernement lagunaire fût absolue sur son territoire, et la papauté n’était pas fondée à prétendre le contraire.
13Le pouvoir républicain avait pris ses décisions en suivant les maximes qui participaient au corps de doctrine de la moderne raison d’État et qui devaient être les mêmes pour chaque prince, y compris le pape. D’où la stupéfaction ressentie par les contemporains devant l’intransigeance du Saint-Siège. Le 10 juin, Canaye de Fresnes confiait à d’Alincourt son profond étonnement : « Le préjudice que cette excommunication apporte à l’authorité pontificale est si manifeste qu’il n’y a personne si aveugle qui ne le voye. Le bien qu’on en peut promettre à Sa Saincteté est fort doubteux […]. Je ne sçay donc quelle prudence il y a d’affectionner tant une procédure qui apporte une perte si présente et évidente pour l’espérance d’un advantage fort douteux et incertain51. » La suite du propos montrait à quel point Canaye de Fresnes était désormais imbu d’un mythe politique vénitien qui semblait correspondre à ses intimes convictions gallicanes – elle signifiait aussi la prise de conscience d’une modernité politique à quoi se heurtait une papauté dont les conceptions paraissaient se périmer inexorablement : « Vouloir contraindre une République si ancienne et si puissante que cette-cy de révoquer ses loix faites avec meure déliberation et à la requeste de ses principales villes pour le bien de son Estat, croyez-moy, Monsieur, que c’est une haute entreprinse et qui est plus aisée à soustenir aux escoles de droict canon qu’à y faire condescendre les princes souverains52. » Les princes souverains : l’expression dit, dans la fébrile cursivité de la dépêche, l’émergence d’une nouvelle réalité dont le Saint-Siège peine apparemment à prendre la mesure. Le souvenir angoissant d’Agnadel resurgit soudainement le 28 juin au détour d’une dépêche de Canaye de Fresnes à Henri IV, mais il est clair que les Vénitiens sont enfin parvenus à l’exorciser : « [Ce Sénat] veut bien qu’on croye que quand le Pape viendroit à bout de faire une autre ligue de Cambray, ils deffendront leur liberté jusques à l’extrémité et y employeront le verd et le sec53. » À force d’exigences, et démesurées, le pape est devenu péril de Chrétienté. L’obstination vénitienne se nourrit de la hantise du spectre d’Agnadel, mais aussi de rumeurs insistantes qui présentent Paul V en pontife furieux et si forcené qu’il dédaigne désormais le bien de l’Église : « Il se dit icy que [Sa Sainteté] a permis qu’il se soit tenu des discours en sa présence si extravagants et si préjudiciables à toutes les couronnes chrestiennes que quand elle les auroit toutes subjuguées à force d’armes, elle ne pourroit plus insolemment triompher de leur submission54. » À l’orthodoxie de la raison d’État vénitienne est prévisiblement opposée l’hétérodoxie chrétienne d’un pape qui, pour assurer la réalisation de ses desseins temporels impies, finit par méconnaître les Saintes Écritures – terrible, la conclusion tirée par le doge, dont Canaye de Fresnes rapporte les récents et expressifs propos à Henri IV dans une missive du 30 juin 1606 : « [Si le pape] prétend de pouvoir augmenter la majesté que les princes souverains recognoissent tenir immédiatement de la grâce de Dieu, il faut par nécessité qu’il prétende aussi avoir en ses thrésors la source de ladite authorité temporelle, chose néantmoins manifestement répugnante à la parole de Dieu, à la doctrine des Saincts Pères et aux escrits mesmes de ceux qui ont de nostre temps catholiquement escrit de la puissance papale, et du cardinal Bellarmin entr’autres55. » Paul V était renvoyé à un jugement unanime de la catholicité dont la Sérénissime tenait qu’elle ne devait rien craindre puisqu’elle avait respecté ses devoirs de fidèle chrétien.
