Introduction
Texte intégral
1Le catholicisme d’Ancien Régime a volontiers affirmé son unité face aux Églises issues de la Réforme. Cet argument de controverse est présent dès les débuts de la crise religieuse du XVIe siècle et reste un des thèmes favoris de l’apologétique catholique. Il ne peut cacher cependant la diversité profonde de l’Église catholique au XVIe et au XVIIe siècles, diversité institutionnelle, ecclésiologique et même dogmatique. Le présent volume rend compte d’un programme de recherche centré sur cette diversité entre France et Italie. Il contribue ainsi à combler un relatif retard des études d’histoire religieuse comparée entre les deux pays pour la période qui nous intéresse, histoire comparée d’autant plus riche que la situation du catholicisme est alors vraiment très différente dans les deux pays, notamment en raison du poids fort inégal que la papauté y représente : essentielle en Italie, elle est une référence beaucoup plus lointaine et surtout beaucoup moins révérée dans la France gallicane. Cette différence fondamentale a eu des conséquences historiographiques évidentes entre des historiens italiens très – trop ? – focalisés sur Rome et des historiens français peu – pas assez ? – sensibles au rôle du centre romain, même si de part et d’autres des Alpes des travaux récents tendent à faire évoluer ces traditions intellectuelles. À la suite du colloque de 2005 sur la Réforme en France et en Italie, publié dans la même collection1, ce programme de recherche soutenu par l’École française de Rome, l’Università degli studi di Parma et le Centre Roland Mousnier de l’Université Paris-Sorbonne a réuni donc à plusieurs reprises des spécialistes français et italiens autour de ce catholicisme pluriel et le plus souvent conflictuel, qui sait cependant trouver les moyens de régulations internes pour contenir les conflits et éviter toute rupture majeure : les nombreuses crises entre l’Église romaine et la France n’aboutissent jamais à un basculement de l’Église gallicane dans le camp protestant, ou même à une soustraction d’obédience. Et si Rome condamne volontiers des prises de position françaises – qu’elles viennent du roi, du parlement, des évêques, de la faculté de théologie, ou de simples particuliers –, la papauté sait toujours éviter l’escalade qui pourrait mener au schisme.
2Il y a dans les antagonismes doctrinaux de ce catholicisme pluriel une large part d’héritages des querelles de la période précédente, notamment autour de la question ecclésiologique : le conciliarisme français reste bien vivant même s’il ne se traduit plus par la réunion effective d’un concile comme à Pise en 1511. Et il reste vigilant devant les affirmations de l’absolutisme pontifical, renforcé par le courant intransigeant qui le confond avec la lutte contre la nouvelle hérésie. Les héritages se confrontent cependant au cadre nouveau de l’éclatement de la chrétienté, des évolutions propres aussi à la papauté comme à l’Église gallicane. La création de la congrégation du Saint-Office est bien sûr un événement majeur, car si la France ne reconnaît pas sa juridiction, elle doit compter avec sa puissance à Rome. En France, il n’y a aucune révolution institutionnelle similaire, mais le rôle renforcé du Parlement et l’idéologie nouvelle de la souveraineté qui naît dans l’ambiance intellectuelle parlementaire fournit une assisse forte aux prétentions du gallicanisme parlementaire. Le jeu institutionnel complexe qui s’instaure entre des juridictions qui refusent de se reconnaître, mais ne peuvent s’ignorer, ouvre un champ large à la médiation politique : les papes comme les souverains français savent aussi bien mettre en avant les contraintes que leur imposent ces institutions que modérer leurs ardeurs quand elles risquent de mettre en péril le difficile équilibre entre unité affichée et réalité des divergences.
3Pour autant, la nouvelle situation religieuse crée entre les catholicismes italien et français une différence majeure : alors que toute hétérodoxie est éradiquée en Italie ou en tout cas ne parvient pas à s’ériger en une organisation durable, le royaume connaît à partir de la fin des années 1550 une situation de coexistence confessionnelle durable, qui se traduit certes par des conflits d’une violence inouïe, mais aussi par des solutions régulées par l’État qui deviennent durables après 1598. L’active controverse religieuse entre catholiques et protestants ouvre paradoxalement des espaces de liberté théologique difficilement envisageables en Italie et explique que des ouvrages français de controverse catholique comme le catéchisme du Père Auger soient interdits dans la péninsule.