14L’argumentaire était solidement en place dont les gouvernants vénitiens ne devaient plus démordre durant l’année au cours de laquelle s’est déroulé le conflit de l’Interdit. Alors qu’à ses débuts balbutiants, le mythe politique de Venise avait été dominé par l’idée que la Sérénissime était l’incarnation parfaite du governo misto et d’une république aristocratique, il semble qu’au début du xviie siècle, le discours mythique vénitien franchit une nouvelle étape : Venise proclame désormais à la face du monde la perpétuité de sa domination, l’inaltérabilité de son institut originel à travers les pires épreuves, d’Agnadel jusqu’à l’Interdit, et finalement sa catholicité indéfectible, au même titre que le Très-Chrétien. Contre le magistère romain, la Sérénissime affirme que la raison d’État est validation assurée de l’orthodoxie des décisions prises par l’autorité politique souveraine – à Paolo Sarpi, le soin, au beau milieu de la crise de 1606-1607, de revendiquer explicitement une infaillibilité du prince en matières temporelles, de la même manière que le pape prétend être infaillible ratione fidei et morum. À bien des égards, l’Interdit a renforcé la prégnance d’un mythe politique vénitien désormais assimilé aussi à son opposition à Rome. De quoi allait rapidement témoigner le célèbre, mais anonyme, Squittinio della libertá veneziana (1612), qui n’a pas hésité à s’en prendre à l’un des aspects les plus aigus du mythe vénitien, soit la prétendue liberté civile d’immémoriale origine. Cinq ans après la conclusion de l’Interdit, le livre dénonçait à Venise l’application sans vergogne d’une raison d’État dénaturée, simulacra imperii seu libertatis, et camouflée sous le visage séduisant d’un règne d’avenant mensonge : défaite sur le plan diplomatique, la papauté tentait laborieusement, et d’ailleurs vainement, de prendre une revanche doctrinale.
Notes de bas de page
1 Sur l’ecclésiologie de Bellarmin, voir J. de La Servière, La théologie de Bellarmin, Paris, 1909, Fr. X. Arnold, Die Staatslehre des Kardinals Bellarmin. Ein Beitrag zur Rechts- und Staatsphilosophie des konfessionellen Zeitalters, Munich, 1934, et, plus récemment, Fr. Motta, Bellarmino. Una teologia politica della Controriforma, Brescia, 2005, et S. Tutino, Empire of Souls. Robert Bellarmine and the Christian Commonwealth, Oxford, 2010. On se permet également de renvoyer à S. De Franceschi, L’autorité pontificale face au legs de l’antiromanisme catholique et régaliste des Lumières : réminiscences doctrinales de Bellarmin et de Suárez dans la théologie politique et l’ecclésiologie catholiques de la mi-xviiie siècle à la mi-xixe siècle, dans Archivum Historiæ Pontificiæ, 38, 2000, p. 119-163, id., Le pouvoir indirect du pape au temporel et l’antiromanisme catholique des âges pré-infaillibiliste et infaillibiliste : références doctrinales à Bellarmin et à Suárez dans la théologie politique et l’ecclésiologie catholiques du début du xixe siècle à la mi-xxe siècle, dans Revue d’Histoire de l’Église de France, t. 88, 2002, p. 103-149, et id., Le modèle jésuite du prince chrétien. À propos du De officio principis Christiani de Bellarmin, xviie siècle, lix/4, 2007, p. 713-728.
2 Sur l’Interdit vénitien et ses échos en Europe, on se permet de renvoyer à S. De Franceschi, Raison d’État et raison d’Église. La France et l’Interdit vénitien (1606-1607) : aspects diplomatiques et doctrinaux, Paris, 2009, et id., La crise théologico-politique du premier âge baroque. Antiromanisme doctrinal, pouvoir pastoral et raison du prince : le Saint-Siège face au prisme français (1607-1627), Rome, 2009.
3 Sur le mythe politique de Venise, outre l’étude de J. Beneyto, Fortuna de Venecia. Historia de una fama política, Madrid, 1947, voir les travaux fondamentaux de G. Fasoli, Nascita di un mito, dans Studi storici in onore di Gioacchino Volpe per il suo 80° compleanno, 2 vol., Florence, 1958, t. ier, p. 445-479, repris dans ead., Scritti di storia medievale, éd. F. Bocchi, A. Carile, et A. I. Pini, Bologne, 1974, p. 445-472, et de Fr. Gaeta, Alcune considerazioni sul mito di Venezia, dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 23, 1961, p. 58-75. Consulter aussi R. Pecchioli, Il mito di Venezia e la crisi fiorentina del ’500, dans Studi storici, 3, 1962, p. 451-492, repris dans id., Dal mito di Venezia all’ideologia americana. Itinerari e modelli della storiografia sul repubblicanesimo dell’età moderna, Venise, 1983, p. 17-73. Pour une présentation iconographique, voir D. Rosand, Venezia figurata : the Iconography of a Myth, dans Interpretazioni veneziane. Studi di storia dell’arte in onore di Michelangelo Muraro, Venise, 1984, p. 177-196, et id., Myths of Venice. The Figuration of a State, Chapel Hill (N. C.), 2001. Sur l’évolution du mythe au xvie siècle, consulter B. Marx, Venedig altera Roma. Transformationen eines Mythos, dans Quellen und Forschungen aus Italienischen Archiven und Bibliotheken, 60, 1980, p. 325-373, id., Il mito di Venezia nel primo Cinquecento, dans A. Buck et B. Guthmüller (dir.), La città italiana del Rinascimento fra utopia e realtà, Venise, 1984, p. 137-163, et M. Zanetto, Mito di Venezia ed antimito negli scritti del Seicento veneziano, Venise, 1991.
4 Sur le républicanisme vénitien, voir W. J. Bouwsma, Venice and the Defense of Republican Liberty. Renaissance Values in the Age of the Counter Reformation, Berkeley-Los Angeles, 1984 (11968). Pour une première approche – encore discutée – du républicanisme florentin, voir H. Baron, The Crisis of the Early Italian Renaissance. Civic Humanism and Republican Liberty in an Age of Classicism and Tyranny, Princeton, 1966 (11955). Pour un bilan historiographique, consulter J. Hankins (dir.), Renaissance Civic Humanism. Reappraisals and Reflexions, Cambridge, 2000. Sur l’histoire des doctrines de la raison d’État, voir un récent état des lieux dans L. Catteeuw (dir.), Réalisme et mythologie de la raison d’État, Revue de synthèse, 1. Une question de mémoire historique, cxxx/2, 2009, et 2. Des combats pour l’histoire, cxxx/3, 2009.
5 J. G. A. Pocock, The Machiavelian Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, 1975, Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, trad. française, Paris, 1997, « Giannotti et Contarini. Venise comme concept et comme Mythe », p. 271-324.
6 D. Giannotti, Della Republica de’ Viniziani, Rome, 1540, repris dans id., Opere, éd. F. Diaz, 2 vol., Milan, 1974, t. ier, Opere politiche, p. 27-151. Pour une mise en contexte florentine de l’œuvre de Giannotti, consulter G. Cadoni, Crisi della mediazione politica e conflitti sociali. Niccolò Machiavelli, Francesco Guicciardini e Donato Giannotti di fronte al tramonto della Florentina Libertas, Rome, 1994.
7 Sur Gasparo Contarini, voir G. Fragnito, Cultura umanistica e riforma religiosa : il De officio boni uiri ac probi episcopi di Gasparo Contarini, dans Studi Veneziani, 2, 1969, p. 75-189, J. B. Ross, Gasparo Contarini and his friends, dans Studies in the Renaissance, 17, 1970, p. 192-232 et id., The emergence of Gasparo Contarini : a bibliographical essay, dans Church History, 31, 1972, p. 1-24. Sur la pensée politique de Contarini, voir F. Gilbert, The date of the composition of Contarini’s and Giannotti’s books on Venice, dans Studies in the Renaissance, Renaissance Quarterly, 14, 1967, p. 172-184, id., Religion and politics in the thought of Gasparo Contarini, dans Action and conviction in early modern Europe. Essays in memory of E. H. Harbison, éd. T. K. Raab et J. E. Seigel, Princeton, 1969, p. 90-116, G. Fragnito, Aspetti della censura ecclesiastica nell’Europa della Controriforma : l’edizione parigina delle opere di Gasparo Contarini, dans Rivista di storia e letteratura religiosa, 21, 1985, p. 3-48, ead., Gasparo Contarini. Un magistrato veneziano al servizio della cristianità, Florence, 1988, et E. G. Gleason, Gasparo Contarini : Venice, Rome and Reform, Los Angeles-Berkeley, 1993. Voir aussi Fr. Cavazzana Romanelli (dir.), Gasparo Contarini e il suo tempo. Atti del convegno, Venezia 1-3 marzo 1985, Venise, 1988.