4Comme cela émerge des contributions sur l’organisation des appareils et des procédures de censure, sur les interdictions venant de Rome et leur réception ou leur absence de réception en France, sur le poids du Saint-Office sur la diplomatie et la politique pontificale, sur les obstacles à la circulation des écrits publiés en France en défense des privilèges royaux, sur les difficultés de communication à l’intérieur de la République des Lettres, l’historiographie italienne est indiscutablement plus sensible aux effets politiques et culturels de brève ou de longue durée des stratégies mises en œuvre par les organismes romains de répression. Le rôle déterminant de l’Inquisition et de la congrégation de l’Index dans l’orientation de la politique culturelle et religieuse des États italiens et dans le contrôle des esprits et des consciences des fidèles a sans aucun doute focalisé l’attention des historiens italiens, surtout après l’ouverture de l’Archivio della Congregazione per la Dottrina della Fede. Cela ne peut surprendre quand on compare les systèmes de censure en vigueur dans le royaume et dans la péninsule. Le système français se révèle beaucoup plus complexe avec une pluralité d’organismes chargés de veiller sur la production éditoriale à travers la censure et l’instrument du privilège royal, et au cours du XVIIe siècle un renforcement du contrôle par le pouvoir royal. Le système en vigueur en Italie est plus simple : la censure d’État s’impose sauf de rares exceptions seulement au XVIIIe siècle et les interdictions ecclésiastiques ont une efficacité bien différente au regard des mesures françaises, y compris au travers des nombreuses incohérences qui caractérisent les deux systèmes.
5L’historiographie française apparaît de fait moins intéressée par les appareils romains de répression qui malgré les aspirations universalistes renforcées de l’Église post-tridentine eurent une incidence limitée en France où leurs directives, même dans les moments de plus grande faiblesse de la monarchie française et de plus grand besoin du soutien du Saint-Siège, rencontrèrent de fortes résistances.
6Dans le panorama historiographique français, l’analyse des écrits de théologie politique et des polémiques doctrinales qui ont opposé la France et le Saint-Siège de manière parfois violente – avec même le risque d’un schisme, toujours évité – a été moins présente jusqu’à des temps récents. Ces polémiques prouvaient des divergences profondes sur des questions cruciales, comme l’autorité du pape, le conciliarisme, les rapports entre pouvoirs spirituel et temporel, la coexistence confessionnelle, la conception de l’histoire, etc. Elles mirent en évidence de manière incisive les divers visages du gallicanisme et la perception rien moins que claire que l’on en avait aussi bien à Rome qu’à Venise ou dans le monde protestant. Ces thèmes qui ont été parcourus avec une plus grande assiduité et beaucoup de pénétration par l’historiographie française éclairent le déplacement marqué des préoccupations romaines entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, des œuvres protestantes aux écrits en défense des libertés gallicanes, des prérogatives de la couronne face au pape, de l’idée de concorde religieuse, d’une vision de l’histoire différente de celle fondée sur l’érudition gallicane, etc. Les priorités de l’Église romaine, ou au moins de l’Inquisition et de l’Index, changent : l’hérésie théologique semble passer au second plan derrière une autre « hérésie » bien plus menaçante, celle qui conteste les pouvoirs du pape, qui défend les « libertés gallicanes » ou qui espère une « concorde » et un dialogue avec les huguenots.
7Tout aussi éclairants que les confrontations, les moyens de régulation font émerger un rôle nouveau de la politique dans le catholicisme pluriel de notre période, qui vise moins à affirmer l’autonomie ou même la suprématie du pouvoir temporel que sa capacité à surmonter les tensions issues des contradictions théologiques ou des conflits de juridiction. Le transfert sur le plan diplomatique des affrontements ecclésiologiques n’est pas toujours synonyme d’apaisement, loin s’en faut, mais il a été un des rouages essentiels de la survie des équilibres précaires au sein du catholicisme moderne. Ce n’est pas un hasard si Venise, seul État italien en mesure d’affronter directement la papauté, s’est imposée comme un point de passage et de comparaison essentiel pour notre propos. Mais comme dans le cas du royaume de France, l’affrontement direct, pour spectaculaire qu’il soit, est finalement moins révélateur que la gestion quasi quotidienne des tensions provoquées par le pluralisme ecclésiologique.
8Cette situation complexe a aussi été un moyen pour diverses hétérodoxies de profiter de l’espace de liberté ouvert par cette pluralité, espace réduit en Italie par la centralisation inquisitoriale, plus étendu en France où la multiplicité des instances de régulation doctrinale va de pair avec leur relative inefficacité. Il ne faut cependant pas surestimer cet espace : la querelle janséniste, qui clôt notre période, en montre bien la réalité, mais aussi voit la monarchie française et le Saint-Siège trouver rapidement une position commune.
9Un des mérites de ces contributions nous semble bien d’avoir permis de confronter non seulement les véhicules principaux et les modalités de circulation des idées entre les deux pays – cercles érudits avec le rôle significatif de Venise avant, pendant et après l’Interdit, correspondances diplomatiques ou de la République des Lettres, œuvres historiographiques italiennes sur les guerres de Religion, écrits hagiographiques, textes juridiques, etc. –, mais aussi les diverses approches historiographiques. Ces regards croisés sur des thématiques communes contribuent à notre avis à mieux éclairer les problèmes présents de part et d’autres des Alpes.
Notes de bas de page
1 Ph. Benedict, S. Seidel Menchi et A. Tallon (dir.), La Réforme en France et en Italie : contacts, comparaisons et contrastes, actes du colloque international de Rome, 27-29 octobre 2005, Rome, 2007 (Collection de l’École française de Rome, 384), 671 p.
Auteurs
Università degli Studi di Parma - fragnit@alice.it
Université de Paris IV-Sorbonne - alain.tallon@paris-sorbonne.fr
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