8 Voir J.-L. Fournel, Le modèle politique vénitien. Notes sur la constitution d’un mythe, dans Théories de la libre république du Quattrocento aux Lumières, Revue de synthèse, cxviii/2-3, 1997, p. 207-219.
9 T. Campanella, Antiveneti, éd. L. Firpo, Florence, 1945, p. 13.
10 On se permet de renvoyer à S. De Franceschi, Antiromanisme catholique et liberté ecclésiastique. La question de la libertas ecclesiastica au temps de l’Interdit vénitien (1606-1607), dans S.-M. Morgain (dir.), Libertas Ecclesiæ. Esquisse d’une généalogie (1650-1800), Paris, 2010, p. 113-133.
11 Bulle Superioribus mensibus, Rome, 17 avril 1606, asv [Archivio Segreto Vaticano], ss [Segreteria di Stato] Venezia 36, f° 219 r°-223 r°.
12 Ibid., f° 219 r° : « Ducem et Senatum Reipublicæ Venetorum in eorum consiliis, plura et diuersa decreta, tum Sedis Apostolicæ auctoritati et Ecclesiasticæ libertati ac immunitati contraria, tum generalibus Conciliis et sacris Canonibus, necnon Romanorum Pontificum constitutionibus repugnantia statuisse. »
13 Ibid., f° 219 v°.
14 Ibid., f° 220 v°.
15 Cité dans G. Capasso, Fra Paolo Sarpi e l’Interdetto di Venezia, Florence, 1880, p. iii-iv.
16 Cité ibid., p. iv.
17 Cité ibid., p. iv.
18 Cité ibid., p. vi.
19 Priuli à la Seigneurie, Paris, 9 mai 1606, BNF (Bibliothèque nationale de France), Italien 1755, f°23r°-26r°.
20 Sur Canaye de Fresnes, voir Th. Wanegffelen, Ni Rome ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au xvie siècle, Paris, 1997, « Le choix de Philippe Canaye, sieur de Fresnes : confessionnel ou religieux ? », p. 446-450, et surtout G. Cozzi, Paolo Sarpi tra il cattolico Philippe Canaye de Fresnes e il calvinista Isaac Casaubon, dans Bollettino dell’Istituto di Storia della Società e dello Stato veneziano, 1, 1959, p. 27-154, repris dans id., Paolo Sarpi tra Venezia e l’Europa, Turin, 1979, p. 3-133. On se permet de renvoyer également à S. De Franceschi, La diplomatie henricienne et les ambitions françaises de suprématie temporelle sur la république chrétienne. L’idée de Chrétienté dans la correspondance diplomatique de Philippe Canaye de Fresnes, ambassadeur de France à Venise pendant l’Interdit (1606-1607), dans Histoire, Économie et Société. Époques moderne et contemporaine, xxiii/4, 2004, p. 551-585, et id., Les valeurs de l’honnête négociation. Prudence et imprudences diplomatiques au temps de l’Interdit vénitien (1606-1607), dans Revue d’histoire diplomatique, 2008/3, p. 193-221.
21 Canaye de Fresnes à d’Alincourt, Venise, 15 avril 1606, dans Ph. Canaye de Fresnes, Lettres et ambassade, 3 vol., Paris, 1635-1636, t. iii, Où il est traité particulièrement du différend du Pape Paul V avec la République de Venise, de l’ordre que l’on a tenu au procédé de cet affaire, et de tout le traité jusques à l’accommodement, Paris, 1636, p. 1.
22 Ibid., p. 2-3.
23 Canaye de Fresnes à Henri IV, Venise, 15 avril 1606, ibid., p. 6.
24 Ibid., p. 6.
25 Ibid., p. 6.
26 Ibid., p. 7.
27 Sur Sarpi, voir F. Chabod, La politica di Paolo Sarpi, Rome, 1952, D. Wootton, Paolo Sarpi. Between Renaissance and Enlightenment, Cambridge, 1983, V. Frajese, Sarpi scettico. Stato e Chiesa a Venezia tra cinque e seicento, Bologne, 1994, et Paolo Sarpi. Politique et religion en Europe, éd. M. Viallon, Paris, 2010. On se permet également de renvoyer à S. De Franceschi, Paolo Sarpi et Fulgenzio Micanzio. L’extrémisme catholique antiromain du début du xviie siècle, dans S. De Franceschi (dir.), Antiromanisme doctrinal et romanité ecclésiale dans le catholicisme posttridentin (xvie-xxe siècles). Actes de la journée d’études de Lyon (30 novembre 2007), Chrétiens et Sociétés, Documents et mémoires, 7, Lyon, 2009, p. 45-71, et id., Romanité et universalité de la communauté ecclésiale. Le débat catholique sur les caractères de la véritable Église au temps de Paolo Sarpi, dans Paolo Sarpi. Politique et religion en Europe, cit., p. 105-138.
28 Canaye de Fresnes à Henri IV, Venise, 15 avril 1606, dans Ph. Canaye de Fresnes, op. cit., t. iii, p. 7.
29 Ibid., p. 8.
30 Ibid., p. 8.
31 Ibid., p. 8.
32 Canaye de Fresnes à d’Alincourt, Venise, 13 mai 1606, ibid., p. 32.
33 Canaye de Fresnes à Henri IV, Venise, 18 mai 1606, ibid., p. 36.
34 Priuli à la Seigneurie, Paris, 23 mai 1606, bnf, Italien 1755, f°27r°-29r°.
35 Canaye de Fresnes à d’Alincourt, Venise, 27 mai 1606, dans Ph. Canaye de Fresnes, op. cit., t. iii, p. 49.
36 Ibid., p. 49.
37 Canaye de Fresnes à Henri IV, Venise, 29 mai 1606, ibid., p. 54.
38 Canaye de Fresnes à Henri IV, Venise, 2 juin 1606, ibid., p. 60.
39 Ibid., p. 60.
40 Ibid., p. 61.
41 Sur la rupture entre Venise et la papauté, on se permet de renvoyer à S. De Franceschi, De l’incident à la crise : les débuts du conflit de l’Interdit vénitien (1605-1606), dans L. Bély et G. Poumarède (dir.), L’incident diplomatique, xvie-xviiie siècle, Paris, 2010, p. 151-167.
42 Canaye de Fresnes à Henri IV, Venise, 2 juin 1606, dans Ph. Canaye de Fresnes, op. cit., t. iii, p. 61.
43 Ibid., p. 61.
44 Ibid., p. 62.
45 Canaye de Fresnes à Caumartin, Venise, 2 juin 1606, ibid., p. 66.
46 Canaye de Fresnes à d’Alincourt, Venise, 3 juin 1606, ibid., p. 67.
47 Ibid., p. 68.
48 Ibid., p. 69.
49 Sur l’affrontement qui oppose Priuli à la nonciature de France, voir S. De Franceschi, La difficile négociation de la neutralité. Les entretiens d’Henri IV avec Piero Priuli, ambassadeur de Venise, et Maffeo Barberini, nonce en France, au début de l’Interdit vénitien (1606), dans S. Andretta, S. Péquignot, M.-K. Schaub, J.-Cl. Waquet et Ch. Windler (dir.), Paroles de négociateurs. L’entretien dans la pratique diplomatique de la fin du Moyen Âge à la fin du xixe siècle, Rome, 2010, p. 173-191.
50 Priuli à la Seigneurie, Paris, 6 juin 1606, bnf, Italien 1755, f°36r°-38v°.
51 Canaye de Fresnes à d’Alincourt, Venise, 10 juin 1606, dans Ph. Canaye de Fresnes, op. cit., t. iii, p. 70.
52 Ibid., p. 71.
53 Canaye de Fresnes à Henri IV, Venise, 28 juin 1606, ibid., p. 87.
54 Ibid., p. 88-89.
55 Canaye de Fresnes à Henri IV, Venise, 30 juin 1606, ibid., p. 99-100.
Auteur
École pratique des hautes études, Paris - sylvio.de-franceschi@laposte.net
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